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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXV« ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME CINQUANTE-SIXIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES,
RDE SAINT-BENOIT, 20
1865
rUFTS COLLWGJI
hîBRABY.
LE MAGNE
LES MÂÏNOTES
RECITS ET SCENES DE MŒURS DE LA GRECE.
La Grèce est tourmentée aujourd'hui d'une grande ambition, et
donne en même temps à ses amis un inquiétant spectacle. Cette
grande idée dont elle parle tant, et qui signifie l'affranchissement
complet de la race hellénique, elle rêve de la propager par les
armes, par les aventures révolutionnaires, et ne s'aperçoit pas
qu'il est un moyen bien plus simple et bien plus sûr de la faire
triompher : c'est de travailler sérieusement à l'œuvre de sa régé-
nération intérieure, à peine ébauchée pendant le cours, des trente
dernières années. Ce n'est plus en elTet par l'héroïsme ni par la
force des armes, mais bien plutôt par la force du progrès moral et
de la civilisation, que la Grèce pourra s'emparer du rôle qu'elle am-
bitionne en Orient. Avant d'élargir ses étroites limites, que de con-
quêtes n'a-t-elle pas à faire sur elle-même! Surtout à cette heure
où elle commence à s'interroger non plus seulement sur ses forces
morales, mais sur ses ressources matérielles, ce n'est pas remplir
une tâche inutile que de lui montrer, par quelques exemples signi-
ficatifs, combien de travaux pacifiques lui sont encoie imposés
par l'état de plusieurs parties de son territoire. Il est une contrée
entre autres que nous visitions il y a quelques années, et qui au-
jourd'hui encore n'a rien perdu de la physionomie sauvage qui nous
frappait alors. C'est le Magne, région inculte, sauvage, inexplorée
des voyageurs, redoutée des Grecs eux-mêmes. Nulle part cepen-
6 REYUE DES DEUX MONDES.
dant les Grecs n'auraient à employer plus utilement leur énergie re-
naissante, et les souvenirs que nous recueillons ici serviront peut-
être à le prouver.
Le Magne forme l'extrémité la plus méridionale de l'ancienne
Eleuthéro-Laconie. 11 s'étend au pied de l'imposant et sombre mas-
sif du mont Taygète ou Pentedactylon (1), dénomination sous la-
quelle les Grecs désignent cette grandiose montagne à cause de
ses cinq sommets, escarpemens gigantesques dont le plus élevé, le
mont Hélias, inaccessible et presque toujours couvert de neiges,
est l'objet d'une terreur superstitieuse et de mille croyances légen-
daires. Borné à l'ouest par le golfe de Coron ou de Messénie, à l'est
par celui de Kolokythia ou de Laconie, au nord par la Messénie, le
Taygète et la splendide vallée de Lacédémone, le Magne a une
étendue de quinze à vingt lieues du nord au sud, sur une largeur
de six à huit lieues à sa base. A mesure qu'il s'avance vers la mer,
il se rétrécit sensiblement et finit par se plonger dans les flots sous
la forme d'une flèche acérée, dont la pointe extrême s'appelle le
cap Matapan (ancien Ténare). Les pilotes ont surnommé ce cap (( le
tueur d'hommes » à cause des fiéquens naufrages que causent les
tempêtes sur les écueils de cette côte. Du haut du cap Matapan,
l'on aperçoit, de l'autre côté du golfe de Laconie, son rival le cap
Malée ou Saint-Ange. Ces deux promontoires aigus, environnés de
récifs, battus par une mer toujours furieuse, semblent se porter un
continuel défi et se disputer, suivant l'expression d'une poésie po-
pulaire, « la sinistre gloire de dévorer le plus de navires et de ma-
telots. » Les côtes du Magne, rongées, découpées, fouillées profon-
dément par les flots, trop fameuses dans les annales de la piraterie,
offrent un aspect terrible et désolé. Des rochers à pic, complète-
ment arides, torréfiés par un soleil brûlant, semblent interdire aux
navigateurs l'abord de ce dangereux pays; les anfractuosités du roc
recèlent çà et là de petits villages, nids d'aigles suspendus sur les
précipices, hérissés de forteresses anciennes, les unes démantelées,
les autres encore entièrement debout. D'innombrables anses, sou-
vent inabordables ou accessibles seulement à des navires d'un faible
tonnage, assuraient un refuge aux écumeurs de mer, qui, du temps
de Capodistrias, infestaient encore l'Archipel.
La physionomie de cette contrée n'est pas moins sévère à l'inté-
rieur. Le district qui termine le Magne vers la mer offre une véri-
table image du chaos. On dirait que la main des cyclopes a boule-
versé, ravagé ce coin du monde. De toutes parts, la roche brûlante
et nue se dresse sous les formes les plus inattendues et les plus
(1) Cinq doigts.
LE MAGNE ET LES MAlNOTES. 7
bizarres, revêtue ici des plus vives couleurs, et là des teintes les
plus sombres , suivant que sa surface est exposée aux ardeurs tor-
rides du soleil, ou qu'elle plonge dans les ravins obscurs et pro-
fonds. jNulle trace de végétation; quelques maigres troupeaux brou-
tent seulement çà et là, au bord de précipices vertigineux, une
mousse roiigeâtre pénétrée de saveurs salines. Ce district est dési-
gné sous le nom de Kakovoiini (la mauvaise montagne) ou Kako-
vouli {lo. terre du mauvais conseil), sinistres appellations que jus-
tifient la nature des lieux et les mœurs féroces, les instincts de
brigandage des redoutables tribus disséminées sur ces roches in-
cultes. Si l'on remonte vers le nord, la contrée s'élargit et la na-
ture s'adoucit un peu. Le caroubier, le myrte, le laurier-rose com-
mencent à se montrer au fond des ravins, dans le lit desséché des
torrens; plus loin, des bois d'oliviers et de chênes verts reposent
le regard fatigué de l'aspect tourmenté du paysage; enfin, sur les
confins de la Messénie, au pied des contre-forts du Taygète, croît
une végétation plus abondante et plus*variée. Le mûrier apparaît
dans les plaines, sur le penchant pierreux des coteaux, quelques
alpes verdoyantes naissent au-dessous des cimes accidentées; mais
l'âpreté générale du paysage persiste toujours, et d'étroits défilés,
des murailles perpendiculaires, de profonds précipices isolent le sé-
vère pays de Maïna du reste du Péloponèse.
Les Maïnotes occupent une place importante dans les annales de
la Grèce moderne. Cette importance tient à l'incontestable anti-
quité de leur race, aux caractères particuliers qui les distinguent
des autres Grecs, à leur indépendance de tout temps reconnue,
aux combats sans trêve qu'ils ont livrés pour la conserver jusqu'au
jour où ils prirent une part glorieuse à la lutte nationale sous des
chefs restés célèbres. Les Maïnotes se regardent comme les descen-
dans directs des Spartiates. Il n'en est pas un, du plus fier au plus
humble, qui ne prétende remonter par une filiation directe aux en-
fans de Lycurgue et de Léonidas. Leur contester cette origine équi-
vaudrait à une mortelle injure qu'il ne serait peut-être pas prudent
de leur adresser en face. Une tradition constante dans le pays,
avouée de tous les Grecs, confirmée par mille indices, un idiome
composé de mots et de tournures antiques, le témoignage enfin des
voyageurs qui ont tenté de résoudre les difficiles problèmes de
l'ethnographie, justifient en grande partie ces hautes prétentions.
Il est certain que, fuyant le déluge de barbares, Slaves, Bulgares,
Albanais, qui envahirent la Morée pendant la dernière période de
l'empire grec, les habitans de Sparte abandonnèrent leurs foyers et
se retirèrent au sein des cavernes et des rochers du Magne. Ils y
rencontrèrent, établis là depuis longtemps, d'autres transfuges, les
8 REVUE DES DEUX MONDES.
Messéniens, qui avaient, eux aussi, émigré dans ces impénétrables
montagnes pour fuir le joug de Lacédémone. Ainsi les Lacédémo-
niens trouvaient l'asile de leur indépendance dans le pays même
qui avait servi de refuge à leurs vaincus; Spartiates et Messéniens
étaient à la fin réunis sous l'empire d'une commune adversité. Bien
que le souvenir instinctif de l'ancienne rivalité ne soit pas éteint
parmi eux et engendre encore aujourd'hui des haines terribles de
famille et d'implacables vengeances, ces deux races néanmoins,
fusionnées désormais en un seul peuple, ont repoussé avec fureur
et succès l'envahissement des barbares. Tandis que les populations
du reste du Péloponèse, bientôt forcées de pactiser et de contracter
des alliances avec les colons étrangers, subirent peu à peu ce mé-
lange qui empêche de constater d'une façon précise la filiation du
peuple moderne avec le peuple primitif, les guerriers du Maïna,
puissamment aidés dans leur lutte par la nature même du pays, se
conservèrent purs de tout élément étranger. Ils ont donc le droit
de se dire les représentans les plus directs et les plus authentiques
de l'antique race hellénique; leur langage, leur caractère, leurs
coutumes, leurs traits même, tout en eux témoigne de l'origine
dont ils se vantent. Aussi, depuis les temps les plus reculés jus-
qu'aux guerres de l'indépendance, les assemblées de leurs vieil-
lards et de leurs chefs ne cessèrent-elles de s'intituler., dans leurs
actes politiques et administratifs , « le sénat de Lacédémone. »
Les rochers de Souli, illustrés plus tard par l'héroïsme et les in-
fortunes des Tsavellas et des Botzaris, n'étaient encore qu'un dé-
sert, que déjà le Magne, par son indépendance et son exislence
politique reconnues, protestait contre l'apparent anéantissement de
la nationalité grecque. Souli, Sfakia, le Magne, tels sont les trois
foyers où, pendant quatre siècles à peu près, couva sous les cendres
de la barbarie l'étincelle de vie qui devait plus tard ressusciter un
peuple. L'histoire des guerriers de Souli et Sfî^ia (1) est aujourd'hui
connue; mais que sait-on du Magne? Des légendes, des traditions
populaires, des récits de vieillards, voilà tout ce que l'on possède
sur le pays où la cause de l'indépendance hellénique a trouvé ses
plus anciens, ses plus énergiques défenseurs (2). N'importe, il faut
se hâter de recueillir ces rares épaves. Si l'on manquait à cette
(1) Voyez sur les Sfakiotes les souvenirs de voyage de M. George Perrot, — Revue du
15 février et du 15 mars 1864.
(2) A la fin du siècle dernier, un savant anglais, William Leake, explora une partie
du Magne; plus tard Bory de Saint-Vincent y conduisit la mission scientifique chargée
alors d'explorer la Morée. Les notes qu'ils ont recueillies méritent encore d'être con-
sultées, mais ne peuvent remplacer les renseignemens qu'on obtient sur les lieux
mêmes et en interrogeant, comme nous l'avons fait, les populations.
LE MAGNE ET LES MAINOTES. 9
tâche, le passé du Magne s'envelopperait bientôt d'un mystère qu'il
ne serait plus possible de sonder.
I.
Lorsque, vers la fin de l'année 1856, je partis d'Athènes pour
Sparte, le Péloponèse venait d'être mis en émoi par la soudaine
apparition d'un moine illuminé, qui était, comme on le sut plus
tard, à la solde des téméraires propagateurs de la grande idée. Par
l'étrangeté de ses discours et l'allure apocalyptique de son élo-
quence, ce moine, qui s'appelait Ghristophore, avait rapidement
acquis un énorme ascendant sur la vive imagination des Moréotes
ignorans, mais avides de bruit et de nouveauté. Le brigandage, qui
accompagne toujours en Grèce les grandes émotions populaires,
sévissait dans toutes les provinces. Des troupes furent expédiées
pour rétablir l'ordre et s'emparer du fauteur de cette agitation.
Par le fait du hasard ou de secrètes connivences, Ghristophore
échappa longtemps à toutes les poursuites, et put continuer impu-
nément pendant plusieurs mois son apostolat incendiaire. Il se van-
tait d'avoir le don de se rendre invisible et insaisissable, et annon-
çait que, s'il tombait jamais entre les mains de ses ennemis, l'ange
du Seigneur viendrait le délivrer. Il fallut enfin envoyer contre ce
dangereux personnage le général Tsavellas, petit-fils du célèbre
Photos, et l'un des officiers les plus intègres et les plus énergiques
qu'ait possédés la Grèce. Gomme Tsavellas ne tolérait pas de com-
pères parmi ses soldats, il n'eut qu'à se montrer pour se saisir du
faux prophète; il ie conduisit à Athènes pieds et poings liés, au
grand ébahissement du peuple, qui attendait un miracle, et qui,
voyant que nul prodige ne venait opérer la délivrance du captif,
rentra momentanément dans le calme habituel.
Au moment où j'arrivai dans le Péloponèse, Ghristophore était à
l'apogée de sa célébrité éphémère; tout le pays que je parcourus
était en proie à une sorte de fièvre. Après avoir visité Nauplie et
Palamide, sa forteresse, Tyrinthe, la ville des cyclopes, Mycènes, la
ville des Atrides, Argos, et les marais de Lerne, je me dirigeai vers
Tripolitza en passant par Mantinée et le champ de bataille témoin
de la dernière victoire et du trépas d'Épaminondas. Une rude jour-
née de marche me conduisit de là sur les collines pittoresques et
verdoyantes qui bordent à l'est la vallée de Lacédémone, et lui ser-
virent maintes fois de remparts contre l'ennemi. Les chemins, ha-
bituellement déserts, étaient cette fois couverts d'allans et de ve-
nans, d'hommes armés et de mauvaise mine; les caravansérails
étaient remplis de gens qui répétaient des lambeaux des grossières
JO REVUE DES DEUX MONDES.
déclamations de Christophore, et se répandaient en invectives contre
le gouvernement et la cour. Plus d'une fois ce jour-là, on eût pu se
croire à la veille de quelque sanglante révolution.
J'arrivai sans encombre à Vourlia, et je comptais faire pendant
quelques jours le centre de mes excursions de ce délicieux village
perdu dans un bouquet de bois, d'où l'on domine tout ensemble la
vallée de Sparte et le splendide panorama du Taygète, quand mon
guide m' ayant demandé si j'étais curieux de connaître le héros du
moment, je résolus de partir avec lui pour Vitulo de Maïna, où
Ciiristophore se trouvait alors, disait-on. Il n'y avait pas de temps à
perdre, car cet étrange apôtre ne s'arrêtait guère au même endroit,
et l'autorité militaire pouvait d'un instant à l'autre le faire dispa-
raître de la scène. Je m'acheminai donc dès le lendemain vers le
Taygète, et de là vers le pays des Maïnotes, en passant par Mistra,
la Sparte des croisés, la capitale aujourd'hui déserte de l'éphé-
mère principauté d'Achaïe , joyau gothique oublié sur les flancs
abrupts du Taygète par les chevaliers qui remplirent un instant la
Morée du bruit de leurs combats et de leurs fêtes. Bâtie par Guil-
laume de Yillehardouin, séjour des Paléologues après le départ des
Francs, Mistra a été maintes fois prise et reprise par les Vénitiens,
les Turcs et les Grecs. Elle tomba définitivement aux mains de
ceux-ci vers la fm du siècle dernier. La ville s'échelonne en étages
multipliés sur un rocher à pic ; cinq cents pieds plus haut, les cré-
neaux de la citadelle ornent de leur élégante couronne le sommet
accidenté d'un piton conique autour duquel serpente un sentier
taillé dans le roc. L'art gothique s'est livré, dans la construction de
cette petite cité, à tout l'essor de ses inventions les plus capricieuses;
les tourelles des châteaux forts encore debout se dressent hardi-
ment et partout au-dessus des habitations à la façade sculptée à
jour, aux fenêtres ogivales, aux murailles revêtues de cette belle
couche d'or que les rayons du soleil de Grèce déposent sur tous»les
monumens comme une indestructible parure. Tout cela se détache
admirablement sur le fond sombre que présentent au second plan
les forêts et les anfractuosités du Taygète. Mistra, vue de la vallée,
semble intacte et offre un coup d'œil féerique. Cette ruine, par le
souffle de vie qui circule encore autour d'elle, par les souvenirs
chevaleresques qu'elle évoque en foule, par le charme à la fois fan-
tastique et gracieux dont elle est empreinte, forme un saisissant
contraste avec la sévère et solennelle beauté des ruines de l'anti-
quité grecque.
Le chemin qu'il faut suivre pour aller de Mistra à Armyros, le
premier port du Magne sur les confins de la Messénie, est sans con-
tredit l'un des plus impraticables de la Grèce. Pendant deux pé-
LE MAGNE ET LES MAÏiNOTES. il
iiibles journées, un étroit sentier vous tient f ans cesse sur le bord
de sombres abîmes dont la profondeur donne le vertige. Vers le mi-
lieu du second jour, du haut des cimes de Kalj^thia, l'on aperçoit
enfin la mer, dont on n'est plus séparé que par une courte distance,
que l'on peut franchir, grâce à la nature du pays, avec moins de
difficulté.
Le personnage que poursuivait ma curiosité s'oflrit à moi plus tôt
que je ne m'y attendais. Aux environs mêmes d'Armyros, je le ren-
contrai prêchant, selon son habitude, du haut d'un rocher qui lui
servait de tribune. Un millier d'hommes, de femmes et d'enfans
l'écoLitaient et lui répondaient par de frénétiques acclamations. Ses
traits n'étaient pas sans une sorte de beauté rude et sauvage; sa
physionomie étrange respirait l'exaltation poussée jusqu'à la dé-
mence ; son style fortement imagé, ses appels incessans au senti-
ment national, l'incohérence avec laquelle il faisait intervenir tout
ensemble et les Turcs et le roi Othon, tout cela captivait singulière-
ment l'imagination de ses barbares auditeurs, et je ne trouvai rien
d'étonnant à ce que ceux-ci prissent ce fou pour un prophète. Ar-
myros retentissait encore à mon arrivée d'un épisode quf avait mar-
qué le passage de ce moine illuminé. Deux habitans de cette pe-
tite bourgade s'étaient voué une haine mortelle à la suite de je ne
sais quelles dissensions. Chacun d'eux avait ses partisans, qui, moins
animés que leurs chefs, avaient en vain essayé d'opérer entre eux
un rapprochement. Afin d'éviter une collision sanglante, et dans
l'espoir que le temps amènerait une conciliation, les amis des deux
adversaires avaient fini par les emprisonner chacun dans sa maison,
et montaient la garde nuit et jour à leur porte, décidés à les em-
pêcher de sortir et de s'entre-tuer. Ainsi parqués dans leurs de-
meures, situées en face l'une de l'autre, ces deux furieux s'apo-
strophaient par la fenêtre et s'accablaient d'injures et de menaces.
Sur ces entrefaites, Ghristophore arrive; on le supplie d'essayer
l'effet de son éloquence sur le cœur des deux ennemis. Il accepte
la proposition, descend dans la rue, et les sermonne d'une façon si
touchante, qu'à la fin de son discours ceux-ci jurent d'oublier leur
haine et consentent à boire dans le même verre, à manger le même
pain, solennel témoignage de réconciliation consacré par les cou-
tumes maïnotes. Telle fut sans doute la seule bonne action accom-
plie pai- Ghristophore pendant le cours de sa turbulente campagne.
Malheureusement cette réconciliation dura peu. Ces intraitables
ennemis, s' étant rencontrés par hasard sur un chemin désert du
Taygète, s'attaquèrent à coups de carabine. L'un d'eux fut tué, et
son corps retrouvé au fond du ravin ; l'autre, criblé lui-même de
blessures, ne revint à Armyros que pour se jeter dans une barque
12 REVUE DES DEUX MONDES.
et s'expatrier, afin de se soustraire au ressentiment de ses propres
partisans, qui ne lui auraient point pardonné d'avoir failli à la foi
publiquement jurée.
Armyros n'a rien qui mérite de fixer l'attention du voyageur;
mais si l'on continue à descendre le golfe de Messénie en suivant la
haute cime scabreuse des récifs accumulés sur cette côte, on pé-
nètre avec émotion dans une contrée de plus en plus curieuse. Le
premier village qu'on rencontre au sortir d' Armyros est celui de
Paloeokhori (1), dénomination appliquée en Grèce à un grand nom-
bre de lieux où la tradition place une ville de l'ancienne Hellade.
Palaeokhori s'élève sur les ruines de l'antique Abia ou Iré, l'une des
sept villes messéniennes que, suivant Homère, Agamemnon pro-
mettait à Achille. Nul vestige de ces beaux temples dédiés, l'un à
Hercul-e, l'autre à Esculape, que l'historien Pausanias y vit encore.
En s' éloignant un peu de la mer, on entre dans le canton de Zar-
nate ou Stavropighi; quelques blocs cyclopéens indiquent, sur une
colline près du village de Varousa, l'emplacement d'Énopé ou Gé-
rénie, d'où Nestor tira son surnom de Gérénien. Ce district est l'un
des plus curieux du Magne; l'olivier, le mûrier et le figuier y crois-
sent plus abondamment que dans les contrées environnantes, et
produisent d'assez belles récoltes qu'achète le commerce de Cala-
mata (2). Cette fertilité, relative d'ailleurs, est le résultat des gi-
gantesques travaux accomplis et continués depuis des siècles pour
combattre l'aridité naturelle du sol. L'aspect de la contrée est des
plus sauvages, des ravins multipliés se croisent en tous sens au mi-
lieu de rochers ingrats et de montagnes d'un périlleux accès; mais
sur toute l'étendue de ce pays si rudement accidenté la terre vé-
gétale a été recherchée, amassée précieusement, transportée avec
d'incalculables efforts du pied à la cime des monts, déposée comme
des oasis aériennes sur chaque pente et sur chaque plate-forme,
garantie enfin contre l'action des pluies par une innombrable quan-
tité de murs, dont les plus hauts ne s'élèvent pas au-dessus de
3 mètres, et sans l'appui desquels la première tempête emporterait
tout dans le torrent. Cette œuvre de géans est due à la seule main
des femmes, car le Maïnote professe pour l'agriculture et les tra-
vaux des champs un insurmontable dédain. Ce sont les femmes
seules qui ont de temps immémorial, pierre à pierre, de génération
en génération, accumulé ces terres et construit cette multitude de
degrés protecteurs qu'elles entretiennent et réparent encore tous
les jours. Ce genre de culture a reçu dans le canton de Zarnate son
(i) De TiaXaiôv, ancien, et ^(wpîov, village.
(2) Chcf-licu de la Messénie.
LE MAGNE ET LES MAÏXOTES. 13
plus remarquable développement; mais on le retrouve çà et là dans
quelques autres parties du Magne en proportions moins considé-
rables.
A côté de ces travaux pacifiques des femmes, il en est d'autres
qui, accomplis par les hommes et répandus à profusion dans tout
le Magne, contribuent pour leur part à donner à cette province une
physionomie spéciale. Je veux parler des immenses travaux défen-
sifs derrière lesquels les Maïnotes ont su maintenir leur indépen-
dance, constamment menacée. Les rochers les plus élevés, les es-
carpemens les plus inaccessibles, les collines et les montagnes, les
récifs qui bordent la mer, l'entrée des défilés, tout est couvert de
fortifications : les unes, simples pyrgos à deux étages; les autres,
véritables châteaux forts crénelés, garnis de meurtrières; celles-ci
à peu près en ruine, abandonnées aux oiseaux de proie ; celles-là
intactes et solides, habitées par quelques descendans rares et ap-
pauvris des anciennes familles de la contrée, ou par des chefs de
bandes qui se sont installés dans les manoirs restés sans possesseurs
depuis les dernières guerres nationales. Des cavernes même ont été
de toutes parts creusées dans le roc, pour servir d'observatoires et
de postes avancés invisibles à l'ennemi. Aussi les Maïnotes ont-ils
donné à leur pays le surnom de Poly pyrgos (aux nombreuses
tours), épithète expressive, telle que la langue grecque peut seule
en fournir et telle qu'Homère savait en trouver. Le peuple de Maïna,
qui a vécu pendant des siècles sur ce formidable pied de guerre, ne
peut s'en désaccoutumer. Il erre dans ses retranchemens, autour
de ses vieilles forteresses, comme un soldat à qui l'inaction pèse,
et qui se croit toujours à la veille d'une nouvelle bataille. Il pro-
fesse pour ses armes un culte religieux, et met son orgueil à les pa-
rer des plus riches ornemens. J'ai vu sur l'épaule de plus d'un pay-
san des crosses de carabines ornées d'incrustations et de ciselures
qui auraient excité l'envie d'un amateur de curiosités. Sous son ac-
coutrement guerrier, mélange de richesse et de misère, le Maïnote
ne rit jamais et parle peu : c'est là un des traits qui le distinguent
de l'habitant loquace et bruyant de l'Attique et même du Pélopo-
nèse. Sa mâle physionomie est pleine de fierté et de vague tristesse;
on lit sur son front l'orgueil légitime que lui inspirent l'antiquité
de sa race et la durée ininterrompue de son indépendance, en même
temps que le sentiment des souffrances qu'il a supportées pour res-
ter libre. Le district de Zarnate, frontière septentrionale du Magne,
a toujours opposé aux Turcs une infranchissable barrière. Chacun
de ses châteaux forts et de ses pyrgos a sa légende héroïque. Les
Mourzinos, les Troupianos, les Dourakis, les Gapètanakis, étaient
autrefois les principaux seigneurs du pays de Zarnate. Il n'y a pas
14 REVUE DES DEUX MONDES.
longtemps que le dernier des Gapètanakis, Anastasouli, vivait en-
core, près du village de Kambos, dans un castel perché sur l'une
des plus hautes cimes de la contrée. Ce personnage, si je m'en rap-
porte aux détails que me donna un vieux pope de Kambos, était le
type exact de ces châtelains indomptables dont les goûts anarchi-
ques et les mœurs barbares ont retardé singulièrement jusqu'à ce
jour le progrès de la civilisation dans le Magne. Après s'être distin-
gué par son intrépidité sur les champs de bataille de l'indépen-
dance, Anastasouli rentra dans son manoir pour s'y livrer à tous les
excès de sa farouche humeur. Il commença par tuer sa femme, qui
ne lui avait pas donné d'enfans. Pour justifier ce meurtre, il pré-
texta de vagues soupçons sur la fidélité de sa victime. Peu de temps
après, à la suite d'une futile querelle, il se débarrassa de la même
façon d'un malheureux étranger qui avait eu l'imprudence de s'at-
tacher à sa fortune. Dès lors il vécut absolument seul, sans autre
compagnie que celle d'un énorme dogue qui faisait la terreur des
environs, et dont le féroce appétit ne pouvait s'assouvir, dit-on, à
moins d'un mouton entier à chaque repas. On ne pénétrait dans le
pyrgos que par la fenêtre du premier étage, au moyen d'une échelle
que le maître du logis ne tendait pas indifféremment à tous ceux
qui se présentaient à sa porte. Profitant de l'anarchie qui troubla
les premières années de la présidence de Capodistrias, Anastasouli
se mit à rançonner tous ceux qui traversaient les défilés enclavés
dans sa capitainerie. Lorsqu'il méditait un coup de main hors de
ses domaines, il arborait un drapeau sur sa tour. A ce signal, tous
les gens sans aveu accouraient autour de lui et le suivaient dans
son expédition. Au retour, on partageait le butin, et le pyrgos re-
tentissait d'un bruit inaccoutumé; puis ces farouches commensaux
se séparaient, et tout retombait dans la solitude et le silence habi-
tuels. Lorsque l'ordre fut rétabli en Grèce, Anastasouli fut contraint
de mettre un terme à ses déprédations. Il avait accumulé tant de
haines contre lui qu'il osait à peine sortir de son donjon, et qu'il
n'en franchissait jamais le seuil sans être armé jusqu'aux dents,
(c La promenade m'est insupportable, disait-il aux rares visiteurs
qui s'aventuraient chez lui, depuis que je suis exposé à rencontrer
à chaque pas des ingrats qui ne se souviennent plus des sacrifices
que j'ai faits pour la liberté. » Un jour, on le trouva mort dans son
pyrgos, sans qu'on ait jamais bien su comment s'était terminée sa
vie. Les uns disent qu'il succomba tout simplement à la fièvre; les
autres affirment qu'une vendetta mystérieuse ne fut pas étrangère à
sa fin.
Au sortir du canton de Zarnate, je me rapprochai de la mer, à
quelques lieues au sud d'Armyros, mon point de départ, et je ga-
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 15
gnai Scardamoiila, petit port d'un difficile accès. Les deux ou trois
cents chaumières dont il se compose sont étagées sur le flanc d'un
rocher et protégées par quatre ou cinq grosses tours fortifiées, qui
indiquent assez que les pêcheurs d'aujourd'hui ont succédé dans cet
imprenable asile à de hardis pirates, souvent forcés, pour échapper
à l'ennemi, de quitter leurs frêles embarcations et de se réfugier
sous le canon de leurs forteresses. A 1,000 mètres environ, au
nord-est, on trouve les vestiges épars de l'ancienne ville, Karda-
myle. Une légende populaire raconte que, les Turcs ayant autrefois
tenté de s'emparer de ce port par surprise, la Panagia, dont les
rustiques oratoires couvrent le sommet des escarpemens accumulés
sur ce rivage, les repoussa dans les flots de sa propre main, tandis
que les femmes, en l'absence de leurs maris occupés à une expé-
dition lointaine, les écrasaient sous une grêle de pierres. A quel-
ques lieues de Scardamoula, sur un sentier scabreux que nous
suivions péniblement entre les récifs, tantôt à une hauteur ver-
tigineuse, tantôt les pieds dans la mer, nous fûmes surpris par un
orage épouvantable. Heureusement l'un de ces pyrgos semés à
chaque pas dans le pays nous offrit un abri précieux, bien que ces
murailles lézardées, branlantes, ne fussent pas de mine à nous ras-
surer contre les efforts croissans de la tempête. A l'étage supé-
rieur, un vieux matelot était en train d'observer la mer, afin de
signaler les sinistres au bourg voisin. Cet homme nous reçut avec
empressement dans ce misérable gîte. Il nous apprit que le pyrgos
prélevait jadis un droit d'ancrage sur les navires qui venaient
mouiller dans l'anse étroite qu'il domine. Deux villages, à égale
distance desquels il s'élève, s'en disputaient autrefois la possession.
Un seul homme, relevé tous les deux jours de sa garde, était
chargé de défendre la tour contre ses agresseurs. Il avait, il est
vrai, à sa disposition vingt ou trente carabines toujours chargées.
Quand il était attaqué, il faisait feu successivement de toutes les
armes rangées à portée de sa main. Les guerriers de l'un ou l'autre
village, attirés par le bruit de la fusillade, avaient le temps d'ac-
courir pour lui prêter main-forte et faire lever le siège. Il faut
aller dans le Mague pour rencontrer une forteresse défendue par
un seul homme.
En descendant toujours le long du golfe de Messénie, on entre,
à deux journées de marche de Scardamoula, sur le territoire qui
formait la riche capitainerie des Koutoupharis, famille éteinte au-
jourd'hui, mais qui jouit pendant longtemps d'une grande in-
fluence. Le pope de Kambos m'avait muni d'une lettre de recom-
mandation pour le seigneur Spiros, vieux capitaine fixé à Prastia,
l'un des sites les plus pittoresques du district de Koutoupharis.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
Spiros habitait une sorte de château flanqué de deux tourelles,
dont l'une était fort bien conservée, et l'autre à peu près en ruine.
C'était là un des nombreux manoirs élevés dans ce pays par les
Koutoupharis. Comment et de quel droit Spiros s'y était-il installé?
Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'après avoir vaillamment combattu
pendant les guerres de l'indépendance, il était rentré dans son ob-
scure patrie avec une grande réputation de bravoure et la bonne
conscience d'avoir immolé autant de Turcs qu'il avait été en son
pouvoir de le faire. A ce moment, la tribu qui se groupait autrefois
' autour des Koutoupharis reconnut avec empressement pour son
chef le guerrier qui revenait du combat avec beaucoup de bles-
sures et une belle gloire, car il est à remarquer que le Magne, di-
visé comme le reste de la Grèce en éparchies, nomarchies et dèmes,
a conservé au fond de ses habitudes et de ses mœurs, à côté de
cette organisation nouvelle, son ancienne organisation guerrière
et féodale. Le peuple est resté réparti en tribus ou capitaineries
que séparent non-seulement les divisions du territoire, mais en-
core les anciennes haines et les traditions populaires. Chacune de
ces capitaineries se rallie, comme un véritable clan, autour d'une
famille ou d'un chef. Le Maïnote est singulièrement attaché à cet
état de choses, qui favorise son culte pour le passé, pour ses vieilles
coutumes, pour ses annales militaires, en même temps que son peu
de goût pour la civilisation. La régence qui inaugura le règne du
roi Othon, voulant mettre un terme à cette situation, envoya des
troupes dans le Magne avec ordre de raser sur toute la surface du
pays les tours et les châteaux forts. Les Maïnotes exaspérés couru-
rent aux armes, se retranchèrent dans leurs vieux postes de guerre,
et accueillirent les soldats bavarois à coups de fusil. 11 fallut rap-
peler les troupes et retirer le décret, pour éviter une guerre qui
aurait pu durer longtemps et coûter beaucoup de sang.
Tout en lisant la lettre de son ami de Kambos, Sjpiros m'offrit la
pipe, le glyko et le café, suivant l'usage oriental. Il était gravement
assis sur des coussins, et portait avec une mâle coquetterie la veste
brodée, la fustanelle blanche, le large bonnet de feutre rouge re-
jeté en arrière. Ses jambes étaient enveloppées d'une ample four-
rure. Ses armes, d'une extrême richesse, étaient accrochées au-
dessus de sa tête à la muraille blanchie à la chaux. A droite de ce
trophée, je remarquai une image grossière représentant Bonaparte,
premier consul, à cheval; à gauche, une autre image plus grossière
encore figurait une nymphe fantastique à moitié hors de l'eau et
portant je ne sais trop pourquoi un énorme vaisseau dans sa main.
Pendant toute la soirée, l'échelle qui servait de moyen de commu-
nication entre le rez-de-chaussée et le premier étage fut assiégée
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 17
par les visiteurs qui venaient, armés de pied en cap, rendre leurs
devoirs au seigneur Spiros. Le repas du soir nous fut servi à la
klephte; nous mangeâmes, accroupis autour d'une table basse
couverte d'une nappe où chacun s'essuyait la bouche et les doigts
tour à tour, et nous bûmes dans le même verre, qui circulait à la
ronde et sans relâche. Spiros était intelligent, et j'obtins de lui de
précieux renseignemens sur l'histoire et les mœurs de son pays,
ainsi que sur quelques-unes des anciennes et nobles familles maï-
notes, dont un petit nombre seulement a survécu aux dernières
guerres contre les Turcs.
Les environs de Prastia étaient, au moment de mon passage, ra-
vagés par la fièvre, fléau qui parcourt incessamment la Grèce des
bords de la mer à la cime des montagnes, et qui sévit dans les lieux
même les plus salubres et les moins accessibles en apparence aux
exhalaisons méphitiques des plaines. Contre ce fléau, le paysan de
l'intérieur est désarmé. William Leake assure avoir rencontré dans
le Magne un aventurier français qui s'était fait la réputation d'un
éminent docteur; toute sa science consistait à administrer à ses ma-
lades de petites doses de tabac à priser qu'il puisait dans une su-
perbe tabatière d'or. Cette tabatière d'or lui devint funeste ; des
Rakovouniotes tuèrent un jour le pauvre docteur pour s'emparer,
non de la précieuse panacée, mais du riche bijou qui la contenait.
Les Maïnotes n'en sont plus à croire à l'efficacité médicale d'une
prise de tabac ; mais ils ne connaissent guère d'autres remèdes que
les simples cueillis sur les montagnes, où les formules magiques
destinées à conjurer le mal. Lorsque ces deux moyens sont impuis-
sans, ils ont recours au prêtre. Celui-ci s'assied au chevet du ma-
lade, impose les mains sur son front, quelquefois pendant une nuit
entière, et récite à haute voix certains versets des livres sacrés aux-
quels les croyances populaires attribuent la vertu précieuse d'exor-
ciser la fièvre. Il arrive parfois que le fluide magnétique qui, par le
fait de l'imposition des mains, se dégage à l'insu même de l'igno-
rant opérateur procure quelque soulagement ou termine une crise;
mais le plus souvent le malade expire entre les mains du prêtre,
qui peut ainsi passer sans transition de ses exorcismes aux prières
des trépassés. Pour dernier acte de son ministère, il bénit le clou
que le superstitieux paysan enfonce à la porte de la chambre du
mort, afin d'empêcher que celui-ci ne sorte la nuit de sa tombe et
ne revienne effrayer les vivans par de redoutables apparitions.
De Prastia, une demi-journée de marche conduit à Vitulo, l'an-
cienne OEtylos. Vitulo, l'une des plus anciennes villes du Magne,
possède une population d'environ deux mille âmes, plusieurs mo-
nastères et un évêché dont l'établissement remonte aux premiers
TOME LVl. — 1805, 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
temps du cliristicanisme. Elle est construite, à une lieue de la mer,
sur un rocher menaçant que dominent cinq grosses tours, et dont
l'abord est en outre protégé par l'acropole fortifiée de Rélapha, si-
tuée à deux ou trois cents mètres en avant. Yitulo fut longtemps un
repaire de pirates. Un dicton populaire, qui trouvait encore son ap-
plication il y a quelque vingt ans, prétend que, lorsque les hommes
de Vitulo sont restés huit jours sans faire en mer quelque capture,
toute la population prend le deuil, se croit abandonnée de Dieu, et
adresse au ciel des prières comme pour une calamité publique. A
Yitulo commence le pays nommé Kakovouni, sombre domaine de la
puissante famille Mavromichalis. Cette contrée est restée en proie
aux discordes intestines, aux éternelles guerres de village à village
et de tribu à tribu. Le poignard, le mousquet, le poison, la ven-
detta, sous ses formes les plus terribles et dans toute son implaca-
ble rigueur, remplissent l'histoire locale de cette province.
Un fait peut donner une idée de l'anarchie qui la trouble encore.
Peu de jours avant mon arrivée, des klephtes s'étaient jetés sur le
petit hameau de Yraza, et avaient enlevé, non sans coup férir, une
dizaine de femmes et d'enfans, pour la rançon desquels ils deman-
daient une somme exorbitante. Un détachement de troupes fut en-
voyé de Yitulo à leur poursuite. Cette circonstance décida mon
guide, qui s'y était jusqu'alors refusé , à franchir les limites trop
justement redoutées du Kakovouni. Je me joignis donc, avec mes
deux hommes et mes trois chevaux, à cette petite troupe, com-
posée de cinq ou six gendarmes réguliers et d'une dizaine d'oro-
phylakes (1) qui ne valaient guère mieux, je crois, que ceux qu'ils
étaient chargés de poursuivre. Orophylakes et gendarmes ne ces-
sèrent en effet de s'accabler de défis et de menaces, et je ne sais
trop à quel hasard je dus de ne pas les voir s'entre-tuer en route.
Après deux jours d'une marche pleine de fatigues à travers des ro-
chers abrupts brûlés par le soleil et par le vent de la mer, j'ache-
vai de traverser l'étroit espace qui sépare au midi les golfes de
Messénie et de Laconie. A l'extrémité de ce dernier, accueilli dans
un monastère situé sur une haute cime qui domine le petit port de
Portoquagho (Port-aux-C ailles), je me séparai sans regrets de ma
turbulente escorte, qui poursuivit son expédition vers le cap Té-
nare, où elle supposait que les klephtes s'étaient réfugiés avec leur
proie. J'appris bientôt que ces derniers, cernés par la troupe, s'é-
taient défendus pendant toute une semaine, et qu'ayant épuisé
leurs vivres et leurs munitions, ils avaient enfin capitulé, rendu
leurs otages et livré deux de leurs chefs. Les femmes et les enfans
(1) Garûes-montagiies, troupe irrégulière aujourd'hui licenciée.'
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 19
furent réintégrés clans leurs foyers, mais les deux chefs réussirent
à s'échapper et à regagner leurs repaires. Le monastère où je fus
reçu était resté longtemps inhabité. L'évèque d'OEtylos venait d'y
installer récemment quelques moines et un hégoumène, pour ten-
ter d'instruire et de moraliser les barbares peuplades disséminées
sur ce promontoire. L'hégoumène, jeune encore, intelligent, éner-
gique, me manifesta cependant peu d'espoir de réussir dans la
difficile mission qui lui était confiée; il me parut plus préoccupé
de se garantir contre les attaques de ses féroces ouailles que de
porter dans leurs villages les lumières de l'enseignement religieux.
Les Kakovouniotes, autrefois les pirates les plus acharnés de l'Ar-
chipel, aujourd'hui encore en permanente insurrection contre les
lois du pays et les principes de la civilisation, sont un objet de ter-
reur, même pour les habitans des autres parties du Magne. Ils
n'ont fait aucun pas hors de la barbarie et de l'ignorance profondes
où ils sont plongés depuis plusieurs siècles, et qui cependant n'ont
pas effacé de leurs traditions le nom de Lacédémone; ils se disent
Spartiates et prétendent même que Lycurgue, ou Kyr Lykourgo, le
seigneur Lycurgue, vint terminer sa vie sur les sauvages rochers
du Ténare, où ils montrent encore son pyrgos. Cette légende, qui
donne au sombre législateur de Sparte une tombe si bien appro-
priée à son âpre génie, mérite d'être ajoutée à celles qui le font
mourir, les unes aux environs de Delphes, les autres en Elide. ou
dans l'île de Crète. La passion des habitans du Ténare, autrement
dit de la Mauvaise-Montagne, pour le vol et le meurtre était telle
qu'ils affrontaient avec une inconcevable audace les plus affreuses
tempêtes pour se jeter sur les navires en détresse et les piller au
milieu même du naufrage. Aujourd'hui qu'ils ne peuvent plus se
livrer à la piraterie, ils exercent le brigandage en Messénie, dans
les gorges du Taygète, jusque sur les plateaux de l'Arcadie, chaque
fois que l'ordre est troublé dans le royaume par quelque révolution
ou quelque agitation populaire. Le reste du temps, ils se battent
entre eux avec fureur, soit pour se venger d'une injure récente, soit
pour reprendre des hostilités qui n'ont jamais pu s'éteindre entre
certaines familles, et dont la première cause se perd quelquefois
dans la nuit des temps. L'hégoumène du monastère de Portoqua-
glio me disait que l'écho de ces batailles arrivait souvent à ses
oreilles; il ajoutait que ces gens intraitables observaient scrupuleu-
sement chaque semaine, même dans leurs plus sanglantes que-
relles, une sorte de trêve du Seigneur qui les oblige du moins à
déposer les armes depuis le samedi soir, après le coucher du soleil,
jusqu'au lundi matin. Ces hommes font le dénombrement de leur
population non par âmes, mais par fusils; Lagia, par exemple, leur
20 REVUE DES DEUX MONDES.
village le plus considérable, est de quatre cents fusils, et ce calcul
comprend non-seulement les individus mâles, mais les femmes et
les enfans, car les femmes se battent et possèdent leur carabine
comme les hommes, et les enfans sont, dès l'âge de six à sept ans,
armés de longs pistolets. Les Kakovouniotes ont cependant exercé
de tout temps une industrie qui constitue encore aujourd'hui leur
principale ressource : la préparation des cailles desséchées et ma-
rinées. L'extrémité du Magne est en effet un lieu de halte pour ce
gibier, qui s'abat, vers la fm de l'automne, sur les rochers du Té-
nare, épuisé de fatigue et par volées innombrables. Le sol en est
alors tellement couvert, disent les habitans, qu'on y distingue à
peine la moindre pierre. Les chefs de famille ont soin de marquer
d'avance, les armes à la main, les emplacemens qu'ils se réservent
pour y ramasser les cailles dans d'immenses filets. Tandis que les
hommes traitent de ces démarcations, grosse affaire qui se termine
rarement sans entraîner quelque rixe sanglante, et qui est toujours
le prétexte d'interminables guerres entre les tribus, les femmes
emploient le mois d'août à puiser l'eau de mer, dont elles remplis-
sent les moindres trous de la côte; la chaleur extrême du soleil
opère promptement l'évaporation, qui laisse après elle un dépôt
de sel gris très amer et très parfumé. Les cailles une fois recueillies
par les hommes dans les filets, les femmes leur coupent la tête et
les pattes, les plument avec soin, et les saupoudrent abondamment
de ce sel; puis elles les aplatissent entre deux planches chargées
de grosses pierres. Ainsi préparées, les cailles sont un mets fort
goûté des Kakovouniotes, qui, après en avoir conservé la quantité
nécessaire à leur consommation, peuvent encore en vendre dans
tout le reste du Magne.
A Portoquaglio, je louai une barque pour remonter le golfe de
Laconie jusqu'à Marathonisi, car les renseigneraens que je reçus
me démontrèrent l'impossibilité de pénétrer plus avant dans le
Kakovouni, désolé alors par une sorte de guerre civile. Favorisé par
un calme inaccoutumé dans ces parages, après une navigation de
deuK jours à travers un dédale de récifs terribles, de roches mena-
çantes, de petits ports cachés derrière de sombres écueils, je dé-
barquai à Marathonisi, chef-lieu du Magne oriental et dernière
étape de mon excursion dans cette partie de la Grèce. Marathonisi
ou plutôt Gythium, que les Grecs appellent ainsi du nom de la ville
antique dont les vestiges épars s'étalent à quelques centaines de
mètres de la ville moderne, Gythium est construite au fond d'une,
baie sur un rocher imprenable. Comme dans toutes les villes du
Magne, une fortaresse domine et protège les habitations groupées
autour d'elle; de plus, l'entrée de la baie est défendue par un îlot
LE MAGNE ET LES MAÏXOTES. 21
fortifié (1), où Leake et plus tard Bory de Saint-Vincent furent ac-
cueillis avec une hospitalité tout homérique par la noble et puis-
sante famille Djanetakis (2). Leake trouva le capitaine Antonio
Djanetakis en guerre avec tous ses voisins et sur un bon pied de
défense, entouré qu'il était de ses cinq neveux et lieutenans, Démé-
trius, Katzanos, Ghiorghio, Lampro et Tzingurio. Ce dernier surtout
était célèbre par ses faits d'armes et réputé pour le plus redoutable
guerrier du pays. D'une beauté farouche , que rehaussaient encore
une longue cicatrice qui lui sillonnait le visage et une paire d'é-
normes moustaches qui tombaient jusque sur ses épaules, Tzingurio
offrait l'image la plus terrible et la plus accomplie du héros maïnote.
La province de Gythium est celle de tout le Magne où l'on con-
state aujourd'hui le plus de progrès. C'est assurément par ce che-
min que la civilisation s'introduira dans le pays, trop néghgé jus-
qu'à ce jour par les divers gouvernemens qui se sont succédé en
Grèce. Ce progrès, il est vrai, ne dépasse guère l'enceinte des villes
ni la limite des campagnes les plus rapprochées. Dès que l'on pé-
nètre dans l'intérieur du Maïna et que l'on séjourne dans les villages
semés sur les flancs abrupts du rocher, on y retrouve les mœurs,
les usages et les préjugés d'autrefois. En allant de Gythium à Sparte,
je m'arrêtai un soir dans le village de Levitzova, au milieu de l'une
des plus sauvages solitudes du Taygète. Vers le milieu de la nuit,
je fus éveillé par une détonation, bientôt suivie d'une fusillade, qui
partait à la fois de tous les côtés du hameau. Je me crus en pleine
bataille : c'était une réjouissance publique. Un enfant mâle venait
de naître au village. Or, lorsqu'un enfant vient au monde, si c'est
un garçon, le père descend dans la rue et décharge sa carabine
pour annoncer l'événement à ses proches et à ses amis; ceux-ci ré-
pondent à ce signal de la même façon , et ce feu roulant dure quel-
quefois des journées entières, tant ces hommes aiment à s'enivrer
de l'odeur de la poudre. Le nouveau-né est lavé avec une décoction
de plantes aromatiques et saupoudré de la tête aux pieds de sel,
de poivre et de myrte broyés ensemble. Au baptême, le prêtre dé-
tache un morceau de cire des cierges de l'autel, coupe quelques
cheveux sur la tête de l'enfant, les fixe à cette cire et les jette dans
l'eau baptismale; il passe ensuite au cou de l'enfant cette amulette
destinée à le protéger contre les maléfices, dont la crainte invincible
hante à tout propos la superstitieuse imagination des Grecs. Le
berceau où repose l'enfant maïnote est fait d'une peau de mouton ;
(1) L'île de Cranaé, où Paris passa la première nuit de sa fuite avec celle qu'il venait
de ravir au roi de Lacédémone.
(2) Le dernier représentant de cette ancienne famille est aujourd'hui général et aide
de camp du roi.
2*2 REVUE DES DEUX MONDES.
deux cordes fixées à ses deux extrémités servent à le pendre à la
muraille, à côté des armes du chef de famille; quand la mère sort,
elle passe ce berceau sur son dos en bandoulière. J'ai vu plus d'une
jeune femme du Magne revenir des champs portant tout ensemble
sur ses épaules et ce précieux fardeau et un fagot de bois ou de
bruyères, le tout si bien et si solidement arrangé qu'elle conserve
les iDras complètement libres pour fder en cheminant en temps de
paix, pour faire le coup de feu en temps de guerre. Que de klephtes
portés de la sorte d'étape en étape à travers les montagnes ont
été défendus et sauvés par le mousquet maternel! Gomme à Souli,
comme à Sfakia, l'enfant est bercé par le récit des aventures et des
exploits de ses aïeux. Plus tard, il aide à fabriquer la poudre gros-
sière que chaque famille maïnote prépare pour son usage. A l'âge
de douze ou quinze ans, il prenait autrefois la carabine et se mêlait
aux défenseurs du pays. Tirer d'une main sûre en appuyant le ca-
non de son fusil sur une pierre où sur une branche d'arbre, ne ja-
mais compter l'ennemi, se défendre jusqu'à la mort dans lespyi^gos,
derrière les retranchemens, au sein des excavations pratiquées dans
le roc, telle était la tactique très simple que l'on apprenait au jeune
guerrier. Un usage immémorial et conforme à certaines lois mili-
taires des anciens Spartiates interdisait aux Maïnotes de poursuivre
l'ennemi après l'avoir vaincu : sage prescription qui convenait à
une peuplade trop peu nombreuse pour prendre jamais l'offensive,
et qui a toujours préservé les défenseurs du Magne des embuscades
où les Turcs cherchèrent maintes fois à les faire tomber en les pro-
voquant à sortir de leurs impénétrables retraites. La morale du
Maïnote se réduit à quelques formules toutes primitives. Un Grec,
Stephanopoli, dont les pères ont joué un grand rôle dans l'his-
toire de ce pays, en a donné, sous forme de dialogue, un curieux
échantillon. « Qu'es-tu? demande -t-on au jeune Maïnote. — Un
homme libre. — Sur quoi se fonde ta liberté? — Sur le souvenir
de mes ancêtres. — Quels étaient-ils? — Les Spartiates. — Quels
sont les devoirs d'un Maïnote? — Respecter les vieillards et les
femmes, secourir ses père et mère, être lent à promettre et fidèle à
tenir, venger son injure, aimer jusqu'à la mort la liberté, le pre-
mier des biens. » Tels sont encore les seuls principes sur lesquels
le Maïnote règle sa conduite. Tout acte de lâcheté est puni d'une
réprobation universelle. L'héroïsme des mères Spartiates revit dans
une des coutumes locales. En temps de guerre, après une bataille,
les vêtemens de ceux qui sont morts dans le combat sont apportés
sur la place publique et présentés à leurs mères; si celles-ci recon-
naissent qu'ils ont été blessés glorieusement à la poitrine, elles
pleurent, prennent le deuil, recueillent les armes du défunt, et
LE 3IAGNE ET LES MAÏNOTES. 23
s'abandonnent à toute leur douleur; si elles reconnaissent au con-
traire qu'ils ont été blessés par derrière, tournant le dos à l'ennemi,
elles brûlent aussitôt les habits et les armes du lâche, et ne versent
pas une larme. Le vol, lorsqu'il est opéré avec adresse, courage et
succès, tourne à la gloire plutôt qu'à la honte de celui qui l'a com-
mis; la plus forte peine qui lui soit appliquée est l'excommunica-
tion lancée pendant l'office divin par le prêtre contre le voleur à la
requête du volé. Il arrive souvent, m'a-t-on assuré, que le cou-
pable, effrayé de cette excommunication, restitue de lui-même le
fruit de son larcin. Le meurtre était autrefois puni d'un exil perpé-
tuel, lorsqu'il n'était pas le dénoûment d'une vendetta publiquement
déclarée. Il arrivait aussi que, par une générosité étrange, les pa-
rens consentaient à rappeler, l'assassin, lorsque le père de famille,
devenu vieux, avait besoin d'un bras jeune et vigoureux pour dé-
fendre son domaine, soutenir l'honneur militaire de son nom et
conduire ses hommes d'armes au combat. En ce cas, le père cher-
chait à découvrir la retraite du meurtrier de son fils, le faisait ve-
nir, l'invitait à un banquet où les membres des deux familles étaient
conviés, et lui disait : « Tu m'as privé de mon fils, je t'appelle à le
remplacer; dès ce moment, je t'adopte. » Adoption qui nous semble
révolter la nature , mais qui est après tout conforme au caractère
farouche et dur de ce peuple, qui tient peu de compte de la vie
humaine, et dont le sentiment est avant tout guerrier et patrio-
tique.
La vendetta est la passion dominante du Maïnote; elle absout
chez lui tous les crimes, et a fait couler dans le Magne autant de
sang que la guerre contre les Turcs. Celui qui épouse une femme
qui a du sang, c'est-à-dire dont la famille a un devoir de vengeance
à accomplir, épouse en même temps ce devoir, et la vendetta se
transmet ainsi de génération en génération. Outrager l'honneur des
femmes, les maltraiter, les séduire, ce sont des crimes que le code
maïnote ne pardonne pas, et qu'il poursuit encore aujourd'hui de
sa plus implacable rigueur. Tout séducteur est considéré comme
un ennemi public ; la fuite peut seule le soustraire à une mort cer-
taine. Quant à la femme séduite, son mari la met à mort; si le mari
est absent, le père ou le frère use impitoyablement de ce droit.
Si la coupable est une jeune fille, un axiome populaire dit que
le séducteur ne peut racheter sa faute qu'en donnant au père un
taureau assez grand pour boire dans la mer du haut de la cime du
mont Saint-Hélie. En réalité, les coutumes maïnotes admettent un
moyen bien plus simple de réparer le mal, un prompt mariage. Si
le jeune homme est trop pauvre pour se marier, il n'a plus qu'une
ressource pour désarmer la main prête à le frapper, lui et sa vie-
24 REVUE DES DEUX MONDES.
time : il va trouver le père, lui déclare qu'il s'expatrie pour faire
fortune au loin, et indique en même temps l'époque précise de son
retour. A partir de ce moment, la jeune fille n'entend plus un seul
reproche sortir de la bouche des siens. Si son amant tient parole
et revient à l'époque fixée par lui, il est reçu avec joie, et les noces
ont lieu. S'il ne revient pas, les parens de la malheureuse s'assem-
blent pour prier et pleurer sur elle pendant trois jours; à l'expira-
tion de ce dernier délai, le père ou le frère aîné lui brûle la cer-
velle pour éteindre le déshonneur attiré sur la maison. L'infortunée
laisse-t-elle un enfant, celui-ci est considéré comme non respon-
sable du crime de sa mère et admis comme membre légitime de la
famille. Ces lois draconiennes subsistent toujours ; il suffit d'avoir
vu ces hommes de près pour ne point douter que, le cas échéant,
elles ne soient encore inexorablement appliquées en dépit du code
qui régit la Grèce civilisée, mais dont l'action se fait à peine sentir
sur les mœurs à la fois austères et barbares de cette sauvage pro-
vince. La femme maïnote, d'une beauté correcte et classique, mais
trop mâle, sait d'ailleurs se faire respecter elle-même. Je me sou-
viens que, bivouaquant un matin près d'un village où j'avais en-
voyé mon agoïate pour faire provision de vivres, je vis celui-ci re-
venir tout à coup éploré , essoufllé et se plaignant au guide de ce
que, faute d'entente, une femme l'avait fortement battu. « Que ne
le lui as-tu rendu? lui dis-je en riant de sa piteuse mine. — Je
m'en serais bien gardé! s'écria-t-il; c'est une Maïnote : elle m'au-
rait tué. » Tandis que la femme est, dans le reste de la Grèce, ré-
duite à la condition la plus servile, parmi les Maïnotes elle tient le
rang qui convient à la mère de famille. Condamnée, il est vrai,
par de barbares préjugés aux plus pénibles corvées du ménage et
aux rudes labeurs des champs, elle retrouve du moins à son foyer
les égards qui lui sont dus, le respect du mari, des enfans et des
hôtes. Les annales militaires du Magne ont, comme celles de Souli,
leurs héroïnes, dont les exploits remplissent les récits populaires.
L'une d'elles, Théocharis, dans un combat livré à Prastia, voit
son fils tomber mortellement frappé; elle saisit les armes du mori-
bond, et se penchant à son oreille : « Dors, dit-elle, enfant, je suis
à ton poste. » Elle se fit tuer sur le corps de son fils. — Irène,
blessée par une balle turque, apostrophe l'ennemi en ces termes :
u Ne te réjouis pas trop , car si je ne puis plus combattre ni tra-
vailler, je suis jeune et capable de faire des enfans qui me venge-
ront. »
.C'est un vétéran des guerres de l'indépendance qui me racontait
l'histoire de ces héroïnes populaires. Un hasard de voyage m'avait
fait connaître, pendant mon séjour à Gy thium, ce vieux soldat, devenu
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 25
démarque ou maire de son village, aux environs de Sparte, et j'avais
pris en sa compagnie la route qui conduit de Gythium à Lacédémone.
Le dernier jour de notre course, nous nous arrêtâmes sur un plateau
qui dominait une immense étendue de pays. A ma gauche, j'avais la
spacieuse vallée de Sparte, à mes pieds le Magne, qui se déroulait
jusqu'aux plus lointaines limites de l'horizon. Je contemplais avec
admiration tout cet ensemble merveilleusement pittoresque de mon-
tagnes, de rochers, de vieux châteaux, dont les silhouettes, brusque-
ment accidentées, se dessinaient à mes yeux avec cette magie de cou-
leurs et cette netteté de contours que la limpidité et la transparence
extrêmes du ciel de Grèce prêtent au paysage. Mon compagnon con-
tinuait à m'entretenir des traits les plus saillans de l'histoire mo-
derne du pays que je venais de parcourir. 11 me faisait pour ainsi
dire toucher du doigt chaque épisode de cette histoire, en me mon-
trant, du site élevé où nous nous trouvions ici le pyrgos incendié,
là le village détruit, plus loin la forteresse éventrée par les bombes
turques, ailleurs l'étroit défilé héroïquement défendu à plusieurs re-
prises par quelques centaines d'hommes contre les nombreux sol-
dats d'Ibrahim. Comme je déplorais devant lui les ravages causés
par tant de guerres sur la population ainsi que sur les anciennes et
nobles familles du Magne : « Qu'importe? me répondit-il avec une
fierté vraiment Spartiate; ceux qui restent sont libres. »
II.
Un petit nombre de traditions confuses, quelques passages
d'un chroniqueur franc où sont mentionnés les efforts des croisés
pour subjuguer les indomptables tribus du Magne, tels sont les seuls
documens que l'on possède sur la première époque de l'histoire des
Maïnotes. Séparées du monde d'un côté par la mer, de l'autre par
les rochers et les abîmes qui leur servaient de remparts, ces tribus
ne conservèrent des Spartiates que les coutumes barbares et les ap-
titudes guerrières. Ce n'est même que fort tard, sous l'empereur
Basile P' (867), qu'elles renoncèrent définitivement au culte des
idoles et qu'elles reçurent le baptême (1). S'il faut en croire les
Maïnotes, le nom que porte leur pays (2) vient de la fureur avec la-
quelle ils ont constamment défendu leur liberté et leur autonomie
contre toute invasion étrangère. C'est parmi eux que les croisés
(1) Constantin Porphyrogénète, de Adm. Imperii, part, iv, p, 135.
(2) Maïna, du mot grec [j.avta, fureur, démence. Rulhière, lui, pense que le nom de
Maorie ou Maïna, inconnu dans l'antiquité, dérive du nom de l'ancienne Messénie ou
Messania, défiguré par les syncopes barbares qui ont altéré la plupart des anciennes
dénominations {Histoire de l'Anarchie de Pologne, t. III, p. 329).
26 REVUE DES DEUX MONDES.
rencontrèrent leurs plus redoutables adversaires, lorsqu'ils se ré-
pandirent en Grèce et qu'ils la partagèrent en deux grandes souve-
rainetés, le duché d'Athènes et la principauté d'Achaïe. Guillaume
de Villehardouin, la grande figure de cette époque, le héros de cette
passagère conquête, construisit deux imposantes forteresses, l'une
à Maïna, l'autre à Passava (1), afin de tenir en respect lesMaïnotes
indomptés. En outre diverses iDaronnies furent érigées dans l'inté-
rieur du Magne, que les compagnons de Villehardouin couvrirent
de châteaux fortifiés. De son côté, en face de chaque manoir, le Maï-
note éleva son pyrgos lourd, massif, informe, mais capable de sou-
tenir de longs sièges. Pyrgos et donjons se livrèrent ainsi d'inces-
sans combats. Il est à remarquer que les efforts des croisés pour
soumettre au joug les belliqueuses peuplades du Magne tournèrent
au plus grand avantage de celles-ci. En effet, les capitaines maï-
notes, après le départ des Francs, héritèrent des citadelles, donjons
et forteresses, dont l'occupation étrangère avait hérissé leur pays,
qui se trouva ainsi doté à peu de frais d'un formidable système de
défense, et en état de se soustraire à toutes les conquêtes par les-
quelles passa successivement la Morée. En autre trait particulier
au Magne, c'est que les institutions féodales importées par les croi-
sés s'y implantèrent profondément, tandis qu'elles ne laissèrent de
traces nulle part ailleurs sur le sol de la Grèce. Les seigneurs indi-
gènes qui succédèrent aux barons francs dans les demeures élevées
par ceux-ci s'assimilèrent leurs institutions et devinrent à leur tour
devrais barons levant la dîme, portant écussons et bannières, en-
tourés de feudataires et de vassaux. Le régime féodal convenait
tout à fait à la nature de leur génie. Ainsi dans la province la plus
reculée de la Grèce, pays si éminemment démocratique, s'éleva,
dès la fin du xiii^ siècle, une aristocratie barbare, mais fortement
constituée, qui s'est maintenue jusqu'à nos jours dans toute sa sau-
vage vigueur.
Cette aristocratie farouche, turbulente, avide de rapines, mais
douée d'une valeur et d'un patriotisme à toute épreuve, eut pour
chefs, pendant deux siècles à peu près, de l/i72 à 1675, les descen-
dans de la famille impériale des Gomnènes. Nicéphore Comnène,
dernier fils de l'empereur David II, ayant, après la chute de Trébi-
zonde (l/i/i3), erré longtemps en Perse, chercha un refuge dans le
Magne, qui était réputé déjà comme un inviolable asile de la li-
berté, et où l'attirait en outre le souvenir des Cantacuzènes et des
Paléologues, qui avaient été à plusieurs reprises despotes de Mis-
tra. Nicéphore aborda au port de Vitulo, où le prestige de son nom
(1) Trois lieues sud-ouest de Gythium.
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 27
et de ses infortunes lui valut un accueil enthousiaste. Cette assem-
blée de chefs qui continuait, on l'a dit, à s'intituler fièrement le
sénat de Lacédémone, lui décerna le titre de protogéros ou pre-
mier sénateur, titre qui entraînait avec lui une sorte de pouvoir
suprême, et qui se transmit héréditairement à partir de ce jour
dans la famille de Comnène. De nombreuses traditions locales ont
perpétué la mémoire de cette période parmi les habitans du Magne.
Le troisième protogéros, Etienne I", est celui dont les chroniques
populaires ont gardé le plus de souvenirs. Ces chroniques le re-
présentent comme doué d'une bravoure surprenante, d'une remar-
quable beauté, d'une force exceptionnelle, passionné pour la guerre,
avide de gloire. Sous son règne (1537), les Turcs parvinrent jus-
qu'aux portes de Vitulo; une mêlée terrible s'engagea et dura,
dit-on, deux jours et deux nuits. Malgré des prodiges de valeur, la
bataille restait indécise. Etienne, voyant les siens faiblir et com-
mençant à craindre une défaite, fit vœu d'élever à ses frais un mo-
nastère dédié à la Vierge, s'il triomphait de l'ennemi. A ce moment
même, un secours inopiné lui survint. Gerakari, fille d'un ar-
chonte, qui ouvre la série des héroïnes populaires dans le Magne,
se précipite à grands cris sur le champ de bataille, à la tête des
femmes de Yitulo ; elle ranime par ses paroles et son exemple le
courage chancelant de ses compatriotes, et contribue vaillamment
à rejeter les Turcs à la mer. Etienne I" ne manqua pas d'accom-
plir son vœu, et fit construire à une petite distance au nord de
Vitulo un monastère dont la majeure partie est aujourd'hui en
ruine. Un membre de sa famille, du nom d'Alexis, entra dans les
ordres et se retira dans ce cloître. Il se fit remarquer par sa piété
et acquit une grande réputation de sainteté. On raconte qu'après
sa mort des miracles eurent lieu sur sa tombe, et c'est en invoquant
son nom que le superstitieux paysan vient encore, pour se guérir
de quelque maladie ou se soustraire à quelque sortilège, boire l'eau
glaciale de Vagiasma, ou source sacrée qui coule au pied du mo-
nastère. Lorsqu'une contagion sévit dans cette partie du Magne,
les habitans prétendent que le bon moine, comme ils l'appellent,
apparaît dans le ciel une torche à la main et dissipe le fléau.
A la suite de nouvelles victoires, Etienne 1" acquit une renom-
mée qui lui suscita d'implacables jalousies. Il périt sous le poignard
d'un assassin payé par ses rivaux (1545). Les annales populaires
du Magne, qui se plaisent, pour grandir ce héros, à rapporter à lui
tous les souvenirs qu'elles ont conservés de l'ère des Comnènes,
donnent une autre version au sujet de sa mort. Un village des en-
virons du Ténare s'étant révolté, Etienne partit avec un petit nombre
de ses partisans pour faire rentrer les rebelles dans le devoir. Trahi
28 F.ES^UE DES DEUX MONDES. '
par son guide, il fut attiré clans une embuscade; ses compagnons
furent tous tués après une lutte acharnée. Lui seul, grâce à son au-
dace et à sa vigueur, parvint à s'échapper, et reprit à la course le
chemin de Vitulo. Vers le soir, épuisé de fatigue, affaibli par ses
blessures, il tomba demi-mort au bord d'une fontaine vers laquelle
il avait duigé ses pas. Une femme y puisait de l'eau; sans le con-
naître, elle s'empresse auprès du guerrier mourant et le rappelle à
la vie. Etienne lui apprend son nom et lui raconte son aventure.
Par malheur, cette femme était du village même contre lequel
Etienne venait de porter les armes. Celui-ci lui demande à boire;
elle lui fait signe qu'elle ne peut atteindre jusqu'à la source, et au
moment où l'infortuné se penche pour remplir d'eau l'amphore
qu'elle avait remise entre ses mains, elle le tue par derrière d'un
coup de poignard. Je me souviens qu'un paysan me montrait auprès
de Vitulo l'emplacement de ce mémorable combat, a Les Turcs, me
disait-il, étaient sur le point de pénétrer dans la ville, lorsqu'au
milieu de la nuit un géant d'une force surhumaine apparut à la
tête des Grecs, rétablit le combat et repoussa les Turcs, à la fois
écrasés de ses coups et confondus du prodige. » Ne doit-on pas re-
connaître dans cette fiction légendaire le chef même qui, par sa
force et sa beauté proverbiales comme par ses nombreuses vic-
toires, est resté la figure héroïque et prédominante de la dynastie
des Comnènes du Magne (1) ?
Contraints de lutter à la fois contre les Turcs à la frontière et
contre leurs rivaux à l'intérieur, les Comnènes, à travers de perpé-
tuelles guerres, maintinrent leur suprématie jusqu'en 1675, époque
à laquelle une insurrection formidable, dirigée par le primat Libe-
raki, força le dernier des protogéros, George, à s'expatrier. Suivi
de l'évèque Parthénios, de quelques moines de l'ordre de Saint-
Basile et de sept cents hommes, ses proches ou ses partisans, George
sortit de Vitulo et mit à la voile pour Gênes, où il fut chaleureuse-
ment accueilli. La république génoise concéda aux Stephanopoli
Comnène le territoire de Paomia, en Corse.
Le génie colonisateur de l'ancienne Grèce se réveilla comme par
enchantement chez les transfuges maïnotes. A peine débarqués en
Corse, ces hommes, qui, chez eux, professaient un insurmontable
dédain pour la culture du sol, s'y adonnèrent avec tant de zèle et
d'intelligence que le territoire de Paomia devint rapidement entre
leurs mains un des plus fertiles de cette île. Pendant cinquante
(1) Constantin, son fils, lui succéda et prit le sui-nom de Stephanopoli, fils d'Étiennc.
Le surnom ne tarda pas à prendre la place du nom patronymique, suivant un usage
fort répandu en Grèce. C'est sous le nom de Stephanopoli que les Comnène sont le plus
souvent désignés dans les traditions locales.
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 29
ans, la colonie, gouvernée souverainement par les Stephanopoli,
jouit d'une remarquable prospérité, et excita bientôt la jalousie des
insulaires. Ceux-ci, lorsqu'ils s'insurgèrent contre la république de
Gènes (1729), se jetèrent en masse sur les domaines des Grecs et
les ravagèrent. Les Grecs cherchèrent un refuge à Ajaccio, où leur
chef, Jean YI Stephanopoli, organisa un bataillon de trois cents
hommes avec lesquels il accomplit en faveur de la république de
Gênes des faits d'armes qui ont fait de lui le héros des traditions
historiques de la colonie. Un jour entre autres, le gouverneur d' Ajac-
cio confia aux Maïnotes la périlleuse mission de dégager un poste
de Génois cerné par les rebelles dans le fort de Corte, près de Bas-
tia. Aussitôt Jean Stephanopoli réunit toute la colonie sur la place
publique, annonce l'expédition, en explique les terribles dangers,
et ordonne aux prêtres de dire les prières des morts pour ceux qui
vont combattre. Un autel tendu de noir est dressé en plein air, et
les trois cents guerriers, rangés en bataille et en armes, assistent
avec une mâle et religieuse émotion à la cérémonie de leurs funé-
railles anticipées. Ils partent ensuite, pénètrent jusqu'à Corte après
des prodiges de valeur, et reviennent décimés, mais couverts de
gloire. Lorsque la Corse fut cédée à la France, sous le règne de
Louis XV, les Grecs contribuèrent puissamment à la soumission de
l'île. Après la pacification du pays, ils obtinrent de nouvelles con-
cessions de terre à Cargèse, déposèrent les armes, et s'adonnèrent
de nouveau k l'agriculture et au commerce avec le môme succès
qu'à Paomia (1). Cette colonie subsiste et prospère encore avec ses
traditions, dont elle est justement fière, sa langue, ses coutumes,
ses prêtres et les cérémonies religieuses particulières au rite orien-
tal, enfin avec tous les caractères de son antique nationalité.
Tandis que les Gomnènes s'éloignaient du xVîagne , l'anarchie la
plus complète s'emparait du pays. Le Bas-Magne, qui s'étend de
Vitulo à l'extrémité du cap'Ténare, était alors, comme aujourd'hui,
en proie à une sorte de barbarie, et formait le domaine des redou-
tables Mavromichalis. Le Haut -Magne était divisé entre sept sei-
(1) Les Stpphanopoli coiitimièreiit à gouverner la colonie avec le titre de chefs pri-
vilégiésdes Grecs et à jouir de toutes les prérogatives de la souveraineté. Ils avaient
seuls le droit de porter sur leurs vètemens certaines couleurs telles que l'écarlate et le
violet; le clergé les recevait à la porte de l'église avec la croix et l'encens, et le jour
de Pâques la colonie leur offrait le gâteau appelé vloçjia. La haute noblesse et les
droits des Stephanopoli Comnène, comme descendans directs et authentiques des em-
pereurs de Byzance et de Trébizonde, furent officiellement reconnus par lettres patentes
du roi Louis XVI, en date du mois de juin 1778. Il existe encore aujourd'hui plusieurs
membres de l'antique famille des Gomnènes. Il est à remarquer que tous les Grecs de
Cargèse ajoutent à leur nom de famille le nom de Stephanopoli, pour témoigner qu'ils
descendent des anciens partisans des Gomnènes.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
gneurs principaux (1), au-dessous desquels s'agitaient une foule de
petits hobereaux de pyrgos, turbulens, intrépides, avides de ra-
pines et d'aventures, klephtes ou corsaires déterminés, capables
de tout entreprendre pour satisfaire leurs passions et pour soute-
nir l'ambition et les querelles de leurs suzerains. A la tête de cette
sauvage aristocratie, il faut placer les Mourzinos de Zarnate. Pen-
dant plus d'un siècle, les Mourzinos et les Mavromichalis se dispu-
tèrent avec acharnement la suprématie. La lutte qui s'établit entre
ce§ deux puissantes familles jette sur cette période à moitié légen-
daire un sanglant éclat; elle a fourni de nombreux épisodes aux
chroniques du peuple, qui la représentent comme un sombre mé-
lange d'embûches, de meurtres, d'empoisonnemens, de romanes-
ques incidens, à travers lesquels les Maïnotes n'en continuèrent pas
moins, par de brillans faits d'armes chaque jour renouvelés, à main-
tenir leur indépendance et à répandre la terreur parmi les oppres-
seurs de la Grèce. Il est à regretter que la poésie populaire ne se
soit pas emparée d'un sujet qui eût été pour elle si fécond en in-
spirations. Malheureusement la poésie n'existe pas dans le Magne;
elle n'a pu éclore sur ces rochers où la guerre nationale et la guerre
civile apparaissent simultanément et sans trêve dans toute leur
âpreté. Ce silence à peu près complet de la poésie forme l'un des
traits les plus caractéristiques parmi ceux qui distinguent les Maï-
notes des autres Grecs, en même temps qu'il crée un lien de plus
entre ces modernes Spartiates et leurs aïeux. Les traditions répan-
dues par tout le Magne témoignent du reste suffisamment de l'im-
pression profonde qu'y a laissée cette époque singulière, à laquelle
il faut faire remonter l'origine des implacables rivalités qui divisent
encore aujourd'hui les principales familles du pays. Ainsi l'on m'a
raconté à Scardamoula qu'un jour Mavromichalis et Mourzinos se
rencontrèrent sur la haute plate-forme d'un rocher qui domine la
mer, et où s'élève à présent une petite chapelle dédiée à la Vierge.
Les deux ennemis se défient et s'attaquent avec fureur. Le combat
dure deux jours, les coups qu'ils se portent ébranlent la terre, le
sang qui coule de leurs blessures rougit la mer; mais ni l'un ni
l'autre n'est atteint mortellement. Le soleil va se coucher pour la
seconde fois depuis le commencement de ce duel gigantesque, lors-
qu'une femme apparaît aux yetix des deux antagonistes, et leur dit :
« Mes enfans, cessez votre combat; sus aux Turcs : ils brûlent vos
villages! » A ces mots, elle disparaît. C'était la Panagia elle-même.
De lointains incendies s'allument à l'horizon et confirment le divin
(î) Les Mourzinos de Zarnate, les Glygorakis de Gytlnum et de Mavrouni, les la-
trakis de Scardamoula, les Troupianos d'Androuvitza, les Christéos de Leftro, les Kyvé-
lakis de Miléa, et les Nikohikis de Kastania.
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 31
avertissement. Mavromichalis et Mourzinos font le signe de la croix,
appellent à grands cris leurs partisans, et se précipitent ensemble
contre l'ennemi de la nation. Cette légende, reproduite par une fres-
que naïve et grossière à l'intérieur de l'oratoire dédié à la Vierge
sur ce rocher, repose sans doute sur quelque épisode réel, trans-
formé ainsi par la superstitieuse imagination des habitans de la
contrée. Elle peint du reste fidèlem.ent le double caractère qui se
révèle à toutes les périodes de l'histoire du Magne, ensanglanté à
l'intérieur par les rivalités des familles, sauvé en même temps par
le patriotisme qui, à la première apparition des Turcs, fait taire
toutes les querelles et réunit pour un moment en un seul faisceau
les ennemis les plus acharnés.
Dans cette lutte, dont on ne peut guère suivre les péripéties qu'à
l'aide de quelques chroniques populaires, les Mavromichalis l'empor-
tèrent défmitivement sur leurs rivaux, et lors du funeste soulève-
ment excité par les Russes en 1770 c'est un membre de cette famille,
Giovanni, qui reçoit ceux-ci à Yitulo, qui traite avec eux en chef de
la nation, les détourne par de sages avis d'une entreprise jugée par
lui prématurée, et enfin appelle aux armes les Maïnotes après avoir
reconnu l'impossibilité de reculer devant les promesses d'Orlof et
l'agitation du pays (1). Une romanesque aventure signale, au dire
des Maïnotes, la jeunesse de Giovanni. Les Mavromichalis étant allés
fêter la pâque dans un de leurs manoirs dont on ne rencontre plus
que de méconnaissables vestiges à quelques lieues au nord de Yi-
tulo, les Mourzinos profitèrent de l'heure du jeûne et de la prière
pour escalader les murailles du château et surprendre leurs enne-
mis désarmés. Ils enlevèrent Giovanni, alors âgé de douze ans, et le
livrèrent aux Turcs. Ceux-ci jetèrent l'enfant dans les cachots des
Sept-Tours, comptant qu'un jour ou l'autre l'espoir de racheter ce
précieux otage rendrait les Mavromichalis plus traitables. Quelques
années après cet événement, latrakis, capitaine de Bardounia, se
rendait à Zanthe avec sa fille, qui était d'une remarquable beauté.
Pris en mer par un corsaire maltais, le père fut tué et la jeune fille
vendue au sérail. Les lali^ikis possédaient de temps immémorial
certaines recettes médicales dont ils se transmettaient le secret de
génération en génération (2). Au moment où la fille des latrakis fut
(1) Rulhière, Anarchie de Pologne, t. III, p. 341.
(2) latrakis est un diminutif du mot lairpôç, médecin. II existe aussi dans le Magne
une famille latros, qui prétend descendre des Médicis, dont le nom d'Iatros est la tra-
duction littérale. Une tradition répandue dans le Magne assure que ce sont les Médicis
qui descendent des latros, dont ils ont italianisé le nom. Les renseignemens que nous
avons reçus de la famille latros elle-même fournissent une version plus vraie. Les
latros de Vitulo possèdent un manuscrit et des titres généalogiques dont nous avons
32 REVUE DES DEUX MONDES.
introduite au sérail, le sultan était en proie à une fièvre que la
science d'aucun de ses médecins n'avait pu vaincre. La jeune fille
s'offrit à le guérir à la condition qu'on lui accorderait, en cas de
succès, la grâce qu'elle demanderait. Sa proposition est acceptée;
elle compose un breuvage suivant les formules médicales qu'elle
avait apprises dans sa famille, et réussit à sauver l'auguste malade.
Gomme prix de ce bienfait, elle demande la liberté pour elle-même
et pour celui des captifs grecs qu'elle choisira pour époux. On la
conduit dans les prisons où gémissaient bon nombre de ses compa-
triotes ; elle reconnaît tout de suite à sa haute stature, à la noblesse
et à la fierté de ses traits, le fils des Mavromichalis, dont elle fait
tomber les chaînes, et tous deux, sur l'ordre du sultan, sont recon-
duits avec honneur dans leur patrie.
Giovanni tient une place considérable non-seulement dans la lé-
gende, mais aussi dans l'histoire de son pays. Lorsque les Russes
débarquèrent à Yitulo, il était âgé de plus de soixante ans, et por-
tait sur la figure les traces de trois coups de feu reçus dans ses
combats contre les Turcs. C'est lui qui conduisit les Maïnotes au
siège de Coron conjointement avec Doîgorouki et quatre cents Russes.
L'entreprise, mal secondée par la flotte moscovite, entravée par la
mésintelligence qui se glissa bien vite entre les Maïnotes et les
étrangers, échoua malgré la molle défense des Turcs. Irrité de cet
échec, Doîgorouki reprocha aux Grecs de n'avoir pas emporté la
ville d'assaut. « Eh quoi! lui répondit Mavromichalis avec hauteur,
tu oses parler ici en maître, et tu n'es que l'esclave d'une femme.
Tu nous fais massacrer, et tu t'abrites derrière nos rangs. Moi, je
suis le chef d'un peuple libre, et fussé-je le dernier des citoyens du
Magne, ma tête aurait encore plus de prix que la tienne. » Lorsque
les Russes reprirent le chemin du Magne pour regagner leurs vais-
seaux, Mavromichalis eut la générosité de sacrifier sa troupe pour
protéger leur retraite. Pendant trois jours, il eut à faire face à un
ennemi dix fois supérieur en nombre. Chaque combat éclaircissait
obtenu un extrait suivant lequel, à une époque fort reculée, un Médicis, voyageant en
Grèce, aurait été jeté par la tempête dans le port de Vitulo. Il y devint amoureux d'une
jeune fille qu'il épousa, et dont il eut un fils. A la suite d'une circonstance ignorée, il
fut tué par les Vituliotes; sa veuve s'enfuit à Florence, emportant son enfant. Au bout
de quelques années, elle revint dans le Magne avec son fils. Celui-ci se maria et eut
quatre enfans mâles. Trois d'entre eux restèrent à Vitulo, où leurs descendans subsistent
encore et jouissent d'une grande considération. Le quatrième, Jean, alla s'établir près
de Sparte, dans le village de Lagonika, où l'on voit une vieille église construite par lui,
comme l'indique une inscription qui se lit encore à la base d'une colonne du sanc-
tuaire : 'Iwàvv/iç Mioixo; àvÔYS'pï, élevée par Jean de Médicis. Les latros ou Médicis de
Lagonika sont aujourd'hui établis dans la ville de Nauplie, où ils exercent une influence
considérable, qu'ils doivent à l'estime publique encore plus qu'à leur grande fortune.
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 35
ses rangs; enfin, sur les frontières da Magne, à l'entrée d'une gorge
étroite, talonné par deux mille Turcs, il s'enferma dans le pyrgos de
Mili avec vingt-deux hommes, les seuls valides qui lui restassent. Il
s'y défendit pendant dix jours. Les Turcs renoncèrent à s'emparer de
cette masure, et n'osèrent pas s'aventurer dans le redoutable pays
de Maïna. Avant de rebrousser chemin, ils lancèrent contre le pyr-
gos une dernière bombe si bien dirigée par le hasard qu'elle en
éventra la façade. De ces ruines fumantes, on ne vit sortir que deux
êtres vivans, méconnaissables, noircis de poudre, couverts do sang
et de blessures; c'étaient un vieillard, Giovanni Mavromichalis, et
un tout jeune enfant. Cet enfant lut plus tard le célèbre Pétro-bey,
que le peuple du Pôloponèse appelait et qu'il appelle encore dans'
ses récits le « roi du Magne. »
III.
Après le départ des Russes, qui ne rougirent pas d'abandonner à
la vindicte musulmane la Grèce qu'ils avaient soulevée, cent cin-
quante mille Albanais se ruèrent sur le Péloponèse qu'ils mirent à
feu et à sang. Le Magne fut respecté parce qu'il était inexpugnable.
Renonçant à vaincre les Maïnotes, le gouvernement de la Sublime-
Porte essaya de les réduire au silence en entrant en arrangement
avec eux. Par un firman solennel (1777), le sultan reconnut la
vieille autonomie du Magne, et détacha cette province du sandgiàc
de Morée. Il fut arrêté par ce même firman que les Maïnotes nom-
meraient, pour les gouverner selon leurs lois et leurs coutumes, un
chef indépendant qui porterait le titre de bey, à la condition qu'ils
ne commettraient aucune déprédation sur le territoii'e turc, et qu'ils
paieraient au trésor impérial un tribut annuel de 17,000 piastres.
On ne se souvient pas qu'aucun bey se soit jamais acquitté de ce
tribut, qui, suivant l'expression des Maïnotes, valut au sultan plus
de balles que de piastres. Jean Koutoupharis ouvre la liste de ces
princes qui semblèrent tous marqués du sceau de la fatalité, et ne
purent, à l'exception de deux seulement, échapper à une tragique
fin. Si les Mavromichalis, puissans, redoutés, populaires, ne profi-
tèrent pas de la nouvelle organisation du Magne pour s'emparer du
pouvoir qu'ils rêvaient depuis si longtemps, c'est que la dignité de
bey, de création nouvelle, convoitée par de nombreux rivaux, n'of-
frait pas encore à leur ambition de suffisantes garanties. Retranchés
dans leurs sauvages domaines de Vitulo, de Tzimovo et du Kako-
vouni, ils prirent vis-à-vis des beys une attitude silencieuse, pleine
de menaces, épiant leur conduite, minant le terrain sous leurs pas,
entretenant à Constantinople des agens dévoués à leur sombre et
TOME Lvr. — 1805. 3
3/i REVUE DES DEUX MONDES.
machiavélique politique, enfin n'apparaissant ouvertement sur la
scène que lorsque la présence des Turcs les appelait à la remplir du
bruit de quelque glorieux fait d'armes.
Koutoupharis gouverna le pays pendant sept ans. Il n'a laissé
d'autre souvenir que celui de quelques tentatives infructueuses
pour s'emparer de la plaine d'Hélos, a sur laquelle, disait-il, les
Maïnotes, en leur qualité de Spartiates, tenaient de leurs ancêtres
d'incontestables droits. » Appelé à Constantinople sous le prétexte
d'y exposer ses prétentions, il eut, sans doute sur de perfides con-
seils, l'imprudence de se rendre à cette invitation, et fut étranglé
peu d'heures après son arrivée. A défaut d'héritier mcàle et suivant
la loi maïnote, sa veuve hérita, non de son titre de bey, mais de
sa capitainerie. Elle s'est rendue célèbre par la façon terrible dont
elle vengea la mort de son mari, les armes à la main. Afin de
guerroyer plus librement à la tète de ses partisans, elle quitta les
vêtemens de son sexe. Quelques vieillards se souviennent encore de
l'avoir vue traverser le Magne à cheval, sous le brillant costume
des nobles maïnotes d'alors, suivie de sa troupe, à laquelle des
femmes intrépides comme elle s'étaient réunies. Un turban vert lui
servait de coiffure; ses cheveux tombaient en deux longues tresses,
garnies de sequins, sur un dolman noir brodé d'or, doublé de four-
rures, qui recouvrait une veste écarlate à manches ouvertes. Une
ceinture formée d'un châle rouge portait son poignard et ses pisto-
lets. Ses larges culottes noires étaient serrées au-dessus du genou;
des guêtres bleues, rehaussées de plaques d'or, complétaient ce
riche et martial accoutrement. Elle portait en outre en bandoulière
une carabine dont elle se servait avec une merveilleuse adresse.
Pendant deux ans, elle fit, dit-on, plus de mal aux Turcs que les
klephtes les plus fameux. Poussée par son insatiable ardeur de ven-
geance, elle osa même tourner ses armes contre ceux qu'elle soup-
çonnait d'avoir pris une part active à la mort tragique de son mari,
et résolut de porter le ravage sur les domaines des seigneurs de
Vitulo; mais elle sortait à peine avec sa troupe du canton de Zar-
nate qu'une balle dirigée par une main invisible, sans doute amie
des Mavromichalis, l'atteignit mortellement et mit fin à son aven-
tureuse carrière.
Michaïl Troupianos, allié des Mourzinos, succéda à Koutoupharis.
Traîtreusement attiré à Constantinople par la promesse d'un ca-
fetan d'honneur, il fut étranglé comme son prédécesseur. Djane-
takis Glygorakis, vulgairement connu en Grèce sous le nom de
Djanim-Bey, parvint alors au commandement (1789) (1). Ce fut
(1) Aux renseignemens pris sur les lieux s'ajOut(3nt ici ceux que nous tirons d'uo
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 35
pour îes Mavromichalis un rude adversaire à combattre. En effet,
Djanetakis, seigneur de Gythium et de Mavrouni, était assez riche
pour entretenir, lui aussi, auprès du divan, des agens destinés à
déjouer les intrigues de ses adversaires. 11 était généreux, popu-
laire, doué d'une haute intelligence, d'une sagesse consommée. Il
fallut aux Mavromichalis quinze années de constans efforts pour
faire tomber Djanim-Bey, dont la mémoire est encore bénie dans
le Magne. Son règne fut une sorte d'âge d'or pour cette province,
et son nom appartiendrait depuis longtemps à l'histoire, s'il eût été
appelé à révéler ses grandes qualités sur un théâtre plus vaste.
Après s'être signalé par quelques expéditions heureuses contre
les Turcs, Djanim essaya de donner au Magne une impulsion civi-
lisatrice que cette province n'avait jamais reçue, et qui malheu-
reusement ne survécut pas à son règne. 11 traça des routes qui,
très imparfaites, privées depuis de tout entretien, sont cependant
encore les seules à peu près praticables de la contrée; il répara les
pyrgos et les châteaux démantelés dans les précédentes guerres; il
fonda des écoles, et fit renaître dans le district de Gythium la cul-
ture du coton, qui avait disparu, et qui, abandonnée de nouveau à
l'époque des guerres de l'indépendance, n'a pas encore été active-
ment reprise. Son règne offre l'exemple de ce que pourrait et de-
vrait faire un gouvernement éclairé pour relever ce pays et le
lancer dans la voie de la civilisation. Les muses elles-mêmes, qui
jusqu'alors n'avaient osé s'aventurer dans ce farouche asile de la
liberté, y tentèrent en ce temps-là une timide apparition. La cour
de Djanim eut son poète, Nicolas Niphakis, qui consacra huit cents
vers à la louange du prince et à la description du pays. Ce poème
a été écrit sous l'impression profonde produite dans tout le Magne
par deux grandes victoires que Djanim remporta presque simulta-
nément, l'une sur les Turcs, qui, ayant tenté une descente près de
Scardamoula, furent rejetés à la mer après avoir subi de grandes
pertes, l'autre sur Koumoundourakis, capitaine de Zarnate, qui, se-
crètement animé par les Mavromichalis, prit les armes, fut atteint
près d'Androuvitza et taillé en pièces. Bien que ce poème ne se fasse
pas remarquer par les qualités originales qui distinguent la poésie
populaire de la Grèce moderne, nous en citerons quelques passages
qui sont la peinture très énergique du genre de vie que mènent
encore aujourd'hui les Maïnotes. Après un coup d'œil rapidement
jeté sur le Taygète, « où les infortunés Spartiates, maintenant ap-
pelés Maïnotes, cherchèrent un refuge pour sauver leur vie et leur
opuscule intitulé Quelques Faits historiques concernant le Magne, par Carabiui et Vafa;
Athènes 1859.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
liberté, » le poète passe à l'éloge du prince auquel son œuvre est
dédiée :
« Djanim, la ferme colonne de la contrée, le père des orphelins, magni-
fique, hospitalier, grand patriote, a fait pour le Magne ce que nul avant lui
n'avait fait. Dans son palais, une cloche sonne l'heure des repas. Tous ceux
qui passent et entendent ce signal entrent hardiment, s'assoient à la table
du bey, et s'en vont contons et rassasiés. Il aime le pauvre et l'étranger;
il persécute les méchans, qu'il broie comme du sel. Aussi tous, jeunes gens
et vieillards, le chérissent, tous, excepté le seul Dourakis, qui vit comme
un sanglier, opprimant et volant le faible, ne songeant qu'à festoyer avec
sa maîtresse, tandis que le peuple murmure. Dourakis voulut s'emparer de
Milia et de Marathonisi et soumettre tout le pays à sa loi. 11 appelle les
Turcs, lève une armée sur terre, une escadre sur mer, puis il s'avance vers
Androuvitza; mais les valeureux jeunes gens et les terribles capitaines
s'opposent à sa marche, un seul en chasse cent devant lui, cent en chas-
sent mille.»
Niphakis poursuit par la nomenclature des quarante -sept villes
ou villages disséminés sur la surface du Magne; il réserve au Ka-
kovouni cette mention toute spéciale :
« Là, pas une goutte d'eau, point de moissons, si ce n'est un peu d'orge
que les femmes sèment, cultivent et récoltent. Ce sont elles qui assem-
blent les maigres tiges et en forment des gerbes. Avec leurs mains, elles
les étendent au soleil; avec leurs pieds, elles les foulent sur l'aire. Aussi
leurs mains et leurs pieds sont-ils couverts d'une peau sèche, dure, épaisse
comme l'écaillé des tortues. Pas un arbre, pas un buisson, pas une branche
qui permette aux malheureuses de se reposer à l'ombre ou de rafraîchir
leur vue. Le soir, elles tournent la meule à bras en se lamentant et en
chantant de tristes myriologues. Pendant ce temps, les hommes rôdent au
dehors, pillent, volent et méditent des trahisons les uns contre les autres.
Celui-ci défend sa tour ou attaque celle de son voisin: celui-là exerce le
droit du sang sur un frère, un père, un neveu, et roule dans sa tête des
projets de vengeance. S'il arrive qu'un navire, pour ses péchés, échoue sur
la côte, tous se jettent sur lui et se disputent les moindres planches du
naufrage. Quand un étranger s'aventure dans leur pays, ils l'invitent à
manger avec eux, et lorsqu'il va partir, ils lui disent : « Compère (1), ré-
fléchis à ce que nous allons te dire, c'est pour ton bien. Quitte cette tu-
nique, ce manteau, cette ceinture, de peur qu'un de nos ennemis ne te les
enlève pour te punir de l'hospitalité que nous t'avons donnée. Ah! si les
ennemis de notre village venaient à te dépouiller, ce serait pour nous une
grande honte et un grand dommage. Et puis, mon petit compère, nous te
(1) Kov\j.Ttà.ç)i) , compère, terme familier qu'emploient les Grecs pour désigner ceux
qui ont tenu soit un enfant sur les fonts baptismaux, soit les couronnes qui, dans la
cérémonie du mariage grec, sont posées sur la tête des deux époux. Par extension, ce
terme est aussi appliqué aux hôtes.
LE AIAGNE ET LES MAÏNOTES. 37
1« demandons, laisse-nous aussi ton cliapeau, ta chemise, tes souliers; à quoi
tout cela peut-il te servir? C'est bien; maintenant tu peux être tranquille,
tu n'as plus à craindre personne. » Tels sont les hommes qui ont fait au
Magne un mauvais renom. Méprisez-les et fuyez-les comme des serpens.
Quant aux Tzimovites (1), voilà de braves gens'. Leurs coutumes en font
foi : marchands en apparence, au fond ce sont de vrais pirates. Que la
faim et la soif, que le vent et la tempête les emportent tous ensemble! »
Après cette malédiction lancée contre les Kakovouniotes, le poème
(inil par de légitimes louanges accordées aux efforts accomplis par
le bey pour moraliser, instruire et discipliner le peuple (2).
Djanim (et ce fut l'honneur de son règne en même temps que la
cause de sa chute) avait songé à l'émancipation générale de la
Grèce. Le bruit des victoires de Bonaparte, général en chef de l'ar-
mée d'Italie, retentit dans le Magne, jusqu'alors étranger aux évé-
nemens qui se passaient en Europe. Djanim envoya en 1796 son
fils aîné auprès du général pour lui soumettre un plan d'insurrec-
tion et lui demander des secours. Le jeune Maïnote fut bien ac-
cueilli, mais congédié sans promesses positives. Un an plus tard,
peu de temps avant l'expédition d'Egypte, Bonaparte se souvint de
son entrevue avec le fils du bey du Magne. 11 confia à deux Grecs
de Cargèse, à deux Stephanopoli, la mission de se rendre auprès
du bey, d'étudier la disposition des esprits, la topographie et les
ressources militaires du pays, puis de parcourir la Grèce pour y
fiiire revivre l'espoir de la délivrance. Sans entrer dans le détail des
péripéties nombreuses de leur voyage, il suffn-a de dire qu'après
avoir couru de gra.ves dangers, ils sortirent de Zante cachés au
fond d'une barque, afin d'échapper à la surveillance de l'escadre
ottomane. Ils prirent terre aux environs de Marathonisi à la faveur
d'une nuit obscure et d'une bourrasque terrible qui faillit les sub-
merger. Le fils du bey, averti de leur prochaine arrivée, les atten-
dait nuit et jour, depuis une semaine, avec des troupes échelonnées
sur divers points de la côte. Djanim les reçut à Gythium, et ouvrit
avec un légitime orgueil la lettre que Bonaparte lui adressait, et
qui portait cette suscription : le général en ehef de l'armée d'Italie
(1) Habitans de Tziniovo.
(2) C'est le seul monument littéraire qui reste de ce pays et de cette époque. M n'a
pas été publié; mais il en existe plusieurs exemplaires manuscrits en divers lieux de
ïa Grèce. Il fut communiqué par l'évêque de Mistra à Leake, qui en cite quelques
fragmens {Travels in llie Morea, t. P"", p. 333). Quant à nous, nous l'avons trouvé bleu
loin de là, dans la cellule d'un moine de Mégaspileon, grand monastère situé près du
golfe de Lépaiiti, à une journée de Vostitza (ancienne ;Egium). Ce moine, originaire
du Magne, avait combattu pour l'indépendance, et portait au front une large cicatrice.
Il était venu se reposer des agitations de sa carrière dans la nonchalante et paisible
existence des religieux de l'ordre de Saint-Basile.
38 RETUE DES DEUX MONDES.
au chef du peuple libre de Maïna. — Accompagné de la fleur des
guerriers du Magne, le bey se fit le guide des émissaires français à
travers toute la contrée; il les introduisit dans les forteresses, leur
indiqua l'importance de chaque défilé, les questionna sur la tacti-
que et la discipline européennes, fêta enfin leur présence tantôt
^ar les jeux héroïques familiers à la jeunesse grecque, tantôt par
des simulacres de combats. Le projet des Stephanopoli était de
continuer leur mission dans le reste du Péloponèse; mais Djanim
leur fit comprendre qu'ils n'en sortiraient pas vivans, leur signale-
ment ayant été donné à toutes les autorités turques. D'ailleurs il
avait secrètement invité les principaux primats de la Morée à se
rendre à Gythium pour y conférer des intérêts de la nation. La Li-
vadie, l'Attique, l'Épire, la Crète même furent représentées à cette
assemblée. « Que Bonaparte apparaisse à Gorfou avec six mille
Français seulement, s'écria l'un de ces primats, et nous répondons
de la Grèce. » Mais l'heure de l'indépendance hellénique n'avait pas
encore sonné; Bonaparte avait ajourné ce projet lorsque ses en-
voyés lui adressèrent leurs rapports , dont on trouve un abrégé à la
suite de la relation qu'ils ont publiée de leur voyage.
Cet épisode termine dignement le long règne de Djanim. La mis-
sion des Stephanopoli auprès de lui, ses aspirations bien connues
à la complète indépendance de la nation, le congrès patriotique
tenu à sa cour, fournirent de puissantes armes à ses ennemis. Il
fut dénoncé au divan comme partisan des Français et fauteur des
troubles qui commençaient à se manifester en Grèce. Heureusement
les agens qu'il entretenait à Gonstantinople purent l'avertir à temps;
il parvint à se retirer à Zante, où il vécut longtemps encore en-
touré de la vénération publique.
Koumoundourakis, son adversaire, lui succéda en 180.^. Pris en
mer par les Turcs, il fut pendu comme pirate. Antonio Glygorakis,
plus connu sous le nom d'Anton-Bey, vint ensuite, et fut presque
aussitôt dépossédé de sa dignité à la suite d'intrigues dont il est
difficile de pénétrer le mystère. Zervakis et Théodoros apparaissent
sur la scène et ne font que la traverser pour tomber, l'un dans les
prisons des Sept-Tours, l'autre sous la balle d'un assassin. Désor-
mais les seigneurs de Vitulo et Tzimovo n'avaient plus de rivaux
sérieux; le pouvoir passa naturellement entre leurs mains, et rien
ne semblait devoir désormais le faire sortir de leur famille.
Pierre Mavromichalis, autrement dit Pétro-Bey, fut enfin 'pro-
clamé en 1811. C'était alors un homme de cinquante ans, actif,
orgueilleux, ambitieux, aimant le luxe, avide d'argent parce qu'il
en était prodigue, particulièrement fier de la petitesse et de la
beauté de sa main, signe de vieille race. Il aimait à rappeler en
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 39
toute occasion la noblesse antique de sa famille. On nous a cité de
lui cette hautaine réponse, faite à un capitaine qui, dans un conseil
de guerre, se permettait d'émettre un avis contraire au sien :
« Oses-tu bien, lui dit-il, homme né d'hier, te mesurer avec moi,
dont le nom est aussi vieux que les cinq sommets du Taygète ! »
L'influence de Pierre Mavromichalis, soutenue par une famille aussi
nombreuse qu'intrépide, était telle dans tout le Péloponèse que son
avènement fut regardé par les Turcs comme un défi, par les Grecs
comme un présage d'indépendance. Aussi le capitan-pacha, étant
venu à Vitulo sous prétexte de complimenter le nouveau bey, l'ex-
horta à livrer un de ses fils au sultan pour gage de sa fidélité. On
nous a raconté qu'à ce moment Pétro-Bey fît venir ses six fils et
leur dit : « Je dois obéir, car il faut pendant quelque temps encore
endormir les craintes et la malveillance de l'ennemi. L'un de vous
doit se sacrifier. » Tous s'offrirent en otages. Il y avait dans la mai-
son de Mavromichalis un vieux prêtre aveugle. « Qu'on fasse venir
le vieillard, » dit Pétro-Bey, et il donna l'ordre à ses enfans de faire
silence, afin qu'aucun d'eux ne pût être reconnu au son de sa voix.
« Je laisserai partir, ajouta-t-il, celui d'entre vous que sa main dé-
signeca. » La main de l'aveugle se porta sur Constantin. « Va sans
crainte, mon enfant, lui dit Pétro-Bey; Dieu me prive aujourd'hui
de toi, mais il te rendra demain à la patrie. » En effet Constantin,
après quelques années de captivité, réussit à s'échapper de Con-
stantinople, et reparut dans le Magne au moment même où éclatait
la guerre de l'indépendance.
La main de fer que Pétro-Bey appesantit sur le Magne et les actes
de sévérité par lesquels il voulut dès le début consolider son au-
torité démentent le caractère de douceur que quelques philheî-
lènes (i) lui ont attribué. En sortant de PortoquagUo , nous avons
rencontré un haut récif témoin d'une de ses exécutions. Ayant ap-
pris qu'un prêtre de cette ville avait séduit une jeune fille, Pétro-
Bey prétendit que l'antique austérité des mœurs se relâchait et ré-
solut de faire un exemple. Il arrive, saisit le coupable, le livre aux
deux frères de sa complice, et leur ordonne de le jeter pieds et
poings liés sur ce rocher, qu'on appelle Karavopétra. Le malheu-
reux y mourut de faim. Aussi les matelots n'aiment pas à doubler
cet écueil, qu'ils croient hanté par de sinistres apparitions. En sa
qualité de bey, Pierre Mavromichalis prélevait certains droits sur
les navires et les marchandises qui entraient dans les ports du
Magne, ou qui en sortaient, ainsi que sur les transactions commer-
(Ij Gordoii's History of the greek révolution, 3 vol.; Mémoires sur la Grèce en 18^5,
par le colonel Raybaud.
liO REVUE DES DEUX MONDES.
"ciales peu nombreuses des Maïnotes. Un capitaine du nom de Tsou-
klas, possesseur du château de Vathya, étant informé qu'un convoi
d'argent allait traverser sa capitainerie pour se rendre de Gythium
à Vitulo, se crut en droit de prélever, lui aussi, une dîme sur le
trésor qu'on faisait passer par ses domaines. Il s'embusque dan.s
un défilé, arrête le convoi et s'empare d'une partie de la somme.
Pétro-Bey n'était pas homme à laisser cette injure impunie; il ac-
courut avec une nombreuse troupe et une pièce de canon, et mit le
siège devant le château de Vathya. Tsouklas se défendit en déses-
péré pendant douze jours. Au bout de ce temps, le canon fit une
brèche par laquelle les assaillans pénétrèrent dans la place ; mais
ils furent arrêtés par une seconde muraille que Tsouklas avait con-
struite pour prolonger sa défense. 11 fallut faire sauter encore cet
obstacle, derrière lequel les vainqueurs ne trouvèrent que des ca-
davres. Tous les assiégés qu'avaient épargnés les balles ennemies
s'étaient laissés mourir de faim et de soif plutôt que de se rendre.
Tsouklas seul, encore vivant, s'échappa au dernier moment, en
descendant au moyen d'une corde au fond d'un précipice béant
derrière son pyrgos. Pétro-Bey fit raser le château de fond en
comble. Tsouidas put se soustraire à toutes les poursuites, grâce à
sa parfaite connaissance des moindres sentiers du Taygète. Quel-
ques années plus tard, il rentra dans le Magne, errant et deman-
dant l'hospitalité d'un monastère à l'autre, vivant d'aumônes, psal-
modiant une complainte qu'il avait composée sur sa propre infortune,
et dont nous n'avons pu apprendre que le refrain :
« Les vautours se sont abattus sur le nid du corbeau ; qu'est devenu le
pyrgos de Vathya? Les nou's MavromichaUs l'ont détruit. »
L'infortuné vécut fort longtemps encore, et revint tristement
mourir sur les ruines mêmes de son ancienne demeure. Pétro-Bey,
débarrassé de tous ses rivaux, très populaire dans tout le Magne»
put à bon droit se regarder comme le fondateur de sa dynastie, et
décora son fils aîné du titre de beyzndé, c'est-à-dire fils du bey,
héritier présomptif; mais l'affranchissement de la Grèce allait ren-
verser cette espérance. Pétro-Bey n'en fut pas moins le premier à
lever l'étendard de l'insurrection (1821), conjointement avec le cé-
lèbre Colocotronis. A ce moment, le Magne cesse d'avoir des an-
nales et une existence particulières ; son histoire entre à partir de
cette époque dans le domaine de l'histoire générale de la Grèce.
Pendant tout le temps de la lutte nationale, les MavromichaUs mon-
trèrent un courage héroïque; quarante-neuf d'entre eux, fils, frères,
neveux ou cousins de Pétro-Bey, tombèrent glorieusement les armes
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. 41
à la main, dans cette attitude tragique qui fut de tout temps, par-
ticulière aux héros grecs. 11 est à remarquer en elTet que, depuis
Marathon et les Thermopyles, tout Grec, capitaine, archonte ou
simple klephte, qu'une balle vient frapper derrière quelque ro-
cher, meurt d'une façon fière et superbe, avec un mot à l'adresse
de la postérité, et convaincu que le monde a les yeux sur lui et va
retentir du bruit de son trépas. Le beyzadé, par exemple, le plus
beau des Grecs au dire de tous ceux qui l'ont connu, ayant été sur-
pris dans un moulin à vent à Karystos en Eubée, et restant seul
survivant de sa troupe après une magnifique défense, monte sur le
toit de cette masure, fait signe aux assaillans de cesser le feu, et se
passe son sabre au travers du corps en s'écriant : « Chiens de
Turcs, vous n'aurez pas en vie le fils de Pétro-Bey! » Un autre fils
du bey, Kyriakoulis, que les conteurs populaires ne nomment ja-
mais sans rappeler ses étonnantes moustaches, qu'il se nouait der-
rière la tête, Kyriakoulis fréta un navire et conduisit plusieurs cen-
taines de Maïnotes au secours de Souli. Après la fatale bataille de
Péta, il fut refoulé jusque sur les bords du golfe d'Ambracie à Pha-
nari, près de Parga. 11 se défendit jilusieurs jours, retranché dans
les maisons du village. A la fin, criblé de blessures et se sentant
mourir, il distribua ses armes à ses compagnons, et confia sa cein-
ture à son protopallikare ou écuyer, en lui recommandant de la
rapporter dans le Magne pour la suspendre dans la demeure de ses
pères. Avant de rendre le dernier soupir, il donna l'ordre à ses sol-
dats de lui trancher la tête pour ne pas la laisser tomber entre les
mains des Tin-cs; mais on n'eut pas à exaucer ce vœu, digne d'un
Spartiate : les Turcs furent détournés de Phanari par l'approche de
Marc Botzaris; trente Maïnotes, derniers débris de cette valeureuse
troupe, rapportèrent à Vitulo la dépouille mortelle de leur chef. A
la suite de cent autres traits de ce genre, les Mavromichaiis acqui-
rent, pendant les guerres de l'indépendance, une célébrité que ne
leur aurait sans doute pas value l'exercice du pouvoir dans leur
obscure et sauvage principauté du Magne. Pétro-Bey fut tour à tour
généralissime, président du congrès d'Astros, chef du pouvoir exé-
cutif. Son nom apparaît au premier rang sur tous les champs de
bataille et dans toutes les assemblées; mais, une fois la Grèce paci-
fiée, les rêves ambitieux que les Mavromichaiis avaient caressés
dans l'ombre pendant deux siècles, et qu'ils avaient enfin réalisés
après tant d'années de patience et d'eiforts, furent détruits par
l'émancipation même de la patrie. Le Magne devenait une simple
province du nouvel état, et Pétro-Bey n'était plus le roi du Magne
que dans les récits héroïques et les chants populaires. On sait quel
rôle jouèrent les Mavromichaiis sous la présidence du comte Capo-
A2 REVUE DES DEUX MONDES.
distrias, qui tomba victime des rancunes de leur ambition irritée.
Pendant tout le reste de sa vie, Pétro-Bey ne cessa de se regarder
comme un souverain dépossédé et d'attendre une occasion de ma-
nifester hautement ses prétentions. Il fut néanmoins créé sénateur,
ainsi que son fils le général Anastase. Son dernier fils, le colonel
Démétrius, figura parmi les aides de camp du roi Othon jusqu'au
jour où un ministre de l'instruction publique, Korphiotakis, origi-
naire du Magne, fut assassiné dans les rues d'Athènes. Le meur-
trier, qui parvint à s'échapper, était un Dourakis, famille de tout
temps inféodée à celle des Mavromichalis, qui avaient toujours
compté les Korphiotakis parmi leurs adversaires. Ce meurtre était-il
un nouvel exemple de la vendella maïnote? Rien ne l'a prouvé;
mais la cour se refroidit tellement à l'égard des Mavromichalis que
ceux-ci durent se démettre de leurs charges. L'influence de cette
antique et puissante maison, dont les annales offrent un sombre
mélange d'héroïsme et de barbarie, de vertus patriotiques et de
crimes, a survécu dans le Magne à tous les événemens, et c'est en-
core un de ses membres qui représente aujourd'hui cette province
à l'assemblée nationale d'Athènes.
Trois foyers, nous l'avons dit, ont conservé, pendant la longue du-
rée de l'oppression musulmane, une sorte d'indépendance parmi les
populations grecques. De ces trois foyers, il n'en reste plus qu'un,
et c'est le Magne. Souli, dont le nom est demeuré en Grèce comme
un symbole d'héroïsme, Souli, la patrie des Tsavellas et de Marc
Botzaris, est retombé sous le joug ottoman et n'est plus qu'un dé-
sert habité par les aigles; Sfakia, dont les montagnes ont été l'asile
de la liberté dans l'île de Crète, est aussi rentré dans le domaine
des Turcs, et sa vaillante population a presque entièrement dis-
paru. Le Magne, qui a survécu, se trouve incorporé à la Grèce libre;
mais il semble frappé lui-même d'une sorte de fatalité commune
aux trois sanctuaires de l'indépendance hellénique, et destiné à
rappeler, au sein de la nation affranchie, le triste souvenir delà
servitude contre laquelle il a si énergiquement combattu. Ainsi
qu'on a pu le voir, le Magne n'a rien perdu de sa farouche et bar-
bare physionomie; les passions, l'ignorance, les préjugés, les sau-
vages coutumes d'autrefois, y dominent encore; les inimitiés de
famille et de tribu, les guerres intestines continuent à désoler le
pays; le brigandage y recrute ses plus audacieuses bandes. Le
peuple, regrettant son autonomie séculaire, ne peut se résoudre à
la perte des institutions féodales et militaires qui ont, il est vrai,
puissamment contribué à la conservation de son indépendance, qui
ont fait sans doute sa gloire et sa force en face d'un implacable en-
nemi, mais qui n'ont plus de raison d'être depuis qu'il n'a plus
LE MAGNE ET LES MAÏNOTES. fiS
d'ennemis à combattre. Le Maïnote, toujours en armes, retranché
dans ses inabordables solitudes, derrière ses pyrgos fortifiés, pré-
férerait de nouvelles guerres à la paix, où il se consume, et dont la
Grèce civilisée n'a pas encore tenté sérieusement de lui faire ap-
précier les bienfaits. Peu s'en fallut que la dernière révolution ne
procurât aux Maïnotes l'occasion d'entrer en campagne. Trois cents
hommes, sous les ordres du colonel Pétropoulakos, se dirigèrent
vers la Messénie pour y opérer une réaction en faveur de l'autorité
royale; mais la fuite précipitée du roi Othon ne leur permit pas de
pousser plus loin l'aventure. Si le Magne faillit être la Vendée de
la Grèce, il fut assurément inspiré plutôt par sa passion pour la
guerre que par son attachement à la dynastie déchue. Il est temps
que la Grèce accorde à cette province l'intérêt tout spécial dont elle
est digne par les glorieux services qu'elle a rendus à la nationalité
hellénique; c'est en quelque sorte une dette anciennement contrac-
tée que la nation doit acquitter sans retard.
Fonder des écoles, favoriser l'agriculture, sillonner le pays de
routes et de faciles voies de communication , pour l'arracher à son
isolement par la circulation des individus, qui entraînera vite celle
des idées; le doter d'une administration et d'une magistrature au-
tant que possible indigènes, en recrutant ce personnel parmi les
seigneurs ou capitaines autour desquels le peuple se groupe en-
core, et qui, partisans aujourd'hui de l'anarchie, favorable à leur in-
fluence, seraient, une fois investis de la confiance du gouvernement,
les défenseurs les plus intéressés et les plus actifs de l'ordre et du
progrès : voilà les moyens par lesquels la Grèce doit s'attacher à
civiliser cette province, dont elle peut tirer de nombreux élémens
de prospérité. Et d'abord, la population du Magne, douée d'une vi-
gueur et d'une énergie exceptionnelles, est appelée à devenir une
pépinière de soldats et de marins incomparables le jour où elle
saura comprendre la liberté sous d'autres formes que celles du bri-
gandage et de la piraterie. Les écumeurs de mer qui sortent des
côtes inabordables du Magne fourniront alors à la Grèce les plus
hardis et les plus habiles navigateurs de sa marine marchande, et
formeront le noyau d'une redoutable marine militaire; l'armée re-
crutera à l'intérieur des hommes sobres, déterminés, habitués à
toutes les privations et à toutes les fatigues. Ce pays d'ailleurs, mal-
gré son âpre physionomie, est loin d'être une terre misérable et in-
fertile : le figuier, l'olivier, le cotonnier même, abondent dans le
Haut-Magne, et ne réclament qu'une culture plus intelligente. La
production de la soie surtout doit intéresser le gouvernement. Le
sol du Magne, où les céréales ne viennent pas, nourrit en revanche
des mûriers d'une fécondité merveilleuse. Tempéré par les brises
^4 REVOE DES DEUX MONDES.
qui soufflent des deux golfes de Messénie et de Laconie, préservé
des brusques variations de la température par le voisinage du Tay-
gète, qui accumule et retient les orages sur ses hauts sommets, le
climat y est éminemment propice à l'éducation des vers à soie, pra-
tiquée d'ailleurs à toutes les époques dans le pays, mais avec des
moyens grossiers et primitifs, et par la seule main des femmes.
Cette source de richesse, d'autant plus certaine et précieuse que la
consommation de la soie augmente chaque jour davantage sur tous
les marchés de l'Europe, se développerait vite dans le Magne, si le
gouvernement grec y introduisait les procédés et les instrumens
perfectionnés de l'industrie moderne. Enfin le Kakovouni, rebelle à
toute espèce de culture, forme à lui seul une immense carrière de
marbres divers, et principalement de porphyre. L'exploitation de
ces carrières conviendrait plus particulièrement au génie farouche
des habitans de ce district, qui, tout déshérité qu'il est de la nature,
apporterait ainsi lui-même son contingent à la richesse nationale.
On voit, par l'exemple du Magne, quel est le caractère des trans-
formations intérieures auxquelles la Grèce doit consacrer jusqu'à
nouvel ordre son activité. Outre ce pays trop négligé, d'autres pro-
vinces encore réclament la prompte intervention d'une sollicitude
administrative éclairée. Au-delà du golfe de Lépante, dans l' Etoile
et l'Acarnanie, des populations entières sont encore à l'état demi-
barbare où les a laissées la domination musulmane. Il y a là aussi
toute une métamorphose à opérer, toute une conquête matérielle
et morale à poursuivre. Une pareille œuvre n'est certes pas de
celles qui s'accomplissent en un jour, entre deux révolutions, par
un subit accès de passagère sagesse; ta Grèce a besoin de s'armer
de patience, de s'imposer la ténacité, de s'arracher au charme dé-
cevant et aventureux de la grande idée, pour embrasser le système
plus pratique des améliorations et des travaux de l'ordre social et
pacifique. C'est à ce prix seulement qu'elle obtiendra les sympa-
thies et le secours de l'Europe, qui n'aurait nul intérêt à secon-
der le triomphe définitif de la nationalité grecque en Orient, si ce
triomphe ne devait aboutir qu'à remplacer la barbarie des Turcs par
celle d*es klephtes. Que la Grèce se hâte donc d'effacer les derniers
vestiges de cette barbarie; elle n'a pas de meilleur usage à faire
de son indépendance et de sa nouvelle constitution, elle n'a pas do
plus sûre garantie de force à donner à l'Occident.
E. Yemeniz.
CICERON
DANS LA VIE PUBLIQUE ET DANS LA VIE PRIVÉE
II.
LA VIE PRIVÉE.
Drumann, Geschiehte Roms nach GesclilecIUern, t. V. et VI. — Abeken. Cicero in seinen
Briefen. — Mommsen. Rômisehe GcschiclUef t. III. — Forsyth. Life of Cicero.
I.
Ceux qui ont lu la correspondance de Gicéron avec Atticus, et qui
savent quelle place les questions d'argent tiennent dans ces confi-
dences intimes, ne seront pas surpris que je commence l'étude de
sa vie privée en cherchant à me rendre compte de l'état de sa for-
tune (1). La richesse était une des plus grandes préoccupations des
gens d'alors, comme de ceux d'aujourd'hui, et c'est par là peut-
être que ces deux époques, qu'on a pris tant de fois plaisir à com-
parer, se ressemblent le plus.
Il faudrait avoir conservé les registres d'Éros, l'intendant de Gi-
céron, pour pouvoir dresser d'une manière exacte le budget de son
ménage. Tout ce que nous savons avec certitude à ce sujet, c'est
que son père ne lui avait laissé qu'une fortune très médiocre, et
qu'il l'augmenta beaucoup, sans pouvoir dire précisément à quelle
somme elle s'élevait. Ses ennemis avaient coutume de l'exagérer,
pour faire naître quelques soupçons sur la façon dont il l'avait ac-
(1) Voyez sur la vie publique de Gicéron la Revue du 15 janvier.
46 REYUE DES DEUX MONDES.
quise, et il est probable en eiïet que, si nous en savions le chiffre,
il nous paraîtrait considérable; mais il faut bien se garder de l'ap-
précier avec les idées de notre temps. La richesse n'est pas quelque
chose d'absolu; on est riche ou l'on est pauvre suivant le milieu
dans lequel on vit, et il est possible que ce qui serait de l'opulence
quelque part soit à peine de l'aisance ailleurs. Or on sait qu'à Rome
la fortune était loin d'être aussi également répartie que chez nous.
Quarante ans avant le consulat de Gicéron , le tribun Philippe di-
sait que, dans cette immense ville, il n'y avait pas deux mille per-
sonnes qui eussent un patrimoine (1) ; mais aussi celles-là possé-
daient toute la fortune publique. Grassus prétendait que, pour se
dire riche, il fallait qu'on pût nourrir une armée de ses revenus, et
nous savons qu'il était en état de le faire sans se gêner. Milon trou-
vait moyen de s'endetter en quelques années de plus de 70 millions
de sesterces (14 millions de francs). César, encore simple particu-
lier, dépensait d'un seul coup 120 millions de sesterces {2!i millions
de francs) pour faire cadeau d'un nouveau forum au peuple romain.
Ces profusions insensées supposent des fortunes énormes. A côté
d'elles, on comprend que celle de Gicéron, qui suffisait à peine à
l'achat d'une maison sur le Palatin, et qu'épuisaient presque les
erabellissemens de sa villa de Tusculum , quelque considérable
qu'elle nous semble aujourd'hui, devait alors paraître assez ordi-
naire.
De quelle façon Favait-il gagnée? 11 n'est pas sans intérêt de le
savoir pour répondre aux méchans bruits que ses ennemis faisaient
courir. Il dit quelque part que les moyens par lesquels on faisait
ordinairement fortune à Piome étaient le commerce, les entreprises
de travaux publics et la ferme des impôts; mais ces moyens, fort
commodes pour les gens pressés de s'enrichir, ne pouvaient être
pratiqués que de ceux qui n'avaient pas d'ambition politique : ils
éloignaient des honneurs publics, et par conséquent ils ne conve-
naient pas à un homme qui aspirait à gouverner son pays. On ne
voit pas non plus qu'il ait fait comme Pompée, qui engageait ses
fonds dans une société' de banque importante, et qui prenait part à
ses bénéfices; au moins ne reste-t-il aucune trace, dans ses lettres,
d'entreprises de cette nature. Il ne pouvait pas songer davantage à
tirer parti pour sa fortune des beaux ouvrages qu'il composait. Ce
n'était pas l'habitude alors que l'auteur les vendît à un libraire, ou
plutôt l'industrie des libraires, comme nous l'entendons aujour-
(1) Les choses n'étaient pas changiîos au temps où Gicéron fut consul. Nous voyons
que son frère, dans la lettre qu'il lui adresse alors, dit qu'il y a dans Rome peu de
chevaliers, pauci eqniles, c'est-à-dire peu de gens possédant plus de 80,000 francs.
CICÉRON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE, 47
d'hui, existait à peine. Ordinairement ceux qui voulaient lire ou
posséder un livre l'empruntaient à l'auteur ou à ses amis, et le fai-
saient copier par leurs esclaves. Quand ils avaient plus de copistes
qu'il ne leur en fallait pour leur usage, ils les faisaient travailler
pour le public et vendaient les exemplaires dont ils n'avaient pas
besoin; mais l'auteur n'avait rien à voir aux profits qu'ils en tiraient.
Enfin ce n'étaient pas les fonctions publiques qui pouvaient l'enri-
ctiir; on sait qu'elles étaient moins un moyen de fortune qu'une oc-
casion de dépenses et de ruine, soit par le prix dont il fallait quel-
quefois les payer, soit par les jeux et les fêtes qu'on exigeait de
ceux qui les avaient obtenues. Seule, l'administration des provinces
donnait d'immenses bénéfices. C'est sur ces bénéfices que les grands
ambitieux comptaient d'ordinaire pour réparer les dommages que le
luxe de leur vie privée et les profusions de leur vie publique avaient
faits à leur fortune. Or Cicéron s'en priva lui-même en cédant à
son collègue Antoine la province que, selon l'usage, il devait gou-
verner après son consulat. A la vérité, on soupçonne qu'il fit alors
avec lui quelque marché d'après lequel il se réservait une part des
beaux profits qu'il lui abandonnait; cependant, si ce marché exista,
ce qui est douteux, il est certain,, qu'il ne fut pas tenu. Antoine pilla
sa province, mais il la pilla pour lui seul, et Cicéron n'en tira jamais
rien. Douze ans plus tard, sans l'avoir souhaité, il fut nommé pro-
consul de Cilicie. Nous savons qu'il n'y resta qu'un an, et que, sans
commettre aucun acte illégal et en faisant le bonheur de ses admi-
nistrés, il trouva moyen d'en rapporter 2 millions 200,000 sesterces
(/liiiO,000 francs), ce qui nous donne une idée de ce qu'on pouvait
gagner dans les provinces quand on ne se faisait pas scrupule de
les piller. Du reste, cet argent ne profita pas à Cicéron: il en prêta
une partie à Pompée, qui ne la lui rendit pas, et il est probable que
la guerre civile lui fit perdre le reste, puisqu'il se trouvait tout
à fait sans ressources quand elle fut terminée.
C'est donc ailleurs qu'il faut chercher l'origine de sa fortune. S'il
avait vécu de nos jours, nous ne serions pas en peine pour savoir
d'où elle lui est venue. Elle serait suffisamment expliquée par son
beau talent d'avocat. Avec une éloquence comme la sienne, il ne
manquerait pas aujourd'hui de s'enrichir vite au barreau; mais il y
avait alors une loi qui interdisait aux orateurs d'accepter aucun
salaire, aucun présent de ceux pour lesquels ils avaient plaidé {lex
Cincia, de donis et mimeribiis). Quoiqu'elle fût l'œuvre d'un tri-
bun, qui l'avait faite, dit Tite Live, dans l'intérêt du peuple, c'était
au fond une loi aristocratique. En ne permettant pas à l'avocat de
tirer un profit légitime de son talent, elle écartait du barreau ceux
qui n'avaient rien, et réservait l'exercice de cette profession aux
A8 REVUE DES DEUX MONDES.
riches comme un privilège, ou plutôt elle empêchait que ce ne fût
véritablement une profession. Je crois seulement que cette loi fut
toujours très imparfaitement observée. Gomme elle n'avait pas pu
tout prévoir, il ne lui était guère possible d'empêcher la reconnais-
sance des cliens de trouver quelque forme ingénieuse qui échappât
à sa sévérité. S'ils étaient bien déterminés à payer de quelque ma-
nière les services qu'on leur avait rendus, il me semble difiicile que
la loi pût toujours les en empêcher. Au temps de Cicéron, on ne se
faisait pas faute de la violer ouvertement. Verres disait à ses amis
qu'il avait fait trois parts de l'argent qu'il rapportait de Sicile; la
plus considérable était pour corrompre ses juges, l'autre pour payer
ses avocats, et il se contentait de la troisième. Cicéron, qui à cette
occasion se moquait de l'avocat de Verres, Hortensius, et du sphynx
qu'il avait reçu en à-compte, se gardait bien de l'imiter. Son frère
affirme qu'au moment où il briguait le consulat, il n'avait jamais
rien exigé de personne. Cependant, quelques scrupules qu'on lui
suppose, il est bien difficile d'admettre qu'il n'ait jamais profité de
la bonne volonté de ses cliens. Sans doute il refusa les présens que
les Siciliens voulaient lui faire quand il les eut vengés de Verres :
peut-être n'eût-il pas été prudent- de les accepter après une cause
si éclatante, qui avait attiré sur lui tous les regards, et lui avait
fait de puissans ennemis; mais quelques années après je vois qu'il se
laisse tenter par le cadeau que lui fait son ami Papirius Pœtus, pour
lequel il vient de plaider. C'étaient de beaux livres grecs et latins, et
Cicéron n'aimait rien tant que ces livres. Je vois aussi que, lorsqu'il
avait besoin d'argent, ce qui lui arrivait bien quelquefois, il s'adres-
sait de préférence aux gens riches qu'il avait défendus. C'étaient pour
lui des créanciers moins rigoureux et plus patiens que les autres, et
il était naturel qu'il profitât de leur crédit après les avoir aidés de sa
parole. 11 nous dit lui-même qu'il acheta la maison de Crassus avec
l'argent de ses amis. Parmi eux, P. Sylla, pour lequel il venait de
plaider, lui prêta à lui seul 2 millions de sesterces (400,000 francs).
Attaqué pour ce fait dans le sénat, il s'en tira avec une plaisanterie,
ce qui prouve que la loi Cincia n'était plus très respectée, et que
ceux qui la violaient n'avaient pas grand'peur d'être poursuivis. 11
est donc bien possible que ces grands seigneurs dont il avait sauvé
l'honneur ou la fortune, que ces villes ou ces pi-ovinces qu'il avait
protégées contre des gouverneurs avides, que ces princes étrangers
dont il défendait les intérêts dans le sénat, surtout que ces riches
compagnies de publicains par lesquelles passait tout l'argent que
l'univers envoyait à Rome, et qu'il servait avec tant de dévouement
de son crédit ou de sa parole, aient souvent cherché et quelque-
fois trouvé l'occasion de lui témoigner leur reconnaissance. Cette
CICÉRON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. [[9
générosité nous paraît aujourd'hui si naturelle que nous aurions
quelque peine à défendre Cicéron de ne l'avoir pas toujours repous-
sée; mais soyons sûrs que, s'il a cru quelquefois pouvoir l'accepter,
il l'a toujours fait avec plus de modération et de retenue que la plu-
part de ses contempoi^ains.
Kous connaissons une des formes les plus ordinaires et, à ce qu'il
semble, les plus légales par lesquelles cette générosité s'exprimait.
Il était d'usage à Rome qu'on payât après sa mort et par son testament
toutes les dettes de reconnaissance et d'affection qu'on avait con-
tractées pendant sa vie. C'était un moyen qui s'offrait au client de
se libérer Quvers l'avocat qui l'avait défendu, et il ne paraît pas que
la loi Cincia y mît aucun obstacle. Nous n'avons rien de semblable
chez nous. A cette époque, un père de famille qui avait des héri-
tiers naturels pouvait distraire la somme qu'il voulait de sa fortune
et donner à ses parens, à ses amis, à tous ceux qui lui avaient été
utiles ou agréables, une bonne part de son héritage. Cet usage était
devenu un abus. La mode et la vanité s'en étaient mêlées. On vou-
lait paraître avoir beaucoup d'amis en inscrivant beaucoup de monde
sur son testament, et naturellement on inscrivait de préférence les
plus illustres. Quelquefois on y réunissait des gens qui ne se rencon-
traient guère ensemble que là, et qui devaient être surpris de s'y
trouver. Cluvius, un riche banquier de Pouzzolles, laissa son bien
à Cicéron et à César après Pharsale. L'architecte Cyrus plaça en
même temps parmi ses héritiers Clodius et Cicéron, c'est-à-dire les
deux personnes qui se détestaient le plus cordialement à Rome. Cet
architecte regardait sans doute comme une gloire d'avoir des amis
dans tous les camps. 11 arrivait même qu'on écrivait sur son testa-
ment des personnes qu'on n'avait jamais vues. Lucullus augmenta
son immense fortune par les legs que lui firent des inconnus pen-
dant qu'il gouvernait l'Asie. Atticus recueillit un bon nombre d'hé-
ritages de gens dont il n'avait jamais entendu parler, et qui ne
connaissaient de lui f[ue sa réputation. A plus forte raison un grand
orateur comme Cicéron, qui avait tant d'obligés, et dont tous les
Romains étaient fiers, devait-il être souvent l'objet de ces libéra-
lités posthumes. On voit dans ses lettres qu'il fut l'héritier de beau-
coup de personnes qui ne semblent pas tenir une grande place dans
sa vie. En général les sommes qu'on lui lègue ne sont pas très im-
portantes. Une des plus fortes est celle dont il hérita de son an-
cien maître, le stoïcien Diodote, qu'il avait gardé chez lui jusqu'à sa
mort. Pour reconnaître cette longue affection, Diodote lui laissa
toutes ses économies de philosophe et de professeur. Elles s'élevaient
à 100,000 sesterces (20,000 francs). La réunion de tous ces petits
legs ne laissa pas de former une somme importante. Cicéron lui-
TOME LVI. — 1865. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
même l'évalue à plus de 20 millions de sesterces (4 millions de
francs). Il ne me semble donc pas douteux que ces héritages, avec
les présens qu'il a pu recevoir de la reconnaissance de ses cliens,
n'aient été les sources principales de sa fortune.
Cette fortune se composait de biens de diverses sortes. Il pos-
sédait d'abord des maisons à Rome. Outre celle qu'il habitait sur
le Palatin, et celle qu'il tenait de son père aux Carènes, il en
avait d'autres dans l'Ârgilète et sur l'Aventin qui lui rapportaient
80,000 sesterces (16,000 fr. ) de revenu. Il possédait de nom-
breuses villas dans l'Italie. Nous lui en connaissons huit très im-
portantes (1), sans compter ces petites maisons [diversoria.) que
les grands seigneurs achetaient sur les principales routes pour
avoir où se reposer quand ils allaient d'un domaine à l'autre. Il
avait aussi des sommes d'argent dont on voit dans sa correspon-
dance qu'il disposait de diverses manières. Nous ne pouvons guère
évaluer avec exactitude cette partie de sa fortune; mais d'après les
habitudes des riches Romai«ns de ce temps on peut affirmer qu'elle
n'était pas moins considérable que ses maisons ou ses terres. Un
jour qu'il presse Atticus de lui acheter des jardins dont il a envie,
il lui dit d'un air de négligence qu'il peut bien avoir (300,000 ses-
terces (r20,000 fr.) chez lui. Nous touchons là peut-être à une des
plus curieuses différences qui séparent cet état social du nôtre. II
n'y a guère aujourd'hui que les banquiers de profession chez qui
aient lieu des maniemens de fonds aussi considérables. Notre aris-
tocratie a toujours affecté de dédaigner les questions de finance.
Celle de Rome au contraire les connaissait bien, et s'en préoccu-
pait beaucoup. Ces grandes fortunes étaient mises au service de
l'ambition politique. On n'hésitait pas h en hasarder une partie
pour se faire des créatures. La bourse d'un candidat aux honneurs
publics était ouverte à tous ceux qui pouvaient le servir. Il donnait
aux moins riclies, il prêtait aux autres, et cherchait à nouer avec
eux des liens d'intérêt qui les asservissaient à sa cause. Le succès
appartenait d'ordinaire à ceux qui avaient su obliger le plus de
monde. Cicéron, quoique moins riche que la plupart d'entre eux,
les imitait. Dans les lettres qu'il écrit à Atticus, il est presque par-
tout question de billets et d'échéances, et l'on y voit que son ar-
gent circule de tous les côtés. Il est en relations suivies d'affaires,
et, comme on dirait aujourd'hui, en compte courant avec les plus
grands personnages. Tantôt il prête, et tantôt il emprunte à César.
(1) Sa villa de Tusculum notamment lui avait coûté très cher. Ce qui prouve qu'elle
devait avoir une très grande valeur, c'est qu'à son retour de l'exil le sénat lui alloua
500,000 sesterces (100,000 francs) pour réparer les dommages qu'elle avait soufferts
pendant son absence, et qu'il trouva qu'on était loin de lui avoir donné assez.
CICÉRON, SA VIE PUIÎLIQUE ET PRIVEE. Ôi
On trouve, parmi ses nombreux débiteurs, des gens de toute con-
dition et de toute fortune, depuis Pompée jusqu'à Hermogène, qui
a bien l'air d'être un simple aflranchi. Malheureusement, tout
compte fait, ses créanciers sont bien plus nombreux encore; maigre
l'exemple et les conseils d'Atticus, il s'entendait mal à gouverner
sa fortune. 11 avait sans cesse des caprices coûteux. Il lui fallait à
tout prix des statues et des tableaux pour orner ses galeries et leur
donner l'air des gymnases de la Grèce. Il se ruinait dans ses mai-
sons de campagne pour les embellir. Généreux à contre-temps, on
le voit prêter aux autres au moment où il est contraint d'emprunter
pour lui-même. C'est toujours lorsqu'il est le plus endetté qu'il a
le plus envie d'acheter quelque villa nouvelle. Il n'hésite pas alors
à s'adresser à tous les banquiers de Rome; il va trouver Gonsidius,
Axius, Vectenus, Vestorius; il essaierait même d'attendrh' Gœcilius,
l'oncle de son ami Atticus, s'il ne savait que ses plus proches pa-
rens n'en peuvent rien tirer à moins de lui donner 1 pour 100 par
mois d'intérêt. Du reste il supporte gaîment sa détresse. Le sage
Atticus a beau lui dire qu'il est honteux d'avoir des dettes; comme
il partage cette honte avec bien des gens, elle lui semble légère, et
il est le premier à en plaisanter. « Sachez, dit-il à un de ses amis,
que je suis tellement endetté que j'entrerais volontiers dans quel-
que conjuration, si l'on voulait m'y recevoir; mais, depuis que j'ai
puni celle de Catilina, je n'inspire plus de confiance aux autres. »
Et quand arrive le 1'"' du mois, jour des échéances, il se contente
de s'enfermer à Tusculum et laisse Ëros ou Tiron disputer avec les
créanciers.
Ces embarras et ces misères, dont sa correspondance est pleine,
nous font songer presque malgré nous à certains passages de ses
œuvres philosophiques qui paraissent assez surprenans, lorsqu'on
les compare à la façon dont il vivait, et qu'on pourrait facilement
tourner contre lui. Est-ce bien cet insouciant et ce prodigue, tou-
jours prêt à dépenser sans compter, qui s'écriait un jour avec un
accent de conviction dont nous sommes émus : « Dieux immortels,
quand donc les hommes comprendront-ils quels trésors on trouve
dans l'économie! » Gomment cet ardent amateur d'objets d'art, cet
ami passionné de la magnificence et du luxe , a-t-il osé traiter de
fous les gens qui aiment trop les statues et les tableaux , ou qui se
construisent des maisons magnifiques? Le voilà condamné par lui-
même, et je n'ai pas envie de l'absoudre tout à fait; mais, au mo-
ment de porter sur lui un jugement sévère, rappelons-nous en quel
temps il vivait, et songeons à ses contemporains. Je ne veux pas le
comparer aux plus méchans, son triomphe serait trop facile; mais
entre ceux qu'on regarde comme les plus honnêtes il tient encore
52 REVUE DES DEUX MONDES.
une des meilleures places. Il ne doit pas sa fortune à l'usure, comme
Brutus et ses amis; il ne l'a point augmentée par cette avarice sor-
dide qu'on reprochait à Caton ; il n'a pas pillé les provinces, comme
Appius ou Cassius; il n'a pas consenti, comme Hortensius, à prendre
sa part de ces pillages. 11 faut donc bien reconnaître que, malgré les
reproches qu'on peut lui faire, il était dans ces questions d'argent
plus délicat et plus désintéressé que les autres. En somme, ses dés-
ordres n'ont fait de tort qu'à lui-même (1), et s'il avait trop le goût
des prodigalités ruineuses, au moins n'a-t-il pas eu recours, pour y
suffire, à des profits scandaleux. Ces scrupules l'honorent d'autant
plus qu'ils étaient alors plus rares, et que peu de gens ont traversé
sans quelque souillure la société cupide et corrompue parmi la-
quelle il vivait.
II.
11 ne mérite pas moins d'éloges pour avoir été honnête et rangé
dans sa vie de famille. C'étaient encore là des vertus dont ses con-
temporains ne lui donnaient pas l'exemple.
11 est probable que sa jeunesse fut sévère. Il voulait résolument
devenir un grand orateur, et on n'y arrivait pas sans peine. Nous
savons par lui combien était dur alors l'apprentissage de l'éloquence.
« Pour y réussir, nous dit-il, il faut renoncer à tous les plaisirs, fuir
tous les amusemens, dire adieu aux distractions, aux jeux, aux fes-
tins, et presque au commerce de ses amis. » C'est de ce prix qu'il
paya ses succès. L'ambition dont il était dévoré le préserva des au-
tres passions, et lui suffît. L'étude occupa et remplit sa jeunesse.
Une fois ces premières années passées, le péril était moindre; l'ha-
bitude du travail qu'il avait prise et les grandes afiaires dont il fut
chargé pouvaient suffire à le préserver de tout entraînement dan-
gereux. Les écrivains qui ne l'aiment pas ont vainement essayé de
trouver dans sa vie la trace de quelqu'un de ces désordres qui étaint
si communs autour de lui. Les plus mal intentionnés, comme Dion,
le plaisantent au sujet d'une femme d'esprit, nommée Cœrellia,
qu'il appelle quelque part son intime amie. Elle l'était en eflet, et
il paraît bien qu'elle ne manquait pas d'influence sur lui. On avait
conservé et publié sa correspondance avec elle. Cette correspon-
(1) Il n'est pas probable que Gicéron ait fait tort à ses créanciers comme Milon, qui
ne leur donna que 4 pour 100. Au moment de quitter Rome, après la mort de César,
Cicéron écrivait à Atticus que l'argent qu'on lui devait suffirait à payer les dettes qu'il
avait faites; mais comme en ce moment l'argent était rare et comme les débiteurs se
faisaient prier, il lui donnait l'ordre de vendre ses biens, s'il en était besoin, et il ajou-
tait : « Ne consultez là-dessus que ma réputation. »
CICERON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. 53
dance était, à ce qu'on dit, d'un ton assez libre, et semblait d'abord
donner raison aux malins; mais il faut remarquer que Cœrellia était
beaucoup plus âgée que lui, que, loin d'être une cause de trouble
dans son ménage , on ne la voit y intervenir que pour le raccom-
moder avec sa femme, enfin que leur liaison semble avoir pris nais-
sance dans une affection commune pour la philosophie : c'est une
origine calme et qui ne fait pas prévoir des suites bien fâcheuses.
Gœrellia était une personne instruite, dont la conversation devait
plaire beaucoup à Cicéron. Son âge, son éducation, qui n'était pas
celle des femmes ordinaires, le mettaient à l'aise avec elle, et,
comme il avait naturellement la répartie vive, qu'une fois excité
par la verve de l'entretien il ne savait pas toujours gouverner et
retenir son esprit, et que d'ailleurs, par patriotisme comme par
goût, il ne mettait rien au-dessus de cette gaîté libre et hardie
dont Plante lui semblait le modèle, il a pu se faire qu'il lui ait écrit
sans se gêner de ces plaisanteries « plus salées que celles des Àtti-
ques et vraiment romaines. » Plus tard, quand cette urbanité rus-
tique et républicaine ne fut plus à la mode, quand, sous l'influence
d'une cour qui se formait, la politesse se raffina et les manières de-
vinrent plus cérémonieuses, la liberté de ces propos choqua sans
doute quelques délicats et put donner lieu à de méchans bruits.
Quant à nous, de toutes les parties aujourd'hui perdues de la cor-
respondance de Gi'céron, les lettres qu'il avait éci'ites à Gœrellia
sont peut-être celles que nous regrettons le plus. Elles nous au-
raient mieux fait connaître que tout le reste lés relations de la so-
ciété et la vie du monde à ce moment.
On pense qu'il avait près de trente ans quand il se maria. G'était
vers la fin de la domination de Sylla, à l'époque de ses premiers
succès oratoires. Sa femme Térentia appartenait à une famille
distinguée et riche. Elle lui apportait en dot, selon Plutarque,
120,000 drachmes (111,000 francs), et nous voyons que de plus
elle possédait des maisons à Rome et une forêt près de Tusculum.
G'était un mariage avantageux pour un jeune homme qui débutait
dans la vie politique avec plus de talent que de fortune, La corres-
pondance de Gicéron ne donne pas une très bonne idée de Térentia.
Nous nous la figurons comme une femme de ménage économe et
rangée, mais aigre et désagréable. La vie était difficile avec elle.
Elle s'entendait peu avec son beau-frère Quintus et encore moins
avec Pomponia, sa belle -sœur, qui, du reste, ne s'entendait avec
personne. Elle avait sur son mari cette influence que prend toujours
une femme volontaire et obstinée sur un esprit irrésolu et indiffé-
rent. Gicéron la laissa longtemps maîtresse absolue dans son mé-
nage; il était bien aise de se décharger sur quelqu'un de ces occu-
5/t REVUE DES DEUX MONDES.
pations qui ne lui convenaient pas. Elle ne fut pas sans avoir quelque
action sur sa vie politique. Elle lui conseilla des mesures énergiques
à l'époque du grand consulat, et plus tard elle le brouilla avec Glo-
dius en haine de Glodia, qu'elle soupçonnait de vouloir lui plaire.
Gomme tous les profits lui étaient bons, elle parvint à l'engager
dans quelques affaires de finance qu'Atticus lui-même, qui n'était
pourtant pas scrupuleux, ne trouvait pas très honnêtes; mais là s'ar-
rêtait son pouvoir. Il semble qu'elle demeura étrangère et peut-être
indifierente à la gloire littéraire de son mari. Dans aucun des beaux
ouvrages de Gicéron, où le nom de sa fille, de son frère et de son
fils reviennent si fréquemment, il n'est question de sa femme. Té-
rentia n'eut point d'inlluence sur son esprit. Il ne lui confia jamais sa
pensée intime sur les choses les plus sérieuses de la vie; il ne l'as-
socia point à ses convictions et à ses croyances. Nous en avons dans
sa correspondance une preuve curieuse. Térentia était dévote, et
dévote à l'excès. Elle consultait les devins, elle croyait aux pro-
diges. Gicéron ne se donna pas la peine de la guérir de ce travers.
11 semble même quelque part faire un singulier partage d'attri-
butions entre elle et lui; il la montre servant respectueusement les
dieux, tandis que lui s'occupe à cultiver les hommes. Non-seule-
ment il ne gênait pas sa dévotion, mais il avait pour elle des com-
plaisances qui nous surprennent. Voici ce qu'il lui écrivait au mo-
ment où il allait partir pour le camp de Pompée : « Je suis enfin
délivré de ce malaise et de ces souffrances que j'éprouvais et qui
vous causaient beaucoup de chagrin. Le lendemain de mon départ,
j'en ai reconnu la cause. J'ai rejeté, pendant la nuit, de la bile toute
pure, et je me suis senti soulagé, comme si quelque dieu m'avait
servi de médecin. G'est évidemment Apollon et Esculape. Je vous
prie de leur en rendre grâces avec votre piété et votre zèle ordi-
naires. » Ge langage est étrange dans la bouche de ce sceptique qui
a écrit le traité sur la Nature des dieux ^ mais Gicéron était sans
doute de ces gens comme Varron et beaucoup d'autres qui, tout
en faisant eux-mêmes peu d'usage des pratiques religieuses, trou-
vaient qu'elles ne sont pas mauvaises pour le peuple et pour les
femmes.
Il nous reste tout un livre de lettres de Gicéron à Térentia; ce
livre contient l'histoire de son ménage. Ge qui frappe, dès qu'on
l'ouvre, c'est qu'à mesure qu'on avance, les lettres se raccourcissent.
Les dernières ne sont plus que de très courts billets, et non-seule-
ment la longueur des lettres diminue, mais le ton n'en est plus le
même, et les marques de tendresse y deviennent de plus en plus
rares. On en peut tout d'abord conclure que cette affection ne fut
pas de celles que le temps augmente : l'habitude de vivre ensemble,
CICERON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. 55
qui entre pour une si grande part dans les liaisons, affaiblit celle-là.
Au lieu de se fortifier, elle s'usa en durant. Les premières lettres
sont d'une passion incroyable. Il y avait pourtant plus de quinze
ans que Gicéron était marié; mais il était alors bien malheureux, et
il semble que le m.alheur rende les gens plus tendres, et que les
familles éprouvent le besoin de se rapprocher davantage quand de
grands coups les frappent. Gicéron venait d'être condamné à l'exil.
Il s'éloignait bien tristement de Rome, où il savait qu'on brûlait sa
maison, qu'on poursuivait ses amis, qu'on outrageait sa famille.
Térentia s'était très énergiquement conduite; elle avait souffert
pour son mari, et souffert avec courage. En apprenant la façon dont
on l'avait traitée, Gicéron lui écrivait avec désespoir : « Que je suis
malheureux! Et faut-il qu'une femme si vertueuse, si honnête, si
douce, si dévouée, soit ainsi tourmentée à cause de moi! » « Per-
suadez-vous, lui disait-il ailleurs, que je n'ai jamais rien de plus
cher que vous. En ce moment, je crois vous voir, et je ne puis re-
tenir mes pleurs! » Il ajoutait avec plus d'effusion encore: « 0 ma
vie, je voudrais vous revoir et mourir dans vos bras! » La corres-
pondance s'arrête ensuite pendant six ans. Elle reprend à l'époque
où Gicéron quitta Rome pour aller gouverner la Gilicie, mais le ton
en est fort changé. Dans la seule lettre qui nous reste de ce mo-
ment, les tendresses sont remplacées par les affaires. Il y est fort
question d'un héritage qui était survenu très à propos pour la for-
tune de Gicéron, et des moyens d'en tirer le meilleur parti possible.
A la vérité il appelle encore Térentia sa femme très chérie et très
souhaitée, sunvissima atque optatissima, mais ces mots n'ont plus
l'air que de formules de politesse. Gependant il témoigne un grand
désir de la revoir, et il lui demande de venir l'attendre le plus loin
qu'elle le pourra. Elle alla jusqu'à Brindes, et, par un hasard fa-
vorable, elle entrait dans la ville au moment même où son mari
arrivait au port; ils se réunirent et s'embrassèrent sur le forum.
C'était un moment heureux pour Gicéron. Il revenait avec le titre
di'imperator et l'espoir du triomphe; il retrouvait sa famille unie
et joyeuse. Malheureusement la guerre civile était près d'éclater.
Les partis avaient achevé de rompre pendant son absence; ils al-
laient en venir aux mains, et le lendemain de son arrivée Gicéron
était contraint de faire un choix entre eux et de se déclarer.
Gette guerre ne nuisit pas seulement à sa situation politique, elle
fut fatale à son bonheur privé. Quand la correspondance reprend,
après Pharsale, elle devient d'une extrême sécheresse. Gicéron re-
tourne en Italie et débarque encore à Brindes, non plus triomphant
et heureux, mais vaincu et désespéré. Gette fois il ne souhaite plus
de revoir sa femme, quoiqu'il n'ait jamais eu plus besoin d'être
56 REVUE DES DEUX MONDES.
consolé. Il l'éloigné de lui, et sans y mettre beaucoup de façons.
« Je ne vois pas, si vous venez, lui dit-il, à quoi vous pouvez m'être
utile. » Ce qui rendait cette réponse plus cruelle, c'est qu'au même
moment il faisait venir sa fille et se consolait dans son entretien.
Quant à sa femme, elle n'obtient plus de lui que des billets de
quelques lignes, et il aie courage de lui avouer qu'il ne les fait pas
plus longs parce qu'il n'a rien à lui dire. En même temps il la
renvoie, pour savoir les décisions qu'il a prises, à Lepta, à Treba-
tius, à Atticus, à Sicca. C'est montrer assez clairement qu'elle n'a
plus sa confiance. La seule marque d'intérêt qu'il lui donne encore,
c'est de lui demander de temps en temps de soigner sa santé, re-
commandation assez superflue, puisqu'elle vécut plus de cent ans!
La dernière lettre qu'il lui adresse est tout à fait celle qu'on écrirait
à un intendant pour lui intimer un ordre. « Je compte être à Tus-
culum le 7 ou le 8 du mois, lui dit-il; ayez soin de tout préparer.
J'aurai peut-être avec moi plusieurs personnes, et vraisemblable-
ment nous y serons quelque temps. Que le bain soit prêt et qu'il ne
manque rien des choses qui sont nécessaires à la vie et à la santé. »
A quelques mois de là, une séparation que ce ton fait prévoir eut
lieu entre les deux époux. Cicéron répudia Térentia après plus de
trente ans de mariage, et quand ils avaient des enfans et des petits-
enfans.
Quels furent les motifs qui le poussèrent à cette fâcheuse extré-
mité? Il est probable que nous ne les savons pas tous. L'humeur
désagréable de Térentia a dû amener souvent dans le ménage de
ces petites querelles qui, en revenant sans cesse, finissent par user
les alfections les plus solides. Vers l'époque où Cicéron fut rappelé
de l'exil, quelques mois à peine après qu'il avait écrit ces lettres
passionnées dont j'ai parlé, il disait à Atticus : « J'ai quelques cha-
grins domestiques que je ne puis pas vous écrire. » Et il ajoutait,
pour être compris : u Ma fille et mon frère m'aiment toujours. » 11
faut croh'e qu'il avait bien lieu de se plaindre de sa femme pour
l'omettre ainsi de la liste des personnes dont il se croyait aimé. On
soupçonne aussi que Térentia a pu être jalouse de l'alfection que
Cicéron témoignait à sa fille. Cette affection avait des excès et des
préférences qui pouvaient la blesser, et elle n'était pas femme à en
souffrir sans Se plaindre. Il est à croire que ces discussions ont pré-
paré et amené de loin le divorce, mais elles ne le décidèrent pas.
Le motif en fut plus prosaïque et plus vulgaire. Cicéron le justifie
par les gaspillages et les détournemens de sa femme, et il l'accuse
plusieurs fois de l'avoir ruiné à son profit. Un des caractères les
plus curieux d3 cette époque, c'est que les femmes y paraissent
aussi occupées d'affaires, aussi avides de spéculations que les
CICERON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. 57
hommes. L'argent est leur premier souci. Elles font valoir leurs
biens, elles placent leurs fonds, elles prêtent et elles empruntent.
Nous en trouvons une parmi les créanciers de Cicéron, et deux
parmi ses débiteurs. Seulement, comme elles ne pouvaient pas
toujours paraître elles-mêmes dans ces entreprises de finance,
elles avaient recours à quelque affranchi complaisant ou à quel-
que homme d'affaires suspect qui surveillait leurs intérêts et pro-
fitait de leurs bénéfices. Dans son discours pour Cœcina, Cicé-
ron, rencontrant sur son chemin un personnage de cette espèce,
dont c'était le métier de s'attacher à la fortune des femmes et
souvent de faire la sienne à leurs dépens, le dépeint en ces ter-
mes : « 11 n'y a pas d'homme que l'on trouve davantage dans la
vie ordinaire. Il est le flatteur des dames, l'avocat des veuves, un
chicaneur de profession, amoureux de querelles, grand coureur de
procès, ignorant et sot parmi les hommes, habile et savant juris-
consulte avec les femmes, intrigant vulgaire, adroit à séduire par
les apparences d'un faux zèle et d'une amitié hypocrite, empressé à
rendre des services quelquefois utiles, rarement fidèles. » C'était
un guide merveilleux à l'usage des femmes tourmentées du désir
de faire fortune; aussi Térentia en avait-elle un auprès d'elle, son
affranchi Philotimus, homme d'affaires habile, mais peu scrupu-
leux, à qui ce métier avait léussi, puisqu'il était riche et qu'il avait
lui-même des esclaves et des affianchis. Dans les premiers temps,
Cicéron se servait souvent de lui, sans doute à la prière de Térentia.
C'est lui qui lui fit acheter à bas prix une partie des biens de Mi-
Ion, quand Milon fut exilé. L'aflaire était bonne, mais peu délicate,
et Cicéron, qui le sentait bien, n'en parle qu'en rougissant. A son
départ pour la Cilicie, il laissa à Philotimus l'administration d'une
partie de sa fortune, mais il ne tarda pas à s'en repentir. Philoti-
mus, en intendant de grande maison, s'occupa moins des intérêts
de son maître que des siens. Il garda pour lui les profits qu'il avait
faits sur les biens de Milon, et au retour de Cicéron il lui présenta
un mémoire par lequel il était son créancier d'une somme, impor-
tante. « C'est un merveilleux voleur! » disait Cicéron furieux. A ce
moment, ses soupçons n'allaient pas plus loin que Philotimus; lors-
qu'il revint de Pharsale, il s'aperçut bien que Térentia était sa com-
plice. « J'ai trouvé les affaires de ma maison, disait-il à un ami,
dans un état aussi mauvais que celles de la république. » La dé-
tresse dans laquelle il se voyait à Brindes le rendit méfiant. 11 re-
garda ses comptes de plus près, ce qui ne lui était pas ordinaire,
et il ne lui fut pas difficile de reconnaître que Térentia l'avait sou-
vent trompé. En une seule fois, elle avait retenu 60,000 sesterces
(12,000 francs) sur la dot de sa fille. C'était un beau bénéfice;
58 REVUE DES DEUX MONDES.
mais elle ne négligeait pas non plus les petits profits. Son mari la
surprit un jour détournant 2,000 sesterces (ZiOO francs) sur une
somme qu'il lui demandait. Cette rapacité acheva d'irriter Cicéron,
que d'autres motifs sans doute avaient aigri et blessé depuis long-
temps. Il se résigna au divorce, mais il ne s'y résigna pas sans
douleur. On ne brise pas impunément des liens que l'habitude, à
défaut de l'aiïection, aurait dû resserrer. Il semble qu'au moment
de se séparer, après tant de jours heureux passés ensemble, tant de
maux supportés en commun, il doit toujours y avoir quelque sou-
venir qui se réveille et qui réclame. Ce qui ajoute à la tristesse de
ces pénibles momens, c'est que lorsqu'on voudrait se recueillir et
s'isoler dans sa douleur, les gens d'affaires arrivent; il faut dé-
fendre ses intérêts, compter et discuter avec eux. Ces débats, qui
n'avaient jamais convenu à Cicéron, le faisaient alors souffrir plus
qu'à l'ordinaire. Il disait à l'obligeant Atticus, en le priant de s'en
charger pour lui : « Ce sont des blessures trop fraîches; je n'y sau-
rais toucher sans les faire saigner. » Et comme Térentia chicanait
toujours, il voulut qu'on mit fin à la discussion en lui accordant
tout ce qu'elle demandait. « J'aime mieux, écrivait-il, avoir à me
plaindre d'elle que si je devais être mécontent de moi-même. »
On comprend que les malins ne manquèrent pas de se divertir à
propos de ce divorce. C'étaient après tout de justes représailles, et
Cicéron s'était trop souvent moqué des autres pour exiger qu'on
l'épargnât lui-même. Malheureusement il leur donna peu de temps
après une occasion nouvelle de s'égayer à ses dépens. Malgré ses
soixante-trois ans il songea à se remarier, et il alla choisir une très
jeune fille, Publilia, que son père en mourant avait confiée à sa
tutelle. Un mariage de tuteur avec sa pupille est un vrai mariage
de comédie, et il est assez ordinaire que le tuteur s'en trouve mal.
Comment se fait-il que Cicéron, avec son expérience de la vie et
du monde, se soit laissé entraîner à cette imprudence? Térentia,
qui avait à se venger, répétait partout qu'il s'était épris pour cette
jeune fille d'un amour extravagant; mais Tiron, son secrétaire,
prétend qu'il ne l'avait épousée que pour payer ses dettes avec sa
fortune, et je pense qu'il faut croire Tiron, quoique ce ne soit pas
l'habitude que, dans ces sortes de mariages, le plus âgé soit aussi
le plus pauvre. Comme on pouvait le prévoir, le trouble ne tarda
pas à se mettre dans le ménage. Publilia, qui se trouvait plus jeune
que sa belle-fille, ne s'entendit pas avec elle, et il paraît qu'elle
ne sut pas cacher sa joie quand elle mourut. C'était un crime im-
pardonnable pour Cicéron; il ne voulut plus la revoir. Ce qui est
étrange, c'est que cette jeune femme, loin d'accepter avec plaisir
la liberté qu'on voulait lui rendre, fit de grands efforts pour rentrer
CICERON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. 59
dans la maison de ce vieillard qui la répudiait; mais il fut inflexible.
Cette fois il avait assez du mariage, et l'on raconte que, comme son
ami Hirtius venait lui offrir la main de sa sœur, il la refusa sous
prétexte qu'il est malaisé de s'occuper à la fois d'une femme et
de la philosophie. La réponse était sage, mais il aurait bien dû s'en
aviser un peu plus tôt.
III.
Cicéron eut deux enfans de Térentia. Sa fille Tullia était l'aînée.
Il l'avait élevée à sa façon, l'initiant à ses études et lui communi-
quant le goût des choses de l'esprit qu'il aimait tant lui-même, et
dont il semble que sa femme ne se souciait pas. a Je retrouve en
elle, disait-il, mes traits, ma parole, mon âme; » aussi l'aimait-il
tendrement. Elle était bien jeune encore que déjà son père ne pou-
vait s'empêcher, dans un de ses plaidoyers, de faire une allusion à
l'affection qu'il avait pour elle. Cette affection, la plus profonde
assurément qu'il ait éprouvée, a fait le tourment de sa vie. Il est
impossible d'imaginer une destinée plus triste que celle de cette
pauvre femme. Mariée à treize ans à Pison, puis à Crassipès, elle
se remaria pour la troisième fois pendant que son père était absent
et gouvernait la Gilicie. Les prétendans étaient nombreux, même
parmi les jeunes gens d'illustre maison, et ce n'était pas seulement,
comme on pourrait le croire, la gloire du beau-père qui les atti-
rait. Il nous dit qu'on supposait qu'il reviendrait très riche de son
gouvernement. En épousant sa fille, ces jeunes gens pensaient
faire un mariage avantageux qui leur permettrait de payer leurs
dettes. Parmi eux se trouvaient le fils du consul Sulpitius et Tibé-
rius ISéron, qui fut le père de Tibère et de Drusus. Cicéron pen-
chait pour ce dernier, qui était allé chercher son aveu jusqu'en
Gilicie, quand sa femme et sa fille, à qui il avait laissé en partant
le droit de choisir, se décidèrent sans lui pour Cornélius Dolabella.
C'était un jeune homme de grande famille, un ami de Curion, de
Caelius et d'Antoine, qui avait jusque-là vécu comme eux, c'est-
à-dire en jouant sa réputation et en dépensant sa fortune, du
reste homme d'esprit et personnage à la mode. Ce mari n'était
guère du goût d'Atticus; mais Térentia, à ce qu'il semble, s'était
laissé gagner par son grand nom, et peut-être Tullia n'était-elle
pas restée insensible à ses belles manières. Les débuts de ce ma-
riage semblèrent heureux. Dolabella charmait sa belle-mère et sa
femme par son obligeance et sa bonté. Cicéron lui-même, qui avait
été d'abord surpris de la façon rapide dont on avait mené l'affaire,
trouvait que son gendre avait beaucoup d'esprit et de politesse.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
« Pour le reste, ajoutait-il , il faut s'y résigner. » îl voulait parler
des habitudes légères et dissipées auxquelles Dolabella, malgré
son mariage, ne renonçait pas. Il avait promis de se ranger, mais
il tenait peu sa promesse, et quelque bonne volonté qu'eût Gicéron
de fermer les yeux sur ses désordres, il finit par lui rendre la rési-
gnation bien difficile. 11 continuait à vivre comme la jeunesse d'a-
lors, faisant du bruit, la nuit, dans les rues, sous les fenêtres des
femmes à la mode, et ses débauches semblaient scandaleuses dans
une ville habituée au scandale. Il s'attacha à une femme du monde
célèbre par ses aventures galantes, Ciccilia Metella, l'épouse du
consulaire Lentulus Spinther. C'est la même qui ruina plus tard le
fils du grand acteur tragique _^sopus, ce fou qui, ne sachant qu'in-
venter pour arriver plus vite à sa perte, eut la singulière vanité,
dans un dîner qu'il donnait à sa maîtresse, de faire dissoudre une
perle de 2 raillions et de l'avaler. Avec une personne comme Me-
tella, Dolabella eut bientôt achevé de dévorer sa fortune. Il dissipa
ensuite celle de sa femme, et, non content de la trahir et de la
ruiner, il la menaçait de la renvoyer quand elle osait se plaindre.
Il semble que Tullia l'aimait beaucoup et qu'elle résista longtemps
à ceux qui lui conseillaient le divorce. Gicéron accuse quelque
part ce qu'il appelle la folie de sa fille; mais il lui fallut enfin se
décider après de nouveaux outrages, et quitter la maison de son
mari pour retourner chez son père. Elle était enceinte. Une couche
qui survint dans ces circonstances pénibles l'emporta à Tusculum
à l'âge de trente et un ans.
Gicéron fut inconsolable de sa mort, et le chagrin de l'avoir perdue
a été certainement la plus grande douleur de sa vie. Gomme on con-
naissait son affection pour sa fille, il lui arriva de tous côtés de ces
lettres qui ne consolent ordinairement que ceux qui S'ont pas be-
soin d'être consolés. Les philosophes, dont il était l'honneur, es-
sayèrent par leurs exhortations de lui faire supporter plus coura-
geusement cette perte. Gésar lui écrivit d'Espagne, où il achevait
de vaincre les fils de Pompée. Les plus grands personnages de tous
les partis, Brutus, Lucceius, Dolabella lui-même, s'associèrent à sa
douleur; mais aucune de ces lettres ne dut le toucher plus vivement
que celle qu'il reçut d'un de ses vieux amis, de Sulpitius, le grand
jurisconsulte, qui gouvernait alors la Grèce. Nous l'avons heureu-
sement conservée. Elle est tout à fait digne du grand esprit qui
l'écrivait et de celui à qui elle était adressée. On en a souvent cité
le passage suivant : « Il faut que je vous dise une réflexion qui m'a
consolé, peut-être parviendra-t-elle à diminuer votre affliction. A
mon retour d'Asie, comme je faisais voile d'Égine vers Mégare, je
me mis à regarder le pays qui m'entourait. Mégare était devant
CIGÉRON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVÉE, 61
ïuoi, Égine derrière, le Pirée sur la droite, à gauche Corinthe. C'é-
taient autrefois des villes très florissantes, ce ne sont plus que des
ruines éparses sur le sol. A cette vue, je me suis dit à moi-même :
Comment osons-nous, chétifs mortels que nous sommes, nous plain-
dre à la mort d'un des nôtres, nous dont la nature a fait la vie si
courte, quand nous voyons d'un seul coup d'oeil les cadavres gisans
de tant de grandes cités! » La pensée est grande et nouvelle. Cette
leçon tirée des ruines, cette manière d'interpréter la nature au profit
des idées morales, cette mélancolie sériçuse mêlée à la contempla-
tion d'un beau paysage, ce sont là des sentimens que l'antiquité
païenne a peu connus. Ce passage semble vraiment animé d'un
souffle chrétien. On dirait qu'il a été écrit par un homme à qui les
livres saints étaient familiers et « qui déjà s'était assis, avec le pro-
phète, sur les ruines des villes désolées. » Cela est si vrai que saint
Vrabroise, voulant écrire une lettre de consolation, a imité celle-ci,
et qu'elle s'est trouvée tout naturellement chrétienne. La réponse
de Cicéron n'est guère moins belle. On y trouve la peinture la plus
touchante de sa tristesse et de son isolement. Après avoir décrit la
douleur qu'il a ressentie à la chute de la république, il ajoute :
« Ma fdle au moins me restait. J'avais où me retirer et me reposer.
Le charme de son entretien me faisait oublier tous mes soucis et
tous mes chagrins; mais l'afTreuse blessure que j'ai reçue en la per-
dant a rouvert dans mon cœur toutes celles que j'y croyais fermées.
Autrefois je me réfugiais dans ma famille pour oublier les malheurs
de l'état, mais aujourd'hui l'état a-t-il quelque remède à m'offrir
pour me faire oublier les malheurs de ma famille? Je suis obligé de
fuir à la fois ma maison et le forum, car ma maison ne me console
plus des peines que me cause la république, et la république ne
peut pas remplir le vide que je trouve dans ma maison. »
Cette triste destinée de Tullia et la douleur que sa mort causa à
Cicéron nous attirent vers elle. En la voyant tant regrettée, nous
souhaiterions la mieux connaître. Malheureusement il ne reste plus
une seule lettre d'elle dans la correspondance de Cicéron; quand il
lui prodigue des complimens sur son esprit, nous sommes réduits
à le croire sur parole, et les complimens d'un père sont toujours un
peu suspects. D'après ce qu'on en sait, on n'a pas trop de peine à
admettre que ce fut une femme distinguée, leclissima fœmina,
c'est l'éloge que lui accordait Antoine, qui n'aimait pas sa famille.
On voudrait pourtant savoir comment elle avait supporté l'édu-
cation que son père lui avait donnée. Cette éducation nous tient
malgré nous en défiance, et nous ne pouvons nous empêcher de
craindre que Tullia n'en ait un peu souffert. La façon même dont
son père l'a pleurée nuit pour nous à son souvenir. Peut-être ne lui
62 REVUE DES DEUX MONDES.
a-t-il pas rendu service en composant à sa mort ce traité de la Con-
solation qui était rempli de son éloge. Une jeune femme si malheu-
reuse méritait une élégie; un traité philosophique semble lourd à
sa mémoire. N'est-il pas possible que son père l'ait un peu gâtée en
voulant la rendre trop savante? C'était assez l'habitude à ce mo-
ment, Hortensius avait fait de sa fille un orateur, et l'on prétend
qu'elle plaida un jour une cause importante mieux qu'un bon avo-
cat. Je soupçonne que Cicéron avait voulu faire de la sienne un
philosophe, et je crains qu'il n'y ait trop bien réussi. La philosophie
présente bien des dangers pour une femme, et M"® de Sévigné
n'eut pas beaucoup à se louer d'avoir mis sa fille au régime de Des-
cartes. Cette figure pédante et sèche n'est pas propre à nous faire
aimer les femmes philosophes. Il y a des connaissances et des études
qui me semblent mieux appropriées à leur tour d'esprit. Quoique
La Bruyère prétende qu'on ne peut rien mettre au-dessus d'une
belle personne qui aurait les qualités d'un honnête homme, j'avoue
qu'il m'est aussi difficile de souhaiter à une femme les qualités et
les talens d'un homme que de lui en souhaiter le visage et les
traits.
La philosophie réussit moins bien encore au fils de Cicéron, Mar-
cus, qu'à sa fille. Son père se trompa complètement sur ses goûts
et ses aptitudes, ce qui n'est pas très extraordinaire, car la ten-
dresse paternelle est souvent plus vive qu'éclairée. Marcus n'avait
en lui que les instincts d'un soldat, Cicéron voulut en faire un phi-
losophe et un orateur; il y perdit sa peine. Ces instincts, un mo-
ment comprimés, reparaissaient toujours avec plus de violence. A
dix-huit ans, Marcus vivait comme tous les jeunes gens de cette
époque, et l'on était forcé de lui faire des représentations sur ses
dépenses. 11 s'ennuyait des leçons de son maître Dionysius et de la
rhétorique que son père essayait de lui apprendre. Il voulait partir
pour faire la guerre d'Espagne avec César. Au lieu de l'écouter, Ci-
céron l'envoya à Athènes pour y achever son éducation. On lui fît
une maison, comme au fils d'un grand seigneur. On lui donna des
affranchis et des esclaves, afîn qu'il pût paraître avec autant d'éclat
que les jeunes Bibulus, Acidinus et Messala, qui étudiaient avec
lui. On lui attribua pour sa dépense annuelle 100,000 sesterces
(20,000 francs), ce qui semble une pension raisonnable pour un
étudiant en philosophie; mais Marcus était parti de mauvaise grâce,
et le séjour d'Athènes n'eut pas pour lui les résultats que se promet-
tait Cicéron. Loin des yeux de son père, il se livra à ses goûts sans
retenue. Au lieu de suivre les cours des rhéteurs et des philosophes,
il s'occupa de bons dîners et de fêtes bruyantes. Sa vie fut d'autant
plus dissipée qu'à ce qu'il paraît il était encouragé dans ses désor-
CIGÉRON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. , 65
tires par son maître lui-même, le rhéteur Gorgias. Ce rhéteur était
un Grec accompli, c'est-à-dire un homme prêt à tout faire pour sa
fortune. En étudiant son élève, il vit qu'il gagnerait plus à flatter
ses vices qu'à cultiver ses qualités, et il flatta ses vices. A cette
école, Marcus, au lieu de s'attacher à Platon et à Aristote, comme
son père le lui avait recommandé, prit le goût du Falerne et d» vin
de Ghio, et ce goût lui resta. La seule renommée dont il se montra
fier dans la suite fut d'être le plus grand buveur de son temps : il
rechercha et il obtint la gloire de vaincre le triumvir Antoine, qui
jouissait en ce genre d'une grande réputation, et qui en était très
fier. C'était sa manière de venger son père, qu'Antoine avait fait
tuer. Plus tard Auguste, qui voulait payer au fils la dette qu'il avait
contractée envers le père, en fit un consul, mais il ne parvint pas à
l'arracher à ses habitudes de débauche, car le seul exploit qu'on
cite de lui, c'est d'avoir jeté son verre à la tête d' Agrippa un jour
qu'il était ivre.
On comprend quelle douleur dut ressentir Cicéron quand il ap-
prit les premiers désordres de son fils. Je suppose qu'il hésita long-
temps à y ajouter foi, car il aimait à s'abuser sur ses enfans. Aussi,
lorsque Marcus, sermonné par toute la famille, eut congédié Gor-
gias et promis d'être plus sage, son père, qui ne demandait pas
mieux que d'être trompé, s'empressa-t-il de le croire. On ne le voit
plus occupé, à partir de ce moment, qu'à supplier Atticus de ne
laisser manquer son fils de rien, et à étudier les lettres qu'il lui
envoie pour essayer d'y découvrir quelques progrès. Il nous reste
justement une de ces lettres de Marcus du temps où il semblait re-
venir à de meilleures habitudes. Elle est adressée à Tiron et pleine
de protestations et de repentir. Il se déclare si humilié , si tour-
menté de toutes ses erreurs, « que non-seulement son âme les dé-
teste, mais que ses oreilles n'en peuvent plus entendre parler. »
Pour achever de le convaincre de sa sincérité, il lui fait le tableau
de sa vie; il est impossible d'en voir une mieux occupée. Il passe
les jours et presque les nuits avec le philosophe Gratippe, qui le
traite comme un fils. Il le garde à dmer pour s'en priver le moins
possible. Il est si ravi des doctes entretiens de Bruttius qu'il a voulu
l'avoir tout près de lui, et qu'il lui paie le logement et un peu aussi
le couvert. Il déclame en latin, il déclame en grec avec les plus sa-
vans rhéteurs. Il ne fréquente plus que des hommes instruits; il ne
voit que de doctes vieillards, le sage Épicrate, le vénérable Léoni-
das, tout l'aréopage enfin, et ce récit édifiant se termine par ces
mots : « surtout ayez grand soin de vous bien porter pour que nous
puissions ensemble causer science et philosophie. » La lettre est
fort agréable, mais en la lisant il vient à l'esprit quelques défiances.
64 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces protestations sont tellement exagérées qu'on soupçonne que
Marcus avait quelque intérêt secret à les faire, surtout quand on se
souvient que Tiron possédait la confiance de son maître, et qu'il
disposait de toutes ses libéralités. Qui sait si ces regrets et ces pro-
messes bruyantes n'ont pas précédé et excusé quelque appel de
fonds ?
Il faut dire à la décharge de Marcus qu'après avoir attristé son
père par ses désordres, il a au moins consolé ses derniers momens.
Quand Brutus traversa Athènes, appelant aux armes les jeunes Ro-
mains qui s'y trouvaient, Marcus sentit se ranimer en lui ses in-
stincts de soldat. Il se souvint qu'à dix-sept ans il avait commandé
avec succès un corps de cavalerie à Pharsale, et il répondit un des
premiers à l'appel de Brutus. 11 fut un de ses lieutenans les plus
habiles, les plus dévoués, les plus courageux, et mérita souvent ses
éloges. « Je suis si content, écrivait Brutus à Cicéron, de la valeur,
de l'activité et de l'énergie de Marcus, qu'il me semble se rappeler
toujours de quel père il a l'honneur d'être fils. » On comprend com-
bien Cicéron devait être heureux de ce témoignage. C'est dans la
joie que lui causait ce réveil de son fils qu'il écrivit et lui dédia son
traité des Devoirs, qui est peut-être son plus bel ouvrage, et qui
fut son dernier adieu à sa famille et à sa patrie.
IV.
Cette étude sur la vie intérieure de Cicéron n'est pas complète
encore, et il reste quelques détails à y ajouter. On sait que le mot
familia ne désigne pas seulement chez les Romains des personnes
libres unies par la parenté, mais qu'il comprend aussi les esclaves
qui leur appartenaient. Le serviteur et le maître avaient alors entre
eux des rapports plus étroits qu'aujourd'hui, et leur vie se mêlait
davantage. Aussi, pour achever de connaître Cicéron dans sa fa-
mille, convient -il de dire quelques mots de ses relations avec ses
esclaves.
En théorie, il n'avait pas sur l'esclavage des opinions différentes
de celles de son temps. Comme Aristote, il en acceptait l'institution
et la trouvait légilime. Tout en proclamant qu'on a des devoirs à
remplir envers ses esclaves, il n'hésitait pas à admettre qu'il faut
les contenir par la cruauté, lorsqu'on n'a pas d'autre moyen d'en
être les maîtres; mais dans la pratique il les traitait avec beau-
coup de douceur. Il s'attachait à eux jusqu'à les pleurer, quand il
avait le malheur de les perdre. Ce n'était probablement pas l'usage,
car nous voyons qu'il en demandait presque pardon à son ami Atti-
CICÉRON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. 65
eus. « J'ai l'âme toute troublée, lui écrivait-il; j'ai perdu un jeune
homme, nommé Sosithée, qui me servait de lecteur, et j'en suis
plus affligé qu'on ne devrait l'être, ce semble, de la mort d'un es-
clave. » Je n'en vois qu'un, dans toute sa correspondance, contre
lequel il ait l'air d'être très irrité : c'est un certain Dionysius, qu'il
fait chercher jusqu'au fond de l'Illyrie et qu'il veut ravoir à tout
prix: mais Dionysius lui avait volé des livres, et c'était un crime
que Cicéron ne pardonnait pas. Ses esclaves aussi l'aimaient beau-
coup. Il se loue de la fidélité qu'ils lui ont témoignée dans ses mal-
heurs, et nous savons qu'au dernier moment ils voulaient se faire
tuer pour lui, s'il ne les en avait empêchés.
Parmi eux, il en est un que nous connaissons mieux que les au-
tres et qui a eu plus de part à son affection : c'est Tiron. Le nom
qu'il porte a fait soupçonner qu'il était un de ces esclaves nés dans
la maison du maître {vernœ), qu'on regardait encore plus que les
autres comme delà famille, parce qu'ils ne l'avaient jamais quittée.
Gicéron s'attacha de bonne heure à lui et le fit instruire avec soin.
Peut-être prit-il la peine d'achever lui-même son éducation. 11
s'appelle quelque part son professeur, et il aime à le chicaner sur
sa façon d'écrire. Il avait pour lui une très vive affection, et finit
par ne plus pouvoir s'en passer. Son rôle était grand dans la mai-
son de Cicéron, et ses attributions très variées. Il y représentait
l'ordre et l'économie, qui n'étaient pas des qualités ordinaires à
son maître ; c'était l'homme de confiance par les mains duquel pas-
saient toutes les affaires de finance. Il se chargeait le 1" du mois
de gronder les débiteurs en retard ou de faire prendre patience aux
créanciers trop pressés. Il revisait les comptes de l'intendant Éros,
qui n'étaient pas toujours en règle; il allait voir les banquiers obli-
geans dont le crédit soutenait Cicéron dans les momens difficiles.
Toutes les fois qu'il y avait quelque commission délicate à faire, on
s'adressait à lui, comme par exemple quand il s'agissait de récla-
mer quelque argent de Dolabella sans trop le désobliger. Le soin
qu'il donnait aux affaires les plus importantes ne l'empêchait pas
d'être employé aussi aux plus petites. On l'envoie surveiller les jar-
dins, exciter les ouvriers, visiter les bâtisses : la salle à manger
même est dans ses attributions, et je vois qu'on le charge de faire
les invitations d'un dîner, ce qui n'est pas toujours sans difficultés,
car il ne faut réunir ensemble que des convives qui se conviennent,
« et Tertia ne veut pas venir, si Publius est invité; » mais c'est sur-
tout comme secrétaire qu'il rendait à Cicéron les plus grands ser-
vices. Il écrivait presque aussi vite que la parole , et lui seul pou-
vait lire l'écriture de son maître, que les copistes ordinaires ne
déchiffraient pas. C'était plus qu'un secrétaire pour lui, c'était un
TOME LVI. — 1865. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
confident et môme un collaborateur. Aulu-Gelle prétend qu'il l'a
aidé dans la composition de ses ouvrages, et la correspondance ne
dément pas cette opinion. Un jour que Tiron était resté malade dans
quelque maison de campagne, Cicéron lui écrivait que Pompée, qui
était alors en visite chez lui , lui avait demandé de lui lire quelque
chose, et qu'il lui avait répondu que tout était muet dans sa mai-
son quand Tiron n'y était pas. « Ma littérature, ajoutait-il, ou plu-
tôt la nôtre languit de votre absence. Revenez au plus tôt ranimer
nos muses. » En ce moment, Tiron était encore esclave. Ce n'est
qu'assez tard, vers l'an 700, qu'il fut affranchi. Tout le monde,
dans l'entourage de Cicéron, applaudit à cette juste récompense de
tant de fidèles services. Quintus, qui était alors en Gaule, écrivit
tout exprès à son frère pour le remercier de lui avoir fait un nouvel
ami. Dans la suite, Tiron acheta un petit champ, sans doute avec
les libéralités de son maître, et Marcus, dans la lettre qu'il lui écrit
d'Athènes, le raille agréablement des goûts nouveaux que cette ac-
quisition va développer en lui. «Vous voilà donc propriétaire, lui
dit-il ; il vous faut quitter les élégances de la ville et devenir tout
à fait un paysan romain. Quel plaisir j'ai à vous contempler d'ici
sous votre nouvel aspect! Il me semble que je vous vois acheter
des instrumens rustiques, causer avec le fermier, ou garder, au
dessert, dans un pan de votre robe, des semences pour votre jar-
din! » Mais, propriétaire et affranchi, Tiron n'était pas moins au
service de son maître que lorsqu'il était son esclave.
Sa santé était mauvaise, et on ne la ménageait guère. Tout le
monde l'aimait, mais, sous ce prétexte, tout le monde aussi le fai-
sait travailler. On s'entendait pour abuser de sa complaisance,
qu'on savait inépuisable. Quintus, Atticus, Marcus, exigeaient qu'il
leur donnât sans cesse des nouvelles de Rome et de Cicéron. A cha-
que surcroît d'occupation qui survenait à son maître, Tiron en pre-
nait si bien sa part qu'il finissait par tomber malade. Il se fatigua
tant pendant le gouvernement de Gilicie que Cicéron fut contraint
de le laisser à Patras. C'était bien à regret qu'il se séparait de lui, et,
pour lui témoigner la douleur qu'il avait de le quitter, il lui écrivait
jusqu'à trois fois dans le même jour. Les soins qu'en toute occasion
Cicéron prenait de cette santé délicate et précieuse étaient infinis : il
se faisait médecin pour le guérir. Un jour qu'il l'avait laissé mal dis-
posé à Tusculum, il lui écrivait : « Occupez-vous donc de votre santé,
que vous avez négligée jusqu'ici pour me servir. Vous savez ce qu'elle
demande : une bonne digestion, point de fatigue, un exercice mo-
déré, de l'amusement, et le ventre libre. Revenez joli garçon; je
vous en aimerai mieux, vous et Tusculum. » Quand le mal était plus
grave, les recommandations étaient plus longues aussi. Toute la fa-
CTCÉRON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. 67
mille se réunissait pour écrire, et Cicéron, qui tenait la plume, lui
disait, au nom de sa femme et de ses en fans : « Si vous nous aimez
tous, et moi particulièrement, qui vous ai élevé, vous ne songe-
rez qu'à vous rétablir... Je vous demande en grâce de ne pas re-
garder à la dépense. J'ai écrit à Curius de vous donner tout ce
que vous demanderiez, de traiter généreusement le médecin pour
le rendre plus soigneux. Vous m'avez rendu des services innom-
brables chez moi, au forum, à la ville, dans ma province, dans
mes affaires publiques et privées, dans mes études et pour mes let-
tres; mais vous y mettrez le comble, si, comme je l'espère, je vous
revois en bonne santé. » Tiron paya cette affection par un dévoue-
ment qui ne se fatigua jamais. Avec sa santé chancelante, il vécut
plus de cent ans, et ion peut dire que toute cette longue vie fut em-
ployée au service de son maître. Son zèle ne se ralentit pas lorsqu'il
l'eut perdu, et il s'occupa de lui jusqu'à son dernier moment. 11
écrivit son histoire, il publia ses ouvrages inédits; pour ne laisser
rien perdre, il recueillit jusqu'à ses moindres notes et à ses bons
mots, dont il avait fait, dit-on, une collection un peu trop longue,
car son admiration ne choisissait pas. Enfin il donna de ses discours
d'excellentes éditions qui étaient encore consultées du temps d'Aulu-
Gelle. C'étaient assurément les services dont Cicéron, qui tenait
tant à sa gloire littéraire, aurait su le plus de gré à son fidèle af-
franchi.
Il y a une réflexion qu'on ne peut s'empêcher de faire quand on
étudie les rapports de Tiron avec son maître, c'est que l'esclavage
antique, vu de ce côté et dans la maison d'un homme comme Ci-
céron, paraît moins rebutant. Évidemment il s'était fort adouci à
cette époque, et les lettres sont pour beaucoup dans ce progrès.
Elles avaient répandu parmi ceux qui les aimaient une vertu nou-
velle, dont le nom revient souvent dans les ouvrages philosophiques
de Cicéron, l'humanité, c'est-à-dire cette culture de l'esprit qui
rend les âmes plus douces. C'est par son influence que l'esclavage,
sans être attaqué dans son principe, fut profondément modifié dans
ses conséquences. Ce changement se fit sans bruit. On ne chercha
pas à heurter de front les préjugés dominans : jusqu'à Sénèque, on
n'insista pas pour établir les droits de l'esclave à être compté parmi
les hommes, et on continua à l'exclure des grandes théories qu'on
faisait sur la fraternité humaine; mais en réalité personne ne profita
plus que lui de l'adoucissement des mœurs. On vient de voir com-
ment Cicéron traitait les siens, et il n'était pas une exception. Atticus
se cofiduisait comme lui, et cette humanité était devenue une sorte
de point d'honneur dont on se piquait dans ce monde de gens polis
et lettrés. Quelques années plus tard, Pline le Jeune, qui en était
68 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi, parle avec une tristesse qui nous touche des maladies et de
la mort de ses esclaves. «Je n'ignore pas, dit-il, que beaucoup
d'autres ne regardent ces sortes de malheurs que comme une simple
perte de bien, et qu'en pensant ainsi ils se croient de grands hommes
et des hommes sages. Pour moi, je ne sais s'ils sont aussi grands
et aussi sages qu'ils se l'imaginent, mais je sais bien qu'ils ne sont
pas des hommes. » Ces sentimens étaient ceux de toute la société
distinguée de cette époque. L'esclavage avait donc beaucoup perdu
de ses rigueurs vers la fin de la république romaine et dans les
premiers temps de l'empire. Ce progrès, qu'on rapporte ordinaire-
ment au christianisme, était plus ancien que lui, et il faut bien en
accorder la gloire à la philosophie et aux lettres.
En dehors des affranchis et des esclaves, qui faisaient partie de
la famille d'un riche Romain, d'autres personnes s'y rattachaient
encore, quoique d'une façon moins étroite : c'étaient les cliens.
Sans doute l'antique institution de la clientèle avait beaucoup perdu
de son caractère grave et sacré. Le temps n'était plus où Gaton
disait que les cliens doivent passer dans la maison avant les parens
et les proches, et que le titre de patron vient immédiatement après
celui de père. Ces liens s'étaient fort relâchés (1), et les obligations
qu'ils imposaient étaient devenues bien moins sévères. La seule à
peu près qu'on respectât encore était la nécessité pour les cliens
de venir saluer leur patron de grand matin. Quintus, dans la lettre
si curieuse qu'il adresse à son frère à propos de sa candidature au
consulat, les divise en trois classes : d'abord ceux qui se contentent
de la visite du matin ; ce sont en général des amis tièdes ou des
observateurs curieux qui viennent savoir des nouvelles, ou qui
même visitent quelquefois tous les candidats pour se donner le
plaisir de voir sur leurs figures où ils en sont de leurs espérances;
— puis ceux qui accompagnent leur patron au forum et lui font
cortège, pendant qu'il fait deux ou trois tours dans la basilique,
afin que tout le monde s'aperçoive que c'est un homme d'impor-
tance qui arrive; — enfin ceux qui ne le quittent pas pendant tout
le temps qu'il est hors de chez lui, et qui le ramènent à sa maison,
comme ils sont allés l'y prendre. Ceux-là sont les fidèles et les dé-
voués, qui ne marchandent pas le temps qu'ils vous donnent, et
dont le zèle à toute épreuve fait obtenir à un candidat les dignités
qu'il souhaite.
Quand on avait le bonheur d'appartenir à une grande maison,
on possédait par héritage une clientèle toute formée. Un Claudius
(l) Cependant Virgile, toujours fidèle aux anciennes traditions, place dans le Tartare
Je patron qui a trompé son client à côté du fils qui a frappé son père.
CICÉRON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. 69
OU un Cornélius, avant même de s'être donné la peine d'obliger
personne, était sûr de trouver toujours le matin son vestibule rem-
pli de gens que la reconnaissance attachait à sa famille, et il faisait
sensation au forum par le nombre de ceux qui l'accompagnaient
le jour où il venait y plaider sa première cause. Cicéron n'eut pas
cet avantage; mais, quoiqu'il ne dût ses cliens qu'à lui-même, ils
n'en étaient pas moins très nombreux. Dans ce temps de luttes
passionnées, où les citoyens les plus calmes étaient tous les jours
exposés aux accusations les plus déraisonnables, beaucoup de gens
étaient forcés de recourir à son talent pour les défendre. Il le fai-
sait volontiers, car il n'avait pas d'autre moyen pour se faire une
clientèle que de rendre service à beaucoup de monde. C'est peut-
être ce qui lui fit accepter tant de mauvaises causes. Comme il était
arrivé presque seul au forum, sans ce cortège d'obligés qui don-
nait la considération publique, il lui avait fallu ne pas se montrer
trop difficile pour le former et pour l'accroître. Quelque répugnance
que son esprit honnête éprouvât à se charger d'un procès douteux,
sa vanité ne résistait pas au plaisir d'ajouter une personne de plus
à la foule de ceux qui l'accompagnaient. Dans cette foule, il y avait,
au dire de son frère, des citoyens de tout âge, de toute condition et
de toute fortune. D'importans personnages s'y mêlaient sans doute
à ces petites gens dont se composaient d'ordinaire ces sortes de
cortèges. En parlant d'un tribun du peuple, Memmius Gemellus,
celui qui fut le protecteur de Lucrèce, il l'appelle son client.
Ce n'est pas seulement à Rome qu'il avait des cliens et des obli-
gés; l'on voit par sa correspondance que sa protection s'étendait
beaucoup plus loin, et qu'on lui écrivait de tous les côtés pour lui
demander quelques services. Les Romains étaient alors répandus
dans le monde entier; après l'avoir conquis, ils s'occupaient à l'ex-
ploiter. A la suite des légions, et presque sur leurs pas, une foule
d'hommes habiles et entreprenans s'était abattue sur les provinces
qu'on venait de soumettre pour y chercher fortune; ils savaient ac-
commoder leur industrie aux ressources et aux besoins de chaque
pays. En Sicile et en Gaule, ils cultivaient de vastes domaines et
spéculaient sur les vins et sur les blés; en Asie, où se trouvaient
tant de villes opulentes et obérées, ils se faisaient banquiers, c'est-
à-dire qu'ils leur fournissaient par leurs usures un moyen prompt
et sûr de se ruiner. En général, ils songeaient à rentrer à Rome
dès que leur fortune serait faite, et pour y revenir plus tôt ils cher-
chaient à s'enrichir plus vite. Comme ils étaient campés et non
vraiment établis dans les pays vaincus, qu'ils s'y trouvaient sans
affection et sans racines, ils les traitaient sans miséricorde et s'y
faisaient détester. Souvent on les poursuivait devant les tribunaux.
70 REVUE DES DEUX MONDES.
et ils avaient grand besoin d'être bien défendus. Aussi cherchaient-
ils à se procurer l'appui des meilleurs avocats, surtout celui de Gi-
céron, le plus grand orateur de son temps. Ce n'était pas trop de
son talent et de son crédit pour les tirer des méchantes affaires où
ils s'engageaient.
Si l'on voulait bien connaître l'un de ces grands négocians de
Rome, qui, par leur caractère et leur destinée, ressemblaient quel-
quefois aux spéculateurs d'aujourd'hui, il faudrait lire le discours
que Gicéron prononça pour défendre Rabirius Posthumus. Il y ra-
conte toute l'histoire de son client. Gette histoire est piquante, et
il n'est pas sans intérêt de la résumer pour savoir ce qu'étaient
ces gens d'affaires de Rome qui avaient si souvent recours à son
obligeante parole. Rabirius, fds d'un publicain riche et habile,
était né avec l'esprit d'entreprise. Il ne s'était pas borné à un seul
genre de commerce, car il était de ceux dont Gicéron dit qu'ils
connaissaient tous les chemins par où l'argent peut arriver, omnes
vins peciimœ norunt. Il faisait toute sorte d'aff'aires et avec un égal
bonheur ; il entreprenait beaucoup lui-même et s'associait souvent
aux entreprises des autres. Il prenait à ferme les impôts publics;
il prêtait aux particuliers, aux provinces et aux rois. Généreux au-
tant que riche, il faisait profiter ses amis de sa fortune. Il créait des
emplois pour eux, les intéressait dans ses affaires et leur donnait
une part de ses bénéfices. Aussi sa popularité était-elle très grande
à Rome; mais, comme il arrive, sa prospérité le perdit. Il avait
prêté beaucoup d'argent au roi d'Egypte Ptolémée Aulète, qui pro-
bablement lui payait de bons intérêts. Ge roi s'étant fait chasser
par ses sujets, Rabirius fut entraîné à lui faire des avances nou-
velles pour rattraper son argent compromis. Il engagea sa fortune
et même celle de ses amis pour fournir à ses dépenses; il défraya
les magnificences du cortège royal quand Ptolémée vint à Rome
demander l'appui du sénat, et, ce qui dut lui coûter plus cher en-
core, il lui donna les moyens de gagner les sénateurs les plus in-
fluens. L'affaire de Ptolémée paraissait sûre. Gomme on espérait
beaucoup de la reconnaissance du roi, les personnages les plus
importans se disputaient l'honneur ou plutôt le profit de le réta-
blir. Lentulus, alors proconsul de Gilicie, prétendait qu'on ne pou-
vait pas le lui refuser; mais en même temps Pompée, qui recevait
le jeune prince dans sa maison d'Albe, le réclamait pour lui. Ges
rivalités firent tout manquer. Les intérêts opposés se contrarièrent,
et, pour ne pas faire de jaloux en laissant quelqu'un profiter de
cette heureuse occasion, le sénat ne voulut l'accorder à personne.
On dit qu'alors Rabirius , qui connaissait bien les Romains, donna
au roi le conseil hardi de s'adresser à l'un de ces aventuriers dont
CICÉRON, SA VIE PUBLIQUE ET PRIVEE. 71
Rome était pleine, et qui ne reculaient devant rien pour de l'ar-
gent. L'ancien tribun Gabinius gouvernait la Syrie. On lui promit
10,000 talens (55 millions), s'il voulait désobéir ouvertement au
décret du sénat. La somme était forte, Gabinius accepta le marché,
et ses troupes ramenèrent Ptolémée dans Alexandrie.
Dès que Rabirius le sut rétabli, il s'empressa de venir le retrou-
ver. Pour être plus sûr de rentrer dans ses fonds , il consentit à se
faire son intendant -général {diœretes), ou, comme on dirait au-
jourd'hui, son ministre des finances. Il prit le manteau grec, au
grand scandale des Romains sévères ; il revêtit les insignes de sa
charge dans la pensée qu'il ne serait jamais mieux payé que s'il se
payait de ses mains. C'est ce qu'il essaya de faire, et il paraît qu'en
levant l'argent promis à Gabinius il prenait aussi discrètement de
quoi se rembourser lui-même; mais les peuples qu'on ruinait se
plaignirent, et le roi, à qui Rabirius était insupportable depuis qu'il
n'avait plus besoin de lui, qui trouvait peut-être le moyen com-
mode pour se débarrasser d'un créancier, le fit jeter en prison, et
menaça même sa vie. Rabirius se sauva d'Egypte dès qu'il le put,
heureux de n'y laisser que sa fortune. Il ne lui restait plus qu'une
ressource. En même temps qu'il administrait les finances du roi,
il avait acheté pour son compte des- marchandises égyptiennes, du
papier, du lin, du verre, et il en avait chargé plusieurs vaisseaux
qui débarquèrent avec un certain éclat à Pouzzoles. Le bruit en
vint jusqu'à Rome, et, comme on était habitué aux aventures heu-
reuses de Rabirius, la renommée prit plaisir à exagérer le nombre
des vaisseaux et la valeur du chargement. On disait même tout bas
que parmi ces navires il y en avait un plus petit qu'on ne montrait
pas, sans doute parce qu'il était plein d'or et d'objets précieux.
Malheureusement pour Rabirius il n'y avait rien de vrai dans tous
ces récits. Le petit navire n'existait que dans l'imagination des nou-
vellistes, et, les marchandises que portaient les autres s'étant mal
vendues, il fut tout à fait ruiné. Sa catastrophe fit sensation à Rome,
et l'on s'en occupa toute une saison. Les amis qu'il avait si géné-
reusement obligés l'abandonnèrent; l'opinion publique, qui lui avait
été jusque-là si favorable, se déchaîna contre lui. Les plus indul-
gens l'appelaient un sot, les plus emportés l'accusaient de feindre
la misère et de soustraire à ses créanciers une partie de sa fortune.
Il est certain cependant qu'il n'avait plus rien et qu'il ne vivait que
des libéralités de César, un de ceux en petit nombre qui lui restè-
rent fidèles dans son malheu!*. Cicéron non plus ne l'oublia pas. 11
se souvint qu'à l'époque de son exil Rabirius avait mis sa fortune
à sa disposition et payé des hommes pour l'accompagner. Aussi
s'empressa-t-il de plaider pour lui quand on voulut l'envelopper
72 REYUE DES DEUX MONDES.
dans le procès de Gabinius, et 11 parvint au moins à lui conserver
l'honneur et la liberté.
11 manque un trait à cette peinture. Gicéron nous dit, dans son
discours, que Rabirius était médiocrement savant. Il avait tant fait
de choses en sa vie qu'il n'avait pas eu le temps de songer à s'in-
struire; mais ce n'était pas l'ordinaire : on sait que beaucoup de
ses collègues, malgré leurs occupations peu littéraires, n'en étaient
pas moins des gens spirituels et lettrés. Gicéron, en recommandant
à Sulpitius un négociant de Thespies, ajoutait : « 11 a du goût pour
nos études. » 11 regardait Curius de Patras comme un de ceux qui
avaient le mieux conservé le tour de l'ancienne plaisanterie ro-
maine. « Hâtez- vous de revenir à Rome, lui écrivait-il, de peur
que la graine de l'urbanité ne se perde. » G'étaient des gens d'es-
prit aussi, des hommes du meilleur monde que ces chevaliers qui
se réunissaient en compagnies puissantes et prenaient à ferme les
impôts publics. Gicéron, qui était sorti de leurs rangs, avait des
relations presque avec tous; mais il semble qu'il était particuliè-
rement lié avec la compagnie qui avait la ferme des pâturages de
l'Asie, et il dit qu'elle s'était mise sous sa protection.
Gette protection s'étendait aussi sur des gens qui n'étaient pas
Romains de naissance. Les étrangers, on le comprend, regardaient
comme un grand honneur et une grande siireté pour eux d'être en
rapport de quelque manière avec un personnage illustre de Rome.
Ils ne pouvaient pas être ses cliens, ils souhaitaient de devenir ses
hôtes. En un temps où il y avait si peu d'hôtelleries convenables
dans les pays qu'on traversait, il fallait bien, quand on voulait
voyager, se pourvoir d'amis complaisans qui consentissent à vous
recevoir. En Italie, les gens riches achetaient de petites maisons où
ils passaient la nuit sur toutes les routes qu'ils avaient coutume de
parcourir; mais ailleurs on voyageait d'un hôte à l'autre. G'était
souvent une lourde charge que d'héberger ainsi un riche Romain.
Il avait toujours avec lui un grand équipage. Gicéron nous dit qu'il
avait rencontré dans le fond de l'Asie P. Vedius « avec deux cha-
riots, une voiture, une litière, des chevaux, de nombreux esclaves,
et de plus un singe sur un petit char et une quantité d'ânes sau-
vages. » Vedius n'était qu'un Romain assez obscur. Qu'on juge de
la suite que traînaient après eux un proconsul, un préteur, quand
ils allaient prendre possession de leur province! Gependant, quoi-
que leur passage épuisât la maison qui les recevait, on briguait cet
honneur ruineux, parce qu'on trouvait mille avantages à s'assurer
leur appui. Gicéron avait des hôtes dans toutes les grandes villes
de la Grèce et de l'Asie, et c'étaient presque toujours les premiers
citoyens. Des rois eux-mêmes, comme Dejotarus et Ariobarzane,
CICÉRON, SA VIE PUBLIQUE Eï PRIVEE. 73
s'honoraient de ce titre. Des villes importantes, Volaterra, Atelia,
Sparte, Paphos, réclamaient à chaque instant sa protection et la
payaient par des honneurs publics. Il comptait des provinces en-
tières, presque des nations, dans sa clientèle, et depuis l'affaire de
Verres, par exemple, il était le défenseur et le patron de la Sicile.
Cet usage survécut à la république, et au temps de Tacite les ora-
teurs en renom avaient encore parmi leurs cliens des provinces et
des royaumes. C'était la seule grandeur qui restât à l'éloquence.
Il me semble que ces détails achèvent de nous faire connaître ce
qu'était la vie d'un personnage important de cette époque. Tant
qu'on se contente d'étudier les quelqudfc personnes qui compo-
sent ce qu'on appelle aujourd'hui sa famille, et qu'on ne le voit
qu'entre sa femme et ses enfans, son existence ressemble assez à la
nôtre. Les sentimens qui sont le fond de la nature humaine n'ont
pas changé, et ils amènent toujours à peu près les mêmes consé-
quences. Les soucis qui troublaient le foyer de Cicéron, ses joies et
ses malheurs ne nous sont pas inconnus; mais dès qu'on sort de
ce cercle borné, quand on replace le Romain parmi la foule de ses
serviteurs et de ses familiers, les différences entre cette société et
la nôtre se montrent. Aujourd'hui la vie est devenue plus unie et
plus simple. Nous n'avons plus ces richesses immenses, ni ces vastes
relations, ni cette multitude de gens attachés à notre fortune. Ce
que nous appelons un grand train de maison aurait à peine suffi à
l'un de ces commis de traitans qui allaient recueillir l'impôt public
dans quelque ville de province. Un grand seigneur ou même un
riche chevalier romain ne se contentait point de si peu. Quand on
songe à ces nations d'esclaves qu'ils entassaient dans leurs maisons
et dans leurs terres, à ces affranchis qui formaient une sorte de cour
autour d'eux, à cette multitude de cliens qui encombraient les rues
de Rome par lesquelles ils passaient, à ces hôtes qu'ils avaient dans
le monde entier, à ces villes et à ces royaumes qui imploraient leur
protection, on s'explique mieux l'autorité de leur parole, la fierté
de leur attitude, l'ampleur de leur éloquence, la gravité de leur
maintien, le sentiment de leur importance personnelle qu'ils met-
taient dans toutes leurs actions et tous leurs discours. C'est en cela
surtout que la lecture des lettres de Cicéron nous rend un grand
service. En nous donnant quelque idée de ces grandes existences
que nous ne connaissons plus, elles nous font mieux comprendre la
société de ce temps.
Gaston Boissier.
UNE
MISSION BRITANNIQUE
f
AUPRÈS D'IîiN ROI NÈGRE
A Mission to Gelele, King ofDahome, by Ri, F. Burton. 2 vol. London, Tinsley brothers, 1864.
L'honneur de représenter la reine Victoria et les communes d'An-
gleterre en quelque lieu que ce soit et n'importe à quel titre est
évidemment un privilège des plus enviés; il est permis de douter
néanmoins qu'un voyageur comme le capitaine Burton, connu par
l'importance et la témérité de ses entreprises (1) , se soit cru ré-
compensé selon ses mérites quand le gouvernement britannique,
l'appelant aux fonctions de consul, lui assigna l'île de Fernando-Po
comme siège de son action diplomatique. Placée un peu au nord
de l'équateur, dans le golfe de Biafra, cette île, tantôt inondée de
pluies diluviennes, tantôt désolée par d'interminables sécheresses,
est généralement funeste à la constitution des Européens. Les sol-
dats à qui l'Espagne confie la garde de cette insignifiante posses-
sion en reviennent, après trois ans de service, réduits au tiers de
leur nombre primitif. Les « pénitentiaires » ou détenus politiques,
exposés aux ravages de la fièvre jaune, peuvent se regarder comme
condamnés à mort dès qu'ils mettent le pied sur ce sol fatal. Rien
d'étonnant à ce qu'une certaine mélancolie vous gagne dans un pa-
(1) Déjà signalé à l'attention par un voyage à La Mecque, où il pénétra, déguisé en
pèlerin [hadji], jusque dans le sanctuaire interdit aux infidèles, le capitaine Burton a
été le compagnon de Speke dans sa première excursion aux grands lacs de l'Afrique
centrale. *
UNE MISSION EN DAHOMEY. 75
reil séjour, surtout pendant la saison pluvieuse. On se figure aisé-
ment le capitaine Burton dans ce consulat, situé en face de l'hô-
pital militaire, voyant presque chaque jour, à l'heure de ses repas,
l'entrée ou la sortie d'un « objet » soigneusement caché que por-
taient sur une civière quatre spectres fiévreux , et qui tantôt venait
de la caserne, tantôt partait pour le cimetière. L'ennui le prit bien
vite sur cette « terre de lotophages, » et il sentit l'impérieux besoin
d'y échapper en donnant à son insatiable activité quelque nouveau
but, en ajoutant un chant de plus à l'épopée humoristique de ses
campagnes africaines. On ne s'explique pas autrement la démarche
qu'il fit en 1861 auprès du gouvernement anglais pour obtenir
la permission de se rendre officiellement dans la capitale du roi
de Dahomey. La réponse à sa demande fut provisoirement ajour-
née; mais à la fin de 1862 et au commencement de 1863 deux
officiers de la marine anglaise , le commodore Wilmot et le capi-
taine Luce, se donnant à eux-mêmes la mission par lui sollicitée,
prouvèrent ainsi que le projet du capitaine Burton n'avait rien
d'impraticable, et que les scrupules, les craintes du forcîgn-office
étaient pour le moins exagérés. Lord John Bussell dès lors n'hésita
plus, et par une dépêche du 23 juin 1863 autorisa le départ du ca-
pitaine Burton, à qui une lettre subséquente (20 août) expliqua le
double but à poursuivre dans les négociations qu'il allait essayer.
Le roi de Dahomey avait dit lui-même au commodore Wilmot que
(( si l'Angleterre voulait en finir avec la traite des noirs, il fallait
qu'elle empêchât les blancs de venir les acheter. » On le prévien-
drait donc tout d'abord que des mesures effectives allaient être
prises contre l'exportation de la a marchandise prohibée, » et ceci
de concert avec les États-Unis, aux termes d'un traité récemment
conclu. Le ministre entamait ensuite une question plus délicate.
« Quant aux sacrifices humains, ajoutait-il, je lis avec plaisir dans
le rapport du commodore Wilmot que le nombre des victimes immo-
lées pendant les « coutumes royales » a été notablement surfait. 11
est à craindre cependant qu'on n'obtienne pas aisément du roi un
renoncement absolu à cette pratique barbare, plus ou moins ouver-
tement adoptée sur la plus grande partie de la côte occidentale
africaine. Nous ne devons pas moins nous employer, dans la me-
sure de notre influence actuelle ou de celle que nous pourrons ac-
quérir, à mitiger, s'il est impossible de les abolir, ces exécrables
pratiques, et je compte pour cela sur vos efforts les plus zélés. »
M. Burton devait en outre remercier le monarque africain d'avoir
manifesté spontanément le désir que le commerce anglais s'établît à
Whydah (Ouaïda), d'avoir offert son concours pour remettre en état
l'ancien fort d'Angleterre, où serait autorisé l'entretien d'une gar-
76 REVUE DES DEUX MONDES.
iiisoii suffisante. La dépêche contenait enfin, par manière de post-
srriptuin, la liste des présens que le capitaine Burton serait chargé
de remettre, — présens choisis d'après les indications du commo-
dore Wilmot, à qui le roi n'avait pas manqué de faire connaître par
avance les objets dont la possession lui serait le plus agréable. La
seule omission importante était celle d'un équipage attelé, le swn-
mm?i desideratum du roi nègre, à qui l'envoyé britannique devait
faire observer premièrement qu'il serait malaisé d'expédier des che-
vaux anglais à l'intérieur du pays des Ffons (1), en second lieu que,
les supposât-on même arrivés à destination, la nature de ce pays
et ses conditions climatériques ne permettaient pas d'espérer que
les pauvres bêtes survécussent longtemps à un pareil changement
de résidence.
Une fois nanti de ces pleins pouvoirs, le capitaine se. trouva
beaucoup moins pressé d'en user. Deux années de séjour à Fer-
nando-Po lui faisaient envisager cette île sous un aspect tout diffé-
rent. Fuyant les influences fiévreuses, il était allé s'établir, à huit
cents pieds du niveau de la mer, dans un chalet bâti pour un des
fonctionnaires espagnols momentanément absent. L'air y était pur,
la température supportable, bien que le thermomètre Fahrenheit
montât parfois dans la matinée à 68°. On avait du balcon une vue
charmante : — « à droite les restes d'un jardin planté de palmiers,
à gauche une avenue de bananiers aboutissant à une forêt tropi-
cale, des deux côtés une cascade aux eaux glacées et limpides
qui se précipitaient en écumant sur des rochers de basalte, bain
délicieux, au-dessus duquel planait à tout instant du jour un con-
cert d'oiseaux chanteurs; en face, des massifs de rosiers, âgés de
deux ans et hauts de quatre mètres, plus deux buissons de ca-
féiers pliant sous le poids de leurs baies écarlates... » On voit
d'ici le tableau, peint de main de maître avec une sorte de verve
amoureuse. Pendant le mois de septembre d'ailleurs, et dans le
pays en question, la saison n'est pas propice aux voyages, car les
pluies n'ont pas encore cessé sous l'équateur. En 1863 notam-
ment, elles durèrent par exception du mois de mai au mois de
novembre. Le capitaine envisageait avec effroi la traversée des
grands marais d'Agrimé , situés entre la côte et la capitale du Da-
homey. Bref, pour ces raisons et d'autres, il différa son départ
jusqu'au 29 novembre 1863, sans trop se préoccuper, semble-
t-il, de ce qu'un pareil retard pouvait avoir de funeste pour un
certain nombre de victimes déjà condamnées à figurer dans les
« coutumes » du mois suivant. Cette indifférence , surprenante
(i) Nom primitif et emcore usité des habitans du Daliomey.
UNE MISSION EN DAIIOMEV. 77
en elle-même , nous est d'autant plus suspecte , qu'aux yeux de
l'humoristique et paradoxal voyageur le nègre est évidemment
une créature infime , une espèce de machine douée de vie et des-
tinée par la Providence au défrichement des régions où le travail-
leur blanc ne saurait s'acclimater avant qu'elles aient été conve-
nablement assainies. Cette œuvre accomplie et le globe entier
mis en valeur, le capitaine Burton signerait sans sourciller un dé-
cret qui, par des procédés plus ou moins sommaires, supprimerait
ici-bas la postérité de Gham ; il verrait disparaître sans lui donner
un seul regret cette race incapable, imprévoyante, paresseuse,
adonnée au mensonge et aux brutalités sensuelles , qui n'a ni
l'instinct de l'obéissance raisonnée, ni celui de la résistance in-
domptable , — faite dès lors pour le despotisme et condamnée par
ses qualités comme par ses vices à perpétuer les honteuses tradi-
tions de l'esclavage.
Pour un homme placé à ce point de vue spécial, peu importait,,
on en conviendra, que le roi de Dahomey ajoutât une centaine de
meurtres à ceux dont il était déjà responsable. Il faut d'ailleurs
reconnaître qu'en partant quelques semaines plus tôt, l'agent de
lord John Russell ne les aurait pas empêchés. Il aima donc mieux
se ménager une traversée moins difficile et passer quelques jours
encore à Buena-Vista, dans cette espèce d'Eden où il avaitTmi par
s'acclimater à merveille , jardinant une heure avant le lever et une
heure après le coucher du soleil, consacrant le milieu du jour à des
lectures acharnées et rédigeant le soir, entre une pipe et une tasse
de thé, ses observations sur les mœurs des Bubé, — les natifs de
Fernando-Po.
I.
\J Antelope, frégate à vapeur sur laquelle l'envoyé britannique
avait pris passage, arriva le 2 décembre en face de Lagos, ville pes-
tilentielle, aux marigots infects et fiévreux. Trois incendies qui
s'étaient succédé à un mois de distance (octobre et novembre 1862,
janvier 1863) ayant ouvert un champ libre aux améliorations, la
colonie européenne, — soixante-dix âmes tout compris, — travaillait
à s'y créer une existence moins menacée; mais malgré l'élargisse-
ment des rues, le drainage des habitations, l'établissement d'un
corps de police, la mort continuait ses ravages. En treize jours,
on n'avait pas eu moins de neuf décès à constater parmi la popu-
lation blanche, et la terreur planait sur cette malheureuse cité,
où les discordes civiles menaçaient d'ajouter leurs fléaux à ceux
de la malaria. Chacun y était en alerte, la main sur ses armes.
78 REVUE DES DEUX MONDES.
Le capitaine se hâta d'y recueillir les présens adressés au roi de
Dahomey et continua sa route vers Whydah, où VAntelope ieia, ses
ancres le 5 décembre, et attendit jusqu'au 8 la réponse de sa ma-
jesté africaine aux notifications du nouveau chargé d'affaires. Cette
réponse ayant été favorable, la frégate repartit, laissant M. Burton
sous la protection d'une simple canonnière, la Pfmdora, qui sta-
tionnait h poste fixe devant le « Liverpool du Dahomey. » Cette dé-
signation appliquée à Whydah n'a rien qui doive surprendre,
puisque tout le commerce du royaume avec l'étranger s'y était ef-
fectivement concentré, — malgré la fièvre, la dyssenterie, le mau-
vais air des lagunes peuplées de requins, — entre les mains d'un
certain nombre d'Espagnols, de Portugais et de Brésiliens. Cepen-
dant, depuis que la traite des noirs rencontre de plus sérieux obsta-
cles, ces trafiquans émigrent ou liquident leurs affaires, et M. Burton
a pu consigner dans une note de son livre les noms de ceux que le
malheur des temps n'a pas tout à fait découragés. On prévoit d'ail-
leurs que d'ici à une dizaine d'années le commerce du coton et de
l'huile de palme les aura tous enlevés à celui du « bois d'ébène. »
En attendant, malgré les croisières des marines européennes, il se
fait encore çà et là quelque opération de contrebande , et ce re-
tour aux bons vieux usages devient inévitablement le signal d'une
véritable fête à laquelle on ne saurait s'abstenir de prendre part
sous peine d'être mal vu. Le vin, la caxaça, le rhum, coulent à
flots; on s'enivre, on danse, on fait ripaille, et tout cela pour saluer
le départ d'un navire où plus de six cents malheureux , entassés
à fond de cale, inaugurent par des souffrances atroces l'existence
maudite à laquelle ils sont désormais voués !
Un voyageur comme le capitaine Burton ne s'étonne pas pour si
peu. Ces choses lui paraissent naturelles, simples et logiques. Il a
même pour les agens de la traite une sorte de sympathie placide et
sans étalage qui exclut toute idée d'ironie systématique ou de fan-
faronnade paradoxale. Sans trop modifier le ton qu'il a pris pour
rendre hommage aux lumières et à la piété des missionnaires ca-
tholiques français établis à Whydah, avec le même sang-froid im-
partial qui l'empêchait tout à l'heure de céder à ses préjugés pro-
testans, le capitaine Burton esquisse en quelques lignes la carrière
du négrier le plus riche et le plus considéré.
« Lorsque je me présentai chez M. J. Domingo Martinez, chef de la meil-
leure maison de Whydah, il était souffrant depuis quelques semaines, mais
on ne le croyait pas en danger. 11 mourut néanmoins le 25 janvier 186/i,
pendant que nous étions dans la capitale du royaume, et sa mort fut occa-
sionnée par un accès de fureur, ce qui n'est pas très rare dans ces pays à
haute température. Depuis longues années, il avait la souveraineté vir-
UNE MISSION EN DAHOMEY. 79
luelle, sinon nominale, d'un village appelé Kutunun, petit poste de l'inté-
rieur très convoité en dernier lieu par les nouveaux protecteurs de Porto-
Novo. Ceux-ci employèrent si bien leurs dollars que le roi, dépêchant sa
canne (1) à M. Martinez, avisa « son ami » de la prochaine arrivée d'un
autre blanc désormais admis aux mêmes droits et investi des mêmes pou-
voirs. En écoutant ce décret fatal, qui, sous prétexte de lui donner un
collègue, lui enlevait en réalité la couronne, le roitelet dépossédé roulait
des yeux hagards et perdit tout d'abord contenance; puis, lorsqu'il eut pu
apprécier la portée de cette combinaison machiavélique, il se prit à trem-
bler de la tête aux pieds. Un évanouissement fut la suite de cette forte
émotion, et le soir même il succomba, probablement à une attaque d'apo-
plexie.
«M. Martinez, étant un des caboceers (2) du Dahomey, avait droit au
parasol, au fauteuil et autres insignes de ce rang. Il a souvent répété dans
ses dernières années, — ce qu'ont pu dire avant lui bien des gens, sans
compter ceux qui le diront après nous, — « qu'il avait connu trop tard le
naturel africain. » En vertu du droit d'aubaine que le roi revendique sur
tous les biens de ses sujets décédés, les clés de la maison Martinez furent
saisies aussitôt après la mort du propriétaire par le vice-roi de "Whydah,
nonobstant l'existence d'une nombreuse famille, issue tout entière des rap-
ports du défunt avec les femmes indigènes. Son fils aîné, Domingo-Raphaël
Martinez, n'a guère plus de vingt ans. L'anglais et le français lui étant fa-
miliers, on ne peut pas le regarder comme absolument dépourvu d'éduca-
tion, bien que son père ait dû le tenir aux fers plusieurs années de suite
pour le corriger de son penchant à jouer du couteau. Il serait à souhaiter
pour cet héritier du sang que son auteur ait laissé quelques fonds à Bahia
dans les mains de ses consignataires habituels.
«Le commerce des esclaves {slaving interest) a fait une perte sensible
dans la personne de M. Martinez, qui avait d'ailleurs ses bons côtés. Les
Anglais par exemple, dont l'hostilité persistante aurait pu l'irriter, n'eu-
rent jamais qu'à se louer de sa courtoisie hospitalière. De plus, comme da
Souza, le premier chacha ou contrôleur du commerce (3), il était opposé
(1) Ce symbole d'autorité donne au messager qui en est porteur un caractère tout à
fait officiel.
(2) Caboceer, du mot portugais caboceiro , équivaut à celui de capitaine. C'est le
titre donné aux chefs de village et plus généralement aux fonctionnaires investis d'une
certaine autorité.
(3) Ce personnage, dont parlent le commandant Forbes {Dahomey and the Daho-
mans , etc., t. I", p. 196) et l'auteur plus ou moins apocryphe du Capilaim Canot,
était parti de Rio-Janeiro en 1810, non pas, comme disent les uns, par suite d'une
condamnation politique ou, comme d'autres l'ont affirmé, pour se soustraire au châ-
timent qu'une désertion militaire lui aurait valu ; ce n'était qu'un simple paysan ,
curieux de voir le monde. Il devint on ne sait comment gouverneur du fort portugais
à Whydah, et fut ensuite promu vers 1843 aux fonctions de chacha, qui impliquent la
direction des affaires commerciales traitées entre le roi du Dahomey et les négocians
étrangers. Son autorité supérieure à toute autre, sauf à celle du vice-roi, le droit de
préemption qu'il avait sur les marchandises importées, le règlement des tarifs d'o/ca-
vala ou de douane, lui donnèrent de merveilleuses facilités pour s'enrichir. Il paraît
80 REVUE DES DEUX MONDES.
aux cruautés traditionnelles et aux sacrifices humains. En I8Z16 , quand la
mission protestante se trouvait à Badagry dans la situation la plus critique,
il lui vint amicalement en aide, et cela sans avoir, en sa qualité de négrier,
à compter sur la moindre reconnaissance. Que la paix soit avec ses mânes,
et puisse-t-il ne pas descendre dans la « terre des morts » hantée par les
âmes du Dahomey, car je doute fort qu'il y fût reçu à bras ouverts! »
Whydah est une agglomération de bourgades divisée, comme
autrefois l'île de Malte, par nations distinctes : ainsi au nord-ouest
et à l'ouest il y a la ville française [Ahwanjigo ou Salam), placée
directement sous le contrôle du vice-roi; puis viennent la ville bré-
silienne [Ajudo, Ajîdo ou Chacha), la ville anglaise [Coghagi)^
provisoirement sans gouverneur, et que le roi voulut confier à la
direction du capitaine Burton, réduit faute d'instructions suffisantes
à décliner cet honneur; enfin la ville portugaise [Diikomcn), et la
ville du marché {Zobeme), la seule entièrement peuplée d'indigènes.
\ chacune des quatre premières appartient un. « fort » spécial , plus
ou moins digne d'une pareille dénomination, et dont les annales
se rattachent à l'histoire de ce pays fréquemment bouleversé. La
forteresse portugaise jouit encore du droit d'asile, et les criminels
ne peuvent y être arrêtés qu'avec le consentement des mission-
naires qui l'occupent. Le fort anglais, — distinction passablement
déshonorante, — est placé sous la protection de deux fétiches, Dohen
et Ajaruma, désignés comme u défenseurs des hommes blancs. »
Le fort français abrite le vicariat apostolique de Dahomey, dont la
direction spirituelle est confiée à la récente congrégation des mis-
sions africaines (1). Quelque intérêt néanmoins qui se puisse atta-
cher à ces avant-postes de la civilisation européenne, les traces de
paganisme ou pour mieux dire de fétichisme qui frappent le regard
du voyageur descendu sur cette terre lointaine parlent bien plus
haut à notre curiosité. Dans le bazar même, mainte boutique est
entourée du zo vodun, longue corde fabriquée dans le pays et à la-
quelle, de six en six mètres, sont attachées de larges feuilles sèches.
C'est un préservatif contre ^incendie. Ne le confondons pas avec
Yazan , guirlande fabriquée avec les feuilles mortes du palmier ; ce
talisman met à l'abri de toute sorcellerie l'homme qui le porte en
collier. Devant les habitations, sentinelle protectrice, on trouve le
vo-sisa, espèce d'épouvantail que forme un bâton surmonté d'une
vieille calebasse vide, et revêtu d'herbes sèches, de feuilles de paï-
en avoir profité largement, et pratiquait du reste sur une grande échelle les vertus
iiospitalières que le capitaine Burton semble priser avant tout.
(1) La maison mère est h Lyon, où réside le supérieur général, M. l'abbé Planque, de
Lille. Le vicariat de Whydali comptait en 18G4 quatre prêtres français et un espagnol,
plus un frère mineur sur le point de repasser en France pour y solliciter l'ordination.
UNE MISSION EN DAHOMEY. 81
mier, de plumes de volailles et de coquillages marins. Ce débris de
vase, placé au seuil des portes et que les femmes viennent remplir
soir et matin de maïs cuit et d'huile de palme, c'est le « plat du dia-
ble » {legba'gban), qu'on garnit ainsi au profit des vautours noirs (1),
spécialement et uniquement chargés du nettoyage des rues. Sous
un temple nain recouvert de chaume, le legba lui-môme offre sa
hideuse image. Accroupi sur ses pieds énormes , il a les bras plus
longs que ceux d'un gorille; sa tête, modelée dans une argile rou-
geâtre ou grossièrement taillée dans quelque bloc de bois, affecte
une forme conique ; son nez est un paquet de terre glaise, sa bouche
une large baie pratiquée de l'une à l'autre oreille; ses yeux et ses
dents sont des coquillages incrustés ou des plaques de peinture
blanche. Il arrive fréquemment que l'idole tombe en poussière, mais
nul n'ose y porter une main sacrilège, et devant ce qui reste de
cette image vaine la superstition trouve encore moyen de trem-
bler. « Différent à cet égard du Pan classique et du dieu de Lamp-
saque, le legba prend quelquefois, exagérés de la façon la plus
grotesque, les attributs féminins; mais l'idée fondamentale du culte
rendu à ces trois divinités est évidemment la même. Quant aux rites
habituels, ils consistent principalement en fomentations d'huile de
palme pratiquées sur ce qui caractérise particulièrement le sexe du
dieu ou de la déesse. »
Au nord de la forteresse anglaise, et par-delà une place carrée
où le monarque a fait construire un vaste hangar destiné aux exer-
cices et aux réunions de sa « garde bleue, » un bosquet circulaire
composé d'arbres géans dresse ses sombres massifs. C'est vers
l'extrémité orientale de ce bosquet qu'il faut, avec quelque soin ,
chercher le temple des danghbive ou des serpens boas. M. Burton
décrit ainsi ce curieux monument de l'ophiolâtrie dahoraienne :
« Ce n'est qu'une petite hutte ronde en argile dont les murs épais sou-
tiennent une toiture de chaume en forme d'éteignoir. Deux entrées sans
portes, qui se font face l'une à l'autre, mènent à une aire de sol battu sur
laquelle on n'aperçoit qu'un panier et un balai. A l'intérieur et à l'exté-
rieur, l'édifice est très sommairement blanchi, et quand je le vis pour la
dernière fois, une main peu exercée avait peint à fresque, sur la gauche
de l'entrée principale, un vaisseau voguant à toutes voiles. Trois grandes
perches, fixées en terre à peu de distance, supportaient autant de petites
flammes, rouge, blanche et bleue.
« Ledanhgbvve est adoré ici comme le singe aux environs d'Accara et de
Wuru, le léopard près d'Agbomé, l'iguane à Bénin, le crocodile à Savi, Ba-
dagry et Porto-Seguro. Ce reptile est un python de dimensions ordinaires,
à peau brune rayée de blanc et de jaune ; pas un de ceux que j'ai vus ne
(1) Percnopter niger; — le nom local est akrasu.
TOME LVl. — 1865. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
me paraissait avoir plus de cinq pieds. L'étroitesse du cou, la tête qui s'ef-
file comme celle de l'anvoie (1), le distinguent des espèces dangereuses; les
nègres vont jusqu'à dire que sa morsure est un préservatif contre le venin
des autres serpens, et on l'apprivoise en le maniant sans cesse. M. Vallon (2)
en a vu jusqu'à cent, dont quelques-uns longs de dix pieds, et affirme qu'ils
ne mordent jamais, tandis que bien au contraire ils ne cessent de grignoter
à l'instar des rats. Je comptai jusqu'à sept de ces agréables divinités, y
compris une d'elles qui faisait peau neuve ; toutes reposaient sur l'épais-
seur du mur de terre, à l'endroit où il rejoint le chaume intérieur. Il
leur arrive souvent de vagabonder la nuit, et pendant que je prenais une
esquisse du temple, je vis rapporter dans les bras d'un nègre un de ces
coureurs nocturnes qui s'était égaré. L'horrible bête, enroulée autour de
son cou, avait l'air d'un de ces cobras apprivoisés par les jongleurs de l'Inde
ou de l'Algérie. Avant de le remettre en place, le nègre frotta sa main droite
sur le sol et saupoudra sa tête de sable , ainsi que font les courtisans age-
nouillés devant le monarque. Tout autre serpent peut être mis à mort et
promené ensuite par la ville sans provoquer le moindre émoi; mais un
étranger qui toucherait au danhgbwe doit s'attendre à maints palavers (3),
qui toutefois, à l'heure présente, se résoudront en quelque amende. Jadis
on punissait du dernier supplice l'assassinat d'un de ces reptiles, et main-
tenant encore, si on se permet d'en médire ou de les railler, il est des gens
sérieux qui prennent la fuite en se bouchant les oreilles.
« Le châtiment encouru aujourd'hui par celui des indigènes qui , même
accidentellement, priverait de la vie un de ces animaux vénérés n'est que le
simulacre de l'horrible mort qu'on lui infligeait autrefois. Comme les sala-
mandres qu'on montrait à l'ancien Vauxhall, on le place dans un trou sur
lequel on bâtit une espèce de hutte avec des fagots secs mêlés de foin, et
sur lesquels on verse de l'huile de palme. On y met le feu, et c'est au con-
damné de gagner alors, aussi vite qu'il peut, le cours d'eau le plus voisin;
en attendant, et sur toute la route, il est impitoyablement relancé par les
danhgbweno (ou prêtres-fétiches) qui lui envoient à l'envi des coups de
bâton et des mottes de terre. Il arrive souvent que le malheureux reste
sur place, complètement assommé. Il faut donc, pour effacer le crime com-
mis en tuant le dieu, un double baptême de feu et d'eau, sans parler de la
troisième épreuve que je viens de décrire. Le chef de la famille Souza, par
un adroit stratagème, a dérobé mainte victime à la férocité des prêtres.
Ses nombreux esclaves avaient ordre d'entourer le déicide, et, tout en fei-
gnant de le pousser ou de le battre, ils le protégeaient en réalité contre des
mauvais traitemens plus sérieux : pieuse fraude où l'implacable négrier se
montre à nous sous l'aspect du « bon Samaritain ! »
« Ce n'est pas seulement à Wliydah, mais sur plusieurs autres points des
côtes africaines, que le serpent reçoit ainsi les honneurs divins. Les Popos,
les Nimbi de la baie de Biafra, sont à cet égard tout aussi superstitieux que
(1) Sorte de reptile aveugle que les savans désignent sous le nom de cœcilia.
(2) C'est le nom d'un lieutenant de la marine française qui, à deux reprises diffé-
rentes, en 1856 et 1858, a visité Agbomé.
(3) Conférences, enquêtes administratives, débats judiciaires.
UNE MISSION EN DAHOMEY. 83
les habitans de Wliydah. L'origine de cette étrange religion doit remonter
à une époque lointaine : Bosman, au commencement du siècle dernier, en
parle, à peu de chose près, comme pourrait le faire un voyageur contem-
porain; elle s'adapte d'ailleurs à merveille à l'épais matérialisme de ces
races pour qui l'invisible ne saurait exister, et chez lesquelles, plus parti-
culièrement qu'ailleurs, c'est « la craiute qui fait les dieux ».
Nous ne suivrons pas l'érudit voyageur dans ses considérations
sur l'ophiolâtrie des anciens, les psylles de Rome, la secte chrétienne
des ophites. Moïse et son serpent de bronze, le dragon de Babylone et
le Thermutis égyptien. D'autres soins nous réclament, car l'heure est
venue pour lui de quitter Whydah, où il avait dû attendre l'arrivée
des eunuques [akhosi] (1) dépêchés par le roi pour servir de guides
au représentant de sa « bonne sœur » Victoria. Huit autres grands
officiers de la couronne faisaient partie de l'escorte. Leur lettre de
créance consistait en un casse-tête de fer, tant bien que mal façonné,
dont l'extrémité figurait à peu près une gueule de requin. Prétextant
qu'ils avaient besoin de repos, ils firent perdre encore une semaine
à M. Burton, qui, se lassant à la fin de leurs ajournemens conti-
nuels, fixa lui-même le jour du départ, et les décida ainsi à se
mettre en route. Vingt-deux porteurs, devançant la caravane, s'é-
taient déjà rendus à la première station avec les bagages les plus
pesans, et allaient être suivis de trente-sept autres. Le service des
hamacs de voyage, au nombre de six, exigeait trente hommes de
plus : total quatre-vingt-dix-neuf bouches à nourrir, y compris les
messagers et les guides , mais sans compter les interprètes et les
domestiques attachés à la personne du voyageur.
Le convoi, précédé de l'étendard de Saint-George, que portait un
métis de la côte d'Or, à la fois tailleur et barbier, s'ébranla défini-
tivement le 13 décembre. Le révérend Bernasko, chef de la mission
protestante de Whydah, et un chirurgien de marine, le docteur
Cruikshank, s'étaient volontairement adjoints au capitaine Burton;
le premier traînait après lui quelques-uns de ses catéchumènes,
affreux négrillons esclaves que le roi lui avait donnés à convertir. A
travers sables et marécages, prairies désertes et terres cultivées, on
allait d'étape en étape, recevant partout le même accueil. A Savi,
ancienne capitale du petit royaume de Whydah (lorsque celui-ci n'a-
vait pas encore été conquis par les maîtres du Dahomey), à Savi,
disons-nous, comme dans la ville frontière d'Allada, comme dans
la bourgade la plus insignifiante, la population était sur pied tout
entière, moins ceux que le désir d'assister aux « coutumes » avait
attirés du côté de la capitale. Les cahoceers en habits de fête,
(1) Akho'si) mot à mot « femmes du roi. »
8â REVUE DES DEUX MONDES.
installés dans leur fauteuil officiel et sous le parasol symbolique
qui les signale au respect de la foule , avaient préparé les ra-
fraîchissemens et présens requis pour la circonstance. Sur une
table boiteuse, revêtue de calicot rouge ou blanc, s'étalaient, à
côté d'une jarre d'eau pure (boisson qu'on doit avaler la première),
une calebasse d'huile de palme, un bol de rhum, d'eau- de- vie ou
de vin muscat, des paniers d'oranges et de papeaux (1), des fèves,
des ignames, à côté de Vakansan, ou « blanc de maïs, » qu'on sert
entouré de feuilles, et qui remplace le pain. Lorsqu'après force
complimens ces présens étaient échangés de part et d'autre, —
c'est-à-dire quand u l'homme blanc » avait remboursé en liqueurs
spiritueuses quatre ou cinq fois la valeur des bagatelles qu'on lui
offrait avec une munificence dérisoire, — les danses guerrières com-
mençaient au bruit d'une musique enragée. Nul doute que ces pyr-
rhiques sauvages ne missent à une rude épreuve les yeux et les
oreilles de l'infortuné diplomate. Il les décrit cependant avec la plus
minutieuse et la plus méritoire exactitude, entre autres celle qu'il
appelle la decapilation-dance (autant vaut dire le ballet du coupe-
tête), chef-d'œuvre de la chorégraphie dahomienne. 11 consiste, —
son nom l'indique assez, — à représenter aussi fidèlement que pos-
sible le triomphe du guerrier qui décolle tout à loisir son ennemi
hors de combat. Quant aux souifrances que durent lui faire endurer
les chœurs succédant aux chœurs, les cymbales, les cloches, les
tamtams alternant avec l'éclat des voix stridentes et le roulement
assourdissant des tambours, c'est à peine si M. Burton ose y faire
de temps à autre quelques lointaines allusions, où il trouve moyen,
— épigramme sanglante, — de glisser le nom du maestro Yerdi.
Après quatre journées de marche, le voyageur rencontra ces ma-
rais d'Agrimé qui, de loin, lui semblaient si terribles, et qui, placés
à la frontière nord du royaume d'Allada comme un infranchissable
rempart, servirent longtemps à le préserver des invasions daho-
miennes. Ici le hamac devenait inutile. Ce véhicule, presque tou-
jours incommode, exige chez les nègres qui vous portent sur leurs
têtes, non sur leurs épaules, un équilibre, une sûreté de marche
qu'ils ne sauraient garder quand, au lieu de la terre ferme, ils ont
sous les pieds une boue molle et glissante. Il fallut donc, un bâlon
à la main, suivre l'étroite et sinueuse chaussée que fit construire
jadis (de 1774 à 1789) le sixième roi de la dynastie actuelle ('2). En
somme néanmoins, la traversée eut lieu sans des difficultés exces-
sives, et le plus fâcheux souvenir de ce passage à travers les fanges
(1) Fruits du papayer.
(2) Sin-Mcnken, que les historiens du Dahomey ont appelé jusqu'ici Adhoazou II.
. UNE MISSION EN DAHOMEY. 85
de la « Forêt terrible (1) » est encore l'odeur de la grosse fourmi
noire « qui éveille l'idée d'un cadavre caché derrière chaque arbre. »
C'est à l'issue de ces marais maudits que se trouve, à proprement
parler, la limite de la côte africaine; les terres s'élèvent dans la di-
rection du nord et vont aboutir à ces montagnes Kong où, sur quel-
ques indices recueillis à la légère, on a signalé l'existence d'une Ca-
lifornie encore inconnue. Ce serait même, dit-on, pour interdire ces
placers à l'industrie européenne que les deux derniers rois du Da-
homey ont si strictement barré le passage aux voyageurs qui vou-
laient pénétrer dans l'intérieur du pays; mais une telle hypothèse
ne résiste pas à l'examen, car il serait difficile de s'expliquer pour-
quoi les indigènes, qui connaissent fort bien la valeur de l'or, né-
gligeraient d'exploiter eux-mêmes ces richesses qu'ils auraient
voulu soustraire à l'avidité de leurs hôtes (2).
Parvenu dans le village d'Agrimé, le convoi y trouva l'ordre de
faire halte jusqu'au lendemain dans une espèce de « palais » où le
monarque avait récemment fait construire un pavillon à l'usage
des voyageurs blancs. C'est là qu'après une nuit donnée au repos,
le capitaine Burton vit arriver à grand bruit, dans la soirée du
18 décembre, un détachement de la « garde bleue » qui venait le
chercher pour le conduire à Kana, où le roi se trouvait momenta-
nément en villégiature. Lorsque les Ffons s'étendirent au-delà de
leurs frontières primitives, Kana fut leur première conquête. Ils l'en-
levèrent à la tribu guerrière des Oyos, et Gezo, fier de sa victoire,
voulut en perpétuer le souvenir par des sacrifices humains qui s'y
renouvellent encore chaque année. Ce Versailles, ce Compiègne des
rois de Dahomey, fort déchu de son ancienne importance, ne compte
plus guère que quatre mille habitans à demeure fixe; mais la vallée
profonde dont il occupe une des extrémités contraste heureusement
par ses rians aspects avec les forêts ténébreuses , les marécages in-
fects, les herbages abandonnés que le voyageur vient de traver-
ser. Aussi des Français ont-ils assimilé Kana aux plus charmans
villages de la Provence, et il s'est trouvé des enthousiastes à qui ses
plantations de maïs et de cassave, ses bosquets de calebassiers et
de cotonniers, l'herbe drue de ses grands plateaux couronnés de
forêts gigantesques, ont rappelé les cultures les plus perfectionnées
(1) Dismal Forest, nom donné par les anciens voyageurs anglais aux bois marécageux
d'Agrimé.
('2) D'après une assertion du lieutenant Vallon, révoquée en doute par le capitaine
Burton, le roi Gezo, prédécesseur du souverain actuel, se déclarait possesseur de mines
d'or, ajoutant qu'il préférait la monnaie caurie, « qui ne se prête pas à la falsification
et ne permet à personne de cacher sa richesse. » Nonobstant cette façon de voir, le roi
de Dahomey accapare de son mieux les doublons apportés dans le pays pour les besoins
de la traite.
86 REVUE DES DEUX MONDES.
(le l'empire chinois. Tout cela pouvait être vrai jadis et ne l'est plus
aujourd'hui. Une tyrannie stupide, qui voit la sécurité du monarque
dans l'appauvrissement des sujets et sa grandeur dans les vexations
gratuites qu'il leur impose, efface peu à peu tout vestige de la pros-
périté agricole qui llorissait dans cette heureuse vallée. Restent les
inconvéniens du site, qui tiennent à l'humidité des bas-fonds, à la
chaleur malsaine de l'atmosphère, aux influences fiévreuses qui
prédominent durant la saison des pluies.
Le capitaine Burton, installé dans la maison de l'hôte assigné aux
voyageurs anglais, reçut le lendemain matin la visite de cet impor-
tant personnage, à la fois médecin en chef et archi-sorcier du sou-
verain. L'audience de réception était fixée pour le jour même, et
l'obligeant Buko-No-Uro se hâtait d'en prévenir le capitaine; mais
cet empressement cachait le désir de savoir d'avance sur quels pré-
sens le prince pouvait compter, et de s'assurer si le fameux atte-
lage arrivait ou non ; il s'agissait aussi de tout combiner pour que
l'hôte du monarque fût rendu de bonne heure devant le palais, afin
de lui faire faire antichambre le plus longtemps possible, car c'est
là une tactique familière à ces roitelets africains, qui prétendent
ainsi rehausser le prestige de leur puissance et montrer à quel
point ils sont redoutés de tous. Trop délié, trop expert en finesses
diplomatiques pour ne pas comprendre le but d'une pareille exi-
gence, l'agent de lord John Russell ne crut pas cependant devoir
s'y soustraire, et se laissa conduire une bonne heure trop tôt sur
l'espèce de place où il devait assister au défilé des caboceers^ pré-
liminaire indispensable de la cérémonie qui allait suivre. Avant que
la fête ne commençât, et pour faire prendre patience au diplomate,
le roi lui avait envoyé d'abord une ample provision de liqueurs
fortes, puis une demi-douzaine de klans (bouffons -sorciers ou
griottes) chargés de le distraire par leurs monotones facéties et
leurs grimaces hideuses. Enfin le signal est donné; un bruit de
voix s'élève, les tambours et les crécelles résonnent à l'envi; les
chefs paraissent à l'ombre de leurs parasols blancs ou armoriés,
leurs tabourets sur le dos, le front orné de cornes en fer étamé re-
tenues par une étroite lanière. Devant eux marche un frère utérin
du roi qui a débuté par trois toasts à la santé de son souverain : les
uns arrivent à califourchon sur de misérables rosses, et soutenus à
droite et à gauche par deux subalternes; les autres, en tête de leurs
soldats, leur donnent le branle et se déhanchent en cadence. Ce-
lui-ci décharge sa carabine, celui-là brandit son chapeau de feutre.
A des drapeaux de fantaisie, généralement décorés des plus sinis-
tres emblèmes, — couteaux sanglans, têtes coupées, — se mêlent
Vunion-jack et le drapeau de la France. Les achi (porte-baïon-
UNE MISSION EN DAHOMEY. 87
nettes) se reconnaissent à leurs bonnets pointus en drap bleu, sur
lesquels un œil est figuré; les carabiniers se distinguent par leurs
têtes demi-rasées qui les désignent comme esclaves du palais; les
ahanjito (bardes ou poètes) agitent leurs chasse -mouches, faits
d'une queue de cheval emmanchée dans un os de mort. L'artillerie
ferme la marche avec les agbàryà (soldats du train), robustes gail-
lards sur les épaules desquels un pierrier de bord , une lourde es-
pingole, ne sont pas de trop. N'oublions pas, en guise d'étendard,
huit crânes humains placés dans des corbeilles de bois à l'extrémité
de longues perches.
Les manœuvres et les évolutions se succèdent jusqu'au moment
où le cortège se forme pour se rendre au palais. La canne du roi,
confiée à trois eunuques, précède les trois voyageurs et leur suite.
Le reste marche en ordre rigoureux, les plus jeunes prenant le pas
sur les anciens. Un consistoire de prêtres-fétiches, une congrégation
de saintes femmes décemment vêtues, couronnées de fleurs et por-
tant des colliers de caurîes, attendent la procession sur VAkohera
(marché de l'est) pour se diriger vers la demeure royale. Cette de-
meure, — elles sont toutes construites sur un plan à peu près iden-
tique, — se compose d'un vaste enclos aux murailles duquel s'ap-
puient des hangars longs de cent pieds, soutenus par une charpente
à claire-voie. Chaque porte (il y en a huit ou dix) est gardée par
un capitaine assis dans son fauteuil et par des soldats accroupis sur
le sol. Pas une amazone encore ne s'est montrée, pas une de ces
guerrières que le Dahomey seul met en ligne à l'heure présente.
Une consigne rigoureuse retient ces royales épouses dans les cours
intérieures. Pendant que le roi se fait attendre, le capitaine passe
en revue l'un après l'autre les grands fonctionnaires de l'état. Les
offices civils et les grades militaires se confondent ici par la raison
très simple que la nation entière est une armée. Ainsi l'aile droite,
la première des deux divisions (mâles), est commandée par le min-
gan, qui dispose, après le monarque, de l'autorité civile ou politi-
que, et se trouve, comme chef de la police, l'organe du peuple
vis-à-vis du souverain. Il cumule avec ces belles attributions le
rôle de menwu-to (tueur d'hommes), c'est-à-dire d'exécuteur des
hautes-œuvres; mais les condamnés d'élite ont seuls le privilège
de périr par ses mains. Une autre particularité curieuse de cette
hiérarchie sauvage est le dédoublement de tous les emplois. Chaque
titulaire, ordinairement chargé d'années, a pour suppléant au be-
soin, dans tous les cas pour espion, un acolyte plus jeune et plus
actif entre les mains de qui se concentre souvent le pouvoir réel,
bien que son collègue à cheveux blancs paraisse investi d'une in-
fluence plus haute et d'une responsabilité plus directe. Le min-
88 REVUE DES DEUX MONDES.
gan par exemple est doublé d'un adonejan; le meu, premier mi-
nistre, commandant de l'aile gauche, et qui est l'organe officiel du
roi parlant à son peuple, peut être remplacé par un lieutenant ap-
pelé bi-wan-ton. L'armée féminine est organisée d'après les mêmes
principes. Répartie comme l'autre en deux divisions, elle est com-
mandée aussi par une double série d'officiers.
Mais le moment approche où le roi va faire son apparition. Au
milieu de la cour, dans laquelle l'envoyé anglais a reçu l'autorisa-
tion de pénétrer, et sur une couche circulaire de silex pilé, dis-
posée tout exprès pour eux, les ministres dahomiens se sont pros-
ternés en poussant des soupirs contenus qui doivent révéler la pré-
sence d'un étranger parmi les hôtes du palais. Le capitaine Burton,
chapeau bas, s'incline à quatre reprises différentes ^^ers un per-
sonnage vaguement entrevu dans l'ombre projetée par un toit de
chaume. Ce personnage, c'est Gelele (fils de Gezo), que ses sujets
désignent aussi sous le nom de Bahomey-dadda, le grand-père du
Dahomey.
« Dans la pleine vigueur de l'âge, à ce moment de la vie où la taille n'a
pas encore épaissi au détriment des jambes, qui diminuent, cet homme a
bien toute la mine d'un roi nègre, dont le cœur ne s'attendrit guère et dont
la tête faiblit rarement. C'est le jcâXXio-r&ç àvYÎp de cette iliade noire, un
athlète de six pieds au moins, svelte, agile, buste large et flancs évidés. Le
crâne est rond, bien assis. Une légère calvitie se manifeste au sommet de
la tête, et, sur la place que les phrénologues assignent aux organes de la
prudence, deux touffes de cheveux disposées en cocardes sont prêtes à rece-
voir les grains de corail, les petits cônes de bronze ou d'argent qui servent
ici de parure. Les sourcils sont rares, la barbe est clair-semée ; la mâ-
choire un peu forte nuit à la régularité de l'ovale. La physionomie est
dure, quoique franche, mais n'a rien de trop désagréable quand un sourire
vient l'éclairer. Le roi laisse croître ses ongles, qui deviennent aussi longs
que ceux d'un mandarin; comme tous ses pareils, il tient à prouver qu'il
se nourrit de viande et non pas de légumes ou de fruits «à l'instar des sin-
ges.» Les dents sont saines, bien qu'un peu noircies par le tabac; les pau-
pières sont enflammées, les yeux fatigués; on y remarque un épaississement
de la cornée qui pourrait bien aboutir à une cécité complète. Le rhum n'est
pas responsable de ce fâcheux symptôme, car le roi n'abuse pas des boissons
fortes; la bière et le vin sont ses liqueurs favorites. L'éclat du soleil natal,
les vents secs qu'on appelle harmallans, les réceptions interminables, l'usage
excessif de la pipe, voilà les causes réelles de ce germe d'infirmité qu'a pu
favoriser aussi le culte trop assidu de la déesse Vénus. Le nez est décidé-
ment retroussé, quasi-nègre, anti-aquilin, pas trop écrasé cependant, ni
totalement dénué de parois intérieures... La petite vérole, fléau du pays,
n'a pas épargné le souverain; mais il n'a d'autres tatouages que trois pe-
tits coups de lancette parallèles et perpendiculaires, plus voisins du cuir
UNE MISSIOIS EN DAHOMEY. 89
chevelu que des sourcils, et dont la trace subsiste au-dessus de l'endroit
où ces derniers rencontrent les muscles zygomatiques. »
Après le signalement, voici le costume : un chapeau de paille
très bas entouré d'un ruban de velours rouge; sur la poitrine
royale, retenues par un fil solide, une incisive humaine, fétiche qui
préserve de tout mal, et une graine bleue de peu de valeur; point
de ces bracelets d'argent [bonugan-ton) comme en portent les ca-
boceers par-dessus les manches de leurs paletots râpés, mais au
bras droit un étroit anneau de fer [abngnn) et cinq au bras gau-
che, celui qu'on oppose au tranchant d'une épée menaçante; une
espèce de tunique flottante en étoffe blanche à bordure de moire
verte; enfin des caleçons de soie rouge à fleurs descendant à mi-
jambes, et des sandales mauresques brodées en fil d'or, magnifi-
cence exceptionnelle, mais facile à s'expliquer si l'on songe que la
chaussure est un des emblèmes de la royauté dans les pays ou
tout le monde va pieds nus.
Un groupe d'épouses royales (sans armes celles-ci) sont rangées
en demi-cercle sur l'estrade où elles trônent. Pas une d'elles n'ose
quitter des yeux son maître et seigneur. Quelques amazones sont
au dehors assises sur des tabourets ou simplement accroupies à
terre. Par les interstices de la charpente, on aperçoit de jeunes
curieuses qui, se croyant invisibles, lorgnent et chuchotent; mais,
hélas! entre toutes ces faces bronzées on chercherait en vain quel-
que minois passable, et personne ne tourne les yeux de ce côté. En
revanche, si sa majesté dahomienne vient à éternuer, l'assistance,
par un mouvement unanime, se précipite à genoux et du front tou-
che le sol; si elle demande à boire, une bénédiction part de toutes
les lèvres. Pour peu qu'il soit requis, un crachoir de plaqué, — jadis
il était d'or, — se présente à distance convenable. Tout à coup le
roi, tournant le dos à ses hôtes, parut vouloir se soustraire pour un
motif quelconque aune curiosité gênante. « Aussitôt, dit M, Burton,
un rideau de calicot blanc fut étendu entre lui et l'assistance ; là-
dessus amazones de sonner la cloche, crécelles [kra-kra) de re-
tentir; les fusils partent d'eux-mêmes, les ministres applaudissent
en frappant des mains ; les simples spectateurs lancent au ciel des
po-o~o (1) tumultueux; les gens assis se détournent et se jettent à
plat ventre, les gens debout font volte-face, et, se dandinant comme
des ours, agitent leurs mains avec des mouvemens de chien qui
nage... »
Une simple palissade, — infranchissable de par la loi, — sépare
(1) Po-o-o, pour hleo, ce qui, selon M. Burton, veut dire « à votre aise! » Nous
aimons à penser que la traduction est exacte.
90 IIEVUE DES DEUX MONDES.
les deux cours où manœuvrent l'armée des hommes et celle des
femmes. A l'entrée de la seconde cour, on rencontre la kliatwi-
gan (1), capitaine des gardes du roi Gezo, gardes-femmes qui pas-
sent encore aujourd'hui pour les « enfans perdus » de la seconde
armée daliomienne. Le casque de cette guerrière émérite « rappelle
par sa forme le bonnet d'une cuisinière française; » il faut seule-
ment y ajouter un dessous rose et de chaque côté un crocodile en
application de drap bleu, le tout fixé par une paire de cornes en
fer-blanc et une mince courroie. Mille amazones tout au plus étaient
réunies sous ses ordres, le reste ayant eu mission d'aller surprendre
et saccager un village rebelle. Leur costume, parfaitement conve-
nable d'ailleurs, ne manque pas d'élégance : un filet blanc ou bleu
maintient la chevelure; le buste est serré dans un gilet sans man-
ches qui laisse aux bras liberté complète; un jupon d'étoffe teinte,
généralement bleue, rose ou jaune, descend de la hanche au cou-
de-pied; une large ceinture blanche, dont les bouts pendent sur
le côté gauche, entoure la taille; une bandoulière de cuir noir, re-
haussée de cauries, tient lieu d'écharpe. Le fusil, lourd et d'ancien
modèle, porte la marque de la Tour de Londres; le sabre, quoi-
qu'un peu moins long, ressemble au briquet français tel qu'il était
autrefois. Mention particulière est duc au rasoir dont on arme celles
qui portent le nom de « faucheuses : » il est énorme, et, vu sa des-
tination spéciale, doit donner le frisson à l'homme le plus courageux.
Les amazones ont le pas sur leurs frères d'armes, à qui elles s'as-
similent d'ailleurs volontiers. « Nous ne sommes plus des femmes, »
disent-elles; mais après tout il leur arrive fréquemment de se don-
ner à elles-mêmes, sous ce rapport, le plus éclatant démenti. Ceci
devint évident quelques jours après la réception solennelle faite
au capitaine Burton. Gelele préparait alors la désastreuse expédition
qu'il dirigea quelques semaines plus tard contre la ville ennemie
d'Abbeokuta. Or, au moment de mettre l'armée en jupons sur le
pied de guerre, on ne trouva pas moins de cent cinquante ama-
zones dans un état qui les rendait éminemment incapables de faire
campagne : énorme scandale, bien qu'il soit assez fréquent, et contre
lequel on dut sévir, autant pour affirmer les droits conjugaux du
monarque sur toutes les amazones que pour maintenir la discipline
militaire fort compromise, il faut bien le reconnaître, par de tels
exemples. Les coupables subirent avec leurs complices le juge-
ment solennel du roi-mari qu'elles avaient doublement outragé.
Huit d'entre elles furent condamnées à mort et réservées pour les
(1) C'est le grade de l'armée féminine correspondant à celui de meu dans l'armée de
l'autre sexe.
UNE MISSION EN DAHOMEY. 91
prochains (( sacrifices. » Le plus grand nombre en demeura quitte
pour une captivité temporaire ou pour un bannissement à perpé-
tuité qui leur interdisait l'accès de la capitale et de la cour. Quel-
ques-unes enfin reçurent un pardon absolu.
Dès le 20 décembre 1863, l'actif diplomate était reparti de Kana
pour aller s'installer dans la capitale voisine, Agbomé (la « ville
sans enceinte »). Yingt-quatre heures après y être arrivé, il assis-
tait à la rentrée du monarque, et, pénétrant avec Gelele dans l'in-
térieur du palais, il y étudiait le théâtre ordinaire des horribles exé-
cutions auxquelles il devait essayer de mettre fin. Le jour suivant,
22 décembre, eut lieu la présentation solennelle des cadeaux adres-
sés au roi par le gouvernement anglais et de ceux que M. Bernasko
y avait joints au nom de la mission qu'il dirige. La parcimonie dont
le foreign-office avait cru devoir user dans cette circonstance té-
moigne assez qu'il comptait beaucoup sur l'influence personnelle de
M. Burton, ou n'attachait qu'une médiocre importance aux résul-
tats de la négociation entamée (1). Le refus de l'attelage tant désiré
par l'autocrate dahomien était particulièrement humiliant pour lui,
l'envoyé anglais l'ayant vu rentrer dans Agbomé avec le plus misé-
rable équipage du monde, moitié broiighmn, moitié cabriolet, traîné
d'abord par les gens de la suite, puis soulevé de terre et placé sur
leurs épaules. Une chaise à porteurs, offrande propitiatoire d'une
des sociétés évangéliques de Londres, ne pouvait être regardée
comme suppléant à l'insuffisance de ce véhicule gothique, déjà fort
endommagé par les mains brutales des soldats qui en faisaient vo-
lontiers leur jouet. Bref les espérances du prince étaient déçues,
et un pareil désappointement, quel qu'en fût l'objet, pouvait avoir
des suites fort graves. La tente parut trop petite. La pipe d'argent
ne servit pas une seule fois , Gelele préférant son a brûle-gueule »
en terre rouge. La substitution de deux ceintures aux bracelets
dont il avait été question avec le commodore Wilmot n'eut aucune
espèce de succès. La cotte de mailles était trop pesante, les gante-
lets étaient trop étroits, et les menus articles ajoutés par M. Burton
lui-même aux présens du gouvernement anglais ne suffisaient pas
pour atténuer l'effet d'une déception si cruelle (2). Les explications
relatives au carrosse absent furent accueillies avec une ironie gla-
(1) Voici la liste des cadeaux officiels, non compris ceux que M. Burton voulut y
joindre personnellement : une tente ronde (quarante pieds de circonférence) en damas
de soie rouge, une pipe d'argent relevée en bosse, deux ceintures d'argent avec figures
d'animaux (lion et grue), plus leurs écrins en maroquin, deux bouts de table dorés dans
leurs boîtes de chêne, une cotte de mailles et des gantelets.
(2) Un tableau, une boîte de parfumerie française, deux pièces de mérinos, une de
soie cramoisie, un foulard, une caisse de curaçao et une douzaine de verres à pied en
cristal de couleur.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
ciale, et Gelele ajourna lestement à des temps meilleurs la prise en
considération des griefs que l'agent de lord John Russell voulait
formuler sur place. En se ménageant ce répit, le rusé monarque
espérait peut-être obtenir certaines concessions étranges qui de-
vaient rendre son hôte beaucoup moins imposant, et dès lors beau-
coup moins persuasif. On va voir que le calcul était juste.
IL
Un mot d'abord sur les « coutumes » du Dahomey. Ces rites san-
glans reposent, selon M. Burton, sur un principe exclusivement re-
ligieux qui tend à les fortifier et à en prolonger la durée. Ils ne sont
à ses yeux qu'une aberration de la piété filiale. Le souverain du
Dahomey venant à mourir, son successeur croirait faillir à un de-
voir sacré, s'il ne donnait à l'ombre adorée un cortège solennel qui
descend avec elle dans la « terre des morts. » Femmes, eunuques,
soldats, bardes, tambours, rien n'y doit manquer. De là un véritable
massacre qu'on a vu durer trois mois de suite et coûter la vie à
cinq ou six cents créatures de Dieu. On appelle ceci les « grandes
coutumes. » Celles que le roi Gelele consacrait en 1860 à la mé-
moire de son père Gezo se prolongèrent pendant trois semaines, et
M. Bernasko, témoin oculaire, porte à deux mille le nombre des vic-
times, en y comprenant toutefois — pour un chiffre absolument hy-
pothétique— les femmes exécutées à l'intérieur du palais. Les « pe-
tites coutumes, » renouvelées une fois par an, dérivent du même
principe et répondent à cette idée que les premiers captifs faits au
début d'une campagne, ainsi que tous les criminels dignes du der-
nier supplice, doivent aller grossir la suite du roi défunt. Comme le
nom l'indique, elles n'impliquent pas à beaucoup près des immola-
tions aussi nombreuses. Vers la fin de son règne, Gezo ne faisait plus
tomber qu'une trentaine de têtes chaque année. Son fils, porté au
pouvoir par ce qu'on pourrait appeler « le parti réactionnaire, » au-
quel les prêtres-fétiches appartiennent naturellement, se montre
un peu moins avare de sang. Il se rappelle que son grand-père
Agongoro fut empoisonné, — à ce qu'on prétend du moins, — pour
avoir manifesté quelque propension au christianisme , et que les
plus puissans despotes africains, venant à choquer les préjugés des
peuples qu'ils gouvernent, sont exposés à ce qu'on les « prie d'aller
dormir» et à ce qu'on leur offre des « œufs de perruche, » — façons
de parler quelque peu obscures, euphémismes sinistres dont le vrai
sens pourtant ne peut guère embarrasser personne. Soixante-dix ou
quatre-vingts victimes périssent durant les fêtes annuelles; mais
comme l'étiquette exige que toute démarche royale, tout incident de
UNE MISSION EN DAHOMEY. 93
quelque importance, — l'invention d'un nouveau tambour, la visite
d'un blanc, la translation d'un palais à un autre, — soit annoncé à
l'esprit du prince défunt par quelque messager mâle ou femelle,
on ne peut guère évaluer à moins de cinq cents, année moyenne,
à moins de mille quand reviennent les « grandes coutumes , » ces
exécutions périodiques. Elles ne sont point particulières au Daho-
mey. Abbeokuta, le Grand-Benin, Ashanti, obéissent aux mêmes
traditions. A Komasi, on immole chaque jour un homme (sauf le
mercredi, anniversaire de la naissance du roi); déplus la mort de
tout cabocecr entraîne celle de plusieurs subalternes, tandis que
dans le Dahomey, depuis les premiers temps du règne de Gezo, pa-
reil honneur est exclusivement réservé au min-gan et au meu^ les
deux plus grands personnages de l'état; encore chacun d'eux n'est-
il « escorté » que d'un seul esclave.
Moyennant ces explications préliminaires, on comprendra mieux
ce qui allait se passer dans les derniers jours de 1863 et les pre-
miers de 186Ù à la cour du roi Gelele. Le 28 décembre au matin,
une décharge de mousqueterie annonça l'ouverture des rites, et les
hôtes du monarque reçurent l'invitation formelle de se rendre au
palais. En traversant la place du marché, ils purent voir, sous une
espèce de halle flanquée d'une tourelle à double étage, une ving-
taine de malheureux, solidement garrottés à des poteaux, et portant
le costume des criminels d'état, un bonnet de nuit blanc autour
duquel des rubans bleus s'enroulent en spirale, une chemise de
calicot bordée de rouge et décorée, à l'endroit du cœur, d'une
marque sanglante. Ils étaient l'objet de soins attentifs. Un esclave
accroupi derrière chacun d'eux écartait les mouches importunes.
Abondamment nourris, traités avec douceur, se berçant peut-être
de quelque vague espérance, aucun ne semblait songer à une éva-
sion que les circonstances rendaient assez facile. La musique du
cortège avait captivé leurs oreilles; ils battaient du pied la mesure
et saluèrent de commentaires bavards le passage des étrangers.
Arrivés au palais, ceux-ci accompagnèrent le roi vers la demeure
de son fétiche; ils défilèrent entre deux rangs d'amazones devant un
second hangar où dix-neuf autres victimes, de tout point sembla-
bles à celles du marché, attendaient leur sort avec la même insou-
ciance. Pas un des assistans ne s'avisait de prendre garde à elles.
Les danses, les chants allaient leur train, et la foule tumultueuse
n'avait ni la moindre pitié, ni la moindre curiosité au service de ces
pauvres êtres.
Plus de deux mille cinq cents personnes étaient réunies devant
le palais lorsque Gelele, entouré de ses caboceers et de ses ama-
zones, prononça ce qu'on pourrait appeler le discours d'inaugura-
tion. Il parlait avec timidité, la tête penchée, revenant à satiété
94 REVUE DES DEUX MONDES.
sur quelques idées en bien petit nombre, sur quelques formules in-
variables. « Ses ancêtres, disait-il, avaient construit des temples
grossiers et simplement ornés. Son père Gezo, en payant tribut à
l'esprit d'Agongoro, s'était cru obligé de déployer plus de magni-
ficence. On est heureux d'avoir des enfans qui accomplissent pour
vous les rites sacrés. Aussi Gelele comptait-il recevoir un jour de
son fds les mêmes honneurs qu'il rendait aujourd'hui à Gezo. » Sur
cette harangue fort approuvée et suivie de plusieurs salves de mous-
queterie, le roi consacra deux tambours, nouvellement inventés,
en les frappant de baguettes humectées de sa salive; puis, réfugié
derrière un rideau que ses femmes venaient d'étendre entre lui et
la foule, il se prépara par de fréquentes rasades aux exercices qui
allaient suivre. Il s'agissait de chanter et de danser devant le peuple.
Des chœurs de guerrières répondaient à sa voix, et dans l'inter-
valle d'une hymne à l'autre les « oiseaux du roi, » clibisis parmi les
musiciens des deux sexes, roucoulaient et gazouillaient à l'envi.
Deux de ses femmes-UojJards (favorites) l'assistaient dans ses exer-
cices chorégraphiques, assez violens pour le mettre en nage. Pas-
sant alors le bout du doigt sur son front trempé de sueur, il l'agi-
tait par manière d'aspersion au-dessus de la foule reconnaissante.
Suivirent d'autres faveurs plus effectives : ie roi distribua des es-
claves, des colliers de verroteries, des tabourets, des parasols aux
grands dignitaires de la cour; il y eut des promotions d'officiers,
des discours sans fin, des flatteries sans mesure, le tout couronné
par un don gracieux des alimens étalés au pied du trône, dans des
calebasses que les dakros (femmes-interprètes) répartirent entre
les principaux assistans. Les « hommes blancs » avaient été servis
les premiers, et le roi, certain de les avoir éblouis, vint quêter en
personne les remercîmens qu'ils lui devaient.
« Après qu'il nous eut montré notre lot de provisions et le rliura assigné
à nos porteurs, il nous déclara, dit M. Burton, que nous devions tous les
trois chanter, danser, battre du tambour comme il l'avait fait lui-même,
— requête qui me fit déplorer de n'avoir pas consacré de plus longues
études au maniement des baguettes et cultivé comme il le mérite l'instru-
ment sur lequel je devais me faire entendre. Je consentis sans peine {wil-
lingly consented), ainsi que le docteur Cruiksbank, à danser avec le roi,
sachant que tel est l'usage et qu'il y prenait grand plaisir; mais nous lui
fîmes accepter les excuses de M. Bernasko, lequel, étant d'église, n'avait que
des chants à lui offrir. Gelele montra une certaine délicatesse à ne pas in-
sister sur l'accomplissement immédiat de nos promesses, qu'il se bornait à
nous rappeler de temps en temps. Il redoutait évidemment pour nous un
excès d'émotion, et finit par nous dire « qu'il remettrait la chose à quelque
soirée, attendu que les exercices en plein soleil ne conviennent pas aux
gens de notre race »
« Je crus devoir, aussitôt rentré chez moi, expédier à Chyudaton (le
UNE MISSION EN DAHOMEY. 95
vice-roi de Whydah, venu pour assister aux « coutumes ») un message par
lequel je manifestais l'intention de n'assister à aucun sacrifice humain; je
proposais d'y substituer celui de quelques animaux inférieurs (1), et je dé-
clarais que, si un seul meurtre était commis devant moi, je repartirais à
l'instant même pour la côte. Il me fit répondre que je n'aurais point à
prendre une mesure si violente, que parmi les victimes un certain nombre
seraient amnistiées, et qu'on exécuterait seulement les criminels les plus
endurcis, les prisonniers de guerre les plus dangereux. Il fallut bien se
contenter de ces atténuations. Jusqu'alors on avait infligé aux visiteurs eu-
ropéens la vue des condamnés, qu'on promenait par les rues, et qui dans
ces derniers temps étaient parfois bâillonnés de la manière la plus cruelle.
Les exécutions avaient lieu sans qu'on prît le moindre souci d'épargner à
nos oreilles les derniers cris d^ l'agonie, à nos j^eux les dernières convul-
sions de la mort. Il n'était donc pas indifférent de constater et de faire
admettre la répugnance que nous inspirent ces odieuses scènes... m
La seconde journée des « coutumes » fut remise au 30 décembre
par une faveur expresse du monarque, ses hôtes se trouvant indis-
posés. Gelele fut encore le héros de la fête. Perché sur un énorme
divan dans la construction duquel entraient plusieurs centaines de
pièces d'étoffe, il ne fit guère que changer de toilette et danser tour
à tour, la pipe toujours aux lèvres, devant le peuple émerveillé de
sa magnificence et de sa vigueur. Après trente-deux pas différons,
il revêtit son armure- fétiche, toute constellée de charmes et d'amu-
lettes, et couverte de sang desséché. Ce fut comme le bouquet de
la représentation , et M. Burton crut devoir saisir ce moment pour
prier sa majesté de ne pas oublier une autre fois la cotte de mailles
venue d'Angleterre. Peut-être eût-il été plus digne de ne pas
répondre, par une démarche empreinte de quelque servilité, à ce
qui pouvait être un témoignage de dédain.
Une distribution de caurics fut l'épisode le plus caractéristique de
la journée suivante. Le roi, vêtu d'une toge vert clair, puisait à
pleines mains, dans des corbeilles disposées à ses pieds, les chape-
lets de coquillages, — autant vaut dire les poignées de monnaie, —
qu'il lançait ensuite au plus épais de la foule. En pareille occasion,
grands et petits, mettant bas toute parure et toute pudeur, se ruent
à l'envi sur le bakshish royal. Tués ou blessés dans l'immonde
mêlée, on les estime heureux d'avoir pu risquer leur vie ou leurs
membres pour la gloire du souverain. Celui-ci, vers la fin du tour-
noi, proposa aux étrangers d'y prendre part, et l'envoyé britan-
nique, (( n'étant pas en uniforme, » accéda sans hésiter, — c'est lui
qui l'atteste, — à cette obligeante invitation. Il paraît même qu'il
(1) Si ragent de lord John Russell eût insisté, on aurait peut-être déféré à ce vœu*
M. Vallon en pareille circonstance obtint qu'on immolât une hyène à la place des cap-
tifs que le roi Gezo voulait faire décapiter en l'honneur de sa visite.
96 REVUE DES DEUX MONDES.
mérita les éloges du roi nègre en faisant trébucher, au moyen d'un
habile croc-en-jambes, le révérend Bernasko. Lorsqu'il eut assez
joui d'un spectacle qui devait avoir pour lui l'attrait de la nou-
veauté, Gelele, se dirigeant vers la prison des condamnés, la par-
courut dans toute sa longueur, et sans se préoccuper de ce qu'une
pareille libéralité pouvait avoir de dérisoire, il jeta par poignées
aux pieds de ces misérables, complètement garrottés, les cam^ies
qui lui restaient encore. Il poussa même la condescendance jus-
qu'à converser avec plusieurs de ses futures victimes. Celles dont
on aurait pu craindre les réclamations indiscrètes ou les propos
messéans étaient soigneusement bâillonnées, sans qu'il y parût le
moins du monde. « Le roi, remontant vers moi, dit M. Burton,
vint faire claquer ses doigts à mon intention (1). Ceci voulait dire,
— formule toute locale , — qu'il ne refuserait pas à mon interces-
sion la grâce de quelques victimes. J'invoquai tout aussitôt en leur
faveur les droits de la clémence, cette prérogative éminemment
royale. Environ la moitié de ces pauvres gens fut amenée devant
Gelele; on les débarrassa de leurs liens, et les gardiens de la prison
les placèrent eux-mêmes à quatre pattes, pour qu'ils entendissent,
dans une position convenable, l'arrêt qui les rendait à la vie. »
Chaleur excessive, poussière étouffante , grand abus de chansons
guerrières et de discours belliqueux, marquèrent la quatrième jour-
née (1'^'' janvier 1864). 11 n'était question que d'anéantir l'insolente
Abbeokuta, de raser ses murailles, d'égorger jusqu'au dernier de
ses habitans. Ces fanfaronnades, dont le roi renouvelait à chaque
instant le signal, se psalmodiaient sur tous les tons, se récitaient
sous toutes les formes. Elles accompagnaient l'interminable défdé
des présens que le roi devait offrir, la nuit d'après, à ses grands
vassaux. Cette u nuit fatale » , la zati nyonyana, devait voir s'ac-
complir enfin les rites essentiels dont tous ces cortèges, tous ces
chants, toutes ces largesses sont en quelque sorte les préliminaires.
Ce qui se passe sur le lieu même du sacrifice , il est assez malaisé
de le savoir, puisqu'il est enjoint à tous autres qu'aux perpétra-
teurs du massacre, — et cela sous peine d'avoir la tête coupée, —
de rester enfermés chez eux. M. Burton croit pouvoir affirmer que
le roi donne le signal des meurtres en faisant lui-même office de
bourreau. Le min-gan, le meii frappent à leur tour, et le reste de
l'assistance achève l'horrible besogne. Quant aux étrangers, ils
entendent, l'oreille au guet, un roulement de tambours, une déto-
nation d'armes à feu, et apprennent ainsi qu'une immolation vient
d'être consommée.
Le lendemain est le « jour de joie, » le jour où le roi fait montre
(1) C'est là, pour les Africains, Téquivalent du shake-hands anglais.
UNE MISSION EN DAHOMEY. 97
de ses richesses devant la nation éblouie. M. Burton hésitait pour-
tant à se rendre au palais; mais le vice-roi de Whydah, Ghyuda-
ton, par une exquise prévenance, leva tous ses scrupules en venant
lui annoncer dès le matin que les gens exécutés dans le cours de
la « nuit fatale » étaient tous des misérables de sac et de corde,
choisis parmi la pire espèce des criminels et des prisonniers de
guerre. Sur cette assurance, l'envoyé britannique, — dont le ri-
gorisme après tout n'était pas absolument inflexible, — se laissa
conduire au palais.
« Les abords de la demeure royale n'étaient pas positivement agréables,
dit-il à cette occasion. Le hangar du marché ne renfermait plus un seul
prisonnier. Sur un échafaud à double étage, formé de deux poutres per-
pendiculaires réunies par deux poutres horizontales, quatre cadavres
étaient assis, à quarante pieds du sol, ayant encore leurs chemises blanches
et leurs bonnets de coton. A peu de distance, une construction pareille,
mais de moitié moins large, supportait deux victimes, placées l'une au-
dessus de l'autre. Une potence, établie entre les deux échafauds et faite
de bois très mince, maintenait en l'air, suspendu par les talons, un sep-
tième corps. Deux autres, côte à côte, garnissaient un palibulimi planté
au bord du sentier que nous suivions. La souplesse des membres, qu'on
Yoyait s'infléchir sur les cordelettes enroulées autour des rotules et
des genoux, prouvait assez que la mort ne les avait pas frappés long-
temps auparavant. Aucune trace de violence ne se remarquait sur ces der-
niers corps, absolument nus. Par égard pour les femmes du roi, on ne les
avait mutilés qu'après décès, et sur le sol, au-dessous d'eux, se voyaient à
peine quelques vestiges de sang.
« Arrivés à la porte sud-est du palais, nous trouvâmes également désert
l'appentis qui en dépend. En face de quelques petites poupées noires, fichées
dans le sol des deux côtés de l'entrée, gisaient une douzaine de têtes, en
deux tas de six chacun , la face contre terre et attirant le regard par la
netteté, la précision évidente avec laquelle on les avait détachées du tronc.
Selon toutes probabilités, l'exécution avait eu lieu devant la porte même,
et l'on avait emporté les corps, afin d'épargner au monarque les désagré-
mens inséparables d'un pareil voisinage. Deux autres têtes, exposées en
dedans du seuil, portaient le nombre à quatorze. Ainsi, dans le cours de
la « nuit fatale, » Gelele avait dû faire immoler au moins vingt-trois vic-
times. »
Le roi parut, plus richement vêtu qu'en aucune autre occasion,
portant une calotte de satin puce et une toge de soie violette. Une
rapière, présent du capitaine Wilmot, lui pendait à l'épaule, fixée
par un ceinturon de soie rouge, et un collier de pierres fausses
s'étalait sur sa poitrine nue. Gelele s'arrêta pour attendre le salut
qui lui était dû, et les processions militaires, les bouffonneries des
griottes, des nains et des bossus, les génuflexions, complimens,
TOME LV!. — 1865. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
adorations, recommencèrent de plus belle, au son des cloches, des
crécelles, des « os de serpent, » des gongs, des cornets à bouquin,
et de tout ce qui constitue un orchestre nègre. Une seule page sur
vingt de celles que M. Burton consacre à l'exhibition des miséra-
bles oripeaux dont se compose en Dahomey le garde-meuble de
la couronne , donnerait le vertige à nos lecteurs : vases de bronze
ou de cuivre, voire de faïence, sculptures argentées (jouant le rôle
de vaisselle plate), jarres pleines de /»2V^o (1), parasols bariolés,
bannières aux couleurs criardes surmontées de crânes humains, bou-
cliers, équipages royaux (y compris le fameux brougham-cabriolet
et l'antique berline verte du roi Gezo), bref une friperie fantastique,
un bric-à-brac insensé dont il est impossible de bien rendre le ca-
ractère hybride, la splendeur déguenillée, le tapage discordant, la
pompe grotesque!
M. Burton y prêtait naturellement moins d'attention qu'aux dé-
tails purement militaires de chaque cérémonie. Ces détails lui ser-
vaient à se faire une idée de la double armée du Dahomey, sur la-
quelle tant de bruits fabuleux circulaient encore tout récemment.
D'après ses calculs, basés sur les observations personnelles les plus
minutieuses, il faudrait rabattre considérablement des évaluations
fournies par les derniers voyageurs français. Le malheureux Jules
Gérard, dans sa lettre au duc de Wellington (18 août 18(5Zi), fai-
sait figurer douze mille amazones parmi les troupes réunies pour
soumetti^ Abbeokuta. M. Vallon (1855-58) portait leur nombre à
cinq mille. L'agent de lord John Russell, tous comptes faits, ne
croit pas qu'on en puisse mettre sur pied plus de deux mille cinq
cents. Il évalue à quinze mille hommes ou femmes le corps d'armée
qu'il vit défiler hors des murs de Kana au début de la campagne
qui devait porter un coup mortel au prestige de la puissance da-
homienne, « ceci, ajoute-t-il, en comptant les pillards mal armés
qui se joignent spontanément à des expéditions de ce genre, et
n'emportent guère qu'une corde pour charger leur butin. Au bout
d'une semaine de marche, un corps pareil est réduit à huit mille
hommes, à neuf tout au plus, ce qui concorde avec les estimations des
officiers anglais qui ont visité, après la sortie des troupes, les camps
dahomiens formés pour l'expédition d'Ishagga en 1862, pour celle
d'igbarra (1863), enfin pour celle d' Abbeokuta (186/i). » Notre com-
patriote M. Vallon juge au contraire l'armée du Dahomey « assez
forte pour lutter avec avantage, sur son terrain même, avec des
troupes disciplinées, exténuées par de longues marches, alfaiblies
par le climat et dépourvues d'artillerie. » Nous ne pouvons que
(1) Bière du pays extraite du riz et du millet.
UNE MISSION EN DAHOMEY. 99
mettre en présence ces deux appréciations si contradictoires, et
revenir aux « coutumes, » dont M. Burton put se croire quitte après
les fatigues el l'ennui de la cinquième journée, mais qui lui réser-
vaient une corvée tout à fait inattendue. Le ù janvier, il fut appelé
chez Addo-Kpon, le second souverain du Dahomey, le « roi des buis-
sons » ou de la campagne, tandis que Gelele règne sur la ville.
Cette dualité, qui rappelle le mikado et le taikoun japonais, est une
des curiosités d'une organisation déjà si compliquée et si peu en
rapport avec celle des gouvernemens civilisés. Elle s'expliquerait,
suivant une hypothèse plus ou moins hasardeuse de l'envoyé an-
glais, par un sentiment de dignité royale que froisserait le rôle de
fermier et de marchand inhérent à l'administration directe des
domaines de la couronne. Quoi qu'il en soit, l'hôte de Gelele ne
crut pas pouvoir décliner l'honneur que lui faisait le roi des buis-
sons. Il prit seulement occasion d'un léger accident (un doigt foulé
parmi la bagarre des jours précédons) pour déclarer d'avance « qu'il
n'entendait plus se mêler à la lutte engagée autour des cauries. »
On convint donc qu'il recevrait directement et sans combat, de la
main à la main, sa part dans la distribution royale; mais Gelele pa-
raissait regretter beaucoup, — ce qui se comprend, — de ne plus
le voir aux prises avec le révérend Bernasko , et se promettait un
léger dédommagement que M. Burton n'osa point lui refuser : de
là une scène qui perdrait véritablement à n'être pas racontée par
le principal personnage.
« Nous fûmes appelés devant le trône. Le premier ministre me remit uu
bâton de chanteur [kpo-ga] et M. Cruiksliank en reçut un autre, quelque
peu moins argenté que le mien, après quoi nous battîmes en retraite, nos
épaules pliant littéralement sous le poids de ces nouveaux honneurs. Le
nieu prit alors la parole pour m'informer que le roi m'avait désigné comme
devant remplir auprès de lui, à titre provisoire, les fonctions de jnin-gan
ou premier bourreau, tandis que mon compagnon officierait en qualité de
maître des cérémonies. On me passa au cou un double collier de graines
verdâtres, interrompues çà et là par huit cylindres de corail. Ce corail
était faux, et les graines imitaient grossièrement celles du popo. M. Cruiks-
hank et le révérend ministre furent gratifiés de décorations analogues,
admirables symboles de la bouffissure et de la parcimonie africaines.
« On sait que plusieurs fois déjà Gelele avait fixé le jour où je danserais
devant lui; mais il s'était cru obligé, par un sentiment de délicatesse, à me
laisser le temps de me préparer. Pour le coup, l'heure était venue. Je ras-
semblai m.a suite devant le demi-cercle formé par les caboceers, j'indiquai
le rhythme à l'orchestre, et je régalai l'assistance d'un pas seul, importé de
l'Hindoustan, qui me valut des applaudissemens frénétiques, plus spéciale-
ment ceux du souverain. Mon compagnon exécuta une danse dahomienne
avec une désinvoUurc tout à fait charmante. Vint alors le tour du révé-
rend. Il s'assit bien en face du trône, plaça sur un second tabouret une
100 REVUE DES DEUX MONDES.
sorte de concertina ou d'orgue portatif, et après avoir au préalable e^ipli-
qué Tobjet du fa'cvr sa ri, entonna bravement ses cantiques favoris...
L'assistance le contemp'ait avec surprise et ricanait en dessous, ce qui
n'intimida nullement le digne ecclésiastique. 11 « édifia » son prochain
pendant une bonne demi-heure.
« Quand la musique eut cessé, le roi proposa une légère modification :
le révérend Bernasko chanterait en s'accompagnant, tandis que M. Cruiks-
hank^et moi nous danserions à sa droite et à sa gauche. Ceci frisait le ridi-
cule, mais il ne nous parut pas convenable de refuser. Mon second pas seul,
qui termina l'aËTaire, fut salué par une décharge d'armes à feu et un salut
militaire de toute mon escorte, hommes et femmes. 11 n'aurait tenu qu'à moi
de me croire un prodige, car aux yeux de ce peuple naïf un homme capable
à la fois de danser, de manier l'épée, de comprendre en un mois leur lan-
gage, d'écrire ce qui se passait chaque jour et d'en conserver ainsi le sou-
venir toujours présent, de dessiner enfin tel ou tel objet assez distincte-
ment pour le leur rendre reconnaissable, était évidemment une incarnation
de l'intelligence divine, un avatar de l'esprit suprême.
« Au sortir de là, nous retrouvâmes sur les grands arbres, en face de«
portes du palais, une nuée de vautours. Ces animaux ont un pressentiment
certain des repas qu'on leur destine, car c'est ce soir que commence la se-
conde zan-vyanyana, la « nuit de colère » où les deux rois immoleront ce
qui leur reste de victimes. Notre danse avait tellement surexcité la multi-
tude, qu'avant même la fin de notre dîner nous fûmes entourés par une
vingtaine d'amis fort empressés à solliciter les leçons de l'homme blanc. »
« L'homme blanc » dont la vanité se trouvait si pleinement satis-
faite s'aperçut le lendemain , en se rendant au palais, que les neuf
cadavres exhibés depuis quatre jours, et que les vautours déchique-
taient la veille encore à grands coups de bec, avaient été remplacés
par huit autres que le froid de la mort n'avait pas encore tout à fait
envahis. Quatre étaient pendus à des potences isolées; deux, l'un
au-dessus de l'autre, dans leurs son-bcnitos grossiers, étaient assis
sur les traverses de l'échafaud; des deux derniers enfin, étendus en
travers sur des planches horizontales soutenues par de longues per-
ches, on ne voyait que la tête, passant à l'orifice d'un de ces sacs de
nattes où les indigènes conservent leur sel, M. Burton voulut avoir
le mot de cet accoutrement grotesque, et apprit ainsi que ces mal-
lieureux avaient été mis à mort pour avoir volé le sel du roi, <( ce
qui était fort probable, » ajoute-t-il par manière de consolation.
Les rites, dont le dernier fut une purification, une aspersion
solennelle, prirent fin le 19 janvier 186/i, et il s'écoula trois
semaines avant que le représentant de l'Angleterre pût délivrer le
message dont il était porteur. Il est permis de croire qu'on le rete-
nait ainsi pour mettre à profit ses conseils, ses indications relati-
vement à la campagne qui devait s'ouvrir et s'ouvrit en effet, huit
jours après, par le départ de l'expédition dirigée contre Abbeokuta.
UNE MISSION EN DAHOMEY. 101
Le 13 février seulement, le capitaine obtint d'être entendu en
présence d'un très petit nombre de hauts fonctionnaires. Gelele»
qui le voyait mécontent, se montra aussi courtois que possible. —
Gomment se pouvait- il que M. Curton lui gardât rancune après
qu'ils avaient bu, qu'ils avaient dansé de compagnie? — Bref, à la
suite d'explications plus ou moins satisfaisantes, il fut donné lecture,
phrase par phrase, des objections du gouvernement britannique
d'abord contre la traite, puis contre les sacrifices humains. Quant
à la permission de relever le fort anglais de Whydah et d'y mettre
une garnison, le message la déclinait poliment, sous prétexte que
la protection du roi suffirait cà la sûreté des nationaux qui viendraient
s'établir chez lui quand ils y seraient attirés par l'espoir d'un gain
légitime. Le présent d'un carrosse attelé dépendrait des relations
plus ou moins intimes qui s'établiraient ultérieurement entre les
deux peuples. Enfui si le roi, comme il le donnait à espérer, remet-
tait aux Anglais les prisonniers chrétiens faits dans l'ishagga, on
lui tiendrait compte de l'accomplissement de sa promesse.
Tant que dura la lecture du message, interrompue par les com-
mentaires de M. Burton, Gelele resta bouche close, selon l'usage
des Africains, qui redoutent essentiellement la discussion régu-
lière et point par point. Le roi répondit ensuite à bâtons rompus
« que les Anglais étaient ses amis, que la vente des esclaves était
en Afrique un usage traditionnel établi par les blancs eux-mêmes,
auxquels il ne refuserait jamais de vendre ce dont ils auraient be-
soin, — à savoir de l'huile de palmier et de la laine d'arbre (du
coton) aux Anglais, jadis grands partisans de la traite qu'ils pros-
crivent aujourd'hui, tout comme aux Portugais des esclaves. Un
seul objet de commerce ne suffirait pas à défrayer des magnifi-
cences pareilles à celles dont l'envoyé de la reine avait été le té-
moin. Les coutumes de son pays l'obligeaient à faire la guerre tous
les ans, et s'il ne vendait pas les captifs, il serait réduit à les tuer,
ce que les blancs trouveraient sans doute encore plus répréhen-
sible. Enfin il se plaignit ouvertement des croiseurs anglais qui se
permettaient depuis quelque temps de venii- attaquer les bâtimens
négriers jusque dans les eaux du Dahomey, ce qui devenait tout
à fait intolérable. »
Cet argument, suggéré par les négriers eux-mêmes aux cabo-
reers de Whydah, et par ceux-ci à leur prince, n'embarrassa guère
le diplomate anglais, qui expliqua au roi nègre les principes admis
généralement sur le fameux « droit de recherche » et sur le rayon
de trois milles auquel est borné , chez les peuples civilisés , la pro-
tection du rivage neutre. Appelé à s'expliquer ensuite sur les argu-
mens que son royal interlocuteur avait fait valoir en faveur des
sacrifices humains, M. Burton tâcha de lui démontrer que la des-
102
REVUE DES DEUX MONDES.
truction de tout être vivant était pour le Dahomey une perte sèche,
un acte contraire aux doctrines utilitaires de l'économie politique.
« Il était donc essentiel que le roi s'efforçât de réduire le nombre
des sacrifices, d'épargner à ses hôtes le spectacle révoltant de ces
cadavres mutilés qui se putréfient en plein soleil. Et si pareilles bar-
baries ne devaient pas avoir un terme , on exhorterait tous les An-
glais qui craignent « la démangeaison du foie (1) » à ne plus visi-
ter sa cour durant les « coutumes. »
Ce franc parler, dont il n'avait pas l'habitude, parut « remuer
l'esprit » du roi, c'est-à-dire le mettre en colère. M. Burton s'y
attendait, mais il avait également prévu qu'il perdrait son temps à
vouloir obtenir d'emblée une réforme aussi difficile que celle pour
laquelle il plaidait en désespoir de cause. A toutes ses plaintes, à
tous ses griefs, Gelele répondait par de vaines défaites ou par des
objections puériles. Nous n'en citerons qu'une, parce qu'elle est
caractéristique. Sommé de permettre (selon une demi-promesse
à laquelle il s'était laissé aller) que les négrillons de la « ville
anglaise » à Whydah fussent libres de venir se faire instruire à
l'école des missionnaires wesleyens : — Non , répondit-il avec un
mouvement d'impatience; une fois que les noirs sauraient lire, écrire
et « connaîtraient la raison (2), » il deviendrait impossible de les
réduire en captivité... Que de fois, hélas! on a pu entendre des
craintes analogues, exprimées avec la même naïveté par des
hommes qui se croiraient gravement offensés, si on les comparait
au fils de Gezo !
La conférence n'ayant définitivement abouti à rien, l'envoyé
anglais dénonça son départ immédiat, que le roi remit au lende-
main, en lui proposant de boire ensemble ce qu'on pourrait appeler
le « rhum de l'étrier. » Pendant le toast qui suivit, les ministres, à
plat ventre, baisaient la terre. Le roi se leva pour reconduire son
hôte, et fut surpris de le voir lui livrer passage au seuil d'une
porte qu'ils ne pouvaient aborder de front. — L'interprète me de-
manda raison de cet acte, dit M. Burton. Ma réponse fut que chez
nous les têtes couronnées prennent le pas en toute occasion. Le roi,
là-dessus, m'offrit une cordiale poignée de main, disant « que j'é-
tais un brave homme, mais, ajouta-t-il en hochant la tête, un peu
trop colère. )>
Les libéralités d'usage au moment des adieux se ressentirent
probablement de la mésintelligence qui subsistait encore, malgré
tout, entre le roi et l'agent étranger. M. Burton reçut, à l'adresse
de la reine Victoria, une couverture verte et blanche tissée par
(1) Expression locale qui doit se traduire par le mot nausée.
(2) Encore un mot du pays; il implique à la fois les notions religieuses, l'habitude
de porter du linge, les arts de la civilisation, les procédés industriels, etc.
UNE MISSION EN DAHOMEY. 103
Vadanejan, cousin de sa majesté, lieutenant du bourreau en chef,
et l'un des courtisans le plus en faveur; — une grande poche de cuir
pour le tabac de sa majesté britannique; — un autre sac de même
espèce destiné à son linge de corps, si la reine venait à voyager; —
deux pauvres négrillons à moitié morts de faim, appelés à grossir
la domesticité de Saint-James. L'ambassadeur eut pour sa .part une
courte-pointe, un sac de cuir et un petit moricaud dont la mine
futée faisait prévoir quelque prochaine évasion. En ajoutant à ceci
trois autres pièces d'étoffe pour le commodore Wilmot, M. Gruiks-
hank et le révérend Bernasko, plus une très petite quantité de cau-
ries et quelques bouteilles de mauvais rhum, nous aurons la liste
complète de ces largesses, plus en rapport avec la misère et Fava-
rice du prince qu'avec ses semblans de faste et de générosité.
Parti le 15 février pour Whydah, le voyageur anglais y arriva
le 18, au lendemain d'un incendie qui avait dévoré pour trois cent
mille dollars de marchandises diverses , et il y resta paisiblement
jusqu'au 26 du même mois. Trois jours avant de se rembarquer à
bord du Jaseur, il avait appris l'ouverture définitive des hostilités
entre le Dahomey et la ville d'Abbeokuta. Cent vingt milles en
ligne directe séparent Agbomé de la capitale des Egbas. Les troupes
de Gelele mirent vingt-de^ux jours à franchir cette distance rela-
tivement insignifiante. Aussi arrivèrent-elles à peu près affamées
et n'ayant plus d'autre nourriture que des fèves sèches, du riz
grillé, des oignons et des noix de palme rôties. Leur effectif, consi-
dérablement diminué, n'allait pas à plus de huit mille têtes, hommes
ou femmes, y compris le personnel des transports, si nombreux en
pareille circonstance. Elles avaient emmené trois pièces de cam-
pagne. On n'a pas encore pu vérifier si le roi marchait ou non à la
tête de son armée. Quoi qu'il en soit, la surprise, l'attaque de nuit
tout à fait imprévue sur laquelle comptaient les Dahomiens, fut dé-
jouée par une circonstance fortuite, et les Egbas, avertis à temps,
se préparèrent à une défense énergique. La population tout entière
prit les armes; parmi les femmes elles-mêmes, bon nombre, mu-
nies d'épées, chantaient et dansaient derrière les remparts, pen-
dant que leurs maris s'amusaient à jongler avec leurs fusils. Mal
préparés à cette réception belliqueuse, les Dahomiens se décident
pourtant à livrer l'assaut; mais de prime abord un de leurs canons
éclate. Au lieu d'attendre que les deux autres aient pu faire brèche,
les plus braves se jettent sur les portes et sont accueillis par une
fusillade terrible. A la suite de plusieurs assauts avortés, les assail-
lans sont forcés de battre en retraite devant un vainqueur qui mas-
sacre sans pitié les fugitifs et s'empare d'un immense butin. Avant
le soir, les pertes de l'armée dahomienne l'avaient pour ainsi dire
10& REVUE DES DEUX MONDES.
anéantie (1), ce qui n'empêcha pas Gelele de se dire vainqueur et
de rentrer en triomphe dans sa capitale, où il ramenait bon nom-
bre d'esclaves achetés ou volés sur la route.
« Bien des années s'écouleront avant que le Dahomey se puisse
remettre d'un pareil coup, et j'espère d'ici là le voir aussi bas que
terre, » s'écrie le capitaine Burton en terminant son récit, dont cer-
taines parties, essentiellement apologétiques, ne préparent guère
à cette conclusion. On peut s'associer à un pareil anathème sans
avoir des raisons aussi particulières pour en vouloir à ce pays de
malédiction où un représentant de la Grande-Bretagne s'est vu
réduit à danser, à chanter entre deux massacres, et au pied même
des échafauds où ils s'étaient accomplis, pour divertir l'abominable
sauvage qui les avait prescrits et inaugurés de sa main. Tout au
plus, avec la certitude d'obtenir ainsi l'abolition des sanglantes
« coutumes, » se résoudrait-on à recevoir les caïuncs et à boire le
rhum de ce roitelet nègre. Plier son orgueil d'homme civilisé à des
nécessités si outrageusement humiliantes et ne rapporter en échange
qu'un refus pur et simple, un échec complet, il y a là de quoi ex-
pliquer une amertume, un ressentiment exceptionnels. Cependant
il nous paraît abusif de les étendre à toute une moitié de la race
humaine, et le rancuneux diplomate aurait pu éviter de se montrer
aussi nègrophobe que peuvent être ncgrotmines les hommes, d'ail-
leurs fort respectables, qu'il dénonce à la risée publique (2). De tels
excès de plume n'ajoutent rien aux tristes renseignemens que le li-
vre du capitaine Burton donne sur l'état de la race noire, et ses
récits, d'un intérêt plus actuel que ses dissertations, ne prouveront
jamais que cette situation est définitive et irrémédiable. II. ressort
en revanche des premiers, avec une évidence frappante, que les
ménagemens excessifs de la diplomatie, ses complaisances et ses
manœuvres obliques servent assez mal les intérêts du progrès hu-
main; l'homme civilisé, s'il abdique le juste sentiment de sa valeur
personnelle, se dégrade et se diminue dans l'esprit du barbare le
.moins fait pour la comprendre. Une fermeté prudente, mais inflexi-
ble, convient seule à son rôle, et peut seule légitimer l'influence
qu'il revendique. Certain proverbe familier dit qu' « on perd son
temps à blanchir la tête d'un nègre. » Croit-on par hasard l'em-
ployer mieux quand on s'essaie à noircir la tête d'un blanc?
(1) Elle aurait perdu, selon les Egbas, 6,821. On remarquera comme nous que les
évaluations du capitaine Burton, qui porte les forces du Dahomej' à 8,000 hommes en-
viron avant le combat, ne concordent point avec un tel résultat, bien évidemment
exagéré.
(2) A Mission io GeleJe, cli. xix, t. II, p. 177 et suivantes. — On the NeQvo's place in
, nature.
I
UNE MISSION EN DAHOMEY. 105
On pourrait se demander également jusqu'à quel point les pa-
trons officiels de l'aventureux consul doivent être tenus pour res-
ponsables des excentricités qu'il a pu se permettre. Cette question
est relativement facile à résoudre. L'Angleterre en général prend
un assez grand souci de sa dignité pour qu'on ne l'accuse pas d'en
faire aisément le sacrifice : quand elle s'y résigne, elle obéit à des
motifs exceptionnels qui supposent un intérêt puissant et grave. Cet
intérêt n'existait pas pour elle au commencement de l'année 1865
sur la côte du Dahomey, tout le prouve surabondamment. Les hési-
tations du foreigii-officCy le temps qu'il laissa écouler avant de ré-
pondre par une mission en bonne forme aux instances du capitaine
Burton, les termes dans lesquels cette mission lui fut confiée, la mo-
dicité des présens destinés à en assurer le succès, témoignent assez
du peu d'importance qu'on y attachait. En ajoutant cette démarche
à toutes les tentatives déjà faites pour saper et détruire la traite des
noirs, en y joignant une démonstration plus ou moins solennelle
de l'horreur que lui inspirent les sacrifices humains, lord John
Russell ne songeait probablement qu'à remplir un devoir d'hon-
nête homme, tout en saisissant l'occasion d'encourager un explora-
teur intrépide. 11 n'ignorait pas d'ailleurs combien il fallait peu
compter sur les résultats immédiats d'une pareille mission. Dans
tous les pays d'Afrique où le commerce des noirs n'a pu être com-
plètement anéanti, — où par conséquent des guerres annuelles
existent à l'état d'institution politique, — l'agriculture souffre, et
l'insécurité des communications, empêchant les produits de l'inté-
rieur d'arriver jusqu'à la côte, paralyse toute autre exportation que
celle de la « marchandise humaine. » Ces phénomènes, parfaite-
ment logiques et bien connus du gouvernement des trois royaumes,
expliquent l'indinférence avec laquelle il accueillait les propositions
du roi de Dahomey, lorsque ce dernier offrait de favoriser autant
qu'il était en lui le développement du commerce anglais à Why-
dah. Le refus à peine déguisé qu'on opposait à ces avances tout à
fait spontanées démontre jusqu'à l'évidence que l'envoi du capitaine
Burton était bien en réalité une mesure de simple philanthropie,
sans aucune arrière-pensée d'intérêt positif, et dès lors il demeure
inadmissible pour tout homme sensé que cette mission pût compor-
ter, dans l'esprit de ceux qui la donnèrent, les complaisances ex-
trêmes, les étranges sacrifices d'amour-propre auxquels voulut bien
condescendre celui qui l'avait reçue. Bien qu'elle n'ait pas cru de-
voir un désaveu formel au zèle excessif de son représentant, la di-
plomatie britannique en cette occasion ne saurait être solidaire des
innovations qu'il a risquées et de l'échec qu'elles lui ont valu.
E.-D. FORGUES.
UNE
STATION NAVALE
AU JAPON EN 1863-64
Le vaste pays formé par le groupe d'îles qui s'étend au nord des
mers de Chine attire sur lui, depuis quelques années, l'attention
des principales nations de l'Europe. C'est en 1858 surtout que le
Japon commençait à sortir de l'isolement où il s'était renfermé jus-
que-là; il ouvrait aux commerçans étrangers les trois ports de Ka-
nagava, Nagasaki et Hakodadé (1). Cette mesure libérale était mal-
heureusement suivie presque aussitôt d'actes nombreux qui en
modifiaient gravement la portée. Le plus considérable des trois
ports ouverts par les traités, Kanagava, oflrait aux navires un
mouillage sûr, dans une large baie, à quelques lieues au sud de
Yédo. C'est à Kanagava que se portèrent, comme on devait le pré-
voir, les premiers arrivans; mais le gouvernement japonais ne tarda
point à s'alarmer des relations intimes et journalières qui se for-
maient, dans un port si voisin de Yédo, entre la population indigène
et les Européens. Il jugea prudent d'assigner à ceux-ci un lieu de
résidence moins fréquenté que Kanagava. On combla un marais qui
s'étendait à deux milles plus au sud, et quelques baraques en bois
furent construites sur cet emplacement. Les Européens s'y établi-
rent d'abord provisoirement; puis ils reconnurent que le mouillage
de Yokohama (c'était le nom de la nouvelle ville) valait mieux que
celui de Kanagava, et que cette position leur offrait, par son isole-
(1) Voyez sur l'histoire et la constitution intérieure du Japon les études de M. Lindau
dans la Ilevue des l" mai, i" juillet, 1" août, l''" septembre et 15 octobre iSù'i.
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 107
ment même, des avantages très réels. Ils y restèrent donc. Peu à
peu les marchands indigènes vinrent h leur tour, la douane japo-
naise s'y installa, si bien qu'au bout d'un certain temps Yokohama
renfermait toute une colonie d'étrangers que les Japonais accueil-
lirent avec une apparente urbanité.
Aujourd'hui Yokohama se compose de deux- quartiers d'une phy-
sionomie très distincte : au nord, c'est la ville indigène aux rues
populeuses, bordées de ces légères constructions en bois que les
Japonais élèvent en quelques jours; — au sud, la ville européenne
avec ses spacieuses habitations entourées de jardins, où l'architec-
ture occidentale se marie au style pittoresque des demeures du
pays : un soubassement en pierres de taille, une vcrandnh en bois
sculpté faisant le tour de l'édifice, et de grands toits en briques
noires entremêlées de chaux. Un large quai s'étend le long de la
mer. De distance en distance se dressent des mâts de pavillon où
les consuls arborent les couleurs nationales. Autour de nombreux
magasins construits en pierre de taille et à l'épreuve du feu circu-
lent les roulies traînant des charrettes à bras, ou portant des bal-
lots sur leurs épaules. Les rues sont étroites et peu régulières, les
passans y sont rares; mais cette population restreinte se compose de
gens venus de tous les coins du monde. A la limite des deux quar-
tiers, près de la mer, sont les bâtimens de la douane indigène. C'est
là que les marchandises arrivent, débarquées des jonques qui les
apportent des provinces voisines, et qu'on les recharge sur les cha-
lands qui vont les transborder sur des navires de commerce. La
ville, entourée de canaux et de marais, communique avec le pied
des coteaux, où sont les faubourgs, au moyen de ponts défendus par
des palissades en bois et par des postes bien armés. Les environs
de Yokahama présentent, comme tout le sud du Japon, le plus riant
aspect. Qu'on se figure une suite de collines boisées, séparées par
des vallons couverts de cultures. De vertes rizières en occupent le
fond, tandis que les champs de blé s'étagent sur les pentes. L'arbre
dominant est une espèce de pin analogue à notre pin maritime ; il
couronne les hauteurs , et autour de lui croissent les arbres verts,
les lauriers, les chênes et d'autres essences au feuillage varié. De
coquettes habitations de paysans s'y rencontrent à chaque pas, ca-
chées à demi sous la Verdure, parmi les haies vives de camélias et
les bouquets de bambous et de palmiers. Si, gravissant les marches
de quelqu'une de ces pagodes en bois, ornées de capricieuses
sculptures, et où la statue dorée de la divinité sommeille dans un
demi-jour mystérieux, on vient s'asseoir sur la verandah du temple,
on jouit du spectacle le plus admirable. Par-delà les bois et les
collines, on aperçoit d'un côté les eaux bleues de la baie de Yédo
couvertes de centaines de barques péchant sous voiles, de l'autre
108 REVUE DES DEUX MONDES.
la chaîne des hautes montagnes de l'île Nipon où se trouvent les-
deux capitales du pays, et qui ondoie à l'horizon comme un nuage.
Plus loin encore, le pic neigeux du Foiisî-yama (montagne sans pa-
reille) élève à 3,000 mètres son cratère éteint depuis des années.
Toute cette nature, moins vigoureuse que celle des tropiques, pré-
sente pour le voyageur un charme indicible : c'est la fraîche ver-
dure des pUis belles campagnes de la France avec le ciel bleu de
la Sicile et la transparence de ses horizons.
En sortant de Yokohama par le quartier indigène, on trouve au
nord la route de Kanagava, qui conduit à la colline habitée par les
gouverneurs japonais. Ces derniers, ayant à la fois les deux villes,^
Yokohama et Kanagava, sous leur juridiction, sont en quelque sorte
postés sur le chemin qui les relie. Autour de l'habitation en bois
qu'ils occupent campent en permanence, à l'abri de retranchement
défendus par de hautes palissades, de nombreux corps d'infanterie
et d'artillerie indigènes. Malgré cet appareil imposant, la colline des
gouverneurs peut être facilement balayée par le canon des navires
en rade, tandis que le mouillage de ces deiniers n'a rien à craindre
des batteries de la côte.
Les ministres de France, d'Angleterre et de îlollande, d'abord
installés à Yédo, ne tardèrent pas à abandonner cette capitale, où ils
étaient, jusque dans les couloirs et au seuil de leurs appartemens,
l'objet d'une surveillance vraiment inquisitoriale, pour venir s'in-
staller à Yokohama au milieu de leurs compatriotes. Le ministre amé-
ricain, dont la politique, ainsi que celle du représentant de la Russie,
établi à Hakodadé (1), a toujours été de se faire accepter comme
protecteur et conseiller du gouvernement japonais, persista seul cà
demeurer à Yédo. Bientôt la prospérité croissante de la colonie eu-
ropéenne de Yokohama inspira des inquiétudes aux Japonais, qui
essayèrent à plusieurs reprises de faire envahir le quartier étranger
par leurs officiers. Le mariage du taïkoun régnant, le souverain
temporel du Japon, avec la sœur du inikado, souverain spirituel,
était en même temps annoncé officiellement comme le signe d'une
alliance conclue par les divers partis qui divisaient l'empire dans
une pensée commune d'hostilité contre les Européens. Les vexations
de toute sorte se multipliaient, et en juin 1802 la légation anglaise
fut même l'objet d'une attaque qui causa le meurtre de deux sen-
tinelles. Cet attentat fut suivi d'un acte de violence beaucoup plus
audacieux. Sur la route du Tokaïdo, qui relie Yokohama à la capi-
tale, passent presque journellement les cortèges imposans des prin-
ces japonais, des daimios, appelés à Yédo ou rentrant dans leurs
(1) Les Russes sont aussi établis à Nagasaki; mais le commerce r.e semble pas Ctre
Jeur principale prioccupation au J;tpon,
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 109
provinces. La colonie de Yokohama, où domine l'élément anglais,
compte de nombreux amateurs de sport qui poussent souvent de ce
côté leurs promenades. Plusieurs fois ils avaient rencontré les fas-
tueuses escortes des princes indigènes sans se soumettre à l'éti-
quette nationale et aux ordres des coureurs qui précèdent les cor-
tèges pour inviter le peuple à se prosterner; mais jusqu'alors les
officiers japonais s'étaient bornés à les menacer du regard ou de la
voix. Le ih septembre 1862, un négociant anglais, M. Richardson,
était sorti de la ville avec trois autres personnes pour faire une pro-
menade à cheval du côté de Yédo. A onze heures du matin, ils ren-
contrèrent un cortège venant de la capitale : c'était celui du prince
Shimadzo-Sabouro, père du daïmio de Satzouma. Ils se rangèrent
sur les bas-côtés de la route, et continuèrent d'aller au pas sans
être inquiétés jusqu'au moment où apparut le norimon (palanquin)
du prince. A cet instant, les gardes, armés de sabres et de lances,
se mirent devant eux, leur intimèrent l'ordre de rebrousser che-
min, et, avant qu'ils eussent tourné bride, se jetèrent sur eux en
dégainant. M. Richardson tomba mutilé, et ses trois compagnons,
dont deux furent gravement blessés, n'eurent que le temps de s'é-
chapper au galop de leurs chevaux du côté de Kanagava. Le cor-
tège jeta le cadavre de M. Richardson dans un champ voisin, et
continua sa route pour aller coucher trois lieues plus loin.
A la nouvelle de cet odieux attentat (1), toute la population
étrangère de Yokohama fut en émoi. Les résidens, assemblés aussi-
tôt en un meeting auquel assistaient des consuls et même des chefs
de légation, proposèrent de réunir les troupes présentes dans la
ville et à bord des navires de guerre et de les envoyer attaquer,
à la tombée de la nuit, le cortège du prince dispersé dans les au-
berges du Tokaïdo. Le ministre d'Angleterre arrêta cet élan de
juste indignation, alléguant des considérations de prudence, le peu
de forces dont on disposait et les graves conséquences que ce coup
de main pourrait entraîner. Le daïmio, prévenu vers huit heures
du soir par le gouverneur de Yokohama des intentions hostiles des
(1) Quelque temps après se produisit un autre symotôme de la malveillance du gou-
vernement japonais. Après l'abandon de Ytjdo par les ministres étrangers, il avait été
conTenu avec le taikoun que de nouvelles résidences leur seraient préparées sur k-
Gotten-yama, hauteur située dans la partie sud de la ville, et qui en commande les abords
par le Tokaïdo. Déjà l'une de ces résidences, celle de la légation anglaise, était prùtc
quand des avances furent faites aux représentans étrangers pour les décider à choisir
un autre emplacement dans Yédo; les ministres tinrent bon. Les derniers pourparlers,
avaient eu lieu à la fia de janvier 18G3; le 1^"^ février, la légation britannique était la
proie des flammes; l'incendie avait été allumé sur un grand nombre de points, et des
d'Honations de poudre avaient retenti à plusieurs reprises. Le gouvernement de Yédo
mit l'événement sur le compte des agens du parti hostile; mais les circonstances dans
lesquelles le sinistre avait eu lieu accusaient au moins s.i complicité : par cet incciïclie
opportun, il était arrivé une fois de plus à son but, !a non- xécution dc3 tr.iités.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
Européens, quitta ses iogemens et repartit en toute hâte. Quant au
gouvernement du taïkoun, mis en demeure de poursuivre et de pu-
nir les assassins, il répondit d'une façon évasive. Shimadzo était
déjà loin, et il était impossible de savoir quels étaient, parmi ses
gens, les véritables meurtriers. Le prince de Satzouma était d'ail-
leurs puissant, et résisterait par la force à toute demande de satis-
faction. Les Européens, ainsi éconduits, se résignèrent à tempori-
ser. La situation intérieure du Japon paraissait du reste à la veille
de subir une crise décisive. On avait appris que les grands daïmios,
hostiles aux étrangers et groupés autour du trône du mikado, tra-
vaillaient activement à perdre le taïkoun dans l'esprit du souverain
spirituel et légitime, et que le second chef du Japon avait reçu l'or-
dre de venir à Miako ou plutôt à Kioto (1} justifier sa conduite.
Le taïkoun se mit en route au commencement de 1863, et il an-
nonça en partant aux ministres des puissances qu'il n'épargnerait
aucun effort pour arranger pacifiquement les affaires des Européens;
il avait, disait-il, reçu du mikado l'ordre de les expulser, et comme
le refus d'obéir à cette injonction entraînerait pour lui-même la
perte de son pouvoir, il allait tout d'abord feindre de céder, de fa-
çon à gagner du temps et à ramener le mikado à une politique
meilleure et plus juste. A plusieurs reprises le taïkoun avait, devant
les représentans étrangers, rejeté tout le mal sur les daïmios, et
chaque fois on lui avait offert, dans le cas où il serait forcé d'enga-
ger la lutte avec le parti des grands feudataires hostiles, l'appui
matériel et armé des puissances signataires des traités de 1858;
mais le taïkoun avait toujours répondu que c'était là un moyen
extrême auquel il n'aurait sans doute pas besoin de recourir, et
que, si la guerre éclatait jamais entre lui et les daïmios, le succès
de sa cause était assuré. Quelle que fût la pensée véritable du taï-
koun, il est certain qu'un peu avant son départ, le gouvernement
de Yédo redoublait d'activité dans l'organisation de ses moyens
d'attaque et de défense. Il avait formé des corps d'officiers et d'in-
génieurs à l'européenne, il avait envoyé de jeunes Japonais en
Hollande pour y recevoir une éducation militaire et scientifique,
car il faut remarquer que , de tous les pays orientaux , le Japon est
le seul qui n'accepte pas les services d'officiers étrangers; il avait
établi des fabriques de canons et de fusils, et ses efforts se tour-
naient même vers la création d'une marine militaire. La forme élé-
mentaire des jonques japonaises, fidèlement conservée depuis des
siècles,- ne se prêtait guère à un service de ce genre ; on construisit
quelques navires à voiles sur des modèles européens, et, l'industrie
(1) La première capitale du Japon s'appelle, ou le sait, Kioto; le mot Miako, par
lequel ou la désigne sur nos cartes, signifie simplement capitale.
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 111
indigène ne pouvant encore aborder la fabrication délicate des ma-
chines, le taïkoim s'adressa au commerce étranger pour l'acquisition
de plusieurs bâtimens à vapeur. Enfm de nouvelles fortifications
s'élevèrent en plusieurs points des côtes, et les anciennes furent
remises en état. Les grands daimios suivirent cet exemple : ils con-
struisirent des forts, achetèrent ou fabriquèrent des armes et des
navires, si bien qu'au commencement de 1863 il y avait, tant chez
eux que dans les ports du taïkoun, de vingt-cinq à trente bâtimens
de provenance étrangère appropriés autant que possible pour la
lutte.
C'est à ce moment d'incertitude et de tension générale que sur-
vinrent les événemens à la suite desquels furent entamées contre
le Japon, par les puissances contractantes des traités de 1858, les
opérations militaires auxquelles nous avons pu prendre part et que
nous allons raconter.
1.
Depuis plus de six mois, le meurtre de M. Richardson et les au-
tres violences commises contre les résidens étrangers étaient restés
sans réparation, quand le 6 avril 1863, sur un ordre exprès venu
d'Angleterre, un ultimatum fut adressé au gouvernement de Yédo
par le colonel Neal, ministre de la Grande-Bretagne au Japon. Le
26 avril, le jour même de l'expiration du délai fixé par l'ultimatum,
la frégate la Sémiramis, portant le pavillon du contre-amiral Jau-
rès, jetait l'ancre en rade de Yokohama. Elle arrivait des côtes de
la Basse-Gochinchine, où l'avait appelée deux mois auparavant une
insurrection , qui fut promptement réprimée par les forces franco^-
espagnoles. Depuis l'automne de 1862, un seul navire français, la
corvette à vapeur le Diqyleix, était, avec le transport la Dot'dogne,
momentanément hors d'état de prendre la mer, demeuré dans les
eaux de Yokohama. La baie maintenant était animée. Une corvette
néerlandaise, la Méduse, commandée par M. de Gasembroot, aide-
de-camp du roi de Hollande, et l'escadre anglaise, arrivée un mois
avant nous avec le contre-amiral Kuper (1), portaient à près d'une
vingtaine le nombre des navires de guerre mouillés dans le golfe
de Yédo. Ce déploiement de forces navales ne paraissait pas une
vaine précaution. L'alarme était vive dans la colonie européenne de
Yokohama : on disait qu'en cas de rupture de la paix l'amiral Ku-
per ne pourrait répondre de la sécurité de la ville, et qu'il se bor-
(1) Peu de temps après, le contre-amiral Kuper reçut de l'amirauté anglaise une
commission de vice-amiral par laquelle son gouvernement, selon sa coutume en pa-
reilles circonstances, lui assurait la suprématie de grade en cas d'opérations militaires
oombinées avec les forces navales des autres nations.
112 REVUE DES DEUX SIONDES.
nerait à ofifrir aux habitans un refuge à bord de ses navires; on
s'attendait, d'un autre côté, à voir à chaque instant des bandes fa-
natiques de ces lonines (1) si souvent annoncés envahir la ville et la
mettre à feu et à sang. Chacun ne sortait plus que bien armé, et,
la nuit venue, se barricadait dans sa maison.
L'ultimatum du colonel Neal, précis et catégorique, demandait
une double réparation : le taïkoun, d'une part, devait exprimer.
ses regrets formels de n'avoir pu prévenir le meurtre d'un sujet an-
glais sur une route ouverte par les traités, et payer une indem-
nité de 100,000 livres; d'autre part, le prince de Satzouma était
tenu d'abord de faire juger et exécuter les principaux coupables de
l'attentat en présence d'un ou de plusieurs officiers de la marine
royale, puis de verser 25,000 livres, qui seraient distribuées entre
les parens de la victime et les personnes échappées aux coups des
assassins. En cas de refus, les forces de sa majesté britannique avi-
seraient à prendre des mesures coercitives de nature à satisfaire
l'honneur et les intérêts de la Grande-Bretagne.
Le taïkoun était, on le sait, parti pour Kioto. Le gorodjo^ con-
seil composé des ministres et des fonctionnaires les plus élevés du
pays, ne manqua pas tout d'abord d'alléguer son absence, prétex-
tant que lui seul pouvait régler de. si graves questions, et qu'il y
avait nécessité absolue d'attendre son retour. Les autorités anglaises
n'eurent pas alors la fermeté qu'on en devait attendre; elles avaient
cru que tout céderait à la seule vue de leurs canons : ces premiers
symptômes de résistance les déconcertèrent. Au lieu de s'en tenir
aux termes catégoriques de l'ultimatum, le colonel Neal répondit
aux communications du gorodjo en demandant vers quelle époque
le taïkoun pourrait prendre une mesure définitive : c'était se mettre
à la merci d'un gouvernement pour qui tout elTort de conciliation
équivaut à un aveu de faiblesse, et qui se prévalait d'ailleurs de
l'isolement où se maintenaient les représentans de la Grande-Bre-
tagne dans une question qui intéressait également les autres puis-
sances. Toutefois les deux parties, désireuses d'éviter une rupture
immédiate, résolurent de recourir à la médiation de la France : le
gorodw réclama les bons offices de notre ministre, M. du Chesne de
(1) La menace des lonines revient constamment dans la bouche des autorités japo-
naises quand elles veulent effrayer les résidens étrangers. On ne saurait définir exac-
tement ce terme, qui semble avoir plusieurs acceptions. Tout officier qui a perdu sa
position, soit à la suite d'une faute grave, soit par la destitution ou la dégiadation de
son seigneur, se fait lonine. Réduit ù, ses propres ressources et ne pouvant vivre dos
travaux dévolus au peuple, il devient une espèce do brigand, se carhant dans les cam-
pagnes et mettant son bras au service de qui veut le payer. D'autres fois des officiers
se font volontairement lonines pour venger la mort d'un proche ou exécuter l'ordre d'un
maître : dès ce nioment, ne relevant plus que d'eux-mêmes, ils sont tout entiers à leur
œÎ8sion, et pour l'accomplir passent à travers tous les obstacles.
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 113
Bellecourt, pour se faire accorder un nouveau délai, et le colonel
Neal, à la requête de ce dernier, consentit à suspendre toute opé-
ration jusqu'au H mai.
Par malheur les événemens intérieurs du Japon n'étaient pas de
nature à hâter une solution pacifique. Des documens adressés d'Ha-
kodadé par les agens consulaires informaient les Européens que le
parti hostile aux étrangers avait, sous la pression du nombre et des
influences, arraché au mikado un décret d'expulsion de tous les
résidons. En vain le taïkoun, disait- on, avait essayé de modifier
les idées du souverain spirituel; il avait dû s'engager à l'exécution
immédiate de la mesure prise par le mikado, et plusieurs daïmios
puissans étaient en outre chargés de commencer la lutte sur divers
points. Gomme pour donner plus de poids à ces graves nouvelles,
un fait inattendu se produisit à Yokohama dans les premiers jours
de mai. Un beau matin, on apprit le départ des Japonais, qui se
trouvaient au nombre de quelques milliers d'âmes, soit dans le
quartier indigène comme marchands, soit en qualité de domestiques
dans les maisons des étrangers. Sui' l'ordre des yacounincs (agens
du taïkoun et des principaux princes), tous s'étaient enfuis. « Nous
craignons bien plus, disaient-ils, le sabre de nos officiers que les
dangers qui doivent résulter de l'ouverture des hostilités dans la
ville. » La route de Kanagava était couverte d'une file interminable
de piétons, de chevaux et de charrettes à bras portant les plus
jeunes enfans et les bagages des fugitifs; en trois jours, l'évacua-
tion devait être complète, et la colonie européenne allait dès lors
être privée de tout approvisionnement. Dans des circonstances aussi
graves, l'entente des puissances devenait urgente. Les autorités
étrangères, après s'être concertées, déclarèrent au gouverneur de
Yokohama que l'évacuation, si elle continuait, serait regardée comme
un acte d'hostilité déclarée de la part du gouvernement japonais et
suivie sans délai de l'occupation militaire de Yokohama. Cette dé-
marche comminatoire eut un plein succès : le gouverneur fit cesser
le mouvement d'émigration, et sur l'ordre qu'ils en reçurent ceux
des Japonais qui s'étaient déjà réfugiés dans les terres reprirent le
chemin de la ville du même pas docile et insouciant qu'ils l'avaient
quittée.
Les progrès incessans du parti féodal avaient bien changé la na-
ture et les proportions du différend primitif : l'indemnité due aux
Anglais n'était plus la seule question enjeu; il s'agissait de l'ob-
servation des traités signés et de l'existence même de la colonie
étrangère. Aussi les représentans de la France et de l'Angleterre,
laissant de côté d'un commun accord l'ultimatum précédent, infor-
mèrent l'envoyé du gorodjo qu'ils s'étaient entendus avec les ami-
TOME LYI. — 1865. a
114 REVUE DES DEUX MONDES.
raux Jaurès et Kuper pour offrir leur appui au taïkoun et l'aider à
triompher d'un parti dont les tyranniques exigences l'obligeaient à
la violation des traités. Un nouveau délai, durant lequel le statu
quo serait maintenu, fut accordé au gouvernement de Yédo. Le
25 mai avait lieu à la légation britannique de Yokohama une con-
férence entre l'envoyé du gorodjo, revenu de la capitale, où il
était allé chercher la réponse du taïkoun, et les ministres d'Angle-
terre et de France; les deux amiraux y assistèrent.
La diplomatie japonaise est toute de temporisation et de duplicité.
Éludant les questions catégoriques, elle profite de la différence des
langues, des lenteurs de la traduction, du moindre mot conci-
liant, pour se ménager par des biais des occasions de retraite facile.
Aussi les conférences avec les représentans de ce pays sont-elles
longues, pénibles et généralement peu concluantes. Cette fois, au
bout de quelques heures, les nombreuses et diffuses allégations de
l'envoyé pouvaient se résumer ainsi : d'abord, en ce qui concernait
la proposition d'un appui matériel prêté par la France et l'Angleterre
contre les daïmios révoltés, il répondait que le taïkoun n'était point
encore décidé à réprimer par la force une rébellion sur laquelle il
n'était pas pleinement édifié. Quant au paiement de l'indemnité ré-
clamée par les deux puissances européennes, il ne pouvait être ré-
glé qu'après le retour du taïkoun à Yédo; d'ici là, l'exécution d'une
pareille mesure offrirait de graves inconvéniens ; elle pourrait exci-
ter des troubles, et les agens du parti hostile aux étrangers, les
lonines qui entouraient le mikado, profitant de l'absence du taï-
koun, chercheraient à renverser son gouvernement au profit d'un
prince résolu à expulser les Européens.
L'envoyé du gorodjo, pour atténuer l'effet de réponses qui équiva-
laient à un ajournement indéfini, proposait, comme satisfaction im-
médiate, un paiement indirect et clandestin : les Japonais cesseraient
par exemple de percevoir pendant quelque temps les droits de
douane. Ce moyen terme fut repoussé par le ministre de France et
par l'amiral Jaurès, qui se retirèrent d'un débat désormais sans
objet pour eux; mais le colonel Neal eut la faiblesse d'agréer la pro-
position au nom de l'Angleterre, et il promit de garder le secret sur
cette étrange opération. C'était tout ce que demandait le gouverne-
ment de Yédo, qui pouvait dès lors se vanter par tout le pays d'avoir
rejeté les demandes de la Grande-Bretagne sans que celle-ci eût
osé recourir à la force; aux yeux des Japonais, les derniers attentats
contre les étrangers restaient impunis". Qu'importait dès lors le
paiement de quelques mille livres? La conférence fut close sur cet
arrangement, et l'envoyé repartit pour Yédo.
Cependant le gouvernement japonais poursuivait son œuvre avec
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 115
une patience infatigable. Le général Pruyn, ministre des États-Unis,
était, on l'a vu, demeuré seul à Yédo, cherchant à prouver par cette
attitude le maintien de son influence. Dans les derniers jours de
mai, sa légation fat détruite par un incendie. Lui-même, s'étant
réfugié dans un petit temple voisin, essayait en vain de se maintenir
sur le territoire de Yédo malgré les craintes hypocrites que mani-
festaient pour sa sûreté les autorités japonaises. Dans la nuit du
l""'' juin, il fut entouré, presque enlevé, et, sous prétexte d'un péril
immédiat qui le menaçait, mis à bord d'un navire japonais qui vint
le déposer en rade de Yokohama. Il ne restait plus dès lors un seul
étranger dans l'enceinte de Yédo, et les efforts du gouvernement
japonais pouvaient se concentrer avec d'autant plus d'énergie sur
Yokohama. A plusieurs reprises, les gouverneurs, alléguant l'in-
térêt même des étrangers, dont il fallait garantir la sécurité, avaient
manifesté l'intention de faire occuper la concession européenne par
leurs propres troupes. Ces offres ayant été formellement déclinées
par les amiraux, les gouverneurs durent se borner à garder plus
étroitement les issues de la ville.
Sur ces entrefaites, le colonel Neal fut informé par une note
officielle qu'un premier paiement des indemnités allait avoir lieu le
18 juin. Chacun s'applaudit alors d'une solution qui calmait toutes
les craintes et semblait éloigner tout péril de guerre ; le secret de
l'opération clandestine consentie par le colonel Neal n'était même
plus gardé. Deux jours se passèrent pourtant sans que la promesse
du gouvernement japonais eût reçu le moindre commencement
d'exécution. Le 20 juin, le chargé d'affaires d'Angleterre informa
ses collègues qu'après cette dernière et flagrante violation d'en-
gageraens solennels, il rompait toutes relations diplomatiques, et
remettait la solution du différend entre les mains du commandant
en chef des forces britanniques. Le lendemain, l'amiral Kuper dé-
clara qu'il n'entamerait les hostilités que sous huit jours, sauf le
cas d'un mouvement agressif des Japonais. Prévoyant qu'il allait
être amené à quitter la rade, il avertissait les résidens de l'impos-
sibilité où il se trouvait de défendre la ville contre une attaque ve-
nant de l'intérieur. Toute la population étrangère de Yokohama se
tint donc prête au départ, et fit embarquer à bord des navires en
rade ses objets les plus précieux.
Devant cette panique, l'amiral Jaurès comprit que l'attitude la
plus décidée serait aussi la plus efficace : il déclara sa ferme intention
de rester- à Yokohama et d'y protéger les résidens de toutes nations
par tous les moyens en son pouvoir. Tout en priant le ministre de
France de porter sa décision à la connaissance de ses collègues, il
en informa les gouverneurs de Yokohama. La suite des événemens
prouva qu'il n'avait pas engagé par cette énergique déclaration le
.116 REVUE DES DEUX MONDES.
drapeau de la France dans une entreprise téméraire. Les Japonais
n'avaient eu d'autre but, par leurs attermoiemens, que d'aftiener
l'évacuation volontaire de la ville par toutes les puissances, sauf à
engager sur un autre point le conflit avec les forces britanniques iso-
lées. La résistance de l'amiral Jaurès les déconcerta, et, ne pouvant
renouer de relations avec le colonel Neal, ils résolurent de venir
trouver les autorités françaises. Dans une première entrevue, qui
eut lieu à la légation de France entre M. de Bellecourt, l'amiraj
Jaurès et les gouverneurs japonais, ceux-ci reprirent leur thème
habituel : ils attribuèrent le non-paiement de l'indemnité au dés-
accord des membres du gorodjo, et dans leur conviction ce paie-
ment serait loin de garantir la sécurité des étrangers. Us recon-
naissaient du reste pour la première fois qu'ils devaient protection
à la ville et aux résidens des nations en paix avec le Japon , et
ils promirent de s'entendre sur ce point avec l'amiral Jaurès, dont
ils demanderaient au besoin le concours contre les lonincs et les
daïmios. Ils espéraient d'ailleurs que les hostilités avec l'Angle-
terre n'éclateraient ni à Yokohama ni même à Yédo. L'amiral Jau-
rès répondit aux gouverneurs que, lors même que les hostilités
n'éclateraient pas. dans la baie de Yokohama, le gouvernement ja-
ponais, en manquant à sa promesse récente et formelle, avait en
réalité déclaré la guerre à la Grande-Bretagne, et que de plus, en
cessant de protéger les sujets des autres puissances, il pouvait ame-
ner celles-ci à prendre les armes contre lui. Le soin de l'intérêt
commun obligeait donc l'amiral d'aviser immédiatement à la dé-
fense de la ville, et il était bien décidé à ne la laisser, sous aucun
prétexte, envahir par les troupes japonaises. La conférence fut re-
prise le lendemain à bord de la Sèmiraynis. Après quelques pour-
parlers, il fut stipulé que les milices indigènes resteraient constam-
ment en dehors de Yokohama, et que la garde exclusive de ce port
serait confiée à des troupes européennes. L'un des gouverneurs
promit d'aller à Yédo informer le gorodjo de ces mutuelles disposi-
tions; il se faisait fort aussi d'obtenir que la protection de la ville
fiit remise désormais, par une notification officielle, au comman-
dant en chef des forces françaises.
L'amiral Kuper préparait cependant ses mesures coercitives. La
première qui s'offrît à la pensée était la saisie des navires du taï-
koun mouillés dans le golfe de Yédo. Le 23 juin 1863, la corvette
anglaise la Pcarl et une canonnière étaient venues en conséquence
croiser devant les forts de la ville, et s'étaient postées en observa-
tion dans le chenal qui conduit au fond de la baie, quand on apprit
que les Japonais consentaient enfin au paiement immédiat de l'in-
demnité, dont le montant était déposé depuis plusieurs jours aux
bureaux de la douane. En effet, dans le- milieu de la nuit du 23 au
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 117
^2li juin, les gouverneurs de Yokohama se rendaient à la légation de
France et demandaient une audience au ministre. « Le gorodj'o,
lui disaient-ils, appréciant vos conseils et ceux de l'amiral fran-
çais, s'est décidé à payer les Anglais. Nous avons à la douane les
fonds nécessaires; mais, comme nous ne pouvons ni ne désirons
avoir de relations avec les autorités britanniques, nous vous propo-
sons de remettre la somme entre vos mains. De cette façon, tout
sera fini, s'il n'est pas trop tard pour que le ministre d'Angleterre
puisse encore accepter le paiem-ent. » M. de Bellecourt fit com-
prendre aux gouverneurs qu'il ne pouvait remplir cet office d'in-
termédiaire, mais qu'il consentait à intercéder auprès du colonel
Neal pour amener l'heureuse solution des difficultés. Grâce à son
entremise, tout fut réglé. Une heure après, le chargé d'affaires
d'Angleterre informa les gouverneurs qu'il renouerait des relations
pacifiques, si le paiement immédiat et intégral de Findemnité était
accompli le 2/i, avant sept heures du matin. Dès l'aube, un convoi
de charrettes à bras, escorté d'oiïiciers japonais, sortit donc de la
douane, et se dirigea vers la légation britannique. Les Japonais
cette fois s'exécutaient sans restriction et apportaient les 110,000 li-
vres en bonnes piastres mexicaines.
Ainsi se termina pacifiquement, après deux mois de pourparlers
et d'alternatives, ce premier incident de l'affaire Richardson. Au
bout de quelques jours, la confiance paraissait revenue à Yoko-
hama, et le commerce commençait à reprendre. L'amiral Jaurès
sentait néanmoins qu'il ne devait pas s'endormir. A sa requête, le
gorodjo lui adressa dans les premiers jours de juillet, ainsi qu'à
l'amiral Kaper, une lettre qui déclarait les commandans en chef des
forces anglaises et françaises chargés officiellement et au même
titre de la protection de Yokohama, et les autorisait à se concerter
au besoin, pour assurer cette défense, avec les commandans des
navires d'autre pavillon mouillés sur rade. La communauté de vues
et d'action de toutes les puissances ayant des traités avec le Japon
était garantie par cet arrangement. L'amiral ne s'en était pas tenu
là. Au moment le plus critique du différend, il avait appelé de
Shang-haï la corvette le Monge et 250 hommes du 3^ bataillon
d'Afrique (1). L'arrivée de ce renfort lui permit d'établir un système
(1) A la même époque, le vice-amiral Kuper, prévoyant qu'il pourrait avoir besoin
de troupes de débarquement, avait demandé au gouvernement de Ilong-kong et au
commandant de la garnison anp;laise de Shang-haï de mettre à sa disposition un ou deux
régimens d'infanterie. Cette demande était une simple prière, motivée parla gravité
imprévue des évéïieniens, car à moins d'ordre précis de la métropole, les forces an-
glaises de terre n'ont aucune communauté d'action avec les forces de mer dans les mêmes
parages. Les autorités militaires de Hong-kong et de Shang-haï ne crurent pas les cir-
constances assez impérieuses pour qu'il y eût lieu de déroger à la règle, et la demande
do l'amiral fut rojetée.
l
118 REVUE DES DEUX MONDES.
régulier de surveillance autour du quartier des étrangers et des
rondes de nuit auxquelles concoururent des contingens des autres
nations ; de plus, un bon poste de fusiliers marins fut installé sur
une des collines qui serrent de près la ville européenne et d'où l'on
domine à la fois la rade et le pays. En cas d'attaque nocturne, les
troupes à terre devaient, sur des signaux déterminés, se masser en
de certains points, et les navires envoyer en toute hâte leurs em-
barcations et des renforts. De la sorte, on pouvait repousser les as-
saillans, ou bien, la défense de la ville devenant impossible, donner
au personnel des légations et consulats et aux résidens le temps de
se réfugier à bord des bâtimens de guerre.
Tandis qu'on prenait ces sages précautions, et le lendemain
même du paiement de l'indemnité Richardson, il se produisit un in-
cident qui parut tout d'abord un audacieux défi. Un vice-ministre
du ta koun, celui qui avait apporté de Yédo aux gouverneurs l'or-
dre définitif de satisfaire aux réclamations des Européens, adres-
sait à tous les représentans étrangers la lettre suivante :
« J'ai l'honneur de communiquer à votre excellence, par la présente, que
j'ai été nommé avec pleins pouvoirs pour traiter au sujet de ce qui suit ;
« J'ai reçu l'ordre de sa majesté le taïkoun, lequel a reçu l'ordre lui-
même du mikado, de fermer les ports ouverts, et d'éloigner les étrangers
sujets des puissances ayant conclu des traités, attendu que notre peuple
ne veut avoir aucune relation avec eux; ainsi on traitera plus tard avec
votre excellence à"ce sujet.
« Présenté avec respect et considération le neuvième jour du cinquième
mois de la troisième année de Bonkiou (2/i juin 1863).
« Ongasawara-dzouziou-no-kami. »
Les gouverneurs venaient en même temps déclarer aux ministres
anglais et français que si le taïkoun avait donné cet ordre, c'était
pour obéir au mikado, le souverain suprême, qu'il n'avait pas en-
core pu rallier à sa politique; ce décret d'expulsion ne serait pas
exécuté. Les représentans étrangers, ne sachant encore s'ils de-
vaient prendre ou non au sérieux une notification aussi insensée, y
firent la réponse qu'elle méritait , déclarant remettre le soin de
l'exécution des traités aux mains des commandans en chef des forces
européennes. A quelques jours de là, un membre du second conseil
de Yédo, le prince Sakaï-Hida-no-Kami, vint aussi demander à en-
tretenir l'amiral français de matières importantes. Le i"^'' juillet, il
monta avec sa suite à bord de la Sêmmmiis, où s'était rendu de
son côté M. de Bellecourt. Poussé tout d'abord à s'expliquer au su-
jet de l'ordre d'expulsion, il répéta la déclaration des gouverneurs.
« C'est la première fois, ajouta-t-il, que le mikado, trompé sur le
compte des étrangers, a donné un ordre injuste; le taïkoun l'a
UNE STATION NAVALE AU JArON. 119
transmis, et le gouvernement de Yédo a dû le notifier à son tour,
tout en sachant que cet ordre n'est pas exécutable. Aujourd'hui
notre but est d'aller en grand nombre à Kioto, où se trouve notre
taïkoun, entouré d'ennemis qui cherchent à le détrôner pour se
faire nommer à sa place. Nous voulons lui rendre la liberté, ce qui
lui permettra de justifier ses actes et de faire revenir le mikado sur
sa détermination. » Le daïmio concluait par une bizarre requête. Il
demandait à l'amiral un ou plusieurs de ses navires de guerre pour
l'aider à transporter sous pavillon japonais les troupes qu'il était
nécessaire d'envoyer le plus tôt possible à Osaka. Les vapeurs du
taïkoun étaient tous, à l'exception d'un seul, employés à diverses
missions ou hors d'état de prendre la mer. Cette proposition fut
repoussée, un pavillon étranger ne pouvant jamais, sur un navire
de guerre, se substituer aux couleurs nationales. Les amiraux offri-
rent seulement de prêter appui au taïkoun en paraissant devant le
port d'Osaka, où ils déposeraient par la même occasion des troupes
japonaises. Un concours aussi manifeste ne parut point du goût du
vice-ministre Sakaï. Pour rétablir l'ordre dans le pays, le gouver-
nement de Yédo n'avait pas, selon lui, besoin d'employer la force ;
s'il échouait toutefois dans son entreprise, il se déciderait enfin à
accepter l'aide qui lui était si franchement offerte. Dans une nou-
velle conférence qui eut lieu le lendemain abord de la Sèmiraynis^
et où assistèrent les autorités anglaises, le vice-ministre fut auto-
risé à noliser pour Osaka des vapeurs de commerce anglais qui se
trouvaient alors sur rade. Un dernier incident' se produisit à la fin
de cette conférence. La population étrangère de Nagasaki était te-
nue en alarme par de nombreuses troupes japonaises qui campaient
sur les hauteurs voisines de la ville. On insista auprès du vice-
ministre pour qu'on affranchît les étrangers de cette surveillance
■ désormais sans objet. Sakaï consentit à écrire immédiatement au
gouverneur de Nagasaki, et sa lettre fut remise au capitaine du
Kienchan, petit aviso à roues de notre division en partance pour la
Chine, qui appareilla aussitôt. Ce navire avait ordre de passer par
la Mer-Intérieure et de faire escale dans le port de Nagasaki, afin
d'y remplir sa mission.
Le 9 juillet et les jours suivans, un grand mouvement de troupes
japonaises se fit aux environs de Yokohama. Les vapeurs de com-
merce prêtés au vice-ministre arborèrent le pavillon du taïkoun (1),
et prirent à bord de nombreux officiers et des détachemens d'in-
fanterie. On vit défiler ces derniers dans les embarcations avec leurs
tuniques blanches, leurs chapeaux de laque noire en forme de toit,
(1) Pavillon blanc portant au milieu une sphère rouge : c'est l'emblènie du soleil
levant.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
portant le sac et la giberne en bandoulière. Les transports appa-
reillèrent successivement et prirent la route du large. Était-ce une
simple démonstration du gouvernement de Yédo, désireux de raf-
fermir la suprématie un moment compromise du taïkoun, ou bien
la guerre civile était-elle réellement engagée au Japon? Ce qui est
certain, c'est que les événemens dont la Mer-Intérieure fut le théâtre
quelques jours plus tard ne laissèrent place à aucun doute sur les
véritables dispositions des daïmios à l'égard des étrangers.
II.
Au sud de l'île Nipon, qui est regardée comme la principale
terre de l'empire japonais, les deux îles de Kiousiou et de Sikok
comprennent entre elles et les deux pointes méridionales de Nipon
une véritable mer intérieure où l'on pénètre par trois ouvertures.
Un navire parti de la baie de Yédo arrive, après avoir longé la
côte sud de iNipon, au canal de Kiwo, entrée orientale de cette
mer; continuant sa route vers l'ouest, il parcourt une centaine de
lieues dans ces eaux abritées des tempêtes; puis, franchissant la
sortie occidentale, il débouche dans la mer de Chine, vis-à-vis la
Corée, par le détroit de Simonoseki. Au lieu de s'engager dans ce
détroit, il peut tourner au sud, et sortir de la Mer-Intérieure en
passant entre les deux îles de Sikok et de Kiousiou par le canal de
Boungo. La première route est bien connue des vapeurs de com-
merce qui se rendent de Shanghaï à Yokohama, ou de cette ville au
port chinois. Pour ceux qui font escale à Nagasaki, elle est de beau-
coup la plus courte, et le calme habituel des eaux de ce vaste bas-
sin, la hauteur des montagnes qui l'entourent, assurent une navi-
gation paisible aux bâtimens. Un grand nombre de daïmios ont
leurs résidences sur les bords de la Mer-Intérieure et dans les nom-
breuses îles moins importantes qu'elle renferme; ces côtes et ces
îles sont les parties les plus riches et les plus peuplées de l'empire.
Au fond d'une baie, non loin de l'entrée orientale ou de Kiwo,
s'élève la ville d'Osaka, le grand centre commercial du Japon, que
les traités doivent ouvrir aux étrangers le 1" janvier 1867. A la
sortie occidentale, étroite et dominée par des terres élevées, sur la
rive de l'île Nipon, est l'ancienne ville de Simonoseki, d'où le dé-
troit tire son nom.
En tout temps, les navires de guerre ou de commerce qui par-
courent journellement cette route avaient remarqué de nombreux
ouvrages de fortification construits sur différons points, notam-
ment dans les passes et à l'approche des villes, et l'on pouvait croire
que les Japonais, comme toutes les nations maritimes, avaient voulu
mettre ainsi leurs côtes en état de défense. Quand à la nuit tom-
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 121
bante les navires mouillaient dans la passe, les équipages euro-
péens qui allaient chercher des vivres à terre étaient d'ailleurs
généralement bien reçus par les babitans. Au mois de juin 1883,
la corvette française le Dupleîx, qui naviguait dans ces parages,
trouva partout, sauf en un seul point, le même accueil bienveillant.
Un soir qu'elle mouillait devant ,Simonoseki, le commandant vit
des embarcations montées par des officiers japonais se diriger vers
son bord; elles formèrent autour du navire comme un cordon sani-
taire, éloignant avec brutalité les jonques de marchands qui se pro-
posaient d'approvisionner la corvette, et paraissant vouloir s'opposer
à toute espèce de débarquement. Le Z)?/j(?/f?'a: appareilla le lendemain
au petit jour, sans s'inquiéter de cette attitude des autorités de Si-
monoseki. On savait que la ville appartenait au prince de Nagato, le
daïmio Matsedaïra-Daïdsen-no-Daïbou, déjà connu pour diriger con-
jointement avec le prince de Satzouma la croisade de la noblesse
contre les étrangers; mais quelques jours après un autre incident
plus gracie éveilla enfin l'attention.
Le 25 juin 1863, l'aviso à vapeur le Pembroke, de la marine
marchande américaine, se rendant de Yokohama en Chine par la
Mer-Intérieure, arrivait vers trois heures du soir vis-à-vis de l'en-
trée intérieure du détroit de Simonoseki. Il mouilla devant la pe-
tite ville de Tanaoura, sur la côte sud du détroit, et hissa ses cou-
leurs. Deux heures plus tard, un navire de construction européenne
avec pavillon japonais vint jeter l'ancre à deux encablures plus
loin. A ce moment, un coup de canon fut tiré du haut des collines,
à h milles au nord, et répété sur d'autres points de la côte. La nuit
survint; tout paraissait parfaitement tranquille. A une heure du
matin, le navire japonais, qui s'était un peu rapproché en virant
sur sa chaîne, ouvrit subitement le feu de son artillerie sur le Pcm-
hroke. L'obscurité, qui était très grande, dissimulait par bonheur
la position de l'aviso. Le capitaine fit immédiatement lever l'ancre.
Un instant après, un brick reconnu pour appartenir au prince de
Nagato, le Lanrick, passa à UO mètres du Pembroke, vint mouiller
près du bâtiment japonais, et ouvrit le feu à son tour. A ce mo-
ment, le Pembroke, qui avait terminé son appareillage, rétrograda
en toute hâte et prit la route du canal de Boungo, poursuivi par les
derniers boulets des deux navires. Un projectile avait coupé une
de ses manœuvres.
Cette nouvelle parvint à Yokohama dès le 10 juillet. La corvette
américaine le Wyomùig quitta le lendemain la rade pour aller châ-
tier les auteurs de cet inqualifiable attentat. L'aviso français le
Kienrhnn, parti, comme on l'a vu, dans les premiers jours de juil-
let, avait dû prendre la même voie que le Pembroke et se présenter
dans le détroit peu de temps après. On pensait que les navires ja-
122 REVUE DES DEUX MONDES.
ponais croisant dans ces parages n'auraient pas osé s'attaquer à un
bâtiment de guerre. Cet espoir fut trompé. Le paquebot Y Helles-
pont, arrivant le 15 à Yokohama, apporta de Nagasaki une fâcheuse
nouvelle. Le Kienchan avait paru le 8 au matin dans le détroit de
Simonoseki, et avait été assailli par le feu des batteries de la rive
nord, appartenant au prince de Nagato, et par celui de deux de ses
navires. Il avait échappé à grand'peine à cette furieuse attaque, et,
sorti du détroit, avait continué sa route sur Nagasaki. M. Lafon, îe
capitaine du Kieîichan, ayant rencontré dans les passes de cette
rade la corvette hollandaise la Méduse, en marche pour Yokohama,
lui avait confié son rapport détaillé sur l'événement; puis il avait
remis la lettre du prince Sakaï au gouverneur de Nagasaki et s'é-
tait hâté de cingler vers la Chine.
Il était donc bien établi qu'un de ces grands daïmios à demi in-
dépendans avait, au mépris de la paix, assailli par surprise un na-
vire portant le pavillon français, et, ce qui rendait encore l'attentat
plus grave, un bâtiment de guerre, représentation tout à fait di-
recte de la nation dont les mâts arborent les couleurs. Aussi l'ami-
ral Jaurès résolut-il immédiatement d'aller infliger sur les lieux
mêmes une punition exemplaire au seigneur de Simonoseki. Avis
en fut donné au gorodjo, et quelques heures après l'arrivée de la
nouvelle l'aviso le Tancrède reçut l'ordre d'appareiller et prit la
route du large. Il devait servir d'avant-garde et sonder les passes
peu profondes de la Mer-Intérieure. Le même jour, la Sémirmnis,
avec laquelle il avait rendez-vous dans le canal de Boungo, se mit
en route, ayant à son bord une compagnie du 3*^ bataillon d'Afri-
que. Les deux corvettes le Monge et le Biipleix restaient sur la
rade de Yokohama pour veiller à la sécurité de la ville. Quant à l'a-
miral Kuper, qui se disposait à cingler avec son escadre sur Kago-
sima, il promit d'attendre, pour partir, le retour de la Sêmiramis,
et oiïrit même à l'amiral le concours d'une canonnière. Cette offre
ne fut pas acceptée, car il s'agissait uniquement, jusqu'à nouvel
ordre, de venger une insulte faite au pavillon, et non de prévenir
par une opération collective, telle quep'occupation du détroit, le
retour d'agressions semblables.
Le 16 juillet 1863 au matin, nous appareillons par une pluie bat-
tante, nous passons le détroit d'Ouraga et gagnons le large. Une
mer très houleuse et le vent contraire ralentissaient notre marche.
Dans l'après-midi, l'on signale la corvette la Méduse et l'on tourne
aussitôt le cap sur ce bâtiment. Vers cinq heures, les deux navires
sont en panne; une baleinière est mise à la mer, et malgré la houle
l'on accoste un moment la Méduse sous le vent. Le commandant
de la corvette nous confie deux rapports, l'un du capitaine du Kien-
chan, l'autre de M. de Graeff van Polsbroeck, consul-général des
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 123
Pays-Bas, passager à bord de la corvette hollandaise; ce dernier
rapport était relatif à un violent combat que la Méduse, elle aussi,
avait dû livrer en passant le détroit de Simonoseki.
Il faut tout de suite dire un mot des dangers auxquels avait
échappé notre petit aviso le Kienchan. Le 8 juillet, à cinq heures du
matin, ce bâtiment, mouillé à l'entrée intérieure du détroit, se dis-
posait à lever l'ancre, lorsqu'un canot, monté par huit hommes et
deux officiers japonais, se présenta le long du bord et adressa plu-
sieurs questions au pilote indigène qui se tenait sur la passerelle :
« quel était le navire? d'où venait-il ? » Les officiers japonais ne se fai-
sant pas reconnaître, il leur fut intimé l'ordre de s'éloigner, et le ca-
not repartit du côté de Simonoseki. Un quart d'heure après, le Kien-
chan appareilla et s'engagea dans le détroit, pavillon et flamme (1)
déployés. A ce moment, deux coups de canon furent entendus à une
très grande distance. Un petit fort construit sur la rive nord était
à peine dépassé que les pièces qui l'armaient se mirent à tirer: les
boulets ricochèrent assez loin derrière le navire, et le capitaine, ne
pouvant soupçonner les moindres intentions hostiles, crut à un
exercice de tir interrompu pour laisser passer le Kieiichan; mais
quelques minutes après un boulet rasait presque la mâture du
Kienchan, et deux autres batteries, placées en avant de la première
sur la côte, ouvraient à leur tour un feu très vif et bien dirigé. Stu-
péfait de cette agression et l'attribuant à quelque défense de fran-
chir les passes, le capitaine, tout en faisant armer ses deux pièces,
mit une baleinière à flot. Un officier et un interprète de la légation
de France, qui se trouvaient à bord, étaient sur le point de s'y em-
barquer pour aller demander les motifs de ces actes étranges d'hos-
tilité, quand un boulet vint fracasser l'embarcation. En même temps
deux navires japonais, mouillés sur l'avant dans le détroit, joi-
gnaient leur feu à celui des autres batteries. Le bâtiment paraissait
perdu. Revenir en arrière était impossible; cette opération, dans un
chenal étroit et battu d'un rapide courant, eût exigé trop de temps.
Le capitaine adopta immédiatement la seule chance de salut qui
s'oifrît à lui : il fit démaillonner la chaîne, et, laissant son ancre au
fond, il reprit sa route à toute vitesse, sous le feu toujours nourri
des batteries, qui faisait voler en éclats les parois du navire et cou-
pait toutes les manœuvres. Il envoya seulement en passant quel-
ques coups de canon aux deux navires qui se disposaient à appa-
reiller, et ne tarda pas à atteindre la sortie extérieure du détroit.
En ce point, deux passes se présentaient pour gagner le large : l'une,
suivie par tous les navires d'un certain tonnage, longeait la ville de
(1) La flamme est, pour toutes les nations maritimes, le signe distinctif du bâtiment
de ffuerre.
l2/i REVUE DES DEUX MOiNDES.
Simonoseki et la côte nord d'où partait le feu; l'autre, peu profonde,
circulant au milieu des bas-fonds et fréquentée généralement par
les jonques, contournait au sud la côte de Kiousiou : on y voyait
bien des batteries, mais jusqu'alors elles étaient restées silencieuses.
Le pilote japonais, effrayé par les projectiles, était incapable de
rendre le moindre service; toutefois le capitaine n'hésita pas à s'a-
venturer, après des sondages faits avec soin, dans la dernière des
deux passes. Les deux navires japonais avaient déployé leurs voiles
et gagnaient le Kienchan de vitesse. Par bonheur, ils n'osèrent
s'engager sur les bas-fonds. Vingt minutes après ce second appa-
reillage, le Kienchan, poursuivi par les derniers boulets de Nagato,
se trouvait hors d'atteinte. Sa coque, au-dessus de la flottaison, était
criblée par les projectiles; mais personne à bord n'avait été atteint
autrement que par de légers éclats de bois.
Le lendemain, le Kienchan rencontrait à l'entrée du port de Na-
gasaki la corvette la Méduse, qui se dirigeait vers le détroit de Si-
monoseki, et lui racontait l'agression brutale dont il avait failli être
victime. Le commandant de la Méduse, M. de Casembroot, ne crut
pas néanmoins devoir modifier sa route. Les Hollandais, ces vieux
et paisibles alliés des Japonais, à qui ils avaient enseigné l'art mo-
derne de la guerre, ne devaient ils pas pouvoir passer impunément
devant leurs canons? Toutefois, lorsque la Méduse se présenta, le
Il juillet au matin, à l'entrée extérieure du détroit, on n'avait né-
gligé à bord aucun des préparatifs nécessaires pour le combat. La
ville de Simonoseki s'étalait dans le fond du détroit, au pied des
collines. Lorsque la Méduse n'en fut plus qu'à une faible distance,
et que les couleurs hollandaises eurent été déployées, quelques
coups de canon, probablement des signaux, partirent d'une batterie
et d'un brick à l'ancre. Chacun se tenait à son poste, et le navire
continua sa marche en avant. Deux bâtimens mouillés devant la
ville de Simonoseki portaient au grand mât le pavillon bleu et blanc
du prince de Nagato. La Méduse en était à trois encablures (600 mè-
tres) environ, quand ils firent, en même temps qu'une batterie de
huit pièces, une décharge générale sur la corvette. Une pluie de fer,
heureusement dirigée trop haut, passa par-dessus les bastingages.
Les batteries de la côte de Kiousiou restant silencieuses, le com-
mandant de la Méduse fit armer aussitôt ses huit pièces de bâbord
et tirer sur l'ennemi; les projectiles portèrent dans la batterie japo-
naise et sur l'un des navires, où ils parurent faire de grands ra-
vages. L'étroitesse de la passe obligeait la Méduse à poursuivre sa
route; tout en filant à petite vitesse, elle soutint ce combat d'ar-
tillerie. Une nouvelle batterie sur la côte venait d'ouvrir son feu;
les boulets du calibre de Ih et les obus pleuvaient sur la corvette;
plusieurs de ces derniers éclatèrent à bord. Quelques hommes
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 125
tombèrent mortellement atteints; le feu prit un instant en deux en-
droits du navire. Le combat devenait de plus en plus inégal; la
Méduse accéléra sa marche, tout en continuant un feu nourri de
ses pièces de bâbord. A mesure qu'elle s'éloignait d'une batterie,
de nouvelles décharges partaient d'autres ouvrages échelonnés le
long de la côte. Enfin, une heure et demie après s'être engagée
dans le détroit et sous le feu de deux navires et de sept batteries,
la Méduse atteignit la Mer-Intérieure. Elle comptait quatre morts et
cinq hommes grièvement blessés; trente et un projectiles avaient
frappé la coque du bâtiment, dont la machine était cependant res-
tée saine et sauve.
Tels sont les faits que nous recueillîmes à bord de la corvette
hollandaise, et il résultait de ces rapports que le nombre des batte-
ries de la côte nord, l'étroitesse de la passe et la rapidité des cou-
rans rendaient le détroit très périlleux à franchir devant Simonoseki;
un seul boulet atteignant la machine ou le gouvernail aurait pu
amener l'échouage sous le feu ennemi, et si le prince de Bouzen,
sur la côte sud, celle de Kiousiou, n'était pas resté spectateur in-
différent de la lutte, nul doute que le Kienchan et la Méduse n'eus-
sent succombé.
Le jour suivant, la houle ayant augmenté et les grains ne per-
mettant pas de voir la terre, notre navigation devint plus lente et
plus difficile ; il fallut s'éloigner de la côte. Le 18 au soir, nous
reconnûmes enfin l'entrée du canal de Boungo; dans la journée, le
Tancréde nous avait ralliés au large. Le 19, au jour, nous donnions
dans le canal, précédés du Tancréde. Les grains continuaient et
permettaient à peine d'apercevoir par instans les deux rives. La
passe est large, mais semée d'écueils, et l'hydrographie en est en-
core incomplète. Après avoir rangé de près quelques dangereux
récifs, nous entrâmes enfin vent arrière dans la Mer-Intérieure. Ici
la passe s'élargit. Tandis que nous mettions le cap au nord-ouest,
les terres disparaissaient presque entièrement à l'horizon ; mais, au
calme des eaux, malgré la continuation de la brise, nous devinions
qu'une barrière arrêtait la houle derrière nous. Les jonques se mon-
traient de tous les côtés de l'horizon en assez grand nombre. Le
soir, après avoir doublé l'un des promontoires de Kiousiou, nous
vînmes jeter l'ancre en avant de l'entrée du détroit de Simonoseki.
Des terres élevées, courant au nord et à l'ouest, formaient comme
un vaste entonnoir qui s'ouvrait vis-à-vis de notre mouillage. La
journée avait été employée à faire les derniers apprêts pour les
opérations du lendemain. L'amiral avait rédigé une proclamation
qui annonçait aux habitans du pays les circonstances dans lesquelles
il se présentait. Il ne venait pas avec l'intention de nuire aux po-
pulations paisibles, mais pour venger sur leur prince l'insulte que
126 REVUE DES DEUX MONDES.
ce dernier avait faite, quelques jours auparavant, au pavillon de son
pays.
Le 20 au matin , par un très beau temps, on appareillait avant
six heures. Le Tancrcde nous suivait. L'amiral, sur les rapports du
Kienchan et de la 3'Iéduse, avait renoncé à faire éclairer la route
par le Tancrcde; ce petit navire, faible de coque et ayant une ma-
chine très vulnérable, eût été trop exposé, si un feu inopiné l'avait
surpris. A mesure que nous avancions vers le centre de l'entonnoir
formé par les terres, les détails de la côte apparaissaient peu à peu.
Le branle-bas est sonné enfin; chacun est à son poste, et le plus
grand silence règne à bord. Un paysage splendide se déploie devant
nous : sur les deux rives, des collines couvertes de bois, des ravins
verdoyans descendent jusqu'à la mer. Quelques jonques à la voile
s'engagent dans le détroit, et disparaissent successivement derrière
la pointe de Kiousiou. C'est un peu plus loin, cachée par cette
pointe, que se trouve, à 6 kilomètres environ, la ville de Simono-
seki.
Deux coups de canon, tirés au nord dans les montagnes, et que
nous avions faiblement entendus, venaient, suivant l'usage des dé-
fenseurs du détroit, de signaler notre approche. De ce côté, nous
apercevons un château au milieu des bois; c'est la résidence de
Ghofoo, l'un des princes de la famille de Nagato; toutefois ce châ-
teau, par sa position, ne commande pas l'approche du détroit, et
l'amiral, le laissant à droite, donne l'ordre de s'engager lentement
dans la passe, en rangeant d'aussi près que possible la côte oppo-
sée. Vers six heures et demie, une batterie se démasque tout à coup
sur la rive nord; il est facile de compter cinq pièces, qui se pré-
sentent sous un angle de ^5 degrés, à six ou sept encablures de
distance. A ce moment, la frégate, que la rapidité du courant nous
empêche de maîtriser, s'échoue légèrement; elle ne reprend sa mar-
che qu'au bout de vingt minutes, et nous mouillons un peu plus en
avant.
La côte ennemie reste silencieuse, mais un grand mouvement
s'opère dans la batterie japonaise. Une rizière s'étend à gauche et la
sépare des collines plus éloignées; au pied de ces collines s'élèvent
deux petits villages, et un peu plus haut un grand édifice construit
sur terrasse en maçonnerie. Les pilotes du pays qui sont à bord nous
le désignent comme une habitation seigneuriale; l'on aperçoit des
soldats japonais qui courent entre l'un des villages et la batterie et
garnissent en grand nombre les parapets. Des cavaliers partent au
galop dans la direction de Simonoseki. De ce côté, une route qui
mène à la ville suit les sinuosités de la côte; on croit y distinguer de
nouveaux ouvrages; à une assez grande distance, près de la pointe
de Kiousiou, qui nous cache les premières maisons de Simonoseki,
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 127
on remarque, à la lunette, une troupe d'hommes réparant une. bat-
terie ; des officiers, reconnaissables à leurs brillantes armures, diri-
gent les travailleurs.
Aussitôt que l'on eut mouillé, les dispositions furent prises pour
l'embossage; l'ennemi, qui eût pu gravement contrarier cette opé-
ration, ne changeait pas cepen,dant le pointage de ses pièces, qui
demeuraient silencieuses (1). A sept heures, la S émir amis zom-
mence le feu, dirigé avec régularité et une grande justesse sur la
batterie, dont les parapets volaient en poussière, sur le village où
les soldats avaient été aperçus, et sur l'édifice à terrasse blanche.
Les Japonais s'étaient réfugiés dans les bois. D'autres boulets, lan-
cés sur la route de Simonoseki, où l'on remarquait du mouvement,
produisirent un effet semblable. L'ennemi ne répondant pas, le tir
ne fut continué que très lentement sur la batterie et les points envi-
ronnans.
Vers neuf heures, la côte paraissant abandonnée, le Tancrède,
qui prenait la batterie d'enfilade, reçut l'ordre de se porter en avant
dans la passe, afin de reconnaître les ouvrages plus éloignés. Il ap-
pareilla et passa le long de notre bord. Un moment après, comme il
se présentait dans la ligne de tir de la batterie, celle-ci se couronna
tout à coup de servans et ouvrit sur l'aviso un feu à ricochet fort
bien dirigé. Le Tancrèdc stoppa sa machine et riposta de ses quatre
pièces, tandis que la frégate couvrait de projectiles les parapets de
l'ennemi. Nos boulets à percussion éclataient sur les pièces et ren-
versaient les servans. La batterie n'avait pas tiré une douzaine de
coups qu'elle était évacuée par ses défenseurs. Le Tancrède en
même temps opérait son évolution un peu plus loin. Il mouilla près
de nous sans avoir été inquiété, et le lieutenant de vaisseau Julhiet,
capitaine de cet aviso, vint à bord de la Sémiramis. 11 avait, di-
sait-il, reconnu sur l'avant, du côté de Simonoseki, d'autres ou-
vrages qui s'apprêtaient à faire feu à leur tour. Quant au Tancrède,
trois boulets l'avaient sérieusement atteint, l'un traversant la eoque
à la flottaison, les deux autres coupant son mât d'artimon et son
petit mât de flèche. L'expérience que l'on venait de faire prouvait
clairement que notre tir, quelque bien dirigé qu'il fût, n'empêche-
rait pas les Japonais de reprendre leur feu tant qu'ils auraient en-
core une pièce en état de servir. L'amiral décida en conséquence
que les troupes de débarquement iraient s'emparer de la batterie,
la détruire, occuper le village et le château, faire en un mot dans
ce rayon tout le mal possible à l'ennemi. Pendant que les hommes
(1) Il est difficile de s'expliquer le silence de l'ennemi, qui était à ses pièces. Il est
probable que, ne pouvant tirer sur la frégate sans envoyer des boulets dans un des
grands villages près desquels nous nous trouvions, il eut ordre de ne pas faire usage de
ses pièces dans de telles conditions.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
dînaient et se reposaient, un feu très lent était continué sur les alen-
tours de l'ouvrage.
Un curieux incident se produisait alors sur la rive opposée. Nous
étions embossés devant la petite ville de Tanaoura, appartenant,
comme toute la côte sud du détroit, au prince de Bouzen. Dès le
commencement de l'action, une foule considérable avait garni la
grève, les nombreuses jonques mouillées en avant et les escaliers
conduisant à des pagodes qui s'élevaient sur la montagne. Une heure
après notre mouillage, M. l'abbé Girard, missionnaire très versé dans
la langue japonaise, et l'interprète de la légation de France, accom-
pagnés d'une escorte, étaient chargés d'aller trouver les autorités
de la ville de Tanaoura et de leur remettre la proclamation de l'a-
miral. Us débarquèrent au milieu d'une population dont l'attitude
n'indiquait aucune malveillance; cette foule, sans manifester d'autre
sentiment que celui de la curiosité, assistait au combat comme à un
spectacle, discutant et jugeant la justesse de chaque coup. Nos deux
envoyés, conduits aussitôt chez Yobounio ou maire de la ville, fu-
rent gracieusement accueillis par ce fonctionnaire : il les fit asseoir
à la place d'honneur et écouta leurs explications; enfin, recevant de
leurs mains la proclamation, il l'expédia, séance tenante, au prince
de Bouzen par un messager extraordinaire.
A midi , les embarcations sont armées en guerre et reçoivent la
compagnie de marins-fusiliers de la frégate (lieutenant de vais-
seau Mlet) et celle des chasseurs du bataillon d'Afrique (capitaine
Côte), en tout deux cent cinquante hommes, placés sous le comman-
dement du capitaine de vaisseau Le Gouriault du Quilio. Le chef
d'état-major Layrle accompagne la colonne. La petite flottille aborde
au pied de mamelons qui s'étendent sur la droite et dominent la
batterie en arrière. Les chaloupes lancent quelques obus pour éclai-
rer le bois; les hommes sautent à terre et se rangent sur le rivage
sans que l'ennemi accuse sa présence. La partie la plus délicate de
l'opéi'ation est ainsi terminée sans encombre. Les chasseurs gravis-
sent aussitôt le mamelon qu'ils doivent occuper, tandis que, lon-
geant la mer, les fusiliers se portent en deux sections sur la gauche
pour s'emparer de la batterie par la gorge. Quelques instans après,
les trois petites colonnes disparaissent dans les bois en engageant la
fusillade. C'est un moment critique, car nous ignorons où sont les
forces de l'ennemi; mais bientôt un mouvement s'opère dans la
batterie. Ce sont nos marins qui l'ont emportée et qui agitent leurs
chapeaux en couronnant les parapets. Les chasseurs ont balayé les
bois du mamelon en arrière et disparaissent sur le versant opposé,
pendant que les marins enclouent les pièces et entassent sous les af-
fûts des matières inflammables. Tandis que ce travail de destruction
s'accomplit, quelques détachemens traversent la rizière à gauche
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 129
et se portent sur le village et l'édifice à terrasse; les Japonais s'en-
fuient devant l'élan de nos hommes et se réfugient sous les bois au
fond du vallon, n'osant pas se montrer à découvert et continuant
un léger feu de tirailleurs. Une épaisse fumée, signe précurseur de
l'incendie, s'élève sur diflerens points du village.
Le Tancrcde, qui vient de mouiller plus loin dans le détroit, nous
avertit vers une heure que des colonnes de troupes arrivant de
Simonoseki se portent rapidement, par la route latérale à la mer,
sur le vallon où se passe l'action. Nous les apercevons bientôt : on
voit briller leurs armes, lances ou fusils; on distingue des cavaliers.
Le tout forme un long ruban qui serpente sur plusieurs kilomètres,
caché à certains momens derrière la verdure, puis reparaissant un
peu plus loin. La route, là où elle est bordée de maisons, forme une
large chaussée à découvert le long de la mer. Le Tancrcde et la
Sémiramis la balaient aussitôt de leurs boulets. On voit les Japo-
nais, rapidement désorganisés, se retirer en arrière ou se jeter de
côté sous les bois. La tête de leur colonne est parvenue au ma-
melon qui se dresse en avant de la rizière où sont engagés nos
hommes. A ce moment, arrêtés par le feu de nos vaisseaux, les Ja-
ponais cessent d'avancer, forment précipitamment une barricade
en travers de la route, et, cachés derrière cet abri, envoient quel-
ques décharges de mousqueterie aux chaloupes de débarquement.
Celles-ci ripostent avec leurs obus et reviennent ensuite sous la
batterie.
A deux heures de l'après-midi, on tirait encore quelques coups
de fusil au fond du vallon. Tandis que nos hommes ralliaient la
batterie, les aftuts des pièces étaient en pleine combustion; les deux
villages brûlaient au milieu d'une épaisse fumée. Une demi-heure
plus tard, pendant que les troupes se rembarquaient dans les ca-
nots, le grand édifice à terrasse blanche faisait subitement explosion,
lançant dans les airs une immense colonne de feu et de débris. A
trois heures, les combattans rentraient à bord. Le commandant du
Quilio fit son rapport, chaque officier racontait ses impressions et
les incidens de l'affaire. Ces impressions, ces incidens pouvaient se
résumer en quelques mots. Une fois débarquées, les trois colonnes
avaient rencontré dans les bois de petits groupes de fantassins ja-
ponais qui fuyaient en déchargeant leurs armes; les balles et les
baïonnettes en avaient atteint un certain nombre. Tandis que les
chasseurs balayaient le mamelon et redescendaient le versant op-
posé, les marins arrivaient sur la batterie; celle-ci était déserte.
Les cinq pièces qui l'armaient, toutes en bronze, du calibre de 2â,
étaient parfaitement installées sur affûts de côte avec plates-formes
à pivot. L'une d'elles avait été précipitée de sa plate-forme par l'un
TOME LVI. — 1865. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
de nos projectiles. Nos boulets, traversant un parapet insuffisant,
avaient laJ30uré la batterie, où des débris humains et des vêtemens
ensanglantés gisaient à terre. Aussitôt l'occupation faite, le com-
mandant ordonna de détruire les affûts, d'enclouer les pièces et
de jeter k la mer les munitions découvertes dans une poudrière. Un
détachement, traversant la rizière, s'était porté sur le village et à
la lisière des bois ; les Japonais avaient fui partout sans résister, se
bornant à riposter en tirailleurs, au fond du vallon, à l'abri des
arbres. Le feu avait été mis successivement aux différens points du
village qui servaient de logemens aux soldats japonais. Dans quel-
ques-unes des cases étaient rangées des armures; dans une habita-
tion d'officiers, l'on avait trouvé des ouvrages de tactique militaire,
traduits des langues européennes en japonais; l'un de ces ouvrages,
imprimé en caractères hollandais, était encore ouvert à la page où
sans doute le lecteur l'avait quitté précipitamment : à cette page,
on traitait des navii^es attaqués par une batterie au moment où ils
ont à lutter contre un courant violent. Le détachement de marins ,
conduit par le chef d'état-major Layrle, s'était porté jusque sur le
château à terrasse blanche; une partie de l'édifice était un loge-
ment de chefs, le reste un grand magasin de poudre et de projec-
tiles; le feu avait été mis à l'un des angles, et bientôt après le tout
avait disparu dans une immense explosion. A ce moment, le signal
de retraite était donné, et nos hommes, après s'être repliés lente-
ment sans être suivis de l'ennemi, se rembarquaient en bon ordre.
Ce brillant succès ne nous avait coûté que trois hommes légère-
ment atteints et un chasseur mortellement blessé. L'ennemi n'avait
«laissé qu'un petit nombre de morts sur le terrain; mais l'artillerie
des navires, lançant ses feux avec la plus grande précision sur la
batterie et ses colonnes, avait dû lui faire subir des pertes consi-
dérables (1). En récapitulant les incidens du combat, l'on est amené
à conclure que les Japonais avaient été surpris par notre descente
inopinée, car les détachemens affectés à la garde du terrain avaient
lâché pied au premier feu. Quant aux milices de renfort accourues
de Simonoseki, nos boulets les avaient refoulées sans peine dans
les bois. Nos hommes rapportaient de curieux trophées : des sabres,
des lances, des fusils, des mousquets à mèche d'ancienne date et
d'origine hollandaise, des armures. Celles-ci principalement excitè-
rent notre intérêt; elles rappelaient d'une manière frappante celles
de nos anciens chevaliers : casque, cuirasse, brassards, cuissards,
tout s'y retrouvait. Ces armures étaient d'une composition assez
(1) A quelques jours de là, on apprenait à, Nagasaki par un navire japonais qui arri*
vait de Simonoseki que Nagato avouait une perte de cent cinquante officiers et soldats.
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 131
dure, quelquefois doublée de métal, recouverte de laque, mais qui
résisterait difficilement aux balles; les attaches étaient en soie.
Quelques-unes de ces armures, sans doute celles des chefs, étaient
tout étincelantes de lames d'or et ornées des plus vives couleurs.
Cette tenue guerrière des Japonais était déjà il y a plusieurs siècles,
au temps des siogouns (1) et de leurs luttes intestines, celle qu'ils
avaient adoptée pour aller à l'ennemi. L'introduction toute récente
de l'art de la guerre moderne leur en a démontré l'inefficacité; sans
renoncer entièrement à ce brillant costume de combat, ils ont adopté,
pour leurs troupes armées à l'européenne, une tenue plus légère et
plus propre à l'exécution des manœuvres. Les soldats du prince de
Nagato tombés sous nos coups étaient, à peu de chose près, vêtus
comme les fantassins du taïkoun.
Cependant d'épaisses colonnes de fumée, continuant à sortir du
vallon, avaient porté à Simonoseki la nouvelle de notre succès, et
apprenaient au prince de Nagato que l'insulte faite à notre pavil-
lon n'était pas restée impunie. L'opération accomplie permettait aux
navires de s'avancer en vue de Simonoseki et de réduire cette ville
en cendres sans avoir sérieusement à craindre le feu de batteries
éloignées; il y avait encore derrière nous, à notre portée, le châ-
teau de Chofoo, d'où était parti le signal des hostilités, et il suffisait
de quelques boulets pour le détruire; mais à quoi bon, sans néces-
sité et contre les termes de la proclamation lancée le matin, dévaster
la campagne et faire ainsi retomber sur de paisibles paysans la pu-
nition du crime de leur maître? Le retour fut donc décidé, et nous
appareillâmes un peu avant la nuit pour aller mouiller en dehors
des passes.
Nous revînmes à Yokohama par la Mer-Intérieure. Le 21, dans
l'après-midi, après a^^)ir traversé la partie occidentale de cette mer,
nous nous engagions dans les détroits qui la font communiquer,
entre Nipon, Sikok et les îles voisines, avec la mer d'Osaka. Rien
ne saurait donner une idée du splendide tableau qui, jusqu'à la
nuit, nous tint sur le pont, attentifs et charmés. Tantôt resserrée
entre deux promontoires, tantôt s'élargissant en baies profondes, la
passe que nous suivions, emportés par un courant rapide, présen-
tait à chaque instant à nos yeux un spectacle nouveau et imprévu :
des collines couvertes de verdure jusqu'au bord de la mer, de nom-
breux villages, des pagodes et des châteaux pittoresquement assis
sur les hauteurs , des centaines de barques péchant ou naviguant
au milieu de ces eaux, à l'horizon de hautes montagnes aux som-
mets escarpés, tel est l'ensemble qui s'offrait à nous et que le soleil
(1) Lieutenans du mikado qui ont peu à peu usurpé le pouvoir exécutif au Japon sous
le nom de taïkouns.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
couchant colorait de reflets violacés. La nuit était venue que nos
yeux cherchaient encore, à travers les ténèbres, à saisir les aspects
de cette belle nature. Nous jetâmes l'ancre un peu au-delà d'une
baie au fond de laquelle se dessinaient vaguement les murs et les
hautes tours du château de Mihara. Le lendemain, nous entrions
dans la mer d'Osaka par le détroit qui sépare l'île Nipon d'Awasi-
sima, et deux jours après, le 2/i au matin, nous étions mouillés à
Yokohama, où le Tancrède nous rejoignit bientôt.
La France n'avait pas seule tiré vengeance des actes perfides
d'hostilité dont le détroit de Simonoseki avait été le théâtre. La cor-
vette américaine le Wyo?ning, partie également, on le sait, pour la
Mer-Intérieure, avait, peu de jours avant notre arrivée sur les lieux,
pris la plus audacieuse revanche de l'acte d'agression commis sur le
Pemhroke. Le Wyoming, bâtiment à marche rapide et calant peu
d'eau, ne portait qu'un petit nombre de pièces et deux énormes ca-
nons de 110 livres. Arrivé en vue de l'entrée intérieure du détroit, il
s'y engagea à toute vitesse, sans répondre au feu des deux ou trois
batteries qui le saluèrent successivement. L'équipage était couché
sur le pont; les boulets passèrent, faisant peu ou point de dégâts. Le
navire, ainsi arrivé près des bâtimens de Nagato, mouillés devant
Simonoseki, lâcha subitement sur cette flottille sa bordée de tri-
bord. Un projectile de la pièce de 110, lancé presque à bout por-
tant sur le vapeur le Lance field, en ce moment chargé de monde et
se disposant à l'attaque, traversa sa coque et sans nul doute la
chaudière, car on vit les Japonais se précipiter à la mer devant des
flots de vapeur. Une minute après, comme les autres batteries se
démasquaient dans la seconde partie du détroit, le commandant du
Wyoming fit évoluer le bâtiment pour revenir sur ses pas. Malheu-
reusement la corvette s'échoua dans cette opération, rendue difficile
par l'étroitesse de la passe, et devint un but immobile au feu croisé
de plusieurs batteries; en quelques minutes, le côté faisant face à
l'ennemi fut criblé de projectiles; douze hommes, dont six mortel-
lement frappés, venaient de tomber sur le pont du navire. Ayant
enfin réussi à se dégager, le Wyoïning reprit sa marche en sens
contraire, envoya en passant une seconde bordée aux navires, dont
Tun coulait bas, et, défilant une seconde fois sans répondre de-
vant les batteries de l'entrée du détroit, se retrouva bientôt dans
la Mer-Intérieure. Quelques jours après, la corvette rentrait à Yoko-
hama pour réparer ses avaries.
Du 8 au 20 juillet, quatre engagemens s'étaient donc succédé
dans ces parages. Le détroit restait fermé, car le prince de Nagato,
malgré la destruction d'une partie de ses navires et de ses batte-
ries, pouvait, en peu de temps, créer de nouveaux obstacles; mais
la France et l'Amérique avaient maintenu sauf l'honneur de leur
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 133
pavillon, et si la question n'était pas encore résolue, du moins cet
acte de vigueur était propre à faire réfléchir les daïmios les plus
orgueilleux et les plus puissans. Ce qu'il y avait de particulière-
ment curieux, c'était l'attitude des Japonais et la façon dont ils ap-
préciaient ces divers événemens. Pour les gens du peuple, tout cela
n'était qu'une sorte de spectacle auquel ils assistaient en curieux
et sans s'y mêler; la crainte àes yacounines eût suffi d'ailleurs pour
leur imposer la discrétion la plus absolue. Quant aux gouverneurs
de Yokohama, ils vinrent à bord de la Sémirmnis demander des
détails sur l'engagement, et félicitèrent l'amiral d'un succès qui,
disaient-ils, était favorable au taïkoun. Les autorités de Nagasaki
tinrent le même langage à notre consul; mais, malgré l'issue des
combats de Simonoseki, le gorodjo ne paraissait pas vouloir s'ar-
rêter dans son essai de mise à néant des traités conclus. Le 24 juil-
let, répondant aux plaintes adressées par M. de Bellecourt à Yédo
à la suite de l'agression du Kienchan, il exprimait son étonneraent
qu'un des princes eût osé attaquer un navire français, et il s'enga-
geait à examiner sérieusement l'affaire. Il ajoutait cependant : u Nos
envoyés, dites-vous dans votre lettre, vous ont déclaré que notre
gouvernement n'est pas en mesure de forcer quelques-uns des princes
à l'obéissance. Un tel état de choses n'existe pas en réalité, et cette
assertion ne peut avoir d'autre base qu'un malentendu survenu
dans les conférences. »
Devant ces réponses évasives et dilatoires à de justes récrimina-
tions, les représentans des puissances durent se concerter immé-
diatement pour l'adoption d'une ligne de conduite commune. Le
•25 juillet, les ministres et chargés d'affaires de France, d'Angle-
terre, des États-Unis et des Pays-Bas, réunis en conférence, décla-
rèrent qu'il était indispensable, sous peine de voir les Japonais mé-
connaître peu à peu les clauses encore observées des traités, de
procéder, avec le concours des forces navales actuellement au Ja-
pon, à la réouverture de la Mer-Intérieure, passe nécessaire à la
navigation commerciale ; le gouvernement de Yédo serait informé
de cette décision et verrait dans un délai déterminé à satisfaire les
puissances avant que celles-ci engageassent les opérations mili-
taires. Appelés à donner leur avis, les commanclans en chef opinè-
rent pour qu'on se pressât moins d'agir. La liberté de la Mer-Inté-
rieure ne ressortant pas catégoriquement des termes des traités, il
était selon eux plus naturel d'exiger tout d'abord l'exécution des
clauses dûment stipulées. Seulement, comme la Grande-Bretagne
en particulier avait des réparations formelles à exiger du prince de
Satzouma, l'amiral Kuper résolut de se porter chez ce prince avec
une partie de sa division navale, tandis que l'amiral Jaurès reste-
rait à Yokohama pour veiller à la sûreté de la ville. Le gouverne-
13Ù REVUE DES DEUX MONDES.
ment de Yédo reçut aussitôt avis du résultat de ces conférences des
ministres; on verra le compte qu'il en tint.
III.
Le 6 août 1863, le vice-amiral Kuper apparçilla de la baie de
Yokohama avec la frégate à hélice VEiiryahis, les corvettes le Per-
seus, la Pearl et l'Argus, les canonnières Coquette, Race-IIorse et
Havoc, en tout sept bâtimens portant quatre-vingt-neuf canons. A
bord de YEuryalus se trouvait le chargé d'affaires britannique, le
colonel Neal, avec sa suite. La division se dirigea à la voile, à sa sor-
tie du golfe de Yédo, sur le détroit de Van-Diémen, au nord duquel
s'élève Kagosima (1), cité populeuse et manufacturière, qui appar-
tient au prince de Satzouma. Chacun pensait à bord de l'escadre
que l'expédition se bornerait à une simple promenade, et que l'as-
pect seul des canons anglais aurait raison de l'arrogant daïmio.
L'amiral arriva le IJ août dans l'après-midi à l'entrée de la baie
de Kagosima, et mouilla le soir près des rochers des Sept-Iles. Le
12, à sept heures du matin, il s'engageait plus avant, précédé de
petits bâtimens sondeurs.
Kagosima est située au fond d'une baie, sur la rive occidentale,
en face de la grande île montagneuse de Sakoura-sima, qui laisse
entre elle et la terre ferme un canal long de 5 à 6 kilomètres et de
largeur variable ; des îlots et des récifs surgissent de la mer à l'en-
trée du canal, et deux passes s'ouvrent aux navires qui viennent du
large. Les Anglais prirent celle qui longeait la ville. Les deux rives
et les îlots leur apparurent armés de batteries. Le plus grand
nombre défendait la ville même, devant le front de laquelle on les
avait disposées presque sans intervalle; les palissades d'un camp
étaient dressées sur les hauteurs. Autour des pièces, des soldats se
tenaient en grand nombre, agitant leurs éventails et suivant de
l'œil les navires; à leur nombre, à leurs mouvemens, ils semblaient
prêts à ouvrir le feu de toutes parts au premier signal. A sept ou
huit milles au fond du golfe, près d'un point du rivage dépourvu
de toutes défenses, se tenaient trois vapeurs du prince de Sat-
zouma. Malgré cette attitude menaçante, l'amiral Kuper vint mouil-
ler devant la ville avec sa division, à environ cinq encablures
(1,000 mètres) des batteries les plus proches. L'énorme profondeur
de l'eau dans toute la baie rendait fort difficile le choix d'un bon
mouillage; peut-être aussi les Anglais voulaient-ils, par cette
preuve de confiance, témoigner de leur désir d'arriver à une solu-
tion pacifique.
(1) C'est à Kagosima que se fabriquent les porcelaines les plus estimées du Japon.
On évalue la population de cette ville à cent quatre-vingt mille ûmcs.
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 135
Pendant que les officiers mqstcrs des bâtimens étaient envoyés
de tous côtés dans la baie pour faire des sondages, plusieurs chefs
japonais arrivèrent à bord de YEuryalus et s'enquirent du but de
l'expédition. Leur extérieur était empreint d'une certaine dignité
dédaigneuse, bien différente de la courtoisie qui distingue générale-
ment les fonctionnaires du taïkoun. Informés sommairement de la
mission que venait remplir le représentant de l'Angleterre, ces offi-
ciers déclarèrent que le daïmio habitait son château de Kirisimi, à
vingt ris (18 kilomètres) de Kagosima, et reçurent la somrpation du
colonel Neal en promettant une réponse dans les vingt-quatre
heures. La lettre du ministre anglais rappelait au prince de Sat-
zouma les circonstances de l'attentat commis par les gens de la
suite de Shimadzo-Sabouro sur le Tokaïdo et la mansuétude dont
avaient fait preuve les autorités anglaises en cette occasion. C'était
sur l'ordre précis du gouvernement de la Grande-Bretagne que la
présente demande de réparations était adressée au daïmio. La lettre
ajoutait que le gouvernement du taïkoun avait accordé les satis-
factions exigées; mais comme il s'était déclaré impuissant à se faire
obéir par le seigneur de Satzouma, le ministre de l'Angleterre avait
pris le parti de réclamer directement de ce prince le jugement des
meurtriers de M. Piichardson et l'indemnité de 25,000 livres pour
la famille de la victime. Le colonel Neal déclarait en terminant que
le commandant des forces militaires avait ordre, en cas de refus,
d'employer les dernières mesures de rigueur.
Le 13 au matin, l'on put remarquer dans la ville une recrudes-
cence de préparatifs belliqueux : de nombreux corps de troupes
se massaient dans les batteries; les canons, formant un total de
soixante à quatre-vingts bouches h feu, étaient pointés sur la divi-
sion; cinq grandes jonques des îles Loutcheou (1), qui se trouvaient
dans la ligne de tir, étaient remorquées jusqu'au-deLà des forts.
Des officiers japonais abordèrent à plusieurs reprises le bâtiment
amiral, annonçant le prochain envoi d'une réponse de leur maître
et insistant pour que les autorités anglaises voulussent bien se
rendre à terre, où un local serait disposé pour les conférences.
Cette offre fut formellement déclinée; de plus, en présence des dis-
positions prises par les Japonais, l'amiral Kuper, considérant qu'il
lui serait presque impossible, en cas d'attaque, de s'embosser au
mouillage qu'il occupait et de répondre efficacement au feu des
batteries, donna l'ordre à ses bâtimens de se mettre sous vapeur
et de se préparer à l'appareillage. Le terme assigné pour la ré-
ponse était expiré depuis plusieurs heures quand un officier de
(1) Les îles Loutcheou, situées entre le Japon et l'île Formose, appartiennent au
prince de Satzouma ; par leurs richesses, elles forment une des principales sources des
revenus de ce prince.
136 REVUE DES DEUX MONDES.
haut rang, porteur de la lettre du prince, se présenta devant
l'Eunjalus; il demanda que sa suite, d'environ quarante hommes
armés, fût admise avec lui sur le pont du navire; on accueillit cette
demande après qu'un corps de marins anglais eut été rangé sur les
gaillards. L'officier venait d'être introduit auprès du colonel INeal,
quand on vit une seconde embarcation faire du rivage force signaux
à la première. Les envoyés japonais expliquèrent alors qu'il y avait
une erreur dans les termes de la réponse, et qu'une rectification
était nécessaire; puis le chef reprit la lettre et s'en retourna sans
autres commentaires.
Cette démarche assez étrange pouvait être une ruse destinée à
retenir les navires anglais dans la position désavantageuse qu'ils
occupaient; par prudence, le vice-amiral Kuper ordonna sur-le-
champ l'appareillage. La division se porta vers le fond de la baie,
mais sans pouvoir trouver, en raison de la profondeur extrême de
l'eau, un mouillage convenable. V Eurynlus et le Perseus durent
revenir jeter l'ancre devant la ville, à une distance double toutefois
de la première, tandis que les autres navires s'arrêtaient dans la
baie de Sakoura-sima, hors de la portée des batteries.
A neuf heures du soir, l'envoyé du prince de Satzouma se pré-
senta de nouveau avec sa réponse définitive. Il la remit au colonel
Neal en cherchant à rejeter l'incident de la matinée sur le compte
d'un malentendu. La lettre, signée du premier ministre du daïmio,
commençait ainsi : « Celui qui a tué doit être tué; telle est la jus-
tice, car il n'y a rien de plus sacré que la vie humaine;... » puis
elle affirmait qu'en vertu de cette loi, observée au Japon comme
ailleurs, le prince avait toujours eu l'intention de juger et de punir
les assassins; seulement il avait été impossible jusqu'alors de s'em-
parer d'eux; les recherches demandaient du temps, et dès qu'elles
seraient finies, on aurait soin d'aviser le ministre anglais de l'heure
et du lieu de l'exécution. D'autres paragraphes, rédigés en termes
passablement sarcastiques , justifiaient, en quelque sorte, la con-
duite des assassins du Tokaïdo :
« Les gouvernemens provinciaux du Japon sont subordonnés à celui de
Yédo, dont vous n'ignorez pas qu'ils reçoivent les ordres; nous savons qu'on
a négocié un traité qui fixe les limites où les étrangers peuvent circuler,
mais nous ne savons pas qu'il y ait une stipulation par laquelle ces mêmes
étrangers puissent empêcher la circulation. Supposez qu'un pareil fait se
produise dans votre pays, qu'il y soit dans vos habitudes comme dans les
nôtres de ne voyager qu'accompagné d'un grand nombre de partisans, ne
seriez-vous pas les premiers à châtier (c'est-à-dire à rejeter hors de votre
chemin et à frapper) celui qui violerait les lois du pays? Si l'on passait sur
de pareils faits, bientôt les princes ne pourraient plus voyager.
«( Nous convenons avec vous que la mort d'un homme est chose grave;
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 137
mais la négligence du gouvernement de Yédo, qui n'a inséré dans le traité
aucune clause relative à des lois si anciennes en notre pays, ne raontre-
l-elle pas son incapacité?
« Jugez vous-même qui mérite le blâme! Est-ce celui qui néglige les lois
ou celui qui cherche à les maintenir? Décidez cette question importante;
qu'un grand officier du gouvernement de Yédo vienne la discuter avec un
de nos grands officiers devant vous; vous nous direz qui a raison, après
quoi la question de l'indemnité sera réglée Notre gouvernement, en
toutes choses, agit d'après les ordres de celui de Yédo. Telle est la ré-
ponse franche et cordiale que nous faisons à la dépêche que vous nous
avez adressée. »
La teneur de cette lettre enlevait les dernières espérances d'une
solution prompte et pacifique. Toutefois le colonel Neal, dont la
patience avait été mise à l'épreuve bien des fois depuis la veille,
attendit encore. Le lendemain matin, vers neuf heures, deux offi-
ciers japonais parurent, demandant un accusé de réception de la
lettre de leur prince. Ils insistèrent verbalement en faveur de la
solution qu'il recommandait aux Anglais. Le taïkoun, disaient-ils,
a signifié à Shimadzo-Sabouro que le daïmio de Satzouma ne devait
avoir aucun pourparler direct avec les étrangers. Le prince n'avait
donc le droit, en réalité, ni d'agréer, ni de repousser les exigences
des Anglais.
La diplomatie, ne pouvant plus désormais se faire d'illusion, laissa
aussitôt et officiellement le champ libre à l'action militaire. Bien
que le temps fût devenu très mauvais, l'amiral fît faire les prépara-
tifs, et les cinq bâtimens anglais mouillés contre Sakoura-sima se
portèrent sur les trois vapeurs de Satzouma. Ces navires (1), gardés
par un petit nombre d'hommes , furent occupés sans résistance et
leurs équipages déposés sur l'île; puis on les remorqua jusqu'au
mouillage que la division vint reprendre dans la baie. Des grains
violens se succédaient, et le vent soufflait avec une force croissante.
Les navires durent conserver les feux au fond des fourneaux. Au
moment même où la tempête redoublait de fureur,' un coup de ca-
non retentit à terre, suivi bientôt de plusieurs décharges. C'étaient
les batteries les plus voisines qui ouvraient le feu sur la frégate
YEuryalus et la corvette le Perseus, seules en ce moment à leur
portée. Cette fois le prince de Satzouma relevait décidément le
gant, et c'était lui qui donnait le signal de la lutte.
L'embossage étant impossible, l'amiral Kuper résolut d'engager
sous vapeur l'action contre les batteries. Le Perseus reçut l'ordre
d'appareiller et de réduire au silence une des batteries de Sakoura-
(1) Ces vapours, achetés au commerce étranger par le prince de Satzouma, étaient
eonims précédemment dans les mers de Chine sous les noms de Coniest, England et
Sir George Grey; ils lui avaient coùvj 305,000 piastres (environ 1,830,000 francs).
138 REVUE DES DEUX MONDES.
sima qui le canonnait vigoureusement. Pendant que le navire an-
glais, faisant démaillonner la chaîne et laissant son ancre au fond,
commençait le feu à son tour, le reste de la division se rangeait en
lio-ne pour arriver de son mouillage sur la ville; puis, comme le
petit nombre des bâtimens dont elle se composait ne permettait pas
de garder les prises amarinées le matin, la canonnière le Havoc fut
chargée d'y mettre le feu. Bientôt après les trois vapeurs de Sat-
zouma étaient en flammes, et les navires de l'escadre, s' avançant
en file vers les batteries japonaises, engagèrent, au milieu des sif-
flemens de la tempête, une canonnade d'autant plus dangereuse
pour les bâtimens anglais qu'ils attaquaient de front les ouvrages
de la côte. Le feu, quoique contrarié par une pluie incessante, était
néanmoins très vif, et à cette courte distance bien dirigé des deux
parts. Au plus fort de l'action, VEuryalus, séparé des autres bâ-
timens que la violence du vent avait sans doute balayés, se trouva
seul en butte aux coups simultanés de plusieurs batteries qui, voyant
filer lentement la frégate à 5 ou 600 mètres, firent pleuvoir sur elle
une grêle de projectiles. Un obus qui éclata dans la batterie de la
frégate tua ou blessa une vingtaine de servans. Quelques momens
après, un boulet, passant près de l'amiral Kuper, qui dirigeait l'ac-
tion du haut de la passerelle, renversait morts à côté de lui le ca-
pitaine et le second, deux des plus brillans officiers de la flotte.
Les canons anglais dirigés contre les réserves massées dans les
batteries et sur la ville, qui s'étendait en arrière, devaient causer
bien plus de mal encore à l'ennemi. Le mauvais temps empêchait
de bien apprécier la justesse et l'effet du tir. Cependant, lorsque
YEurijalus arriva vis-à-vis d'une huitième batterie placée sur une
pointe de terre, et qui terminait au sud les défenses de la ville, on
aperçut des flammes sur plusieurs points de Kagosima. Les obus,
passant par-dessus les batteries, y avaient allumé des incendies
dont le vent favorisait la violence. Gomme la tempête continuait à
sévir avec une grande intensité , ce qui mit un instant le Pcrseus
en danger, et que l'escadre avait fait d'ailleurs une prompte et vi-
goureuse réponse à l'attaque des batteries ennemies, la division
regagna son ancien mouillage de Sakoura-sima, non sans avoir
d'abord incendié les grandes jonques de Loutcheou et de grands
édifices qui couronnèrent bientôt de flammes une partie de la ville :
c'étaient Farsenal militaire du prince de Satzouma, d'immenses ma-
gasins et une fonderie de canons. Soixante -trois hommes à bord
de l'escadre avaient été mis hors de combat. Sur ce chiffre, la
frégate amirale, qui avait le plus souffert, figurait pour la moitié
environ.
L'intention de f amiral Kuper était tout d'abord de ne pas quitter
son mouillage; mais, bien qu'au premier coup d'œil les alentours
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 139
de la baie parussent désarmés et déserts, des mouvemens nombreux
avaient lieu en réalité sur les hauteurs de l'île. Derrière les buis-
sons et les arbres qui entourent ses pentes d'un épais tapis de ver-
dure, les Japonais travaillaient à des ouvrages en terre et semblaient
disposer plusieurs batteries dont le feu eût plongé impunément sur
la petite flotte. Ces préparatifs et l'intensité toujours croissante de
la tempête décidèrent les Anglais à se rapprocher de l'entrée de la
baie. Pour sortir du canal renfermé entre Sakoura-sima et la ville,
il fallait passer à portée des batteries de l'un ou de l'autre bord.
L'amiral prit le parti de longer les premières, qui s'étaient tues la
veille, et les bâtimens défilèrent devant ces nouveaux ouvrages en
leur envoyant successivement leurs bordées. L'ennemi répondit as-
sez faiblement, et sans faire de mal aux navires. Le soir, la division
était mouillée à l'extrémité méridionale de l'île, en dehors des dé-
fenses, et quelques jours après, le combustible venant à manquer,
le besoin des renforts et ravitaillemens devenant de plus en plus
sensible, l'amiral évacua la baie et rallia la rade de Yokohama.
IV.
Dans les premiers jours du mois d'août, au moment où la flotte
anglaise se disposait à appareiller pour Kagosima, on avait vu de
nombreux bâtimens à vapeur passer au large de la baie de Yoko-
hama et se diriger vers Yédo. C'était le taïkoun qui revenait de
Kioto et rentrait dans sa capitale. Que s'était-il passé dans l'entre-
vue du souverain spirituel du Japon et de l'empereur séculier? Le
premier avait-il compris les dangers de la politique agressive où les
daimios s'engageaient en son nom? Si quelque résolution avait été
prise dans cet auguste conseil, le secret en était gardé avec le soin
le plus ombrageux. Quelques bruits circulaient seulement sur une
assemblée tenue à Yédo après le retour du taïkoun, et où les daï-
mios se seraient entendus au sujet des récentes mesures de l'auto-
rité suprême du Japon. Dans ce conseil, le prince Owari, le chef
d'une des trois familles Gosanké (1), avait, disait-on, proclamé l'ap-
pel aux armes, et engagé les hauts feudataires à cesser l'existence
oisive qu'ils menaient depuis de longues années, pour se préparer à
la guerre , acheter des armes, équiper des soldats et se tenir prêts,
da7is cinq ans, à engager la lutte. Quelques jours après, les deux
circulaires suivantes avaient été remises aux gouverneurs et chefs
(1) Les Gosanké sont les princes du sang, fils et descendans du siogoun Hiéas, qui a
posé au commencement du xvii" siècle les bases du pouvoir des taïkouns. C'est aux trois
familles Gosanké (Kousiou, Mito et Owari) qu'appartient exclusivement l'honneur de
donner au Japon ses souverains temporels, élus par les deux conseils de l'empire et con-
firmés par le mikado.
140 REYUE DES DEUX MONDES.
de la police pour être portées à la connaissance des habitans de
l'empire :
« A tous les habitans de Yédo et de chaque partie du Japon, à ceux qui
connaissent l'exercice du fusil et le maniement de la lance et de l'épée,
aux lo7iines et aux habitans des montagnes :
« S'il y a parmi vous des gens capables de se servir de toute espèce
d'armes, faites-vous connaître aux gouverneurs de la police, et ils vous
engageront aux conditions suivantes :
Pour les hommes de choix 400 itzibous (1) et 200 sacs de riz par an ;
Pour les hommes de second ordre. . . 200 itzibous et 100 sacs de riz par an;
Pour tous les autres 120 itzibous et 70 sacs de riz par an.
« A tous ceux qui sont versés dans l'art de faire des armes, fusils et ca-
nons, sabres, lances et tous engins employés dans la guerre :
« Si vous voulez venir à nous, vous serez engagés à des conditions très
avantageuses. »
A en juger par ces documens, le caractère des décisions arrê-
tées à Kioto n'était rien moins que pacifique, et le premier coup de
canon tiré par le prince de Nagato à l'époque même où se termi-
naient ces conseils ne justifiait que trop cette conjecture. L'un des
daïmios les plus puissans du Japon n'avait pas craint de devancer
à lui seul le terme fixé pour l'appel aux armes, et d'interdire d'une
façon brutale l'approche de ses côtes à nos vaisseaux. Les rumeurs
publiques ajoutaient;, il est vrai, d'autres détails. Le prince de Na-
gato, en faisant feu de se§ batteries de Simonoseki, n'avait pas eu
simplement pour but la fermeture des détroits de la Mer-Intérieure.
Tout en se mettant ainsi à la tête du parti réactionnaire, il accusait
ouvertement le taïkoun de trahison ou d'impuissance à exécuter les
ordres du mikado; par ses discours, en un mot, comme par ses
actes, il cherchait à faire proclamer la déchéance du second chef de
l'empire, pour prendre lui-même l'épée de généralissime et restau-
rer l'immense pouvoir de ses ancêtres. Ceux-ci avaient autrefois
possédé une grande partie du Japon; mais, à la suite de guerres
malheureuses contre les taïkouns et leurs alliés, ils avaient perdu
successivement presque tout leur territoire, réduit par l'usurpateur
Hiéas aux deux provinces de Nagato et de Soovvoo, d'un revenu an-
nuel d'environ 7 millions de francs, et qui sont restées depuis deux
cents ans le seul apanage de la famille. L'antagonisme que révèlent
les griefs séculaires du prince de Nagato, comme de tant d'autres
daïmios puissans, contre le taïkoun, éclaire toute l'histoire des ré-
(1) Monnaie d'argent allié à du cuivre, qui est d'un emploi fréquent au Japon. L'it-
zibou représente en valeur intrinsèque le tiers à très peu près du dollar mexicain.
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 141
cens traités et des événemens qui les ont suivis. Le gouvernement
de Yédo, en ouvrant inopinément le pays aux nations étrangères,
avait violé un article fondamental des lois de l'empire; il l'avait fait
sans l'assentiment des grands feudataires, et l'on comprend que
ceux-ci, ^dont l'intérêt est très opposé à celui du taïkoun, cherchent
sans cesse, par dépit, par conviction, aussi peut-être par point
d'honneur, a, réduire ou à rompre des traités qui n'ont pas eu leur
sanction.
Une nouvelle venue de l'intérieur dans le courant d'octobre 1863
ne tarda pas à confirmer ce qu'on savait déjà des ambitieux projets
du prince de Nagato. Un corps assez nombreux d'officiers de ce daï-
mio avait, disait-on, attaqué près d'Osaka le palais où se trouvait
le mikado dans l'intention de s'emparer de sa personne. Après un
sanglant combat avec les gardes de l'empereur, les assaillans avaient
été définitivement repoussés. Il est inutile de dire qu'interrogés par
les ministres étrangers sur la réalité de ces bruits, les gouverneurs
de Yokohama les déclarèrent controuvés; d'après eux, une simple
attaque tentée près de Kioto contre un bureau de collecteur d'im-
pôts par une bande de lonines avait donné lieu à cette fable. Un
peu plus tard toutefois, les membres du gorodjo avouèrent aux
mêmes ministres la réalité des faits qu'ils avaient eu tout d'abord
l'intention de dissimuler (1).
Tous ces incidens révélaient clairement la prédominance dans
les conseils de l'empire japonais du parti hostile aux étrangers. Le
gouvernement du taïkoun, complice ou non, cédait devant cette
(!) Le prince de Nagato avait résolu de s'emparer de la personne du mikado, espérant
ensuite, en le gardant auprès de lui sous prétexte de dangers courus par ce souverain,
se faire conférer le titre qu'il ambitionnait. Il avait écrit au mikado une lettre où, lui
parlant des périls qui menaçaient l'empire et de la nécessité d'appeler à son secours
l'intervention divine, il le conjurait d'aller, au temple d'Hatchiman-sama, prier les
mânes de ses ancêtres. Aucun empereur n'avait, disait- il, manqué d'accomplir ce
devoir au moins une fois pendant son règne. Le mikado, cédant à cette prière, ava'j
quitté son palais de Kioto pour se rendre au temple d'Hatchiman, distant de la ville
de quelques jours. C'est alors que le prince de Nagato avait tenté son coup de main,
qui fut déjoué par la résistance de la garde du mikado. A la suite de cette agression,
le daimio fut, paraît-il, mis hors la loi, ainsi que sa famille et ses serviteurs. Les offi-
ciers du taïkoun se portèrent sur le palais que ce prince possédait à Yédo. Ses servi-
teurs furent massacrés, l'habitation fut détruite, le terrain bouleversé, et les débris en
furent transportés au loin pour qu'il n'en restât aucune trace. On doit rappeler à ce
propos l'obligation imposée à tout daimio d'avoir dans la capitale du taïkoun un palais
où sa femme et ses enfans demeurent constamment comme otages, où lui-même rst
forcé de venir résider à des époques périodiques pour renouveler son serment de fidé-
lité. Cette obligation s'est maintenue jusqu'à nos jours. Cependant en 1862 le bruit se
répandit (sans avoir été confirmé depuis lors) qu'à la faveur des troubles du pays et de
l'ébranlement du pouvoir du taïkoun, un certain nombre de princes venaient de s'y
soustraire. On avait remarqué de longs convois, ceux des familles de daîmios, qui
abandonnaient les palais de Yédo pour se retirer dans les provinces.
l/l2 REVUE DES DEUX MONDES.
prépondérance sans pouvoir toutefois secouer les embarras de sa
situation, car l'on disait que la guerre civile avait éclaté sur divers
points, et que des rebelles étaient en armes dans la province de
Mito. Une batterie située sur l'île d'Awasi avait même tiré, ajou-
tait-on, sur un vapeur portant le pavillon du taïkoun. A Yokohama
cependant, les justes craintes suscitées en septembre 1862 par le
tragique événement du Tokaïdo s'étaient peu à peu calmées à la
suite des vigoureuses opérations que les marines occidentales avaient
su accomplir en moins d'un an. Dès l'automne de 1803, on voyait
chaque jour, à l'heure où cessent les affaires, un flot de promeneurs
se répandre comme auparavant dans la délicieuse campagne qui
entoure Yokohama d'un berceau de verdure. On rencontrait bien
parfois, au détour d'un vallon, quelque samouraï (noble japonais)
à physionomie peu rassurante et armé de ses deux sabres; mais
en dehors de la route du Tokaïdo , le grand chemin du Japon , la
police du taïkoun ne s'étendait- elle pas comme un réseau sur le
pays voisin de cette route, interdisant l'approche de la ville à ceux
qui n'y étaient pas appelés pour leur service? On voyait les gardes
et soldats de police, dont l'uniforme était bien connu, occuper de
nombreux postes d'observation sur les collines, au bord des routes,
à la tête des ponts, tout autour de la ville.
Le ik octobre 1863, vers quatre heures du soir, le bruit se répan-
dit tout à coup dans Yokohama que le cadavre d'un Européen venait
d'être aperçu couché en travers d'un chemin dans la campagne. Le
lieu avoisinait des pagodes situées à 2 kilomètres environ de la ville.
Des résidens, des officiers, auxquels s'adjoignirent des gardes japo-
nais, s'y portèrent en toute hâte, et trouvèrent à l'endroit indiqué
le cadavre mutilé et encore presque chaud d'un officier de notre
bataillon d'infanterie légère d'Afrique. Malgré de terribles coups de
sabre, dont l'un avait presque entièrement divisé le crâne, l'on re-
connaissait le sous-lieutenant Camus, sorti une heure auparavant,
à cheval, pour faire sa promenade accoutumée. M. Camus s'était
mis en route ce jour-là sans le revolver de poche qu'il portait or-
dinairement. Il est probable toutefois que le malheureux officier
avait été surpris par l'attaque imprévue d'assassins plus ou moins
nombreux et que son arme n'eût pu le défendre. Les blessures dont
son corps était couvert provenaient de ces terribles sabres que les
Japonais manient si bien. Sa main droite, abattue d'un seul coup,
fut retrouvée quelques pas plus loin, tenant encore des fragmens
de rênes. Le cheval, légèrement blessé et couvert de sang, errait à
l'aventure à quelque distance. La nature du pays, boisé et entre-
coupé de haies vives, avait permis aux assassins de se dérober ra-
pidement. Personne ne paraissait avoir été témoin de l'événement;
mais une seule pensée surgissait dans tous les espfits : le crime
UNE STATION NAVALE AU JAPON. Iil3
avait été commis sans provocation; la politique ou le fanatisme ja-
ponais avait fait cette fois encore une nouvelle victime.
Le lendemain soir, le corps du malheureux officier était conduit
à sa dernière demeure, accompagné de détacliemens de soldats
de toutes nations, des résidens, des légations, de tous les officiers
des forces de terre et de mer réunies à Yokohama, Ce nombreux et
imposant cortège défila lentement dans les rues de la ville, et, pé-
nétrant dans le cimetière européen, put saluer en passant les tombes
qui rappelaient d'autres massacres non moins odieux, celles des
deux officiers russes assassinés en 1859, des deux capitaines hollan-
dais mis en pièces dans les rues mêmes de Yokohama en 1860, celle
de M. Piichardson, tombé treize mois auparavant, jour pour jour,
plus loin celles des deux militaires morts bravement à leur poste,
en juin 1862, lors de la seconde attaque de la légation anglaise.
Ils reposaient désormais côte à côte, sous les grands arbres de la
colline d'Omoura, à l'exception d'un seul, M. Heusken, le jeune in-
terprète frappé à Yédo en 1861. Celui-là avait été enseveli dans la
capitale, au milieu des jardins de la légation américaine. Désormais
il n'était pas une des nations admises chez le peuple japonais qui
n'eût à revendiquer une victime du sauvage orgueil de ses daïmios !
Dès la veille, les autorités françaises avaient mis le gouvernement
japonais en demeure de rechercher et de livrer les coupables. Cette
fois le meurtre n'avait pas été commis au grand jour, ainsi que
celui de l'année précédente; les circonstances et les causes de l'at-
tentat étaient entourées du plus profond mystère. S'agissait-il d'une
vengeance personnelle? D'après les allures ordinaires et les derniers
incidens de la vie de M. Camus, cette supposition était inadmis-
sible. Était-ce un nouveau défi de quelqu'un de ces fiers daïmios
qui prêchaient la croisade contre les étrangers, ou bien le gouver-
nement de Yédo lui-même, n'ayant pas réussi par ses manœuvres
astucieuses à provoquer l'évacuation de Yokohama, avait- il voulu
appuyer d'un exemple tragique ses obscures menaces? Le len-
demain de l'assassinat de M. Camus, les autorités locales vinrent
elles-mêmes remettre au ministre de France les premiers rapports
de leurs agens de police. Ces documens nous apprenaient qu'un ou
deux paysans avaient assisté de loin à la scène du meurtre; trois
samouraï armés de sabres avaient frappé l'officier; on les avait vus
s'éloigner ensuite rapidement du côté du Tokaïdo. Rien de plus
précis ne put être obtenu par la suite; de volumineux dossiers, si-
gnés d'une armée d'espions, avaient permis de suivre la trace de
ces trois hommes jusqu'à une assez grande distance de la ville, puis
les indications avaient manqué subitement. Le voisinage du Tokaïdo
avait pu favoriser la retraite et assurer l'impunité des assassins dans
le cas où ils auraient appartenu à quelque grand personnage sta-
dZi4 REVUE DES DEUX MONDES.
tionné à peu de distance; mais d'un autre côté la police du taïkoun,
active et nombreuse, qui a ses ramifications en tous lieux, jus-
qu'au sein des familles, ne laisse rien échapper de ce qu'elle veut
sérieusement connaître. En présence d'une telle mauvaise volonté,
les commandans en chef se réunirent en conférence, et décidèrent
qu'indépendamment du service de place, déjà organisé depuis le
mois de juin, il y aurait lieu d'envoyer journellement, dans un rayon
de deux ou trois milles autour de Yokohama, des patrouilles desti-
nées à explorer la campagne. Ce service fut réparti entre les déta-
chemens des différentes nations casernes dans la ville. Les marins
fusiliers de la frégate prussienne la Gazelle, arrivée depuis peu sur
rade, y prirent également part.
Quelques jours après le triste événement du ih octobre se pro-
duisit un autre incident non moins mystérieux et non moins inat-
tendu. Les représentans des États-Unis et de la Hollande reçurent
du gorodjo l'invitation de se rendre à Yédo pour y écouter une
communication de la plus haute importance. Le général Pruyn et
M. de Polsbroeck, s'étant présentés le jour même, 26 octobre, furent
admis devant le conseil, réuni dans un grand temple du faubourg
de Sinagava. Le lendemain, les représentans de France et d'An-
gleterre apprenaient du général Pruyn et de M. de Polsbroeck que
le gouvernement de Yédo leur avait signifié la nécessité de l'éva-
cuation immédiate de Yokohama par les étrangers, mais que la lettre
du mikado qui avait notifié au taïkoun le Ih juin précédent l'ordre
d'expulser les étrangers de tous les ports sans exception était reti-
rée. « Lorsque des traités furent conclus, avait-on dit à MM. Pruyn
et de Polsbroeck, le premier objet du gouvernement japonais avait
été d'éviter des complications extérieures et de faire pacte d'amitié
avec différentes puissances; mais il avait été sous-entendu que ces
traités ne seraient que des essais destinés à établir s'il y aurait égal
avantage, pour le Japon et les autres parties contractantes, à entre-
tenir des relations commerciales. Le Japon avait reconnu que cette
réciprocité n'existerait pas tant que les étrangers resteraient à Yo-
kohama. Leur présence dans cette ville amènerait infailliblement
une révolution dont le gouvernement du taïkoun ne pourrait pas
contenir les effets. Si les étrangers voulaient se contenter des deux
ports d'Hakodadé et de Nagasaki, cette révolution n'aurait pas lieu;
le commerce et les bonnes relations pourraient continuer. »
Le taïkoun s'expliquait donc clairement sur le but qu'il s'était as-
signé depuis trois ans, et qu'il avait poursuivi sans succès au moyen
de ruses et de menées de toute sorte. Sans doute on ne pouvait nier
que l'introduction de l'élément étranger au Japon ne fût de nature
à porter quelque trouble dans l'économie commerciale et l'état poli-
tique du pays; mais cette secousse était le résultat inévitable d'une
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 145
séquestration de trois siècles, que les Japonais avaient rompue de
leur plein gré , et qu'il était désormais impossible de rétablir.
Le gouvernement de Yédo promettait, il est vrai, après l'évacua-
tion de Yokohama, sécurité, bons rapports et commerce; mais Ha-
kodadé, situé au nord du Japon, se trouve trop éloigné des princi-
paux centres de production. Quant à Nagasaki, la présence des
étrangers dans cette ville y aurait les mêmes effets qu'à Yokohama,
à moins qu'on ne les soumît au régime d'isolement et de vexations
qui a rendu l'îlot de Décima (1) tristement célèbre. C'était assuré-
ment le but que le gouvernement du taïkoun se flattait d'atteindre,
employant tour à tour avec une persévérance tout orientale la per-
suasion, les menaces et le secret concours des assassins. Osaka,
Yédo, marquaient déjà quelques étapes de ses progrès dans cette
voie; Yokohama ne serait certes pas la dernière.
Les représentans des États-Unis et de la Hollande, quoique sur-
pris par ces étranges communications, surent en comprendre im-
médiatement la portée et y répondirent avec dignité. <( 11 ne leur
appartenait pas, dirent-ils, d'écouter de pareilles propositions, que
leurs gouvernemens seuls étaient aptes à recevoir. Jusque-là il était
de leur devoir de les considérer comme non avenues. Ils allaient en
faire part à leurs collègues de Yokohama, mais ils pouvaient ré-
pondre dès ce moment qu'elles auraient auprès d'eux aussi peu de
résultat. » Ils se refusèrent formellement à garder auprès des mi-
nistres de France et d'Angleterre le secret que réclamaient les
membres du gorodjo. Faisant allusion aux troubles qui agitaient le
pays, à la guerre civile imminente , le général Pruyn montra même
en quelques vives paroles au taïkoun les dangers de sa politique,
et comment, au lieu de servir les factieux, il devrait plutôt, par
d'énergiques déclarations, les rappeler à l'ordre et au respect des
traités. Évitant de répondre à ces insinuations embarrassantes, les
ministres japonais insistèrent à maintes reprises sur la nécessité
de l'abandon de Yokohama. Ils parlaient même déjà de débattre
le chiffre des indemnités à allouer aux résidens étrangers. Leur der-
nier mot fut que le refus d'évacuer la ville amènerait une rupture
complète.
Le lendemain même de l'entrevue, 27 octobre, MM. de Bellecourt
et Neal reçurent à leur tour une lettre de convocation ; le gorodjo
les priait de vouloir bien venir à Yédo prendre part à un débat au-
quel étaient conviés également leurs collègues des États-Unis et de
la Hollande. Instruits par les incidens de la veille de ce qui les at-
(1) Cet îlot, construit artificiellement en avant de Nagasaki, avait été, on le sait, as-
signé comme résidence aux Hollandais, seuls épargnés par le décret de proscription qui,
vers le milieu du xvii'= siècle, chassa les étrangers du Japon.
TOME LVI. — 1865. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
tendait dans cette séance, les ministres de France et d'Angleterre
se concertèrent pour répondre par un refus formel. Ils ne pou-
vaient, écrivirent-ils, recevoir verbalement ni discuter une com-
munication concernant l'abandon de Yokohama. Tout ce qu'ils con-
sentaient à faire était de transmettre, sans commentaires, à leurs
gouvernemens les propositions écrites qui leur seraient adressées
sur ce sujet ou sur toute autre modification aux traités. Quelques
jours après, le gorodjo écrivit aux ministres étrangers pour leur
notifier la déclaration déjà faite dans la conférence de Yédo. Il af-
firmait de nouveau retirer, comme non avenue, la lettre relative
à la fermeture générale des ports du Japon. Cette concession tar-
dive fut portée aussitôt par les ministres à la connaissance de leurs
gouvernemens respectifs. Quant à la question particulière de l'éva-
cuation de Yokohama, elle en resta là pour le moment; mais le
génie inventif des Japonais était loin de se tenir pour battu.
Dans les premiers jours de novembre, les gouverneurs de Yoko-
hama écrivirent aux amiraux français et anglais chargés de la
défense de la ville que, « vu V extension journalière des relations
amicales entre l'Europe et le Japon, la construction d'un fort et
d'une batterie à Benten (quartier indigène de Yokohama) venait
d'être décidée dans une pensée de protection mutuelle. » Quoique
la lettre fût une simple notification , il était du devoir des com-
mandans en chef de s'enquérir, en raison du titre même qu'ils
tenaient du gouvernement japonais, de l'emplacement de l'ouvrage
projeté et de l'opportunité de la construction, car la lettre d'avis
des gouverneurs était énigmatique sur ces deux points. Les ami-
raux se rendirent donc sur les lieux, accompagnés des officiers
chargés du service de la place , après y avoir appelé les autorités
japonaises. Yokohama s'appuie, on le sait, au nord et au sud, contre
une double rangée de collines. Celles du nord , contiguës au quar-
tier japonais, dont le canal de circumvallation seul les sépare,
sont occupées par les gouverneurs et une partie des troupes japo-
naises. Le reste de ces troupes habite des casernes à l'extrémité
du quartier indigène, au bord de la mer. C'est devant ces casernes
qu'on avait tracé l'emplacement de la future batterie. Or on ne
pouvait admettre que cet ouvrage eût pour but la protection de la
ville ou du mouillage. A part les châteaux forts qui servent depuis
des siècles de résidence à leurs daïmios, les Japonais n'ont jamais
fortifié leurs villes ; les batteries qu'ils ont construites depuis peu
d'années défendent toutes, soit un mouillage, soit un détroit, pour
s'opposer, en cas de guerre, à l'approche des vaisseaux étrangers.
Telle n'était pas sans doute la destination de la batterie de Benten.
Posée en face du mouillage des bâtimens de guerre et de commerce,
elle ne pouvait, en cas d'une attaque par mer, que faire feu sur les
UNE STATION NAVALE AU JAPON. l/l7
navires à l'ancre, et n'était nullement placée de manière à défendre
les abords de la rade contre un autre ennemi.
Si l'on consulte le droit des gens, il est clair que toute nation
peut ériger sur ses propres côtes les fortifications qu'elle juge con-
venable d'y établir; mais ici le projet du gouvernement japonais
s'entourait de circonstances alarmantes. La veille, il avait menacé
des plus grands dangers ceux qui se refuseraient à évacuer Yo-
kohama dans un court délai. La batterie de Benten ne deviendrait-
elle pas quelque jour un argument plus sérieux, et ne verrait-on
pas, à la moindre alerte, la flotte des bâtimens de commerce réduite
à quitter la baie , pour se mettre hors de la portée de ces canons
protecteurs? Après s'être concertés, les amiraux français et anglais
écrivirent donc officiellement, le 6 novembre, aux autorités locales,
qu'en vertu du mandat qu'ils avaient reçu du gorodjo relativement
à la protection de la ville, ils s'opposaient à la construction de la
batterie : si ces travaux étaient continués , ils feraient occuper le
terrain par leurs troupes. Le gouverneur de Yokohama répondit
qu'il n'avait pas le pouvoir de modifier les ordres reçus sans une
décision supérieure ; toutefois la construction de la batterie ne fut
pas entreprise, et six semaines plus tard le gorodjo adressa au mi-
nistre de France une lettre qui, sans donner les raisons du projet
primitif, assurait qu'il était définitivement abandonné.
Telle fut l'heureuse issue de cette affaire, qui servit cà prouver
une fois de plus aux Japonais avec quelle ferme décision les puis-
sances prétendaient couvrir la colonie de Yokohama. C'est à la
suite de cet incident, après avoir vu échouer successivement la
persuasion et la menace, que les Japonais parurent décidés à en-
voyer de nouveaux ambassadeurs en Europe. Déjà en 1862 cette
mesure leur avait réussi. Accueillis avec bienveillance par les cours
étrangères, ces ambassadeurs avaient obtenu sans difficulté l'ajour-
nement de l'ouverture d'Osaka, Hiogo et Neegata. Ils espérèrent le
même succès en chargeant une seconde ambassade d'aller deman-
der à tous les gouvernemens représentés au Japon les concessions
qu'ils convoitaient encore et régler les difficultés pendantes.
Les recherches faites, sur l'injonction des autorités françaises,
pour découvrir les assassins de M. Camus n'avaient produit aucun
résultat, et la question de la réouverture du détroit de Simonoseki
n'avait non plus fait un pas. Ces deux points devaient être les pre-
miers sur lesquels les envoyés du taïkoun donneraient des explica-
tions à la France. Il fut donc résolu que les ambassadeurs japonais
iraient tout d'abord à Paris, et, pour conférer préalablement de
cette démarche solennelle avec M. de Bellecourt, deux vice-ministres
daïmios et membres du second conseil se rendirent le 6 décembre
à bord de la Sémirarnis. Les gouverneurs de Yokohama, qui les
158 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient devancés sur la frégate, reçurent à l'échelle, en même temps
que les officiers de service, et avec de grandes marques de respect,
ces deux personnages, qui, pour la première fois sans doute, met-
taient le pied sur un navire de guerre européen. Rien dans leur ex-
térieur n'indiquait leur rang élevé, si ce n'est la simplicité appa-
rente de vêtemens qu'il est de bon goût, dans les hautes classes,
de porter d'une couleur très peu éclatante, quoique l'étofle en soit
d'un grand prix, si ce n'est encore cette aisance de manières et
cette politesse pleine de dignité que les Japonais possèdent plus
que tout autre peuple oriental. L'amiral Jaurès les introduisit dans
ses appartemens, où se trouvait depuis un moment le ministre de
France; puis, après l'échange de quelques complimens, le vice-
ministre Inaba lobouzeno aborda le sujet de l'entrevue, sans pa-
raître compter pour rien la présence de son collègue Tachibana
Idzoumo-no-kami, jeune homme à figure distinguée, qui sans doute
remplissait en cette circonstance F emploi inévitable de contrôleur
ou ometske.
Le vice-ministre reprit tout d'abord les considérations dévelop-
pées par les membres du gorodjo dans la séance où ils avaient reçu
les représentans des États-Unis et de la Hollande. « Les traités
n'étaient qu'un essai; l'application en avait suscité de graves em-
barras au Japon... » Arrêté par le ministre de France sur le terrain
d'une discussion pour laquelle celui-ci avait déjà formulé son in-
compétence, le vice -ministre arriva immédiatement au sujet de
fentrevue. « Le gouvernement japonais désirait envoyer une am-
bassade en France. Son premier objet serait de présenter les ex-
cuses du taïkoun à l'empereur au sujet de deux événemens qu'il
n'avait pu malheureusement prévenir, l'attaque d'un de ses bâti-
mens et le meurtre d'un officier français, puis elle s'occuperait
du règlement des difficultés occasionnées par l'exécution des trai-
tés. » Les autorités françaises s'engagèrent à appuyer une mission
qui se présentait sous ces auspices et à faciliter son départ; elles
mirent toutefois à ce concours quelques conditions indispensables :
le chef de l'ambassade devrait être porteur d'une lettre autographe
adressée par le taïkoun à l'empereur; il serait choisi parmi les Ja-
ponais de haut rang et devrait être muni de pleins pouvoirs, con-
trairement à ce qui avait eu lieu en 186'2. Le premier point surtout
importait, car la fâcheuse impression causée en France parle meurtre
du sous-lieutenant Camus ne pouvait, à défaut de la saisie des cou-
pables, s'effacer que devant la manifestation officielle des plus vifs
regrets du gouvernement de Yédo. Les vice-ministres déclarèrent
qu'ils communiqueraient aux chefs des deux gouvernemens ces con-
sidérations, qui leur paraissaient équitables; puis ils terminèrent
l'entrevue par une visite minutieuse de la frégate. Les Japonais ne
UNE STATION NAVALE AU JAPON. lZi9
possèdent pas de bâtimens de guerre proprement dits (1); les di-
vers aménagemens du navire, principalement la structure et la
manœuvre des pièces rayées de gros calibre et des canons de 4, pa-
rurent les intéresser vivement. Après avoir promis de revenir dans
un court délai , ils reprirent dans leur convoi de bateaux la route
de Kanagava.
Pendant que se préparait de la sorte une solution des difficultés
pendantes entre le Japon et la France, la situation avait pris éga-
lement, du côté des Anglais, un nouvel aspect. Depuis l'affaire de
Kagosima, on ne savait rien des intentions du prince de Satzouma
ni de celles du taïkoun en cas de conflit nouveau. Or, à l'heure où
le gouvernement anglais écrivait à son agent à Yokohama de ne pas
donner suite à l'ultimatum signifié une première fois avec si peu de
succès, de maintenir le statu quo et d'indemniser les victimes de
l'attentat Richardson avec 25,000 livres prélevées sur les 100,000
payées par le taïkoun , à ce même moment le bruit se répandait à
Yokohama que des officiers du prince de Satzouma, porteurs de
propositions de leur maître, venaient d'arriver. Le jour même,
quelques heures après, ces officiers avaient paru à la porte de la
légation britannique, conduits par un délégué du gouverneur, et
le colonel Neal avait consenti à leur accorder pour le lendemain
9 novembre une conférence officielle. Deux entrevues eurent lieu
en effet. Dans la première réunion, les officiers avaient expliqué
les motifs de l'agression subie par la flotte anglaise : le prince,
prenant la confiscation de ses navires pour les débuts d'une attaque
en règle et non pour une mesure provisoire destinée à hâter ses
résolutions, avait fait ouvrir le feu. Sa ville et ses bâtimens avaient
été détruits, et il pouvait, à ce titre, réclamer de son côté une in-
demnité du gouvernement anglais. Ce début peu encourageant
n'était toutefois que l'application du système habituel aux diplo-
mates japonais : exiger l'impossible, pour paraître ensuite faire des
concessions. A la seconde séance, pressés par M. Neal, les envoyés,
déclarant reconnaître la justesse des demandes de l'Angleterre,
avaient promis la recherche active des coupables du meurtre de Ri-
chardson et le paiement immédiat des 25,000 livres. Près d'un mois
s'était écoulé sur cet engagement formel, sans que rien en eût pu
faire entrevoir l'exécution et que les envoyés du prince eussent
donné le moindre signe de vie, lorsqu'enfin le 11 décembre ces
dernieï'S reparurent à Yokohama, apportant en dollars mexicains le
montant total de l'indemnité. Le paiement se fit sur-le-champ,
(1) A l'heure qu'il est, le gouvernement de Yédo fait construire en Europe plusieurs
corvettes de guerre, dont une à batterie blindée.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
et les officiers de Satzouma, les affaires une fois terminées, montrè-
rent, clans leurs manières et clans leur conversation avec les autori-
tés anglaises, la plus grande affabilité. Ils donnèrent des détails sur
le combat de Kagosima : la ville avait beaucoup souffert; les pertes
d'hommes, du côté des Japonais, avaient été bien supérieures à
celles de l'amiral. En faisant la visite d'une des corvettes mouillées
sur rade, les envoyés exprimèrent le regret de ne pas posséder un
bâtiment de cette sorte; mais le taïkoun, disaient-ils, ne permet-
trait pas au daïmio leur maître d'acquérir une aussi puissante ma-
chine de guerre. — Cette curieuse observation, jointe à d'autres
que l'on avait pu faire en mainte circoilstance analogue auprès de
quelques officiers des daïmios, trahissait le vrai caractère de la po-
litique des taïkouns. Fidèles au mot d'ordre des anciens souverains
de Yédo, ils poursuivent avec persévérance l'abaissement de la
vieille noblesse japonaise, et ils s'efforcent de la maintenir dans un
état de division c|ui rend de plus en plus chimériques ses dernières
aspirations d'indépendance. Sans avoir appelé les étrangers, le
gouvernement japonais cherche à mettre à profit ses rapports avec
eux; il apprend des Européens l'art de la guerre, et il accapare avec
soin les bénéfices énormes d'un commerce qu'il administre à son
gré. L'imminence d'une nouvelle collision entre les Anglais et le
prince de Satzouma lui avait sans doute inspiré la crainte de voir
ce dernier leur ouvrir ses ports; aussi le gouvernement avait-il
poussé ou contraint le prince à entrer en accommodement avec les
autorités britanniques; beaucoup d'Européens pensaient même à
Yokohama c|ue, non content d'agir en conciliateur, il avait été, dans
son inquiétude, jusqu'à faire au daimïo l'avance du montant de
l'indemnité.
Au commencement de l'année I86/1, l'ambassade chargée de vi-
siter les différentes cours de l'Europe se trouva prête à partir. Deux
fonctionnaires supérieurs des affaires étrangères étaient désignés
comme chefs de la mission, composée d'une suite nombreuse d'of-
ficiers et d'interprètes. Une somme d'environ cinq millions de francs
fut échangée chez un banquier de Yokohama contre des traites sur
Londi'es, destinées à subvenir aux frais de voyage et de séjour.
Gomme preuve de ses pacifiques intentions, et sans doute pour ou-
vrir des voies plus faciles à la mission qui s'inaugurait, le gouver-
nement japonais fit coïncider le départ des ambassadeurs avec une
mesure favorable à notre commerce : les droits considérables d'en-
trée qui pesaient sur nos principaux articles d'exportation furent
abaissés jusqu'à 5 et 6 pour 100. Ce dégrèvement promis en 1862
par la première ambassade était en vain réclamé depuis lors par
notre ministre.
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 151
Le 5 février 186Zi, les ambassadeurs s'embarquèrent sur la cor-
vette de notre division navale le Monge, en partance pour Shang-
haï ; là, leur passage avait été retenu sur le paquebot des Message-
ries impériales. Le pavillon japonais, arboré au grand mât du
bâtiment, fut salué de dix-sept coups de canon, que le fort de Ka-
nagava rendit immédiatement en hissant nos couleurs, puis la cor-
vette prit la route du large. Au même moment, le taïkoun quittait
de nouveau sa capitale pour aller discuter à Kioto, devant l'assem-
blée des daïmios de l'empire, la grave question des étrangers. On
pouvait dès lors espérer que la situation des Européens au Japon,
jusqu'à ce jour si précaire et si grosse d'orages, prendrait bientôt
des assises plus fermes. En attendant les résultats de la nouvelle
ambassade, qui paraissait bien devoir mettre un an à remplir sa
mission, une sorte de convention tacite semblait garantir le maintien
pur et simple de l'état de choses. Le commerce d'ailleurs ne souf-
frait pas, et l'envoyé plénipotentiaire du roi de Prusse venait enfin,
après de longs pourparlers, d'obtenir la ratification d'un traité sem-
blable à ceux de 1858. En présence de cette situation pacifique, le
commandant en chef de notre division navale n'hésita plus à quitter
momentanément le Japon pour se rendre en Chine, où diverses cir-
constances rendaient sa présence utile , et nous appareillâmes, le
11 mars au matin, de Yokohama, pour une traversée sur les côtes
du Tchekiang et dans le Petcheli.
Le récit de ces faits militaires et diplomatiques a, selon nous, une
grande signification, et on peut en déduire, sans trop de témérité,
la ligne de conduite que l'état actuel du Japon trace aux puissances.
Cet empire traverse en ce moment une crise des plus graves. Le
jour où le gouvernement de Yédo a ouvert par des traités l'accès
de son territoire aux Européens, deux élémens antipathiques l'un
à l'autre se sont heurtés brusquement : d'un côté, un empire im-
mobile, gouverné par un mécanisme féodal et ancien ; de l'autre,
l'avant-garde de cette émigration européenne, animée d'une sorte
de fièvre mercantile et répandue désormais sur toutes les mers.
L'organisation de la société japonaise est restée, depuis son origine,
tout aristocratique et militaire. Les princes, les nobles, les prêtres,
les fonctionnaires, et au-dessous d'eux le peuple, divisé en pê-
cheurs, agriculteurs, marchands et mendians, forment autant de
classes distinctes dans lesquelles chacun naît et vit sans aucun
moyen d'en sortir, à de bien rares exceptions près. Les classes su-
périeures, seules admises à porter les armes et instruites à s'en
servir, se chargent du soin d'assurer l'honneur et la sécurité du
pays. Or l'arrivée des étrangers menace de modifier insensiblement
cet état social. Les castes supérieures ne voient qu'avec peine la
152 REVUE DES DEUX MONDES.
classe infime des marchands amasser maintenant des richesses et
éluder ainsi les lois somptuaires qui règlent à chacun, suivant son
rang, jusqu'aux moindres détails de la vie. L'égalité sociale qui
règne entre les Européens, qui rapproche les gouvernans des ad-
ministrés, assure la considération et l'influence à la fortune honnê-
tement acquise, doit choquer plus que toute autre chose cette so-
ciété essentiellement aristocratique ; la caste des privilégiés a peur
de voir lui échapper ces classes inférieures qu'elle a de tout temps
maintenues dans une étroite soumission, elle craint qu'une révo-
lution sociale ne vienne un jour la dépouiller de son autorité et de
ses avantages. Elle a donc résolu de repousser de toutes ses forces
ou du moins d'isoler l'élément dangereux que le taïkoun a laissé
s'introduire dans le pays. Pendant que le gouvernement de Yédo,
avec lequel les étrangers avaient traité, se renfermait dans une
politique de temporisation et d'atermoiement, le parti féodal, hos-
tile aux Européens, ne restait pas inactif. Les émissaires des daï-
mios prêchaient dans tout le pays la haine contre l'étranger, invo-
quaient les lois de Gongensama (nom sous lequel Hiéas est adoré),
qui leur ferment l'accès de l'empire, et dépeignaient en traits élo-
quens les malheurs près de fondre sur le Japon : l'écroulement de
la vieille société, la guerre civile, et finalement la conquête!
Que ces discours fussent plus ou moins sincères, peu importe. Ce
qui est certain, c'est qu'ils servaient la cause des princes, qui
croyaient le moment venu d'ébranler et de compromettre vis-à-vis
du pays et des étrangers ce pouvoir du taïkoun, devant lequel, de-
puis deux cents ans, ils étaient réduits à s'incliner. De là sont ve-
nues les difficultés qui ont entravé jusqu'ici les rapports des Eu-
ropéens et des Japonais. Les premiers étrangers avaient d'abord
été accueilhs avec assez de cordialité, puis peu à peu une certaine
froideur, une réserve de plus en plus accusée se manifesta chez les
Japonais appartenant aux classes supérieures. Elle se traduisit d'a-
bord par un refus d'engager aucunes relations intimes, et l'on vit
alors s'inaugurer, dans les rapports des chancelleries, le système
de réticences, de petites vexations, dont le gouvernement de Yédo
ne s'est pas départi jusqu'à ce jour. Les classes inférieures seules,
là où elles se trouvaient dans un contact immédiat avec les étran-
gers, parurent satisfaites d'un état de choses qui leur apportait le
bien-être et la richesse.
On a souvent accusé la rapacité, la conduite liautaine et peu con-
ciliante des premiers négocians étrangers établis au Japon. Cette
accusation est mal fondée, et quiconque a vu les choses de près ne
saurait se ranger à cette opinion. Les premiers arrivans, qui se sont
présentés avec confiance et sans protection armée dans les ports
UNE STATION NAVALE AU JAPON.
153
ouverts par les traités, étaient les agens des grandes maisons com-
merciales, des comptoirs de la Chine et des Indes. Si la nature de
leurs opérations put parfois paraître singulière, cela s'explique par
les entraves sans nombre que l'autorité indigène introduisit dès l'o-
rigine dans les transactions. En cherchant à réduire à des propor-
tions ridicules le véritable commerce, celui qui devait porter sur
les productions principales du pays, la soie, le thé, le coton (1), elle
amena par exemple les négocians japonais à vendre la monnaie d'or
aux étrangers. Cette transaction, qu'autorisent d'ailleurs les lois du
commerce international, prit un grand développement jusqu'au
jour où le gouvernement japonais la prohiba sous les peines les
plus sévères. C'était là une première infraction aux traités conclus.
Pourquoi, en les signant, le taïkoun n'avait-il pas formulé sa ré-
serve relativement à une opération qui menaçait de troubler l'état
financier du pays (2) ?
fl) Quelques chiffres groupés en tableau donneront une idée exacte du commerce
d'exportation du Japon depuis l'ouverture de ce pays. La saison représente dans ce
tableau le temps écoulé du !'='■ juillet d'une année au 30 juin de l'année suivante, et
correspond aux produits d'une môme récolte :
SAISONS.
QUANTITÉS EXPORTÉES DU PORT DE YOKOHAMA EN
THÉ.
COTON.
SOIE.
1861-62
livres anglaises.
5,847,133
5,796,388
5,318,123
balles.
9,645
72,893
balles.
11,915
25,891
1862-63
1863-64
15,931
Le thé est un article d'importance secondaire; de qualité très inférieure à celle du
thé chinois, il ne se consomme qu'en Amérique. Le coton a dû sa faveur à la réduction
des autres affaires et aux conséquences de la guerre d'Amérique. Quant à la soie, chaque
balle revenant, achetée sur les lieux, à près de 3,000 francs, on arrive, pour la saison
1862-63, au chiffre de 7.5 millions pour ce seul article. Une grande partie de la soie expor-
tée est destinée à notre industrie lyonnaise, qui la reçoit directement par les paquebots
de Marseille ou par l'intermédiaire des marchés anglais. La balle de soie, qui se payait
au début de 250 à 280 piastres, coûte aujourd'hui de 650 à C80 piastres. Il faut attri-
buer ce fait, non pas aux droits imposés par le gouvernement local, mais à l'excessive
demande du commerce étranger, qui devait bien vite équilibrer les tarifs des marchés
japonais avec ceux des marchés d'Europe. L'énorme bénéfice réalisé par les indigènes
est en grande partie absorbé par le gouvernement japonais, qui a prohibé la circulation
de la monnaie étrangère dans l'intérieur du pays, et qui achète à ses marchands leurs
piastres pour les deux tiers environ de la valeur intrinsèque, suivant un taux qu'il
fixe chaque jour arbitrairement.
(2) L'or existe en assez grande quantité au Japon, et la valeur de ce métal, comparée
à celle de l'argent, est notablement inférieure à ce qu'elle est chez les autres peuples.
La monnaie d'or y est peu employée dans les transactions ordinaires; c'est une espèce
154 REVUE DES DEUX MONDES.
Malheureusement, dès les premiers temps, la cour de Yédo s'était
trouvée dans une situation des plus difficiles vis-à-vis de ses hôtes
nouveaux. Après s'être fait passer auprès d'eux pour le principal
pouvoir du Japon, le taïkoun n'avait pas tardé à donner des preuves,
sinon de sa faiblesse, au moins de son isolement au milieu d'une
faction dont il ne réussit point toujours à réprimer les menées. Les
ministres des puissances comprirent alors qu'ils n'avaient pas traité
avec tous les représentans de la nation japonaise, et qu'ils n'étaient
pas installés dans les ports avec l'assentiment des véritables maîtres
du pays. Le taïkoun, en signant les conventions avec les Européens,
avait peut-être outrepassé ses prérogatives, et l'on avait sans doute
exigé de lui tout d'abord de trop larges concessions; plus res-
treintes et plus prudentes, les clauses des traités eussent été peut-
être d'une exécution plus facile. La politique des ministres étrangers
en présence de l'hostilité croissante des hautes classes japonaises
fut dès lors de céder en protestant et d'attendre, non sans réserver
les droits de leurs gouvernemens respectifs , des circonstances plus
favorables à la stricte observation des engagemens internationaux.
Une profonde obscurité n'a cessé du reste d'envelopper les évé-
nemens intérieurs du Japon et les variations de son état politique.
Le gouvernement de Yédo, préoccupé sans doute de cacher aux
puissances étrangères ses moyens d'action et aussi ses faiblesses, a
de tout temps prohibé les moindres révélations à cet égard. Toute
infraction à cette règle est punie de mort, et telle est la discrétion
absolue des gouvernans aussi bien que des gouvernés, que l'é-
tranger admis au Japon, vivant chaque jour au milieu de la popu-
lation indigène, continue d'ignorer ce qui se passe autour de lui ou
à quelques lieues plus loin. De rares communications officielles
d'une exactitude très douteuse, l'aspect vague et extérieur des
événemens ou quelques rumeurs populaires, tels sont les seuls élé-
mens qu'il peut recueillir. L'espionnage contribue pour beaucoup
à cette discrétion et à cette muette obéissance du peuple japonais.
Cette force qui , dans nos sociétés , se dissimule et se voile honteu-
sement, là où elle passe pour être indispensable au maintien de
l'ordre, s'emploie dans ce pays au grand jour. L'espionnage y forme
une profession publique avec sa hiérarchie et ses grades, qui sont
la récompense du mérite et des services rendus. Chaque fonction-
naire se voit surveillé par son collègue , tandis que lui-même en
surveille un autre. C'est ainsi que les taïkouns, dans leurs jours de
puissance, ont institué la charge d'un grand-juge qui habite à Kioto
de monnaie de luxe qui reste empilée "dans les caisses du trésor ou dans les châteaux
des daïmios.
UNE STATION NAVALE AU JAPON. 155
un palais situé en face de celui du mikado, avec la mission appa-
rente de veiller à la sûreté de ce souverain, mais pour épier en
réalité ses moindres actions. Les princes, eux aussi, ont des espions
attachés par le taïkoun à leur personne, et qui rendent un compte
détaillé de leur coaduite à Yédo ; les daïmios en revanche entre-
tiennent des agens à la cour du taïkoun. On peut donc dire qu'une
moitié du Japon espionne l'autre , et le caractère draconien des lois
pénales garantit au gouvernement central l'obéissance empressée
des fonctionnaires et l'absolue soumission des classes inférieures.
Bien que les hauts feudataires poussent aujourd'hui le mikado à
revendiquer son pouvoir légitime, les nations occidentales n'ont
qu'une puissance à reconnaître et à soutenir au Japon : c'est celle
du taïkoun, la plus compatible, par sa forme et son caractère, avec
nos mœurs et nos idées, la seule qui puisse, avec notre assistance,
sauver le pays d'une anarchie qui serait la ruine de nos comptoirs.
Les étrangers doivent déployer toute leur énergie et toute leur pa-
tience pour fixer les vues mobiles et ondoyantes du gouvernement
de Yédo. Il importe avant tout de ne jamais faire de menaces qui
ne soient pas suivies de l'action, et de ne pas craindre de frapper
au besoin un coup décisif (1). Une guerre générale du gouverne-
ment japonais avec les étrangers n'est pas à redouter : il connaît
trop, pour s'y engager, la supériorité militaire des nations occi-
dentales. Ce qui est à craindre, c'est que ce riche pays, divisé par
des ambitions toujours en éveil, ne devienne facilement la proie
exclusive d'une nation résolue à faire quelques sacrifices pour le
conquérir. 11 faut que la France s'attache à prévenir cette prise de
possession, qui serait funeste à l'Europe entière; il faut qu'elle ne
néglige aucune occasion de prendre part aux démêlés internationaux
soulevés à Yokohama. Aussi notre représentant au Japon garde-t-il
toujours une grande liberté d'allures; un commandant de division ou
de subdivision navale se tient sans cesse dans la baie , prêt à ap-
puyer les menaces de notre ministre et à s'associer à toute entreprise
sérieuse et légitime d'une autre nation sur un des points du pays. On
sait aujourd'hui que le Japon est très vulnérable militairement; les-
châteaux forts des daïmios et les grandes villes sont généralement
(1) Au mois d'août 1864, au moment môme où les ambassadeurs japonais, de retour
à Yédo, rapportaient au taïkoun un traité conclu en juin avec la France, et qui étendait,
en les sanctionnant de nouveau, les premières stipulations, les escadres européennes
se voyaient obligées de faire une nouvelle expédition contre Simonoseki. Au mépris de
toutes les conventions, le prince de Nagato s'obstinait à fermer aux bâtimens étrangers
l'accès du détroit, dont ses possessions dominent une des passes. Dans les premiers
jours de septembre, les forces navales des puissances atta([uaient ce puissant daïmio, à
qui une première leçon n'avait pas suftî, et le 8 du même mois ses côtes étaient com-
plètement désarmées; lui-même était contraint cette fois d'avouer sa défaite.
156 REVUE DES DEUX MONDES.
situés sur les bords de la mer, à la merci des navires armés de ca-
nons à longue portée. Les routes étant à peine praticables, les ap-
provisionnemens des grands centres de population, tirés des pro-
vinces qui produisent le riz, sont entretenus au moyen de milliers
de barques qui font le cabotage sur les côtes ; il en résulte que le
simple blocus des ports japonais triomphe de toute résistance.
Les événemens des années 1863 et I86/1 n'ont pas fait seulement
ressortir cette faiblesse du grand « empire du soleil naissant; » ils
ont eu pour l'Europe d'autres avantages. Depuis notre dernière ex-
pédition militaire contre Simonoseki (septembre I86/1), le détroit
reste ouvert au commerce européen, et les affaires à Yokohama ont
pris une nouvelle extension. Pendant les derniers troubles, la soie,
qui est au Japon l'objet de transaction le plus important pour les
étrangers, n'arrivait de Yédo, où elle passe avant d'être portée sur
le marché de Yokohama, que par quantités restreintes. Lorsqu'un
ministre ou un consul se faisait vivement l'interprète des réclama-
tions de la colonie étrangère, un nouvel arrivage apparaissait aux
entrepôts de la douane indigène , puis le chiffre des affaires re-
prenait après ce temps d'arrêt sa marche décroissante. Au mois
d'octobre 186^, grâce aux énergiques démonstrations des repré-
sentans européens, la soie affluait avec abondance à Yokohama. Les
Japonais, il ne faut pas se le dissimuler, sont doués d'une intel-
ligence très vive et possèdent avant tout le sens des affaires. La
classe des marchands est donc complice de nos efforts, et quelles
que soient l'hostilité des daïmios et l'indécision du taïkoun, si l'in-
térêt commercial des indigènes nous vient en aide au Japon, il est
douteux que l'élément étranger puisse jamais en être banni; tout
porte au contraire à espérer qu'il réussira tôt ou tard à provoquer
une révolution heureuse et décisive dans la vie intime et civile des
différentes classes de l'empire.
Alfred Roussin.
Yokohama, novembre iSCi.
LE PRIEURÉ
DERNIÈRE PARTIE (1).
XIX.
Connaissez -vous le pas d'une dévote qui se rend aux offices?
C'est le pas redoublé. Au départ, il est sec et serré, mais il suit
une mesure croissante , marquée par la sonnerie des cloches. Les
dévotes à cette heure aiment la ligne droite et ne perdent point de
temps. Vous ne les verrez pas traverser la rue pour chercher l'om-
bre, s'il fait du soleil, ni, s'il pleut, prendre le milieu du pavé pour
éviter les gouttières; elles ne se garent que du vent qui s'engouffre
dans leurs jupes et les retient par les ailes. — Justement il faisait
ce jour-là tout à la fois un soleil de la canicule et un vent d'équi-
noxe, et la Providence sans doute n'avait déchaîné l'un que pour
tempérer l'autre; mais ceux-là seulement profitaient de sa bonté
qui marchaient avec une sage lenteur. Or il fallait voir sur la mon-
tée de Fourières trottiner M'"^ Fleuriel flanquée de sa fille Colombe.
Elles ne se parlaient point, d'abord parce que la première était
hors d'haleine, la seconde tout entière à ses pensées, ensuite parce
que les dévotes ne conversent pas volontiers sur le chemin de l'é-
glise; la loquacité, mère de la médisance, leur revient après la
messe. M'"^ Fleuriel avait tenu parole à Colombe en la forçant le
matin même à dépouiller l'habit du couvent; la pensionnaire sor-
tait tout éblouissante de cette chrysalide noire, elle portait une
robe blanche. Ce vaporeux ajustement ne pouvait lui donner la
(1) Voyez les livraisons du 1" et du 15 janvier, du \" et du 15 février 1865.
158 REVUE DES DEUX MONDES.
sveltesse et la légèreté de sa sœur; ses grâces étaient d'un autre
genre. En passant au pied du grand presbytère, Colombe se garda
bien de lever les yeux; elle vit pourtant que la terrasse était dé-
serte, que la grande porte de la maison était close. Eh quoi! Phi-
lippe aurait-il bien osé se renfermer pour se défendre d'elle et de
lui-même? Le cœur de M"'' Colombe ne laissa pas de battre un peu
à l'idée qu'elle ne verrait point Philippe à la messe, qu'elle ne se-
rait pas obéie!... Emotion d'un instant, crainte passagère! Elle eut
alors ce petit mouvement d'épaules qui lui était familier. Sa mère
lui demanda ce qui la faisait sourire. La vérité, c'est qu'elle pensait
que Philippe n'était point le maître de ne lui pas obéir, que sans
doute il était déjà dans l'église, et l'y attendait.
Hyacinthe et M. Fleuriel, de leur côté, s'acheminaient vers le
temple. Hyacinthe avait mis une robe de couleur foncée. Son père,
lui montrant de loin la grande parure de Colombe, lui disait :
— Est-ce là le spectacle que vous m'avez promis? Ne l'aurais-je
pas bien vu en restant à la maison?
Hyacinthe secouait la tête. — Non, murmurait-elle, ce n'est pas
cela. — Le spectacle qu'elle avait promis à son père, ah! dans
la droiture de son cœur, dans la naïveté de sa conscience épouvan-
tée, elle espérait encore ne pas le voir. Elle se prenait par raomens
à douter de la puissance de sa sœur et de la lâche folie de Phi-
lippe; mais toute cette blanche mousseline de Colombe, flottant
sur la montagne de Fourières, lui apparaissait comme l'étendard
du triomphe; ces plis sombres dont elle avait voulu s'envelopper
elle-même ce jour-là, c'était la livrée amère de la défaite, de l'a-
bandon, le deuil pris à l'avance de tout ce qu'on peut croire, aimer,
révérer au monde. La veille, elle s'était juré de ne point aller à la
grand'messe du bourg le lendemain. Le matin venu, un aimant fatal
l'entraînait vers l'église; elle pressait son père, il n'avançait point.
— Hyacinthe, disait-il, qui vous rend si impatiente? La grand'-
messe est longue; nous entendrons bien l'épître. — M. Fleuriel le
voltairien ne faisait que céder aux instances de sa fdle en l'accom-
pagnant à la messe, où il n'avait point paru depuis dix ans; il avait
trouvé un compromis : c'était de n'arriver que pour l'épître, et il
souriait de sa malice... — Venez, disait Hyacinthe, vous ne vous
repentirez point d'être venu.
0 rêves, visions, espoirs, illusions, généreuse confiance, crédu-
lités saintes, heureuses et vivantes chimères, trame mobile et dé-
licate dont est composé ce tissu brillant qu'on nomme la jeunesse,
un coup du destin, un éclair qui luit sur la vérité des choses vous
déchire, vous disperse, vous dévore! Vous étiez le nuage magique,
la vapeur d'or dont ces jeunes âmes étaient revêtues; l'éclair a
* LE PRIEURÉ. 159
passé, les âmes sont nues devant l'orage, et de tout cet enchante-
ment il ne reste rien... Eh bien ! qu'il n'en reste pas même l'ombre
la plus vaine, pas même la trace d'un regret! que tout soit effacé,
mort, anéanti! Hyacinthe, à mesure qu'elle approchait de l'église,
formait ardemment le vœu d'y apercevoir Philippe en entrant,
Philippe agenouillé sur les dalles et cherchant d'un regard humble
et tremblant, dans le dur regard de Colombe, la récompense de
ce qu'il appelait son sacrifice. ^oiLà le spectacle qu'elle ménageait
à son père. Toute sa crainte maintenant était de le manquer, ce
spectacle qui allait la changer, la guérir, ne lui laisser plus dans
le fond du cœur que les joies du mépris... Colombe et sa mère
avaient pris bien de l'avance; de loin, elle les voyait déjcà sur la place
de l'église, elles montèrent les deux degrés qui menaient au portail,
elles franchirent le seuil. — Venez, venez, disait encore Hyacinthe
à son père... Elle se représentait la fière entrée que Colombe
venait de faire, et vraiment elle ne se trompait pas. M"^ Colombe,
en entrant, portait la tête haute, bien sûre que quelqu'un l'atten-
dait... On l'attendait en effet, mais ce n'était point celui qu'elle
croyait voir; ce n'était pas Philippe, c'était Jacqueline.
Elle se tenait à genoux sous le porche. Son bâton reposait à ses
côtés, son aspect n'était pas moins sombre qu'autrefois; son atti-
tude était si rigide, qu'on aurait dit une mendiante de pierre
sculptée sur les dalles. Avant d'entrer à l'église, tout le monde l'a-
vait vue se rendre chez le curé ; il lui avait donné un livre d'heures,
elle y lisait avec ferveur l'office du jour : cette âme indocile avait
encore besoin d'un guide pour se forcer à la prière. De longs fré-
missemens couraient, puis s'apaisaient, puis s'élevaient de nouveau
dans l'assistance agitée par cette vision étrange de Jacqueline dans
le sanctuaire; mais la place était demeurée libre autour de la fa-
rouche repentie. Seulement, placée comme elle^était, il fallait pas-
ser tout près d'elle pour pénétrer dans l'intérieur de l'église... Co-
lombe recula.
Eh quoi! c'était là la moribonde, la morte de la veille, à genoux
sous le porche, sans souci du vent, de la chaleur, de l'aspérité de
la pierre? Si hardie qu'elle fût. Colombe avait pâli et tremblait.
Quelle comédie avait donc jouée cette misérable vieille pour arra-
cher un peu d'or à Philippe et surprendre leur secret? Jacqueline,
ne s' étant point détournée, n'avait pu- la reconnaître ni la voir
même. Tout au plus le frôlement d'une robe de mousseline derrière
elle lui avait-elle signalé la présence de l'une des demoiselles du
Prieuré; mais laquelle? Colombe s'imagina pourtant l'entendre qui
riait sourdement, et elle se souvint de ce ricanement diabolique
qui l'avait poursuivie la veille sur le sentier du coteau. Elle s'arma
160 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un grand effort de courage. M'"® Fleuriel d'ailleurs, surprise un
moment, émue d'un peu de frayeur superstitieuse, comme tout le
monde, à la vue de la vagabonde agenouillée, s'était remise et
marchait devant ; il fallait la suivre , effleurer Jacqueline en pas-
sant... Colombe était si troublée qu'elle heurta le bâton du pied.
Jacqueline ne fit pas un mouvement, on n'aurait pu voir même
remuer ses lèvres, et pourtant il en sortit une terrible parole : u II
est là ! »
M. Fleuriel et Hyacinthe s'engageaient au même instant sous le
porche. Hyacinthe entendit le mot de Jacqueline ; elle retint son
père par le bras. Elle lui fit signe qu'elle voulait demeurer là, dans
le bas de l'église; elle n'aurait pu aller plus loin. Colombe et sa
mère se rendirent seules au banc de la famille Fleuriel, disposé
sous la chaire, et d'où l'on découvrait tout le chœur, où se pla-
çaient les hommes. L'abbé Joye à ce moment montait à l'autel, et
les chantres entonnaient le Kyrie.
L'église de Fourières, qui n'était, pour parler vrai, qu'un tron-
çon d'église, datait du xiii'' siècle environ, ainsi que le montraient
les piliers fuselés de la nef et la grande rosace à nervures simples
qui éclairait l'un des bas-côtés. L'autre bas-côté n'existait point,
ce n'était qu'un couloir sombre; le mur extérieur n'avait pas
même été percé de fenêtres, et, sans prendre la peine de fouiller
les archives de la paroisse, on devinait tout de suite que la munifi-
cence d'un riche seigneur avait dû commencer la construction de
l'édifice, et que l'avarice de ses héritiers s'était bien gardée de
l'achever. 11 n'est point rare que la maison de Dieu soit étroite;
mais à Fourières elle le paraissait bien davantage, si on la compa-
rait à la maison de l'ancien curé, qui maintenant était le bien de
son neveu. Jamais il n'avait manqué de gens malins dans le canton
pour dire tout bas que feu M. le doyen Verdelot aurait aussi bien
employé ses beaux deniers comptans à embellir son église qu'à pa-
rer son propre logis, et le doyen se le disait quelquefois à lui-
même. Ce bas-côté, qui n'était rien, qui ne prenait ni ne voyait le
jour, lui avait de tout temps semblé une tache à sa gloire, et avait
fait le tourment de sa vie. Dès son début dans la paroisse, il avait
commandé qu'on retirât de ce couloir les bancs et les chaises, et
défendu sous les peines les plus effrayantes que jamais on s'y pla-
çât pour entendre messe ou sermon; il se défiait de ces ténèbres :
c'était le repaire des dormeurs.
C'est là que Philippe se cachait. Il avait-été nourri dans le temple
et le connaissait; sa mémoire lui servait du moins à s'épargner en-
core un moment d'humiliation et de honte. Il était là, retranché
dans l'ombre; ses regards plongeaient dans la nef; il voyait, il pou-
LE PRIEURÉ. 161
vait n'être point vu tout le temps qu'il demeurerait immobile; mais il
savait que chacun de ses pas allait retentir dans cet espace vide,
sous cette voûte sonore, comme un signal qui attirerait tous les
yeux. Et tous les visages alors allaient s'éclairer du même sourire!
Il se doutait bien que le spectacle de ce qu'il nommait son apo-
stasie n'éveillerait point autour de lui d'autres signes d'indignation.
Autant eût valu lui imprimer la marque infamante au front. 0 juste
retour des lâchetés d'une passion si sotte ! ô dure revanche de la
conscience ! Gomme il se souvenait maintenant du mot que Colombe
lui avait dit un jour, sur le pont, dans leur premier entretien se-
cret : (( Si l'un de nous deux- était converti, sachez que ce ne serait
pas moi! »
Ah! la railleuse prophétie! Au moins pouvait-il se justifier à ses
propres yeux et se dire : J'ai résisté, j'ai lutté!... Mais non, il ne
le pouvait, il n'avait pas le droit, dans cette entière déroute, d'in-
voquer ses forces trahies, son courage brisé. Non, il n'avait pas ré-
sisté, il n'avait pas lutté. Tout cela n'était que mensonge. Il s'était
livré comme un esclave, comme un enfant. Et maintenant encore,
depuis que celle qui le forçait à venir en ce lieu traînant sa chaîne,
depuis que l'altière, l'impitoyable Colombe était entrée dans l'é-
glise, il ne se possédait plus. Il savait que M. Fleuriel était là, il avait
vu Hyacinthe, rien ne pouvait plus l'arrêter, ni crainte ni honte.
D'abord il avança doucement : inutile précaution ; au bruit de ses
pas, cent têtes se levèrent dans l'assemblée. Hyacinthe tressaillit;
elle sentait que l'heure approchait; en une seconde, tous les fidèles
assis à droite de la nef surent qu'il y avait quelqu'un dans le bas-
côté, et l'on reconnut le neveu du doyen Verdelot. Comment se
trouvait-il là, lui qui passait partout pour un impie? Philippe con-
tinuait sa marche téméraire, se glissant derrière les piliers; il arri-
vait à celui contre lequel la chaire était adossée. L'angle du banc
de la famille Fleuriel était là devant lui... M'"^ Fleuriel le vit la
première, et tira furtivement par sa robe Colombe, debout auprès
d'elle. Colombe ne bougea point. Seulement sa main droite, qui te-
nait son livre, s'ouvrit lentement, et le doigt indicateur s'allongea.
Elle montrait le chœur à Philippe par ce geste invisible pour tous,
excepté pour lui. N'était-ce pas la place des hommes?
— Laus tibi, Domine! chantait l'abbé Joye, qui finissait de lire
l'Évangile.
— Mon père, dit Hyacinthe, voilà ce que je vous avais promis de
vous faire voir.
— Hyacinthe! fit -il, qu'est-ce cela? M. Montgivrault à la
messe!...
— Cela, reprit-elle, c'est un miracle opéré par votre fille Colombe.
TOME LVI. — 1865. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
Philippe Montgivrault, le nouveau converti, l'ancien philosophe^
entrait dans le chœur justement après l'Évangile, à l'instant où ja-
dis, dans les temps de la primitive église, on faisait sortir les ca-
téchumènes. L'abbé Joye le vit, il savait qu'il le verrait : Jacqueline
l'en avait averti; mais le coup fut encore si rude qu'il chancela sur
les marches de l'autel. — Seigneur! murmura-t-il, vous voyez bien
que cet enfant ne sait pas ce qu'il fait. — C'était l'heure de la tris-
tesse, non celle de la colère.
Hyacinthe, sous le porche, ne perdait rien de cette scène pi-
quante. Ses émotions n'étaient point celles de l'abbé. Non, non,
plus de tristesse ! de la colère, à quoi bon? Le mépris môme que
lui causait la vue de Philippe là-bas, près de l'autel, n'était point
mélangé de trop d'amertume. Elle ne se reconnaissait plus, elle
n'était plus Hyacinthe, il lui semblait que son âme se renouvelait.
Lorsque la cloche tinta pour annoncer VAgnus Dei, quelques voix
dans l'éghse se mêlèrent au plain-chant; celle d'Hyacinthe s'éleva
ferme et claire. Elle chantait sa délivrance. Son père se prit à la'
regarder avec stupeur; M"'« Fleuriel et Colombe reconnurent cette
voix au timbre d'argent; une ombre alors passa dans la joie de
Colombe. Nul ne pouvait ignorer pourtant que Philippe n'était venu
dans le temple que pour lui plaire! Hyacinthe le savait bien mieux
que personne. Qui jamais eût pensé qu'elle accepterait si gaîment
et d'un cœur si libre la preuve éclatante de sa défaite? Sans cette
ombre malencontreuse, rien n'eût égalé l'enchantement de Co-
lombe. — Je vous disais bien que vous le changeriez, murmurait
M""" Fleuriel à l'oreille de sa fille. Oh! la flatteuse parole!
Et Colombe oubliait les craintes qui l'avaient assaillie, malgré
son audace naturelle, à son entrée dans l'église; elle oubliait l'éton-
nante guérison de Jacqueline et la présence de ce sauvage témoin
de toute son intrigue. Oui, Philippe était changé, soumis, dompté
pour jamais. Elle épiait chacun de ses mouvemens depuis qu'il était
là sous ses yeux; il savait bien qu'elle le regardait de loin, et ces
regards du maître réglaient les attitudes de l'esclave. On lui com-
mandait les apparences du recueillement, il les avait. Quand la son-
nette de l'enfant de chœur retentit, ordonnant aux fidèles de cour-
ber la tête, il fit comme tous les fidèles, il s'inclina. A cette heure
pourtant où il lui était prescrit de regarder les dalles, où il ne
sentait plus les yeux de Colombe fixés sur les siens, il fut pris d'un
étrange dégoût de vivre. Il considéra ces pierres d'un œil d'envie,
car il s'était aperçu que c'étaient des pierres tombales. Le chœur
BUtier en était pavé. Toutes portaient des inscriptions, presque
toutes des armoiries; ce n'étaient point les vilains qu'on enseve-
lissait dans le sanctuaire.
LE PRIEURÉ. 16S
La tombe placée devant la stalle occupée par Philippe était
plus chargée que toutes les autres de signes héraldiques, et une
inscription plus longue y était gravée. Philippe machinalement se
mit en devoir de la déchiffrer; ce ne fut pas sans peine. Il com-
mençait de lire : « Cy est couché Bernard de Fourières, noble
homme, bon chrestien;... » mais l'enfant de chœur agita de nouveau
la sonnette, avertissant les fidèles qu'ils pouvaient relever la tête.
Philippe tressaillit; cette sonnette importune l'arrachait au monde
du rêve, où il entrait comme dans un port de refuge, et le rejetait
dans la réalité, qu'il voulait fuir. Il se dit qu'il ne regarderait point
Colombe; mais ses sens avaient peu de souci de sa volonté, et une
minute ne s'était pas écoulée qu'il avait tourné de nouveau les yeux
vers son tyran. Colombe lui fit un signe imperceptible qui lui di-
sait qu'elle était contente de lui, et que son supplice allait finir.
L'abbé, en effet, psalmodiait à demi-voix YOremus. Philippe eut
une pensée de révolte; il médita de sortir à l'instant, de courir s'en-
fermer chez lui, d'éviter du même coup la curiosité de la foule et
les félicitations ironiques de Colombe;... il n'osa. Elle ne lui aurait
point pardonné ce défaut de patience; il le savait bien. Trois fois
encore il courba le front, résigné jusqu'au bout. L'idée lui vint
qu'il faisait là, devant l'assistance, une belle figure de bon chrétien.
Ce Bernard de Fourières couché à ses pieds dans la tombe était
aussi un bon chrétien, bien plus heureux que lui pourtant, car il
était mort... Et les yeux de Philippe retournèrent à l'inscription
gravée sur la pierre; cette fois il la déchiffra presque couram-
ment.
<( Cy est couché Bernard de Fourières ,
Noble homme, bon chrestien et orthodoxe,
Que les gens de M. de Guise ont occis par mesgarde
A Vassy le 1"" du mois de mars 1562.
En quoy ceulx-ci ont faict l'œuvre du Seigneur ou cru la faire.
Dieu les absolve! »
Ah! l'amère leçon pour un philosophe! et pour un jeune sectaire
•quel sujet de méditation tiré d'un temps où les sectes, au lieu de
subtiliser, s'armaient de la dague et s'entr' égorgeaient au lieu de
se disputer! Soudain Bernard de Fourières, tué ]}wc mesgarde au
fameux massacre de Vassy, où furent occis deux cents huguenots,
et gratifié par les siens d'une si curieuse oraison funèbre, Bernard
Porthodoxe se leva tout sanglant de son sépulcre devant Philippe
Montgivrault, le renégat de la grande cause humaine. Oh ! c'en était
assez de ce terrible ressouvenir, c'en était assez de cette inscription
dans sa férocité naïve, pour rendre à elle-même une conscience
égarée. Et Philippe releva le front, et les enseignemens de sa jeu-
16Zi REVUE DES DEUX MONDES.
nesse, et cette foi généreuse et sincère où sa raison V avait élevé par
degi^és, se rallumaient au fond de son cœur, comme une flamme
vivante dans un foyer mal éteint dont on vient de souffler la cendre.
Colombe n'avait point vaincu.
— Allez, chanta l'abbé Joye, la messe est dite!
En prononçant ces mots, il regarda Philippe. C'est vers lui qu'il
étendit les mains; il chassait doucement le faux croyant du temple.
Philippe se détourna brusquement; ses yeux troublés se jetèrent
vers la nef. — Venez! lui dit le regard de Colombe.
XX.
Jacqueline la païenne n'avait pas reçu la bénédiction du curé. La
mease n'était point terminée quand elle sortit de l'église, et sur la
place encore muette on ne voyait alors que deux personnes : Jacque-
line, plantée toute droite devant la porte du temple, et plus loin,
sous le dernier des quatre tilleuls jadis si chers au doyen Verdelot,
un grand homme qui semblait attendre, comme elle, la fin de l'of-
fice. Ce n'était pas un campagnard, il s'en fallait bien; tout en lui
annonçait la civilisation, mais sous sa face la plus austère. Il était
habillé tout de noir, sauf un ample gilet blanc à revers croisés.
Les puritains d'autrefois portaient par la faute des temps un cos-
tume plus pittoresque, mais non plus sévère. Ce personnage était
toute une doctrine : la rigidité des plis de sa redingote accusait
bien celle de son âme, et l'amour de la perfection morale se tra-
hissait jusque dans les larges bords de son chapeau.
La foule tout à coup fit irruption hors de l'église. Jacqueline ne
se rangea point. Sa conversion ne l'avait pas rendue plus douce à
son prochain, qui n'avait jamais eu que de la dureté pour elle. In-
ébranlable comme un vieux chêne, dont elle représentait si bien
l'image, elle eût défendu là son poste contre une armée. Elle croyait
qu'Hyacinthe, étant demeurée sous le porche, sortirait des pre-
mières, et c'était à Hyacinthe qu'elle en voulait; mais, bien loin de
se hâter, celle-ci, appuyée au bras de son père, attendait sa mère
et sa sœur. Le retour au Prieuré allait donc être une promenade
en famille. Ils parurent tous quatre en même temps sur le parvis.
Jacqueline fit un geste avec son bâton et du regard appela Hyacin-
the, qui marcha tout droit vers elle. M™* Fleuriel poussa une excla-
mation de surprise. Eh quoi! Hyacinthe connaissait la vieille vaga-
bonde? — Telle fut aussi la réflexion qu'osa bien faire tout haut
M"'' Colombe, pâle, frémissante.
— Et vous, ma sœur, lui dit tranquillement Hyacinthe, ne la
connaissez-vous point?
LE PRIEURÉ. 165
Philippe arrivait. Il n'était pas sorti par la porte du chœur; il
avait suivi la nef, et le petit homme, au milieu de la foule, avait
toujours quelque peine à se démêler du courant; mais cette fois il
s'était empressé si fort! En voyant Hyacinthe auprès de Jacqueline,
il pâlit comme avait fait Colombe. Ce ne fut pas tout : ses regards,
qui s'étaient portés par hasard jusqu'à l'extrémité de la place, jus-
qu'au quatrième tilleul, aperçurent l'étranger, et sa pâleur redou-
bla. M. Fleuriel lui ayant tourné le dos pour éviter son salut, il ne
le remarqua point; M""* Fleuriel s'étant avancée vers lui et lui par-
lant, il ne l'entendit'pas. Hyacinthe, il l'avait oubliée; Jacqueline, il
ne la voyait plus. — Monsieur Montgivrault, lui dit Colombe, avez-
vous perdu l'esprit?
n n'eut pas la force de lui répondre.
Alors Colombe suivit la direction de son regard comme on suit
une flèche qui vole, et la ligne tracée dans l'air aboutit à ce grand
homme vêtu de noir arrêté sous les arbres. L'intelligence de M"^ Co-
lombe était si vive et si nette qu'elle n'eut pas besoin de demander
qui était ce personnage; elle le devina. Pourtant elle ne s'attendait
nullement à la venue de ce trouble-fête; oh! non certes, elle ne s'y
attendait point, et Philippe encore bien moins qu'elle. — C'est
votre tuteur, fit-elle d'une voix étouffée.
Et Philippe balbutia : C'est lui.
— Ah ! s'écria M""*^ Fleuriel, je l'aurais reconnu. Rien qu'à son
gilet blanc, on voit que c'est un impie.
M. Fleuriel pressa le bras d'Hyacinthe, mais ils se turent tous
les deux.
Ah! si l'avocat Montgivrault, de si loin, avait pu voir le fronce-
ment de sourcils dont M"'' Colombe venait d'accompagner ces trois
mots : c'est votre tuteur, peut-être bien aurait-il pensé qu'il n'y a
point d'ennemis si petits et si faibles qui ne soient à craindre, et il
aurait regretté son voyage. En ces momens de crise, la bouche de
Colombe était tout un poème de guerre ; le trait de vermillon dont
cette lèvre mince était faite devenait un trait de flamme. Déjà la
pensionnaire avait pris un parti en face de ce péril inattendu, et
c'était le plus téméraire. — Maman, dit-elle à sa mère, priez donc
M. Philippe de venir au Prieuré quand il en aura fini avec son tu-
teur.
Puis, avant que M"" Fleuriel eût parlé, considérant cette prière
comme faite et se retournant vers Philippe : — Allez, dit-elle, allez
donc vers lui ; il vous attend.
A la vérité, le tuteur Montgivrault était un tuteur bien appris,
car il ne s'était point avisé de venir au-devant de son pupille, ni de
faire la moindre tentative pour l'ai-racher à la bonne compagnie où
466 REVUE DES DEUX MONDES.
il le voyait; il se contenta de l'attendre. — Allez donc! répê'ta
Colombe.
Mais Philippe, malgré cet ordre, ne bougeait point.
— Voulez-vous que nous vous conduisions? reprit-elle en écla-
tant de rire, et, tout en riant, elle fit mine de passer son bras sous
le sien, à la grande joie de M'"' Fleuriel, qui riait aussi. Leurs deux
tailles étaient les mêmes, et la bouche de Colombe se trouvait ai-
sément au plus près de l'oreille de Philippe. — Pas au Prieuré! lui
dit-elle rapidement tout bas; au bois des Mées, dans une heure.
Et tout haut : — Maman, s'écria-t-elle, il n'ira jamais si nous ne
lui montrons pas le chemin. Passons devant.
Là-dessus, elle entraîna sa mère, qui ne songea point à lui résis-
ter. Elle se garda bien de tourner les yeux en arrière vers Hya-
cinthe, son père et Jacqueline. Tout en traversant la place, elle
pensait que cette aventure avait du bon. Un coup imprévu lui ser-
vait à en parer un autre qui ne l'était pas moins, et l'apparition de
l'avocat Montgivrault à détourner l'attention de M""" Fleuriel de l'é-
trange rencontre du parvis. Hyacinthe savait donc ce qui s'était
passé entre elle et Philippe dans la maison du coteau! Gomment
avait-elle vu Jacqueline? comment avait-elle gagné ce vieux dé-
mon? C'est ce que Colombe se réservait de discuter et d'éclaircir
avec Philippe dans une heure, au bois des Mées. Et d'ailleurs que
lui importait maintenant tout cela? Le succès n'était-il point sûr?
Quant à ce tuteur Montgivrault, il fallait que ce fût un grand fou
d'être ainsi venu, sans nécessité ni raison, se jeter à la traverse
d'un si beau plan! Il ne savait point sans doute que, pour le mener
à la fm qu'elle avait rêvée, elle eût sans hésiter bouleversé le monde,
combattu la terre entière, et que, si quelque frayeur était capable
de l'arrêter, ce n'était pas celle d'un philosophe de plus entrant
en lice au dernier moment. Aussi , comme M""" Fleuriel et sa fille
passaient devant ce tuteur malavisé, qui venait d'ôter son large
chapeau, étant le plus courtois des hommes, M"* Colombe lui rendit
un fort beau salut. L'avocat Montgivrault n'en put croire ses yeux :
il lui semblait que cette petite dévote lui riait au nez; mais il n'eut
point le temps de réfléchir sur cette vision déplaisante, car Philippe,
qui marchait sur les pas de Colombe comme Tobie sur les pas de
l'archange, l'abordait au même instant, et il ne riait point, lui 1
Ils se saluèrent le plus cérémonieusement du monde : c'était
leur usage alors même qu'ils vivaient ensemble et âe voyaient dix
fois le jour. C'est le moins que se doivent deux sages que d'appor-
ter dans leurs mutuelles relations du poids et de la mesure, et
ceux-ci se complimentaient jadis volontiers soir et matin. A ces
complimens, l'avocat Montgivrault ne manquait point d'ajouter une
LE PRIEURÉ. 167
OU deux sentences qui coulaient chez lui comme de source, et Phi-
lippe en ce temps-là buvait avidement le flot d'or.
— Monsieur, lui dit le tuteur, je vivais là -bas fort en peine de
vous.
— Monsieur, murmura le pupille, vous avez beaucoup de bonté.
— C'est ce qui m'a déterminé à entreprendre le voyage de Fou-
rières, reprit M. Montgivrault; mais je vois bien que j'ai perdu mon
temps, qui est précieux. Il me semble au contraire que vous avez
on ne peut mieux employé le vôtre.
— Monsieur, répliqua sèchement Philippe, vous plairait-il d'en-
trer chez moi?...
— Volontiers, fit l'avocat : nous pourrons nous y expliquer plus
librement.
Et ils se dirigèrent tous deux vers le grand presbytère. L'ombre
du doyen Verdelot n'allait-elle point se dresser devant la porte et
défendre à ce Montgivrault, son meurtrier, l'accès de la maison?...
Ils marchaient côte à côte, le grand tuteur amassant tout bas les
foudres qu'il allait lancer, le petit pupille fier, raide, empesé, s'ex-
citant mentalement à une belle défense. Ah ! comme son courage
s'enflammait à la pensée de ce rendez-vous avec Colombe dans
une heure, au bois des Mées ! 11 n'oubliait point que, pour en finir
avec ce tuteur importun, elle ne lui avait donné qu'une heure.
— Tout d'abord, reprit l'avocat, je désire m' assurer, monsieur,
si je ne rêve point. Est-ce bien vous que je viens de voir à l'instant
sortir de l'église?
Philippe ne répondit pas.
— C'était donc vous? reprit M. Montgivrault. Je vous ai tou-
jours enseigné, monsieur, que le bonheur ou le malheur d'un être
raisonnable et social dépend uniquement de l'usage qu'il fait de
sa conscience et de sa raison. Si je vous demandais maintenant où
en est votre conscience?...
— Monsieur, interrompit Philippe, nous sommes arrivés. Voulez-
vous bien passer devant moi?
M. Fleuriel, sur la place, n'avait pu tenir contre la curiosité qui
le pressait trop fort, et, laissant là Hyacinthe avec Jacqueline, il
avait gagné les tilleuls et suivi des yeux le tuteur et le pupille qui
descendaient la rue du bourg. Voilà donc comment il était fait ce
terrible Montgivrault, qui depuis six ans et plus occupait à Fou-
rières les esprits et les langues ! M. Fleuriel, le considérant, se di-
sait qu'un philosophe peut tout aussi bien qu'un bourgeois de
campagne prêter à rire, et que le large chapeau de ce personnage
valait pour le ridicule sa propre casquette de chasse, cette cas-
quette fameuse en forme de melon qui réjouissait tout le pays; mais
16S REVUE DES DEUX MONDES.
il ne s'agissait pas da s'abandonner au maigre plaisir d'une remar-
que si puérile , et M. Fleuriel trouvait bien d'autres jouissances
dans le trouble que causait au petit Philippe l'arrivée de cet hôte
inattendu, dans la pensée du dépit qu'allait éprouver M"^ Colombe
si l'avocat Montgivrault, demeurant à Fourières, ne se présentait
pas au Prieuré, ce qui retiendrait Philippe à la maison , et, s'il s'y
présentait, de la bonne figure que ferait M""' Fleuriel, contrainte à
recevoir un homme qui sentait si fort le fagot. Vraiment il entre-
voyait tout cela, l'excellent homme; il croyait même entrevoir va-
guement comme l'espérance d'un secours que la présence de ce
tuteur pouvait apporter à Hyacinthe.
Tout k coup M. Fleuriel vint à penser que l'abbé, renfermé dans
son église , ne savait rien de cet événement. Ce pauvre abbé igno-
rait la nouvelle. Or M. Fleuriel était aussi grand nouvelliste que
grand curieux, et s'il n'avait tenu qu'à lui de courir de ce pas trou-
ver le curé!... Cependant il ne pouvait quitter Hyacinthe ni souf-
frir qu'elle demeurât seule plus longtemps avec cette déplaisante
Jacqueline, dont elle semblait goûter si fort l'étrange compa-
gnie. Il l'appela. Hyacinthe, à sa grande surprise, lui cria de loin
qu'elle se rendait auprès de lui; mais elle dit encore un mot aupa-
ravant à Jacqueline. La vieille fée s'inclina et se mit en marche.
En passant devant le maître du Prieuré, elle lui fit un signe de son
bâton et lui lança un regard qui le fit frissonner de la tête aux
pieds. C'était le regard humble, flatteur, mais toujours sinistre et
sanglant, de la bête fauve qui rampe et s'avoue domptée. Hyacinthe
au même instant rejoignait son père. On eût dit que de loin elle
avait lu dans sa pensée, car elle fut la première à lui proposer de
visiter l'abbé Joye. Il avait dû retourner à son presbytère par la
petite porte du chœur qui s'ouvrait dans son jardin. Hyacinthe
seulement avertit son père qu'elle désirait rentrer dans l'église un
moment et le pria de la précéder chez l'abbé.
L'église était déserte. Hyacinthe en entrant ne s'agenouilla point,
elle ne sentait pas le besoin de prier. Son âme était assez bien ar-
mée pour ne point chercher de secours. Ce qu'elle avait espéré
trouver dans ces lieux, c'était l'esprit de recueillement qui souffle
sous la fraîcheur de ces voûtes. Peut-être bien voulait-elle aussi se
contempler dans l'œuvre qu'elle venait de concevoir comme dans le
miroir uni d'un beau lac aux flots bleus. La générosité même la
plus pure a de ces faiblesses secrètes. Cette œuvre était déjà pres-
que accomplie. Déjà Hyacinthe avait adouci et persuadé Jacqueline,
elle avait vaincu le sauvage ressentiment de la vieille fée contre
ces deux enfans pervers qui étaient venus à son chevet se faire un
masque de leur charité menteuse, une risée de son mal, un jeu de
LE PRIEURÉ. 169
sa mort prochaine, et, bien plus puissante que l'abbé lui-même sur
l'esprit de la pécheresse, elle lui avait fait jurer le silence et le
pardon, surtout le silence. C'était un premier péril écarté de la tète
des deux coupables. Voilà comment Hyacinthe se vengeait!
Oui, vraiment, il lui venait parfois l'idée qu'elle allait tirer de
ceux qui l'avaient trahie la plus amère, la plus raffinée de toutes
les vengeances, en leur permettant de recueillir le fruit de leui
trahison. Ah! le beau spectacle que donnerait l'union de ces deux
cœurs, l'un sans chaleur et sans force, l'autre sans mesure ni pitié!
Et Hyacinthe frissonnait à la pensée de ce froid amour qu'elle allait
couronner elle-même de sa main blessée, car c'était là son projet,
c'était son œuvre. Elle allait tout à l'heure, d'une voix ferme, sans
regret ni peur, dire à son père, en présence de l'abbé Joye : Mon
père, il faut marier votre fille Colombe.
Elle traversa donc la nef d'un pas tranquille, car lien ne l'invi-
tait à se hâter. Cette grande résolution qu'elle avait prise n'était
point une fille aveugle de l'exaltation ou de la fièvre : elle n'était
née que de sa raison. Cette raison toute neuve, et pourtant déjà
si mûre, lui avait démontré qu'il s'agissait de préserver le nom
de son père, et que les folies de Colombe avaient un côté dange-
reux. M. Fleuriel comprendrait cela, car il avait toujours été d'a-
vis que le nom de Fleuriel de La Pervenchère était un beau nom.
Et si Hyacinthe ajoutait qu'elle avait cessé d'aimer Philippe, parce
qu'il ne lui inspirait plus qu'une pitié voisine du mépris, parce
qu'elle ne le trouvait point digne d'elle, M. Fleuriel était bien ca-
pable de le trouver digne de Colombe. Outre ces argumens, Hya-
cinthe d'ailleurs en tenait bien d'autres en réserve. Les moyens
ne lui manquaient point pour arriver à la réalisation de son désir,
qui était de complaire à sa sœur et de rendre Philippe heureux.
Elle pensait qu'il l'avait bien mérité, et cette pensée la faisait
sourire.
Lorsqu'elle fut arrivée au banc de sa famille, elle y entra et y de-
meura quelque temps, considérant avec une attention singulière
l'endroit du chœur où Philippe était placé durant la messe, puis elle
marcha plus rapidement vers le chœur, et là encore s'arrêta, les
yeux fixés sur le banc où avait été Colombe. Mille choses s'éclair-
cissaient maintenant pour elle qui lui étaient demeurées obscures
pendant le saint sacrifice, tandis que de loin elle les observait
tous les deux. A la vérité, c'était pour cela surtout, pour s'expli-
quer ce qu'alors elle n'avait pas compris, qu'elle avait voulu ren-
trer dans l'église. Guérie de son amour, elle l'était peut-être bien
mal encore de la curiosité de l'amour, qu'elle n'espérait plus jamais
inspirer ni ressentir. Machinalement elle s'assit ilan?' la stalle où
170 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était assis Philippe, et se prit à rêver un moment,... puis elle se
leva en sursaut : elle avait senti l'ennemi qui se glissait dans
l'ombre, et elle se remettait en armes. Elle s'inclina devant l'autel
et ouvrit la petite porte du chœur, qui, par les dépendances du
sanctuaire, menait au jardin de l'abbé Joye.
C'était bien un jardin de curé, un seul carré de fleurs entre
quatre murs, sans autre vue que les clochetons de l'église et le ciel.
Au milieu du carré s'élevait un grand rosier. Dieu l'avait béni dans
son isolement; il portait chaque année des fleurs plus nombreuses,
ce qui permettait à l'abbé Joye de dire, comme le doyen son de-
vancier : <( Mes roses. » Il y avait encore dans un coin une fort belle
planche d'oignons blancs, disgracieux et vulgaire objet des plus
tendres soins de la servante. Lorsque l'abbé se promenait dans son
jardin, comme un prisonnier sur son préau, tout en lisant son bré-
viaire, la vieille femme s'embusquait près d'une fenêtre, et s'il fai-
sait un pas de trop au bout de l'allée : — Monsieur le curé, lui criait-
elle, prenez garde aux pauvres oignons!
Hélas! l'heure des pauvres oignons avait sonné! L'abbé, qui cau-
sait avec M. Fleuriel au seuil de sa maison, ne songea guère aux
prescriptions de sa servante en apercevant Hyacinthe : il courut à
elle et donna des deux pieds dans la, planche. M. Fleurie!, lui aussi,
s'avança vers sa fille; mais elle l'arrêta du geste et de la voix. —
Mon père, lui dit-elle, j'ai besoin de demeurer seule un moment
avec M. le curé.
Et M. Fleuriel regagna la maison. Il soupirait, mais il était tou-
jours docile : c'est qu'aussi il avait affaire à un si doux maître.
Alors Hyacinthe et l'abbé se regardèrent. Ils étaient agités l'un et
l'autre de la même émotion redoutable; ils avaient tant de choses à
se dire, et de si cruelles, et ils savaient bien qu'ils ne pouvaient se
les dire qu'à demi-mot.
— Monsieur le curé, commença Hyacinthe...
— Ma fille, dit l'abbé...
Et ils restèrent muets tous les deux.
— Cet avocat Montgivrault est donc à Fourières? dit enfin l'abbé.
Un événement si imprévu peut changer...
— Vous me faites songer à l'arrivée de M. Montgivrault, dit Hya-
cinthe en levant doucement les épaules, je l'avais oubliée. Cet évé-
nement, pour parler comme vous, monsieur le curé, ne nous im-
porte guère, et à d'autres pas plus qu'à nous. Ce tuteur n'est pas
le bienvenu. Sa présence est trop importune pour qu'on ne sache
pas s'en délivrer au plus tôt.
— Quoi ! s'écria l'abbé, vous pensez, ma fdle...
— Et ne pensez-vous pas à ce sujet les mêmes choses que moi?
LE PRIEURÉ. 171
répliqua- t-elle avec feu. i'ouvez-vous bien douter encore de l'in-
gratitude et de la folie de celui que je ne veux pas nommer après
l'expérience du passé, après ce que vous venez de voir? Supposez-
vous qu'il hésite une seconde à rompre ce lien du sang, le seul qui
lui reste, après en avoir rompu tant d'autres? Croyez-vous que lors-
qu'on n'a pas su rester le maître de sa conscience?...
— Ma fille, interrompit l'abbé, vous n'êtes pas ordinairement si
sévère.
— Oh ! reprit-elle, le temps de la sévérité est passé. Toute illu-
sion a passé de même. J'ai lu ces lettres, monsieur le curé.
— Hélas ! soupira-t-il, je ne le sais que trop. Que n'ai-je pas fait
pour que vous ne les lisiez point!
Et il songeait à l'enfer dont il avait vainement fait peur à Jac-
queline.
— Monsieur le curé, reprit Hyacinthe, votre raison est bien su-
périeure à la mienne, et vous avez l'âme des saints...
— Je n'ai pas leur force, dit-il.
— Il ne m'appartient donc pas déjuger vos actions. Je dois tou-
jours les croire justes. C'est votre charité qui vous a commandé de
me cacher ce qui devait me guérir...
— Je ne pouvais parler, murmura l'abbé.
— Vous allez avoir la preuve que je suis bien guérie, dit Hya-
cinthe. Regardez-moi; voyez si la paix n'est point sur mon visage.
Et l'abbé la regarda; il secoua la tête. Cette paix dont elle se
vantait, il la voyait, mais n'y croyait point.
— Et maintenant, continua-t-elle, je vous supplie de ne pas op-
poser à ce que je vais vous dire des raisons que vous suggérerait
votre bonté toute seule. Gardez-moi cette bonté précieuse pour une
autre épreuve; celle-ci est finie. Monsieur le curé, c'est ma sœur
qu'on aime, et sans doute on est aimé. Eh bien! il faut marier ma
sœur.
L'abbé recula et se couvrit le visage de ses deux mains.
— Vous voyez bien, lui dit Hyacinthe, que vous en sentez la né-
cessité comme moi.
— Oui, s'écria-t--il en se découvrant le visage, mais je n'en sens
pas la même impatience que vous...
Et il s'arrêta et baissa la tête; il ne voulait pas sonder plus avant
ce cœur déchiré.
— Vous avez raison, reprit-il, j'y pensais après la messe, et je
ne vois point que nous ayons d'autre ressource pour éviter tout ce
qui est à craindre. Il faudrait marier votre sœur; mais sans par-
ler de vous, Hyacinthe, votre père ne saurait consentir... Ah! ma
fille, cette coupe est trop amère...!
172 REVUE DES DEUX MONDES.
— Monsieur le curé! s'écria Hyacinlhe, elle ne le sera pas que
pour nous. Allons persuader mon père... qui nous attend.
Colombe et M'"* Fleuriel rentraient alors au Prieuré. Elles avaient
beaucoup devisé tout le long de la route. La messe, Philippe et
l'arrivée de ce tuteur Montgivrault leur fournissaient assez de sujets
d'entretien.
— Colombe, dit M'"^ Fleuriel, pensez-vous que cet homme-là
demeure longtemps à Fourières?
— Une heure, dit Colombe.
— Une heure! s'écria M'"^ Fleuriel; mais alors le neveu chasserait
l'oncle de chez lui!
— A Dieu ne plaise, maman ! répliqua M"^ Colombe. M. Philippe
ne doit point chasser de sa maison celui qui l'a élevé avec une sol-
licitude si pieuse, dans de si beaux et bons principes, celui qui a
pris également soin d'une partie de son bien et de son âme. Il lui
doit tout.
— Colombe, dit la mère, je crois que vous vous moquez...
— Ah! dit Colombe en riant, ce n'est pas ma faute si je ne peux
m'empêcher de penser à la bonne figure que faisait ce tuteur en
voyant M. Philippe qui sortait de la messe...
— Où vous l'aviez envoyé, reprit M'"^ Fleuriel. Savez-vous bien.
Colombe, que vous avez fait là quelque chose de vraiment beau?
Mais Colombe avait trop de modestie pour ne point se taire de-
vant l'éloge.
— Voyez-vous, continua M"'*' Fleuriel, c'est encore une preuve
que, s'il y a dans le monde beaucoup d'incrédules, d'esprits forts
et même d'impies, nous ne devons point nous en inquiéter outre
mesure.
— Oh! mon Dieu non! dit Colombe.
— Feu M. le doyen Yerdelot, que je n'aimais pas, disait en chaire
que ces gens-là ne sont bons qu'à faire des taches au soleil; il ne
nous en éclaire pas moins. La religion sera toujours la plus forte,
ayant les femmes pour elle... M. le doyen disait encore que les
femmes trouvent aisément pour convaincre les plus endurcis des
argumens que les plus grands docteurs n'imagineraient point. Il ne
se doutait guère en ce temps-là que son neveu Philippe serait un
jour ramené à Dieu par cette petite Colombe qui n'était pas plus
haute alors que cela, et qui bégayait à peine. Ah! je voudrais bien
savoir comment vous vous y êtes prise pour convertir le petit Phi-
lippe. Je le crois bien converti.
— Je l'espère, repartit Colombe.
— Oh! s'écria M'"^ Fleuriel, vous l'espérez! Quelle fausseté, Co-
lombe! Vous savez bien à quoi vous en tenir, allez! Mais moi, je
LE PRIEURÉ. 173
le confesse, je suis moins tranquille. Je songe enfin à ce tuteur qui
est arrivé.
— Pourquoi, je vous prie, maman, dit Colombe, vous embarras-
ser de ce tuteur?
— Mais, fit observer M'"" Fleuriel, s'il nous enlevait son neveu!
Ne craignez-vous pas qu'il n'ait encore bien du pouvoir sur son es-
prit? On dit qu'ils s'aimaient beaucoup.
— Ils s'aimaient en l'humanité, dit Colombe de sa voix brève et
dure, comme d'autres s'aiment en Dieu.
— Ce qui me rassure, reprit M'"* Fleuriel, c'est la pensée qu'il y
a maintenant quelqu'un au monde pour qui Philippe a bien plus
d'affection que pour spn tuteur.
La pensionnaire ne répondit pas.
— M'entendez-vous, Colombe?
— Oui, maman.
— Et savez- vous de qui je veux parler?
— Je pense que c'est de moi, maman.
— Ma fille, dit M'"'' Fleuriel, vous me faites beaucoup de peine,
car je vois bien que vous manquez de franchise avec votre mère.
— Oh! non, répliqua vivement Colombe, je ne manque point de
franchise; mais vous savez bien, ma chère maman, qu'il y a des
choses qu'on ne peut dire...
— Et moi, reprit M'"^ Fleuriel, je veux que vous me répondiez
enfin sans détours. Philippe vous plaît- il, Colombe, et voudriez-
vous l'épouser?
— Maman, dit Colombe, laissez-moi, je ne puis... Et d'ailleurs
à quoi cela nous sert-il de disputer? C'est bien pour le plaisir de
parler ensemble. Si M. Philippe me plaisait, je serais bien malheu-
reuse, et vous, maman, vous verriez alors ce que pèse votre vo-
lonté dans la maison.
— Que voulez-vous dire. Colombe?
— Je veux dire, reprit la pensionnaire en la regardant, que mon
père déteste M. Philippe, et qu'il ne souffrira jamais, jamais, en-
tendez-vous bien, maman? que ma sœur ne soit point mariée avant
moi...
— Il ne le souffrira pas ? répéta M"'^ Fleuriel hors d'elle-même.
— Écoutez-moi, maman, dit Colombe. Vous auriez refusé votre,
consentement, s'il s'était agi de marier Hyacinthe; s'il s'agit de me
marier, moi, mon père refusera le sien : ce n'est que juste.
— Juste! s'écria M"^ Fleuriel. Est-ce que vous m'avez bravée,
offensée, poussée à bout comme votre sœur?
— Non, fit Colombe, mais j'ai bravé mon père pour vous con-
tenter. ~ ,
17â REVUE DES DEUX MONDES.
— Et c'est pourquoi je suis là pour vous défendre; mais vous
me croyez sans pouvoir ici, voilà qui est bien. 11 est vrai que vous
êtes une enfant qui ne connaissez point la valeur des choses; aussi
je vous excuse. Avouez-moi donc seulement que Philippe vous
plaît, que vous lui plaisez, et fiez-vous à moi pour le reste. Nous
verrons alors, comme vous dites, Colombe, nous verrons... Allons,
vous ne me répondez point!
— Maman,... balbutia Colombe.
— ■ Je pense pourtant, s'écria M'"^ Fleuriel, que ce petit Philippe
ne s'est point avisé de vous dire qu'il vous aimait!
— Ah! je vois, maman, dit Colombe, qu'on ne peut rien vous
cacher. N'avez-vous point remarqué tout à l'heure, à la sortie de
la messe, cette vieille Jacqueline que ma sœur Hyacinthe connaît
bien? Je ne sais, par exemple, où cette connaissance s'est faite.
Pour moi, c'est bien différent : Jacqueline était malade il y a quel-
ques jours, je l'ai su, et je suis allée près d'elle sans rien dire,
parce que je crois qu'il est toujours mieux de pratiquer la charité en
secret. Eh bien! maman, c'est là que j'ai rencontré M. Philippe. Il
vaut mieux que ses principes, allez! 11 avait appris, lui aussi, que
Jacqueline souffrait, et il venait lui apporter son aumône.
— J'espère que vous n'avez pas trop donné à cette mendiante,
reprit M™* Fleuriel... Et après que s'est-il passé?
— Il s'est passé, maman, répliqua Colombe en relevant fière-
ment la tête, que, me trouvant la maîtresse d'imposer ma volonté
à Philippe, je la lui ai imposée. Voilà pourquoi vous l'avez vu ce
matin à la messe.
— Je comprends, s'écria M™^ Fleuriel. C'est la condition que
vous avez mise à l'entendre. Que Dieu vous bénisse, Colombe, car
vous êtes une fille prudente et sage ! Du même coup vous vous êtes
assuré un bon mari et vous avez fait un chrétien.
— Oh! fit Colombe, pour l'extérieur seulement; il me restera
beaucoup à faire.
— L'extérieur est tout, répliqua M'"^ Fleuriel. Ah! je voudrais le
voir, ce cher petit Philippe, à présent. Ne va-t-il point venir. Co-
lombe?
— Oh! dit Colombe, il viendra.
XXI.
Le grand vent du matin s'étant apaisé, la chaleur devenait acca-
blante; l'air flamboyait, la terre se consumait en silence, les arbres
même étaient muets; pas un souffle, pas une haleine. Hyacinthe,
de retour au Prieuré, cherchait de l'ombre autour de la maison. Elle
LE TRIEURÉ. I7â
en aurait bien trouvé sous le hêtre du préau, mais cet abri ne lui
convenait point, car elle ne voulait pas se rencontrer avec Philippe,
qui ne manquerait pas d'accourir auprès de Colombe dès qu'il
pourrait échapper à son tuteur. Il y avait encore les frênes de la
prairie, mais leurs feuilles déliées étaient impuissantes contre les
glaives perçans du soleil, et Hyacinthe d'ailleurs se méfiait de ces
ombrages où s'agitaient encore, comme autant de formes vivantes
et éplorées, ses anciens désirs et ses anciens rêves. De guerre lasse,
elle allait rentrer, lorsque , ses yeux s'étant levés par hasard vers
la cime du coteau boisé qui dominait l'habitation, l'idée lui vint
d'aller au bois. Elle croyait éviter sa destinée par sa prudence et
travaillait elle-même à l'accomplir. Elle se rendit au bois des
Mées.
Il y avait trois chemins pour y arriver : le premier n'était que le
prolongement de l'avenue des noyers; il partait de la muraille sep-
tentrionale du Prieuré, au ras de la chapelle et des cloîtres, et mon-
tait entre une double haie fort épaisse de troènes et de prunelliers
qui pouvaient cacher à tous les yeux la course d'une amoureuse
ou d'un larron. Le second passait par la rue du hameau; le troi-
sième tournait à l'entour, derrière les jardinets attenant aux mai-
sons des paysans. Tous trois aboutissaient d'un côté à la grande route,
l'un à l'extrémité de l'avenue, l'autre au bouquet des grands aulnes
et au pont, le dernier un peu plus loin, en face des vignes de Fou-
rières : pour le suivre, il fallait franchir un fossé et doubler la mai-
son de Jacqueline. C'était le chemin de Philippe... Hyacinthe prit
par le hameau.
Or c'était le premier dimanche de la saison des noisettes, une
amoureuse saison. Le chercheur de sources qui va couper sur les
coudriers sa baguette divinatoire à l'imitation de Moïse, son devan-
cier et son patron, avertit la jeunesse du pays que le fruit com-
mence à se former dans sa coque verte. La bonne nouvelle se ré-
pand, et comme la jeunesse est impatiente, on dit partout que la
noisette est mûre. Arrivée dans le hameau, Hyacinthe entendit de
grands cris et vit une troupe bruyante qui débouchait par la tra-
verse. C'étaient les jeunes garçons et les jeunes filles de Fourières
qui, comme elle, allaient au bois. Ils la saluèrent; elle les connais-
sait tous par leur nom, et fit la réflexion que ce n'étaient point
les mêmes que l'an passé. Ceux-là, depuis, s'étaient mariés; c'est
un dicton au village qu'on ne mange pas impunément la noisette
ensemble. Toute cette jeunesse s'en allait confusément dans un
désordre où ceux qui se cherchaient savaient bien se joindre, et
Hyacinthe d'abord la suivit d'assez près; mais ces pas pressés qui
battaient le chemin , ces voix sonores qui remplissaient l'air, ces
176 REVUE DES DEUX MONDES.
visages allumés par la chaleur et le plaisir, loin de l'égayer, lui
causèrent bientôt une sensation presque pénible, et, sans l'irriter,
la troublèrent. A l'orée du bois, tous les amoureux se mirent k
chanter en chœur; Hyacinthe s'arrêta. Cette joyeuse compagnie
décidément ne lui plaisait point...
A Fourières, l'abbé Joye venait de commander qu'on sonnât les
vêpres. Il avait calculé que cette sonnerie pouvait se prolonger une
demi-heure environ, le sonneur ayant le bras robuste. Ce temps
était justement celui dont il avait besoin pour remplir auprès de
Philippe la mission dont il était chargé.
Il sortit de sa maison sans forces, sans courage, abandonnant
son corps et son âme, dans l'accablement d'un homme qu'on traîne
au supplice. La main qui le poussait était implacable. A peine
avait-il marché l'espace de trois pas, qu'il fut obligé de faire halte,
recherchant dans son esprit égaré les instructions qu'il avait reçues
et promis de suivre à la lettre; son cœur pourtant lui conseillait en-
core de n'en point tenir compte et d'attendre; à mesure qu'il re-
trouvait éparses dans sa mémoire les choses qu'on lui avait prescrit
de dire, il frémissait, et les larmes lui venaient aux yeux. Le pau-
vre abbé repassait là une cruelle leçon, et quand il songeait que
c'était Hyacinthe qui la lui avait apprise, il était tenté de croire que
la raison lui manquait. 0 sublime abnégation! ô générosité folle!
Eh quoi! le dénoùment de tout ceci n'était-il pas assez proche? Fal-
lait-il aller au-devant? Quelle hâte de couronner la lâcheté, la
ruse, l'hypocrisie un jour plus tôt qu'elles n'auraient osé l'espérer?
Quel besoin de presser le triomphe du mal quand ce triomphe était
inévitable?
Et cependant il l'avait acceptée, cette mission amère, ou plutôt il
se l'était laissé imposer. Et il allait maintenant, ainsi qu'il lui était
enjoint de le faire, il allait au grand presbytère trouver Philippe et
lui dire que M. Fleuriel, connaissant toute sa conduite, sachant ce
qui s'était passé chez la vieille Jacqueline, le priait de ne plus se
représenter au Prieuré, à moins qu'il n'y vînt pour lui offrir la juste
réparation qu'il lui devait, pour lui demander la main de sa fille
cadette. N'était-ce donc point courir au-devant de ses vœux et jeter
cette indigne Colombe dans ses bras? Et c'était Hyacinthe qui vou-
lait ceh; elle voulait autre chose encore! L'abbé devait faire savoir
expressément à Philippe que cette réparation même, sans l'inter-
vention de sa fille aînée, sans ses prières instantes, M. Fleuriel l'au-
rait refusée.
Tout le temps que le grand débat dont l'étrange démarche de
l'abbé allait être la suite avait duré entre lui, son père et Hyacin-
the, celle-ci était demeurée souriante et forte. Elle se croyait im-
LE PRIEURÉ. 177
pénétrable; mais le regard de l'abbé avait fini par percer le voile
de cette sérénité menteuse. Quand Hyacinthe s'applaudissait de
marier de sa main Philippe et Colombe, quand elle ajoutait avec
son indéfinissable sourire : « C'est moi qui vais les rendre heureux ! »
il savait bien ce qu'elle voulait surtout : elle voulait les accabler
de sa supériorité. Ah ! si on la comparait à l'ollense, cette vengeance
était petite; si l'on songeait aux douleurs souffertes, elle était juste.
Ce qui faisait trembler l'abbé, c'était qu'elle ne fût imprudente,
et ne retombât un jour d'un redoutable poids sur le cœur de celui
qui se complaisait à l'exercer. C'est pourquoi il avait conjuré Hya-
cinthe de laisser agir le temps et la volonté d'en haut. Hyacinthe
lui répondait que l'action du temps était déjà consommée, et que
la volonté de Dieu n'aurait garde de se mêler à cette affaire. Son
père aussi l'avait priée à deux genoux, et, voyant le peu de succès
de ses prières, il s'était indigné du rôle qu'elle voulait lui faire
jouer auprès de Philippe, qu'il haïssait de toute son âme. Et Hya-
cinthe de lui répondre qu'il ne savait pas ce que c'était que la
haine. Le vieux gentilhomme, s'emportant, avait voulu parler de
son honneur; mais Hyacinthe lui avait représenté que c'était pour
son honneur même qu'il était urgent d'en finir. Elle lui faisait voir
que sa mère était tout entière à la dévotion de Colombe, que toutes
les mesures de celle-ci étaient prises, et qu'offrir son consentement
à ce mariage, c'était le seul moyen d'éviter qu'on lui fît l'outrage
de ne pas le lui demander. M. Fleuriel et l'abbé avaient supplié
encore; Hyacinthe s'était montrée inflexible, et tous deux avaient
cédé.
Maintenant il ne restait plus à l'abbé d'autre espoir que dans
cet avocat Montgivrault que naguère il eût maudit avec tant de dé-
lices, si jamais il eût pu se croire en droit de maudire personne.
Malgré tout, l'arrivée de ce tuteur lui paraissait un coup si singu-
lier qu'il avait bien de la peine à n'y pas voir la main de la Pro-
vidence en courroux. Hyacinthe s'opiniâtrait follement sans doute
à ne point tenir compte de sa présence. Vainement l'abbé l'avait
invoquée pour gagner du temps, disant qu'il ne pouvait pourtant
parler devant lui; mais Hyacinthe hardiment répondit qu'il allait
partir. — Eh quoi! repartir au bout d'une heure! — Et l'abbé, sur
cette réponse, s'était écrié, tout comme M"^ Fleuriel s'entretenant
avec sa fille Colombe dans le jardin du Prieuré, et peut-être en
même temps qu'elle : 11 faudrait donc que Philippe le chassât! —
Non, non! l'amour même n'est point si fort! Philippe était ingrat,
mais non jusqu'au point de chasser de sa maison celui qui lui était
uni par le sang et qui avait pris soin des dernières années de son
enfance, celui qui avait exercé tant d'empire sur son esprit nais-
TOME LVI. — 186j. 12
178 REVCE DES DEUX MONDES.
sant et sa jeunesse, qui avait si exactement modelé son âme sur
la sienne qu'elle en avait été longtemps comme l'image.
L'avocat Montgivrault était arrivé dans le bourg tout justement
pour voir son neveu sortir de la messe avec Colombe; il n'avait
donc pas eu besoin de s'informer plus au long de la manière dont
le jeune homme passait son temps à Fourières. Cette ipesse et cette
compagnie en disaient assez : il était aisé de deviner le reste, et la
guerre entre le pupille et le tuteur s'était allumée sur le seuil
même de la maison. A qui allait rester la victoire? A la religion ou
à la philosophie? à l'avocat ou à Colombe? Ah ! qui eût dit à l'abbé
qu'un jour il désirerait de voir la religion battue? Il est vrai que
pour s'excuser de ce désir étonnant il se disait naïvement qu'elle
n'y perdrait guère. Et si la philosophie (c'est-à-dire le tuteur) était
la plus forte, ce qu'il ne se lassait point d'espérer un peu!... Mais
comme il était arrivé devant la porte du grand presbytère, il en-
tendit dans la cour le bruit d'un pas précipité : la porte s'ouvrit.
Le tuteur Montgivrault sortait, et avec une furie si grande qu'il
faillit renverser l'abbé Joye. Celui-ci pourtant s'était rangé le plus
vite et le plus doucement qu'il avait pu. Le bouillant philosophe
demeura court devant le prêtre. — Ah! monsieiir, dit-il, c'est moi
qui suis vaincu...
— Monsieur, répondit l'abbé, nous le sommes tous les deux, sa-
chez-le bien.
— Fi! s'écria l'avocat ami des hommes, que la jeunesse est lâche
et perverse, et que l'humanité est une laide chose !
Et l'abbé vit deux grosses larmes qui roulaient sur son visage.
Elles allèrent se perdre dans les plis de son gilet blanc. — Mon-
sieur, lui dit-il, vous auriez bien dû savoir que cet enfant n'était
qu'un ingrat.
L'avocat tressaillit : ce peu de mots et cette allusion au passé lui
faisaient reconnaître l'abbé Joye, l'ami du doyen Verdelot et son
successeur. Deux hommes entre lesquels un mort se lève n'aiment
guère à converser ensemble. Oui, M. Montgivrault aurait dû savoir
que son neveu était un ingrat; jadis il lui avait enseigné à l'être. Il
s'élança dans la rue : l'abbé le vit aborder un paysan et l'entendit
qui lui demandait une voiture pour retourner à la ville; mais avant
de disparaître à l'angle de la place il lança un dernier regard sur
cette maison d'où il venait d'être chassé comme un intrus et un en-
nemi, lui le tuteur et l'oncle! Quel regard et quel geste! L'abbé ne
put s'empêcher de penser à ces apôtres qui portaient la bonne nou-
velle dans les villes païennes, et se retiraient, si on ne les écoutait
point, en secouant la poussière de leurs souliers. La ville s'abîmait,
un gouffre s'ouvrait à sa place. La maison de Philippe resta debout
LE PRIEURÉ. 179
malgré la malédiction du tuteur, sans doute parce que celui-ci
n'était pas un saint.
Ainsi les prévisions d'Hyacinthe s'étaient réalisées, la confiance
de Colombe était justifiée : Philippe en avait fini avec le dernier
parent qui lui restait au monde, et la religion l'emportait. Toutes
ces pensées qui se croisaient dans l'esprit de l'abbé lui soulevèrent
si fortement le cœur qu'il ne songea, lui aussi, qu'à s'éloigner. Se
fût-il même agi de sauver la vie d'Hyacinthe, il n'aurait pu, en ce
moment, entrer au grand presbytère; il n'aurait voulu, pour rien
dans ce monde ni dans l'autre, se trouver face à face avec Philippe
après ce qu'il venait de voir. Il remit à la fin de l'après-dînée sa
visite à ce malheureux enfant, et s'en alla dire ses vêpres.
Le bois des Mées était posé comme une couronne sur la cime du
coteau du Prieuré. C'était une superbe hêtrée, dernier vestige d'une
grande forêt qui couvrait naguère tout le pays. La futaie n'allait
pas plus loin ; mais un beau taillis courait sur l'autre versant de la
colline et descendait en mille détours jusqu'à la plaine. Hyacinthe
était entrée dans le bois; elle errait sous la futaie. Le soleil implaca-
ble de cette journée brûlante perçant jusqu'à ce dôme sombre ruis-
selait en flots ardens sur le tronc grisâtre des hêtres, l'air se rem-
plissait de longues traînées brillantes où tournoyaient les insectes
invisibles, et chaque grain de cette poussière vivante était une étin-
celle; la terre même semblait exhaler une vapeur lumineuse, et
Hyacinthe s'avançait au milieu de ce brouillard d'or. Cette insup-
portable chaleur ne lui gâtait point une si belle promenade, faite
d'un pas si libre et d'un cœur si léger. La pensée de sa grande ac-
tion du matin marchait auprès d'elle comme une amie, comme une
gardienne, comme un guide.
De temps en temps elle faisait une halte, et le front levé, le sou-
rire aux.lèvres, avec un large soupir d'aise, elle se disait : Tout est
consommé maintenant. L'abbé avait dû voir Philippe. Philippe déjà
peut-être était au Prieuré. Un instant elle avait pensé à revenir
elle-même, et une avide tentation l'avait pressée d'être là, les yeux
fixés sur lui, tandis qu'il parlerait, tandis qu'il dirait à M. Fleuriel
qu'il aimait Colombe et qu'il demanderait sa main. H lui semblait
que, si elle ne jouissait point de l'expression du visage de Colombe
en ce périlleux moment, elle allait manquer la plus belle et la der-
nière scène de cette comédie, et se refuser un spectacle que jamais
il ne lui serait donné de revoir. Elle eut pourtant cette sagesse qui
lui paraissait aussi de la grandeur : elle eut pitié des deux coupa-
bles , elle ne voulait point les écraser du poids de sa présence. Il lui
suffisait qu'ils connussent bien tout ce qu'ils allaient lui devoir, que
180 REVUE DES DEUX MONDES.
le sentiment de cette lourde et cruelle obligation les poursuivît
sans relâche, sans trêve, dans le présent comme dans l'avenir, jus-
qu'au pied de l'autel où elle les verrait unis à jamais dans leur
froid bonheur. *
Ah ! la belle et fière revanche ! Ah ! quelle volupté de penser que
jamais ils ne pourraient tous deux la regarder sans contrainte,
jamais lui parler sans une émotion dans le cœur et dans la voix!
Colombe encore saurait déguiser les mouvemens de son âme, car
elle était habile aux déguisemens de toute sorte ; mais lui... Tout à
coup Hyacinthe s'arrêta au milieu de ces beaux rêves, au plus fort de
son ivresse. Elle avait cru voir glisser une forme blanche derrière
les hêtres, au bord de la futaie; mais non, un jeu de soleil, un mi-
rage sans doute... Elle ne voyait plus rien, et sa solitude était bien
entière. Un seul bruit la troublait; encore depuis longtemps elle en
avait pris son parti : c'étaient les chants des chercheurs de noi-
settes dans le taillis et le rire importun des amoureux au fond du
bois.
L'abbé Joye, les vêpres dites, était retourné au grand pres-
bytère; mais Philippe n'était pas chez lui. La servante Bernar-
dine, ne l'ayant point vu passer par la cour, en concluait qu'il
avait dû sortir par-dessus le mur de son jardin et descendre par
les vignes; elle fit remarquer à M. le curé que c'était là un étrange
chemin.
Ce que l'absence de Philippe fît éprouver à l'abbé ne peut se
comparer qu'aux sensations d'un jeune soldat que ses chefs ont
envoyé au feu pour la première fois et qui revient au camp sans
avoir trouvé l'occasion de brûler une amorce. Il faisait le brave en
partant, au retour c'est un héros. Ah ! si l'ennemi avait été là ! Ah !
si l'abbé avait rencontré celui qu'il cherchait! Mille choses qu'il
lui aurait dites, et à quoi il n'avait point du tout pensé auparavant,
se pressaient maintenant sur ses lèvres. 11 réfléchit que la leçon
composée par Hyacinthe lui aurait été bien inutile, car il aurait
trouvé mieux : il aurait assez tiré de son propre fonds pour faire
rentrer Philippe sous terre; mais le jeune homme enfin n'était pas
chez lui, et l'abbé n'y pouvait rien. Ce n'était pas sa faute assuré-
ment si sa mission n'était pas remplie. 11 ne lui restait plus qu'à se
fendre au Prieuré de ce pas pour apprendre à Hyacinthe ce qu'il
avait fait.
Comme il montait par la traverse et qu'il venait de passer le
pont, qu'il marchait, suivant sa coutume, en regardant la terre, il
entendit à quelque distance un cri rauque et prolongé. Il crut d'a-
bord que c'était celui d'un oiseau de proie, et il leva la tête; mais
ce n'était point dans l'air qu'il fallait regarder : ce cri était un ap-
LE PRIEURÉ. 181
pel, et c'était Jacqueline qui l'avait poussé. Il l'aperçut debout sur
le sentier qui menait à sa cabane; elle vint vers lui. Bien que ce
lieu fût parfaitement désert, elle se mit à lui parler tout bas. Les
sauvages se méfient de tout, même des feuilles, qui sont bavardes.
Jacqueline montrait avec son fidèle bâton, à l'autre bout du sentier,
le chemin parallèle à la traverse, et qui tournait autour des jardi-
nets du hameau rasant d'abord sa maison, l'un des trois chemins
qui menaient au bois. L'abbé la remercia et passa.
Mais qui l'eût vu continuer sa route aurait remarqué combien son
pas était tout à coup devenu plus lourd; ce pas-là sonnait la charge.
Il traversa le hameau : une troupe d'enfans qui jouaient à cligne-
musette lui barraient le passage, et celui qui tenait les yeux fermés
vint se heurter contre lui : il le repoussa rudement. Aussitôt il se
reprocha ce mouvement injuste, rappela l'enfant, l'embrassa; le
pauvre petit, effrayé du coup qu'il avait reçu, ne l'était guère
moins de l'embrassade. L'abbé, pour le rassurer, prit encore le
temps de chercher une image dans les feuillets de son bréviaire et
la lui donna, puis il gagna la porte du Prieuré. En entrant, il alla
droit au parloir. M'"'' Fleuriel faisait une lecture édifiante, assise
dans l'embrasure de l'une des croisées; M. Fleuriel se tenait dans
l'autre; ils ne pouvaient se voir et ils en étaient charmés tous les
deux. L'abbé s'arrêta sur le seuil, et leva les yeux au ciel. — Le
prêtre, se disait-il, a reçu en dépôt la verge du Seigneur. Elle est
faite pour frapper. — M. Fleuriel s'était levé et lui faisait de grands
signes qui lui demandaient s'il avait vu celui qu'il devait voir...
L'abbé n'en tint point de compte. Il s'avança vers M'"* Fleuriel, et,
trouvant une chaise devant la sienne, il s'y assit.
— Madame, lui dit-il, la volonté de votre fille Hyacinthe et celle
de M. Fleuriel, votre mari, m'avaient imposé aujourd'hui une pé-
nible mission. Je n'ai pu la remplir auprès de la personne à laquelle
ils m'envoyaient tous les deux, je la remplirai donc auprès de
vous...
M. Fleuriel fit un bond à sa croisée.
— J'ai lieu de croire, continua l'abbé, que le résultat sera le
même...
— Monsieur le curé, interrompit aigrement M™^ Fleuriel, vous me
cariez, je crois, en latin; je ne vous comprends guère. Et d'abord
quelle est, je vous prie, la personne à qui M. Fleuriel et sa fille
Hyacinthe vous avaient envoyé?
— Cette personne est Philippe Montgivrault,, dit l'abbé.
M""" Fleuriel ne comprenait pas davantage.
— Si c'est à lui que vous voulez parler, répliqua-t-elle plus gra-
cieusement, vous pouvez l'attendre ici, monsieur le curé. Il y va,
182 REVUE DES DEUX MONDES.
venir. Vraiment il n'y manquera point dès qu'il aura fini de s'en-
tretenir avec son tuteur.
— M. Montgivrault, le tuteur de Philippe, n'est plus à Fourières,
reprit l'abbé.
— Quoi! s'écria-t-elle. Que dites-vous?
M. Fleuriel se rapprocha.
— Comment ce que vous m'annoncez est -il possible? reprit
M"" Fleuriel.
— Madame, dit l'abbé, parlons de la mission qui m'amène. Il
convient que je vous dise tout de suite de quoi il s'agit. C'est de
l'avenir de votre fille Colombe.
— De ma fille Colombe, répéta-t-elle au comble de l'étonnement.
— Auparavant, continua l'abbé, souiïrez, je vous prie, que je
me reporte un moment au passé. Vous souvient-il que votre fille
Hyacinthe et Philippe Mongivrault ont le même âge, étant nés jus-
tement le même jour, il y a vingt-deux ans. Leur enfance fut celle
d'une sœur et d'un frère , et cependant ils ne l'étaient point. Tout
leur commandait de s'aimer... Mais ne poussons pas plus loin ces
réminiscences cruelles. Quand après une absence de cinq ans Phi-
lippe Montgivrault est revenu à Fourières, Hyacinthe a pu croire
sans aveuglement qu'il y revenait surtout à cause d'elle...
— Elle n'y a point manqué, interrompit encore M'"* Fleuriel.
Voilà le plaisant!
— Je vous conseille de laisser parler monsieur le curé, s'écria
M. Fleuriel.-
— Et cependant, reprit l'abbé avec une force croissante, c'est à
votre fille Colombe qu'on a vu Philippe s'attacher. Je veux passer
sous silence ce que Colombe a fait pour s'assurer le cœur de ce
jeune homme. Vous-même, qui de cette intrigue ne connaissez que
la surface, vous l'avez favorisée. Applaudissez à votre ouvrage... Les
choses en sont venues au point que vous souhaitiez ; mais votre
prudence doit vous avertir qu'il faut les mener plus loin encore. Il
est temps de marier ces jeunes gens, et pourtant vous n'êtes point
libre de le faire.
— Je ne suis pas libre! s'écria M'"^ Fleuriel.
— Non, dit l'abbé, vous ne l'êtes pas, car pour conclure ce ma-
riage il ne suffit pas de votre volonté; toutes les lois religieuses et
civiles vous obligent à rechercher encore celle de votre mari, et
votre conscience vous oblige à demander l'aveu d'Hyacinthe.
— D'Hyacinthe! murmura M'"^ Fleuriel, qui étouffait de colère;
assurément vous rêvez.
— Oui, reprit M. Fleuriel d'une voix ferme, l'aveu d'Hyacinthe,
entendez- vous? sans lequel je vous refuserais le mien.
LE PRIEURÉ. 183
— Hyacinthe, dit l'abbé, vous donne donc cet aveu par ma bou-
che. Et maintenant que Dieu pardonne à votre fille cadette et à
vous comme votre fille aînée vous pardonne le mal que vous lui
avez fait !
— Âh! s'écria M'"' Fleuriel, recouvrant la voix qui lui manquait,
Hyacinthe nous pardonne! Monsieur le curé, si ce n'était par res-
pect pour votre robe, je vous dirais que vous êtes... Quant à
M. Fleuriel, tout le monde sait qu'il est fou. Quoi! M"' Hyacinthe
fait la généreuse! Elle veut bien consentir à ce que je marie sa
sœur!... Mais où donc est Colombe? Il faut que je la voie, il faut
que je lui apprenne cette bonne nouvelle... Sa sœur ne s'oppose
point...
Et M'"'' Fleuriel se mit à la croisée, appelant : — Colombe! Co-
lombe !
— Ne l'appelez point, dit l'abbé; elle n'est pas à la maison.
— Eh bien! fit M'"* Fleuriel en se retournant, vous savez donc
où elle est?
— Elle est au bois des Mées, répliqua-t-il.
Et comme M'"' Fleuriel interdite demeurait d'abord sans réponse :
— Elle s'y est rendue par le chemin des troènes, reprit-il. Philippe
Montgivrault y allait de son côté par celui qui passe derrière le
hameau...
M'"* Fleuriel fut héroïque. Elle interrompit l'abbé, et, le regar-
dant en face : — Je le savais, dit-elle.
Puis elle sortit.
— Qu'allons-nous faire? s'écria M. Fleuriel; Hyacinthe aussi est
au bois des Mées,
XXII.
C'était bien la robe blanche de Colombe que Hyacinthe avait
aperçue derrière les arbres. La victorieuse pensionnaire, n'ayant
garde d'entrer dans le taillis d'où partaient ces chants qui l' alar-
maient, n'osant non plus s'engager trop avant dans le bois, de peur
que Philippe ne s'égarât à sa poursuite, s'était glissée tout le long
de la rampe du coteau, sur la lisière de la futaie. Elle s'était arrê-
tée à quelque distance du chemin que Philippe devait prendre,
dans une sorte d'étroite clairière formée sur l'escarpement même
entre déjeunes cépées de bouleaux et des buissons de genévriers,
un maigre rideau pour abriter un rendez-vous, car le genévrier n'est
qu'un arbre nain, et le feuillage du bouleau est clair. Colombe s'agi-
tait avec une fiévreuse impatience dans sa cachette si peu sûre , où
l'on ne pouvait que trop aisément plonger d'en haut; mais le moyen
d'en trouver une autre? Et M"* Colombe s'en prenait à ces arbres
iSh r.liVUE DES DEUX 310.NDES.
de la futaie qui étaient grands, à sa robe, qui était blanclie, mais
qu'elle n'avait osé changer, de crainte d'éveiller les soupçons de
sa mère. Elle s'en prenait surtout à la lenteur de Philippe. Enfin
elle entendit un pas précipité sur le sentier. Elle avança la tète
avec mille précautions entre les branches.
— C'est vous! dit-elle; je commençais à croire que votre tuteur
vous avait mis au cachot.
— J'ai fait ce que vous souhaitiez, s'écria Philippe d'un air
égaré. J'ai renié ce que j'adorais, et je me suis prosterné devant
vos autels. J'ai rompu pour jamais avec le guide de ma jeunesse. Je
n'ai plus de foi, je n'ai plus de parens, je n'ai plus d'amis, et me
voilà seul au monde...
— Il me semble, dit Colombe, que vous n'avez rien à regretter,
si je vous reste.
— Aussi, reprit-il, je ne regrette rien. Je ne veux plus que dé-
sirer et qu'espérer. L'épreuve de ce matin doit vous suffire. iN'êtes-
vous point contente de moi? Et qu'attendez-vous encore pour ré-
compenser tant de sacrifices ?
— Ce que j'attends? repartit Colombe. Répondez d'abord à la
question que je vais vous poser. Qu'avez-vous fait de votre tuteur?
— Âh ! vous allez le savoir, dit Philippe. Il est entré chez moi le
reproche, la menace à la bouche. 11 m'avait vu sortir de la messe,
il m'a jeté au visage mes croyances trahies, et j'ai gardé le silence;
mais il vous avait vue près de moi, il a deviné facilement que je
vous aimais, et que c'était vous qui m'aviez conduit par la force
dans cette église. Il m'a adjuré de quitter Fourières et de vous fuir.
J'ai refusé. Alors il m'a sommé de choisir entre ce qu'il appelait
l'opprobre de mon amour et son amitié...
— Je ne doute guère du choix que vous avez fait, dit Colombe;
mais au moins est-il parti?
— En me maudissant...
— En vous maudissant, reprit-elle; à la bonne heure! Et main-
tenant en effet je n'attends plus rien. Ma mère est avertie. Oh! je
n'ai pas perdu mon temps, moi non plus, vous le voyez. Elle sait
que vous allez lui demander ma main. Retournons donc au Prieuré.
— Quoi! s'écria-t-il, pour la première fois qu'il m'est permis de
vous voir sans témoin, nous séparer si vite 1 J'arrive, et sur com-
l^ien de choses sacrées n'ai-je point marché pour venir à vous! mais
la pensée de cette solitude où vous m'attendiez m'aurait fait fouler
aux pieds, sans hésiter, toute la terre....
— N'importe, dit Colombe, je ne veux pas rester. Est-ce que
vous n'entendez pas ces chants dans le fond du bois? Ce sont les
gens du village. Il n'y a point de sûreté ici. Et là-haut, sous ces
grands arbres qui montent tout droit, il n'y en a pas davantage.
LE PRIEUnÉ. 185
J'aimerais autant les avenues d'un parc. Allez, je serai toujours
plus prudente que vous. 11 faut partir.
— Non, fit-il, je ne vous obéirai pas. Partir au bout d'un mo-
ment, avant que j'aie pu rien vous dire de ce que vous me faites
éprouver, quand je n'ai pas touché votre main! Mais vous ne savez
donc pas quelle insupportable contrainte je subis auprès de vous
depuis quelques jours, et quels rêves m'ont conduit sur le chemin
du bois des Mées? Vous ne savez donc pas que je vous aime, que
je n'ai jamais aimé avant vous?...
— Ce n'est pas ma faute, dit la pensionnaire à demi-voix, s'il y
a du monde dans ce taillis...
Hyacinthe revenait de l'autre bout de la futaie. Elle croyait avoir
assez prolongé cette promenade; il était temps de regagner la mai-
son. Elle allait y rentrer comme une reine que sa propre volonté
avait bannie, et qui consent à revoir son peuple ingrat et méchant.
Elle n'est armée que de clémence et d'ironie, deux armes terribles.
Hyacinthe se promettait bien de saluer cordialement sa sœur et de
sourire à Philippe. Quelle joie que de sentir son âme droite, lim-
pide, sereine, en face de ces deux âmes troublées et rompues k la
feinte! Comme son isolement lui semblait beau, quand elle le com-
parait à cette union qui allait s'accomplir! Quel prix lui paraissait
avoir sa liberté reconquise, quand elle songeait à ces chaînes men-
teuses qu'elle allait voir forger et traîner sous ses yeux! Ah ! comme
le spectacle de cet amour eût été fait pour achever de la guérir, si
déjà elle n'avait été si bien guérie! — Elle arrivait en ce moment
au chemin du hameau; mais l'autre en était si proche: Hyacinthe
se trompa de chemin...
— Écoutez donc ces chants! disait Colombe. Il me semble qu'ils
se rapprochent.
— Ils s'éloignent, répondit Philippe. Ceux qui chantent sont des
amoureux comme moi.
— Oh! fit Colombe. Je suis sûre qu'ils sont bien plus sages.
— C'est qu'ils sont plus heureux, reprit-il; c'est qu'on leur per-
met ce que vous me défendez, c'est qu'ils sont aimés comme ils
aiment. Ils ne sentent donc pas l'impatience qui me dévore, ni la
peur de ne jamais retrouver de si beaux momens perdus.
— Voyons! dit Colombe, je vais vous faire une promesse. Nous
reviendrons au bois demain, si vous le voulez; mais tout m'effraie
aujourd'hui...
— Demain! s'écria-t-il; songez à tout ce qui nous sépare de de-
main. On ne possède bien que le moment présent. Vous êtes ici,
maintenant, près de moi. Je tiens votre main. Vos yeux qui me
semblent si beaux...
— Ils le sont moins que d'autres yeux que je connais, interrom-
186 REVUE DES DEUX MONDES.
pit-elle en riant, et ils me feraient une bonne réputation, s'ils s'avi-
saient de briller aussi fort.
— Mes yeux brillent parce que mon cœur est en feu. Il fut long-
temps aussi froid que le vôtre. Vous l'avez changé!...
— Vraiment oui ? dit-elle. Il me semble que vous êtes bien changé,
et je n'aurais jamais cru Philippe, laissez-moi...
Mais il l'avait entourée de ses bras... Soudain une pierre roula
sur l'escarpement de la futaie. Colombe se dégagea brusquement,
tous deux levèrent la tête; puis Colombe s'enfuit, laissant des lam-
beaux de sa robe blanche à tous les buissons, et Philippe la suivit.
Hyacinthe était là, appuyée contre l'un des géans de la hêtrée,
les yeux dans la clairière. Son pied avait glissé sur le bord de la
rampe, et la pierre accusatrice avait roulé. Après le départ des
deux fugitifs, elle ne quitta point cette place funeste. Ses yeux ne
pouvaient se détacher du miroir ardent qui conservait leurs images,
et toujours elle les voyait enlacés.
Le crépuscule tombait. Les chercheurs de noisettes remontèrent
du fond du bois. Ils ne revenaient point comme ils étaient partis,
par troupes et en chantant, mais par couples et se parlant tout bas.
Plusieurs se donnèrent un baiser d'adieu avant de rentrer dans le
hameau, et Hyacinthe entendit l'écho de ces baisers sonores. Les
derniers passèrent, le taillis redevint muet; les ténèbres envahis-
saient la futaie par grandes ondes; la nuit venait.
— Hyacinthe! Hyacinthe! où êtes- vous? — Ces cris, qui retentis-
saient sous la feuillée, la tirèrent de son rêve cruel. — Hyacinthe!
disait une autre voix. C'était son père, c'était l'abbé. Elle ne vou-
lait pas leur répondre; mais ils savaient quel chemin elle avait pris.
Ils virent une ombre à demi renversée sur la mousse, et ils accou-
rurent. M. Fleuriel se mit à genoux devant sa fille. L'abbé demeu-
rait debout auprès d'elle, cherchant des yeux autour de lui. Il
aperçut quelque chose qui brillait, au-dessous de l'escarpement,
dans les genévriers, et il descendit. C'était un morceau d'étoffe
blanche. Il le tenait à la main quand il revint près d'Hyacinthe.
— Jetez cela! s'écria-t-elle. Il obéit.
Tout à coup Hyacinthe se leva, et tendant une main à son père,
l'autre à l'abbé : — Pardonnez-moi, leur dit-elle, voilà le dernier
chagrin que je vous cause. C'est bien ma dernière faiblesse. Oh! je
peux tout voir à présent.
Et elle se mit à marcher devant eux sur la route du Prieuré. Ils
la suivaient en silence. Comme ils arrivaient au préau, elle se re-
tourna. — Mon père, dit-elle, nous allons fixer, en rentrant, le
jour du mariage.
— Hyacinthe, s'écria M, Fleuriel, je ne parlerai point devant
vous. Je ne ferai pas ce plaisir à votre mère.
LE PRIEURE.
187
— Ma fille, dit l'abbé, quand de telles choses vont se débattre,
vous ne commettrez point la folie d'être présente...
— Allez! interrompit Hyacinthe avec un sourire qui lui déchirait
les lèvres, je suis maintenant plus forte que vous.
XXIIl.
Deux années se sont écoulées. Quelques mois après le mariage
de Colombe, M'"» Fleuriel a rendu à Dieu son âme sensible et douce;
mais elle se survit dans sa fille cadette. Colombe et Philippe habi-
tent le grand presbytère. M'"* Montgivrault est la plus grande dame
de la paroisse, et M. Montgivrault en est l'homme le plus pieux. Il
faut voir la belle figure qu'il fait chaque dimanche à Téglise dans
le banc d'œuvre, car le voilà marguillier! C'est un bon chrétien et
un bon mari, suivant la prophétie de M'"* Fleuriel. Il sait bien toute
l'étendue de ce qu'il doit aux yeux noirs de sa chère femme, son
bonheur dans ce monde et l'espérance du salut dans l'autre. Quant
à la philosophie,... où sont les neiges d'antan? Philippe un jour
pourtant a reçu une lettre de son tuteur, car l'avocat Montgivrault
ne peut se décider à se tenir pour battu; il a caché cette lettre à
sa femme, et durant quelques jours on l'a vu soucieux, mais le
nuage s'est dissipé. Le temps des regrets n'est pas encore venu.
Colombe rend peu de visites au Prieuré et n'y conduit jamais son
mari.
Sa mère, en la mariant, lui avait dit : « C'est pour vous que vous
prenez un mari. Colombe. » Ces mots contenaient un bon conseil.
Colombe, toujours prudente, a mis le cœur de son mari en cage
€t sa conscience en prison. La cage est dorée, mais étroite; la pri-
son n'est pas trop sombre, mais on voit au fond les instrumens
de torture tout prêts pour le cas où le prisonnier s'aviserait de
faire le rebelle. La solitude des deux jeunes époux n'est guère
troublée dans leur grande maison, et les soirs d'hiver, au coin du
foyer, dans la chambre neuve et richement parée de M'"® Montgi-
vrault, ils sont tentés de se croire au ciel. Ces soirées sont longues,
mais Colombe est habile à les animer et à les remplir. Tour à tour
elle fait le lutin et le docteur, et l'heure passe, et le sommeil en-
suite sera doux. Cependant Philippe , enfermé dans ce paradis de
l'amour, sent parfois que ce n'est pas lui qui en tient les clés. Ses
regards se fatiguent à la longue de contempler son maître, d'errer
sur les meubles de cette chambre témoins de sa félicité si parfaite,
et il ne peut s'empêcher de penser que le monde s'est singulière-
ment rétréci autour de lui depuis qu'il est heureux. Colombe aper-
çoit encore une ombre sur le front de son mari; elle l'interroge.
11 n'a garde de répondre; il sait trop bien ce qu'il lui en coûterait.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
Hyacinthe vit depuis deux ans dans la vieille maison noire, entre
son père et l'abbé, qui s'est accoutumé peu à peu à venir dîner au
Prieuré tous les jours. Les soirs d'été, assis tous trois sur la ter-
rasse, les yeux sur le riant paysage animé par la rivière, ils se
disent à demi-mot des choses qui feraient sourire ceux qui n'ont
point la pureté du cœur. Hyacinthe a tenu parole : elle s'est mon-
trée forte au jour de l'épreuve, et l'est demeurée. Elle ne paraît
point différente de ce qu'elle était autrefois, si ce n'est qu'on lui
voit un peu plus de sérieux sur le visage. Ce qui s'agite dans le
fond de son âme, ce qui passe devant ses yeux dans le secret des
nuits, nul ne le sait. Elle a mis un sceau sur ses lèvres : c'est un
sourire égal çt doux, qui ne trahit ni regrets ni désirs. Seulement
il arrive souvent à Hyacinthe de dire qu'elle aura bientôt vingt-
cinq ans, ce qui rappelle fort amèrement à M. Fleuriel qu'il en a
soixante, et que sa fille un jour restera seule au monde. Alors il re-
garde l'abbé, qui détourne les yeux. L'abbé est plus jeune, et il a
plus de temps à vivre; mais il n'est pas le père d'Hyacinthe , et il
est prêtre. Il revient bien tristement à Fourières, et, en passant de-
vant le grand presbytère, il ne peut s'empêcher de soupirer et de
se dire : « Dieu a voulu cela! » Il n'a pas perdu l'espérance de trou-
ver à Hyacinthe un soutien et un guide ; mais où le chercher ? De
l'est à l'ouest, du septentrion au midi, le pays est vide. A dix lieues
à la ronde, il n'y a pas un homme à marier.
Au bout de la deuxième année, on le vit pourtant arriver au
Prieuré dans un trouble extraordinaire. Le matin même, il avait
appris que le maître octogénaire d'un grand domaine situé à Saint-
Pern était mort à la ville, et que son neveu et son héritier, étant
venu visiter cette terre qui lui avait plu, allait en faire sa rési-
dence. Hyacinthe s'étonna de le voir si ému d'une chose qui lui
importait si peu; mais M. Fleuriel, qui comprenait les espérances de
son ami, se garda bien de les contredire. Le mois suivant, l'abbé
fit connaissance avec celui qu'il nommait déjà le nouveau seigneur;
cette fois encore, il revint ivre de plaisir au Prieuré. — C'est un
homme de trente ans, disait-il. Sa figure est belle. On dit qu'il est
poète, et que pour cette raison son oncle l'aurait déshérité, s'il en
avait eu le temps... Il est grand chasseur.
Et se tournant vers M. Fleuriel : — Il viendra chasser chez vous,
lui dit-il, au bois des Mées.
Hyacinthe ravivait le feu, car on était en hiver. M. Fleuriel s'ap-
procha, saisit une bûche énorme et la. jeta dans le foyer. — Mon
père, dit Hyacinthe en riant, voulez-vous donc faire un feu de joie?
Ce jour-là, l'abbé ne dîna point : il avait besoin de rentrer chez
lui pour prier Dieu.
Paul Perret.
LA
GUERRE D'AMÉRIQUE
LE MARCHÉ DU COTON
De temps en temps il nous arrive, de l'autre côté de l'Atlantique,
des bruits de trêve et de conciliation qui tiennent en suspens l'at-
tention de l'Europe. Tantôt il s'agit de commissions mixtes qui
auraient été nommées par les deux congrès américains pour dé-
battre les préliminaires d'un arrangement entre les parties belligé-
rantes; tantôt ce sont des messagers de paix, des porteurs de paroles
qui franchissent les lignes des camps et qu'on dit investis de pou-
voirs secrets. Plus récemment, c'est le président de l'Union qui a
fait et reçu en personne des ouvertures promptement jugées inad-
missibles. En s'emparant de ces nouvelles, le public européen en
grossit l'effet et y ajoute ses commentaires. Chacun les juge sui-
vant ses intérêts ou le sentiment qu'il y apporte. Pour ceux qui sont
engagés dans des opérations industrielles ou commerciales, c'est
l'objet d'une sollicitude directe; pour les autres, c'est un soulage-
ment au milieu de ces scènes douloureuses qui, en se prolongeant,
ont tendu les esprits jusqu'à la lassitude. Les poitrines se dilatent à
la pensée que l'effusion du sang va cesser. Point de limites aux con-
jectures; la paix paraît faite jusqu'au moment où de nouveaux avis
renversent l'échafaudage des illusions. Ces surprises et ces retours
d'opinion, qui ne sont pas toujours exempts de calcul, feraient
moins de dupes parmi nous, si l'on se rendait bien compte de ce
que sont les faits en Amérique et de ce qu'y valent les hommes. On
190 REVUE DES DEUX MON'DES.
s'est trop accoutumé à regarder ces événemens lointains comme un
spectacle dont on supporte mal les longueurs; le désir qui domine
est l'impatience du dénoûment, et peu de gens cherchent à s'éclai-
rer sur ce qu'il doit être pour avoir des effets sérieux. Aucune no-
tion ne serait pourtant plus utile pour se prémunir contre les bruits
hasardés qui se traduisent, dans le maniement des intérêts, par des
mouvemens aléatoires. Les élémens d'une appréciation exacte ne
manquent pas, pourvu qu'on les prenne dans la nature des choses
et non dans des données de convention, livrées en pâture, au jour
le jour, à la crédulité pubUque. Ce sont ces élémens intrinsèques que
nous allons essayer d'analyser, en glissant sur les faits de guerre et
en ne nous attachant qu'aux grands traits de la situation.
I.
Au point oîi les événemens sont arrivés, il ne reste plus l'ombre
d'un doute sur la conduite que jusqu'à épuisement de leurs forces
tiendront les deux partis en présence. Ni l'un ni l'autre n'effaceront
de leurs drapeaux les fières devises qui y ont été inscrites dès l'ori-
gine : du côté du nord, rétablissement de l'Union; du côté du sud,
démembrement de l'Union. Dans les premières années de la rup-
ture, l'esclavage pouvait être un cas réservé; il ne l'est plus au-
jourd'hui. Des engagemens formels ont été pris; la cause du nord
est liée à l'abolition de l'esclavage, comme celle du sud au main-
tien de l'institution servile. Il n'y a d'équivoque ni dans les inten-
tions, ni dans les volontés, ni dans les actes.
Entre des situations si tranchées, un accommodement est-il pos-
sible? peut-il aboutir? Voilà ce qu'il faut se demander lorsqu'on ap-
prend que des négociations sont ouvertes. Quel moyen terme intro-
duire dans des prétentions absolues et qui s'excluent à ce point?
L'imagination la plus inventive y échouerait sans doute. C'est, il est
vrai, des deux côtés la même race, parlant la même langue, long-
temps liée par les mômes intérêts, par une tradition commune; elle
se compose d'hommes également braves et éclairés. Que de motifs
pour s'entendre, si un abîme ne s'était creusé entre eux! Tel est
l'empire de la passion que ces qualités mêmes n'ont servi qu'à en-
tretenir un plus grand acharnement. Dans ces chocs à outrance,
les cœurs se sont aigris, le langage s'est envenimé, le vertige de
l'orgueil a obscurci la raison, et en réalité tous les griefs se résu-
ment désormais en un seul grief, le désir et l'espoir des revanches,
tous les débats en un seul débat, c'est de savoir lequel cédera des
deux partis en armes. Un esprit nouveau, dont ce pays industrieux
s'était jusque-là préservé, est né de la circonstance, l'esprit mi-
lA GUERRE ET LE COTON. 191
litaire. Timide et circonspect au début, il a aujourd'hui la voix
haute, sent de quel poids il pèse dans ce qui s'agite, et survivra
aux événemens. Si ce n'est pas un maître, c'est du moins un sur-
veillant. Pour le conseil comme pour l'action, il faudra, quoi qu'il
arrive, compter avec lui.
S'il ne s'agissait, dans une négociation, que de souscrire à quel-
ques ménagemens de forme, le concert serait bientôt rétabli entre
les contend'ans. Ils ont, dans le plus vif de leur différend, conservé
les uns pour les autres une estime qui rend les égards faciles. Au-
cun des partis ne veut abuser de la victoire, ni en pousser le bé-
néfice au-delà des points litigieux. Il paraît entendu que, si l'Union
parvient à se reconstituer, l'oubli complet du passé sera la pre-
mière clause du pacte à intervenir, qu'aucane recherche ne pourra
être exercée ni contre les personnes ni contre les biens, et que
les états un instant détachés rentreront dans leurs anciens droits
sous la seule exception des droits particuliers qui ont motivé la
prise d'arpies. 11 en serait de même, assure-t-on, des dettes res-
pectives, qui seraient confondues dans la dette publique sans dis-
tinction d'origine. Rien de plus sensé ni de plus politique. Ce long
duel laissera dans les cœurs des blessures qu'il ne serait pas pru-
dent d'envenimer, et le grand souci des pouvoirs constitués, si
l'intégrité des états se reforme , devra être d'effacer jusqu'aux
traces de la querelle. Voilà des détails sur lesquels la disposition
des esprits rend une entente possible ; mais ce ne sont que des
points secondaires. Il en est d'autres plus essentiels et si irritans
qu'à peine ose-t-on en parler quand on s'abouche. C'est d'un côté
le partage de la prépondérance politique, de l'autre les termes
dans lesquels sera réglée l'émancipation des esclaves.
Avant la scission, les hommes du sud avaient su arranger les
choses de telle façon que le gouvernement de l'Union leur était
échu pour la plus grande part. On a calculé que dans le cours de
soixante-douze années et sur dix-huit élections les suffrages po-
pulaires avaient porté à la présidence douze hommes du sud contre
six hommes du nord. Ce fait était même devenu une théorie. 11
paraissait admis que les hommes du sud, par la nature de leurs oc-
cupations et à raison des loisirs que leur laissait l'administration
de leurs domaines, étaient plus que les hommes du nord préparés
aux habitudes du commandement. L'activité du nord, plus directe
et plus personnelle, absorbait l'individu; celle du sud, presque
toujours indirecte et s'exerçant par délégation, dégageait mieux la
personne et la désignait d'une manière plus naturelle pour diriger
les services du gouvernement. Aussi était-ce dans le sud que les
fonctions publiques, par voie d'affinité, recrutaient le plus ordinai-
192 REVUE DES DEUX MONDES.
rement leurs agens. Il était dans la force des choses que le prési-
dent, maître de l'investiture, préférât des hommes à sa main, unis
à lui par une communauté d'origine et de sentimens. De là cette
singulière distribution des rôles qu'avec une entière liberté de suf-
frages la puissance publique appartenait de fait et presque irré-
sistiblement à la minorité. Dans la cour suprême, cinq juges sur
neuf provenaient des états à esclaves. Les mêmes proportions, avec
quelques alternatives, se retrouvaient dans les postes de secrétaire
d'état, de ministres plénipotentiaires, dans les présidences des
chambres, dans les offices supérieurs de la magistrature, dans les
grades militaires. Le sud était partout présent, comme une sorte
de chevalerie qui, par l'effet d'un plein consentement, s'imposait
au nord, moins soucieux des honneurs que des affaires, et qui trou-
vait dans les cultures, l'industrie et le négoce un emploi plus fruc-
tueux de son temps. Qu' est-il résulté de cette confiance impré-
voyante? Les événemens l'ont montré : c'est une faute que le nord
ne commettra plus. Voilà ce que sentent les hommes du sud et ce
qui les rend si peu maniables. S'ils rentrent dans l'Union, ce ne
sera ni au même titre, ni dans les mêmes conditions qu'autrefois.
Ils ont perdu un empire que le nombre ne leur rendra jamais, et
qu'aucune habileté de conduite ne pourra leur faire recouvrer. On
oubliera qu'ils sont des vaincus; malgré tout, ils resteront sus-
pects. Ce sera pour longtemps une déchéance politique; du moins
l'envisagent-ils ainsi, et l'idée en répugne à des hommes qui ont si
souvent commandé.
Admettons que cet orgueil cède et qu'ils se résignent à la perte
de leurs prérogatives, ce n'est que la moitié des sacrifices à pré-
voir. Leur fortune est également menacée : elle avait l'esclavage
pour fondement, et avec l'émancipation l'économie du travail agri-
cole est à reconstruire. Gomment un peuple calculateur a-t-il
pu se tromper à ce point dans une question d'intérêts? Voici une
guerre civile qui a déjà coûté au nord 6 milliards et au sud li mil-
liards probablement, en tout 10 milliards. Qu'on y ajoute l'aban-
don d'une partie des plantations, le désarmement de la marine
marchande, les pertes infligées par la course, la dépréciation des
valeurs, la rupture des relations régulières, ce sera 15 milliards
au moins de prélevés sur la richesse commune. 15 milliards pour
aboutir à des hécatombes et à des ruines ! Avec la cinquième
partie de cette somme, on eût amplement payé la rançon des trois
millions de nègres qui, au fond et quoi qu'on ait pu dire, ont été
la cause et l'objet de cette dilapidation. L'argent est englouti au-
jourd'hui sans que la rançon ait été payée; elle reste à débattre.
C'est dans cette liquidation de la servitude que se rencontreront
LA GUERRE ET LE COTON. i9S
les plus grandes difficultés d'un arrangement. Tout détail sera un
obstacle : le chiffre de l'indemnité, si le principe en est admis;
le mode d'exécution, soit que les états en demeurent chargés,
soit que la puissance fédérale se l'attribue; les garanties pénales
contre les résistances individuelles ou collectives, les délais de
l'affranchissement. Que d'occasions de dissentimens ! quel aliment
pour l'esprit d'animosité! A la guerre ouverte succédera une guerre
d'embûches où le nord aura affaire à forte partie. Il est de toute évi-
dence et ses actes en font foi que, dans ce débat d'où le salut du
pays dépend, M. Lincoln ne reproduira plus la combinaison plato-
nique qui ajournait à la fin du siècle la délivrance des noirs. Point
de repos à attendre, après ce long déchirement, si ce n'est dans
une exécution simultanée et immédiate. Rien ne sera terminé avec
le sud tant que les dernières chaînes de l'esclavage n'y seront pas
brisées. Tout délai serait pour les uns une issue ouverte à de nou-
velles trahisons, pour les autres la nécessité de rester en armes
afin de les conjurer. L'affranchissement immédiat répond seul à
ces pièges d'une paix captieuse. C'est le gage que le sud doit
fournir, le seul qui soit solide et sur lequel il n'y ait plus à re-
venir, le seul aussi qui puisse délivrer l'Union des charges mili-
taires qui l'obèrent depuis cinq ans. La fatalité le veut ainsi, et
tant qu'il lui restera un homme et un fusil, le sud se débattra sous
son étreinte. Dans la partie où il s'est témérairement engagé, il a
joué non-seulement ses prérogatives, mais ses destinées. L'escla-
vage lui avait ménagé une existence commode que l'émancipation
devait renverser de fond en comble. Le jour où ce travail des cul-
tures qu'il imposait le fouet en main ne s'exécuterait plus qu'à des
conditions débattues, il n'en tirerait plus ni les mêmes jouissances
ni le même profit; il serait alors obligé de fléchir, lui devant qui
tout fléchissait.
En se pénétrant de ces faits, on comprend à quel point un ar-
rangement librement consenti offre de difficultés et d'incertitudes.
Jusqu'ici les émancipations qui se sont succédé ont eu lieu contre
le gré des possesseurs d'esclaves; l'autorité de la métropole les
imposait à des colonies dépendantes. Pour la première fois il s'agit
d'en régler les conditions avec des maîtres qui y résistent et qui
ont pris les armes pour défendre le régime du travail auquel leur
fortune est attachée. C'est un grand spectacle et une noble entre-
prise, mais ce n'est pas l'œuvre d'un jour ni d'une conférence. Les
intérêts et les passions ne transigent pas aisément, et tant qu'il leur
reste une lueur d'espoir, ils rejettent le masque et font de nouveau
appel à la force.
La force, cet argument décisif, où est-elle aujourd'hui? Long-
TOME LVI. — 1SG5. 13
19i REVUE DES DEUX MONDES.
temps elle s'est balancée entre les deux camps de manière à laisser
les opinions indécises. Jamais guerre ne se fit d'une manière plus
décousue, plus au rebours des procédés que nos grands capitaines
ont mis en crédit. Depuis bientôt un siècle, nous sommes accou-
tumés en Europe à des campagnes expéditives qui, en quelques
mois, décident du sort des états. Un siège qui dure un an , comme
celui de Sébastopol, ne nous semble pas exempt de longueurs.
L'Amérique, qui ne fait rien comme nous, n'a pas de ces impa-
tiences. Elle ne nous a emprunté ni nos marches rapides , ni nos
actions décisives. Ses victoires n'ont pas de lendemain, et l'effet en
est souvent détruit par des échecs inattendus. Tout cela de loin
s'explique mal et déroute les conjectures. On ne comprend guère
non plus pourquoi, à tout propos, les armées se retranchent, même
quand le terrain est libre pour le combat, et restent pendant des
mois entiers en face l'une de l'autre dans une expectative dont la
signification échappe. Pour se rendre compte de cette tactique, il
faut remonter aux Romains et à ces camps fortifiés que César mul-
tipliait dans les Gaules. Est-ce un retour vers l'enfance de l'art ou
un système de temporisation commandé par l'étendue du théâtre
des hostilités ? A. la distance où nous sommes et dans la disette de
renseignemens, il est malaisé d'en juger. Il y a pourtant un fait
qui, sans être nouveau dans l'histoire des guerres, est plus parti-
culier à l'Amérique qu'au continent européen : c'est l'habitude d-e
prendre la mer ou les grands fleuves pour base d'opérations, et
d'entretenir une force navale à l'appui des armées de terre, soit
pour l'action, soit pour le transport des hommes et des appro-
visionnemens. Sur le James comme sur le Mississipi, on retrouve
des flottilles aidant aux sièges, poussant des reconnaissances har-
dies, balayant les rives, jetant des bataillons sur les points où l'of-
fensive commence, leur servant de refuge au besoin, et couvrant
leur retraite quand ils plient sous le nombre. Cette action combinée
a peut-être là des modèles bons à étudier; mais il n'en reste pas
moins évident que cette façon de mener une guerre n'est pas la
bonne, et que, sans en chercher d'autres causes, elle est condam-
née par ses seules lenteurs et par une impuissance avérée d'aboutir
à rien de définitif.
Cependant, depuis quelques mois et à la suite de la prolongation
des pouvoirs de M. Lincoln, on dirait qu'une sorte de méthode s'est
introduite dans des opérations qui jusqu'alors avaient été mal liées.
La campagne actuelle se distingue des précédentes par une plus
grande unité dans les plans et plus de concert dans les mouvemens
des armées. Le corps de Grant, qui est le plus considérable, sert
comme de pivot aux corps expéditionnaires, distribués dans un rayon
LA GUERRE ET LE COTON. j^g-
troupes de ses lieu enânsn f ^f, G;'»' assure la disponibilité des
Lee.de l'autre TZZe'Zr ™ ' '' T' '" ^'^"^ '^^ ''''■•<=«« de
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qui, en temps ordinaire ne sont m,' ^ ^ f '''''' '*'" ««rmudes,
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le siège d'un comme ce interlope Vue 'rint "'°". ''' ''^'™"«
donnera jamais à l'AngleteSnl. m,l les T"T'' "' ^''-
prmcipal arsenal du sud. Il y puS ' ' ! ""'' °"' '^'^ '^
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Les fournitures miîu;iS,T„^;:'^,'^^;p™f"-"« impunément.
' ^^ "^^^^ P^^ &1 OS chargemens et mises
196 REVUE DES DEUX MONDES.
en dépôt, s'y distribuaient sur des navires légers, à marche ra-
pide ,' qui forçaient les blocus , et en rasant les côtes échappaient
aux croisières par leur faible tirant d'eau. Les canons, les boulets,
les poudres arrivaient ainsi à leur destination , et tels étaient les
bénéfices de ce trafic qu'ils couvraient amplement tous les risques
de capture. Les retours s'opéraient en cargaisons de coton qui y
ajoutaient de nouveaux profits. D'énormes fortunes ont été faites
dans ce cabotage, et on comprend le goût qu'y apportaient les
spéculateurs favorisés. Ce que l'on comprend moins, c'est la tolé-
rance des autorités locales pour des actes qui engageaient la res-
ponsabilité de leur gouvernement. Çà et là et pour la forme, quel-
ques interdictions étaient bien lancées et obligeaient les bâtimens
chargés de contrebande de guerre à chercher dans le port mexi-
cain de Matamoras une police plus accommodante ; mais la plu-
part du temps le gouverneur des Bermudes fermait les yeux pour
ne pas priver sa petite colonie de la fortune inattendue que les évé-
nemens lui procuraient.
Cette insuffisance des blocus n'avait pas échappé à la vigilance
du gouvernement fédéral. Il voyait ce que l'armée ennemie em-
pruntait de ressources à la connivence des neutres. Les réclama-
tions diplomatiques n'aboutissant pas, il a fallu employer dès lors des
moyens plus directs. De là une suite d'expéditions navales qui
avaient pour objet la réduction du littoral et ne sont pas les moins
glorieux épisodes de cette guerre. Parmi ces expéditions, une seule
a eu un succès immédiat et complet, la prise de la Nouvelle-Or-
léans. Celle de Beaufort n'avait abouti qu'à l'occupation des îles qui
lui font face, celle de Charleston au démantèlement du fort Sumter,
celle de Mobile à la destruction des ouvrages extérieurs et à la libre
possession des rades. Tout récemment encore les forts qui défen-
dent les approches de Wilmington ont été enlevés ou détruits sans
que la ville se soit rendue. La marine, après avoir poussé les choses
aussi loin que le permettaient ses moyens d'action et la nature des
lieux, retombait dans l'impuissance, faute de troupes de terre char-
gées d'achever son œuvre en prenant les ports à revers. Ce com-
plément d'investiture et d'action, la pointe audacieuse de Sherman
l'a rendu désormais possible. 11 tient à sa portée et sous le coup d'une
menace cette suite de foyers de contrebande de guerre qui se suc-
cèdent sur la côte orientale depuis le cap Hatteras jusqu'à l'extré-
mité des Florides. Savanah n'est qu'une étape qui doit le conduire
à Charleston et à Georgetown, tandis que les lieutenans de Grant
achèveront à Wilmington la tâche commencée. Ces positions une
fois prises, la Virginie et les Carolines seront gardées du côté de la
mer; l'Union en aura les clés, et le séquestre contre l'assistance et
LA GUERRE ET LE COTON. 197
l'influence de l'Europe prendra un caractère rigoureux. Là où les
fournisseurs militaires trouvaient des marchés ouverts, ils ne ren-
contreront plus que des canons pour les tenir au large. Si ce plan
réussit, la confédération, privée de ses communications maritimes,
se consumera d'elle-même dans un prompt dépérissement.
Cet isolement a commencé dans son propre sein et sous la forme
de défections successives. Tous les états engagés dans les débuts
de la lutte n'y figuraient pas au même titre. Les uns y avaient un
intérêt direct, les autres n'y avaient qu'un intérêt indirect. Les pre-
miers occupent les vastes plaines qui, baignées à l'est par l'Atlan-
tique et appuyées à l'ouest sur les chaînes secondaires des Allegha-
uys, s'élargissent à leur rencontre avec la vallée du Mississipi et
vont aboutir au golfe du Mexique. C'est la zone du coton vouée ex-
clusivement au travail servile et où domine l'influence des grands
planteurs. La Virginie orientale, les deux Carolines, la Géorgie,
l'Alabama, la Floride, sont dans ce cas. Les seconds de ces états
se partagent la région qui des plateaux des AUeghanys descend
vers rOhio et le Mississipi et renferme une population plus mêlée.
Ceux-ci ont également leurs grands domaines et leurs marchés
d'esclaves; mais l'immigration y a versé de rudes pionniers qui
exploitent le sol de leurs mains, et dont le nombre, constamment
accru, tient en échec l'esprit de caste des anciens tenanciers dont
ils n'ont épousé qu'à demi les rancunes et les colères. Ces états
sont le Tennessee et le Kentucky. Les cultures libres y balancent, si
elles ne les excèdent pas, les cultures serviles, surtout dans les par-
ties montueuses et tempérées. C'est de cette région laborieuse que
sont sortis, à une date récente, des signes menaçans pour le sud et
sous la forme la plus significative, l'abolition. Le Tennessee s'est dé-
claré le premier; on assure que le Kentucky va le suivre. Un cordon
d'états libres se formerait ainsi autour du berceau de l'esclavage de
manière à lui enlever toutes ses issues. Les mêmes symptômes de
défection se sont montrés dans le Missouri, où l'aflranchissementdes
noirs suit les voies légales. Pour la Louisiane, c'est un fait accompli
depuis son occupation; pour le Maryland, c'est une réforme volon-
taire, en pleine vigueur, qui a traversé l'épreuve des formalités. Le
vide se fait ainsi autour du sud; de plus en plus on l'enferme dans
un cercle d'institutions réfractaires. Des quinze états à esclaves qu'il
croyait liés à sa cause par une communauté d'intérêts, en voici déjà
cinq qui la désertent par des démonstrations auxquelles il ne peut
se méprendre. Trois autres, le Texas, l'Arkansas et le Delaware, ne
lui apportent qu'un appoint insignifiant, et sont empêchés par les
distances de lui porter secours. Ses forces se réduisent dès lors à
sept états peuplés de trois millions de blancs et de deux millions
198 REVUE DES DEUX MONDES.
d'esclaves. Il en est même deux sur ce nombre dont le zèle est at-
tiédi et la fidélité douteuse. La Caroline du nord a protesté à di-
verses reprises, la Virginie s'est scindée en deux parts, dont l'une
s'est ralliée au drapeau de l'Union. Dans toute l'étendue du ter-
ritoire règne un profond sentiment de lassitude. Les régions de
l'ouest, livrées sans défense à des corps de partisans, implorent la
paix comme leur seule garantie contre des ravages impunis. II n'y
a plus de passions que dans les armées, et encore sentent-elles à de
certains momens leurs animosités se calmer et leur persévérance
fléchir.
On le voit, toutes les chances sont aujourd'hui en faveur du nord;
il peut dicter ses conditions et n'a plus à redouter que ses propres
faiblesses. Il a pour lui la force morale et la force matérielle ; il com-
bat pour un principe, tandis que dans le camp opposé on ne combat
que pour un intérêt. Le triomphe de ce principe sera une grande
date dans l'histoire de l'humanité; il n'y aura lieu de regretter ni
l'argent sacrifié, ni le sang versé, s'il sort intact de cette lutte. Ce
qui serait à jamais déplorable, ce serait d'avoir molli quand il fallait
se montrer le plus ferme, de n'avoir obtenu en échange de tant de
vies sacrifiées que des satisfactions stériles. Le vrai danger du
moment est dans cette impatience d'en finir qui tend à précipiter
les choses au risque d'une déception. L'humeur des Américains est
prompte à mettre l'Europe en cause, à l'accuser des embarras qui
leur ont été suscités, et jusqu'à un certain point leur plainte est
fondée; ils ne parlent pas de ceux que leur ont valus leurs dissen-
timens intérieurs. Ils se taisent sur ces complicités mal déguisées
qui entretenaient le sud dans ses illusions et l'encourageaient dans
sa résistance; ils ne disent pas combien d'hommes du nord ont fait,
dans le cours de cette guerre, des vœux contre leur propre parti et
trahi sa cause jusqu'à employer la violence. Le tort qu'a fait au nord
la malveillance extérieure est loin d'être l'équivalent du tort qu'il
s'est fait à lui-même. C'est ce mauvais esprit, toujours agissant, qui,
dans ces conjonctures, est ce qu'il y a le plus à redouter. Les fac-
tions, par leurs menées souterraines, peuvent troubler la conscience
du président, tromper sa bonne foi, ébranler sa fermeté, l'amener à
traiter avant l'heure. Peut-être faut-il voir leur main dans cette der-
nière conférence si légèrement acceptée, si brusquement rompue.
Quel bien pouvait-on s'en promettre tant que le sud ne se désistait
pas de sa prétention à l'indépendance? Le seul préliminaire sérieux,
c'est que la prétention et le mot soient retirés. L'indépendance du
sud serait non-seulement la consécration indéfinie de l'esclavage,
mais la guerre civile en permanence, par le seul effet d'institutions
incompatibles et juxtaposées. Le jour où, sous un déguisement quel-
LA GUERRE ET LE COTON. 199
conque, cette condition serait admise, l'Union se déclarerait vaincue
et aurait signé sa déchéance. Elle n'en est pas là, Dieu merci!
Cependant toutes les surprises sont possibles. Une fantaisie nou-
velle semble s'être emparée de l'esprit des Américains : c'est de
s'arranger entre eux tant bien que mal, pour prendre des revanches
ailleurs. Cette fantaisie passera, si elle n'est que superficielle; si
elle était profonde et qu'elle persistât, il faudrait s'attendre à une
paix mal faite. Dans un cas comme dans l'autre, il est bon de se
tenir préparés aux événemens. Notre politique comme nos intérêts
ne manqueraient pas de s'en ressentir. Je ne m'occuperai que des
derniers. Ils sont fortement engagés dans le dénoûment de ces
querelles intestines. Pour les spéculations commerciales, ce serait
l'occasion et le signal d'une crise, pour nos manufactures de coton
le brusque retour de l'avilissement des prix, pour nos ouvriers la
gai-antie d'un travail plus suivi et plus régulier. Ce qui touche tant
d'existences et tant d'affaires ne saurait nous être indifférent.
II.
Pour se rendre compte du coup que porterait à notre marché du
coton le rétablissement dans des conditions régulières de l'appro-
visionnement américain, il importe de jeter un coup d'œil en ar-
rière et de voir où en étaient les choses lorsque cet approvision-
nement a été supprimé. En réalité, il avait éteint presque toutes
les concurrences, et à lui seul suffisait à l'activité de nos manufac-
tures. Les produits dont il se composait avaient une supériorité
avérée: ils arrivaient à jour fixe, et en quantités telles que la fa-
culté du choix était toujours assurée. L'Europe en employait 3 mil-
lions 1/2 de balles. A ces motifs de préférence venait s'ajouter la
modicité de plus en plus grande des prix. Dans les années d'abon-
dance, la dépréciation avait été poussée si loin qu'un moment on
avait pu obtenir des cotons de qualité courante à ZiO centimes le
demi-kilogramme. Ce n'était là qu'un cours d'exception et à peine
rémunérateur; mais la valeur moyenne, dans une période décen-
nale, avait oscillé entre 50 et 55 centimes le demi-kilo, qui sem-
blaient suffire aux planteurs pour couvrir leurs frais et recueillir un
légitime bénéfice. Les habitudes étaient prises dans ce sens, affer-
mies de jour en jour par un avantage réciproque, et rien ne lais-
sait prévoir d'autre altération dans le cours des choses que les va-
riations presque insensibles qu'apportaient sur les marchés les
vicissitudes des récoltes.
C'est au milieu de cette confiance qu'éclata la rupture des états à
500 REVUE DES DEUX MONDES.
esclaves, bientôt suivie de leur blocus. La mer se fermait à l'ap-
provisionnement; un vide profond allait se faire, sans qu'il s'offrît
aucun moyen de le combler. La hausse des prix répondit à cet évé-
nement, et il s'y mêla, il faut le dire, un élément un peu artificiel.
Dans les périodes régulières, la spéculation commerciale s'exerce
sur le coton comme sur les autres denrées, mais dans des proportions
assez réduites. Cette spéculation ne consiste guère qu'en petits ac-
caparemens conduits avec prudence et suivis d'une prompte liqui-
dation. Les contrats sont sérieux, et presque toujours les livraisons
s'opèrent. Gomme les différences sont minimes, tout se passe de
commissionnaires à manufacturiers dans, l'intervalle c|ui s'écoule
entre la mise en entrepôt et l'expédition aux fabriques. C'est un
jeu modeste, qui donne du ton au marché sans l'échauffer à l'excès.
Ce jeu, sous l'influence de la disette, allait prendre de tout autres
proportions. A peine le premier mouvement de hausse se fut-il éta-
bli qu'une nuée de spéculateurs nouveaux, venus on ne sait d'où,
entra en campagne pour avoir sa part du butin. C'était à qui achè-
terait ou vendrait suivant l'impression ou le moment. Dans la même
bourse, le même traité passait en trente mains différentes. Moins il
arrivait de coton réel, plus il s'échangeait de coton imaginaire. Tout
se terminait par des primes, des reports et des règlemens. Naturel-
lement les prix s'élevaient à vue d'œil au feu de ces enchères ver-
tigineuses. Peu importait que ces prix d'aventure fussent ou non
en rapport avec les besoins et la situation des fabriques ; ils sem-
blaient justifiés dès qu'ils trouvaient des preneurs. On eût dit que
le coton sur lequel on jouait n'était pas de la même nature que celui
qui devait passer sur les métiers. Quel moyen de défense restait-il
aux manufactures? Leurs produits, restés à l'écart de cette fièvre, ne
suivaient pas l'impulsion et les laissaient en perte. Sous peine de
ruine, les manufactures étaient condamnées à suspendre ou à dimi-
nuer leur travail, de telle sorte que les fortunes échues dans les
ports à quelques hommes favorisés par les chances du jeu se tra-
duisaient dans les villes industrielles par la misère des ouvriers
déclassés.
Cette façon de surmener le marché a eu pourtant, en compensa-
tion de ces préjudices, quelques effets heureux. Les prix arbi-
traires de la spéculation ont servi d'encouragement aux cultures
dans les pays où elles étaient à créer ou à tirer de leur torpeur.
Sous ce rapport, tout était à faire. Il s'agissait de suppléer l'Amé-
ri(|ue, qui non-seulement fournissait les'meilleurs cotons, mais les
traitait, les conditionnait elle-même, sans donner aux destinataires
d'autre souci que de les recevoir et de les payer à leur valeur. Dans
les autres contrées, rien de pareil ; le délaissement des produits y
LA. GUERRE ET LE COTON. 201
avait frappé les exploitations d'impuissance. Les anciens procédés
y étaient tombés en désuétude, les nouveaux n'y avaient pas été
introduits. C'étaient autant d'éducations à faire, d'établissemens à
fonder, de spéculations territoriales à entreprendre. Il fallait distri-
buer des semences, des machines perfectionnées, envoyer des mo-
niteurs agricoles ou à leur défaut des documens en diverses langues
pour mettre les natifs à même de diriger les cultures et les prépa-
rations subsidiaires du produit. Dans le cours de quatre années, cet
effort a été fait et cette révolution s'est accomplie. Les Indes orien-
tales, l'Egypte et la Turquie, réveillées de leur sommeil, ont suc-
cédé à l'Amérique dans le contingent principal de l'approvisionne-
ment du coton ; elles ont pris goût à leur tâche et se sont efforcées
de la bien remplir. Pour les quantités, la question est, sinon réso-
lue, du moins très avancée. Des calculs précis portent à près de
2 millions de balles les dernières récoltes de ces trois pays, et
des terres ont été préparées pour accroître d'un tiers dans l'an-
née qui s'ouvre le chiffre des ensemencemens. Les quantités en
perspective seraient dès lors de 2,500,000 balles, dont 1,600,000
pour les Indes, 300,000 pour l'Egypte, 200,000 pour la Turquie;
la Chine et le Japon fourniraient le complément de 400,000 balles,
en y ajoutant comme appoints le Brésil, les Antilles et l'Afrique.
Cette récapitulation est significative. Sous l'aiguillon de l'urgence, le
fonds de l'approvisionnement se serait reconstitué en quatre ans, en
dehors et à l'exclusion de la provenance américaine. Les 2,500,000
balles qui sont à prochaine échéance et ne sauraient être le dernier
mot des cultures régénérées représentent en effet très amplement
les 3,500,000 balles que le monopole des États-Unis avait atteintes
avant de s'éclipser. D'un côté, par l'effet de la hausse des prix, la
consommation des tissus de coton s'est considérablement ralentie;
de l'autre, les tissus de laine et de lin ont de plus en plus envahi
une place devenue vacante. Moins de demande du produit a du né-
cessairement amener moins de besoin de la matière brute. Au fond
et de toutes les manières, c'est cause gagnée. L'Europe, à la rude
école de la nécessité, a vite appris à se passer de l'Amérique. Celle-
ci aura fort à faire pour se remettre en ligne et rétablir ses avan-
tages, si la paix se conclut.
Qu'arriverait-il dans ce cas? Le champ est ouvert aux conjec-
tures; mais le sentiment qui domine est une inquiétude vague sur
les conséquences de l'événement. A première vue et la période de
transition étant mise à l'écart, le retour de la paix devrait être salué
par une acclamation universelle. La paix, dans son inlluence défi-
nitive, est la rentrée des territoires les plus favorisés qu'il y ait au
monde dans la fonction de l'approvisionnement,* c'est la livraison
202 REVUE DES DEUX MONDES.
régulière et abondante des meilleurs cotons que la manufacture ait
jamais employés, c'est du travail assuré pour les ouvriers, long-
temps éprouvés par le régime de l'intermittence, c'est la force et
la sécurité rendues à une industrie qui, dans la disette de bonnes
matières et le renchérissement des plus mauvaises, marchait à sa
décadence. Gomment ne pas s'applaudir d'un acte qui amènerait
à sa suite de tels bienfaits ? On y applaudirait en effet, et par un
élan unanime , s'il n'y avait là un incident à vider. Cet incident
est la liquidation des prix de guerre et des folies que l'esprit de
spéculation y est venu ajouter. Il faut maintenant dresser l'inven-
taire des dommages que ce vertige nous coûtera, et devant la ba-
lance des chiffres on s'explique comment un dénoûment survenu à
l'improviste rencontrerait peu d'enthousiasme. Les prix de départ,
comme on l'a vu, étaient de 50 à 55 centimes le demi-kilo pour
les qualités courantes du coton américain. Successivement, et par
les poussées du jeu plus encore que par la rareté, ces prix ont été
portés à 2 fr., 3 fr. et 3 fr. 50 cent., à peu près le septuple. En
même temps des cotons inférieurs, comme ceux de la Turquie et
des Indes orientales, sont arrivés à 2 francs 20 cent., 2 francs,
1 franc 80 cent. On payait sur ce pied des matières qu'en d'autres
temps on eût mises au rebut, chargées d'impuretés et de corps
étrangers, d'un brin rude et court, qu'il fallait soumettre à un trai-
tement particulier. Ces prix, à quelques fluctuations près, se sont
maintenus et font encore loi sur le marché; le même jeu qui les a
créés les anime et les soutient. C'est cet artifice savant que la paix
menace et peut anéantir en un jour. Supposons-la signée, comme
tôt ou tard elle le sera; supposons encore que les cours d'autrefois
soient remis en vigueur. La dépréciation, calculée au plus bas, se-
rait des quatre cinquièmes. Ce n'est pas outrer les choses que de la
faire porter sur i milliard au moins, en y comprenant, comme il
est exact de le faire, les existences en mer et dans les entrepôts,
les dépôts dans les fabriques, les produits répartis dans le com-
merce intermédiaire et les magasins de détail. Dans ces termes, la
perte à dégager n'est plus qu'un calcul élémentaire. Sur le mil-
liard, ce serait 800 millions d'emportés, triste liquidation qui cau-
serait bien des sinistres.
Il est vrai que dans ce calcul les choses sont mises au pire, et
qu'il y a des motifs de croire que la dépréciation s'opérera par de-
grés et n'éclatera pas comme un coup de foudre. La marche pourra
eu être modifiée par deux circonstances qui, suivant le cours
qu'elles prendront, agiront dans un sens ou dans l'autre sur l'état
du marché et les mouvemens des mercuriales. La première est
J' importance des dépôts qui, dans le cours de la guerre et depuis
LA GUERRE ET LE COTON. 303
que les ports du sud ont été fermés, se sont accumulés dans les mains
des planteurs américains. La seconde est la différence qui se pro-
duira dans les prix de culture par la substitution du travail libre
au travail servile, quand l'esclavage aura été aboli.
Sur l'importance des dépôts, les renseignemens sont confus et
contradictoires; on n'a que des approximations. Le sud, depuis
qu'il est en révolte, a cherché à s'entourer de fables et de mys-
tères. Ainsi il n'est nullement à croire qu'il ait, par des incendies
volontaires, travaillé à sa propre ruine. C'est au moyen de son co-
ton, si peu qu'il en ait écoulé, qu'il a soutenu ses finances, armé
ses soldats, équipé ses corsaires. Malgré tout, il doit lui en rester
des quantités considérables. Dans l'année qui a précédé la rupture,
il en avait récolté Zi, 700, 000 balles, dont une partie a été retenue
par la rigueur des blocus. La disette des denrées alimentaires l'a
obligé, il est vrai, de modifier ses exploitations, et une partie de
ses ressources a passé dans les charges de la défense. Tout cela doit
entrer en ligne de compte, sans infirmer pourtant ce fait, qu'une
forte réserve existe encore sur les lieux. Quelques circulaires com-
merciales estiment cette réserve à 1,500,000 balles; c'est un chiffre
trop réduit. Fùt-il exact, ce serait encore pour nos marchés d'Eu-
rope une rude épreuve, si ces 1,500,000 Ijalles y étaient versées
sans ménagement. Des deux parts il faudra y apporter de la pru-
dence, mesurer les expéditions sur les besoins, se garder de tout ce
qui pourrait amener des débâcles. Le sud y serait directement in-
téressé; il n'avilirait les prix qu'à son propre préjudice.
Une incertitude tout aussi grande plane sur les conséquences
qu'aurait sur les cultures la substitution du travail libre au travail
servile. Comme moyen d'appréciation, on n'a guère que les expé-
riences accomplies ailleurs et qui n'ont pas toujours été heureuses,
ni concluantes pour l'économie de la production. Il n'est pas sans
intérêt de voir ce que deviendra une émancipation dans les mains
des Américains du Nord. La conduite des esclaves dans un pays en
armes et au milieu de l'agitation qui y règne témoigne que les maî-
tres ont là-bas des procédés particuliers pour s'emparer des volon-
tés et maintenir l'obéissance. Nul doute qu'ils n'en trouvent d'aussi
efficaces sous un régime d'affranchissement. Les deux races, dans
cette région, se balancent par le nombre, et l'activité de l'une aura
facilement raison de l'indolence de l'autre. C'est une combinaison
à imaginer, et là -dessus le génie américain n'est jamais à court.
Par les formes du salaire et l'appât du gain, on trouvera des garan-
ties contre l'abandon des cultures. Là où les bras seraient insufll-
sans, les machines y suppléeraient; en aucun cas, le planteur ne
laisserait se convertir en lande le domaine que ses soins ont rendu
204 REVUE DES DEUX MONDES.
fécond. Quant aux conditions de l'exploitation, rien n'établit qu'elles
dussent être sensiblement aggravées par l'affrancbissement. Le tra-
vail servile était devenu naguère de plus en plus onéreux par le
renchérissement des agens humains. Un nègre payé à raison de
5,000 francs coûtait à son maître, en tant que propriété viagère,
8 pour 100 sur ce prix pour les intérêts et l'amortissement, plus
50 ou 55 centimes par jour pour la nourriture et l'entretien, en
tout 000 francs ou 2 francs par jour pour trois cents jours ouvra-
bles. C'est dans les pays civilisés la moyenne du salaire de l'homme
libre. Les prétentions du noir affi'anchi resteraient probablement
en-deçà; mais en même temps la tâche serait réduite et la main-
d'œuvre plus précaire. On ne tirerait pas de l'engagement volon-
taire la somme d'efforts que fournissait le travail enrégimenté avec
ses odieux moyens de discipline. 11 faut également compter, parmi
les empêchemens passagers, le trouble que la guerre civile aura
jeté dans les fortunes privées et la détresse longtemps persistante
des finances publiques. Le commerce a vu ses comptoirs se fermer,
la marine marchande son matériel dépérir, l'agriculture ses ren-
trées ordinaires disparaître de sa comptabilité. Autant d'élémens à
régénérer, et ce sera une œuvre de patience difficile à suivre, lente
à aboutir : d'où l'on peut conclure qu'avant que la production soit
remise sur l'ancien pied, bien des années s'écouleront, et, que l'Amé-
rique, dans son passage du travail libre au travail servile, ne repa-
raîtra sur nos marchés qu'avec des quantités moindres et des prix
forcément accrus.
Cette période de transition facilitera beaucoup la liquidation de
l'Europe. Elle adoucira les préjudices d'une dépréciation trop
brusque, tempérera les paniques et permettra à l'industrie et au
commerce d'écouler les bas produits dont ils sont encombrés. Ce
sera en même temps le salut des cultures que l'abdication de
l'Amérique a suscitées sur divers points du gloire. Ces cultures n'a-
vaient pu naître et se développer que sous le bénéfice des prix
nouveaux; elles ne pourraient tenir devant le retour inopiné des
anciens prix. Cette bonne fortune née de la circonstance s'éva-
nouirait avec elle, ce service venu si à propos serait une occa-
sion de ruine pour ceux qui l'auraient rendu. A la liquidation de
l'Europe il faudrait ajouter des liquidations non moins onéreuses
dans les Indes orientales, en Egypte, en Turquie, au Brésil, par-
tout où, sur la foi du renchérissement," on s'est ingénié pour venir
en aide à nos manufactures en multipliant les plantations et en se
munissant de machines perfectionnées pour en tirer un meilleur
parti. Tout n'était pas irréprochable dans ces services improvisés;
ils se ressentaient de l'emploi de mains novices et de l'influence
LA. GUERRE ET LE COTON. 205
de civilisations mal dégrossies : dans la pénurie, on n'en voulait voir
que les bons côtés; si l'abondance revient, on ne verra que ce
qu'ils ont de défectueux. Il n'y a pas à demander à l'industrie de
se déterminer par d'autres calculs que sa convenance. Pour les
Indes orientales, le discrédit viendrait de la charge des distances et
de l'infériorité da produit, des mélanges et des fraudes que les na-
tifs ont poussés à des proportions abusives. Pour l'Egypte, où le
traitement est plus loyal, où la qualité est supérieure, la mévente
naîtrait d'un débat plus rigoureux des prix qui excèdent ceux des
sortes ordinaires. Pour la Turquie, on regarderait de plus près au
lainage court et grossier qu'elle fournit, et qui n'est propre qu'à
certains emplois. Tous ces auxiliaires auxquels en temps de disette
on faisait si bon accueil seraient désormais discutés, traités en
intrus, pour peu qu'il y eût avantage à le faire.
On devine quelle commotion profonde cette modification des
rôles imprimerait aux pays qui sont récemment entrés dans la pro-
duction du coton ou qui en ont développé la culture dans des pro-
portions jusque-là inconnues : ce serait une révolution qui litté-
ralement ferait le tour du globe et qui irait frapper au loin et dans
toutes les directions des intérêts déconcertés. Les ruines privées
s'y aggraveraient d'une ruine publique. Les Indes et l'Egypte n'a-
vaient pu rétablir leurs finances qu'au moyen du hasard heureux
qui leur livrait le plus beau marché du monde; s'il se ferme pour
elles, la gêne recommence, et la déconfiture est au bout. Empêcher
ces faits de s'accomplir n'est au pouvoir de personne; à peine sera-
t-il donné à l'esprit de conduite de l'amortir. Le seul remède est
dans la tenue relative des prix, et heureusement cette tenue des
prix est dans la nature des choses; la volonté des hommes, si bien
portée qu'elle fût, n'y suffirait pas et ne donnerait qu'une garantie
précaire. Avec la tenue des prix, cette liquidation presque univer-
selle peut devenir moins sensible et emprunter au temps les moyens
de se mieux répartir. Le fardeau n'en retomberait plus sur un
nombre réduit de détenteurs, il se distribuerait par couches suc-
cessives, et passerait de mains en mains en s' allégeant par degrés.
Le consommateur en prendrait sa part comme le producteur, comme
l'intermédiaire. Cette combinaison n'aurait rien d'arbitraire, on a pu
le voir; elle est prise dans le cœur de la situation, et se présente
comme la solution la plus naturelle. Dans tous les cas, elle est la
seule qui puisse maintenir les cultures récentes, non sur le pied où
elles sont, mais sur un pied raisonnable. Elle donnerait aux nou-
veaux pays de production la faculté de s'affermir dans les exploita-
tions où ils se sont lancés un peu à l'aventure. Les retours de for-
tune ne sont pas toujours sans profit pour ceux qui en sont atteints;
206 REVUE DES DEUX MONDES.
ils s'instruisent et se forment à cette rude école. L'approvisionne-
ment du coton, tombé dans des mains inexpérimentées, laissait
beaucoup à désirer; l'industrie payait chèrement des matières très
imparfaites. Si on leur laisse le temps de se reconnaître, les Indes
apprendront à mieux produire, l'Egypte à produire à meilleur mar-
ché. Elles prendront pour modèle ce redoutable concurrent que les
événemens auront ramené dans l'arène. Elles profiteront de la pé-
riode de sa convalescence pour se préparer à la lutte, et il n'est
pas interdit d'espérer que, quand il aura repris ses forces, elles se-
ront en mesure de lui résister.
Yoilà, en traits rapides, la perspective sous laquelle se présente
l'acte décisif qui est en voie d'accomplissement, et dont la grandeur
morale ne doit pas faire oublier les intérêts positifs qui en seront
affectés. Il est dans la nature de cet acte de donner de vastes pro-
portions à tout ce qu'il touchera dans l'ordre économique comme
dans l'ordre social. Tout récemment un témoignage considérable
est venu en fixer devant la conscience publique la véritable signi-
fication. La chambre des représentans, réunie à Washington, a voté
à la majorité des deux tiers de ses voix l'abolition de l'escla-
vage. Elle a déclaré et inscrit dans une loi comme amendement à
la constitution que la servitude volontaire ou involontaire cessera
d'exister aux États-Unis et dans les lieux soumis au gouvernement
fédéral. La mesure sera mise en vigueur dès que les trois quarts
des législatures des états particuliers l'auront confirmée. A cette
nouvelle, la ville s'est spontanément illuminée, et une sérénade a
été donnée au président Lincoln, qui a paru sur son balcon pour
répondre à l'appel de la foule. Son langage a été des plus simples,
mais que de grandeur dans cette simplicité! Après avoir invité les
états particuliers à remplir leur devoir comme la chambre des re-
présentans avait rempli le sien, il a ajouté que la patrie américaine
venait de donner un beau spectacle au monde. Le président a rai-
son : aucun spectacle en effet ne pourrait être plus beau; il porte plus
loin et vise plus haut que les bruyantes inutilités dont se repaissent
nos sociétés maladives, et qui se succèdent sans cause comme sans
effet. Le doigt de la Providence y est empreint; les hommes n'y
figurent que comme des instrumens. Aux yeux des générations à
venir, ce sera le principal événement du siècle et un motif de ré-
demption pour les faiblesses multipliées qui en auront marqué le
cours. On y verra ce qu'a pu faire sortir du sein de ses dissen-
sions un peuple résolu et animé d'une pen"sée généreuse, malgré
les pièges de ses amis et la résistance de ses adversaires, en dépit
d'une malveillance de l'opinion savamment entretenue au dedans
et au dehors.
LA GUERRE ET LE COTON. 207
Une dernière question se pose ici d'elle-même, c'est de savoir si,
après avoir recouvré l'entière disposition de ses forces, ce peuple ne
se sentira pas emporté vers le goût des représailles. De toutes les
conjectures, c'est la plus difficile à tirer. Il est à présumer qu'après
avoir vidé leur querelle, les belligérans seront tentés de sceller leur
accord en agissant en commun et en portant leurs défis ailleurs :
l'esprit militaire, une fois éveillé, n'abandonne point aisément la
partie, et il est dans sa nature d'être toujours en quête d'alimens;
mais ici, qu'on le remarque, on a affaire à un gouvernement sensé,
qui, en ayant recours à la justice des armes, s'est arrangé de ma-
nière à demeurer l'arbitre de ses destinées et à ne pas se donner
un maître. La paix conclue, il gardera ce qu'il a soigneusement
maintenu, la liberté de ses déterminations. Tout lui conseille d'en
user dans l'intérêt de son repos et du rétablissement de ses finances.
De ses armées dissoutes peut-être sortira-t-il des corps de parti-
sans qui s'engageront dans des aventures sur lesquelles le pouvoir
fédéral, comme de coutume, fermera les yeux. Les représailles n'i-
ront pas plus loin et ne prendront d'abord que cette forme. L'Union
n'engagera de son plein mouvement ni sa politique ni son drapeau;
elle pansera ses blessures, réparera ses ruines, rendra à sa marine
et à son commerce l'activité que la guerre avait suspendue. L'in-
fluence morale attachée à sa reconstitution suffirait pour changer ses
rapports de voisinage et y amener des retours imprévus. L'Union n'a-
gira ouvertement que si on la provoque, et dans la plénitude de ses
moyens d'action il serait imprudent et dangereux de la provoquer.
Ces probabilités sont du domaine de l'avenir, qui seul en véri-
fiera ou en infirmera la justesse. Le présent est moins incertain,
et on peut en parler à coup sûr. Il est démontré que la paix ne
peut désormais sortir que d'un nouveau choc des armes. L'Union
n'est pas encore assez forte pour l'imposer, la confédération ne se
sent pas assez faible pour la subir. La condescendance de M. Lin-
coln à se prêter à une entrevue aura eu du moins ce bon résultat
de dissiper les équivoques. Aucune des subtilités des envoyés de
Richmond n'a pu tenir devant la netteté et la fermeté de son lan-
gage. Ils demandaient une suspension d'hostilités : il a répondu, en
Romain, que le différend devait se vider en quelques heures, et
sans quitter le pont du paquebot. Ils lui proposaient une alliance
morale pour rétablir contre les puissances conjurées l'autorité et
l'influence du nom américain : il a répondu qu'il n'y avait pas d'al-
liance à discuter hors de la rentrée dans l'Union des états qui bra-
vaient ses lois. Il a ajouté que, pour les conditions de cette rentrée,
la république se montrerait aussi généreuse qu'elle s'était montrée
résolue dans la reconstitution de son unité. A toutes les instances,
208 REVUE DES DEUX MONDES.
à toutes les considérations tirées de l'avantage d'un concert indé-
pendant, il n'a opposé que sa formule invariable : « rentrez dans
l'Union, tout s'arrangera. » Il y avait dans la démarche des en-
voyés deux embûches préparées avec art : l'une était de se faire
accepter comme plénipotentiaires, ce qui aurait pris le caractère
d'une reconnaissance implicite; l'autre était d'obtenir une trêve
dans laquelle l'esprit d'intrigue se serait donné carrière, et qui,
laissant les armées fédérales en l'air et en pays ennemi, aurait pu
amener leur dissolution ou du moins leur énervement. Le prési-
dent a déjoué ces manœuvres en renfermant le débat dans le cercle
qu'il avait tracé. Caractère singulier où la droiture se combine
avec une certaine habileté, et dans lequel se réfléchissent fidèle-
ment les sentimens et les intérêts de la partie la plus saine de la
communauté! C'est bien l'Américain dépure race, déterminé, per-
sévérant, marchant à son but sans se laisser décourager par le re-
vers ni enivrer par le succès, ne reculant pas dès qu'il s'est une
fois engagé, et, quel que soit l'obstacle, le surmontant par une obs-
tination poussée jusqu'au génie.
Le sort en est jeté; c'est l'épée qui tranchera les derniers pro-
blèmes : cette fois du moins ils seront bien posés; des deux parts
on sait ce qu'on veut. Il est douloureux sans doute de penser que
le compte des victimes et des ruines va se rouvrir; mais, quelle que
soit la rançon, elle sera amplement compensée par les bénéfices de
la délivrance. La conscience humaine, si la querelle est vidée à son
profit, sera soulagée d'un grand poids, et cela d'autant plus à propos
qu'elle commençait à s'engourdir. Les justifications les plus étran-
ges de l'esclavage étaient livrées à la circulation sans y soulever ni
scandale ni murmure. Ce pervertissement , ces complaisances de
l'esprit public cesseront avec les causes qui les ont engendrés. Par
l'efiet de l'affranchissement des noirs disparaîtra dans l'Amérique du
jNord la légion des professeurs d'une morale relâchée mise au ser-
vice d'intérêts particuliers. Ces intérêts auront changé de nature;
ils s'accommoderont mal d'une inégalité dans les conditions du
travail, et il se peut qu'ils entraînent un jour les États-Unis à im-
poser ailleurs, à Cuba et au Brésil par exemple, la loi qu'ils subi-
ront eux-mêmes, l'abandon définitif de la main-d'œuvre servile.
Louis Reybaud.
UN
SCEPTIOUE SOUS LOUIS XIV
SAINT-EVREMOND ET SA VIE D'EXIL.
On sait avec quelle faveur le public accueillait à la fin du
xvii<= siècle les moindres pages qui sortaient de la plume de Saint-
Evremond. Les libraires se disputaient ses œuvres, et, quand ils
n'obtenaient rien de lui, allaient s'adresser à des écrivains obscurs
en leur demandant de « faire du Saint-Évremond. » Assez indiffé-
rent à sa renommée, plus désireux de vivre pour lui-même que
pour les autres, le spirituel exilé regardait avec une insouciance
singulière les hasards de sa fortune littéraire, refusait de revoir ses
écrits et se plaignait à peine des imitations maladroites. « Une
heure de repos, disait-il à Ninon, m'est plus considérable que l'in-
térêt d'une réputation médiocre. Qu'on se défait de l'amour-propre
difficilement! Je le quitte comme auteur, je le reprends comme
philosophe, sentant une volupté secrète à négliger ce qui fait le soin
des autres. » Cette célébrité qui le poursuivait en quelque sorte s'é-
teignit depuis dans la bruyante animation du xviii'' siècle. Vol-
taire fait peu de cas d'un écrivain dont la pensée n'a aucune action
sur ses contemporains; La Harpe aussi le juge avec une sévérité
dédaigneuse. C'est de notre époque, où la critique se plaît à revenir
aux œuvres du passé, à ressusciter des réputations négligées, qu'on
peut attendre un jugement plus impartial; Saint-Evremond n'a rien
à perdre à cette nouvelle épreuve (1). Il ne peut plus espérer sans
(1) L'Académie française vient de proposer l'éloge de Saint-Evremond pour suje;
TOME LVI. — 1865. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
doute l'accueil qu'il reçut de son vivant; ses plaisanteries que l'on
répétait, ses ouvrages que l'on savait par cœur avant qu'ils ne fus-
sent imprimés, nés au milieu du monde, de l'occasion, du moment,
avaient pris de l'animation d'où ils étaient sortis un feu qui n'est
plus et qu'on ne saurait ranimer. Toute cette grâce première ap-
partient au passé. Cette part de réputation, la plus aimable quel-
quefois et la plus séduisante, que l'écrivain tire de ses amis, des sa-
lons où il vit, ne soutient pas l'air du dehors, et la juste indifférence
de la foule et du temps. Elle passe avec ces salons qui l'ont vu
naître : c'est cette collaboration vivante qui faisait le charme des
vers de Saint-Évremond. Ninon ou la duchesse Mazarin , plus que
la muse elle-même, était la magicienne. Elles seules rendraient
aux vers qui les nomment la grâce et l'éclat qu'elles leur prêtèrent
un moment. C'est à Pétrarque, c'est à Dante que Laure et Béatrix
doivent de vivre encore parmi nous; mais c'est à Ninon et à Hor-
tense que Saint-Évremond fut redevable un moment de sa réputa-
tion de poète. Bien des pages autrefois aimées, qu'ont recouvertes
et comme glacées ces neiges d'antan dont parle Villon, sont pour
toujours retombées dans l'oubli. Le poète est mort, mais le mora-
liste, mais le philosophe mérite encore d'être connu. 11 peut, à
une certaine distance des écrivains supérieurs, loin de la foule des
écrivains médiocres, tenir un rang encore élevé. Cette place même
aurait été meilleure et plus haute, s'il l'avait voulu, si la paresse, si
le scepticisme, qui furent la règle de sa vie, ne l'avaient trop forte-
ment attaché à l'heure présente , si lui-même n'avait point rétréci
son horizon et retenu plutôt qu'excité de rares facultés.
On pourrait soutenir, en prenant Saint-Évremond pour exemple,
que ce n'est point par le talent seulement, mais aussi par les qua-
lités morales que l'on arrive à la gloire littéraire, qu'entre les écri-
vains distingués et les écrivains de génie il n'y a peut-être d'autres
différences que celles qui tiennent à une sorte de moralité. Sans
doute il ne faut plus donner à ce mot sa signification rigoureuse et
précise, mais l'entendre dans un sens plus général et plus vague,
comme indiquant surtout les mouvemens de l'âme, les dispositions
de la sensibilité, une certaine vivacité de cœur, et cette ambition
que l'on a quelquefois appelée le culte de la postérité. Si l'on cher-
chait, comme on l'a fait pour le temple du goût, quels sont les au-
dc concours. C'est un signe de cette curiosité qui se reporte sur certains côtés du
xvn'= siècle, et qu'attestent tant de travaux où l'iiistaire des mœurs sert à renouveler,
en l'éclairant, l'iiistoire des lettres. Saint-Évremond est un de ceux qui se prêtent le
mieux à ces retours de la critique. Par quelques côtés de son libre esprit, par le carac-
tère particulier de son scepticisme, il soulève dos questions qui gardent encore aujour-
d'hui leur à-propos, môme après les diverses études publiées sur lui.
SAINT-ÉVREMOND ET SA VIE d'eXIL. 211
teurs qui peuvent être admis dans le temple de la gloire, on verrait
que tous ont été animés par cet enthousiasme qui nous élève au-
dessus de nous-mêmes. C'est par lui que les pensées s'échauffent, se
vivifient, prennent quelque chose de l'immortalité des dieux, et
forment cette chahie inspiratrice dont Platon nous parle dans son
dialogue du Poète. Ceux qui se défieraient des poètes et de la Grèce
peuvent trouver ces mêmes idées en prose, et au xviii'^ siècle. Vol-
taire veut qu'un auteur ait le diable au corps. Comme Platon , mais
d'une autre manière, il ajoute quelque chose aux pensées de
l'homme pour qu'elles durent et franchissent le long intervalle.
L'autre race d'écrivains, celle qui s'est volontairement abstenue de
l'inspiration et qui semble avoir pris pour devise cette pensée de
Fontenelle, qu'on ne doit donner dans le sublime qu'à son corps
défendant, parce qu'il est peu naturel, — race spirituelle quelque-
fois et merveilleusement douée de sagesse humaine, — peut appro-
cher du temple, mais n'en franchit pas le seuil. Ses œuvres se trou-
vent dans les bibliothèques et dans le cabinet des lettrés ; elles ne
sont point dans les mains de tous, et manquent de popularité.
C'est le sort de Saint-Évremond : il appartient à cette seconde
race; il est de ceux qui méritent d'être goûtés, et qui ne le sont
que du petit nombre. Ses écrits sont en quelques parties égaux
aux meilleurs, ils restent sans influence. Philosophe par goût, qui
n'a point souhaité d'avoir d'autre disciple que lui-même, écrivain
habile, qui semble n'avoir fixé sa pensée que pour s'en rendre
compte, il n'inspire point un attrait passionné. Il semble avoir
gardé, même après sa mort, l'horreur des disputes et du bruit;
il semble qu'il s'éloigne de vous, et qu'il ne veuille point sortir de
son repos pour le stérile plaisir de vous convaincre et de vous plaire.
Cette sympathie que l'on regrette en lisant ses œuvres, on la re-
grette aussi quand on interroge sa vie. 11 n'a point été don^ié à tout
le monde d'être enfermé à la Bastille, ni d'être injustement exilé
pendant quarante ans. De telles persécutions deviennent facilement
de la gloire, et s'il est d'un ambitieux vulgaire et d'un charlatan de
poursuivre une telle fortune et de chercher à l'obtenir de propos
délibéré, il est d'un homme habile de ne s'en affliger qu'à demi et
d'utiliser ces injustices. Cette habileté manqua à Saint-Évremond.
Son infortune n'a point ces lointaines compensations. C'est un cour-
tisan qui n'a point réussi dans son temps, un exilé que l'on ne sau-
rait vanter aujourd'hui, et l'on est obligé de convenir, pour rester
juste à son égard, que si l'esprit et le talent nous font désirer, par-
tout où ils se rencontrent, des vertus plus élevées et plus libérales,
d'eux-mêmes ils ont droit à notre intérêt, et ne sont point assez
communs pour qu'on puisse les négliger sans appauvrir l'humanité.
212 REVUE DES DEUX MONDES.
Né en 1613, d'une des bonnes familles de Normandie, il fit ses
études au collège de Clermont, puis au collège d'Harcourt, et eut
pour professeur de rhétorique le père Canaye, auquel il prêta plus
tard cette conversation si plaisante avec le maréchal d'Hocquin-
court; mais ce n'est point là que s'acheva son éducation. Un esprit
fait pour le monde ne devait prendre que dans le monde ses habi-
tudes, son éclat et son tour particulier. Il était de ceux pour les-
quels cette seconde éducation est la meilleure, et qui ont besoin de
l'excitation du dehors. Le monde n'éteint pas leurs facultés, il les
découvre; il ne triomphe en eux que de leur paresse, en leur four-
nissant des occasions de voir, de penser et de juger qu'ils n'au-
raient peut-être pas cherchées. Une supériorité naturelle, le goût
de la louange et du succès, font le reste. Des conversations faciles
et variées leur donnent cette science qui ne sent pas l'école, qui
n'est pas la science véritable, mais sans laquelle la science risque-
rait de déplaire. Des amitiés puissantes et diverses leur assurent
une position qui ne tient à rien et qui touche à tout. C'est de cette
éducation que naît l'honnête homme du xvii* siècle, un homme
qui, sans diriger les affaires, a de l'influence, qui, sans parcourir
une carrière, a fait son chemin, qui ne se croit ni un historien,
ni un poète, ni un philosophe, pour avoir écrit des considérations
sur le génie du peuple romain, composé quelques comédies et dis-
serté sur la religion, qui est un peu tout cela cependant, avec lé-
gèreté souvent, avec un mérite sérieux quelquefois, mais toujours
avec mesure. C'est vers cette éducation, dont les résultats sont d'a-
bord insensibles, mais qui sait étendre et mûrir des esprits assez
forts pour ne s'y perdre pas, que Saint-Évremond se vit aussitôt en-
traîné par le tour de son génie. Célèbre, pendant qu'il faisait ses
premières études de droit, par son assiduité dans les salles d'es-
crime, il abandonna la jurisprudence pour le métier des armes, fit
à seize ans ses premières campagnes, et ne se distingua pas moins
au milieu des camps par le goût des choses de l'esprit qu'il ne
l'avait fait à l'école par cette botte que ses camarades appelaient la
hotte de Saint-Évremond. C'est ainsi que, dans les milieux les plus
divers, il gardait son originalité, et par une certaine partie de lui-
même restait en dehors de l'heure et du métier. Son habileté aux
armes l'avait sans doute fait admirer par ses camarades de l'école;
son goût pour l'étude, les livres sérieux qu'il emportait au milieu
des camps, le distinguèrent de même à l'armée. Les généraux les
plus illustres, Turenne, d'Estrées, de Grammont, le comte de Mios-
sens, qui fut depuis le maréchal d'Albret, se prirent d'amitié pour
le jeune enseigne, qui joignait au courage commun à nos soldats un
esprit plein de saillies et d'entrain. La guerre n'était point alors ce
SAINT-ÉVREMOND ET SA VIE d'eXIL. 213
qu'elle est devenue, une entreprise que l'on mène vite, qu'il s'agit
de finir sans délassement, sans repos, un accident de la vie des peu-
ples : c'était une partie même de la vie de la noblesse, où l'on gar-
dait ses habitudes et ses goûts. Les princes et les grands seigneurs
qui commandaient les armées ne devenaient soldats qu'au moment
de la bataille, et conservaient dans l'intervalle le train de vie de la
cour. Il faut, pour se faire une idée des camps d'autrefois, oublier
les armées de la république et de l'empire, leur marche rapide,
précipitée, au milieu des capitales de l'Europe, et relire les mé-
moires du chevalier de Grammont. La gaîté, l'esprit, la frivolité
qui respirent dans ces pages charmantes nous remettent vite dans
ce temps où le danger et la mort étaient à peine des choses sé-
rieuses. Sur cette scène de nos anciennes gloires, ainsi dégagée
de la poussière et de la fumée du combat, dans ces lentes campa-
gnes où la noblesse occupait ses loisirs. M'"*" Favart peut paraître
et dire aux officiers du maréchal de Saxe : « Il y a demain relâche
pour la bataille, nous jouerons après la victoire. » Le salut que fit
à l'ennemi une armée de gentilshommes avant d'en venir aux mains
dans les champs de Fontenoy ne marque pas moins vivement ces
habitudes militaires de l'ancien régime, et l'on comprend qu'alors
l'esprit, comme le courage, pût contribuer aux succès. Saint-Évre-
mond, qui se battait et qui soupait avec verve, lieutenant en 163*2,
reçut une compagnie en 1637, après le siège de Landrecy, et le
prince que l'Académie française avait songé à se donner pour pro-
tecteur, le duc d'Enghien, se prit d'une amitié littéraire pour un
lieutenant lettré; il lui confia tout à la fois le commandement de
ses gardes et le choix de ses lectures. C'est le moment heureux de
la vie de Saint- Évremoud, celui où sa fortune et ses goûts furent
en harmonie, où ses qualités, mises en lumière, semblent par leur
diversité même se prêter un charme nouveau. Quels devaient être
ces entretiens sur les problèmes les plus élevés de la philosophie et
les plus gracieux sujets de la poésie, qu'interrompaient des bles-
sures et d'héroïques fatigues? C'est dans le trouble des camps, dans
l'attente et dans l'enivrement des victoires, que Saint-Évremond
expliquait au jeune prince le génie d'Alexandre et celui des Ro-
mains. Il ne faudrait pas cependant, sous peine de forcer la vérité,
faire de Saint-Évremond un philosophe, ne demandant à la littéra-
ture que ses plus nobles délassemens. Son biographe Desmaiseaux
ne nous permet point d'ignorer que Rabelais était alors un de ses
livres préférés, et que, n'ayant pu communiquer au duc d'Enghien
le plaisir qu'il y trouvait, il se rabattit sur Pétrone. Les ouvrages
de ces deux auteurs ne se corrigent guère l'un par l'autre, et voilà
qui empêcherait de confondre, si l'on était tenté de le faire, Saint-
Évremond et Yauvenargues.
21Zi REVUE DES DEUX MONDES.
L'intimité du prince et du lieutenant fut brusquement interrom-
pue. Gondé, Saint-Évremond, Miossens et leurs amis ne s'occupaient
pas des anciens seulement, et cherchaient les plaisirs de la satire
après ceux de l'admiration. Soutenu par la présence du prince,
Saint-Évremond s'abandonnait à sa verve, faisait des remarques
moqueuses, et, doué d'un rare talent pour saisir le côté ridicule
des gens et le mettre en scène , il provoquait facilement une gaîté
dont les absens faisaient tous les frais. Un jour, Condé n'étant plus
là, il se permit de prendre à son égard les mêmes libertés. « On con-
vint que cette passion qu'avait le prince de rechercher le ridicule
des autres lui donnait un ridicule d'une espèce toute nouvelle. » Il
est probable que les remarques furent plus piquantes que celle-là,
et que Saint-Évremond ne fut pas moins bien inspiré qu'il ne l'é-
tait d'ordinaire. Cette conversation fut répétée, on l'exagéra sans
doute autant que l'atténue l'auteur que nous citons, et ceux qui jus-
que-là s'étaient crus impunément sacrifiés trouvèrent un vengeur
aussi puissant qu'inattendu. La colère du prince fut extrême. Il rom-
pit avec Saint-Évremond, et eut le mauvais goût de lui retirer en
même temps les deux charges qu'il lui avait confiées. « Il est cer-
tain , dit Saint-Évremond dans un discours qu'il adressa plus tard
à la duchesse Mazarin, qu'on ne doit pas regarder un prince comme
son ami. L'éloignement qu'il y a de l'empire à la sujétion ne laisse
point former cette union de volonté qui est nécessaire pour bien
aimer. Le pouvoir du prince et le devoir du sujet ont quelque chose
d'opposé aux tendresses que demandent les amitiés. » Il pensait
sans doute à sa rupture avec Condé quand il écrivait de la sorte;
mais il faut dire aussi qu'il était plus propre à parler de l'amitié
avec subtilité qu'à la sentir vivement. En tête d'un autre discours
où il disserte sur le même sujet, on voit ce titre assez singulier :
L'Amitié sans amitié. Ce titre est de l'invention de la duchesse
Mazarin, qui, après avoir lu ce traité, ne put résister au plaisir d'en
faire la critique par cette épigramme.
Cette rupture ne fut pas aussi défavorable à Saint-Évremond
qu'elle aurait pu l'être en d'autres temps. On était à la veille de la
fronde. Gondé allait commander les troupes de l'Espagne. De tous
côtés, comme il arrive aux époques de minorité, les ambitions par-
ticulières se mettaient en mouvement, et chacun cherchait un rôle
dans le désordre général. Les gouverneurs de province, dont Riche-
lieu avait si singulièrement diminué l'importance en créant l'unité
du pouvoir royal, espéraient, sous un ministre habile, mais que les
menaces intimidaient, retrouver l'indépendance qu'ils avaient per-
due, et affaiblir à leur profit ce royaume de France qui s'établis-
sait si laborieusement. Pour un esprit aussi clairvoyant que celui
de Saint-Évremond, la fronde ne pouvait être qu'un mouvement
SAINT-ÉVREMOND ET SA VIE d'eXIL. 215
sans intérêt et sans lendemain. Trop d'ambitions rivales et contra-
dictoires s'y réunissaient pom' s'accorder plus d'un moment dans
une feinte amitié. C'était une de ces révoltes qui ne sont dange-
reuses que jusqu'à l'heure où elles s'organisent, parce qu'il se pré-
sente alors dix chefs au lieu d'un, qui ne sont point entrés dans le
parti pour y servir, mais pour y commander, que les soldats sur
lesquels on compte pour former une armée, n'y étant accourus que
pour en être les généraux, se dispersent quand ils ont vu distribuer
les premiers emplois. Saint-Évremend comprit que cette agitation
se calmerait d'elle-même, et qu'elle venait de trop de causes pour
en avoir une véritable. Il résista sans peine aux offres qui lui furent
faites, il refusa le commandement de l'artillerie dans une armée qui
n'existait qu'en imagination, «et, à dire vrai, dans l'inclination
qu'il avait pour Saint-Germain, il eût bien souhaité de servir la
cour en prenant une charge considérable où il n'entendait rien; mais
comme il avait promis au comte d'Harcourt de ne point prendre d'em-
ploi, il tint sa promesse, tant par honneur que pour ne pas ressem-
bler aux Normands, qui avaient presque tous manqué de parole. »
Il fit mieux, il prit le parti de la cour, et tourna contre les fron-
deurs l'arme du ridicule. Le récit burlesque de la retraite de M.' le
duc de Longueville dans son gouvernement de Normandie est une
des rares mazarinades qui partirent de Saint-Germain. Il est im-
possible de mieux découvrir la vanité des chefs de parti et la pau-
vreté des motifs qui peuvent amener dans les états de grands déchi-
remens. Chacun des frondeurs se présente dans cette relation de la
manière la plus naturelle et la plus aisée, et fait lui-même sa cri-
tique et celle du parti. Quand Saint-Ibald demande « l'honneur de
faire entrer les ennemis en France, » réclame un plein pouvoir de
traiter avec les Polonais, les Moscovites, et l'entière disposition des
affaires chimériques, il a prononcé sur cette révolte, odieuse puis-
qu'elle appelle l'étranger, ridicule puisqu'elle ne dispose que de
moyens en l'air, la même condamnation que l'histoire. C'est ce
double accent, où l'indignation et la plaisanterie sont si heureuse-
ment opposées, qui fait le charme animé et le mérite de cette sa-
tire; les bruits de la guerre, les discours des généraux, la présence
de l'étranger, toutes ces choses graves ou terribles s'évanouissent
pour le lecteur dans un continuel éclat de rire. On arrive ainsi
naturellement, sans effort, à cette conclusion pleine de bon sens,
où la pensée de Saint-Evremond s'élève, où la note sérieuse se dé-
gage et domine cette brillante gaîté : « Je me tiens heureux d'avoir
acquis la haine de ces mouvemens-là, plus par observation que par
ma propre expérience. C'est un métier pour les sots et pour les
malheureux, dont les honnêtes gens et ceux qui se trouvent bien
ne se doivent point mêler. Les dupes y viennent là tous les jours
216 REVUE DES DEUX MONDES.
en foule. Les proscrits, les misérables s'y rendent des deux bouts
du monde. Jamais tant d'entretiens de générosité sans honneur,...
tant de desseins sans action, tant d'entreprises sans effets; toutes
imaginations, toutes chimères : rien de véritable, rien d'essentiel
que la nécessité et la misère. »
La fidélité de Saint-Évremond ne demeura point sans récom-
pense. Une pension de mille écus, le brevet de maréchal-de-camp
des armées du roi, un emploi militaire en Guienne en furent le prix;
mais cette fortune fut brusquement interrompue, et pour s'être
permis de donner au duc de Candale, son ami, des conseils con-
traires à ceux du cardinal, le nouveau maréchal-de-camp se vit
tout à coup enfermé à la Bastille. L'emprisonnement, du reste, ne
dura pas longtemps. Ce ne fut qu'une sorte de halte dans le goût
que Mazarin avait conçu pour lui depuis la fameuse relation des
troubles de Normandie. On le retrouve quelques mois plus tard
parmi les courtisans qui suivirent le cardinal dans le voyage qu'il
fit pour conclure le traité des Pyrénées. Témoin d'une paix qui dé-
solait les gens de guerre, et dont les stipulations semblaient moins
avantageuses que ne pouvait le faire espérer le succès de nos armes,
Saint-Évremond partagea l'étonnement et l'indignation que ressen-
tirent ses amis. La conduite du ministre lui parut inexplicable. Il
n'y vit que la timidité d'un vieillard qui voulait imposer à la France
un repos dont il avait besoin, l'avarice d'un particulier qui rendait
des provinces et se réservait des bénéfices. Plein de ces pensées, il
leur donna dans une lettre confidentielle au marquis de Créquy
cette forme d'une ironie soutenue et sérieuse dont il possédait le
secret : « Le plus grand mérite du chrétien est de pardonner à
ses ennemis... Le châtiment de ceux qu'on aime est l'eff^et de l'ami-
tié la plus tendre. M. le cardinal a pardonné aux Espagnols pour
châtier les Français. En effet, les Espagnols, humiliés par tant de
pertes, devaient attirer sa compassion et sa charité, et les Fran-
çais, devenus insolens par les avantages de la guerre, méritaient
d'éprouver les rigueurs salutaires de la paix... Son éminence peut
se flatter de n'avoir pas fait deâ pas inutiles. L'Alsace, les biens
d'Italie, l'abbaye de Saint-Waast peuvent le consoler de la peine
qu'il a prise, au lieu que le chimérique don Louis, qui s'est amusé
à l'intérêt général, a tiré toutes les dépenses qu'il a faites de son
propre fonds. » Cette dernière accusation est sans doute spécieuse;
mais ne pourrait-on trouver quelque vérité dans plusieurs des pen-
sées que Saint-Évremond prête ironiquement au cardinal : « Les
Français portent toujours leur vue au dehors sans regarder jamais
au dedans; dissipés sur les affaires d'autrui, ils ne font point de
réflexion sur les leurs? » Mazarin avait-il si grand tort de penser, au
jendemain des troubles de la fronde, que les ennemis de la France
SAINT-ÉVREMOND ET SA VIE d'eXIL. 217
n'étaient pas tous au dehors, et que ceux du dedans ne pouvaient
être vaincus que par la paix? « Il a jugé que la France se conser-
vait mieux comme elle est, et ramassée pour ainsi dire en elle-
même, que dans une vaste étendue, et ce fut une prudence dont
peu de ministres sont capables, de songer à couvrir notre frontière
quand la conquête des Pays-Bas était pleinement entre ses mains. »
Quelque opinion du reste que l'on se for aie de ce traité et du
ministre qui le signa, Saint-Évremond n'avait pas commis un grand
crime en écrivant une lettre qui devait rester entre le marquis de
Créquy et lui. Un malheureux concours de circonstances la rendit
publique. M'"'' Duplessis Bellière, amie commune du marquis de
Créquy et de Fouquet, en avait une copie renfermée, avec d'autres
papiers, dans une cassette qui fut saisie lors des recherches qu'a-
mena la disgrâce du surintendant. Mazarin venait de mourii-. Sa
mort ne sauva point le coupable. Le cardinal ne s'était jamais sou-
venu des injures, et n'aurait point sans doute exigé la longue répa-
ration que ses successeurs firent rendre à son ombre. Saint-Evre-
mond sentit qu'un orage le menaçait, et, bien qu'il fut loin d'en
prévoir la violence, il se retira dans ses terres de Normandie. Il
apprit là qu'on le poursuivait, et, plein des souvenirs de la Bastille,
il résolut d'attendre à l'étranger le moment où son retour serait
sans péril. Il quittait la France pour toujours. Ce ne fut que vingt-
huit années après sa fuite qu'il reçut la permission d'y rentrer;
mais l'Angleterre était devenue sa nouvelle patrie, et ses infirmités
l'y retinrent comme ses habitudes. On a supposé quelquefois, pour
justifier une si longue sévérité, qu'elle avait été provoquée par une
faute restée inconnue. Voltaire prétend avoir entendu dire au mar-
quis de Miramont que Saint-Évremond n'avait jamais voulu s'expli-
quer sur la cause véritable de sa disgrâce. Quel secret résiste au
temps, aux tristesses de l'exil, et ne se trahit point dans un jour de
confiance ou d'abandon? Ne peut-on trouver des raisons moins mys-
térieuses aux malheurs dont cette lettre fut l'occasion, si elle n'en
fut pas la cause unique ?
Le pouvoir absolu s'accommode mal des esprits railleurs, de ceux
qui portent dans la discussion des affaires publiques une curiosité
pénétrante. Colbert et Le Tellier, qui succédaient à Mazarin, et dont
les sévérités à l'égard de l'infortuné Fouquet provoquaient de toutes
parts des accusations et des plaintes, craignirent que ces murmures
ne devinssent dans la bouche de Saint-Évremond une satire nou-
velle, qu'il ne prît cette habitude de devenir le juge de la politi-
que, le critique du pouvoir, et de prêter sa voix comme il l'avait
déjà fait aux mécontentemens. « Ils montèrent le roi, toujours ja-
loux de faire respecter les actes de l'autorité, » contre l'écrivain
hardi qui parlait irrévérencieusement de l'olympe et de ses minis-
218 REVUE DES DEUX MONDES.
très. Nous savons trop aujourd'hui que cette persécution était inu-
tile : une certaine faiblesse de caractère aurait détourné Saint-
Évremond d'un rôle aussi dangereux. Son exil fit de lui un de ces
martyrs involontaires qui passent la seconde moitié de leur vie à
courir après les bons mots échappés à leur jeunesse, et ont tous les
inconvéniens de leurs qualités sans en avoir ni les avantages ni la
bonne grâce; mais Golbert et Le Tellier, qui punirent si longue-
ment un homme facile ^ réduire, ne se trompaient pas tout à fait
en sentant chez Saint-Évremond un fonds de révolte et d'indépen-
dance naturelle. Il était déjà l'un de ces esprits si répandus à l'âge
suivant, chez lesquels disparaissait le respect, et qui inspiraient au
pouvoir cette vague répulsion que lui causent toujours les hommes
nouveaux. C'est par ces raisons qu'il faut expliquer le sort de Saint-
Évremond. Des plaisanteries, un pamphlet en furent le prétexte et
l'occasion; l'indépendance involontaire de sa pensée, la tournure
de son esprit en furent la cause véritable. Il était moins coupable
encore qu'il n'était désagréable, et l'on poursuivait en lui des fautes
que Ton ne devinait qu'à demi, et dont, pas plus que ses ennemis
peut-être, il n'avait la pleine intelligence. Il ne s'est découvert
tout à fait, ni à ses contemporains, ni à lui-même. Il faut achever
chez lui des pensées qui ne sont qu'indiquées, donner la voix à des
murmures, suivre des tendances plus loin qu'il ne le faisait lui-
même, retenu par la crainte et les habitudes de son siècle. Il n'a
pas encore l'audace et l'allure militante de l'âge suivant. C'est dans
son cabinet, à voix basse, pour quelques amis, qu'il s'entretient
de littérature, de morale, de religion; mais il est animé déjà par
le souille des jours qui approchent. Gomme ces ombres de Virgile
qui errent cent ans entre les vivans et les morts avant de franchir
le fleuve, il semble hésiter sur les limites indécises de deux âges,
et ne rentre tout à fait ni dans l'un ni dans l'autre. C'était le mo-
ment où, sous la régularité apparente d'une société bien ordonnée,
s'agitaient des espérances jusqu'alors inconnues, où ceux qui ne
pouvaient prendre leur part des affaires publiques s'affranchissaient
dans leur pensée et construisaient des Salente qu'ils administraient
suivant les lois d'une politique nouvelle. Ce monde entrevu vague-
ment, flottant en quelque sorte entre ciel et terre, inspirait à quel-
ques-uns, comme Fénelon, comme l'abbé de Saint-Pierre, un ardent
amour, et les enlevait de leur temps par la vivacité de l'imagination
et du désir. Saint-Évremond ne partageait pas leurs chimériques
.espérances; mais, comme eux, la fatigue du passé l'avait pris, il
s "en détachait par indifl'érence.
On est frappé, quand on considère le xvii'' siècle, de l'ordre qui
règne alors dans les esprits et se traduit dans une littérature régu-
lière où chaque genre, nettement séparé des autres, ne concourt à
SAINT-ÉVREMOND ET SA VIE d'eXIL. 219
l'ensemble que dans la mesure qui lui appartient. Il y a de la dis-
cipline jusque dans la république des lettres. Les uns font de la
théologie, les autres du théâtre, ceux-ci des romans; mais chaque
auteur reste à son rang, et nul n'empiète sur les terres du voi-
sin. Au siècle suivant, tout s'ébranle et se mêle. On traite en
même temps et du même air les questions graves et les futilités ga-
lantes. Le théâtre devient philosophique, et la philosophie théâtrale.
Cette confusion piquante de tous les genres est un des caractères
les plus frappans de cette époque féconde et troublée qui déjà s'ac-
cuse chez Saint-Évremond. Avec lui, ces questions que les théolo-
giens et les docteurs abordaient seuls autrefois, dans un langage
convenu, accessible aux seuls initiés, se sécularisent singulièrement.
Ses idées sur la religion ne manquent pas de profondeur, mais la
forme dont il les revêt est bien nouvelle pour son temps. « J'ai une
opinion, dit-il, qui n'est pas commune, c'est que la religion réfor-
mée est aussi favorable aux maris que la catholique est favorable
aux amans... L'une'va seulement à s'abstenir de ce qui est défendu;
l'autre, qui admet le mérite des bonnes œuvres, se permet de
faire un peu de mal qu'on lui défend sur ce qu'elle fait beaucoup
de bien qu'on ne lui commande pas. » Cette opinion sans doute
n'est pas commune, une telle théologie n'a rien de rebutant pour
les gens du monde, et l'on pourrait tirer des œuvres de Saint-Évre-
mond un traité dans lequel toutes les questions théologiques se-
raient exposées du même ton. Le discours où il cherche à prouver
que la dévotion est le dernier de nos amours en formerait la mé-
taphysique, et la morale s'en trouverait dans quelques disserta-
tions et dans la jolie lettre à },I"* de Kerhouent. « Quelle figure
ferez-vous dans un couvent si vous n'avez pas le caractère d'une
pénitente ? La vraie pénitente est celle qui se mortifie au souvenir
de ses fautes. De quoi fera pénitence une bonne fille qui n'aura
rien fait? Yous paraîtrez ridicule aux autres sœurs, qui se repen-
tent avec un juste sujet, de vous repentir par pure grimace. Triste
vie, ma sœur, que d'être obligée à pleurer par coutume le péché
que l'on n'a point fait dans le temps que vient l'envie de le faire!
Voilà le misérable état des bonnes filles qui portent au couvent leur
innocence. Elles y sont malheureuses pour n'avoir pas fait un bon
fonds de repentir, tellement nécessaire aux maisons religieuses
qu'il faudra vous envoyer aux eaux par pitié pour vous faire, s'il
est possible, quelque petit sujet de pénitence. »
En littérature comme ailleurs, Saint-Évremond rencontrait l'auto-
rité, la tradition, des dogmes si l'on peut ainsi parler, et devant cette
adoration qu'inspirait l'antiquité, comme en toutes choses, il resta
critique, et n'admira qu'après avoir jugé. Le siècle qui vit naître
tant de chefs-d'œuvre, monumens éternels de savoir et de goût,
220 • REVUE DES DEUX MONDES.
ne connut point cette critique intelligente et libre qui cherche
moins dans le passé des modèles à copier que des secrets à décou-
vrir. 11 y a dans la littérature à cette époque un efTort pour recon-
struire et continuer l'antiquité, qu'il fallait se contenter de com-
prendre. Homère, Horace et Virgile ont observé la nature et le cœur
de l'homme, ce furent leur modèle et leur inspiration; si l'on n'é-
tudie que leurs ouvrages, ceux que l'on produira par la suite ne
seront que des copies de plus en plus affaiblies. La fraîcheur, l'ori-
ginalité, cette éternelle nouveauté du monde et des sentimens lors-
qu'ils nous arrivent sans intermédiaire, ont un charme si puissant
que l'on ne peut s'empêcher d'en vouloir aux élèves les plus ha-
biles, lorsqu'ils répètent leurs maîtres au lieu de sentir par eux-
mêmes. Aussi doit-on savoir gré à Saint-Évremond de la disposition
d'esprit qui l'affranchit de cette idolâtrie. Il se rattache en littéra-
ture au groupe des Fontenelle, des Lamotte et des Perrault, à l'exa-
gération près; ses défauts l'y rattachent également. Les fanatiques
des anciens sont au xv!!*" siècle les vrais poètes malgré la faiblesse
des théories; les critiques indépendans, Saint-Évremond en parti-
culier, écrivent des poésies détestables et compromettent leur sys-
tème par leurs vers. Ainsi la comédie des Aradîmiistes, que Saint-
Évremond publia en 16ZiO, est un manifeste de la nouvelle école, où
le charme de l'exécution fait défaut à une idée juste. L'auteur a
voulu railler la réglementation excessive de l'hôtel de Rambouillet,
cet esprit méticuleux qui, repoussant certains mots comme bas et
malsonnans, en réclamait d'autres, et finissait par étouffer la pen-
sée sous le puéril souci des syllabes et des sons.
C'est avec la même indépendance qu'il aborde l'histoire. Dans
les essais de ce genre qu'il nous a laissés, il la débarrasse de ces
curiosités inutiles où se complaisent ceux qu'il considère comme
des grammairiens, (c Je n'aime point ces gens doctes qui emploient
toute leur étude à restituer un passage dont la restitution ne nous
plaît en rien. Ils se font un mystère de savoir ce que l'on pourrait
bien ignorer, et n'entendent pas ce qui mérite véritablement d'être
entendu. Dans les histoires, ils ne connaissent ni les hommes ni les
affaires, ils rapportent tout à la chronologie, et pour nous pouvoir
dire en quelle année est mort un consul, ils négligeront de con-
naître son génie. » Le livre sur la Grandeur et la Décadence des
Romains a fait rentrer dans l'ombre les réflexions de Saint-Évre-
mond sur les divers génies de ce peuple. Montesquieu a marché
avec plus d'assurance dans la voie nouvelle. L'histoire est devenue
avec lui de la philosophie. Les faits n'oiit plus été recherchés que
pour donner des lois et rejetés ensuite comme une écorce vide dans
ce passé auquel ils appartiennent. L'histoire est devenue vivante, ■
parce qu'elle s'est dégagée de cette enveloppe périssable, après
SAINT-ÉVREMOND ET SA VIE d'eXIL. ' '221
avoir mis en lumière des principes éternellement applicables. C'est
ainsi que le xviii'^ siècle aimera l'histoire, s'y cherchant lui-même
et ne l'interrogeant que pour se comprendre. Saint-Évremond ne
prévoyait pas sans doute les successeurs qu'il pourrait avoir, et que
la liberté qu'il prenait deviendrait plus tard un système et une mé-
thode; mais en s'affranchissant des scrupules et des minuties où s'at-
tardaient les historiens de son temps, il fit les premiers pas dans
un chemin que l'on devait poursuivre plus loin. Les rois, les em-
pereurs, les consuls, tous ces personnages plus apparens qu'ils ne
sont en réalité importans, disparaissent et s'effacent de son récit.
Ils ne sont plus les seuls du moins à occuper la scène, où on les ran-
geait autrefois avec une sorte d'étiquette convenue et comme par
ordre de dignité. Dans cette histoire découronnée, une sorte de ré-
volution se fait. On voit les peuples, les institutions, qui se forment,
grandissent, prennent la première place; l'intérêt du drame ne se
trouve plus dans la famille des Atrides, mais dans le développement
de la civilisation.
Si l'on a essayé de se rendre compte du talent de Saint-Évre-
mond avant de le suivre dans son exil et dans les derniers temps
de sa vie, c'est que son talent était déjà formé quand il quitta la
France, et que les quarante années passées en Angleterre n'y ap-
portèrent aucune modification sensible. 11 ne trouva pas dans un
pays étranger ce renouvellement que Montesquieu et Voltaire iront
*y chercher. Comme beaucoup de gens distingués, il n'a point cette
faculté de s'approprier insensiblement ce que pensent les autres.
Ses idées viennent toutes de son propre fonds, et si elles sont peu
nombreuses, elles sont étudiées, creusées, présentées sous toutes
leurs faces. Veut-on chercher une cause morale à cette monotonie,
qui semble d'abord un défaut littéraire, c'est à l'égoïsme de Saint-
Évremond qu'il faut s'en prendre. Il sort peu de lui-même. Ce n'est
qu'avec un certain effort qu'on se détache de ce que l'on aime. Il
y a du désintéressement dans la curiosité d'esprit qui se porte aux
choses éloignées. Il vivra donc avec des pensées familières et pro-
chaines; mais comme cet égoïste a du goût, il se plaît à orner le pe-
tit monde qu'il habite. Il repasse, il polit chacune des pensées qu'il
s'est faites sans se fatiguer à parcourir l'horizon long et poudreux.
C'est à l'âge de quarante-huit ans, à ce moment de la vie où
l'homme s'établit déjà dans ses habitudes, qu'il lui fallut quitter
un monde où sa place était marquée, des liaisons d'esprit et de
plaisir, la société des ducs d'Épernon et de La Rochefoucauld et les
soupers du commandeur de Souvré. N'oublions pas Ninon dans la
liste de ses amis : ses lettres le suivirent dans son exil, et le conso-
lèrent dans l'isolement des derniers jours. Saint-Évremond n'arri-
vait pas en Angleterre comme un exilé obscur ou comme les réfugiés
222 ■ REVLE DES DEL'X MONDES.
protestans qui devaient vingt aris après remplir Londres de leurs
plaintes et du spectacle de leur misère. Il avait fait partie de l'am-
bassade extraordinaire envoyée par Louis XIY au roi d'Angleterre
lors du rétablissement de la monarchie. Les représentans les plus
brillans de la noblesse figuraient dans cette ambassade. L'esprit de
Saint-Évremond, la réputation qui le précédait, l'avaient fait dis-
tinguer par les courtisans de la nouvelle cour, spirituels, légers,
tournés au scepticisme et à l'incrédulité par la haine qu'ils portaient
encore aux puritains du protectorat. Le comte d'Arlington, qui de-
vint plus tard secrétaire d'état aux affaires étrangères, le duc de
Buckingham, un des favoris du roi à White-Hall, l'ennemi le plus
redouté des ministres qu'il poursuivait de ses épigrammes, d'Aubi-
gny, depuis duc de Richmond, étaient restés en relations avec lui.
C'était le moment où la grandeur de Louis XIV excitait l'admiration
universelle, où tous les souverains édifiaient à l'envi de petits Ver-
sailles, quand ils n'imitaient pas le grand roi dans des goûts plus
ruineux encore que celui des bâtimens et des jardins. L'Angleterre,
malgré l'originalité qui lui est propre, n'échappait pas à cet exemple
contagieux. Nos usages, nos modes, notre langue, s'imposaient à
l'Europe soumise par nos armes et volontairement asservie à notre
influence. Un des écrivains anglais dont le patriotisme supporte avec
le plus d'irritation cet affaiblissement passager du caractère natio-
nal le constate lui-même en des termes dont l'accent un peu mo-
queur n'affaiblit point l'autorité. « La puissance de la France était
souveraine en matière de bon goût et de modes, depuis le duel jus-
qu'au menuet. Elle décidait de la coupe de l'habit d'un gentilhomme,
de la longueur de sa perruque, de la hauteur de ses talons... Chez
nous comme ailleurs, on rendait hommage à la suprématie de nos
voisins. La langue française devenait rapidement la langue univer-
selle, la langue de la société élégante et de la diplomatie. On ne
citait plus ni italien ni latin, mais on lardait ses discours de phrases
françaises... A ce commerce, notre langue perdit quelque chose de sa
majesté primitive, mais elle acquit plus de facilité et de netteté pour
se prêter aux besoins de la conversation et de la narration (1). »
Secondé par ces circonstances, Saint-Évremond devint vite un des
hommes les plus recherchés de la nouvelle cour. Depuis la révolu-
tion, tout avait changé de face. La sauvagerie, le rigorisme, sou-
vent l'hypocrisie des puritains du régime tombé, étaient remplacés
par les maximes d'une philosophie relâchée et les habitudes d'une
galanterie qui allait jusqu'à la licence. La modération de Saint-
Évremond le tint, comme toujours, en dehors de l'entraînement :
on voit en vingt endroits de sa correspondance qu'entre Buckingham
(1) Macaulay, Histoire d'Angleterre, chapitre m.
SAINT-ÉVREMOXD ET SA VIE d'eXIL. 2"23
et d'Ârlington c'est lui qui prend parti pour le côté le plus sérieux
et le plus sévère des questions qu'ils agitent. Il ne faut pas sans
doute y chercher un code de morale bien austère, mais s'arrêter
n'importe à quel point sur la pente qui entraîne les contemporains,
c'est déjà quelque chose.
Il retrouvait aussi à Londres un autre personnage qu'il avait ren-
contré dans ses voyages, et dont le caractère, malgré la différence
des positions, offre avec le sien certaines ressemblances, le chevalier
William Temple, si justement célèbre pour avoir le premier arrêté,
par le traité de la triple alliance, les envahissemens de Louis XIV,
mais à qui une modération d'esprit incompatible avec le grand jeu
de l'ambition et du pouvoir ne permit d'accomplir que la moindre
partie des destinées qui semblaient réservées à ses talens. « Du
vieux bois pour se chauffer, de vieux amis pour causer, du vin
vieux pour boire, » voilà, disait Temple, les trois choses qui passent
avant tout, et comme il les trouvait dans sa studieuse retraite, il n'en
sortait qu'à peine et y rentrait avec plaisir. N'ayant ni les qualités
ni les défauts d'un chef de parti, il refusa plus d'une fois cette res-
ponsabilité éclatante qui s'attache, dans les gouvernemens libres, à
la direction des pouvoirs publics. Il regardait la politique comme
un délassement où il voulait bien risquer sa mise: mais comme un
joueur prudent il n'y engageait ni sa fortune ni sa vie, pas même
son bien-être. « Il est deux heures, disait-il à un ministre étranger
qui lui exposait longuement une machine de son invention; à cette
heure, je préfère mon tourne-broche et ses produits à toutes les ma-
chines du monde. » Et il le quitta brusquement.
Rien ne pouvait mieux convenir à Saint-Évremond que ses rela-
tions intimes avec ce personnage. La conformité des goûts et des
opinions l'en rapprochait. Toutes les fois que sir William Temple
revenait en Anglerre, et sa politique d'amateur l'y ramenait sou-
vent, ils se rencontraient à White-Hall, où le roi recevait tous les
jours, avec une grâce à laquelle les vieilles têtes rondes elles-mêmes
étaient obligées de rendre hommage, tous les gentilshommes de
son royaume et les étrangers de distinction. Le soir, ils se retrou-
vaient à ces soupers dont la mode était encore empruntée à la
France, et dans lesquels une génération avide de plaisirs oubliait
dans la galanterie, le jeu et la bonne chère les privations et les
misères de l'exil. Ce n'était pas seulement dans ces cercles brillans
que les deux amis aimaient à se réunir. Le jour, ils se donnaient
rendez-vous dans un des cafés les plus célèbres de Londres, le café
Will, près de Covent-Garden. C'était le lieu de réunion des écrivains
et de tous les seigneurs et courtisans qui tenaient à honneur de
cultiver les lettres ou même de s'y intéresser. Ces établissemens,
d'une importation toute récente, s'étaient multipliés avec une pro-
2'2/i REVUE DES DEUX MONDES.
digieuse rapidité. Ils étaient alors ce que sont aujourd'hui les clubs
à Londres. 11 y en avait pour toutes les classes et presque toutes
les professions de la société. Dans les uns, on ne servait, outre le
café, que des vins de France et d'Espagne, on n'y souffrait d'autre
odeur que celle des tabatières remplies de tabac ambré ; dans les
autres, la bière et le gin mêlaient leur forte saveur à la fumée et à
l'odeur des pipes des artisans et des matelots. Le café Will, café
aristocratique et littéraire, était présidé par le poète Dryden, alors
dans toute sa gloire. Il n'échappait pas plus que ses contemporains
à l'invasion du goût et de la littérature française. Nos tragédies
y étaient jugées sous sa présidence et d'après les règles de la
Poétique de l'abbé Lebossu. C'est là enfin que la querelle des an-
ciens et des modernes, qui divisait alors tout Paris, fut traitée,
commentée et continuée avec une ardeur qui ne le cédait en rien
à celle de nos beaux esprits. On y lisait à haute voix les pamphlets
de Perrault et les réponses de Boileau. Saint-Évremond était cu-
rieusement consulté, interrogé sur des matières qui lui étaient fa-
milières et des auteurs qu'il connaissait personnellement. On sait
quelle sage m.esure il garda dans le débat. Son ami Temple se
montrait là plus résolu et plus décidé que dans sa conduite poli-
tique. Il soutenait avec chaleur et même un certain emportement
la supériorité des anciens. Plus tard, dans sa délicieuse retraite
de Sheen , il composa un essai sur la science des anciens et des
modernes. Tous les argumens de ce livre un moment célèbre, ou-
blié aujourd'hui, n'étaient que la reproduction de doctrines déjà
exposées et de thèses déjà soutenues au café Will; comme nos ora-
teurs d'aujourd'hui, Temple faisait des livres avec ses discours.
Saint-Evremond trouvait dans cette vie l'excitation qu'il aimait,
et son esprit y abordait des sujets divers qu'il traitait tour à tour
avec animation et liberté. Il écrivit des comédies, les Bé/Iexions sur
le peuple romain^ et des jugemens sur les écrivains de l'antiquité.
La comédie du Faux politique, qu'il fit de concert avec d'Aubigny
et le duc de Buckingham, composée, au dire des auteurs, dans le
genre anglais, l'est plus sûrement encore dans le genre ennuyeux.
Cette inhabileté à donner à des personnages la vie de la scène
étonne chez Saint-Évremond. Il excellait à saisir le ridicule de ceux
qui l'entouraient, à leur donner un langage plaisamment naturel. La
fameuse conversation du père Canaye et du maréchal d'Hocquin-
court vaut à elle seule toutes ses comédies, et n'a pas moins de grâce
et de force que les meilleures pièces de Molière. Ce qui lui manque,
ce n'est point la pénétration et la verve, mais le développement et
le souille. Ses plaisanteries ne peuvent s'étendre. Elles concentrent
dans une phrase, dans un mot, un grand nombre d'observations et
d'idées. Il a, si l'on peut le dire, le don des réticences, un silence
SALM-ÉVREMOND ET SA VIE d'eXIL. 225
éloquent, des qualités qui suffisent pour animer un récit où rien
n'est inutile, où chaque mot porte coup, mais qui ne peuvent rem-
plir la durée d'une action. Ses réflexions sur le peuple romain sont
au nombre de ses meilleurs ouvrages, M. Sainte-Beuve a remarqué
toutefois qu'« au milieu de son bon sens et de son jugement, Saint-
Évremond manquait de cet amour de la louange et des grandes
choses qui inspirait en tout le peuple-roi, et que, faute de ce ressort
généreux, il n'a laissé qu'une ébauche supérieure là où Montes-
quieu a fait un ouvrage admirable, un monument. » Cette observa-
tion peut s'étendre aux jugemens littéraires de Saint-Évremond, Là
aussi il n'a point ce goût supérieur, cette élévation naturelle, qui
font préférer à l'esprit et à la finesse le touchant langage du cœur.
Il observera par exemple que « Virgile manque de galanterie,...
que Didon devait avoir l'âme bien pitoyable pour s'intéresser au ré-
cit d'Énée,... qu'Horace, à quelques odes près, ne sait point faire
parler la tendresse. » Son parallèle entre Sénèque et Pétrone montre
ce qui lui manquait pour arriver en littérature à cette grandeur
et à cette simplicité qui sont comme la force et la santé des œu-
vres d'art. 11 reproche spirituellement à Sénèque « des pointes, des
imaginations qui sentent plus la chaleur d'Afrique et d'Espagne que
la lumière de Grèce et d'Italie, » puis, quand ce philosophe dis-
serte sur la vertu, « des expressions excessives, comme si c'était
pour lui une chose étrangère où il a besoin de se surmonter lui-
même. » Sénèque était mieux qu'un rhéteur, il aimait la vertu, et la
manière exagérée dont il en parle dès qu'il se trouve dans son ca-
binet marque les remords de la veille et ceux du lendemain. Il traite
un peu la philosophie comme Manon Lescaut son chevalier, plus
tendre quand elle se souvenait de ses infidélités ou qu'elle en pré-
parait de nouvelles. Mais pourquoi la sévérité de Saint-Évremond
devient-elle tout à coup de l'indulgence et de l'admiration quand il
s'agit de Pétrone, de cet écrivain d'un style châtié et d'une pensée si
corrompue? pourquoi cette comparaison établie entre les morts fa-
meuses de l'antiquité et cette préférence accordée à la sienne?
« Pour sa mort, dit-il, après l'avoir bien examinée, ou je me trompe,
ou c'est la plus belle... 11 n'a pas seulement continué ses fonctions
ordinaires, à donner la liberté à ses esclaves, à en faire châtier
d'autres; il s'est laissé aller aux choses qui le flattaient, et son âme,
au point d'une séparation si fâcheuse, était plus touchée de la dou-
ceur et de la faciUté des vers que de tous les sentimens des philo-
sophes;... nulle parole, nulle eu-constance qui marque l'embar-
ras d'un mourant, c'est pour lui que mourir c*est cesser de vivre. »
Ce miracle d'insensibilité n'est pourtant ni dans la nature ni dans
la vertu, et Voltaire nous semble avoir mieux compris les sentimens
TOME LVI. - ISCil. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
qui conviennent à l'homme en face de la mort quand la religion ne
lui en inspire pas d'autres, et qu'il est abandonné à ses propres
forces. « Que d'autres, dit-il, cherchent à louer les morts fastueuses
de ceux qui entrent dans la destruction avec insensibilité, c'est le
sort de tous les animaux. Nous ne mourons comme eux avec indif-
férence que quand l'âge ou la maladie nous rendent semblables à
eux par la stupidité de nos organes. Quiconque fait une grande
perte a de grands regrets; s'il les étouffe, c'est qu'il porte la vanité
jusque dans les bras de la mort. »
Cependant la santé de Saint-Évremond s'était affaiblie. Les mé-
decins lui conseillèrent de quitter l'Angleterre. Il partit pour la
Hollande et s'établit à La Haye. 11 se loue, dans une lettre au mar-
quis de Gréquy, d'échapper à la contrainte des cours, et d'achever
sa vie dans la liberté d'une république où, « s'il n'y a rien à espé-
rer, il n'y a du moins rien à craindre. » Ce sont là de fières paroles,
elles ne se soutiennent pas longtemps. Il a plus besoin que personne
de ces sortes de conversations qu'on ne trouvait alors que dans les
cours. Partout ailleurs il lui manque quelque chose. Aussi n'a-t-il
vécu qu'à demi pendant ces quatre années de séjour à La Haye. C'est
en vain qu'il envoie au savant Vossius des observations sur Salluste
et sur Tacite, c'est en vain qu'il compose un portrait idéal de la
fcnmie qui ne se trouve point : la tristesse le gagne, il a peur de
s'appesantir, et la gravité des bourgmestres l'engourdit. C'est à
peine si l'on se sent la force de blâmer ce découragement. Saint-
Évremond était si bien fait pour aimer la société spirituelle et joyeuse
où s'étaient écoulées les plus belles années de sa vie, qu'il éprouve
une sorte de malaise au milieu d'un peuple froid et méthodique,
dont toutes les vertus manquent de vivacité, et qui fit de grandes
choses sans éclat. « Il faut, dit-il, se repaître de police, d'ordre et
d'économie, et se faire un amusement languissant à considérer des
vertus hollandaises peu animées... Je crois que La Haye est le vrai
pays de l'indolence. Je ne sais comme j'ai ranimé mes sentimens;
mais enfin il m'a pris envie de sentir quelque chose de plus vif, et
quelque imagination de retourner en France m'avait fait recher-
cher Londres comme un milieu entre les courtisans français et les
bourgmestres de Hollande. » Mais, avant de quitter un pays qui lui
convenait si peu, il fit un effort pour revoir Paris, où le plaisir et
les études sont si habilement ménagés que l'esprit y trouve à la
fois l'activité et le repos, également nécessaires aux épicuriens de
la littérature. Il écrivit donc à M. de Lionne une lettre qui devait
être montrée à Louis XIV. On comprend quels sentimens la dic-
taient, et cependant les louanges adressées au roi paraîtront ex-
cessives. « Gomme le blâme de ceux qui nous sont opposés fait la
SAINT-ÉVREMOND ET SA VIE d'eXIL. 227
louange la plus délicate qu'on nous donne, j'avais cru travailler
ingénieusement à la gloire du génie qui règne en établissant la
honte de celui qui a gouverné auparavant... Ne m'alléguez point
que c'est un crime d'attaquer la réputation d'un mort, autrement
celui qui la ruine serait le premier et plus grand criminel lui-
même... Les belles et admirables qualités de sa majesté m'ont
donné les petites idées que j'ai de son éminence, et dans la condi-
tion où je suis, j'ai à demander pardon d'une chose dont il m'est
impossible de me repentir. » On le voit, si Saint-Évremond persé-
vère dans le jugement qui lui a valu sa longue disgrâce, il est im-
possible de le faire avec moins de hardiesse. Cette prière resta sans
effet. Il retourna en Angleterre, où il reçut de Charles II, grâce à
l'entremise de Temple, une pension de trois cents livres sterling
qui lui fut continuée par le roi Guillaume après la révolution.
Bien des intrigues s'agitaient alors à la cour d'Angleterre. Le
voluptueux Charles II, qui fut toute sa vie gouverné par les femmes,
n'avait échappé à la duchesse de Cleveland que pour tomber sous
l'empire de la duchesse de Portsmouth, qui, maîtresse absolue de
son royal amant, enchaînait à la France les destinées du peuple an-
glais. Telles sont trop souvent les causes secrètes des grands évé-
nemens, de la paix, de la guerre, dans ces royautés absolues où le
monarque tout puissant n'a d'autres maîtres que ses passions. C'est
sa faiblesse qui gouverne et se joue selon ses caprices des forces
d'une grande nation. La politique n'est plus alors la science des in-
térêts généraux; elle n'exige plus de hautes et nobles études sur le
génie des peuples, sur leurs mœurs, leurs richesses et leurs be-
soins. C'est la science des basses rivalités, des menées souter-
raines, où les intrigans triomphent obscurément. Ainsi, tandis que
la politique de Louis XIV soutenait la duchesse de Portsmouth, le
parti national lui cherchait une rivale, et de l'inconstance d'un
homme on attendait le retour d'un peuple à sa politique séculaire.
De toutes les nièces du cardinal Mazarin, nulle n'eut une vie plus
aventureuse qu'Hortense Mancini. La France, l'Italie, l'Allemagne
et l'Angleterre la virent tour à tour promener son existence vaga-
bonde, où les amours, les captivités, les fuites sous des habits
d'homme se suivent sans relâche, supportées, appelées avec une
mobilité fougueuse. Elle avait si pleinement le besoin des aventures
qu'elle ne voulut jamais d'une fortune brillante, mais régulière,
quand elle se présentait d'elle-même. C'est ainsi qu'après avoir
refusé d'épouser le duc de Savoie, elle eut à Chambéry une posi-
tion équivoque, s'en fit chasser par la veuve du prince, et partit
pour l'Angleterre, déterminée à remplacer auprès de Charles II,
qui avait autrefois demandé sa main, non pas la reine, mais la du-
ehesse de Portsmouth. Héritière de Mazarin, qui la préférait à ses
228 REVUE DES DEUX MOi\DES.
autres nièces et qui lui laissa son nom et ses immenses richesses,
elle se trouvait souvent réduite aux expédiens, et l'on sait que
M'"'' de Grignan, envoyant quelques chemises à la belle duchesse
ainsi qu'à sa sœur la connétable Colonne, écrivait : « Vous voyagez
comme des héroïnes de roman, avec des pierreries et sans linge. »
Malgré tout, Hortense savait plaire. « La source des charmes, di-
sait Ninon, est dans le sang Mazarin, »
Cette personne que la nature avait créée dans un jour de belle
humeur et pour le plaisir, folie de mouvement et d'éclat, se vit liée
par la destinée à une folie contraire à la sienne. Elle fut mariée par
le cardinal au fils du duc de La Meilleraye, Armand de La Porte,
qui prit en l'épousant le nom de Mazarin, Une religion farouche et
ridicule remplissait l'imagination du nouveau duc d'images som-
bres et d'apparitions. On sait ses incroyables extravagances; la plus
grande de toutes fut son mariage. Cet homme que Saint-Simon
nous représente barbouillant les portraits des grands maîtres et
mutilant les statues en l'honneur de la morale avait épousé par
amour plus que par ambition Hortense Mancini, aussi dangereuse
par sa beauté que les statues les plus belles, plus dangereuse encore
par son caractère.
Pour composer le portrait de cette brillante personne, il ne faut
qu'ouvrir les dernières œuvres de Saint-Évremond, toutes remplies
maintenant d'Hortense Mazarin. « C'était une de ces beautés romaines
qui ne ressemblent pas aux poupées de France... Ses yeux ont un
langage universel...; leur couleur n'a point de nom : ce n'est ni
bleu, ni gris, ni tout à fait noir; il n'y en a point au monde d'aussi
doux...; il n'y en a point d'aussi sérieux et de si sévères quand elle
est dans quelque application. Ils sont grands, bien fendus, pleins
de feu et d'esprit... Les mouvemens de sa bouche, les grimaces les.
plus étranges ont un charme inexprimable quand elle contrefait
ceux qui les font. Le rire lui change entièrement l'air du visage,
qu'elle a naturellement fier, et qui prend une teinte de douceur et
de bonté; son nez, qui est de la plus juste grandeur, donne un air
noble et élevé à toute sa physionomie. » Il semble en effet qu'Hor-
tense avait une de ces beautés achevées, un peu cavalières, qui ne
craignent ni le bruit ni les exercices violens. Le désordre de l'ha-
billement, le grand ajustement comme le plus simple négligé, tout
allait à cette femme. Qu'elle passât la journée en déshabillé dans
sa chambre à jouer de la guitare, quand elle aurait dû solliciter pour
ses procès, ou qu'elle s'amusât, comme nous la montre Saint-Évre-
mond , à donner dans quelque brillante revue des ordres aux trou-
pes, qui les recevaient plus volontiers que ceux des généraux, elle
apportait dans tous ces contrastes, qui pour d'autres auraient été
des rôles, un parfait naturel. Il n'y avait chez cette Italienne rien
SAÎM-ÉVREJÎOND ET SA VIE d'eXIL. 2*20
d'aflecté ni d'exagéré. Au milieu des camps, où nous la montre Saint-
Évremond, répétant contre son mari le cri de guerre que la France
avait autrefois poussé contre son oncle, « point de Mazarin! » elle
ne joua jamais à l'héroïne et ne prit point le casque de Glorinde.
Ses cheveux, audacieusemeni dénoués dans le mouvement de la
marche, lui font une parure d'une simplicité moins théâtrale et plus
séduisante. « A voir le beau tour qu'ils pi-ennent naturellement, et
comme ils se tiennent d'eux-mêmes, nous dit Saint-Évremond, qui
devient poète en parlant d'Hortense, on dirait qu'ils se jouent à
plaisir, tout enflés et glorieux de couvrir une tète si belle. »
Avec M'"'' Mazarin, Saint-Évremond trouve en Angleterre ce qu'il
regrettait de la France, un salon où se réunissent des hommes con-
sidérables et des savans distingués. La divinité du lieu ne s'occupe
point exclusivement de questions littéraires; la musique et le jeu,
la critique et la philosophie, remplissent le pavillon de Saint-James
de diversité et de bruit. Les grands seigneurs s'y rencontrent avec
Yossius; les gens d'esprit se mêlent tant bien que mal à la ména-
gerie de chats, d'oiseaux et de petits chiens; M'"'' Mazarin vit dans
cette confusion comme dans son milieu; elle se livre à ces goûts si
contraires et qui la possèdent également; elle les laisse s'accommo-
der comme ils peuvent et se faire leur place suivant l'heure et le
caprice. Le matin, on a causé d'art et de philosophie, il y a sur la
table des livres de toute sorte; mais le soir arrive : le démon du
jeu, sous les traits de Morin, croupier qui s'est enfui de Paris, fait
de ce salon une sorte de tripot où l'on chante, où l'on boit, où l'on
se fâche. Miracle d'A^noiir (la duchesse Mazarin souffre volontiers
qu'on l'appelle ainsi) ne se possède plus dès la sixième taille, et le
jeu commencé le soir ne se termine qu'au matin. Insolente quand
elle gagne, furieuse quand elle perd, Hortense ne peut souffrir qu'on
l'interrompe ni qu'on parle d'autre chose que de paroli :
Plutarque est suspendu, Don Quichotte interdit,
Montaigne auprès de vous a perdu son crédit,
Racine vous déplaît, Patru vous importune,
Et le bon La Fontaine a la môme fortune.
C'est l'heure de la déroute pour les philosophes, d'autant qu'un
grand dogue, qui leur en veut particulièrement,
Chop , animal traître et malin,
Des savans tient l'âme inquiète,
Et fait faire aussitôt retraite
Au grand et docte van Beuning.
Saint-Evremond peint assez bien, dans son épître sur la Bassette,
l'embarras des savans qui se sont trompés d'heure, et qui ne savent
où fuir entre le dogue et le croupier. Moins philosophe qu'eux ou
230 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être plus araoureux, il ne peut se résoudre à la retraite et se
décide à jouer. Cette résignation ne touche pas le cœur d'Hortense.
Nous le voyons par les lettres qu'il lui écrit le lendemain de ces
sortes de scènes : « Que puis-je faire? Si je perds, je suis une
dupe; si je gagne, un trompeur; si je quitte, un brutal... Si je
parle, je m'explique mal; si je me tais, j'ai une pensée malicieuse.
Si je refuse de disputer, ignorance; si je dispute, opiniâtreté ou
mauvaise foi. Que la raison règle mes sentimens, on dit que je
n'aime rien, et qu'il n'y eut jamais indifférence pareille à la mienne.»
Ces brusqueries de M'"'' Mazarin étaient aussitôt oubliées par elle,
mais Saint-Évremond les avait senties avec plus de vivacité qu'il ne
convient à un sage. Ses plaintes ont quelque chose de la douleur
d'un amant. L'épicurien qui n'avait jusque-là cherché que les plai-
sirs, une galanterie où le cœur n'entrait pas, et qui n'était le plus
souvent qu'une occupation animée de l'esprit, le philosophe qui
fuyait le sérieux de l'affection, se prend pour cette illustre aven-
turière d'une tendresse véritable. C'est de l'amour qu'il ressent
pour elle. Il s'en raille tout le premier, mais il ne peut ni ne veut
s'en défaire. Quant aux sentimens d'Hortense, ils sont faciles à dé-
mêler. Elle a pour Saint-Évremond une amitié qui ne l'empêche ni
de le brusquer, ni de lui demander des conseils, ni de s'irriter
quand ils déplaisent, ni d'en être reconnaissante au fond. Comme
toutes les personnes parfaitement franches, entières dans chacun
de leurs mouvemens, Hortense n'éprouve aucun trouble à changer
de sentimens. Elle ne cherche jamais à justifier sa conduite, elle
l'oublie, et sans se perdre dans des explications qui sont dange-
reuses, parce qu'on les juge avec la raison, elle se contredit sans
embarras, et se fait tout pardonner par sa grâce. Nous avons dit
qu'elle a quelquefois le pouvoir de faire de Saint-Évremond un
poète. Ce sceptique, auquel il n'a manqué que de sacrifier plus
souvent à la folie sacrée , adore sous les traits d'Hortense la fan-
taisie et la déraison. Elle est la contradiction de toute sa vie. Amou-
reux du repos, il s'éprend de cette beauté vagabonde. Égoïste au
point de mépriser la gloire, les affaires de la duchesse Mazarin sont
les siennes. Il se désole de ses malheurs, il cherche à les prévenir.
Quel charme valut à Hortense la conquête d'un sage, à qui elle
ne tenait guère? Elle avait dans son esp.rit le même abandon que
dans sa vie, quelque chose de soudain, d'involontaire, une abon-
dance inculte, quelques-uns de ces dons que le midi, que l'Italie
versent avec libéralité sur leurs insoucians enfans. Saint-Évre-
mond, d'une nature plus distinguée, mais plus pauvre, a de la
profondeur dans la pensée , mais aussi de la recherche, de la pré-
tention, de l'effort. Les faciles richesses d'une organisation si dif-
férente le séduisirent. Il fut ébloui par cet éclat. La poésie, la pas-
SAWT-ÉVREMOND ET SA VIE D'eXIL. 231
sion, le naturel, tout ce qui manquait chez lui à l'écrivain et à
l'homme lui apparut dans la personne d'Hortense et se fit aimer,
(c Si vous avez eu dessein de reconnaître combien vous êtes né-
cessaire au monde, écrit-il à M'"*" Mazarin, qui s'est pour quelques
jours retirée à Ghelsea, vous pouvez satisfaire votre curiosité dans
votre petite absence. Il y a un concetlo espagnol que je vous appli-
querais, si je ne haïssais trop le style figuré. « Quand le soleil s'é-
clipse, dit l'auteur du concetto, c'est pour faire connaître au monde
combien il est difficile de se passer de lui. » Votre éclipse fait sentir
la difficulté qu'il y a de vivre sans votre lumière. »
Ce fut ainsi qu'il l'aima, et cette passion tardive, qui ne se tra-
duit que par des déclarations littéraires, qui le rend même légère-
ment ridicule, donne cependant à sa figure cette expression at-
tendrie qui lui manque d'ordinaire. Il devient le souffre - douleur
de la fantasque duchesse, son poète, son secrétaire. C'est lui qui
compose les lettres qu'elle ne veut point écrire par paresse, et
qu'elle ne trouve jamais assez spirituelles quand un autre en prend
la peine. C'est lui qui doit répondre au plaidoyer de M. Érard, avo-
cat du Mazarin, ayant soin de n'épargner ni l'avocat, ni surtout
le mari. C'est lui qui débrouille les inextricables affaires d'argent,
négocie les emprunts, expose à la duchesse de Bouillon le mi-
sérable état où se trouve la duchesse Mazarin, sa sœur, et rend
compte de ces commissions à sa prodigue et besogneuse cliente.
« Vous m'avez commandé d'écrire, et j'ai écrit. Vous m'avez com-
mandé d'écrire en Normand, et je m'en suis si bien acquitté que
je défie M. de Saissac de connaître si vous vous louez de ses dili-
gences, ou si vous vous plaignez qu'il se soit contenté de vous don-
ner des soins inutiles quand vous pourriez attendre des effets de ses
promesses. » Il ne serait malheureusement que trop aisé de multi-
plier des citations de ce genre, qui prouveraient que cette Italienne,
à laquelle Saint-Évremond reprochait de s'abandonner à «la géné-
reuse franchise » de sa nation, se laissait entraîner quand il s'agis-
sait d'affaires à une habileté presque normande. Saint-Évremond
devient un peu pour elle ce qu'était pour Chicaneau
Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin,
Et qui jure pour moi lorsque j'en ai besoin.
Pour en finir avec ces procès et ces affaires, qui tiennent une
grande place dans la vie de Saint-Évremond du jour où il eut connu
la duchesse Mazarin, citons seulement un dernier trait. Il avait
jadis prêté de l'argent à Ninon, et comme Ninon se faisait un devoir
de rendre les cassettes, elle le lui renvoya quand il le réclama. Il
serait curieux que cet argent eût passé des mains de Ninon dans
232 RKVUE DES DEUX MONDES.
celles d'Hortense. M'"^ Mazarin mourut en effet débitrice envers
Saint-Évremond d'une somme que la pauvreté de l'exilé lui ren-
dait considérable, qu'Hortense ne s'inquiéta pas de lui rendre, et
qu'il n'eut garde de réclamer d'elle, comme il l'avait fait de Ninon.
Si l'on s'arrête ici à parler d'Hortense Mazarin, c'est qu'elle a ré-
veillé dans le cœur de Saint-Évremond tout ce côté d'affection qui
nous était inconnu, qu'elle fut le démenti vivant de cette philoso-
phie où il se serait enfermé, toujours plus indifférent aux autres et
plus occupé de lui; c'est qu'elle fut, si l'on peut le dire, une tar-
dive apparition de la jeunesse qui pendant quelques années dut
charmer le vieillard, et lui donner des joies et des tristesses qu'il
devait plus tard regretter avec amertume. C'est en vain qu'il s'est
détaché de l'ambition pendant les longueurs de son exil, et qu'il a
réduit les devoirs du sage à l'économie des derniers plaisirs. Il se
reprend à la vie; il se laisse entraîner à des occupations, à des fati-
gues qui, pour la première fois, viennent d'un autre que lui. Il se
contraint et se transforme pour lui plaire. Il joue et perd au jeu. Il
boit les vins qu'il n'aime pas, il renonce à la cuisine française; ses
meilleurs momens auprès d'elle sont encore ceux où il peut se faire
garde-malade. Les brusqueries de la duchesse Mazarin reviennent
avec la santé; l'ardeur de vivre la reprend dès qu'elle échappe à la
peur de mourir. La bassette, les longs repas, le train ordinaire, re-
commencent; les conseils que le philosophe hasardait ne sont plus
écoutés, on l'interrompt par l'épithète de radoteur, ou par ce vers
de la tragédie de Pompée :
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie!
Saint-Évremond parle quelque part de M. de Barillon, alors am^
bassadeur de France en Angleterre, qui, mangeant plus que per-
sonne, avait un admirable secret contre les excès de table. (( 11 en-
tretenait M'"' Mazarin des religieux de la Trappe, et quand il avait
parlé une demi-heure de leur abstinence, il croyait n'avoir mangé
que des herbes non plus qu'eux. Son discours faisait l'effet d'une
diète. » M'"« Mazarin avait un procédé tout semblable : elle formait de
temps en temps des projets de retraite qui lui laissaient l'illusion
de s'être convertie. « Vous savez, disait-elle alors, que je me ferai
quelque jour carmélite. » Comme elle se trouvait dans ces dispo-
sitions, un des fils de la comtesse de Soissons, son neveu, tomba
amoureux d'elle, et, dans un duel qu'il eût avec le baron Banier,
son rival, vint donner à sa tante une occasion toute naturelle de
mettre à exécution ses désirs de réforme. Il tua son adversaire. La
douleur d'Hortense fut si vive qu'elle eut un moment la résolution
SAINT-ÉVREMOND ET SA VIE d'eXIL. 233
sincère d'entrer au couvent pour y pleurer sa légèreté et la mort de
son amant. Saint-Évremond, chargé de faire les adieux d'Hortense
à ce monde qu'elle avait tant aimé, écrivit les vers suivans, qui ne
manquent pas d'une certaine grâce :
Je vous dégage, amans, des lois de mon empire.
Pour des objets nouveaux si votre cœur soupire,
Je ne me plaindrai pas d'une infidélité.
J'aimerais mieux pourtant..., que les femmes sont vaines!
J'aimerais mieux vous voir, au sortir de mes chaînes.
Jouir paisiblement de votre liberté.
Puis dans la dernière strophe, comme c'est Saint-Évremond qui
parle par la bouche de cette belle pénitente, il se fait adresser au
ciel ce rendez-vous qu'il n'a pu obtenir sur la terre. Hortense, de-
venue Béatrix, veut arracher son poète au monde où elle n'est plus,
(c Quittez la cour, lui dit-elle; la religion, la raison, tout vous en
fait un devoir :
Le ciel est impuissant, et la raison timide
Sur vos durs sentimens trop faiblement préside;
Mais vous devez encor reconnaître ma loi.
Retirez-vous, vieillard, c'est moi qui vous l'oi-donue.
Voici l'ordre dernier qu'en reine je vous donne :
Vieillard, quittez le monde en même temps que moi.
Ce ne fut point dans un couvent cependant, c'est à Ghelsea qu'elle
mourut à l'âge de cinquante-deux ans, et, s'il faut en croire ses
contemporains, dans tout l'éclat de sa victorieuse beauté. Il est
difficile de prononcer sur elle un jugement définitif. Dans le cours
du procès qu'elle soutint contre son mari, elle ne s'étonna point de
gagner sa cause devant la chambre des requêtes, où se trouvaient
des jeunes gens, ni de la perdre devant la grand'cbambre, où sié-
geaient seulement les vieux conseillers.
Quand la mort d'Hortense Mancini eut rendu éternelle pour Saint-
Evremond cette éclipse dont il se plaignait pour peu qu'elle quittât
Londres un seul jour, la tristesse, un instant secouée, s'abattit sur
lui, plus épaisse et plus lourde. C'est un spectacle affligeant que
celui de ces dernières années , remplies seulement par les regrets
du passé, ou par les plaisirs matériels. « Il n'y a pas un mot de
votre lettre qui ne m'ait fait plaisir, écrit-il à mylord Montagu, ex-
cepté ceux qui m'assurent que vous mangez des truffes tous les
jours. Je n'ai pu m'empêcher de pleurer quand j'ai pensé que j'en
mangeais avec M'"'' Mazarin. Je me la suis représentée avec tous
ses charmes. Je ne puis continuer ce discours sans douleur, il le
faut finir. » C'est à table cependant, bien que ces images l'y pour-
234 REVUE DES DEUX MONDES.
suivent, qu'il cherchera trop souvent des distractions et l'oubli. « Je
suis fort mal et j'ai raison de me préparer des plaisirs dans l'autre
monde ; puisque le goût et l'appétit m'ont quitté, je n'en dois pas
espérer beaucoup en celui-ci. » La Fontaine, avec qui Saint-Évre-
mond avait autrefois entrepris un tournoi littéraire où l'un tenait
pour la duchesse de Bouillon et l'autre pour la duchesse Mazarin,
a donné aux épicuriens, quand la jeunesse les quitte, ce poétique
congé :
Je voudrais qu'à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,
Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet,
La philosophie du plaisir n'a point d'autre conseil pour ceux que
le plaisir abandonne. C'est par d'autres croyances qu'il faut renou-
veler une vie près de s'éteindre, et ceux qui s'attardent au banquet
et ne savent point en sortir comme un convive rassasié ne plaisent
pas plus aux philosophes qu'aux poètes.
Parmi les amis que Saint-Évremond avait laissés en France, et
dont les rangs s'étaient éclaircis, Ninon survivait alors à sa jeu-
nesse et à son éclat. Elle était entrée dans cet âge que le duc de La
Rochefoucauld lui avait dit être « l'enfer des femmes. » Sa pensée
se reporta vers son philosophe d'outre-mer. La correspondance des
deux vieillards reprit avec une fidélité qu'explique la communauté
des souvenirs. Ils pouvaient, au milieu d'une génération nouvelle,
s'entretenir du passé. Les regrets les réunissaient, comme aussi
cette difficulté d'espérer où ils semblent être tous les deux. Il faut
prendre ses prédicateurs où l'on les trouve, et l'on pourrait tirer des
lettres de Ninon, à cette époque du moins, une sorte de sermon et
comme la condamnation d'une philosophie qui nous laisse si tristes
au moment où la philosophie est le seul bien qui nous reste. Ces
lettres sont singulièrement attachantes, ce ne sont point du tout
celles d'une vieille bergère, mais d'un honnête homme à qui l'on
voudrait voir d'autres croyances. « J'ai senti la mort de M'"*^ de Ma-
zarin, écrit-elle, comme si j'avais eu l'honneur delà connaître. Elle
a songé à moi dans mes malheurs. J'ai été touchée de cette bonté, et
ce qu'elle était pour vous m'avait attachée à elle. Il n'y a plus de
remède, et il n'y en a nul à ce qui arrive à nos pauvres corps. Con-
servez le vôtre. Vos amis aiment à vous voir si sain et si sage, car
je tiens pour sages ceux qui savent se rendre heureux... Adieu mille
fois, monsieur. Si l'on pouvait penser comme M'"® de Chevreuse,
qui espérait en mourant qu'elle allait causer avec ses amis dans
l'autre monde!... Il serait heureux de le penser. » Arrêtons-nous sur
ce souhait des deux épicuriens, sur ce désir d'espérer; il vaut mieux
SAINT-ÉVREMOND ET SA VIE d'EXIL. 235
que leur doctrine, et prouve qu'après tout, au milieu des entraîne-
mens de la vie et dans le néant des croyances, l'âme peut garder
une noblesse native et des aspirations élevées.
Saint-Évremond mourut en 1703, au commencement d'un siècle
que son esprit avait devancé, et où il aurait retrouvé victorieuses
et déjà puissantes bien des idées qu'il avait le premier semées. Plus
libre dans son essor, il se serait affranchi des liens qui le retiennent
encore au passé et des voiles un peu lourds et froids qui envelop-
pent souvent la hardiesse de sa pensée. Sans se perdre en conjec-
tures, il suffit sans doute à la gloire de son nom d'avoir, en face de
l'autorité du « grand roi, » donné l'éveil à l'esprit d'examen et de
critique. Qu'on ne se laisse pas prendre à des détails tout de mode
et de surface, ce courtisan de deux monarchies, cet amateur de
bonne chère, ce bel esprit toujours galant et amoureux est un des
précurseurs de la spciété moderne. Il annonce et prépare sur plu-
sieurs points Voltaire et Montesquieu, qu'il a précédés en Angle-
terre. Tous deux y viennent un demi-siècle après lui; mais il faut
noter cette différence que Saint-Evremond donne plus qu'il ne re-
çoit, que, loin d'emprunter rien à sa nouvelle patrie, il reconstruit,
il étend autour de lui son propre pays, les idées de la France, sa
littérature, son influence en tous sens. Ses illustres successeurs au
contraire vont emprunter à une société étrangère des lumières qui,
selon eux, manquaient à la leur. Voltaire rapporte d'Angleterre une
philosophie plus sérieuse, et révèle à ses compatriotes les noms de
Shakspeare et de Milton. Montesquieu retrouve en Angleterre les
titres de liberté du genre humain; il signale à l'admiration et à
l'imitation de l'Europe cette constitution savamment pondérée qui
paraissait jusqu'à nos jours répondre à tous les instincts de la so-
ciété moderne. Quoi qu'il en soit, ces deux rôles ont assez de gran-
deur pour contenter toute ambition : l'un est plus utile peut-être,
l'autre semble plus conforme aux prétentions de l'esprit français. Si
l'on voulait dresser une de ces généalogies intellectuelles qui re-
présentent assez bien la filiation des idées à travers les générations,
on dirait que Saint-Évremond procède de Montaigne et de Charron,
et qu'à leur tour Voltaire et Montesquieu descendent de lui. Tenir
son rang et rester soi-même entre de tels aïeux et une telle posté-
rité, c'est avoir droit non-seulement au tombeau que l'Angleterre a
élevé à Saint-Évremond, mais à une page dans l'histoire des pro-
grès de l'esprit humain.
Victor de Langsdorff.
ETUDE
LA PHYSIOLOGIE DU CŒUR
Pour le physiologiste, le cœur est l'organe central de la circula-
tion du sang, et à ce titre c'est un organe essentiel à la vie; mais
par un privilège singulier, qui ne s'est va pour aucun autre appa-
reil organique, le mot cœur est passé, comme les idées que l'on s'est
faites de ses fonctions, dans le langage du physiologiste, dans le
langage du poète, du romancier et de l'homme du monde, avec des
acceptions fort différentes. Le cœur ne serait pas seulement un mo-
teur vital qui pousse le liquide sanguin dans toutes les parties de
notre corps qu'il anime; le cœur serait aussi le siège et l'emblème
des sentimens les plus nobles et les plus tendres de notre âme.
L'étude du cœur humain ne serait pas uniquement le partage de
l'anatomiste et du physiologiste; cette étude devrait aussi servir de
base à toutes les conceptions du philosophe, à toutes les inspira-
tions du poète et de l'artiste.
Il s'agira ici, bien entendu, du cœur anatomique, c'est-à-dire du
cœur étudié au point de vue de la science physiologique purement
expérimentale; mais cette étude rapide que nous allons faire des
fonctions du cœur devra-t-elle renverser les idées généralement
reçues? La physiologie devra-t-elle nous enlever des illusions, et
nous montrer que le rôle sentimental que dans tous les temps on
a attribué au cœur n'est qu'une fiction purement arbitraire? En un
mot, aurons-nous à signaler une contradiction complète et pé-
remptoire entre la science et l'art, entre le sentiment et la rai-
son?... Je ne crois pas, quant à moi, à la possibilité de cette con-
PHYSIOLOGIE DU COi:UK. 237
ti'adiction. La vérité ne saurait différer d'elle-même, et la vérité du
savant ne saurait contredire la vérité de l'artiste. Je crois au con-
traire que la science qui coule de source pure deviendra lumineuse
pour tous, et que partout la science et l'art doivent se donner la
main en s'interprétant et en s'expliquant l'un par l'autre. Je pense
enfin que, dans leurs régions élevées, les connaissances humaines
forment une atmosphère commune à toutes les intelligences culti-
vées, dans laquelle l'homme du monde, l'artiste et le savant doi-
vent nécessairement se rencontrer et se comprendre.
Dans ce qui va suivre, je ne chercherai donc pas à nier systéma-
tiquement au nom de la science tout ce que l'on a pu dire au nom
de l'art sur le cœur comme organe destiné à exprimer nos senti-
mens et nos affections. Je désirerais au contraire, si j'ose ainsi dire,
pouvoir affirmer l'art par la science en essayant d'expliquer par la
physiologie ce qui n'a été jusqu'à présent qu'une simple intuition
de l'esprit. Je forme, je le sais, une entreprise très difficile, peut-
être même téméraire, à cause de l'état actuel encore si peu avancé
de la science des phénomènes de la vie. Cependant la beauté de la
question et les lueurs que la physiologie me semble déjà pouvoir
y jeter, tout cela me détermine et m'encourage. Il ne s'agira pas
d'ailleurs de parler ici de la physiologie du cœur en entrant dans
tous les détails d'une étude analytique expérimentale complète et
impossible pour le moment : c'est une simple tentative, et il me
suffu-a d'exprimer mes idées physiologiques en les appuyant par
les faits les plus clairs et les plus précis de la science. J'envisa-
gerai ainsi la physiologie du cœur d'une manière générale, mais
en m'attachant plus particulièrement aux points qui me semblent
propres à éclairer la physiologie du cœur de l'homme.
I.
Avant tout, le cœur est une machine motrice vivante, une véri-
table pompe foulante destinée à distribuer le fluide nourricier et
excitateur des fonctions à tous les organes de notre corps. Ce rôle
mécanique caractérise le cœur d'une manière absolue, et partout
où le cœur existe, quel que soit le degré de simplicité ou de com-
plication qu'il présente dans la série animale, il accomplit constam-
ment et nécessairement cette fonction d'irrigateur organique.
Pour un anatomiste pur, le cœur de l'homme est un viscère,
c'est-à-dire un des organes qui font partie des appareils de nutri-
tion situés dans les cavités splanchniques. Tout le monde sait que
le C(jeur est placé dans la poitrine, entre les deux poumons, qu'il
a la forme d'un cône dont la base est fixée par de gros vaisseaux
238 REVUE DES DEUX MONDES.
qui charrient le liquide sanguin, et dont la pointe libre est incli-
née en bas et à gauche, de façon à venir se placer entre la cin-
quième et la sixième côte au-dessous du sein gauche. Quant à la
nature du tissu qui le compose, le cœur rentre dans le système
musculaire : il est creusé à l'intérieur de cavités qui servent de ré-
servoir au sang; c'est pourquoi les anatomistes ont encore appelé
le cœur un muscle creux.
Dans le cœur de l'homme, on voit quatre compartimens ou cavi-
tés : deux cavités forment la partie supérieure ou base du cœur,
appelées oreillettes et recevant le sang de toutes les parties du corps
au moyen de gros tuyaux nommés veines; deux cavités forment
la partie inférieure ou la pointe du cœur, appelées ventricules et
destinées à chasser le liquide sanguin dans toutes les parties du
corps au moyen de gros tuyaux nommés artères. Chaque oreillette
du cœur communique avec le ventricule qui est au-dessous d'elle
du même côté; mais une cloison longitudinale sépare latéralement
les oreillettes et les ventricules, de telle sorte que le cœur de
l'homme, qui est réellement double, se décompose en deux cœurs
simples formés chacun d'une oreillette et d'un ventricule, et situés
l'un à droite, l'autre à gauche de la cloison médiane. Chaque cavité
ventriculaire du cœur est munie de deux soupapes appelées val-
villes. L'une, placée à l'orifice d'entrée du sang de l'oreillette dans
le ventricule, est nommée valvule aiiriculo-vcntriculaire; l'autre,
située à l'orifice de sortie du sang du ventricule par l'artère, s'ap-
pelle valvule sygmoîde.
Le cœur de l'homme, ainsi que celui des mammifères et des oi-
seaux, est donc un cœur anatomiquement double et composé de deux
cœurs simples, appelés l'un le cœur droit, l'autre le cœur gauche.
Chacun de ces cœurs a un rôle bien différent. Le cœur gauche,
nommé encore cœur à sang rouge, est destiné à recevoir dans son
oreillette par les veines pulmonaires le sang pur et rutilant qui
vient des poumons, pour le faire passer ensuite dans son ventri-
cule, qui le lance dans toutes les parties du corps, où il devient
impur et noir. Le cœur droit, appelé aussi cœur à sang noir, est
destiné à recevoir dans son oreillette par les veines caves le sang
impur qui revient de toutes les parties du corps et à le faire passer
ensuite dans son ventricule pour le lancer dans le poumon, où il
devient pur et rutilant. En un mot, le cœur gauche est le cœur qui
préside à la distribution du liquide vital dans tous nos organes et
dans tous nos tissus, et le cœur droit est le cœur qui préside à la
revivification du sang dans les poumons, pour le restituer au cœur
gauche, et ainsi de suite.
Ces prémisses étant établies, nous n'aurons plus ici à considérer
PHYSIOLOGIE DU CŒUR. 239
le cœur que comme un organe qui distribue la vie à toutes les par-
ties de notre corps, parce qu'il leur envoie le liquide nourricier qui
leur est indispensable pour vivre et manifester leurs fonctions.
Quant au liquide nourricier, il est représenté par le sang lui-môme,
qui est sensiblement identique chez tous les animaux vertébrés,
quelles que soient d'ailleurs la diversité de l'espèce animale et la
variété de son alimentation. Dans les phénomènes extérieurs de la
préhension des alimens, le zoologiste distingue le carnassier féroce
qui se nourrit de chairs palpitantes, le ruminant paisible qui se re-
paît de l'herbe des prés, le frugivore et le granivore qui se nour-
rissent plus spécialement de fruits et de graines; mais, quand on
descend dans le phénomène intime de la nutrition , la physiologie
générale nous apprend que ce qui se nourrit, à proprement parler,
dans les animaux, ce n'est pas le type spécifique et individuel, qui
varie à l'infini, mais seulement les organes élémentaires et les tis-
sus, qui partout se détruisent et vivent d'une manière identique.
La nature, suivant l'expression de Goethe, est un grand artiste. Les
animaux sont constitués par des matériaux organiques semblables;
c'est l'arrangement et la disposition relative des matériaux qui dé-
terminent la variété de ces véritables monumens organisés, c'est-
à-dire les formes et les propriétés animales spécifiques. De même,
dans les monumens de l'homme, les matériaux se ressemblent par
leurs propriétés physiques, et cependant l'arrangement différent
peut réaliser des idées diverses et donner naissance à un palais
ou à une chaumière. En un mot, le type spécifique existe, mais
seulement à l'état d'une idée réalisée. Pour la physiologie, ce n'est
pas le type animal qui vit et meurt, ce sont les matériaux orga-
niques ou les tissus qui le composent; de même, dans un édifice qui
se dégrade, ce n'est pas le type idéal du monument qui se dété-
riore, mais seulement les pierres qui le forment.
En physiologie générale, on ne saurait donc déduire de la grande
variété d'alimentation des animaux aucune différence de nutrition
organique essentielle. Chez l'homme et chez tous les animaux, les
organes élémentaires et les tissus vivans sont sanguinaires, c'est-
à-dire qu'ils se repaissent du sang dans lequel ils sont plongés, ils
y vivent comme les animaux aquatiques dans l'eau, et de même
qu'il faut renouveler l'eau qui s'altère et perd ses élémens nutri-
tifs, de même il faut renouveler, au moyen de la circulation, le sang
qui perd son oxygène et se charge d'acide carbonique. Or c'est pré-
cisément là le rôle qui incombe au cœur. Le système du cœur gau-
che apporte aux organes le sang qui les anime; le système du cœur
droit emporte le sang qui les a fait vivre un instant.
Quand en physiologie on veut comprendre les fonctions d'un or-
'lllO REVUE DES DEUX MO.NDES.
gane, il faut toujours remonter aux propriétés vitales de la substance
qui le compose ; c'est par conséquent dans les propriétés du tissu
du cœur que nous pourrons trouver l'explication de ses fonctions.
Cela ne nous offrira d'ailleurs aucune difficulté, car, ainsi que nous
l'avons déjà dit, le cœur est un muscle, et il en possède toutes les
propriétés physiologiques. Or il me suffira de rappeler que ce tissu
charnu ou musculaire est constitué par des fibres qui ont la pro-
priété de se raccourcir, c'est-à-dire de se contracter. Quand les
fibres musculaires sont disposées de manière à former un muscle al-
longé dont les deux extrémités viennent s'insérer sur deux os arti-
culés ensemble, l'effet nécessaire de la contraction ou du raccour-
cissement du muscle est de faire mouvoir les deux os l'un sur l'autre
en les rapprochant; mais quand les fibres musculaires sont disposées
de manière à former les parois d'une poche musculaire, comme cela
a lieu dans le cœur, l'effet nécessaire de la contraction du tissu
musculaire est de rétrécir et de faire disparaître plus ou moins com-
plètement la cavité en expulsant le contenu. Gela nous fera com-
prendre comment, à chaque contraction des cavités du cœur, le
sang qu'elles contiennent se trouve expulsé suivant une direction
déterminée par la disposition des valvules ou soupapes cardia-
ques. Quand l'oreillette se contracte, le sang est poussé dans le
ventricule parce que la valvule auriculo-ventriculaire s'abaisse;
quand le ventricule se contracte, le sang est chassé dans les ar-
tères parce que la valvule sygmoïde ou artérielle s'abaisse pour
laisser passer le liquide sanguin en même temps que la valvule au-
riculo-ventriculaire se relève pour empêcher le sang de refluer dans
l'oreillette. La contraction des cavités du cœur, qui les vide de sang,
est suivie d'un relâchement pendant lequel de nouveau elles se rem-
plissent de liquide sanguin, puis d'une nouvelle contraction qui les
vide encore, et ainsi de suite. Il en résulte que le mouvement du
cœur est constitué par une succession de mouvemens alternatifs de
contraction et de relâchement de ses cavités. On appelle systole le
mouvement de contraction et diastole le mouvement de relâche-
ment. Les quatre cavités du cœur se contractent et se relâchent
successivement deux à deux : d'abord les deux oreillettes, puis les
deux ventricules. Un intervalle de repos très court sépare la con-
traction des oreillettes de la contraction des ventricules, puis un
intervalle un peu plus long succède à la contraction du ventricule.
11 serait complètement hors de notre objet de décrire ici en détail
le mécanisme de la circulation dans les différentes cavités du cœur.
Dans nos explications ultérieures, nous aurons seulement à tenir
co?npte du jeu du ventricule gauche, qui, ainsi que nous l'avons
déjà dit, est le ventricule nourricier qui alimente et anime tous les
PHYSIOLOGIE DU COEUR. 241
organes du corps. Il nous suffira donc de dire qu'au moment de
la contraction de ce ventricule le cœur se projette en avant, et
vient frapper comme le battant d'une cloche entre la cinquième et
la sixième côte au-dessous du sein gauche ; c'est ce qu'on appelle
le battement du cœm\ A ce même instant de la contraction du ven-
tricule gauche, le sang est lancé dans l'aorte et dans les artères du
corps avec une pression capable de soulever une colonne mercu-'
rielle d'environ 150 millimètres de hauteur. C'est ce qui produit
le soulèvement observé dans toutes les artères, et qu'on appelle le
pouls.
Toute la mécanique des mouvemens du cœur a été l'objet de tra-
vaux extrêmement approfondis, et la science moderne a étudié
les phénomènes de la circulation à l'aide de procédés graphiques
qui donnent aux recherches une très grande exactitude. Le seul
point que nous tenions à rappeler, c'est que le cœur est une
véritable machine vivante, qui fonctionne comme une pompe
foulante dans laquelle le piston est remplacé par la contraction
musculaire. La question que nous désirons plus particulièrement
examiner dans cette étude est celle de savoir comment le cœur, ce
simple moteur de la circulation du sang, peut, en réagissant sous
l'influence du système nerveux, coopérer au mécanisme si délicat
des sentimens qui se passent en nous.
II.
Le cœur nous apparaît immédiatement comme un organe étrange
par son activité exceptionnelle. Dans le développement du corps
animal, chaque appareil vital n'entre en général en fonction qu'a-
près avoir achevé son évolution et acquis sa texture définitive. Il y
a même des organes, particulièrement ceux destinés à la propaga-
tion de l'espèce, qui ne se montrent sur la scène organique que
longtemps après la naissance pour en disparaître ensuite et rentrer
de nouveau dans la torpeur pendant la dernière période de la vie
de l'individu. Le cœur au contraire manifeste son activité dès l'ori-
gine de la vie, bien longtemps avant de posséder sa forme achevée
et sa structure caractéristique. Ce fait n'est pas seulement remar-
quable comme caractère de la précocité des fonctions du cœur,
mais il est de nature à faire réfléchir profondément le physiologiste
sur le rapport réel qui doit exister entre les formes anatomiques et
les propriétés vitales des tissus. Rien n'est beau comme d'assister
à la naissance du cœur. Chez le poulet, dès la vingt-sixième ou
trentième heure de l'incubation, on voit apparaître sur le champ
germinal un très petit point, punctum saliens, dans lequel on finit
TOME LVI. — 1865. IQ
202 REVUE DES DEUX MONDES.
par constater des mouvemens rares et à peine perceptibles. Peu à
peu ces mouvemens se prononcent davantage et deviennent plus
fréquens; le cœur se dessine mieux, des artères et des veines se
forment, le liquide sanguin se manifeste plus distinctement, et tout
un système vasculaire provisoire {area vasculosn) s'est étalé en
rayonnant autour du cœui', désormais constitué pbysiologiquement
.comme organe de circulation embryonnaire. A ce moment, les 11-
néamens fondamentaux du corps de l'animal ont déjcà paru; le cœur,
alors en pleine activité, représente un moteur sanguin isolé, anté-
rieur à l'organisation, et destiné à transporter sur le chantier de la
vie les matériaux nécessaires à la formation du corps animal. Chez
l'oiseau, le cœur va chercher les matériaux dans les élémens de
l'œuf: chez le mammifère, il les puise dans les élémens du sang
maternel. Pendant que cet organe sert ainsi à la construction et au
développement du corps tout entier, il s'accroît et se développe
lui-même. A son origine, ce n'est qu'une simple vésicule obscuré-
ment contractile, comme la vésicule circulatoire d'un infusoire; mais
cette vésicule s'allonge bientôt et bat avec rapidité; la partie in-
férieure reçoit le liquide sanguin et représente une oreillette, tan-
dis que la partie supérieure constitue un véritable ventricule qui
lance le sang dans un bulbe aortique se divisant en arcs branchiaux:
c'est alors un vrai cœur de poisson. Plus tard, ce cœur subit un
mouvement combiné de torsion et de bascule qui ramène en haut sa
partie auriculaire et en bas sa partie ventriculaire ; avant que le
mouvement de bascule soit complet, l'organe représente un cœur à
trois cavités, cœur de reptile, et dès que le mouvement est achevé,
il possède les quatre cavités du cœur d'oiseau ou de mammifère.
Les diverses phases de développement du cœur nous montrent donc
que cet organe n'arrive à son état d'organisation le plus élevé chez
les oiseaux, les mammifères et l'homme, qu'en passant transitoire-
ment par des formes qui sont restées définitives pour des classes
animales inférieures. C'est l'observation de ces faits et de beaucoup
d'autres du même genre qui a donné naissance à l'idée philosophi-
quement vraie que chaque animal reflète dans son évolution em-
bryonnaire les organismes qui lui sont inférieurs.
Le cœur diffère ainsi de tous les muscles du corps en ce qu'il
agit dès qu'il apparaît, et avant d'être complètement développé.
Une fois achevé dans son organisation, il continue encore de for-
mer une exception dans le système musculaire : en elfet, tous les
appareils musculaires nous présentent dans leurs fonctions des al-
ternatives d'activité et de repos ; le cœur au contraire ne se repose
jamais. De tous les organes du corps il est celui qui agit le plus
longtemps; il préexiste à l'organisme, il lui survit, et dans la mort
PHYSIOLOGIE DU COF.UR. 243
successive et naturelle des organes il est le dernier à manifester
ses fonctions. En un mot, suivant l'expression du grand Haller, le
cœur vit le premier {primuin vivens) et meurt le dernier [iilthnum
moriens). Dans cette extinction de la vie de l'organisme, le cœur
agit encore quand déjà les autres organes font silence autour de
lui. Il veille le dernier, comme s'il attendait la fin de la lutte entre
la vie et la mort, car tant qu'il se meut, la vie peut se rétablir;
lorsque le cœur a cessé de battre, elle est irrévocablement perdue,
et de même que son premier mouvement a été le signe certain de
la vie, son dernier battement est le signe certain de la mort.
Les notions qui précèdent étaient nécessaires à donner, car elles
nous aideront à mieux faire comprendre l'action du système ner-
veux sur le cœur. Nous devons déjà pressentir que cet organe mus-
culaire possède la propriété de se contracter sans l'intervention de
l'influence nerveuse; il entre en fonction bien avant que le système
nerveux ait donné signe de vie. Il y a même plus, les nerfs peuvent
être très développés et constitués anatomiquement sans agir encore
sur aucun des organes musculaires qui sont eux-mêmes déjà dé-
veloppés. En effet, j'ai constaté par des expériences directes que
les extrémités nerveuses ne se soudent physiologiquement aux sys-
tèmes musculaires que dans les derniers temps de la vie embryon-
naire. Lorsque, après la naissance, le système nerveux a pris son
empire sur tous les organes musculaires du corps, le cœur se passe
néanmoins de son influence pour accomplir ses fonctions de moteur
circulatoire central . On paralyse les muscles des membres en cou-
pant les nerfs qui les animent, on ne paralyse jamais les mouve-
mens du cœur en divisant les nerfs qui se rendent dans son tissu;
au contraire, ses mouvemens n'en deviennent que plus rapides.
Les poisons qui détruisent les propriétés des nerfs moteurs abolis-
sent les mouvemens dans tous les organes musculaires du corps,
tandis qu'ils sont sans action sur les battemens du cœur. J'ai dé-
crit dans la Revue (1) les effets du curare, le poison paralyseur par
excellence des systèmes nerveux moteurs; on se souvient que le
cœur continue de battre et de faire circuler le sang dans le corps
d'un animal absolument privé de toute influence nerveuse motrice.
De tout cela devons-nous conclure que le cœur ne possède pas
de nerfs? Cette opinion, à laquelle s'étaient arrêtés d'anciens phy-
siologistes, est aujourd'hui contredite par l'anatomie, qui nous
montre que le cœur reçoit dans son tissu un grand nombre de ra-
meaux nerveux. Ce n'est donc pas à l'absence de nerfs qu'il faut
attribuer toutes les anomalies que le cœur nous a offertes jusqu'à
(1) Voyez la livraison du l*' septembre 1864.
"Ihh UCVUE DES DEUX MONDES.
présent, c'est à l'existence d'un mécanisme nerveux tout particu-
lier, qu'il nous reste à examiner.
III.
La réaction bien connue des nerfs moteurs sur les muscles en
général se résume en cette proposition fondamentale : tant que le
nerf n'est point excité, le muscle reste à l'état de relâchement et
de repos; dès que le nerf vient à être excité naturellement ou arti-
ficiellement, le muscle entre en activité et en contraction. L'obser-
vation de l'influence de notre volonté sur les mouvemens de nos
membres suffirait pour nous prouver ce que je viens d'avancer;
mais rien n'est en outre plus facile à démontrer par des expériences
directes faites sur des animaux vivans ou récemment morts. Si par
vivisection on prépare une grenouille de manière à isoler un nerf
qui se rend dans les muscles d'un membre, on voit que, tant qu'on
ne touche pas à ce nerf, les muscles du membre restent relâchés et
en repos, et qu'aussitôt qu'on vient à exciter ce nerf par le pince-
ment ou mieux par un courant électrique, les muscles entrent en
une contraction énergique et rapide. C'est là un fait général qui
peut se constater expérimentalement chez l'homme et chez tous les
animaux vertébrés, soit pendant la vie, soit immédiatement après la
mort, tant que les systèmes musculaires et nerveux conservent leurs
propriétés vitales respectives. Si maintenant nous agissons par des
procédés analogues sur les nerfs du cœur, nous verrons que cet or-
gane musculaire paradoxal nous présente encore à ce point de vue
une exception, et je dirai même, pour être plus exact, qu'il nous
offre une complète opposition avec les muscles des membres. Pour
être dans la vérité, il suffira de renverser les termes de la proposi-
tion et de dire : Tant que les nerfs du cœur ne sont pas excités, le
cœur bat et reste à l'état de fonction; dès que les nerfs du cœur
viennent à être excités naturellement ou artificiellement, le cœur
entre en relâchement et à l'état de repos. Si on prépare par vivisec-
tion une grenouille ou un autre animal vivant ou récemment mort
de manière à observer le cœur et à isoler les nerfs pneumo-gastri-
ques qui vont dans son tissu, on constate que, tant qu'on n'agit pas
sur ces nerfs, le cœur continue à battre comme à l'ordinaire, et
qu'aussitôt qu'on vient à les exciter par un courant électrique puis-
sant, le cœur s'arrête en diastole, c'est-à-dire en relâchement. Ce
résultat est également général; il existe chez tous les vertébrés de-
puis la grenouille jusqu'à l'homme, ir faudra toujours avoir présent
à l'esprit le fait de cette influence singulière et paradoxale des nerfs
sur le cœur, parce que c'est ce résultat qui nous servira de point de
PHYSIOLOGIE DU COEUR. 2A5
départ pour expliquer ultérieurement comment l'organe central de
la circulation peut réagir sur nos sentimens; mais, avant d'en arri-
ver là, il est nécessaire d'examiner de plus près les diverses formes
que peut nous présenter l'arrêt du cœur sous l'influence de l'exci-
tation galvanique des nerfs. L'excitation des nerfs pneumo-gastri-
ques ou nerfs du cœur par un courant électrique très actif arrête
aussitôt les battemens de cet organe. Toutefois il y a dans le phé-
nomène quelques variétés qui dépendent de la sensibilité de l'ani-
mal. Si l'on agit sur des mammifères très sensibles, le cœur s'arrête
instantanément, tandis que chez des animaux à sang froid et sur-
tout pendant l'hiver le cœur ne ressent pas immédiatement l'in-
fluence nerveuse; plusieurs battemens peuvent encore avoir lieu
avant qu'il s'arrête. Après la cessation de l'excitation galvanique
violente des nerfs, les battemens reparaissent assez vite, plus ou
moins facilement toutefois, suivant l'état de vigueur ou de sensibi-
lité de l'animal. Il peut même arriver que chez des animaux très
sensibles ou affaiblis les battemens ne reparaissent plus; alors l'ar-
rêt du cœur est définitif, et la mort s'ensuit immédiatement.
L'excitation galvanique des nerfs pneumo-gastriques a pour effet
d'arrêter le cœur d'autant plus énergiquement que l'application en
est plus soudaine et qu'elle a été moins répétée. Quand on repro-
duit plusieurs fois de suite ou qu'on prolonge trop l'excitation, la
sensibilité du cœur et de ses nerfs s'émousse au point que l'élec-
tricité ne peut plus arrêter ses battemens; il en est de même quand
on irrite graduellement les nerfs : on peut arriver successivement à
employer des courans très violens sans arrêter le cœur. Lorsqu'on
applique des excitations faibles sur les nerfs du cœur, les résul-
tats sont toujours les mêmes au fond, seulement la différence d'in-
tensité leur donne une apparence tout autre. En effet, l'excitation
galvanique faible et instantanée des pneumo-gastriques amène bien
chez un animal très sensible un arrêt subit du cœur, mais de si
courte durée qu'il serait souvent imperceptible pour un observa-
teur non prévenu. En outre , à la suite de ces actions légères ou
modérées, les battemens cardiaques reparaissent aussitôt avec plus
d'énergie et de rapidité. On voit ainsi que l'excitation énergique
des nerfs du cœur amène un arrêt prolongé de l'organe, avec un
retour lent et plus ou moins difficile de ses battemens, tandis que
les actions modérées ne provoquent qu'un arrêt extrêmement fugace
du cœur, suivi immédiatement d'une accélération dans ses batte-
mens avec augmentation de l'énergie des contractions ventricu-
laires.
Tous les résultats que nous avons mentionnés jusqu'ici, soit rela-
tivement à l'excitation des nerfs des muscles des membres, soit re-
2/l6 REVUE DES DEUX MONDES.
lativement à l'excitation des nerfs du cœur, ont été fournis par des
expériences de vivisection dans lesquelles on avait appliqué l'ex-
citant sur les nerfs moteurs eux-mêmes; mais dans l'état naturel
les choses ne sauraient se passer ainsi : ce sont des excitans phy-
siologiques qui viennent irriter les nerfs moteurs, afin de détermi-
ner leur réaction sur les muscles. Ces excitans physiologiques sont
au nombre de deux : la volonté et la sensibilité. La volonté ne peut
exercer son influence sur tous les nerfs moteurs du corps; les nerfs
du cœur par exemple sont en dehors d'elle. La sensibilité au con-
traire exerce une influence qui est générale, et tous les nerfs mo-
teurs, qu'ils soient volontaires ou involontaires, subissent son action
réflexe. On a appelé réflexes toutes les actions sensitives qui réa-
gissent sur les nerfs moteurs en donnant lieu à des mouvemens in-
volontaires, parce qu'on suppose que l'impression sensitive venue
de la périphérie est réfléchie dans le centre nerveux sur le nerf mo-
teur. Il serait inutile de nous étendre davantage sur le mécanisme
des actions nerveuses réflexes, qui forment aujourd'hui une des
bases importantes de la physiologie du système nerveux. Il nous
suffira de savoir que tous les mouvemens involontaires sont le ré-
sultat de la simple action de la sensibilité ou du nerf sensitif sur le
nerf moteur, qui réagit ensuite sur le muscle. Tous les mouvemens
involontaires du cœur que nous aurons à observer n'ont pas d'autre
source que la réaction de la sensibilité sur les nerfs pneumo-gastri-
ques moteurs de cet organe, et quand nous durons par exemple
qu'une impression douloureuse arrête les mouvemens du cœur, cela
signifiera simplement qu'un nerf sensitif primitivement excité a
transmis son impression au cœur en excitant le pneumo- gastri-
que, qui, à son tour, a fait ressentir soii influence motrice au
cœur absolument comme quand nous agissons dans nos expériences
avec le courant galvanique. Quand le physiologiste excite un nerf
moteur à réagir sur les muscles au moyen d'un courant galvanique
ou à l'aide du pincement, il substitue un excitant artificiel à l'exci-
tant naturel, qui est la volonté ou la sensibilité; mais les résultats
de l'action nerveuse motrice sont toujours les mêmes. On verra
bientôt en effet toutes les formes d'arrêt du cœur que nous avons
observées en agissant directement avec un courant galvanique sur
les nerfs pneumo-gastriques se reproduire par les influences sen-
sitives diverses. Gomme nous savons maintenant que les influences
sensitives ne peuvent agir sur le cœur qu'en excitant ses nerfs mo-
teurs, nous sous-entendrons désormais, cet intermédiaire dans le
langage, et quand nous dirons : la sensibilité ou les sentimens réa-
gissent sur le cœur, nous saurons ce que cela signifie physiologi-
quement.
PHYSIOLOGIE DU COEUR. '2h7
Nos expériences directes sur l'excitation des nerfs pneumo-gas-
triques nous ont montré que le cœur est d'autapt plus prompt à
recevoir l'impression nerveuse et à s'arrêter que l'animal est plus
sensible; il en est de même pour les réactions des nerfs de la sen-
sibilité sur le cœur. Chez la grenouille, on n'arrête pas le cœur en
pinçant la peau : il faut des actions beaucoup plus énergiques; mais
chez des animaux élevés, chez certaines races de chiens par exemple,
les moindres excitations des nerfs sensitifs retentissent sur le cœur.
Si l'on place un hémomètre sur l'artère de l'un de ces animaux afin
d'avoir sous les yeux par l'oscilkition de la colonne mercurielle l'ex-
pression des battemens du cœur, on constate qu'au moment où l'on
excite rapidement un nerf sensitif il y a arrêt du cœur en diastole,
ce qui détermine une suspension de l'oscillation avec abaissement
léger de la colonne mercurielle. Aussitôt après, les battemens re-
paraissent, considérablement accélérés et plus énergiques, car le
mercure s'élève quelquefois de plusieurs centimètres pour redes-
cendre à son point primitif lorsque le cœur calmé a repris son
rhythme normal. Le cœur est quelquefois si sensible chez certains
animaux que des excitations très légères des nerfs sensitifs peuvent
amener des réactions, lors même que l'animal ne manifeste aucun
signe de douleur. Ce sont là des expériences que nous avons faites,
mon maître Magendie et moi , il y a bien longtemps , et qui depuis
ont été souvent répétées et vérifiées par des procédés divers.
A mesure que l'organisation animale s'élève, le cœur devient
donc un réactif de plus en plus délicat pour trahir les impressions
sensitives qui se passent dans le corps, et il est naturel de penser
que l'homme doit être au premier rang sous ce rapport. Chez lui,
le cœur n'est plus seulement l'organe central de la circulation du
sang, mais il est devenu en outre un centre où viennent retentir
toutes les actions nerveuses sensitives. Les influences nerveuses
qui réagissent sur le cœur arrivent soit de la périphérie par le sys-
tème cérébro-spinal, soit des organes intérieurs par le grand sym-
pathique, soit du centre cérébral lui-même, car au point de vue
physiologique il faut considérer le cerveau comme la surface ner-
veuse la plus délicate de toutes : d'où il résulte que les actions
sensitives qui proviennent de cette source sont celles qui exerceront
sur le cœur les influences les plus énergiques.
IV.
Comment est-il possible de concevoir le mécanisme physiolo-
gique à l'aide duquel le cœur se lie aux manifestations de nos sen-
timens? Nous savons que cet organe peut recevoir le contre-coup
2A8 REVUE DES DEUX MONDES.
de toutes les vibrations sensitives qui se passent en nous, et qu'il
peut en résulter tantôt un arrêt violent avec suspension momenta-
née et ralentissement de la circulation, si l'impression a été très
forte, tantôt un arrêt léger avec réaction et augmentation du
nombre et de l'énergie des battemens cardiaques, si l'impression a
été légère ou modérée ; mais comment cet état peut-il ensuite tra-
duire nos sentimens? C'est ce qu'il s'agit d'expliquer. Rappelons-
nous que le cœur ne cesse jamais d'être une pompe foulante, c'est-
à-dire un moteur qui distribue le liquide vital à tous les organes
de notre corps. S'il s'arrête, il y a nécessairement suspension ou
diminution dans l'arrivée du liquide vital aux organes, et par suite
suspension ou diminution de leurs fonctions; si au contraire l'ar-
rêt léger du cœur est suivi d'une intensité plus grande dans son ac-
tion, il y a distribution d'une plus grande quantité du liquide vital
dans les organes, et par suite surexcitation de leurs fonctions. Ce-
pendant tous les organes du corps et tous les tissus organiques ne
sont pas également sensibles à ces variations de la circulation arté-
rielle, qui peuvent diminuer ou augmenter brusquement la quan-
tité du liquide nourricier qu'ils reçoivent. Les organes nerveux et
surtout le cerveau, qui constituent l'appareil dont la texture est la
plus délicate et la plus élevée dans l'ordre physiologique, reçoi-
vent les premiers les atteintes de ces troubles circulatoires. C'est
une loi générale pour tous les animaux : depuis la grenouille jus-
qu'à l'homme, la suspension de la circulation du sang amène en
premier lieu la perte des fonctions cérébrales et nerveuses, de
même que l'exagération de la circulation exalte d'abord les mani-
festations cérébrales et nerveuses. Toutefois ces réactions de la mo-
dification circulatoire sur les organes nerveux demandent pour s'o-
pérer un temps très différent selon les espèces. Chez les animaux
à sang froid, ce temps est très long, surtout pendant l'hiver; une
grenouille reste plusieurs heures avant d'éprouver les conséquences
de l'arrêt de la circulation ; on peut lui enlever le cœur, et pendant
quatre ou cinq heures elle saute et nage sans que sa volonté ni ses
mouvemens paraissent le moins du monde troublés. Chez les ani-
maux à sang chaud, c'est tout différent : la cessation d'action du
cœur amène très rapidement la disparition des phénomènes céré-
braux, et d'autant plus facilement que l'animal est plus élevé,
c'est-à-dire possède des organes nerveux plus délicats.
Le raisonnement et l'expérience nous montrent qu'il faut encore
placer, sous ce rapport, l'homme au premier rang. Chez lui, le cer-
veau est si délicat qu'il éprouvera en quelques secondes, et pour
ainsi dire instantanément, le retentissement des influences ner-
veuses exercées sur l'organe central de la circulation, influences
PHYSIOLOGIE DU COEUR. 249
qui se traduisent, comme nous allons le voir bientôt, tantôt par une
émotion, tantôt par une syncope. Les phénomènes physiologiques
suivent partout une loi identique, mais la nature plus ou moins dé-
licate de l'organisme vivant peut leur donner une expression toute
différente. Ainsi la loi de réaction du cœur sur le cerveau est la
même chez la grenouille et chez l'homme; cependant jamais la gre-
nouille ne pourra éprouver une émotion ni une syncope, parce que
le temps qu'il faut à son cœur pour ressentir l'influence nerveuse,
et à son cerveau pour éprouver l'influence circulatoire, est si long
que la relation physiologique entre les deux organes disparaît.
Chez l'homme, l'influence du cœur sur le cerveau se traduit par
deux états principaux entre lesquels on peut supposer beaucoup
d'intermédiaires : la syncope et l'émotion. La syncope est due à la
cessation momentanée des fonctions cérébrales par cessation de
l'arrivée du sang artériel dans le cerveau. On pourrait produire la
syncope en liant ou en comprimant directement toutes les artères
qui vont au cerveau; mais ici nous ne nous occupons que de la
syncope qui survient par une influence sensitive portée sur le cœur,
et assez énergique pour arrêter ses mouvemens. L'arrêt du cœur
qui produit la perte de connaissance en privant le cerveau du sang
amène aussi la pâleur des traits et une foule d'autres effets acces-
soires dont il ne peut être question ici. Toutes les impressions sen-
sitives énergiques et subites sont dans le cas d'amener la syncope,
quelle qu'en soit d'ailleurs la nature. Des impressions physiques
sur les nerfs sensitifs ou des impressions morales, des sensations
douloureuses ou des sensations de volupté , conduisent au même
résultat et amènent l'arrêt du cœur. La durée de la syncope est
naturellement liée à la durée de l'arrêt du cœur. Plus l'arrêt a été
intense, plus en général la syncope se prolonge, et plus difficile-
ment se rétablissent les battemens cardiaques, qui d'abord re-
viennent irrégulièrement pour ne reprendre que lentement leur
rhythme normal. Quelquefois l'arrêt du cœur est définitif et la syn-
cope mortelle ; chez les individus faibles et en même temps très
sensibles, cela peut arriver. On a constaté expérimentalement que,
sur des colombes épuisées par l'inanition , il suffit parfois de pro-
duire une douleur vive, en pinçant un nerf de sentiment, pour
amener un arrêt du cœur définitif et une syncope mortelle.
L'émotion dérive du même mécanisme physiologique que la syn-
cope, mais elle a une manifestation bien différente. La syncope,
qui enlève le sang au cerveau, donne une expression négative, en
prouvant seulement qu'une impression nerveuse violente est allée se
réfléchir sur le cœur pour revenir frapper le cerveau. L'émotion au
contraire, qui envoie au cerveau une circulation plus active, donne
une expression positive, en ce sens que l'organe cérébral reçoit une
250 REVUE DES DEUX MONDES.
surexcitation fonctionnelle en harmonie avec la nature de l'influence
nerveuse qui l'a déterminée. Dans l'émotion, il y a toujours une
impression initiale qui surprend en quelque sorte et arrête très lé-
gèrement le cœur, et par suite une faible secousse cérébrale qui
amène une pâleur fugace; aussitôt le cœur, comme un animal piqué
par un aiguillon, réagit, accélère ses mouvemens et envoie le sang
à plein calibre par l'aorte et par toutes les artères. Le cerveau, le
plus sensible de tous les organes, éprouve immédiatement et avant
tous les autres les effets de cette modification circulatoire. Le cer-
veau a été sans doute le point de départ de l'impression nerveuse
sensitive ; mais par l'action réflexe sur les nerfs moteurs du cœur
rinfluence sensitive a provoqué dans le cerveau les conditions qui
viennent se lier à la manifestation du sentiment.
En résumé, chez l'homme, le cœur est le plus sensible des organes
de la vie végétative; il reçoit le premier de tous l'influence nerveuse
cérébrale. Le cerveau est le plus sensible des organes de la vie ani-
male ; il reçoit le premier de tous l'influence de la circulation du
sang. De Là résulte que ces deux organes culminans de la machine
vivante sont dans des rapports incessans d'action et de réaction.
Le cœur et le cerveau se trouvent dès lors dans une solidarité d'ac-
tions réciproques des plus intimes, qui se multiplient et se resserrent
d'autant plus que l'organisme devient plus développé et plus déli-
cat. Ces rapports peuvent être constans ou passagers, varier avec
le sexe et avec l'âge. C'est ainsi qu'à l'époque de la puberté, lors-
que des organes, jusqu'alors restés inertes ou engourdis, s'éveillent
et se développent, des sentimens nouveaux prennent naissance dans
le cerveau et apportent au cœur des impressions nouvelles. Les sen-
timens que nous éprouvons sont toujours accompagnés par des ac-
tions réflexes du cœur; c'est du cœur que viennent les conditions de
manifestation des sentimens, quoique le cerveau en soit le siège ex-
clusif. Dans les organismes élevés, la vie n'est qu'un échange con-
tinuel entre le système sanguin et le système nerveux. L'expression
de nos sentimens se fait par un échange entre le cœur et le cerveau,
les deux rouages les plus parfaits de la machine vivante. Cet échange
se réalise par des relations anatomiques très connues, par les nerfs
pneumo-gastriques qui portent les influences nerveuses au cœur, et
par les artères carotides et vertébrales qui apportent le sang au
cerveau. Tout ce mécanisme merveilleux ne tient donc qu'à un fil,
et si les nerfs qui unissent le cœur au cerveau venaient à être dé-
truits, cette réciprocité d'action serait interrompue, et la manifes-
tation de nos sentimens profondément troublée. Toutes ces expli-
cations, me dira-t-on, sont bien empreintes de matérialisme. A cela
je répondrai que ce n'est pas ici la question. Si ce n'était m'écarter
du but de ces recherches, je pourrais montrer facilement qu'en
PHYSIOLOGIE DU COEUR. 251
physiologie le matérialisme ne conduit à rien et n'explique rien;
mais un concert en est-il moins ravissant parce que le physicien en
calcule mathématiquement toutes les vibrations? Un phénomène
physiologique en est-il moins admirable parce que le physiologiste
en analyse toutes les conditions matérielles? Il faut bien que cette
analyse, que ces calculs se fassent, car sans cela il n'y aurait pas de
science. Or la science physiologique nous apprend que, d'une part,
le cœur reçoit réellement l'impression de tous nos sentimens, et
que, d'autre part, le cœur réagit pour renvoyer au cerveau les con-
ditions nécessaires de la manifestation de ces sentimens, d'où il
résulte que le poète et le romancier qui, pour nous émouvoir, s'a-
dressent à notre cœur, que l'homme du monde qui à tout instant
exprime ses sentimens en invoquant son cœur, font des métaphores
qui correspondent à des réalités physiologiques. Quelquefois un
mot, un souvenir, la vue d'un événement, éveillent en nous une
douleur profonde. Ce mot, ce souvenir ne sauraient être doulou-
reux par eux-mêmes, mais seulement par les phénomènes qu'ils
provoquent en nous. Quand on dit que le cœur est brisé par la
douleur, il y a des phénomènes réels dans le cœur. Le cœur a été
arrêté, si l'impression douloureuse a été trop soudaine; le sang
n'arrivant plus au cerveau, la syncope, des crises nerveuses en
sont la conséquence. On a donc bien raison, quand il s'agit d'ap-
prendre à quelqu'un une de ces nouvelles terribles qui bouleversent
notre âme, de ne la lui faire connaître qu'avec ménagement. Nous
savons par nos expériences sur les nerfs du cœur que les excita-
tions graduées émoussent ou épuisent la sensibilité cardiaque en évi-
tant l'arrêt des battemens. Quand on dit qu'on a le cœur gros, après
avoir longtemps été dans l'angoisse et avoir éprouvé des émotions
pénibles, cela répond encore à des conditions physiologiques*parti-
culières du cœur. Les impressions douloureuses prolongées, deve-
nues incapables d'arrêter le cœur, le fatiguent et le lassent, retar-
dent ses battemens, prolongent la diastole, et font éprouver dans la
région précordiale un sentiment de plénitude ou de resseiTement.
Les impressions agréables répondent aussi à des états déterminés
du cœur. Quand une femme est surprise par une douce émotion, les
paroles qui ont pu la faire naître ont traversé l'esprit comme un
éclair, sans s'y arrêter; le cœur a été atteint immédiatement et
avant tout raisonnement et toute réflexion. Le sentiment commence
à se manifester après un léger arrêt du cœur, imperceptible pour
tout le monde, excepté pour le physiologiste; le cœur, aiguillonné
par l'impression nerveuse, réagit par des palpitations qui le font
bondir et battre plus fortement dans la poitrine, en même temps
qu'il envoie plus de sang au cerveau, d'où résultent la rougeur du
visage et une expression particulière des traits correspondanta
252 REVUE DES DEUX MONDES.
sentiment de bien-être éprouvé. Ainsi dire que l'amour fait palpiter
le cœur n'est pas seulement une forme poétique; c'est aussi une
réalité physiologique. Quand on dit à quelqu'un qu'on l'aime de
tout son cœur, cela signifie physiologiquement que sa présence ou
son souvenir éveille en nous une impression nerveuse qui, trans-
mise au cœur par les nerfs pneumo- gastriques, fait réagir notre
cœur de la manière la plus convenable pour provoquer dans notre
cerveau un sentiment ou une émotion affective. Je suppose ici, bien
entendu, que l'aveu est sincère; sans cela, le cœur n'éprouverait
rien, et le sentiment ne serait que sur les lèvres. Chez l'homme, le
cerveau doit, pour exprimer ses sentimens, avoir le cœur à son
service. Deux cœurs unis sont des cœurs qui battent à l'unisson
sous l'influence des mêmes impressions nerveuses, d'où résulte l'ex-
pression harmonique de sentimens semblables.
Les philosophes disent qu'on peut maîtriser son cœur et faire
taire ses passions. Ce sont encore des expressions que la physio-
logie peut interpréter. On sait que par sa volonté l'homme peut
arriver à dominer beaucoup d'actions réflexes dues à des sensations
produites par des causes physiques. La raison parvient sans doute
à exercer le même empire sur les sentimens moraux. L'homme peut
arriver par la raison à empêcher les actions réflexes sur son cœur;
mais plus la raison pure tendrait à triompher, plus le sentiment
tendrait à s'éteindre.
La puissance nerveuse capable d'arrêter les actions réflexes est
en général moindre chez la femme que chez l'homme : c'est ce qui
lui donne la suprématie dans le domaine de la sensibilité physique
et morale, c'est ce qui a fait dire qu'elle a le cœur plus tendre que
l'homme; mais je m'arrête dans ces considérations, qui nous entraî-
neraient trop loin, et je terminerai par une conclusion générale.
La science ne contredit point les observations et les données
de l'art, et je ne saurais admettre l'opinion de ceux qui croient
que le positivisme scientifique doit tuer l'inspiration. Suivant moi,
c'est le contraire qui arrivera nécessairement. L'artiste trouvera
dans la science des bases plus stables, et le savant puisera dans
l'art une intuition plus assurée. Il peut sans doute exister des épo-
ques de crise dans lesquelles la science, à la fois trop avancée et
encore trop imparfaite, inquiète et trouble l'artiste plutôt qu'elle
ne l'aide. C'est ce qui peut arriver aujourd'hui pour la physiologie
à l'égard du poète et du philosophe; mais ce n'est là qu'un état
transitoire, et j'ai la conviction que quand la physiologie sera assez
avancée, le poète, le philosophe et le physiologiste s'entendront
tous.
Claude Bebnard.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
28 février 1865.
Ayant à parler du discours prononcé par l'empereur à l'ouverture de la
session, et de la préface de la Vie de César j, dont les journaux viennent
d'avoir la primeur, nous n'hésitons point : nous laissons là le discours et
nous allons droit à la préface. Un mouvement primesautier de courtoisie
professionnelle nous oblige à donner le pas à l'empereur homme de lettres
sur l'empereur chef de l'état. L'acte que Napoléon III accomplit en ce mo-
ment n'est point l'un des moins extraordinaires entre ceux dont il aura
étonné ses contemporains. Voilà un souverain dont la politique, a été de
soumettre la presse à un régime sévère. S'il était permis d'adapter à la
circonstance les paroles de Montesquieu sur Sylla déposant la dictature,
on pourrait dire que l'empereur paraît aujourd'hui devant nous, écrivain
parmi les écrivains. Il entre avec son livre dans cette société des lettres
qui, en dépit des révolutions et des coups d'état, sera toujours une répu-
blique. Il prend place parmi ceux qu'il fait ses égaux, se soumet à leur
libre examen, et leur demande l'expression ouverte d'une approbation ou
d'une contradiction sincère.
Le spectacle est nouveau. La singularité de la démarche, la situation de
l'auteur, le choix du sujet, se réunissent pour élever l'intérêt d'une épreuve
si rare. Une vie de Jules César! L'entreprise eût effrayé des lettrés ordi-
naires. On dirait que Cicéron a pris soin, par le délicieux éloge du style
des Commentaires qu'il a esquissé dans son Brutas, d'empêcher que César
eût jamais un historien. Ce Cicéron ne joignait-il point, après tout, la ma-
lice rusée d'un académicien aux rancunes d'un homme des anciens partis,
comme dirait M. de Persigny? Mais l'orateur romain n'envisageait proba-
blement la chose qu'au point de vue des délicatesses du style. Les ques-
tions historiques ont dans notre siècle un autre aspect, et nous y cher-
chons d'autres profits que l'agrément d'un exercice littéraire. Nous traitons
25/i REVUE DES DEUX MONDES.
riiistoire en hommes d'état et en savans. Nous lui demandons les grands
enseignemens politiques; pour reconstruire le passé, nous obéissons aux
exigences de l'érudition la plus exacte, nous suivons les conseils de la cri-
tique la plus rigoureuse, et nous nous livrons avec une curiosité passion-
née aux investigations les plus patientes. Une vie de César peut donc être
à notre époque un monument scientifique, et devenir l'objet d'une étude
politique vaste et belle.
Si l'auteur d'une vie de César est le chef d'un des grands états du monde,
on conviendra que son œuvre doit facilement réunir le double intérêt et le
double mérite qui dérivent de l'érudition et de la politique. Que de res-
sources font défaut au savant ordinaire! Combien il est difficile à l'érudit
isolé, même après qu'il s'est rendu compte des lacunes de son sujet et
qu'il a pressenti où il trouvera la solution de ses doutes , de se procurer
et de rassembler les documens qui peuvent épuiser une controverse, éclair-
cir un point obscur et replacer dans son vrai jour un événement ou une
figure historique! Il est évident qu'en s'intéressant à l'histoire de César,
en cultivant son goût dans la mesure de sa puissance, l'empereur s'est
trouvé en position de rendre à l'érudition et à la critique historique les
services les plus divers et les plus délicats. Un souverain épris d'une ques-
tion archéologique vaut à lui seul pour cette question toute une académie
des inscriptions et belles-lettres. L'empereur a pu s'entretenir avec les
hommes spéciaux de tous les points curieux et difllciles de son sujet; il a
pu interroger Mommsen; il n'est pas de texte qui ait pu échapper à son
contrôle, pas de monument dont il n'ait pu étudier le sens, pas d'inscrip-
tion qu'il n'ait pu faire relever, pas de médaille à laquelle il n'ait pu at-
teindre. Le nouvel historien de César nous donnera donc , nous y comp-
tons, une œuvre nourrie, variée, complète au point de vue de l'érudition,
une œuvre qui devra satisfaire les amateurs et les connaisseurs en matière
d'antiquités romaines.
Il sera plus curieux encore de voir juger l'auteur d'une des plus grandes
révolutions politiques dont le monde ait été témoin par un chef d'empire
qui a lui-même dirigé une barque césarienne à travers des tourmentes ré-
volutionnaires. Le sceptique et grossier sir Robert Walpole méprisait les
historiens et l'histoire. «Quand je vois, disait-il, moi qui ai si longtemps
gouverné, combien les secrets ressorts des affaires d'état et des événemens
demeurent inconnus aux contemporains, quelle foi pourrais-je donner aux
récits de pauvres diables d'écrivains qui ont toujours vécu si éloignés des
conseils de la politique? » "Walpole eût eu sans doute moins de dédain pour
l'histoire d'un empereur écrite par un empereur. Ici l'historien est du mé-
tier : il a vu, il a agi. Sa propre expérience a pu lui donner des intuitions
lumineuses sur les faits qu'il raconte. Lui aussi, il a manié les hommes, il
a fait les événemens, il a eu des initiatives hardies, il a su à ses heures
pratiquer la patience et l'audace, il a fait la guerre, et à la tète de grandes
REYUE. CHRONIQUE. 255
années il a pu apprendre comment se gagnent les grandes batailles. L'in-
térêt du sujet primitif est redoublé dans ce cas par l'impression qu'en res-
sent un historien de cette nature. L'histoire sous une telle main prend le
caractère d'une révélation, d'un témoignage, d'une sorte de confidence.
Rien donc de plus naturel que la vive et curieuse impatience avec laquelle
était attendue l'histoire de Jules César par Napoléon IlL
Nous sommes à la veille du jour où la curiosité générale va être enfin
satisfaite, et quant à nous, nous ne connaissons encore que la préface de
l'œuvre impériale. Déjà ces premières pages nous peuvent donner une
idée des graves controverses que cette œuvre est de nature à soulever.
Quand l'empereur parle de la consciencieuse exactitude que Ton doit ap-
porter dans la composition de l'histoire, quand il rappelle que la logique
est le meilleur guide qui nous puisse conduire à la vérité, lorsque, faisant
appel aux parties élevées de l'intelligence humaine, il demande que les
grands événemens ne soient point expliqués par les petites causes, que l'on
n'aille point chercher dans les sentimens médiocres les mobiles de la con-
duite des grands hommes, tout le monde, à notre époque, sera de son avis.
Suétone, ni même le charmant Plutarque, ne sont plus les modèles des
historiens de notre temps; c'est bien plutôt par les défauts contraires que
nous péchons, et nous ne sommes que trop enclins à subordonner dans
nos conceptions historiques l'élément accidentel et individuel à l'influence
des mouvemens généraux et à ce que Montesquieu appelait l'allure princi
pale. Les dissentimens, et des dissentimens appuyés sur d'énergiques con
victions morales et justifiés par la conception vraiment scientifique et
esthétique de l'histoire, s'élèveront à propos de la suprématie surhumaine
et presque religieuse que l'empereur invoque pour les grands hommes.
Cette sorte de religiosité politique, ce culte des héros, ce hero-worship ,
comme dirait Carlyle, est le trait saillant de la préface, et nous indique de
quel côté se porteront les polémiques dont l'œuvre impériale donnera le
signal.
Nous ferons hardiment notre confession : cette religiosité politique et
l'adoration des grands hommes rencontrent en nous des protestans réso-
lus, des incrédules déterminés. En aucun temps, en aucun pays, nous ne
consentirons à faire après coup des vrais grands hommes de l'histoire des
demi-dieux imposés à l'obéissance superstitieuse des peuples. Nous ne
sommes pas du parti des Mahomets. En élevant l'histoire à la hauteur
d'une religion et d'une religion autoritaire, qui aurait dans les grands
hommes des organes infaillibles, l'empereur n'a-t-il pas craint de com-
mettre un anachronisme? N'est-ce pas dans une direction opposée que
vont les tendances de notre siècle? On veut bannir le surnaturel de l'ordre
religieux, est-il possible de l'introduire ainsi dans l'ordre politique? On
applique avec excès, suivant nous, à l'étude des religions les sévères mé-
thodes de la critique historique, est-ce le moment d'apporter les illusions
256 REVUE DES DEUX MONDES.
du sentiment religieux dans l'étude de l'histoire et dans la polémique po-
litique? Nous sommes en présence d'un nouvel arianisme qui dispute à Jé-
sus-Christ sa divinité, et nous irions diviniser César! On ne nous accusera
point de forcer ici la pensée de l'empereur. L'éminent écrivain nous donne
bien les grands hommes comme des sortes de prophètes. Il les représente
comme suscités par la Providence pour tracer aux peuples la voie qu'ils
doivent suivre ; les peuples sont liés à eux par d'impérieux devoirs. Ils sont
heureux ou maudits suivant qu'ils sont fidèles ou infidèles à ces devoirs.
Les peuples réfractaires aux grands hommes sont assimilés aux Juifs cru-
cifiant le Messie. Ces peuples sont aveugles, et ils sont coupables.
Cette apothéose des grands hommes et ces jugemens portés sur les peu-
ples ne nous paraissent conformes ni à la philosophie , ni à la justice his-
torique. Parlons d'abord des grands hommes : il n'en est point dont l'in-
telligence humaine ne puisse prendre l'exacte mesure. 11 n'est peut-être
point nécessaire, pour qu'ils nous paraissent supérieurs, qu'ils dépassent
de beaucoup la taille commune. Leurs facultés intellectuelles, si élevées
qu'elles soient, demeurent à notre portée; leur caractère et le côté esthé-
tique de leur nature se font aisément comprendre à nos sympathies; quant
à la moralité de leurs actes, elle demeure soumise à cette loi de la justice
qui trouve des organes souverains jusque dans les plus humbles des con •
sciences humaines. Sans doute, armés des forces dont s'empare leur génie,
ils font de grands événemens et marquent ainsi de leur nom les périodes
de l'histoire; mais c'est ici qu'il importe de ne point s'abuser sur leur puis-
sance de création et sur l'étendue de leur influence, lis sont avant tout le
produit d'événemens antérieurs et des situations dont ils sont dominés
tous les premiers. Dans la grande chaîne des causes et des effets qui forme
l'histoire, ils ne sont qu'un anneau, eux-mêmes tour à tour effets et causes.
Ils sont des accidens qui viennent se ranger sous ces lois générales qui
gouvernent l'histoire avec la même nécessité que d'autres lois régissent la
nature. Arrivant à des époques où les lois de la nature historique se ma-
nifestent par des révolutions, ils sont moins indispensables que le vul-
gaire ne le suppose. Montesquieu a dit avec son élévation ordinaire : « Si
César avait pensé comme Caton, d'autres auraient pensé comme César, et
la république, destinée à périr, aurait été entraînée au précipice par une
autre main. » Ce qu'il y a de plus attachant chez les grands hommes, c'est
moins ce qu'ils font que ce qu'ils sont, c'est moins leur intelligence et leur
puissance d'action que leur caractère et leur personnalité esthétique. A ce
point de vue, le héros de l'empereur. César, est incomparable : homme de
grande race et agitateur populaire, devenant le type du dictateur après
avoir été le plus ardent et le plus habile men£ur des séditions publiques,
lettré consommé avant d'être un général sans rival, enveloppé pour ainsi
dire dans sa personne, dans ses actes, dans ses paroles, d'une sorte d'éclat
généreux, forma magnificà et generosâ quodaui modo. Mais toute cette
REVUE. — CHRONIQUE. 257
grandeur que les hommes supérieurs tirent d'eux-mêmes et empruntent
aux situations qu'ils sont appelés à dominer n'est point une sanction suf-
fisante de leur carrière et de leur œuvre. Avant d'imposer aux peuples la
religion de l'obéissance à ces glorieux instrumens de la nécessité histo-
rique, il faut interroger la moralité de leurs actes; c'est alors que la con-
science humaine, éclairée par la justice, reprend ses droits imprescripti-
bles contre ces tout-puissans éphémères. Devant ce tribunal, l'on n'a plus
le droit de dénoncer comme coupables les peuples qui ont résisté au grand
homme; il ne faut point parler des nations qui crucifient leurs messies,
à moins que l'on ne prouve que le grand homme n'a réussi que par les
moyens honnêtes, que le grand homme a été en même temps le juste. Agir
autrement serait introduire dans la politique et dans la morale le fatalisme
de l'histoire.
Nous regrettons de trouver dans la préface de l'empereur, à côté de tant
d'indulgence pour les grands hommes, tant de sévérité pour les peuples.
Peut-on se faire une idée de ce que c'est qu'un peuple coupable? N'est-ce
point là une de ces expressions mystiques que l'on ferait bien de laisser
dans la Bible et de ne point introduire dans la langue exacte de la poli-
tique et de l'histoire? Comment, dans les époques agitées par les révolu-
tions et les grandes guerres, tous les individus qui composent un peuple
auraient-ils assez d'intelligence pour démêler la vérité de l'erreur, pour
prévoir les vicissitudes futures, et par quelle électricité secrète veut-on
qu'ils soient unis pour choisir d'un même mouvement la cause à laquelle
est réservée la légitimité du succès? Les Romains qui résistèrent à César
étaient-ils coupables de demeurer fidèles aux meilleures traditions de leur
patrie et d'ignorer les secrets de l'avenir? Quand Vercingétorix et ses Gau-
lois combattaient le conquérant étranger avec cette persévérance chevale-
resque qui nous émeut encore, étaient-ils coupables de ne point avoir pé-
nétré l'arrêt du destin contre leur race? Celui qui écrit ces lignes ne peut
oublier qu&, cherchant à consoler dans l'exil un vieux prince qu'une révo-
lution venait de renverser du premier trône du monde, et prévoyant tous
les échecs que cette révolution réservait à la liberté, il se prit à répéter
étourdiment le triste lieu commun de l'époque : «La France a été bien
coupable! » Le vieux roi le reprit avec bonhomie : « Mon ami^'lui dit -il, les
peuples ne sont jamais coupables. » Ce mot humain d'un pasteur de peu-
ples nous a guéri pour jamais de la manie doctrinaire d'accuser sentencieu-
sement les nations en masse dans les momens obscurs de leur histoire. Nous
voudrions également détourner la comparaison entre le meurtre de César
et la captivité de Sainte-Hélène. La France de 1789 ne ressemble en rien
à la Rome de César. La république, à Rome, n'était qu'une constitution
discordante et ruinée qui n'avait plus qu'une existence nominale lorsque
commença le pouvoir de César, produit de la corruption des lois et des
mœurs. La France, depuis 1789, est au contraire un peuple vraiment jeune,
TOME LVI. — 1805. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
qui s'élève par d'incessans progrès, qui cherche les institutions libres qui
doivent mettre sa marche future à l'abri des accidens du pouvoir. Ce n'est
point eu développant la vie politique intérieure de la France, c'est en
poursuivant au dehors des combinaisons sur lesquelles la France n'avait
point été consultée que Napoléon a succombé victime des accidens mili-
taires. Il eût eu un sort bien différent, s'il avait pratiqué sur le trône le
libéralisme qu'il professa à Sainte-Hélène. Enfin nous ne saurions admet-
tre que la faute de Brutus, en tuant César, a été de rendre possibles les
règnes de Caligula et de Néron. La grande leçon et la peine morale de
l'action de Brutus ont été l'inutilité de son crime patriotique; mais l'hor-
reur et la honte des règnes de Caligula et de Néron sont aussi la leçon
et le châtiment moral du grand homme qui fonda la tyrannie, mit dans les
mains d'un seul tous les pouvoirs de l'empire, et prêta la force de son
nom pendant des siècles aux caprices arbitraires de ses indignes succes-
seurs. Le poignard de Brutus a ennobli du moins la mort de César; il donne
une fin pathétique à cette grande vie, il est le dénouement d'un drame
grandiose de la conscience humaine. Galba égorgé par terre au coin d'une
rue par des soldats ivres, Héliogabale étouffe par des affranchis dans une
retraite honteuse, pouvaient envier à César le poignard de Brutus; mais la
tyrannie avait achevé son œuvre de dégradation, et les meurtriers valaient
les victimes.
La préface de VHisloire de César nous promet donc que cette œuvre,
qui, venant d'un souverain, est en soi un acte très libéral, éveillera d'in-
téressantes controverses non-seulement sur les questions d'érudition, mais
sur les questions politiques qui préoccupent le présent. La préface se ter-
mine par une curieuse peinture « des grandes questions résolues, des pas-
sions apaisées, des satisfactions légitimes données aux peuples par le pre-
mier empire. » Nous ne savons trop à quel moment du premier empire
cette peinture est applicable; il nous semble qu'en plusieurs traits elle
exprimerait plus exactement la situation présente suivant l'idée qu'en
donne le discours d'ouverture de la session. Tout le inonde a remarqué
par quel heureux contraste le discours de cette année se distingue de
celui de l'année dernière. Il y a un an , on nous faisait un tableau fort
inquiétant de l'Europe; un congrès seul était capable de conjurer tous
les maux qui paraissaient près de se déchaîner sur le continent. Il n'y a
pas eu de congrès; quelques méfaits ont été accomplis en Europe, trop
loin de nous pour que nous les pussions prévenir ou réprimer, et le calme
est revenu. L'aspect des choses est décidément pacifique. En matière de
politique étrangère, la portion la plus importante du discours impérial est
celle qui est relative à la convention du 15 "septembre. Nous trouvons dans
^es explications données par l'empereur sur le caractère et la portée de cet
acte diplomatique la confirmation des appréciations que la convention nous
a inspirées dès le premier jour. Nous ne dissimulerons point que la posi-
REVUE. — CHRONIQUE. 259
tion prise aujourd'hui par le gouvernement français dans les questions
italienne et romaine nous paraît être à la fois modérée et forte. Cette posi-
tion, nous le croyons, ne peut manquer d'être éclaircie et fortifiée encore
par les discussions du corps législatif. La tâche la plus difficile dans ce dé-
bat sera celle des hommes politiques qui voudront, sans s'écarter du bon
sens, critiquer la convention au nom des intérêts du saint-siége. L'opposi-
tion démocratique n'aura point à s'étendre beaucoup sur la question ita-
lienne. Elle trouve dans la convention du 15 septembre un fait qui a de
quoi lui plaire : c'est l'évacuation de Rome par nos troupes d'ici à deux ans.
Cette promesse d'évacuation rend nécessairement l'opposition démocrati-
que accommodante sur les questions qui peuvent s'élever à propos de l'a-
venir de Rome. Il est peu important pour elle aujourd'hui de pousser le
gouvernement à faire des déclarations qui engageraient l'avenir, qui n'au-
raient pas d'opportunité présente, que le gouvernement serait parfaitement
fondé à refuser et qu'il refusera en effet, on n'en saurait douter. Quant aux
adversaires de la convention qui veulent rester des hommes politiques pra-
tiques, nous sommes fort curieux de voir comment ils s'y prendront pour
mettre leurs critiques d'accord avec le bon sens. Ces hommes-là savent
qu'on perd pied en politique lorsqu'on s'éloigne du possible. Nous espérons
qu'ils ne nous ramèneront point dans le passé pour nous montrer les di-
verses conduites qui ont été possibles en divers momens et qui n'ont point
été tenues. Ces récriminations et ces romans rétrospectifs ne feraient point
faire un pas à la question. On ne peut pas revenir en arrière, il faut par-
tir du présent. Partant du présent, nous défions qu'on nous prouve qu'il y
avait quelque chose de mieux à faire que la convention du 15 septembre
c'est-à-dire un essai de conciliation entre l'Italie et le pape, fondée sur le
slala ç^io territorial actuel. Pourquoi repousserait- on cette expérience
avec le caractère conciliant qu'on veut y attacher? On ne pourrait allé-
guer qu'un doute, le doute que l'Italie veuille renoncer à faire de Rome sa
capitale. Qu'en coùte-t-il de tenter l'épreuve ? Au pis aller, si l'Italie fai-
sait mine de vouloir sortir de la lettre du traité, la France reprendrait sa
liberté d'action, et les choses reviendraient à l'état où elles sont aujour-
d'hui; maison compromet au contraire l'intérêt pontifical, que l'on semble
vouloir défendre, en poussant la cour de Rome à laisser échouer par sa
faute la conciliation proposée. Si la résistance de la cour de Rome était
la cause de l'insuccès d'une semblable combinaison, le pouvoir temporel,
se montrant lui-même incompatible avec toute solution modérée et prati-
que des difficultés italiennes, perdrait ses derniers appuis. Les véritables
amis de la cour de Rome, au lieu d'irriter ses défiances, d'exciter ses ran-
cunes, d'entretenir ses illusions par le bruit des discussions parlemen-
taires, devraient lui conseiller vivement et discrètement d'accepter la con-
dition où la convention du 15 septembre lui promet la sécurité. Qui serait
déçu par une pareille conduite? Nous peut-être, et tous ceux qui ont un
goût médiocre pour la puissance temporelle des papes. ■
260 REVUE DES DEUX MONDES.
Le discours impérial a rappelé la stricte neutralité gardée par la France
dans l'affaire des duchés. Certes le discours ne pouvait point nous infor-
mer de la fin de cette malheureuse question. M. de Bismark a évidemment
résolu de faire durer la phase prussienne de l'affaire des duchés aussi
longtemps qu'a duré la phase danoise. On peut s'en fier à lui : la conclu-
sion de ce débat n'est pas proche , et en attendant la Prusse garde en sa
possession les territoires contestés. La controverse est engagée aujour-
d'hui entre la Prusse et l'Autriche. On a cru un instant que l'Autriche
essaierait d'obtenir de la Prusse, par des concessions du côté de l'Elbe, la
garantie de ses provinces italiennes. C'était bien mal connaître le tem-
pérament des deux grandes puissances allemandes. L'Autriche ne veut rien
demander, car elle n'obtiendrait la garantie de la Prusse en Italie qu'à la
condition, dit-elle, de devenir la vassale de la Prusse en Allemagne. Quant
à la Prusse, rien ne la presse, et elle sait bien que par une démarche du
côté de l'Italie elle compromettrait ses provinces rhénanes. Elle peut donc
continuer à l'aise la discussion sur le régime qu'il convient de donner au
Slesvig-Holstein. On lui demande de laisser s'établir dans les duchés le
prince que ses droits y appellent et de négocier avec ce prince les arran-
gemens qu'elle poursuit à son avantage. Elle n'en fera rien; elle veut que
les arrangemens soient convenus avec l'Autriche avant que l'affaire de l'in-
stitution princière soit décidée. Surtout que les états moyens et la diète
de Francfort ne montrent point la velléité de participer au dialogue des
deux grandes puissances allemandes; au moindre geste d'intervention de
ces intrus, M. de Bismark n'irait à rien moins qu'à briser la confédé-
ration germanique! Le ministre prussien n'en est encore qu'à l'étape des
arrangemens préliminaires, et l'on voit qu'il n'est point près de l'achever.
Il a en perspective une seconde étape, celle de la fixation des droits de
succession, et pour ce litige, qu'on fera durer tant qu'on voudra, M. de
Bismark tient en réserve la consultation des officiers légaux de la cou-
ronne! On voit que l'Allemagne, Prusse, Autriche, états moyens, a pour
longtemps un bel os à ronger. Ce sera une consolation pour la France,
puisqu'elle n'a point su prévenir la spoliation du Danemark, de voir ces
dépouilles mal acquises devenir pour les puissances germaniques un iné-
puisable sujet de division. La confusion où sont tombées dans cette affaire
la Saxe et la Bavière est déjà une juste rétribution de l'injuste et impru-
dente ardeur avec laquelle ces petits états s'étaient élancés contre le mal-
heureux Danemark.
Un des mots que nous avons lus avec le plus de plaisir dans le discours
impérial est celui qui nous annonce que l'armée du Mexique rentre déjà en
France. Parmi les aventures que pourrait courir notre politique, il n'y en
aurait pas de plus sotte et de plus déplorable que celle à laquelle risquerait
de nous entraîner, dans nos rapports avec les États-Unis, une occupation
trop prolongée du Mexique par des troupes françaises. Nous aurions moins
d'inquiétude, si fions avions suivi nettement et fermement vis-à-vis de
REVUE. CHRONIQUE. 261
rAmériqne du Nord, pendant la guerre civile, la politique qui nous était
indiquée par nos traditions, par les principes de la révolution française et
par nos intérêts. Inconséquence étrange! la politique du gouvernement
ayant deux partis en face, le parti de l'union et le parti de la séparation,
le nord et le sud, a laissé voir une préférence morale pour la cause des
confédérés, celle qui est naturellement hostile à l'entreprise mexicaine.
Nous avons toujours cru que les états du nord ne nous inquiéteront point
dans le Mexique. Le Mexique est trop loin d'eux; les états du nord n'ont
pas l'humeur conquérante, et s'ils avaient envie de s'agrandir par la guerre,
ce qui nous paraît fort douteux malgré les déclamations de la presse amé-
ricaine contre l'Angleterre, c'est au Canada qu'ils penseraient, et nulle-
ment au Mexique. Il n'en est point ainsi des états du sud. Les populations
du sud ont toujours été portées aux aventures extérieures; c'est de leur
sein et avec leurs subsides que partaient ces expéditions de flibustiers qui
pendant plusieurs années se sont élancées contre Cuba et le Nicaragua. La
guerre que les États-Unis firent au Mexique avait été excitée par le sud.
Le président qui gouvernait alors était M. Polk, un homme du sud. La
guerre finie, il voulut annexer le Mexique aux États-Unis, et il fallut pour
l'en empêcher toute la résistance de ses deux plus importans ministres,
M. Buchanan et M. Marcy. Le danger que nous pourrions courir aujour-
d'hui, et que nous aurions infailliblement prévenu par une politique mora-
lement sympathique à la cause de l'Union, ce serait qu'afin de hâter la
réconciliation des deux sections de la république, le gouvernement amé-
ricain se laissât aller, pour flatter les aspirations naturelles et l'amour-
propre militaire des populations du sud, à leur accorder la diversion et le
fruit d'une guerre extérieure qui serait dans le courant de leur expansion
et de leur ambition naturelles. Nous espérons que le gouvernement amé-
ricain saura résister à une tentative semblable; mais il n'est plus permis de
regarder comme une hypothèse absolument chimérique les desseins que
les états du sud peuvent nourrir contre l'entreprise mexicaine.
On connaît en effet aujourd'hui quelles étaient les espérances du gou-
vernement des états confédérés dans la tentative de négociation officieuse
et préparatoire qu'ils ont faite auprès de M. Lincoln. Évidemment les états
confédérés ont besoin de la paix, et au fond ils la veulent. Les commis-
saires envoyés par M. Jeff"erson Davis étaient les personnages les moins
compromis dans la politique sécessioniste ; M. Stephens, le vice-président,
s'était avant la guerre prononcé contre la séparation dans la convention de
la Géorgie; M. Hunter avait, jusqu'au dernier moment, proposé des tran-
sactions. Les confédérés, croyons-nous, veulent la paix; une lettre du gé-
néral Grant à M. Lincoln atteste la sincérité des dispositions pacifiques des
commissaires du sud. Seulement, tout en désirant une prompte réconcilia-
tion qui, dans le»ir pensée, devait, avec le temps, amener le rétablisse-
ment de l'Union, les chefs confédérés, dans ces premiers tâtonnemens et
262 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ces premiers pourparlers, espéraient obtenir la paix au moyen d'une
transaction qui eût ménagé leur amour-propre. Les hommes du sud ne
voulaient point rentrer dans l'Union comme des vaincus. On aurait donc
cessé la guerre comme s'il n'y eût eu ni vainqueurs ni vaincus. On aurait
immédiatement conclu une alliance militaire, et cette alliance, on l'eût oc-
cupée activement tout de suite contre le Mexique ou le Canada, ou même
contre les deux. Après quelques mois de campagne contre l'étranger, réunis
par des intérêts communs, retrempés par une vaillante fraternité d'armes,
le nord et le sud auraient refait spontanément l'Union sans que l'amour-
propre de personne eût rien à souffrir. Il ne faut pas une grande sagacité
pour démêler dans la dépêche de M. Sevvard à M. Adams, où la négociation
est racontée â demi-mots, le caractère et le sens des insinuations sudistes.
On reconnaît bien là l'esprit emporté et romanesque des hommes du sud,
ce défaut de sens politique et de sang-froid qui a rendu inutiles tant de qua-
lités chevaleresques et charmantes. Qu'on le remarque, depuis la sépara-
tion, les hommes du sud n'ont cessé de commettre des fautes politiques.
La séparation, dans leur pensée primitive, n'était qu'une feinte qui devait
dissoudre les groupes des états du nord et de l'ouest, et par ce résultat leur
fournir l'occasion de reconstruire l'Union au profit de leurs intérêts et
sous leur suprématie. Trompés par leur fausse manœuvre, s'étant exclus
de l'Union, ils ont espéré maintenir leur séparation au moyen de la recon-
naissance et du secours de l'étranger. Le coton leur semblait être un
moyen d'ascendant irrésistible sur l'Europe. Ils s'imaginaient que les na-
tions industrielles de l'Europe, contraintes par la famine du coton, vien-
draient leur donner l'indépendance. Leur erreur a été profonde. Ils ont
été soutenus ensuite par une autre illusion. Tout dépendrait de l'élection
présidentielle; avec le succès d'un candidat démocrate, ils pourraient ou
obtenir l'indépendance ou rentrer de plain-pied dans l'Union en conser-
vant l'esclavage. L'issue de l'élection présidentielle a été une nouvelle dé-
ception. Ils n'ont point cédé non plus alors à l'heureuse inspiration de pren-
dre eux-mêmes l'initiative de l'émancipation des noirs et de raviver par là
les sympathies morales qu'ils possédaient encore en Europe. Leur sénat re-
poussait le projet de l'enrôlement des noirs au moment même où le congrès
américain effaçait à jamais l'esclavage de la constitution des États-Unis.
Toujours attardés et repoussés d'une faute politique à l'autre, ils viennent
proposer au gouvernement qu'ils ont voulu détruire une guerre contre l'An-
gleterre ou la France. Une telle conclusion est la digne fin d'une cause si
mal engagée. Du côté de M. Lincoln au contraire, on a vu cette rectitude
appuyée sur la légalité et la loi qui préserve des fautes et des excentrici-
tés. M. Seward et M. Lincoln n'ont point eu à discuter le roman qu'on ve-
nait faire briller à leurs yeux; M. Sevvard a écarté en passant l'idée d'une
guerre extérieure au sud, c'est-à-dire au Mexique. Le président et son mi-
nistre s'étaient prescrit de ne faire la paix que sur les bases légales. La
REVUE. CHRONIQUE. 263
première de ces bases était la rentrée pure et simple des états sécessio-
nistes dans l'Union et leur soumission à la nouvelle disposition constitu-
tionnelle qui abolit l'esclavage. Cette rectitude légale les a préservés de
la tentation de prendre en considération les propositions hostiles à l'Eu-
rope que les hommes du sud venaient leur présenter. La négociation a
échoué; M. Jefiferson Davis, par un mâle et bouillant discours, a essayé de
ranimer l'ardeur des sentimens séparatistes, et a dit à ses compatriotes
que le nord ne voulait les traiter qu'en vaincus. Le brave général Lee, qui,
lui aussi, a blâmé à l'origine la séparation et ne s'y est rallié que par un
scrupule de conscience qui lui a fait croire qu'il se devait à son état natal,
la Virginie, avant d'appartenir à l'Union, et que la petite patrie devait
passer avant la grande, — le général Lee a pris le commandement eh chef
des armées confédérées; mais le cercle des forces fédérales se rapproche
du grand foyer de la sécession. La cause rebelle perd toutes ses issues sur
la mer. Encore quelques mois, et après un héroïque et suprême effort les
hommes du sud seront bien contraints de reconnaître leur funeste erreur
et de rentrer dans cette Union où ils seront reçus aveq une générosité
cordiale, comme on pouvait le pressentir aux applaudissemens qui accueil-
laient naguère les commissaires confédérés passant à travers les lignes
fédérales.
Le discours d'ouverture de la session n'a pas seulement présenté un tableau
rassurant de la situation extérieure , il a tracé un intéressant programme
de questions intérieures qui pourront utilement défrayer le travail légis-
latif de cette année. Parmi les projets annoncés par l'empereur, tous n'ont
point une égale importance. On s'occupera de généraliser l'instruction pri-
maire sans prononcer le mot d'instruction obligatoire. On étudie une loi
qui va porter dans l'industrie des transports maritimes les principes de la
liberté commerciale. On supprimera les obstacles que pouvaient rencontrer
dans notre législation ces intéressantes sociétés de coopération qui ont pris
un si rapide développement en Allemagne et en Angleterre, et auxquelles
déjà nos classes ouvrières s'initient avec un juste empressement. Des me-
sures protectrices de la liberté individuelle sont préparées : la contrainte
par corps sera abolie ; une autre loi autorisera la mise en liberté provi-
soire avec ou sans caution même en matière criminelle. Le projet de loi
qui avait été annoncé sur l'accroissement des attributions des conseils
municipaux et départementaux a été présenté. Nous avions espéré que
la nouvelle loi nous mettrait sur la voie d'une véritable émancipation mu-
nicipale, et aurait ainsi le caractère d'une importante loi politique. Le
projet ne remplit point cette espérance et ne dépasse pas la portée de ré-
formes administratives d'un intérêt médiocre.
Parmi les projets de lois de l'ordre économique, il en est un dont on parle
avec grand éloge, et qui est, dit-on, de nature à satisfaire les partisans
éclairés de la liberté : c'est une nouvelle loi sur les sociétés commerciales.
264 REVUE DES DEUX MONDES.
En France aussi bien qu'en Angleterre, on a longtemps vécu, en matière de
législation des sociétés, sous le régime le plus restrictif. En Angleterre, on
sortit de cette voie étroite vers 1856 en faisant entrer dans le régime du
droit commun, sous le nom de société à responsabilité limitée, la forme de
société qu'en France nous appelons anonyme. Cette société, qui est la forme
la plus commode et la plus attrayante de l'association commerciale, n'est
responsable vis-à-vis des tiers que dans la limite de son capital statutaire,
Elle est gouvernée par des administrateurs qui ne sont que les mandataires
des actionnaires. C'est la forme républicaine appliquée à l'association
commerciale. Tandis que l'Angleterre inaugurait ce système libéral, nous
étions pris en France de la manie qui nous est si ordinaire, sous prétexte
de prévenir les abus et de couper le mal à la racine, d'imposer des en-
traves maladroites à l'initiative individuelle et à la libre action de chacun.
On vota en 1856 une loi sur la commandite par actions qui fit de cette
forme de société un épouvantail et la frappa de stérilité. Nous parûmes, il
y a deux ans, vouloir nous raviser, et nous empruntâmes à l'Angleterre sa
société limitée; mais nos législateurs semblèrent avoir peur de leur pla-
giat, et ils prirent toute sorte de précautions pour empêcher que la so-
ciété limitée ne fît du mal, et par conséquent fît aucun bien. On voulut
que les entreprises dont le capital dépasserait 20 millions ne pussent point
avoir le bénéfice de la société limitée. S'il peut se fonder des sociétés de
plus de 20 millions, semblait-on se dire, ces sociétés seront de grandes
compagnies anonymes, et n'est-ce point dépouiller le conseil d'état d'une
de ses prérogatives essentielles que de permettre à ces compagnies d'exis-
ter sans son contrôle et son autorisation? On se crut obligé de prendre
contre les administrateurs des sociétés à responsabilité limitée toute sorte
de garanties préventives. Leurs faits délictueux étaient si attentivement
prévus et si sévèrement punis qu'il semblait que des malfaiteurs seuls pus-
sent avoir l'idée de devenir administrateurs de ces sociétés, et que la loi
avait l'air d'une section du code pénal plutôt que d'une annexe du code
de commerce. La loi sur les sociétés limitées, dénaturée ainsi par un es-
prit de restriction qui est incompatible avec les libres allures de l'esprit
commercial, ne fut d'aucun secours pour l'esprit d'association.
L'expérience a enfin fait entendre ses leçons. On s'est aperçu que le ré-
gime qui restreignait la création libre des associations commerciales et
qui soumettait les statuts des sociétés anonymes aux délibérations du con-
seil d'état était désavantageux au public et au gouvernement. L'investiture
de l'anonymat donnée par le conseil d'état à une certaine catégorie de so-
ciétés était pour ces sociétés un véritable privilège. Les statuts des socié-
tés anonymes, avant d'être examinés par le conseil d'état, devaient avoir
été discutés, contrôlés, approuvés par le ministère du commerce. Les
sociétés anonymes semblaient donc recevoir quelque chose du prestige
gouvernemental, et plus l'administration agissait sur la rédaction de leurs
REVUE. — CHRONIQUE^ 265
Statuts, plus, aux yeux du public, elle devenait solidaire des entreprises
revêtues de la forme privilégiée de l'anonymat. Le bon sens disait depuis
longtemps qu'il fallait du même coup rendre à l'esprit d'entreprise sa res-
ponsabilité et sa liberté, dégager aussi l'administration de solidarités qui
peuvent parfois devenir fâcheuses. C'est, nous dit-on, le parti qu'on aurait
pris dans le nouveau projet de loi. La société anonyme serait rendue au
droit commun, et les conseillers d'état seraient délivrés de la tâche ingrate
d'avoir à délibérer sur des combinaisons commerciales étrangères à leurs
études et à leurs travaux réguliers. e. forcade.
THEATRES.
La Belle au Bois doftnant^ drame en cinq actes et sept tableaux ,
par M. Octave Feuillet.
La critique a bien des mauvaises fortunes, mais il n'en est pas de plus
désagréable ni qui mette celui qui l'exerce à une plus rude épreuve que la
nécessité d'exprimer à un moment donné un jugement ou défavorable ou
sévère sur un écrivain dont on aime le talent, dont on a parlé jusqu'alors
dans les termes mérités de l'éloge, on qu'on a défendu contre les attaques
injustes dont il était l'objet. Le sentiment qu'on éprouve alors est presque
celui de l'amour-propre blessé, et l'on en veut à l'auteur de n'avoir pas
fait un chef-d'œuvre comme d'un mauvais procédé. C'est un peu ce qui
nous arrive aujourd'hui avec M. Octave Feuillet. Après le succès de son
drame si hardi de Montjoye, nous pensions que désormais nous n'aurions
plus qu'à hausser progressivement avec chaque oeuvre nouvelle le ton de
nos éloges; la Belle au Bois dormant nous force au contraire à le baisser.
Voilà une mauvaise action, et dont nous garderions presque rancune, si
nous n'étions sûr que le premier roman ou le premier drame de l'auteur
nous donnera amplement satisfaction.
Ce que le drame de M. Feuillet a de plus grave, c'est l'embarras dans
lequel il jette la critique. Après l'avoir entendu, l'esprit reste muet et un
peu incertain. 11 n'ose approuver complètement, il n'ose pas davantage
blâmer. Le sentiment qu'il éprouve est celui de V insalis faction; je de-
mande pardon du mot, mais je suis obligé de le créer pour rendre mon
impression. L'action est violente et dramatique, et cependant on en suit
avec fatigue les développemens; les caractères sont assez forts, et cepen-
dant ils n'appellent pas la sympathie et ne sollicitent pas la controverse.
On accepte d'eux ce qu'on en comprend, et, ce qu'on n'en comprend pas,
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on n'éprouve aucune envie de le pénétrer et de le connaître. L'écueil vé-
ritable de la pièce, le secret de l'accueil un peu froid qu'elle a reçu le
soir de la première représentation est dans le peu de sympathie qu'in-
spirent ses personnages. Ils ont le plus grand défaut que puissent avoir
des personnages de drame, celui de ne pas soulever la discussion autour
des mobiles de leurs actions.
A ce propos, nous ferons une remarque que nous recommandons à l'atten-
tion de M. Feuillet : c'est que, s'il n'y prend garde, il finira par tomber dans
les défauts opposés à ceux qu'on lui avait reprochés jusqu'à présent. On lui
a tant dit sur tous les tons qu'il péchait par excès de délicatesse et de sub-
tilité, que cette accusation semble avoir déterminé chez lui une réaction
des plus énergiques. Le poète des belles dames sentimentales et des amou-
reux élégiaques n'a plus de goût maintenant que pour les caractères durs
et résolus à outrance. Il continue dans la Belle au Bois dormant la veine
qu'il avait ouverte dans Montjoye. Tous les personnages de sa nouvelle
pièce se valent par la dureté, et c'est assez justement que l'auteur en a
placé la scène dans cette Bretagne, le pays par excellence des caractères
obstinés. L'auteur nous a montré une fois de plus la lutte de la bourgeoisie
industrielle et de la noblesse , si souvent mise au théâtre depuis quelques
années; mais vraiment ce contraste entre les deux races n'est marqué que
par l'inégalité des conditions : elles n'ont rien à s'envier en fait de raideur
et d'obstination. Je suppose, quoique l'auteur ne l'ait pas dit, que M. Morel
le manufacturier et sa digne sœur sont de race bretonne comme les Guy-
Chùtel et les Penmarch, car sauf les titres je ne vois rien qui les distingue
bien nettement de leurs nobles voisins. Ils sont tout à fait dignes de se
comprendre, et lorsqu'à la conclusion de la pièce on voit la jeune fille
noble mettre sa main dans celle du jeune manufacturier, ce dénoùment ne
cause aucune surprise, tant les cœurs sont de même trempe et les âmes
de même calibre. Là parfaite similitude des caractères fait paraître toute
naturelle la fusion sacramentelle obligée que l'auteur recommande après
ses prédécesseurs, et établit plus nettement encore qu'il ne l'a voulu peut-
être l'égalité de ces classes rivales. Il n'y a d'autre différence entre elles que
dans le principe de leur dureté : ce principe chez les Morel, c'est l'ambi-
tion; chez les Guy-Châtel et les Penmarch, c'est l'orgueil; mais si les mo-
biles sont différons, les natures sont les mêmes, et dans la lutte qu'ils en-
gagent, la valeur, sinon les armes, étant égale, le spectateur ne saurait
dire de quel côté sont les plus fermes obstinations et les âmes les plus
âpres.
La donnée de la pièce, a-t-on dit, n'a rien de bien neuf aujourd'hui. C'est
cette donnée que nous avons vue au théâtre depuis dix ans sous tant de
formes, et qui semblait la propriété exclusive de M. Jules Sandeau. Neuve
ou non, la donnée est toujours actuelle, car la lutte que M. Feuillet a
mise en scène constitue le principal intérêt social de ce temps-ci et four-
REVUE. — CHRONIQUE. 267
nira encore le sujet de bien des drames avant qu'elle ait pris fin. La pièce
de M. Feuillet, sans rien changer à cette donnée, Fa cependant renouvelée
en élargissant cette fois le théâtre de la lutte. Dans la Belle au Bois dor-
ynant , on n'a plus seulement en présence des individus de condition dif-
férente comme dans Mademoiselle de la Seiglière par exemple, mais des
centres différons de civilisation. L'usine se dresse en face du château, et
autour de ces deux centres apparaissent groupées les populations qui ap-
partiennent à ces deux sociétés profondément diverses d'esprit, d'instinct
et de tendance. Autour du manufacturier se pressent les ouvriers modernes,
énergiques comme leur maître, actifs comme lui, partageant la même
croyance en la toute-puissance du travail et récitant sous une forme obs-
cure le même credo qu'il professe : l'homme est son propre et légitime
maître, et la mesure de sa valeur est dans le degré de son énergie. Autour
du châtelain se groupent les paysans fidèles et fiers, enclins comme leur
maître à la somnolence et à une certaine noble incurie, tenant, comme lui,
pour suspect tout ce qui est nouveau, et disant comme lui : le temps est
le véritable souverain des hommes et le véritable fondement des sociétés;
c'est lui qui légitime les droits, et toucher à ce qui est ancien est vrai-
ment se rendre coupable de sacrilège, c'est agir au mépris de la justice.
Pour que le contraste fût plus frappant, M. Feuillet a placé la scène de
son drame en Bretagne, dans cette dernière citadelle des vieilles mœurs
et des vieilles croyances. Il y a de la hardiesse et de la grandeur dans ce
contraste. Si la donnée de la pièce n'est pas absolument neuve, elle a
été au moins singulièrement rajeunie par cette opposition ingénieuse des
deux société^. M. Feuillet n'a pas tiré de son idée tout le développement
dramatique et tout l'intérêt moral qu'elle contenait, mais c'est beaucoup
déjà que d'avoir conçu ce rajeunissement d'une donnée déjà vieille, et
c'est un plaisir pour nous de lui rendre cette justice, puisque personnie
encore n'a voulu reconnaître où était la nouveauté de son drame.
On a beaucoup accusé M. Feuillet de nous avoir montré moins des vieilles
mœurs que des mœurs abolies. Ces types de vieux nobles bretons et de
paysans aveuglément attachés aux anciennes coutumes sont des types su-
rannés, et qui n'existent plus, a-t-on dit, depuis trente ans au moins. Ceux
qui formulent cette accusation sont -ils bien sûrs de ce qu'ils avancent?
C'est là une accusation de critique parisien qui, j'en ai peur, recevrait plus
d'un démenti de la réalité. Je crois que sans chercher beaucoup on trou-
verait aisément en Bretagne et même ailleurs plus d'un type de gentil-
homme passant sa vie à chasser comme le marquis de Guy-Châtel, ou à
pêcher à la ligne comme les Penmarch père et fils, sans se soucier en au-
cune façon des miracles d'activité industrielle de la société moderne, des
doctrines morales en faveur, des journaux et des feuilletons où on déclare
qu'il n'existe plus. On trouverait aussi peut-être plus d'un paysan en-
core récalcitrant aux idées de progrès qui l'arrachent aux douceurs de
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ses habitudes, ou, si vous voulez, à la routine de sa vie, et quoique les
embuscades aux coins des haies deviennent rares , je ne conseillerais pas
à un industriel ou à un agronome trop partisan de la moderne économie
politique de se fier à la docilité de ces populations. Le coq rouge de l'in-
cendie, lancé par des mains inconnues, saurait les faire repentir de leur
témérité en dévorant une manufacture gênante ou des gerbes récoltées
selon des modes de culture qui leur déplaisent. Ne dites donc pas d'une
manière aussi absolue que ces types sont surannés ; dites plutôt qu'ils com-
mencent à passer de mode auprès du public parisien, sur nos théâtres et
dans nos romans, et vous serez plus près de la vérité.
Les deux premiers actes sont les meilleurs de la pièce à notre avis. Le
contraste que nous venons d'indiquer y est nettement posé : d'une part les
Morel, de l'autre les Guy-Chàtel et les Penmarch engagent une lutte d'a-
mour qui prend la forme d'une lutte sociale et d'un épisode de guerre ci-
vile. Les adversaires en effet se combattent non pas précisément avec les
armes de l'amour, mais avec les armes de leur profession et de leur con-
dition : les Morel avec les lettres de change et les billets à ordre soigneu-
sement collectionnés du marquis de Guy-Châtel, les Guy-Châtel et les Pen-
march avec les figures héraldiques de leurs blasons et les armes plus
redoutables des anciens chevaliers et des modernes maîtres d'escrime. C'est
M"" Louise Morel qui ouvre la lutte, et elle l'engage hardiment, je vous as-
sure. Il faut voir avec quelle fermeté d'homme d'afi"aires elle démontre au
marquis de Guy-Châtel qu'il n'a d'autre moyen de faire face à ses engage-
mens envers eux que l'abandon de ses propriétés, avec quelle arrogance
elle relève la tête devant le comte de Penmarch, qui vient lui .proposer au
nom de sa cousine Blanche de Guy-Châtel de transporter ailleurs le siège de
la manufacture moyennant indemnité, et de quel ton elle demande : « Est-ce
que c'est sérieux cette proposition, monsieur le comte? » C'est une vraie
bourgeoise, une vraie fille de Molière, que cette M"'^ Louise Morel, solide,
sensée, cassante, légèrement mal apprise, que je vous recommande comme
le meilleur caractère de la pièce. Ce personnage est rendu par M"*" Jane
Essler avec cette énergie qui caractérise son talent.
La lutte ne serait pas longue, si les Morel n'avaient pas devant eux d'au-
tres adversaires que les Guy-Châtel. En effet, dès le début de la pièce, les
Guy-Châtel sont vaincus de deux et même de trois façons, par la pauvreté,
par l'amour, par la générosité de leurs rivaux : vaincus par la pauvreté
car la vente de leur propriété est leur seul moyen de s'acquitter de leurs
dettes; vaincus par l'amour, car M"" Blanche de Guy-Châtel aime secrète-
ment M. George Morel le manufacturier, et il n'est pas bien sûr que le
marquis n'ait pas un commencement d'affection pour M"" Louise, dont le
caractère résolu lui plaît; vaincus par la générosité, car le manufacturier,
en supposant que les propriétés du marquis contiennent des mines en-
core inconnues, leur donne une plus-value de deux cent mille francs. Les
REVUE. CHRONIQUE. 269
Guy-Châtel lèvent donc le siège et quittent l'habitation héréditaire de leur
famille. Ils vont chercher un asile chez leurs cousins les Penmarch, qui
pour le moment sont occupés, le père et le fils, à pêcher à la ligne, et la
vieille douairière à admirer dans la personne d'un de ses anciens vassaux,
transformé par la discipline militaire en un jeune soldat propre, gai et vail-
lant, Tart avec lequel les gouvernemens modernes savent abrutir les popu-
lations. Tout se passerait en conséquence le plus tranquillement du monde,
si les deux peuples de mœurs différentes qui entourent les deux centres
de l'usine et du château ne compliquaient la situation. C'est moins en effet
dans les personnages en lutte que dans les populations qui les entourent
que M. Feuillet a placé les passions de son drame. L'antagonisme des per-
sonnages, comme celui des classes supérieures de notre société, se prolonge
non par leur obstination réciproque, mais par l'aveuglement, l'ignorance
et les préjugés de ceux qui leur sont respectivement soumis. C'est encore
là un des côtés originaux de l'œuvre de M. Feuillet, dont on n'a pas assez
remarqué l'importance et auquel on n'a pas assez rendu justice.
Un vieux paysan breton attaché aux Guy-Châtel, se persuadant, dans son
ignorance, que George Morel est le spoliateur de ses maîtres, l'attire dans
un piège, et va le tuer sans miséricorde, lorsque M"" de Guy-Châtel se
précipite sur la bruyère et se jette devant le fusil de son trop zélé ven-
geur. Ici se place une scène éloquente et un peu hors de saison. Les deux
amans, — donnons-leur ce titre, quoiqu'ils le repoussent et qu'ils résistent
jusqu'au dernier moment à s'avouer leur amour, — à peine remis de la ter-
rible alerte qu'ils viennent d'éprouver, engagent, sans perdre de temps,
une controverse historique et politique. M"* Blanche attaquant le présent,
M. George Morel maudissant le passé, et invoquant, en témoignage de sa
barbarie, les donjons féodaux qui se dressent au loin et les pierres drui-
diques contre lesquelles ils sont appuyés à ce moment même. Cette scène
éloquente et assez belle est interrompue par l'arrivée du marquis de Guy-
Châtel, qui, prenant fort mal à propos pour de la violence l'emportement
de la verve politique de George Morel, lui reproche d'outrager sa sœur.
Sans s'informer de la situation, sans chercher pourquoi sa sœur est venue
sur cette bruyère, sans demander à quelles paroles répondent les paroles
de George Morel, il lui adresse un cartel des plus malencontreux, et la
toile tombe sur ce défi, qui laisse le spectateur en proie à un méconten-
tement que j'ose trouver assez légitime.
A partir de ce malencontreux défi qui crée une situation des plus équi-
voques, la pièce marche à son heureux dénoûment à travers toute sorte
de malentendus qui se prolongent trop longtemps. M"'" Louise Morel ameute
contre le marquis les ouvriers de la manufacture et vient faire le siège de
l'humble demeure où le gentilhomme s'est retiré. Le marquis résiste à
l'énergie et aux menaces de la jeune lionne; mais comme il est, paraît-il,
dans sa destinée d'être vaincu, et qu'il mérite vraiment d'expier la conduite
270 REVUE DES DEUX MONDES.
violente et indiscrète qu'il vient de tenir, il met bas les armes devant la
révélation que lui fait M"" Louise de la plus-value donnée à ses propriétés
par George Morel. On ne se bat pas contre un homme dont on est l'obligé :
le marquis retire donc son cartel. Cependant cette explication ne résout rien
encore. M"'' Blanche de Guy-Châtel , ne pouvant résister plus longtemps à
un amour auquel elle ne veut céder à aucun prix, s'est retirée dans un
couvent et se dispose à prendre le voile. Plutôt le cloître que l'union avec
un roturier! George Morel, désespérant de vaincre ce préjugé, qui est plus
fort que leur mutuel amour, médite des projets de suicide qu'il ne peut ca-
cher aux yeux de sa sœur, éclairée par sa tendresse. Alors, fidèle au carac-
tère qu'elle a montré pendant toute la pièce, Louise Morel fait une tenta-
tive désespérée, et va chercher M"'^ de Gay-Châtel dans son couvent, d'où
elle saura l'arracher à force d'âme, de douleur, et aussi, s'il le faut, à force
de violence. C'est une scène bien inventée que celle de la lutte entre ces
deux femmes, l'une opposant toute la résistance d'un orgueil du plus fort
calibre, l'autre attaquant cet orgueil par l'énergie du désespoir, de la ten-
dresse, et enfin par l'humiliation de la prière. La scène est, dis-je, bien
conçue, et cependant elle ne produit pas tout l'effet qu'on pourrait en
attendre. Pourquoi? C'est que le public n'entre que difficilement et même
n'entre pas du tout dans le sentiment qui fait agir M"'= Blanche de Guy-
Châtel, et qu'il ne trouve rien en lui qui lui fasse partager le préjugé d'où
naît sa résistance. Si M. Feuillet essaie de se rendre compte de la froideur
qui accueille cette scène, il comprendra la raison de la tiédeur avec la-
quelle a été reçue la pièce entière. L'erreur de M. Feuillet, celle qui a en-
gendré tous les défauts qu'on peut reprocher à son œuvre, a été de la faire
reposer sur le sentiment le plus anti-dramatique et le plus rebelle à l'émo-
tion qui se puisse concevoir. Le fond de tous les caractères qu'il a mis en
scène dans cette pièce, c'est l'orgueil : or l'orgueil peut bien forcer l'ad-
miration, mais il force rarement la sympathie et n'arrache jamais l'émo-
tion, parce que qui dit orgueil dit force d'âme, dureté, fermeté froide, vo-
lonté implacable, toutes vertus ou qualités qui ne s'accommodent pas de
la pitié, de la tendresse, et des autres doux sentimens que le spectateur
est habitué à chercher au théâtre. Si, parmi les personnages que nous
montre M. Feuillet, il y en avait un au moins qui fût plus faible, plus dé-
sarmé que les autres, l'intérêt s'attacherait à celui-là; mais non, ils sont
tous également forts, également hautains, également intraitables; ils ont
tous le même cruel empire sur leur cœur et la même dignité susceptible,
toujours prête à regarder une preuve d'affection comme une indiscrétion
ou une offense. Le public, qui les voit si bien armés les uns et les autres,
ne prend intérêt à aucun d'eux, parce qu'il ne sait auquel accorder une
sympathie dont il n'a pas besoin. Telle est la raison toute morale de l'infério-
rité de la pièce de M. Feuillet relativement à ses productions antérieures :
un trop grand abus de l'énergie et de la force. En ne mettant en scène que
REVUE. — CHRONIQUE. 271
des caractères orgueilleux et tout d'une pièce, il a pour ainsi dire com-
primé son drame : il en a forcé les ressorts et entravé le développe-
ment. Un peu moins de force, deux ou trois orgueilleux de moins, quel-
ques faibles et quelques humbles de plus, et la pièce était sûre du triomphe.
Tel qu'il est, le nouveau drame de M. Feuillet est encore plein de beaux
détails et d'ingénieux épisodes; mais l'action marche par saccades, avec
une violence intermittente qui finit par lasser, et aucune des scènes capi-
tales ne produit l'effet qu'elle devrait produire. L'émotion est à chaque
fois refoulée pour ainsi dire dans le cœur des spectateurs , et les larmes
prêtes à couler ne viennent jamais qu'à moitié chemin des yeux. C'est que
les caractères choisis par M. Feuillet se sont imposés tyranniquement à
son imagination, et que pour les peindre il a ressenti quelque chose de
cette même contrainte qu'ils imposent dans la vie à leurs sentimens les
plus doux et les meilleurs. C'est dans le mauvais choix de ses caractères et
non dans une autre cause que M. Feuillet trouvera la raison de la tiédeur
du public et de la sévérité de la critique en face de sa nouvelle œuvre.
EMILE MONTÉGUT.
11 y a deux ans, M. Ch. Texier lisait en séance publique de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres un mémoire sur les monumens primitifs
du christianisme en Orient. Quelques notions de ce travail, parvenues à
Londres par les échos de la presse périodique, y éveillèrent l'attention des
personnes vouées à l'étude de l'histoire des beaux-arts. Peu de temps après,
M. Popplewell Pullan, architecte et antiquaire anglais, arrivait à Paris,
avec les matériaux .qu'il avait recueillis pendant son séjour en Asie-Mi-
neure, pour proposer à M. Ch. Texier de les publier en commun. De cette
collaboration et du concours prêté par MM. Day, éditeurs de la reine Vic-
toria, est né un curieux et important ouvrage, qui a paru tout récemment,
exécuté avec le plus grand soin et un luxe inusité (1). La plupart des souve-
rains l'ont accueilli par des encouragemens flatteurs et par des souscrip-
tions pour leurs bibliothèques particulières ou publiques, et maintenant
YArchilecture byzanime a prie place dans les principaux établissemens lit-
téraires de l'Europe. La nouveauté du sujet, l'intérêt qu'il présente par
lui-même et qu'il a pris sous la plume ou le crayon habile des auteurs, jus-
tifient cet empressement.
Dans l'introduction consacrée à l'histoire etr à l'appréciation de l'archi-
tecture byzantine, M. Ch. Texier nous montre les révolutions successives
(1) L Architecture byzantine, ou Recueil de Monumens des premiers temps du chris-
tianisme eu Orient, précédé de recherches historiques et archéologiques, par M. Ch.
Texier, membre de l'Institut, et R. Popplewell Pullan, architecte de l'expédition d'Ha-
licarnasse, 1 vol. in-folio.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'a parcourues l'art romain dans son application aux constructions chré-
tiennes. Sous le règne de Constantin le Grand, les principes de cet art ap-
paraissent encore inaltérés dans les premiers édifices que ce prince fit
élever; mais à partir de Justinien V" une grande transformation s'opère
dans l'architecture byzantine : la forme des églises dites basiliques est
abandonnée; la coupole en devient l'élément prédominant et caractéris-
tique, et ce type s'est maintenu fidèlement jusqu'à nos jours en Orient.
Un chapitre traite des temples du polythéisme convertis en églises; M. Ch.
Texier donne les plans d'un grand nombre de ces sanctuaires encore de-
bout, appropriés aux exigences du nouveau culte que leurs murs ont abrité.
De ces recherches il résulte qu'à très peu d'exceptions près, la conserva-
tion des temples de l'antiquité païenne est due, en y comprenant le Par-
thénon, aux disciples de l'Évangile, par exemple à Thessalonique, où
M. Ch. Texier a vu des modèles remarquables et nombreux de tous les
styles de l'art byzantin, depuis la splendide basilique de saint Démétrius jus-
qu'aux églises des ix'' et x^ siècles surmontées de coupoles. Celle de Saint-
George, qui est de forme circulaire et sans contredit la plus ancienne du
monde chrétien, considérée jusqu'ici comme un ancien temple des Cabires,
trahit une origine chrétienne par ses briques, où l'on aperçoit des signes
qui attestent évidemment cette primitive origine. La coupole est ornée d'une
magnifique mosaïque représentant des temples, des palais, qui rappellent
les peintures de Pompéi, tandis que des figures colossales de saints, avec
des inscriptions grecques, sont placées devant les tabernacles. D'autres
tableaux en mosaïque se retrouvent dans les églises converties en mos-
quées : ce sont les plus beaux spécimens que nous possédions aujourd'hui de
l'art byzantin. La fondation de l'église de Saint-George, qui paraît remon-
ter à Constantin le Grand, est sans doute due à la pensée qu'il avait alors
d'établir sa nouvelle capitale à Thessalonique. Trébizonde renferme des mo-
numens non moins dignes d'attention, restés jusqu'à présent inédits; on les
retrouvera avec plaisir reproduits dans le livre de MM. Ch. Texier et Pullan.
Ceux des autres villes d'Asie, comme Édesse, Myra, Dàna, etc., ont fourni
un riche contingent que le premier de ces deux auteurs a savamment dé-
crit. Nous en dirons autant des églises taillées dans le roc en Phrygie et
en Cappadoce par les premiers chrétiens avec feurs mosaïques et leurs pein-
tures aux couleurs resplendissantes. L'exécution typographique répond à
l'œuvre du crayon et du burin, et cet ensemble ofTre aux archéologues et
aux artistes une ample moisson de documens neufs et du plus haut inté-
rêt,, bien dignes d'être consultés ou étudiés. éd. dulaurier.
V. DE Mars.
FLAMEN
GUILLAUME DE LANDISAC A ALBERT D ESTRIES.
La Haie-au-Loup, novembre 18...
J'arrivais en Bretagne, il y a cinq mois, mon ami, quand ta lettre
m'est parvenue malgré la fausse indication de l'adresse : je n'ha-
bite plus Ploërmel, et je ne suis plus conseiller-général. Un autre
a pris ma place; c'est, dit-on, un ami intime de la préfecture, un
jeune auditeur au conseil d'état, qui danse à ravir. Je n'ai rien à
dire contre cet écroulement de mes dignités et de mes ambitions;
quand on a dissipé niaisement son patrimoine en quelques folles
années, on est mal venu à se prétendre capable de veiller aux in-
térêts de son pays. Aussi me suis-je résigné de bonne grâce. Du
moins n'emporté-je dans ma retraite ni rancune ni dépit : je n'ai
pas à regretter de fausses démarches, ni d'humiliantes sollicita-
tions, ni de compromettantes professions de foi. Je ne suis ni plus
ruiné que je ne l'étais avant l'élection, ni plus fatigué de corps et
d'âme, ni plus mécontent de l'existence, ni plus disposé à mépriser
les hommes et à me croire victime de l'esprit d'intrigue des uns ou
de la stupidité des autres. Au contraire, j'ai reconnu que mes con-
citoyens ont beaucoup de bon sens : pourquoi m'indignerais-je de
n'avoir pas les bénéfices d'une fortune que j'ai perdue par ma faute,
ou d'une attitude politique queje n'ai pas voulu prendre? Résigne-
toi donc à ne voir en ton ami qu'un très modeste gentilhomme de
campagne, et à le savoir heureux ainsi.
Il me reste, entre autres débris de ma fortune, un petit domaine
de peu de rapport, mais de beaucoup d'agrément, où j'espère vivre
sans peine avec mes neuf ou dix mille livres de rente. Tu vas rire,
TOME LVI. — 15 MARS 1865. 18
27/l REVUE DES DEUX MONDES.
t®i qui m'as vu à l'œuvre pendant ces douze infernales années que
je viens de perdre en si joyeuse et si peu frugale compagnie. Eh
bien ! cher, depuis cinq mois que je suis ici, je n'ai pas eu un re-
gret pour nos petits soupers galans et truffés, pour nos demoiselles
fardées, pour les quatre coquins insolens qui, sous prétexte d'être
à mon service, faisaient de ma vie un objet de pitié pour moi-
même. Ici rien de pareil : la Haie-au-Loup (c'est le nom de mon
domaine) se compose de quelques bois et d'un petit logis sans ca-
ractère, assez fièrement campé sur la cime l'ocheuse d'une lande
où la bise prend ses ébats et où sorciers et sorcières tiennent,
dit-on, leurs assises, car nous sommes en plein pays de légende.
De ma fenêtre, en regardant vers le couchant , mes yeux plongent
dans les profondeurs de la forêt de Brocéliande, que Merlin a illus-
trée par ses amours et ses malheurs. Je vois d'ici le pli du vallon
où coule la fontaine fatidique de Baranton. Là-bas, j'aperçois la
gorge profonde du Val-sans-Retour, où le grand magicien périt
victime d'un charme qu'il ne sut pas vaincre. Si le logis est mé-
diocre, le cadre est splendide.
A l'intérieur, la maison est des plus modestes, et l'entretien
n'exige pas un grand luxe de domestiques. Pour le moment, mes
gens se réduisent à deux. Une vieille femme fort laide, mais hon-
nête, soigne le ménage et fait la cuisine. Si tu viens jamais me voir,
tu reculeras, je t'en préviens, à l'aspect des mets rustiques, com-
pactes, étranges, qui échappent parfois k l'inspiration patriotique
de mon cordon-bleu; moi-même, j'ai eu quelques momens d'effroi,
mais on s'y fait. A côté de ce haut dignitaire, investi de toute ma
confiance et qui répond au nom de Marie-Josèphe, ricane sans bruit
un jeune gars de vingt ans; celui-là ne parle pas et répond à peine,
le plus souvent par signes, tout cela par amour-propre : il a peur
de parler moins bien que son maître, et il ne veut pas lui donner
cette satisfaction. 11 a en revanche, à perpétuité, un rire muet et
narquois qui me prouve clairement que le drôle me juge et que
mes défauts lui crèvent les yeux. Avec ces deux êtres grotesques,
je ne me trouverais pas mal servi, si je pouvais leui* inculquer un
respect plus profond pour la propreté intérieure ; mais chasser la
poussière des lambris et des corniches, qui jamais a vu pareille in-
vention? Pierre en a eu pour deux jours à se pincer les lèvres en
me regardant; il m'a cru fou très certainement.
Je vais heureusement avoir un renfort. Ma bonne vieille tante,
M"^ d'EUeven, la propre sœur de ma mère, consent à venir demeu-
rer avec moi. Elle est pauvre, très pauvre même : du moins elle
n'a pas à se reprocher d'avoir dissipé sa fortune; elle a trouvé moyen,
au contraire, de vivre honorablement à Vannes avec une modeste
rente de soixante louis environ; elle a su, avec si peu, faire du bien
FLAMEN. 275
autour d'elle... Ah! cher ami, il me sera bon, je crois, de voir
M"^ d'Elleven heureuse près de moi avec les miettes de mon passé.
En attendant, pour fuir la poussière qui envahit ma demeure, je
passe ma vie à courir les bois; je chasse le loup, le sanglier, sans
compter le menu gibier, qui ne manque pas. Viens passer ici quel-
ques semaines, et tu auras au retour de beaux exploits cynégétiques
à raconter. Viens, et je te mène à l'assaut d'un vieux solitaire qui
se moque impudemment des chasseurs du pays, et auquel j'ai juré
guerre à mort. Si tu le veux, je te l'abandonne; péril et gloire, tout
sera pour toi. Doute après cela de mon dévouement !
GUILLAUME A ALBERT.
La Haie-au-Loup, décembre.
Mon empressement à te répondre te prouvera, mon vieux cama-
rade, que tu t' alarmais à tort, et que mon cœur ne t'est pas fermé
p-lus que par le passé; tu connais ma vie comme ta propre vie,
mon cœur mieux que le tien sans doute. T'ai-je caché jamais ni
une action, ni même une pensée? Pourquoi redouterais-je tes con-
seils au moment où je suis résolu à les suivre? Ne les ai-je pas re-
cherchés alors même que j'y résistais? Si je ne t'ai pas parlé de
Laure dans ma dernière lettre, c'est qu'il m'est pénible d'aborder
ce sujet. Mon ami, c'en est fait de ce dernier amour, auquel j'ai
dû de belles heures pourtant, et qui s'est éteint avec le dernier sou-
rire de ma jeunesse, car je me sens vieux aujourd'hui que je suis
seul; j'ai sur le cœur des pensées lourdes d'un siècle.
Que te dire de ma rupture avec Laure ? Elle est de ces femmes
qui veulent être perdues, ou bien elles se croient dédaignées : dans
le soin que je prenais de son honneur et de son repos, elle n'a
voulu voir que la froide prudence d'un amant désabusé. Je l'ai-
mais bien pourtant... Hélas! ai-je jamais aimé? Quand je fais ap-
paraître dans mon souvenir les têtes charmantes, à demi oubliées
déjà, dont chacune a été mon idole d'un jour, je cherche vainement
parmi elles la trace d'un sentiment vrai et profond. Si je pouvais
rencontrer quelque chose de semblable dans ma vie, peut-être se-
rais-je plus indulgent pour moi-même; mais non, un tel amour
m'eût préservé des autres. Je trompais Laure comme je me trom-
pais moi-même. Il y a dans le sentiment qu'inspirent certaines
femmes, dans l'âpre poursuite dont elles sont alors victimes,
quelque chose d'ardent qui ressemble à la passion. On s'abuse en
cherchant hors de soi-même l'objet de cette passion, on croit ai-
mer parce qu'on désire, et l'on n'obéit en réalité qu'à un mons-
trueux égoïsme. Aimer, Albert, cela doit avoir un sens plus haut,
276 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est-ce pas? Quel sentiment indéfinissable, presque divin, avions-
nous imaginé au début de la vie, parmi les premiers troubles de
notre jeunesse encore pure? Si tu as rencontré quelque part notre
beau rêve réalisé, dis-le-moi, afin que je pleure de ne l'avoir pas
connu, de ne pouvoir plus le connaître.
Que deviens-tu sans moi? M'as-tu oublié? Qui est-ce qui pense
encore à moi là-bas? Ah ! mon ami, les morts vont vite, et je suis
bien loin déjà du monde des vivans.
GUILLAUME A ALBERT.
La Haie-au-Loup, janvier.
M"® d'Elleven est arrivée, il y a trois semaines, par un de ces
jours de pluies interminables et d'ouragan dont ce pays semble
avoir le privilège. J'étais allé jusqu'à Ploërmel attendre l'arrivée de
la voiture de Vannes, qui devait l'amener. Les arbres dépouillés gre-
lottant sous la pluie, la lande hérissée de rocs aigus, les routes dé-
foncées, tout cet aspect morne de la froide saison me glaçait jus-
qu'à l'âme. Je redoutais presque l'arrivée de ma pauvre tante, que
je m'attendais bien à trouver transie, harassée, et plus triste que
la bise d'hiver; mais le premier coup d'œil m'a rassuré. A travers
les vitres ruisselantes et tachées de boue de la voiture, j'ai aperçu
son large et bon visage épanoui par un sourire. Je l'ai embrassée
de bon cœur pour ce sourire-là. — Mon Dieu, mon cher enfant,
a-t-elle dit pendant que je l'aidais à descendre, êtes-vous devenu
fou? Venir à Ploërmel par ce temps de loup-garou, c'est insensé.
Et puis ne restez point ainsi sous ces ruisseaux qui tombent du
ciel sur votre tête; pour l'amour de Dieu, mettez-vous à couvert.
Elle n'a point trouvé d'autres plaintes à exhaler après ce rude
voyage, entrepris pour moi. Un tel oubli d'elle-même m'a tou-
ché; mais, hélas! mon ami, la pauvre demoiselle est sourde. Cette
découverte, à laquelle je n'étais point préparé, et que ses lettres
ne m'avaient pas fait pressentir, m'a un instant atterré; j'ai entrevu
l'isolement où nous allons vivre l'un près de l'autre presque aussi
séparés que par le passé.
Pourtant, Albert, j'ai besoin de la vie de famille après cette moi-
tié d'année que je viens de passer à la Haie-au-Loup. J'ai eu beau
m'étourdir par le mouvement et le bruit, me mêler aux chasseurs
du pays, dépister des chevreuils, faire la guerre aux loups : je n'ai
pu tuer le sentiment de l'amère solitude, et pour un homme de
mon âge, arraché brusquement à ses plus chères habitudes, bonnes
ou mauvaises, la solitude a de dangereux conseils. Je suis moins
fort peut-être que je ne te l'avais dit, moins résigné que je ne
FLAMEN. 277
le croyais sans doute : souvent je me prends à regretter,... quoi?
En vérité, je ne sais, — rien de ce que j'ai perdu, mais quelque
chose.^de plus grand, de meilleur, que je sens et que je ne puis
nommer. C'est dans ces heures d'abattement qu'il est bon d'avoir
près de soi une tendre affection , un cœur qui vous suit dans l'ab-
sence, — la bienvenue au retour, le foyer chaud et joyeux, le repas
égayé par les doux racontages de la vie commune ou par l'échange
des pensées trop lourdes, et jusqu'à la légère dépendance qu'on su-
bit :sans se plaindre. Voilà ce que j'avais rêvé; l'infirmité de ma
pauvre tante a mis à néant une moitié de ce rêve. Depuis qu'elle est
près de moi pourtant, la maison est devenue habitable. Marie-Jo-
sèphe modère un peu l'étrangeté de sa cuisine sibylline : à défaut
de gaîté, la paix et l'ordre régnent partout. Ma bonne tante a pris
possession de son gouvernement avec une joie d'enfant et cet
aplomb modeste qui prouve qu'on ne se croit pas au-dessous de sa
tâche. Elle m'aime de tout son cœur, et il est très doux d'être aimé
ainsi. Et puis elle se trouve si heureuse, elle le dit avec tant d'in-
génuité! Sérieusement elle n'imagine pas qu'on puisse être plus
riche que nous le sommes, et plus d'une fois je l'ai surprise en
extase devant les dorures ternies, les lampas fanés des meubles.
Si]tout cela n'est pas le bonheur, c'en est du moins un sourire.
GUILLAUME A ALBERT.
La Haic-au-Loup, janvier.
J'ai suivi ton conseil; j'ai fait quelques visites, non pas dans les
châteaux, presque tous déserts en cette saison, mais à Ploërmel
même, chez les notabilités. Ah ! cher Albert, il faut que tu sois
doué à mes yeux d'une autorité singulière pour que je me sois ré-
signé à pareille corvée. Que d'intérieurs grotesques, que de types
vulgaires et de laids visages!... iNe va pas croire pourtant que tout
soit ridicule dans nos provinces, que toutes les femmes soient
laides, tous les hommes abrutis. Il y a des exceptions, même à
Ploërmel, et dans nos vieux châteaux je connais des familles où la
distinction est héréditaire; mais on peut excuser un peu de maur-
vaise humeur chez un homme qui vient de passer deux jours aux
prises avec les beaux esprits de l'endroit et quelques commères à la
langue affilée, qui n'auront pas attendu mon départ pour me mettre
en pièces. On ne peut se faire une idée de l'incurable désœuvrement
des petites villes enfouies au fond de nos provinces, et du besoin
presque féroce que l'on a d'agiter une vie pesamment immobile, de
dramatiser le néant; ce n'est pas la méchanceté qui déshonore les
petites villes, c'est l'ennui. Aussi je n'ai pas été trop surpris d'ap-
278 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre qu'on me soupçonne d'être l'amant de M™^ X..., que je ne
connais pas, et d'épouser la fille de l'adjoint, que je n'ai vue qu'une
fois chez son père à l'époque des élections, et dont je n'ai pas songé,
je le jure, à attendrir le cœur. Je me souviens qu'en m' offrant une
chaise avec une obligeance un peu brusque, la pauvre demoiselle
déchira largement autour du bras le corsage de sa robe, trop bien
ajustée sans doute sur sa taille puissante : la stupeur de la famille
entendant le sinistre craquement de l'étoffe, le trouble de la cou-
pable cherchant à dissimuler l'inconvenante blessure, abrégèrent
ma visite. Je souhaite que ma femme, si jamais j'en ai une, ait
un peu moins de majesté dans les formes et un peu plus de solidité
dans ses ajustemens.
La seule de mes expéditions qui mérite un souvenir détaillé, c'est
ma visite chez la veuve d'un de mes anciens collègues du conseil-
général, M'"'' Lemouton de Kérangoat. Je ne sais si tu te souviens
de la Prée; j'ai dû mêler ce nom souvent à nos premières confi-
dences, alors que j'étais enfant et amoureux de ma cousine Berthe.
C'est une petite maison grise, enfouie sous le lierre et dominée par
une tourelle pointue, surmontée d'une haute girouette : elle nous
plaisait singulièrement à Berthe et à moi; elle était alors inhabitée,
et notre imagination romanesque y installait naïvement ses rêves;
nous faisions même le projet d'acheter la maison sur nos écono-
mies. Cette passion s'était si fortement emparée de notre esprit
que nous poussâmes l'héroïsme jusqu'à mettre rigoureusement de
côté pendant deux mois tout l'argent que nous recevions pour nos
menus plaisirs : je ne sais plus quelle grande tentation dissipa
du même coup notre ambition et notre trésor. Depuis ce temps,
Berthe est morte, et je n'avais pas revu la Prée; aussi n'est-ce pas
sans émotion que j'ai sonné l'autre jour à la porte de la maison-
nette où M""" de Kérangoat vit depuis son veuvage. Je reconnaissais
avec attendrissement le petit verger et ses pommiers inclinés par le
vent, l'étroit jardin avec ses plates-bandes symétriques aboutissant
à une charmille dont les feuilles desséchées jonchent en ce moment
la terre. C'est là qu'est éclos mon premier rêve avec mon premier
amour, si l'on peut donner ce nom à la tendresse enfantine que
m'inspirait à douze ans la gentille Berthe. Un vieux jardinier, qui
se promenait une bêche à la main dans les allées rectilignes du
jardin, m'a introduit. Je ne pouvais, en le suivant, me défendre
d'une sorte d'attendrissement superstitieux : il me semblait que
cette maison, consacrée par mes plus purs souvenirs, ne pouvait
m'être indifférente, et je redoutais presque de voir celle qui l'ha-
bite. M'"'' de Kérangoat pourtant n'a rien en elle qui puisse effrayer.
Elle était à demi couchée sur une causeuse, et semblait lire avec
recueillement. Gomme elle passe pour la perle du pays, je crai-
FLAMEN. 279
gnais de la trouver fort guindée, un peu bas-bleu et prétentieuse :
elle n'est rien de cela, mais plutôt tout le contraire. Petite, pâle,
avec les cheveux d'un blond fauve, qui n'est pas sans éclat, elle
parle, il est vrai, politique, discute avec assurance sur le monde, la
littérature et les théâtres, mais tout cela faute de mieux, car elle ne
craint pas de montrer ses dents blanches en riant de grand cœur à
l'occasion, et ses yeux ont un clair rayon, quelquefois habilement
voilé, qui fait songera bien des choses. On ne peut nier aussi qu'elle
n'ait une verve amusante et quelquefois une réelle éloquence aii
service d'une grande audace de sentiment. Bref, pour tout confesser,
j'ai prolongé ma visite au-deLà des limites ordinaires, je suis re-
tourné la voir hier, et j'y dîne aujourd'hui; garde-toi cependant de
me croire amoureux, car je ne fus jamais plus éloigné de l'être.
J'oubliais de te dire qu'elle a la main fine et blanche, — tu sais mon
faible pour cette petite perfection, — et le cou d'une souple ron-
deur, bien attaché à d'élégantes épaules. Je suis sûr que cette
femme-Là est très belle aux lumières.
GUILLAUME A ALBERT.
La Haie-au-Loup.
J'attendais de sages discours, mon cher Albert, de prudens avis.
Tu me les as envoyés, tout est bien. Seulement je n'attendais pas
un sermon aussi grave, armé de citations grecques et latines, sa-
crées et profanes. Tudieu! quel zèle apostolique!... En vérité, tu
fais à la pauvre Lucie de Kérangoat une bien grosse injure en la
comptant parmi les pièges sans nombre que l'enfer a semés sous
mes pas, et à chacun desquels j'ai laissé, je dois Lavouer, quelque
peu de mes ailes. Si tu prends feu ainsi au seul nom d'une femme
et à la nouvelle que je l'ai vue trois fois en dix jours, que diras-tu
de ma dernière aventure? Il n'est plus question de Lucie, de son
cou blanc et de sa chevelure aux teintes fauves; c'est de bien autre
chose qu'il s'agit. Mon vertueux ami, les landes infertiles de la Bre-
tagne se sont fécondées pour moi, et dans ce pays de sorcières j'ai
découvert une fée. Si tu ne crains pas de risquer ta conscience au
récit de semblables maléfices, écoute mon histoire. Ce sera long,
je t'en préviens : je compte ne te faire grâce d'aucun détail.
Il y a trois jours, je mariais la fille d'un de mes fermiers, — ce
qui veut dire, comme tu le penses bien, que la belle Jeannie épou-
sait, sans aucune participation de son seigneur suzerain, un robuste
gars, large d'épaules, haut en couleur, orné de cheveux raides et
durs comme des chaumes. Tout mon rôle dans l'affaire s'est borné à
offrir un cadeau à la mariée et à la conduire à la mairie et à l'église :
je dus aussi, bien malgré moi, promettre de paraître au souper.
280 REVUE DES DEUX MONDES.
Vers la nuit tombante, je m'acheminai donc, le fusil sur l'épaule
et mon chien sur les talons, vers le Pin-Bili, qui n'est pas à plus de
trois kilomètres delaHaie-au-Loup. A mesure que j'approchais, j'en-
tendais de plus en plus distinctement les sons perçans du biniou
alternant avec les couplets d'une ronde, et le bruit sourd des sabots
frappant l'aire de la grange. Je marchais sans me hâter sur la neige
durcie, et je n'étais guère à plus de cent pas de la ferme, lorsque
la porte de la grange s'ouvrit, et dans la baie lumineuse deux
femmes parurent, se dirigeant vers le corps de logis principal.
Tout à coup je les vis s'arrêter brusquement, faire volte-face, et
s'enfuir avec des cris aigus. Les chants, les danses, avaient subite-
ment cessé, et l'on n'entendait plus k l'intérieur que de sourds chu-
chotemens et des voix étouffées. Il me fallut frapper longtemps
avant que le père Mathurin se décidât à ouvrir, et il ne le fit pas
sans trembler. Le long cri d'effroi qui accueillit mon entrée me
prouva qu'on me prenait pour un revenant, un pouljnquel , ou
pour le diable en personne. Mon grand manteau et mon chien noir
étaient sans doute seuls coupables de cette déroute. Il ne fallut
rien moins qu'un baiser rudement appliqué sur les joues de la ma-
riée pour la convaincre de mon identité : encore faisait-elle mine
de trembler un peu; mais, par égard pour le nouvel époux, je ne
voulus pas la rassurer plus complètement. Quand l'assistance fut
bien convaincue que je n'étais pas Lucifer, tous les hommes unani-
mement se déclarèrent prêts à affronter le diable avec ses cornes,
et rejetèrent le désordre sur la poltronnerie des femmes; celles-ci
ripostèrent avec aigreur, et la querelle se fût peut-être échauffée,
si je n'avais pris le bras de la mariée pour la conduire au souper.
Le père Mathurin est un riche fermier; aussi le repas était-il
splendide : oies grasses, canards aux oignons, andouilles grillées,
lard rose et artistement taillé, veau à toutes les sauces, crêpes de
blé noir larges comme un guéridon et minces comme une dentelle,
lait pilé, caille -bottes, châtaignes bouillies, pommes rondes et
vermeilles comme les joues des fdlettes, tel fut le menu servi dans
un ordre pittoresque dont je n'ai pas saisi la loi; le tout arrosé de
cidre de l'année et de bon vin , sorti de ma cave , qui seul me sou-
tenait contre les assauts livrés à mon estomac par la cuisine indi-
gène. Autour de la table, étroite et longue, nous étions tous assis
sur les larges coffres en chêne à l'aide desquels on s'introduit, non
sans peine, dans les chars-lits bourrés de paille jusqu'au plafond,
et qui, avec leur petite ouverture ornée d'une grossière courtine,
ressemblent à de gigantesques carrosses alignés le long des mu-
railles. Par une porte basse ouverte tout au large, mes yeux plon-
geaient dans une immense pièce, à la fois étable et cuisine, d'où
sortaient à chaque instant les servantes pliant sous le poids des rô-
FLAMEN. 281
tis ou le bras armé de cruchons de cidre mousseux. L'âtre, grand
comme ton salon, dévorait, sans en paraître embarrassé, des arbres
presque entiers, et projetait des lueurs vigoureuses sur les enche-
vêtremens de la charpente, où s'alignaient les piles de chanvre des-
tinées au travail des veillées et les régimens de citrouilles, res-
sources de l'hiver, dont les faces blafardes et luisantes semblaient
s'agiter sous le reflet mouvant de la flamme. Tout au fond, le mufle
enfoui dans le foin et paresseusement couchées sur la litière fraîche,
se groupaient les vaches et les bêtes de labour; des poules inquiètes
remuaient sur leurs perchoirs, et un coq rouge, trompé par l'éclat
du feu, annonçait de temps en temps le lever du jour d'une voix
rauque et troublée qui provoquait chaque fois l'hilarité de l'assem-
blée.
On buvait, on chantait à la table des mariés; on s'embrassait sans
sourciller, et le plus malin des gars faisait à ses voisines de bonnes
grosses farces inspirées par la vieille gaîté gauloise.
— Je te dis, moi, disait en ricanant le grand Pierre, qu'à Gon-
coret les saints ne datent de rien.
— Je te dis, moi, s'écriait un jeune gars, les oreilles rouges d'in-
dignation, que les saints de Concoret se sont envolés au ciel aux
yeux de tout le monde. Le curé, qui était nouveau-venu dans le
pays, les avait condamnés à être brûlés, parce que, paraît-il, ils
n'étaient pas reconnus à Rome; mais la preuve que c'étaient de
vrais saints, c'est qu'à peine furent-ils dans le four, on l'entendit
éclater avec un bruit épouvantable, et les saints disparurent dans
un nuage : mon père a vu ça.
— La belle malice ! Le sacristain avait fourré de la poudre tout
plein leur robe.
— Pierre, tu es un impie! Tu finiras mal, c'est moi qui te le dis!
Et le petit Firmin, s' élançant comme un bélier sur son adver-
saire, l'envoya, d'un coup de tête dans l'estomac, rouler au pied
du dressoir, chargé de grossières verreries et de faïences qui ren-
dirent en se heurtant un son plaintif. Pierre allait riposter, mais
on les sépara : ils continuèrent encore quelques instans à s'injurier
au nom de leurs saints, puis la paix se rétablit, et ce fut le tour
des longs récits de revenans et de loups-garous. Chacun écoutait
en frémissant et retenant son haleine, et l'on n'entendait plus que
la voix mystérieuse du conteur et les rauques palpitations de l'hor-
loge dressée le long du mur dans sa gaîne de bois sombre aux an-
gles brillans de cuivre. Quelquefois le souflle sonore d'une des bêtes
endormies dans la pièce voisine faisait passer un frisson sur l'as-
semblée entière : on se détournait avec épouvante; puis, devant le
regard effaré de son voisin, on éclatait de rire. Gela redonnait du
courage, et, après avoir bu un nouveau coup, on secouait pour un
282 REVUE DES DEUX MONDES.
moment cette oppression de terrem- superstitieuse, délices et tour-
ment des imaginations bretonnes.
Cependant tout finit en ce monde, même une noce de campagne.
J'avais donné le signal du départ, et les invités se dispersaient par
petites bandes, plus ou moins nombreuses selon la direction que
chacun devait prendre. Cinq ou six hommes et autant de femmes
s'étaient joints à moi. Il faisait très froid : la lune répandait une lu-
mière d'une rare intensité, accrue encore par l'éclat de la neige;
l'air était si léger et si calme que le moindre bruit retentissait à de
longues distances. Nous longions la forêt, rasant les arbres char-
gés de givre, dont les ombres se projetaient sur le sol blanchi. Il
y avait des loups qui hurlaient au loin , et les chiens du pays leur
répondaient par un chœur formidable. — C'est la chasse du Bois-
Jagut qui passe, disaient les femmes en se signant, et aussitôt his-
toires de défiler, plus effrayantes les unes que les autres, en sorte
que toutes les cervelles étaient à l'envers, et que les femmes se
serraient autour de moi comme des brebis à l'approche du loup,
tandis que les garçons leur marchaient sur les talons sans se pi-
quer d'héroïsme. Nous traversions une lande qui domine un vaste
horizon, et qu'un ravin coupé à pic sépare de la forêt de Brocé-
liande. Au fond de cette gorge coule un ruisseau qui parfois se
donne des airs de torrent, et qui va se jeter, à quatre ou cinq cents
mètres de là, dans trois étangs successifs que le ravin, subitement
élargi, enserre de toutes parts. Cette nuit-là, les eaux capricieuses
étaient muettes, emprisonnées sous une couche de glace. Le sol
de la lande, partout déchiré par les pointes du roc, qui s'élancent
parfois à une grande hauteur, rend la marche presque périlleuse
en cette saison.
Depuis quelques instans, je remarquais l'agitation de mon chien :
il allait, venait, d'un air inquiet, tantôt s' élançant en avant à tra-
vers les rochers, qui bientôt le cachaient à ma vue, tantôt bondis-
sant autour de moi avec de petits gémissemens, comme s'il sui-
vait une piste. Il n'est pas rare de voir sur la mauvaise grée, comme
on l'appelle, des loups et des sangliers que la faim pousse vers le
petit hameau de Tréhoranteuc, dont le mince clocher se profile à
l'horizon, et, mon instinct de chasseur s'éveillant, malgré l'heure
avancée, j'armai machinalement mon fusil et je suivis Back. Dès
qu'ils comprirent mon dessein, mes compagnons jetèrent les hauts
cris. — Le chien ne donne pas de voix, comme lorsqu'il est en
chasse; cela ne présage rien de bon. Il se dirige vers le Jardin-au-
Moine, et c'est un lieu hanté; chacun sait qu'il y revient. Plusieurs
personnes y ont vu des animaux de forme étrange, qui disparais-
saient tout à coup et reparaissaient sous une autre forme. Des chas-
seurs qui poursuivaient un loup se sont trouvés en face d'un moine
FLAMEN. 283
prosterné, et en approchant ils ont vu briller au fond du capuchon
les orbites vides d'un squelette. — Et mille autres histoires aussi
épouvantables qui n'ébranlèrent pas ma résolution. Mes compa-
gnons me laissèrent donc partir en me souhaitant bonne chasse,
mais sans songer à me suivre, excepté Pierre pourtant, qui se dé-
clara prêt à m'accompagner : ce garçon était un foudre de guerre.
A la clarté de la lune, nous distinguions nettement les traces de
Rack sur la neige, fort heureusement, car il avait disparu, et ce ne
fut qu'après un bon quart d'heure de marche que nous l'aperçûmes
enfin, au détour d'une roche, à quelque distance, le poil hérissé,
et grondant sourdement. Il était arrêté à l'entrée d'une sorte d'en-
ceinte elliptique de vingt-cinq pas de long environ sur deux ou
trois de large, qui sans doute a servi autrefois de sépulture et qu'on
appelle dans le pays le Jardin-au-Moine.
J'avais eu le temps à peine de distinguer étendue contre le mur
intérieur de l'enceinte une masse noire et confuse, lorsque Pierre
poussa un cri terrible : « Le moine! c'est le moine! » Et il s'enfuit
à toutes jambes.
Ris, Parisien sceptique, trop bien défendu contre les surprises de
l'imagination dans ton petit logis bien clos, bien clair, dont l'œil
suit sans peine les contours : tu ne peux rien comprendre à nos lé-
gendes, à nos terreurs, filles des longues rêveries et des horizons
brumeux; tu ne sais pas tout ce que l'on peut voir dans les blan-
ches vapeurs qui s'élèvent le soir entre ciel et terre, emportées par
un souffle du vent. Tu n'as jamais vu le spectre immobile, caché
dans un tronc mutilé, et qui tend au détour du chemin ses bras
noueux et difformes vers le passant. Tu n'as jamais entendu la voix
lamentable qui gémit dans les champs de genêts, ni le pas furtif
qui te suit le soir et retentit sur la lande. Gomment pourrais-tu
comprendre ce que j'ai ressenti à ces mots de Pierre : « Voici le
moine! » Ce fut une curiosité violente, irréfléchie, mêlée à une sorte
d'horreur, comme celle d'un profane qui, furtivement introduit
dans un temple des dieux, serait prêt à surprendre le secret de
l'oracle.
En quelques pas rapides, j'atteignis le Jardin-au-Moine; c'était
bien un corps humain qui gisait sur la neige à mes pieds, mais non
pas un moine. C'était une femme enveloppée d'une mante brune,
dont le capuchon rabattu justifiait en quelque sorte l'effroi de
Pierre. J'essayai d'écarter ce capuchon qui cachait entièrement son
visage; mais ses doigts crispés retenaient trop fortement l'étoffe au-
tour du menton. Ce devait être une paysanne des environs, sur-
prise par le froid et endormie de ce dangereux sommeil qui parfois
n'a pas de réveil.
Je voulus la soulever, mais je m'aperçus bien vite que je ne pour-
284 REVUE DES DEUX MONDES.
rais porter longtemps ce corps inerte sur un sol rocailleux dont les
aspérités se cachaient sous la neige. J'appelai Pierre; le drôle avait
depuis longtemps disparu et ne répondit pas à mes cris. Je revins
à cette femme, toujours inanimée, et, l'enveloppant de mon man-
teau, je fis coucher Rack sur ses pieds; tous mes soins, tous mes
efforts semblaient inutiles, et je restai fort soucieux : laisser cette
femme pour aller chercher du secours, c'était m' exposer à la trou-
ver morte au retour. Le froid me pénétrait, et pour lutter contre
l'engourdissement il me fallait marcher à grands pas. Chaque fois
que je passais devant le Jardin-au-Moine, je pouvais m' assurer que
la femme était toujours étendue dans la même immobilité, et je ne
songeais pas sans effroi à la longueur des nuits en cette saison, lors-
qu' enfin un faible gémissement frappa mon oreille. Je vis Rack de-
bout et la femme qui s'agitait en essayant de se soulever. Je m'a-
genouillai près d'elle et la soutins de mon bras; elle balbutia
quelques mots que je ne pus entendre, puis sa voix devint plus dis-
tincte. « Est-ce toi? dit-elle; m'as-tu pardonné? » Elle fît alors un
brusque mouvement et serait retombée, si je ne l'avais soutenue. Le
timbre de sa voix nette et pure tranchait tellement avec l'accent
des femmes de ce pays que je me penchai vivement pour la voir; je
ne sais si ma curiosité l'effraya, mais elle ramena plus étroitement
autour de son visage les plis de sa mante. — Qui êtes-vous? dit-
elle après un instant, et pourquoi suis-je ici?
— Pourquoi vous êtes ici, c'est ce que je ne puis dire. Qui je
suis? Un passant qui vous a trouvée sur la neige, où peut-être vous
alliez périr.
— Ah ! je me souviens ! . . . La fatigue, le froid ! Je souffre bien en-
core, monsieur.
Son accent presque enfantin me toucha.
— Que puis-je pour vous? Où dois-je vous conduire?
— Je ne sais.
— Comment êtes-vous ici, seule, à pareille heure?
— Je me suis égarée, répondit-elle très bas; mais il me semble
que je pourrai marcher maintenant. Suis-je loin de quelque village?
— Le plus voisin est à trois kilomètres environ.
— C'est bien loin !
Je l'aidai à se lever, mais elle se soutenait à peine. Le meilleur
parti à prendre était de gagner la Haie-au-Loup, où nous pouvions
être en moins d'un quart d'heure. Je le lui proposai.
— Chez vous? dit-elle avec une défiance un peu brusque ; mais
je ne vous connais pas. Qui êtes-vous?
— Moi non plus, je ne vous connais pas, madame; pourtant je
me mets à vos ordres pour vous conduire chez moi, si vous le trou-
vez bon, ou dans tout autre lieu, si vous le trouvez meilleur.
FLAMEN. 285
Quoique je ne pusse voir ses yeux, je sentais qu'ils m'observaient
attentivement.
— Je vous remercie, monsieur, dit-elle d'une voix plus douce,
quoique ferme ; mais vous comprendrez qu'il ne peut me convenir
de suivre ainsi un inconnu.
— Et qu'allez-vous faire seule?
— Si vous voulez bien m'indiquer le chemin, j'essaierai de ga-
gner le prochain village.
Cette fierté, cette réserve dans une situation si cruelle m'étonnè-
rent, et je résolus de ne pas laisser si tôt échapper mon roman.
— Je suis le comte de Landisac, et je demeure près d'ici avec une
vieille parente, M"^ d'Elleven, chez laquelle vous trouverez les
soins et les égards qui vous sont dus. Faites-moi la grâce, madame,
d'accepter l'hospitalité sous mon toit.
Elle hésita un moment, puis, se tournant vers moi avec un air de
décision et de confiance, elle accepta le bras que je lui offrais, et
nous nous dirigeâmes vers la Haie-au-Loup. Son pas, d'abord assez
ferme, devint bientôt inégal et mal assuré : à chaque instant, je
craignais de la voir tomber; pourtant elle ne se plaignait pas. Ce
ne fut pas sans un grand soulagement que j'aperçus à travers les
chênes dépouillés les murailles de la Haie-au-Loup. 11 était temps
d'arriver : les forces de ma compagne semblaient épuisées.
Tout dormait au logis, mais un bon feu achevait de se consumer
dans l'âtre ; la bouilloire chantait dans les cendres, et sur un gué-
ridon, près de la lampe presque éteinte, le thé était préparé. Elle
se laissa tomber sur un fauteuil avec un air d'inexprimable lassi-
tude. J'avançai son fauteuil près de la cheminée, et après avoir ra-
nimé le feu, je lui versai une tasse de thé très chaud. Elle accepta
mes soins avec la docilité et l'indifférence d'une enfant, sans pa-
raître même les remarquer.
— Vous êtes accablée de fatigue, je vais faire préparer votre ap-
partement.
— Ne réveillez personne, s'écria-t-elle vivement. Et comme j'in-
sistais : — C'est inutile; une chaise dans un coin, voilà tout ce qu'il
me faut. Permettez-moi, monsieur, de vous faire mes adieux et mes
remercîmens à la fois, car je compte partir demain dès le matin.
Elle fit un effort pour se soulever, mais elle ne put y parvenir.
— Ne voulez-vous pas ôter votre mante? dis-je en touchant lé-
gèrement l'impénétrable capuchon qui m'impatientait. Elle dénoua
lentement et avec négligence les rubans de sa mante et la laissa
retomber en arrière. Ah! mon ami, j'étais trop récompensé de ma
peine. Figure-toi une enfant de vingt ans au plus, des traits déli-
cats, mais fermes, le teint éclatant de pâleur. Dans les secousses
de la nuit, son peigne s'était détaché et avait entraîné son épaisse
286 REVUE DES DEUX MONDES.
chevelure noire, hardiment plantée sur un front large, mais un peu
bas : ses yeux humides et profonds me regardaient à travers leurs
longs cils. Je cherchais un compliment en rapport avec sa beauté et
les sensations qu'elle faisait naître, mais elle m'adressa brusque-
ment la parole.
— Connaissez- vous Paris? dit-elle.
— Oui. Est-ce donc à Paris que vous allez?
— Peut-être. Ne pensez-vous pas qu'une femme privée subite-
ment, par des circonstances exceptionnelles, de tout appui, de
toutes ressources, pourrait à Paris, plus aisément qu'ailleurs, se
procurer des moyens d'existence?
Sa beauté, sa jeunesse, notre bizarre rencontre, cette question
singulière, hardie, me jetèrent tout à coup dans un doute étrange
sur cette belle persomie. — Des moyens d'existence? Mais cela dé-
pend de ce que l'on entend par là. Une femme jeune, jolie, si elle
aime le plaisir, n'est jamais embarrassée, ni à Paris, ni ailleurs...
Je l'observais, mais elle ne se troubla pas, et ses grands yeux
sérieux restèrent fixés sur moi avec la même expression candide et
triste.
— Si au contraire, repris-je vivement, il s'agit d'une vie grave,
austère...
— C'est cela même, dit-elle; une vie laborieuse,... dure, s'il le
faut, pour une femme qui ne craint pas de souffrir.
— Vous êtes bien jeune, madame, pour souffrir.
— Je suis bien vieille au contraire, monsieur; mais cela importe
peu.
— Avez-vous quelques recommandations, quelques amis?
— A Paris?... personne... J'ai habité Paris à deux reprises, et
plusieurs mois chaque fois; mais c'était dans des circonstances si
différentes! Je n'y ai rien appris de ce qu'il m'importerait en ce
moment de savoir. Vous êtes, monsieur, la première personne près
de laquelle je peux prendre un renseignement. Il me semble que
mon projet vous effraie.
— Je l'avoue.
— • Est-il donc si difficile de vivre quand on est forte et qu'on a
de la volonté? Tant de femmes se suffisent par leur travail...
— C'est qu'elles ont commencé de bonne heure.
— Mais la nécessité, monsieur, est une rude maîtresse : on doit
apprendre vite quand il y va de la vie.
— Mon désir n'est pas de vous décourager, madame.
— Ah! ne craignez rien; il vaut mieux aborder la lutte sans illu-
sions. .
— Ne pourrais-je vous offrir?...
— Fiien, monsieur; merci, je n'ai besoin de rien.
FLAMEN. 287
— Pas même d'un conseil?
Elle sourit faiblement comme pour m'encourager à parler.
— Vous avez sans doute des parens?
— Si j'en avais, aurais-je besoin de conseils?
— Quoi! personne, absolument personne?
— J'ai un ami, répondit-elle avec une certaine hésitation; mais
il se peut que nous soyons séparés pour longtemps.
Tout en parlant, elle se pencha vers le feu, et appuya son visage
sur sa main pour me cacher sans doute deux grosses larmes que
j'ai très bien vues, et qui sont tombées l'une après l'autre sur
sa robe noire. J'avais au bout des lèvres une pensée qui m'était
venue depuis un instant, mais je n'osais l'exprimer. La dignité
simple de cette jeune fdle, si abandonnée pourtant, m'intimidait.
« Si vous vouliez!... » Je m'arrêtai, ne trouvant pas de mots pour
rendre ce que j'avais à dire. — Voici mon conseil, repris-je enfin,
souriant malgré moi de mon embarras; reposez-vous cette nuit le
moins mal que vous pourrez, et demain nous demanderons son avis
à ma tante, M"^ d'Elleven; c'est une personne d'un grand cœur et
d'un bon esprit.
— Je crois que vous avez raison, monsieur, dit-elle après un in-
stant de réflexion; c'est là un bon conseil.
Je l'ai conduite à la chambre des étrangers, et je suis rentré chez
moi à demi mort de fatigue, mais roulant dans ma tête un projet
qui me semblait, qui me semble encore la plus heureuse idée du
monde.
Dès le matin, j'étais chez M"® d'Elleven, je lui racontais mon ro-
man et lui faisais part de mon grand projet, qu'elle accueillit sans
objection; je m'y attendais, car il n'y a personne qui soit plus ro-
manesque que les femmes dont la vie a été constamment pure et
consacrée à des devoirs sévères; j'ai toujours remarqué qu'elles
gardent dans un âge avancé le goût des aventures et l'heureuse cré-
dulité de la jeunesse; elles lisent avec passion les plus mauvais
romans, s'y attachent, et se dédommagent ainsi par des émotions
désintéressées de ce que leur propre vie a eu de terne ou de désen-
chanté. J'étais donc bien sûr d'émouvoir M"*" d'Elleven; mais le
succès a dépassé mon attente : elle s'est levée en toute hâte, m'a
remercié avec effusion et m'a comblé de tant de louanges que j'ai
craint un instant de n'être qu'un monstre d'hypocrisie en me voyant
l'objet de tant d'admiration pour une chose qui me convenait si fort.
Saint Vincent de Paul, à l'en croire, n'avait qu'une charité médiocre,
comparée à la mienne. Pourtant ma vertu n'a rien eu de sublime.
Je songeais depuis longtemps à donner à ma tante une compagne
qui pût la distraire quand je suis absent, et l'entourer des soins
que son âge réclame. L'aventure de la nuit m'a semblé une occa-
288 REVUE DES DEUX MONDES.
sion providentielle de réaliser ce dessein. La seule difficulté, selon
moi, était de faire accepter cette combinaison à celle qui en était
l'objet; mais M"* d'Elleven s'en est chargée et a réussi : sa figure
vénérable, sa délicate bonté d'âme méritaient bien ce succès. La
belle jeune fille a été installée dès le jour même dans ses nou-
velles fonctions. Quand elle est descendue avec sa robe noire, son
petit col plat et sa riche chevelure simplement tordue sur la nuque,
elle m'a semblé plus belle sous ce costume de puritaine que le so-
leil, la lune et les étoiles tout ensemble.
Depuis qu'elle est ici, il me semble déjà qu'il fait moins froid,
quoique, à vrai dire, tout le monde ne soit pas de mon avis. J'aper-
çois dans la cour Pierre qui rentre en soufflant dans ses doigts; il a
le nez bleu, les oreilles violettes, et ne paraît pas se douter du ra-
doucissement de température dont je suis redevable à M"^ Flamen.
Elle a nom Flamen, mon ami; qu'en penses-tu? Ce n'est pas un
nom cela, Flamen ! Pourtant elle ne s'en connaît pas d'autre, nous
a-t-elle dit. Elle n'a ni père ni mère, — pas de mari non plus, grâce
au ciel! — et elle a été élevée par un ami, — cet ami m'inquiète,
— près duquel elle a vécu jusqu'à ce moment. Voilà toute son his-
toire. Quant aux raisons qui font obligée à quitter subitement cet
ami, elle nous a déclaré en termes fort nets et fort simples que ces
détails-là n'intéressaient qu'elle-même et qu'elle nous serait obligée
de vouloir bien lui épargner toute question à ce sujet. Et ce qu'il y
a de vraiment surnaturel en tout ceci, c'est que nous nous le
sommes tenu pour dit, ma tante et moi, et nous respectons jus-
qu'au scrupule fincognito de cette jeune déesse déguisée en simple
mortelle. Que penseraient de l'aventure les sages de ce monde? que
pense mon ami Albert? Je crois fentendre d'ici gémissant, con-
sterné : — Dieux immortels ! Guillaume est devenu fou ! — Et pour-
quoi donc? qu'ai-je à risquer, je te prie? A moins d'emporter la
maison sur son dos, Mandrin lui-même ne ferait pas ses frais ici.
Quant à la moralité de M"'' Flamen, tu me permettras de n'en
prendre souci ni pour moi, ni pour M"'' d'Elleven, dont la vertu est
à fabri du plus mauvais voisinage. D'ailleurs c'est faire une mor-
telle injure à cette jeune fille que de plaisanter ainsi : on n'a pas
tant de candeur sur le front, ni un regard si droit et si ferme, lors-
qu'on est une aventurière vulgaire. Il y a là un joli mystère à de-
viner : c'est un plaisir des dieux que le hasard a jeté sur mes pas.
GUILLAUME A ALBERT.
La Haie-au-Loup , mars.
Mon cher ami, je vous ai toujours soupçonné de n'être qu'un
pédant. Que vois-tu donc de si menaçant, mon Dieu! dans l'instal-
FLAMEN. 289
lation de M''* Flamen près dç ma tante? Pour qui trembles-tu? Si
c'est pour moi, calme -toi de grâce; je suis trop vieux pour me
laisser prendre aux beaux yeux d'une fillette, et je me persuade de
plus en plus que je n'ai jamais eu de cœur au sens jeune et sen-
timental du mot... Est-ce le repos de M"'' Flamen qui t'inquiète?
Ne vas-tu pas t'imaginer que j'ai placé cette jeune fille sous la pro-
tection de ma tante afin de lui faire la cour tout à mon aise? Mais,
dis-tu, s'il était arrivé qu'au lieu d'être jeune et jolie, M"'' Flamen
ne fût ni l'un ni l'autre, aurais-je agi comme je l'ai fait? Eh mor-
bleu ! non : qu'ai-je besoin ici d'un maussade visage ou d'une aigre
vieille fille? C'est un rayon de soleil qu'il faut entre nos deux hi-
vers; ce rayon de printemps, je l'ai trouvé tout transi sur la neige,
et je lui ai ouvert la porte du logis : voilà tout le mystère et le ma-
chiavélisme.
Cette jeune fille, du reste, est d'une simplicité et d'une réserve
qui découragent les soupçons, elle ne quitte pas M"" d'Elleven, elle
lit à ses côtés ou se promène pas à pas avec elle. Je ne puis assu-
rément me plaindre de sa politesse, mais je dois avouer qu'elle
ne recherche ma société en aucune manière , et qu'elle ne prend
qu'un plaisir médiocre à ma conversation.
Je lui crois quelque gros souci malgré ses airs de calme; elle a
de longs regards perdus et songeurs qui la trahissent. Je l'étudié
avec persistance, car elle m'inspire une curiosité violente; c'est à
coup sûr le sentiment le plus vif que j'aie ressenti jusqu'à présent
près de ce beau sphinx de marl^re qui semble cacher sous ses lon-
gues paupières comme un reflet du soleil d'Orient.
Hier, au moment où je montais à cheval, elle m'a remis une lettre
assez volumineuse en me priant de la jeter à la poste. Cette lettre
est adressée à M. John Butler, agent d'affaires à Londres. Évidem-
ment ce Butler est un intermédiaire : le demi-sourire qui a glissé
sur ses lèvres quand j'ai machinalement jeté les yeux sur l'adresse
aurait suffi à m'en convaincre, si je ne l'avais déjà pressenti.
FLAllEN A M. JOHN BUTLER.
La Haie-au-Loup , mars.
Soyez assez bon, cher monsieur, pour faire remettre immédiate-
ment le paquet ci-inclus à mon excellent ami M. Walter Marsham,
et rendez -moi le service de lui laisser ignorer provisoirement mon
adresse. Vous me transmettrez vous-même sa réponse. Je vous de-
mande pardon de tout ce mystère, qui s'éclaircira bientôt, et vous
prie de compter sur ma reconnaissance.
TOME LVl. — 1865. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
FLAMEN A WALTEP..
« Ne t'inquiète pas de moi, ne me cherche pas, ne me maudis
pas; tu recevras bientôt de mes nouvelles et l'explication de ma
conduite. » Ces mots que j'ai laissés pour toi en partant, tu les as
lus, n'est-ce pas? Je n'ose songer à ce que tu as dû penser, à ce
que tu as dû souffrir. Écoute-moi, Walter, sois patient; il faut que
tu connaisses enfin le fond de ma conscience, et si je t'ai quitté,
c'est pour te faire librement cette confession.
Que je t'aime, tu n'en peux douter; je ne connais que toi au
monde, tu as été ma providence visible, et si loin que je remonte
dans le passé , je ne rencontre à toutes les heures de ma vie que
ton regard attentif à me suivre et à veiller sur moi. Je devais avoir
un peu moins de trois ans, m'as-tu dit, lorsqu'un jour, dans une de
tes explorations scientifiques, le hasard t'amena au seuil du désert,
dans une oasis envahie par des bandes du Maroc. Tout avait été pillé,
saccagé, brûlé; la tribu avait fui devant la razzia, et ce fut parmi
des ruines, dans les bras de ma mère mortellement atteinte, et
dont le dernier regard t'implorait pour moi, que. tu me trouvas,
effrayée et sauvage. Je n'avais plus de famille ni de patrie, pas
même un nom, et je te repoussais en pleurant, en balbutiant des
syllabes inconnues. Dans la nuit de mes souvenirs, je crois te voir
encore courbé et creusant le sable embrasé où ma mère repose,
grâce à toi, sous un amas de pierres moins lourd peut-être que ne
le fut pour elle le poids de sa courte vie. Je ne sais si j'ai rêvé ou
si réellement je me souviens d'avoir vu son jeune visage, recouvert
du pan de son voile blanc, disparaître peu à peu sous le sable
comme la neige qui fond aux rayons du soleil.
Tu m'emportas dans tes bras, et depuis ma vie a été l'ombre de
la tienne : tu m'as élevée avec amour, prélevant, pour me les con-
sacrer, plusieurs heures chaque jour sur tes graves études, pour
lesquelles tu t'étais jusqu'alors si fortement et uniquement pas-
sionné; tu m'as appris à voir, à penser : comment oublierai -je
cela? Jamais tout ce que je te dois n'a été plus présent à mon es-
prit que dans ces derniers mois de crise, qu'en ce moment surtout
où pourtant je suis si coupable envers toi.
C'est toi qui m'as révélé la magnificence du monde qui nous en-
toure; de bonne heure tu m'as enseigné à lire dans le livre immense,
à reconnaître dans l'harmonie des choses l'âme divine de qui tout
procède. Les régions les plus hautes de la métaphysique, dont tu
as fait ton glorieux domaine, je les ai abordées à ta suite; encou-
ragée par toi, j'ai osé regarder en face les plus graves problèmes
que se pose l'âme humaine. Tu sais avec quel orgueil et quel en-
FLAMEN. 291
thousiasme je me suis efforcée de devenir ton disciple ! Je m'eni-
vrais de ta gloire, heureuse de t' aimer quand tous t'admiraient.
Je me croyais ta fille; aussi je fus littéralement terrifiée quand,
il y a quelques années, tu m'appris le mystère de mon origine :
n'être rien pour toi quand je m'étais flattée que tu étais mon bien,
mon royaume, sur lequel j'avais droit souverain! Je vécus plusieurs
jours dans une véritable exaltation de désespoir; puis il me vint
tout à coup une idée singulière : je résolus de devenir ta femme,
afin d'être assurée de ne te quitter jamais. Je me rappelle ton éton-
nement lorsque je te fis part de cette résolution : tu commenças par
sourire et par railler doucement cette profonde combinaison d'une
cervelle de quatorze ans; tu me représentas que j'étais trop jeune
pour disposer de ma vie, que tu étais presque un vieillard à côté de
moi; tu m'avouas humblement que tu n'avais jamais songé à plaire
et que tu craignais de ne savoir pas rendre une jeune femme heu-
reuse, que j'aurais dans tes études favorites d'austères rivales,
dont je ne soupçonnais pas la tyrannie; puis, comme tune réus-
sissais qu'à me faire pleurer sans m' ébranler, tu m'embrassas
avec tendresse. — Eh bien! soit, me dis-tu; nous verrons à ta ma-
jorité; d'ici là, n'en parlons plus.
Il n'en fut plus question en effet, et je me calmai sur cette vague
promesse. Nous reprîmes avec ardeur nos habitudes studieuses; tu
étais alors engagé dans ta grande querelle avec les écoles matéria-
listes allemandes, qui t'accusaient de timidité, et te reprochaient
de t' attarder dans une sorte d'idéalisme nuageux. Je m'associai à
tes émotions, presque à la lutte, écrivant sous ta dictée, résumant,
faisant des recherches, mille fois plus ardente que toi dans la polé-
mique, plus fière dans le succès. C'est à l'issue de cette longue
querelle, qui dura plusieurs années, que tu projetas un voyage vers
l'Asie: les vieilles théogonies de l'Inde t'attiraient; moi, je frémis-
sais de joie à la seule pensée de ces régions nouvelles.
Un matin j'étais près de toi, sur le banc de la terrasse, et nous
parlions de ce projet favori. Déjà je te devançais à travers les con-
trées embaumées du Lahore et sur les bords du fleuve sacré, près
de l'antique Bahar, berceau vénéré du prophète. Un flot de poésie
jaillissait pour moi de cette terre lointaine et des noms mêmes, lu-
mineux et sonores : je nageais dans les éblouissans rayons du soleil
de l'Inde, quand tout à coup il se fit dans mon esprit comme une
nuit. Je ne sais quel froid subit, quel désenchantement s'abattirent
sur moi; je me sentis terrassée par un inexplicable dégoût de tout ce
qui m'avait charmée jusqu'alors. Gomme l'apôtre sur la route de
Damas, je roulai dans la poussière, et je me dis : « A quoi bon?
Que nous reviendra- t-il de tant d'efforts? Où allons-nous? Arrive-
rons-nous jamais? Quoi! peser dans sa main la poussière du passé,
292 REVUE DES DEUX MONDES.
poursuivre sans relâche l'insondable mystère des origines et de la
vie, s'efforcer de saisir les lois de l'éternelle nature, adorer, sans la
connaître jamais, la pensée qui circule et s'écoule dans l'univers,
est-ce là tout le bonheur? Des générations éteintes sur lesquelles
monte le flot incessant des générations nouvelles, des systèmes éva-
nouis un jour qui renaissent le lendemain, d'ambitieux espoirs tou-
jours trompés, un cercle fatal dans lequel tourne et se meut l'hu-
manité sans avancer jamais, est-ce là toute la vie? » La profonde
inanité de nos efforts, la vanité de ce que nous appelons savoir, me
remplirent d'amertume et de tristesse. Nul ne peut comprendre ce
que j'ai souffert ce jour-là et depuis, s'il ne l'a lui-même éprouvé.
Plus d'une fois je me suis dit : « Heureux ceux qui vivent sans
penser, prenant le pain de chaque jour sans se demander d'où vient
la sève des plantes, la vie qui fait battre nos cœurs! »
J'essayai de me distraire, je n'y pus réussir, et après plusieurs
semaines de luttes vaines je résolus de me confier à toi. 0 misère !
nous avions cessé de nous comprendre. — Tu rêves trop, me di-
sais-tu; travaille, enfant, étudie, apprends. Le bonheur est là. —
Je t'écoutais, mais je ne te croyais plus : j'aurais voulu oublier
plutôt et m'enfuir d'un seul élan dans je ne sais quelles régions
sereines, vers un être que je ne pouvais définir et (jue je cherchais
éperdument. L'univers me semblait une prison ; les mondes grou-
pés près des mondes, les espaces infinis succédant aux espaces, tout
ce qui est ou peut être me semblait trop étroit. Gomme un oiseau
captif, je me heurtais aux murs de ma prison, et pourtant en moi,
autour de moi, le vide était partout.
Te souviens-tu d'une visite que nous fîmes, il y a quelques mois,
dans une usine célèbre, aux environs de Manchester? Il y a là d'im-
menses ateliers où de bruyantes machines s'agitent, broient, tra-
vaillent sans trêve; les lanières s'entre-croisent en fouettant l'air
avec des sifflemens aigus; les marteaux s'élèvent et s'abaissent
avec une effrayante régularité; des instrumens étranges saisissent
la matière, la tordent ou la transforment de mille façons; toutes
ces forces énormes, déchaînées par la main de l'homme et dociles
pourtant à sa volonté, ont en elles quelque chose d'inconscient et
de terrible. Nous nous arrêtâmes muets, étonnés devant cette acti-
vité formidable et indifférente. Il y avait surtout une scie gigan-
tesque que je regardais agir avec une sorte d'horreur : dressée dans
toute sa hauteur, elle mordait par la cime un chêne abattu devant
elle et qu'une force invisible poussait irrésistiblement en avant. A
mesure que l'arbre glissait, la scie impitoyable faisait son œuvre,
elle pénétrait au cœur du chêne, qui gémissait sous la morsure ;
pourtant il avançait toujours. Rien ne troublait la marche fatale de
l'un, rien n'arrêtait la dent cruelle de l'autre, et quand l'horrible
FLAMEN. 293
scie atteignait les racines, un autre arbre se trouvait là qui rempla-
çait le premier. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce spectacle.
N'est-ce pas ainsi que nous passons tous, courbés sous la dent acé-
rée qui minute par minute dévore nos jours, sans que nos cris et
nos sanglots fléchissent jamais l'impitoyable fatalité? Nous nous
sentons disparaître, malgré nos efforts, dans le gouffre inconnu,
où d'autres nous ont précédés, où d'autres nous suivront, sans sa-
voir quelle main nous pousse et vers quel but nous marchons.
Je m'arrachai pourtant à ce spectacle, et j'allai m'asseoir au de-
hors sur un tronc d'arbre renversé. Je levai la tête : au-dessus de
moi, effleurant presque les hautes cheminées, se balançait une
lourde vapeur noire; le vent ne pouvait ni soulever, ni disperser
ses ondes épaisses : elle flottait comme un navire à l'ancre, sans
jamais s'écarter; mais au-delà... Au-delà le ciel pur resplendissait;
mon regard s'enfonça ardemment dans ses profondeurs lumineuses,
il sonda en vain l'éther impénétrable. — Il n'y a donc rien là! pen-
sai-je amèrement. Belles solitudes, vous restez muettes, sans vie !
Trompeuse image de l'infini, est-ce vous qui avez jeté en nous ces
désirs que rien ne peut combler?
— Où donc est ton Dieu, et qu'est-il? te disais-je en marchant
lentement à tes côtés. Est-ce Dieu, cette âme obscure et fatale qui
n'aime ni ne connaît, cette force aveugle qui crée les êtres et les
dévore? Ce Dieu me fait peur : je l'ignore et je le hais. — Qu'im-
porte, s'il est la vérité? me dis-tu. Et toi-même, qu'es-tu dans
l'univers? Un atome égaré de la substance infinie, une vibration
passagère de la pensée divine. Connais donc et accepte ton glorieux
néant. Espères-tu troubler par les pleurs d'un enfant le concert du
mystérieux cosmos? C'est ta loi de souffrir, comme c'est ta loi de
mourir. A quoi bon se plaindre? Garde le silence et adore l'infinie
beauté, l'infinie grandeur, la pensée créatrice qui répand à flots à
travers le temps et l'espace l'oriire et la vie.
Je ne savais que répondre; mais de sourdes protestations s'éle-
vaient au fond de mon cœur. Adorer, n'est-ce pas se prosterner
dans l'amour? Et cet objet éternel d'amour, ce Dieu vivant qui
écoute et connaît, devant qui peut se répandre le cœur avec les
larmes, où est-il? C'est lui que je cherche. La vérité doit nous suf-
fire, disais-tu; mais cette vérité, qui m'assure qu'elle soit ici plu-
tôt que là? Erreur pour erreur, j'aime mieux celle qui fait vivre. Je
ne suis pas un savant, moi, ni un héros; je ne tiens pas à me faire
honneur d'un vain stoïcisme. Je veux vivre; la vie, c'est la loi, c'est
mon droit. Il y a en moi un désir d'aimer qui ne trouve rien à sa
mesure. Ne trouverai-je pas l'être digne de ce culte que je veux lui
vouer? N'y a-t-il donc rien d'inconnu qui doive m'être révélé un
jour? N'y a-t-il rien de plus beau, de plus grand que ce qui est?
29/i REVUE DES DEUX MONDES.
Je ne puis que traduire en désordre, cher Walter, ces agitations,
ces attentes sans espoir. Hélas! la crise qui bouleversait ma raison
atteignait au-delà. Je ne sais comment il s'était fait qu'après avoir
paru oublier, pendant plusieurs années, notre projet de mariage,
tu avais commencé un jour à me plaisanter à ce sujet; puis cette
amicale plaisanterie était devenue une habitude. Enfin tu en étais
venu à parler de ce mariage sérieusement, familièrement, comme
d'un de ces projets à longs termes qui n'inspirent ni impatience ni
souci; mais, par une évolution bizarre, à mesure que tu t'attachais
à cette pensée, j'y devenais, moi, de jour en jour plus insensible;
mes préoccupations étaient ailleurs, et je ne remarquais même pas
que ton affection prenait, à ton insu peut-être, un accent plus ému,
plus réservé, qui eût dû m'avertir. Je m'en aperçus le jour de ma
fête, lorsqu'en m'embrassant tu me dis : — Yoici le premier jour
de l'année qui verra notre mariage;... y songes -tu quelquefois,
Flamen?
A partir de ce moment, j'y songeai souvent, avec un effroi tou-
jours croissant; je t'aimais bien pourtant : tu étais, tu es toujours
mon unique affection en ce monde; mais dans l'état de malaise, de
doute où je me trouvais, tout engagement me causait une insur- ,
montable épouvante. Ce qui me semblait autrefois la première con-
dition du bonheur, — le calme, l'absence de changement, — m'é-
tait devenu un supplice : l'immobilité me faisait peur.
Si j'insiste autant, cher Walter, ce n'est ni pour me complaire
dans l'analyse de subtiles sensations, ni pour t'émouvoir par le ta-
bleau d'une souffrance exceptionnelle. 11 se peut que ces défail-
lances, ces aspirations soient l'invariable histoire de tous ceux qui
ont vécu; mais puisqu'elles m'ont réduite à un tel état que j'ai pré-
féré me séparer de toi plutôt que de les subir, je dois te faire, il me
semble, un entier et sincère aveu : tu m'éclaireras, tu méjugeras.
Lis bien dans ma conscience, je te l'Quvre sans réserve; plût au
ciel que je l'eusse osé plus tôt! Ta sécurité m'en ôtait le courage.
Plusieurs fois j'essayai de t' exposer mes inquiétudes; mais tu raillais
doucement ce que tu appelais mes enfantillages. — Ne m'aimes-tu
pas? disais-tu. Laisse donc là tes chimères : nous serons heureux.
Pourquoi donc n'étais -je point heureuse déjà? Que me man-
quait-il?...
Ce fut un soir, pendant que tu travaillais, courbé sur tes cahiers,
au milieu de livres et de cartes amoncelés, tandis que la lumière
de la lampe concentrée par l'abat -jour, frappait ton visage déjà
marqué de quelques rides, et en faisait ressortir les traits avec une
vigueur qui les a gravés pour toujours dans mon souvenir, ce fut ce
jour-là que la tentation de m'enfuir me vint pour la première fois. Je
l'accueillis d'abord comme une de ces vaines rêveries dont s'amu-
FLAMEN. 295
sent les malades, sans volonté de les réaliser jamais; puis je m'en
emparai bientôt si ardemment, j'en mesurai si vivement les con-
séquences, je trouvai un si cruel apaisement dans l'idée de mon
éloignement, c'est-à-dire d'une trêve dans mes anxiétés, que je dus
me lever et sortir pour cacher mon trouble. Je me réfugiai dans
ma chambre, j'ouvris la fenêtre : les arbres, la terre, les coteaux
de la Rance étaient couverts de neige; la lune s'élevait lentement
dans un ciel pâle. Cette rivière silencieuse qui semblait frissonner
dans son sommeil, ce calme, la vive fraîcheur de l'air, ces lointains
vagues qu'agrandit encore la nuit, produisirent en moi un effet
opposé à celui que j'attendais : un flot de vie jaillit des profondeurs
de mon être et m'emporta, frémissante, ravie, jusqu'à ce beau ciel
étoile qui semblait s'élever toujours en m'attirant à lui; une sen-
sation délicieuse de liberté, d'immensité, s'empara de moi. Tout à
coup, songeant que je n'avais pas quitté la terre, que j'étais encore
dans notre étroite maison de la Saudraie, je me jetai sur mon lit, et
je pleurai amèrement. Notre douce vie commune, notre mariage,
me semblaient une intolérable captivité. Aie pitié de cette folie,
Walter, car en vérité j'étais bien malade. Je sentais que je ne serais
pas heureuse, et qu'à ce prix même je n'assurerais pas ton bonheur.
D'impuissantes prières agitaient mes lèvres; mais comme ces es-
prits de ténèbres dont parle l'Écriture, qui errent dans la nuit sans
trouver le repos, ma prière flottait incertaine, cherchant dans le dé-
sert des cieux l'objet divin qu'elle ne rencontrait pas. Il me venait
par instans de nobles inspirations de sacrifice, de dévouement, qui
séchaient tout à coup les larmes dans mes yeux; mais je ne sais quoi
riait en moi et ne voulait pas être dupe de ces beaux sentimens. —
Tu n'as qu'une vie, disait le railleur enfoui dans ma conscience,
une longue vie selon les apparences : si tu l'immoles, qui te dédom-
magera? Où chercheras-tu ta récompense?
Je me levai incertaine, j'ouvris la porte de ton cabinet et m'ar-
rêtai sur le seuil; toi, tu ne levas même pas la tête; tu étais encore
courbé, attentif, sur tes livres. La lumière de la lampe glissait sur
ton front et éclairait du même rayon les mêmes plis que j'avais déjà
remarqués. Pendant ce temps, si rempli pour moi, — une heure ou
un siècle, — rien en toi n'avait changé ; c'était l'image de l'immo-
bilité que je redoutais. Je me retirai sans être entendue. Par ma fe-
nêtre restée ouverte, la lune projetait jusqu'à mon lit un grand sil-
lon lumineux; j'aspirai l'air, et, plongeant mes regards séduits sur
l'horizon inondé de molles clartés, l'instinct du désert se réveilla
en moi, tout mon sang nomade bondit dans mes veines. Je m'enve-
loppai d'une mante, je descendis rapidement ; la porte extérieure
se referma sans bruit, j'étais seule et libre.
296 REVUE DES DEUX MONDES.
GUILLAUME A ALBERT.
La Haie-au-Loup, mars.
J'ai peur, mon ami, que M"* Flamen (tu me permettras à l'avenir
de dire tout simplement Flamen : c'est plus court, et de toi à moi
cela n'a point de conséquence), j'ai peur, dis-je, qu'elle ne soit par-
faite : or le plus grand défaut d'une femme selon moi, c'est de n'en
point avoir. Je cherche donc de tous mes yeux... S'il y a au monde
un étonnement dont on ait peine à revenir, c'est assurément de
rencontrer une collection de grâces chastes et de vertus dans une
belle fille trouvée au coin d'un bois, un beau soir, dans des cir-
constances aussi suspectes que romanesques. Qui pouvait s'atten-
dre à cela? En y réfléchissant bien, c'est tout simplement im-
possible : elle a, sans nul doute, quelque tache secrète, quelque
mauvaise action à se reprocher, qui l'ont jetée ainsi en dehors
de toute voie et de toute raison; mais j'ai beau me creuser la tête,
je n'imagine rien, et je ne puis m'empêcher de l'admirer sans scru-
pule dans sa grâce ingénue. Elle est, je crois, la proie d'absor-
bantes pensées : remords, craintes ou regrets! Voilà ce qu'il faut
découvrir. Je lui ai remis, il y a deux jours, une lettre datée de
Londres; elle l'a prise d'une main tremblante, sans songer même à
me remercier, et elle s'est sauvée dans sa chambre. Le soir, elle
avait les yeux fatigués, les joues rougies par les larmes. Nous n'a-
vons pas osé l'interroger, et dès le lendemain elle avait repris son
calme et cette physionomie à part, mélange singulier de jeunesse
et de gravité, de timidité et de fierté, qui fait que les yeux ne peu-
vent se détacher d'elle, et qu'on reste des heures à rêver en la re-
gardant, comme OEdipe devant le sphinx.
WALTER A FLAMEN.
La Saudraie, mars.
Qui m'eût dit, quand je t'emportais tout enfant dans mes bras
et que je t'élevais avec tant d'amour, que tu me quitterais ainsi un
jour, sans me faire pressentir même le coup que tu me réservais?
Qui m'eût dit que tu me cacherais le lieu même de ta retraite,
afin de te soustraire plus aisément à la tyrannie de mon amour?
Qui m'eût dit que vous me traiteriez un jour, Flamen, sinon comme
im ennemi, du moins comme un importun qu'on redoute? Vous
avez eu bien tort, en vérité, de prendre tant de soins, et vous me
connaissez mal, si vous pensez que je veuille troubler malgré vous
votre repos, ou que je prétende vous enchaîner par le souvenir de
mes bienfaits. Vous êtes libre, et il n'était pas besoin d'une vio-
FLAMEN. 297
lente rupture entre nous pour acquérir cette liberté. Un peu de
franchise eût mieux valu. J'étais digne, il me semble, d'un meil-
leur traitement. Ah! ingrate!... Que Dieu vous pardonne! Moi, je
ne me sens ni courage ni sang-froid pour vous juger. Adieu, je
quitte cette Saudraie que vous aviez choisie pour notre retraite, et où
vous m'avez laissé seul. Vivez tranquille sans moi, loin de moi, et
ne prenez souci, dans votre heureuse jeunesse, ni de l'âge qui va
s' appesantissant sur ma tête, ni de la cruelle blessure que vous
m'avez faite en partant. Excusez ma douleur, qui ne sait ni se dé-
crire ni se distraire : j'ai toujours été gauche et maladroit, ma fille;
mais je vous aimais bien, et vous m'en avez puni.
GUILLAb'ME A ALBERT.
La Haie-au-Loup.
Tu te trompes, mon ami, si tu crois que Flamen me fait oublier
la petite châtelaine de la Prée. Je ne suis pas si ingrat, et je la vois
souvent au contraire. C'est décidément une gracieuse et fine per-
sonne; il y a plaisir à engager la guerre avec elle. Pourtant elle
est bien coquette, et je la trouve presque toujours escortée d'une
légion d'admirateurs, ce qui ne laisse pas que d'être déplaisant à la
longue. Le plus zélé de ces messieurs s'appelle M. Renaud d'Alons;
c'est un ancien ami de M. de Kérangoat, qui semble avoir de
grandes prétentions à remplacer le défunt. Depuis quelques se-
maines, il est heureusement en voyage, et je n'ai plus d'autre rival
sérieux qu'un jeune capitaine d'artillerie, M. Gaston de Lorgis, mo-
mentanément détaché aux Forges, et qui fait vaillamment ses cinq
ou six lieues à cheval chaque jour pour la plus grande gloire de la
jolie Lucie. Celle-ci partage du reste assez équitablement ses menues
faveurs entre nous : chacun a sa part de sourires ou de souphs,
selon l'heure et le jour; chacun a son tour de victime. Il y a sur la
cheminée deux cornets de Chine spécialement consacrés à nos bou-
quets : j'ai le cornet de gauche, il a celui de droite; tout est réglé
à l'amiable. Nos chevaux eux-mêmes reçoivent leur morceau dé
sucre d'égale grosseur, offert d'une main impartiale; on diiait, à
nous voir, deux mandarins jumeaux du Céleste-Empire, destinés à
se faire éternellement vis-à-vis. Heureusement il nous reste l'espoir
de faire un peu pencher la balance dans le tête-à-tête; mais cha-
cun de nous ne peut constater que son propre succès, et j'en suis
enc(^re réduit à souhaiter que M. de Lorgis ne soit pas plus heureux
que moi.
M'"*^ de Kérangoat est une vraie Parisienne égarée en province,
une de ces petites machines compliquées comme vous les aimez là-
298 REVUE DES DEUX MONDES.
bas : caressante et froide, tyrannique, rusée, légère, quoique
prude, fausse par instinct, sincère par calcul, tendre quelquefois,
mais rarement fidèle, d'autant plus séduisante qu'elle inspire plus
de soupçons, d'autant plus redoutable qu'on ne peut prendre le
danger au sérieux. Telle qu'elle est, je la trouve charmante, et je
le lui dis, avec ou sans M. de Lorgis.
Hier c'était sa fête, et j'ai couru chez elle dès le matin, espérant
bien la trouver seule; mais du premier coup d'œil j'ai aperçu le
cheval de M. de Lorgis, que le vieux jardinier menait à l'écurie.
J'ai jeté avec humeur la bride de Rocko sur le bras d'Antoine (celui
de ses bras sans doute qui n'est pas voué au service de mon rival),
et je suis entré au salon, où le jeune capitaine feuilletait de la mu-
sique en attendant Lucie. Nous avons échangé quelques mots avec
cette politesse sans grâce de gens qui n'ont aucun plaisir à se voir.
Au bout de vingt minutes qui m'ont semblé bien longues, M'"^ de
Kérangoat nous a fait dire qu'elle était victime d'une atroce mi-
graine et qu'elle ne pouvait nous recevoir. Nous nous sommes re-
gardés d'un œil soupçonneux, puis, après quelques minutes d'hé-
sitation, nous sommes partis du même pas et la tête fort basse.
Gomme je sortais du salon, Victorine, la femme de chambre, m'a
tiré à part pour me dire à l'oreille que sa maîtresse espérait être
mieux dans la soirée, et qu'elle me priait de revenir : c'était un
espoir, presque un rendez-vous; je suis parti triomphant, et, comme
les natures généreuses aiment à faire profiter les autres de leur
bonheur, j'ai gracieusement otfert à M. de Lorgis de le reconduire
jusqu'aux Forges. Il a reçu mes avances en galant homme, fort
sensible aux bons procédés; mais il n'a voulu accepter mon offre
que jusqu'à Ploërmel, où il devait passer le reste de la journée.
Nous avons vécu en très bonne intelligence pendant une heure
ou deux, et nous nous sommes séparés fort bons amis. J'ai fait
quelques visites en attendant l'heure fixée par Lucie, puis vers le
soir j'ai repris à toute bride le chemin de la Prée.
Cette fois c'est Lucie elle-même que j'ai vue tout d'abord à tra-
vers la fenêtre éclairée du salon, soulevant le rideau de mousseline
et appuyant sa jolie tête aux vitres pour me voir. Combien cette
arrivée différait de celle du matin! Je l'ai remerciée avec effusion,
et je me suis assis près d'elle, doucement pénétré par le charme de
son accueil et par la moiteur parfumée du salon.
— Venez vite que je vous gronde, a-t-elle dit en me montrant
sur la cheminée ma potiche magnifiquement couronnée d'un bou-
quet de camélias blancs que j'avais commandé pour elle à Paris.
Croyez- vous donc, monsieur, que ces coûteuses folies prouvent
mieux votre souvenir qu'un brin de bruyère cueilli le long du che-
min?— Elle semblait -radieuse , et ses reproches me remerciaient.
FLAMEN. 299
D'un regard rcapide, je m'étais d'abord assuré que sur la potiche
rivale ne brillait pas la plus mince fleurette : je l'aurais peut-être
fait méchamment remarquer, lorsqu'un bruit, un bruit abhorré, est
venu arrêter l'épigramme sur mes lèvres. C'était, à n'en pouvoir
douter, le pas d'un cheval dans la cour; en même temps une voix
bien connue m'a ôté mes dernières illusions. — Encore M. de Lor-
gis! C'est trop fort. Le recevrez-vous, madame?
— Mais certainement.
— Vous l'attendiez?
— Sans doute, je l'attendais. Cela vous étonne?
— Pourquoi m'étonnerais-je? Il vient sans doute chaque soir.
— Il vient quand il me plaît.
— Avouez que c'était pour lui que vous vous penchiez à la fenêtre
tout à l'heure. Cet aimable empressement, dont je vous savais si
bon gré...
— Cet aimable empressement était pour le premier venu... Une
pauvre femme qui s'ennuie!... Songez donc à cela!
— Et moi qui me flattais de passer cette soirée seul avec vous,
et qui me promettais tant de bonheur...
— Vous étiez fort présomptueux, et vous êtes justement puni.
M. de Lorgis, en entrant, a déposé sur les genoux de Lucie une
véritable gerbe de fleurs; puis il m'a salué avec aisance, sans té-
moigner ni surprise ni dépit...
Ah! mon ami, V éternel féminin est de tout temps et de tout
pays, et les landes de Bretagne n'en préservent point.
WALTEU A FLAMF,^'.
Tubingue, mars.
A quoi bon lutter plus longtemps et me meurtrir le cœur par une
rudesse contre nature? J'ai besoin de te parler, mon enfant, et be-
soin de t' entendre. Voilà cinq semaines que nous sommes séparés,
et j'ai employé ce temps à m'interroger sévèrement, à lire et à re-
lire ta lettre, à m'étonner de ce que ton âme contient de choses
que j'ignorais, à m'accuser de n'avoir su ni voir ni prévoir. A quoi
donc sert la science, si elle est inutile à ceux que nous aimons?
Ah! Flamen, je t'ai donc bien mal aimée, puisque tu as tant souf-
fert près de moi! Comment as-tu pu me devenir en si peu de temps
complètement étrangère, toi que j'ai élevée, qui as vécu et grandi
près de moi? Et quand nous avons cessé de penser et de sentir en
commun, comment se fait-il que je ne m'en sois pas aperçu?
Hélas! mon enfant, j'ai peur d'avoir été égoïste sans le vouloir,
de m'être conduit comme un tyran, sans même le soupçonner; ne
t'ai-je pas imposé avec une implacable sérénité ma vie, — ce qui
300 REVUE DES DEUX MONDES.
me semblait le bonheur, sans me demander si pour toi il n'y en
avait pas d'autre ? Pauvre gazelle, créée pour les libres espaces et
la lumière, je t'ai enchaînée à la vie austère, obscure d'un vieux
hibou tel que moi! C'est de là qu'est venu tout le mal, je le vois
maintenant; mais qu'aurais -je pu faire pour être plus sage? Les
inepties, les futilités du monde t'auraient déplu autant qu'à moi,
et ton âme y serait morte d'ennui aussi sûrement que dans les
mains du vieux Walter. Étions-nous donc fatalement destinés à
souffrir l'un par l'autre et à nous séparer un jour? Je ne puis le
croire; tu me reviendras, je l'espère, mais quand? dans quelles cir-
constances?... Retrouverons-nous jamais ce que nous avons perdu?
Il s'est fait à la lecture de ta lettre une lumière dans mon esprit,
dont je veux t' éclairer à ton tour. J'ai tenté d'abord, je l'avoue, de
fermer les yeux pour ne pas voir, car il y a dans le cœur de
l'homme des abîmes d'égoïsme; mais je suis voué depuis trop long-
temps au culte désintéressé de la vérité pour que cette faiblesse ait
été durable. Pourquoi nous tromper l'un et l'autre? Ma pauvre Fla-
men, tu n'as pas d'amour pour moi.
Le naïf enthousiasme de ton enfance, que tu prenais pour de l'a-
mour, ne te suffit plus. J'avais bien prévu autrefois qu'il en serait
ainsi; mais plus tard je l'ai oublié. Après avoir souri d'abord à la
pensée d'être ton mari, j'en suis venu à trouver cette idée toute
simple et naturelle, et par un juste châtiment de ma folie, à me-
sure que tu te détachais des liens imprudens qu'avaient noués tes
mains d'enfant, je m'y enlaçais plus fortement, et je confiais ma
vie à ces nœuds fragiles avec une niaise et coupable sécurité.
A bien y penser, après tout, je n'ai rien d'un mari, et pourvu
que tu m'aimes, je ne serai point à plaindre. Grâce au ciel, la ten-
dresse qui nous unit est trop pure et trop élevée pour qu'il m'en
coûte de t' appeler ma fille.
Cependant, chère enfant, il est bon peut-être que nous restions
quelque temps séparés, pour que s'efface plus vite et à jamais la
trace de mes folles espérances. Il faut, quand nous nous reverrons,
qu'il n'y ait entre nous ni contrainte ni appréhension, rien qu'une
mutuelle confiance, et de ma part un dévouement sans bornes.
Reste près de ceux qui t'ont recueillie; je les crois dignes de la
tâche qui leur est échue. M"^ d'Elleven est une personne de bonne
naissance et de bonne éducation. C'est une belle âme, quoique son
intelligence soit assez bornée et un peu étroitement attachée aux
formes sensibles que revêt la religion dans les cœurs simples. Elle
sera pour toi d'un commerce bienfaisant, car elle a, pour s'élever
au-dessus du vulgaire, les deux ailes dont parle un livre qu'elle
doit aimer : « la simplicité et la pureté. » Si tu n'étais aussi forte-
ment prémunie par ta vie passée contre les prestiges de la piété
FLAMEN. 301
mystique, je redouterais peut-être son influence; mais ceci ne peut
être à craindre.
Il y a tout près d'elle un péril d'une autre nature contre lequel
je dois te mettre en garde : c'est son neveu, le comte de Landisac.
Je vais en deux mots te faire son portrait et son histoire. C'est
un homme de trente ans, d'une physionomie distinguée et d'un ca-
ractère léger. Maître de lui-même et d'une grande fortune à dix-
huit ans, il a traîné sa jeunesse à travers les dissipations les moins
excusables, sans réussir pourtant à perdre un vieux fonds d'honneur
et de droiture qu'il tient de sa race. Maintenant il est ruiné, grâce
à son insouciance, à sa prodigalité et aux menées de ses dignes
amis, qui l'ont exploité; mais, trop fier pour se plaindre ou accuser
les autres, il supporte dignement sa nouvelle fortune. C'est un de
ces beaux- fils à grandes prétentions dont le moyen âge faisait d'in-
solens pourfendeurs, et que notre société moderne relègue dans
une humiliante oisiveté. Au lieu de guerroyer à travers le monde
à la poursuite de la fortune et des plaisirs, ils s'amusent sans bruit
et acquittent bourgeoisement les frais. Ils ne pensent pas, ne lisent
pas, ne travaillent pas; ils évaporent leur âme en fumée de cigares,
mais ils ont des cravates du plus haut goût, et ils méritent bien de
rencontrer au déclin de leur carrière une grosse dot qui répare à
propos la brèche de leur fortune.
M. de Landisac pourtant est un des moins mauvais de ces inu-
tiles : il a rempli dans son département les fonctions de conseiller-
général, qui n'exigent, à vrai dire, ni beaucoup d'idées, ni beau-
coup de talent, ni même une instruction approfondie; mais il faut
lui savoir gré de cet effort. Il est de plus sur le point de se marier
avec une jeune veuve des environs, aussi pauvre que lui, et cela lui
fait honneur.
Tu vois, mon enfant, que je connais ceux qui t'entourent aussi
bien et même beaucoup mieux que toi. As-tu pu croire vraiment que
j'attendrais ton bon plaisir pour savoir quelque chose sur ce qui te
touche? Butler heureusement a eu pitié de moi. Je me suis rendu
dans le coin de terre que tu habites, cherchant, interrogeant, fai-
sant des enquêtes. Je me suis approché de ta demeure, j'ai erré
dans les bois qui t'entourent; j'espérais t' apercevoir de loin peut-
être, et je ne pouvais me résoudre à quitter la région où tu res-
pires. J'ai contemplé l'horizon que voient tes yeux, je me suis pé-
nétré des impressions que tu dois ressentir, j'ai tout gravé dans
mon souvenir. Ah! qu'il m'était pénible de penser que tu avais
cherché un refuge contre moi dans cette maison étrangère, accepté
de si humbles fonctions pour mieux fuir le joug léger que t'impo-
sait ma tendresse! Mais ne parlons pas de cela; je t'affligerais, et
ce n'est pas mon dessein.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a dans la longue avenue de châtaigniers qui mène au village
de Tréhoranteuc un petit sentier inégal que la bruyère envahit à
moitié. Je l'ai suivi lentement : j'espérais trouver sur la terre hu-
mide la trace de tes petits pieds. Ne ris pas de ce vieil enfant, si
faible dans sa tendresse. Je suis resté jusqu'au soir, errant seul
autour du logis silencieux, dont le froid et la pluie tenaient les
hôtes enfermés. Vers la nuit, une lumière a paru à la fenêtre du
premier étage qui ouvre sur la terrasse de la verandah; je me
suis figuré que tu étais là, que tu pensais à moi peut-être... Ah!
petite Flamen, que j'ai tenue tout enfant et toute faible dans mes
bras, comme tu t'es emparée du pauvre Walter! Cet esprit puissant,
comme disent mes disciples, ce rude travailleur, il lui faut, pour
se soutenir, le bras fragile d'un enfant! Est-ce assez d'humiliation,
dis-moi? Ton grand docteur se fait-il assez petit? Eh! mon Dieu!
depuis que tu m'as quitté, je n'ai su ni lire ni penser; les louanges
des uns, les attaques même de mes ennemis, m'ont trouvé insen-
sible. Ce qui devrait m'ôtre sacré plus que toute chose au monde,
le progrès de la lumière dans l'esprit humain, a cessé de m'inté-
resser. Mais c'est trop de lâcheté ; il ne sera pas dit que mes pro-
pres soucis ont pu étouffer la plainte de l'humanité plongée dans
les ténèbres; la science est un apostolat : on ne peut, à son gré,
prendre ou déposer le fardeau. C'est l'honneur et le tourment des
âmes choisies pour cette haute mission de ne pouvoir épuiser en
paix leurs joies ou leurs douleurs, comme d'autres plus obscurs et
plus heureux. Le temps de la faiblesse est passé : tu n'entendras
désormais sortir de mes lèvres ni plaintes ni regrets.
FLAMEN A WALTER.
La Haie-au-Loup, avril.
Ne me dis plus avec cette conviction qui me désespère que je ne
t'aime pas, que je n'ai pas d'amour. Qu'est-ce donc que l'amour,
sinon cette tendresse profonde, unique, constante, qui a commencé
avec ma vie, et qui ne saurait finir? Qu'est-ce donc si ce n'est ce
mélange inexprimable de reconnaissance et d'admiration, cette vive
sympathie, cette douce chaîne de souvenirs qui me lie à toi? Est-il
vrai qu'il y ait un sentiment plus puissant, et qu'un étranger, un
inconnu d'hier, puisse jamais prendre dans mon cœur la place qui
t'appartient, ou seulement la partager avec toi? Ah! Walter, tu ne
le crois pas, j'en suis sûre.
Je n'ai pu m' empêcher de rire en lisant le passage que tu con-
sacres à M. de Landisac, et en voyant la peine que tu te donnes
pour me mettre en garde contre lui. Crains-tu donc que je n'aille
FLAMEN. 303
l'aimer? Rassure-toi, il est trop différent de ce que je souhaiterais
qu'il fût, si je m'intéressais à lui. C'est un homme du monde, un
aimable imitile, comme tu le dis fort bien ; ses journées se succè-
dent sans qu'il y ait place dans aucune d'elles pour une heure vrai-
ment sérieuse. J'avais pourtant d'abord espéré mieux : son front
large, ses yeux où je ne sais quelle mélancolie se cache avec peine
sous l'orgueil du regard, une sorte de grâ,ce hautaine dans les ma-
nières, tout cela m'avait fait illusion; mais ce n'est qu'apparences,
et je vois mieux maintenant. Des romans, des journaux, des livres
d'histoire contemporaine, voilà le fond de ses lectures; le cheval,
la chasse, les visites, voilà le fond de sa vie. D'ailleurs ne va-t-il
pas se marier? Cela doit couper court à tes inquiétudes.
Ma vie est fort douce; tout le monde est plein d'égards, et M"^ d'El-
leven me témoigne plus assurément qu'une bienveillance ordinaire.
Aussi je l'aime déjà beaucoup ; elle est admirablement bonne et
pieuse, et je l'admire en lui portant envie. Si son intelligence a un
peu perdu en largeur, elle s'est en revanche élevée par l'habitude
de penser au-dessus de la terre et de tendre toujours en haut. Elle
a une foi profonde et rayonnante, sans ombres ni défaillances, qui
impose le respect. Je lui fais la lecture à voix haute, et bien que ce
soit une fatigue parce qu'elle est très sourde, je ne lis pas sans
plaisir et sans émotion ces livres de piété, si souvent parcourus,
médités, baignés de larmes peut-être, car bien des pages sont
presque effacées soit par le frottement des doigts, soit autrement.
Quand M"" d'Elleven est là, près de moi, m'écoutant recueillie,
quand je vois ses mains qui se joignent par un mouvement habituel
de ferveur et ses yeux qui s'élèvent lentement vers le ciel avec
une inexprimable expression, je suis prête à me jeter à genoux et à
dire : Moi aussi, je voudrais aimer, prier et croire... Pourquoi, nous
qui cherchons, n'avons-nous pas trouvé cette paix, cette foi, ce point
stable dans l'immensité mouvante? Pourquoi ne pouvons-nous, ainsi
que d'autres, nous tenir là d'une prise assurée, sans souci de ce
qui passe et disparaît, renaît et meurt dans le monde des choses
comme dans le monde de l'esprit? Réponds, VValter; donne-moi
quelque bonne parole. Maître aimé, abandonnes-tu ton élève ? Mon
exaltation t'a effrayé peut-être; mais je suis calme maintenant...
Le changement d'existence, la distraction, le repos d'esprit, ont tué
l'hallucination de la fièvre. Il y a longtemps que je n'ai respiré
aussi légèrement. Si tu étais là, près de moi, si je voyais ton
bon sourire distrait, si étonné de lui-même, mon bonheur serait
complet. Il m'est si doux de n'avoir plus de secrets pour toi, d'être
assurée que, bonne ou mauvaise, tu me connais telle que je suis.
Depuis ta dernière lettre, il me semble que je t'ai retrouvé après
un long péril, et dans ma joie j'adresse d'involontaires sourires à
oO/i REVUE DES DEUX MONDES.
ma chambrette, au ciel gris que j'aperçois par la fenêtre, aux arbres
mouillés de pluie qui se secouent tristement dans l'avenue.
Walter, je suis heureuse, et je t'aime.
GUILLAUME A ALBERT. '"
La Haie-au-Loiip, avril.
Il est bien vrai, mon ami, que notre destinée entière est le jouet
souvent du plus futile hasard. Certes, déchirer son gant ou en arra-
cher les boutons quand on est prêt à sortir, cela ne semble pas, à
première vue, un événement qui soit de nature à modifier l'exis-
tence; vois cependant ce qui peut en résulter! J'allais à la Prée
tantôt, lorsqu'au moment de partir je me suis aperçu qu'entre le
pouce et l'index il se faisait à mon gant une étroite ouverture; le fil
de soie avait cédé, et la blessure s'agrandissait à vue d'œil. Il y a,
je crois, peu de caractères dont la philosophie résiste à ces petites
taquineries du sort; aussi j'ai arraché avec humeur ce gant ma-
lencontreux, et j'allais le jeter de côté lorsque l'esprit d'ordre de
ma tante est intervenu. — Nous ne sommes point au boulevard des
Italiens pour remplacer ce que vous mettez au rebut, mon cher
Guy, et deux points suffisent... Flamen, mon enfant, donnez à mon-
sieur mon neveu une leçon d'économie en réparant le mal. Si j'avais
de meilleurs yeux, je vous épargnerais cette peine.
— Mais, chère tante. M"'' Flamen ne travaille jamais, et je suis
sûr qu'elle ne sait pas même enfiler une aiguille, ai-je dit en riant.
Flamen a rougi et s'est résolument emparée de mon gant.
— Cela ne doit pas être bien difficile; je ferai de mon mieux.
Elle s'est mise à l'œuvre avec un grand zèle et une plus grande
inexpérience : je crois que je n'aurais pas été plus embarrassé
qu'elle de cette besogne ; seulement je m'en serais tiré avec moins
de grâce. Elle mettait évidemment beaucoup d'amour-propre à
réussir, et ses petits doigts fins et transparens, qui tremblaient lé-
gèrement, témoignaient de son application. Je regardais avec com-
plaisance cette charmante fille travaillant pour moi; il me plaisait
de voir son attention et sa pensée reliées à moi par ce fil léger
qu'elle tirait lentement avec des précautions infinies. Elle a relevé
la tête. — Sera-ce bien ainsi?
J'ai pris le gant où ses doigts se trouvaient engagés : ma main
touchait la sienne ; mais elle était trop absorbée par l'imporLance
de son œuvre pour le remarquer, et j'-ai sournoisement prolongé
l'examen.
— Ce sera trop bien : un peu plus de largeur et de laisser-aller
dans le coup d'aiguille.
— Essayons d'un peu de laisser-aller, a-t-elle dit en riant.
FLAMEN. 305
Quand elle eut achevé son travail, sous prétexte de l'examiner,
j'enveloppai sa petite main dans la mienne, et je la serrai douce-
ment. Cette fois elle la retira, non point, il est vrai, avec confu-
sion ou vivacité, mais tranquillement, négligemment, comme on
écarterait sans y prendre garde un objet qui gêne. Elle est trop
fière ou trop pure pour penser que cette tendre familiarité ait été
volontaire. C'est une âme froide malgré cette adorable beauté dont
elle s'enveloppe, et qui semble faite pour inspirer et ressentir l'a-
mour : elle attend encore, comme la belle endormie des contes de
fées, le prince qui la doit éveiller; mais je crains que prince au
monde ne puisse triompher d'un sommeil aussi profond.
Je suis parti mécontent d'elle et de moi; je lui en voulais de son
indifférence, je m'en voulais de m'être exposé à la troubler. Le
trajet de la Haie-au-Loup à la Prée n'a pas réussi à me mettre
d'accord avec moi-même. Il y a dans le premier éveil du printemps
quelque chose qui me rend triste : cette forte et éternelle jeunesse
de la nature me donne, avec un désir insatiable de bonheur, la con-
viction de mon impuissance , ce matin de l'année ressemble pour
moi au matin de chaque jour; je l'accueille avec défiance, et il
m'inspire plus de malaise que d'espoir.
J'étais assez mal disposé en arrivant à la Prée, et le vieux Fir-
min, qui venait à ma rencontre, a failli mettre le comble à mon hu-
meur. — Que monsieur ne se donne pas la peine de descendre, me
cria-t-il ; madame ne recevra pas.
— Est-elle donc malade?
— Oh! non,... mais elle n'a pas reçu M. de Lorgis; ainsi...
Cet ainsi impertinent m'a mis hors de moi.
— Annoncez-moi, je vous prie, ai-je dit en mettant pied à terre.
— Ce sera comme monsieur voudra;... mais je crois que mon-
sieur prend une peine inutile... ^e vois déjà monsieur sur la route,
eh! eh! avec M. de Lorgis...
Bien lui en a pris d'être vieux et d'avoir la tête toute branlante
sous ses cheveux blancs.
Au bout de quelques instans, il est revenu penaud : M'"* de Ké-
rangoat était prête à me recevoir. Je l'ai bien vite consolé en l'en-
voyant boire à ma santé.
Lucie, négligemment parée, est accourue au-devant de moi; elle
semblait tout imprégnée des molles clartés d'avril : ses cheveux
aux reQets cuivrés se déroulaient sur son cou en boucles savamment
indisciplinées. Elle m'a entraîné avec une vivacité joyeuse, qui suc-
cède parfois à sa langueur habituelle, dans ce petit salon du rez-
de-chaussée, dont j'oublie, quand elle est là, l'élégance fanée et
l'impardonnable désordre. Elle s'est jetée sur la causeuse en m'eri-
TOME Lvi, — 1865. 20 " '■
«>U0 r.EVUE DES DEUX MONDES.
courageant d'un sourire; j'ai écarté du pied les jouets épars et bri-
sés qui gisaient sur le tapis, et je me suis assis tout près d'elle.
Son peignoir habilement coupé laissait voir, à travers une ruche de
rubans et de dentelles, la naissance des épaules et les fines attaches
du cou; la vie semblait bondir dans les veines déliées et bleuâtres.
Elle a bientôt appelé son fils, qu'elle tient ordinairement éloigné
d'elle; elle l'a pris sur ses genoux et accablé de caresses. L'enfant,
étonné, sauvage, lui rendait ses baisers d'un air distrait et faisait
des efforts pour courir à ses jeux. — J'aurais mieux aimé une fille,
a-t-elle dit en le laissant se sauver; les hommes ne savent pas ai-
mer, et cet enfant a déjà un cœur d'homme : il commande, il me-
nace; s'il caresse, c'est pour obtenir. Il ne comprend pas qu'on aime
pour aimer et parce qu'il est doux d'aimer.
La conversation, commencée par un soupir, s'égara bientôt en
de tendres épanchemens; Lucie était émue, presque attendrie, et
nos yeux s'oubliaient en se regardant. Pourquoi le nierais-je? j'é-
tais bien près de l'aimer, je l'aimais peut-être... Ce n'était pas la
première fois pourtant que de beaux yeux me tentaient ainsi,
qu'une jolie bouche murmurait ces coquets mensonges qui enga-
gent imprudemment l'avenir sans tromper personne. Ce n'était pas la
première fois qu'une femme oisive jouait devant moi l'invariable co-
médie de l'amour; mais l'ombre même de l'amour est chose si belle
encore qu'elle vaut bien qu'on risque sans regret sa vie entière.
J'avais sur les lèvres le mot qu'elle attendait, que ses yeux cher-
chaient dans les miens, et si je le retenais encore, c'est qu'elle fuit
trop tôt, la minute divine où ce mot s'échappe d'un cœur plein de
trouble et tombe dans un cœur aussi troublé que lui-même. Je te-
nais sa main, je la portai à mes lèvres...
Je ne sais quelle fatalité arrêta en cet instant mes yeux sur la
trace légère laissée à mon gant par l'aiguille de Flamen ; je revis
aussitôt ses doigts délicats, si gracieusement inhabiles, sa petite
main pâle d'oisiveté, et par une involontaire curiosité je comparai
dans ma pensée le charmant fantôme avec la main étroite, longue,
blanche, mais un peu sèche, que je tenais alors.
Mon ami, malheur à la femme qui laisse se glisser dans l'esprit
de son amant une comparaison à son préjudice! Une infidélité vé-
ritable serait moins à redouter peut-être que ce petit travail de
destruction involontaire, presque innocent, qui s'établit alors dans
le cœur le plus droit et corrompt à son insu l'âme la plus ingénue.
11 peut arriver que l'on voie cent fois deux personnes sans avoir
l'idée de les comparer l'une à l'autre : celle qu'on aime d'ailleurs,
qu'elle soit belle ou laide, est placée à part, dans une région qui
doit rester inaccessible. C'est l'art souverain de la femme aimée
àe se maintenir ainsi au-dessus des nuages; mais si quelque mé-
FI.AMEN.
307
chant hasard, quelque iuiprudente curiosité l'obligent à se mesurer
avec une belle rivale , malheur à la pauvre femme ! Le cœur est
impitoyable, il consent à être dupe, mais il ne pardonne pas à
ceux qui l'ont trompé. Si jamais je me marie, ma femme n'aura
pas d'ami intime, non point par un injurieux souci de mon hon-
neur, comme on dit brutalement, mais de peur qu'en ouvrant les
yeux un beau jour, ma femme ne s'aperçoive que son ami est plus
aimable, plus jeune ou simplement mieux habillé que moi.
Il se peut que ces importantes pensées m'aient absorbé et rendu
distrait, car Lucie m'a proposé avec un peu d'humeur une prome-
nade dans la charmille; hélas! ni le gai soleil d'avril, ni la mine
coquette de Lucie, ni les reproches que je m'adressais tout bas,
n'ont pu faire renaître l'inspiration perdue, la douce ivresse à la-
quelle j'avais failli succomber. Nous nous sommes promenés assez
languissamment dans les allées. Je me souviens pourtant que M""" de
Kérangoat a essayé de m'intéresser par des souvenirs de sa jeu-
nesse et d'une vie qui ne lui a pas épargné les déceptions; mais
je ne sais trop ce que je répondais, quand, arrivée devant la petite
grille qui regarde vers l'étang, elle l'a ouverte, et je l'ai suivie sans
défiance. Tout à coup, retirant brusquement la main qui s'appuyait
sur mon bras, elle a fait un pas en arrière et m'a fermé la grille au
nez : je me suis trouvé bel et bien mis à la porte. — Que faites-
vous? Quoi! vous me quittez?
— J'ai à écrire : on a congédié tantôt maladroitement M. de Lor-
gis; je veux lui envoyer mes excuses.
— Mais c'est impossible!... Vous ne pouvez pas me renvoyer
ainsi, madame.
— En vérité! Qui donc m'en empêchera?
— Votre amitié, votre cœur peut-être...
— Mon cœur, cher monsieur, n'a rien à voir dans nos petites
affaires.
— Songez que c'est presque me mettre à la porte...
— Vous en doutez?
— Je me vengerai.
— J'en vaux bien la peine; mais, en attendant que la foudre
m'écrase, permettez-moi de vous tirer ma révérence. Bonsoir, mon-
sieur; dormez bien.
— Ah ! coquette !.. — J'ai essayé encore de la toucher, mais le ri-
dicule de ma situation gênait mon éloquence ; me vois-tu faisant du
pathétique derrière cette grille comme l'ours Martin dans sa cagel
Elle m'a ri au nez, et, parbleu! ce n'était pas difficile; à sa place,
j'en aurais bien fait autant.
Je me suis lancé dans un furieux temps de galop du côté de la
iforêt, à l'aventure et sans parti pris; le hasard, qui se mêle de hier
308 REVUE DES DEUX MONDES.
des choses, m'a jeté sur les pas de M. de Lorgis, qui regagnait tris-
tement les Forges. — Je viens de la Prée, ai-je dit en l'abordant.
— Vous n'avez pas été reçu?
— Au contraire, très bien reçu.
— Je vous félicite, monsieur, vous êtes bien heureux.
— Mais par exemple on m'a congédié, je l'avoue, un peu brus-
quement, et c'est vous qui en êtes cause.
— Comment cela, s'il vous plaît?
— Il paraît qu'un ordre mal compris a privé M'"^ de Kérangoat de
votre visite, et elle m'a quitté pour vous écrire ses regrets.
— C'est une plaisanterie... J'ai attendu dix minutes à la grille,
espérant qu'on me rappellerait.
— Je ne sais que vous dire.... Ce qui est sûr, c'est que vous re-
cevrez demain au plus tard une lettre d'excuses : on me l'a formel-
lement annoncé.
— Et pensez-vous que, si je retournais ce soir, on me recevrait?
— J'en suis certain.
— Merci, je vais tenter.
Il a tourné bride et n'a pas tardé à disparaître.
J'ai regagné la Haie-au-Loup, satisfait de ma vengeance.
— Elle verra, me disais-je, le cas que je fais de ce rival dont elle
veut m'effrayer. — Mais après réflexion, mon ami, je ne me sens
plus si fier de mon invention. Lucie était furieuse : sa colère aura
valu un bon accueil au jeune capitaine, et il n'est pas homme à lais-
ser fuir l'occasion. Le beau chef-d'œuvre que j'aurai fait là, si mon
dépit n'a réussi qu'à les rendre heureux! Ah! mon ami, j'ai vrai-
ment peur de l'aimer.
Tantôt, comme je rentrais d'une longue promenade, j'ai trouvé
M. de Lorgis installé dans le salon, entre ma tante et Flamen. Je
lui avais donné rendez-vous pour examiner quelques armes cu-
rieuses que je possède, puis je n'y avais plus songé. Il ne semblait
pas disposé du reste à me garder rancune de mon retard, car j'ai
dû lui rappeler plusieurs fois que j'étais à ses ordres avant de le
décider à prendre congé de ces dames. Encore a-t-il trouvé moyen
de se faire accorder la permission de revenir.
— Ce jeune homme est de vos amis? m'a demandé ma tante
après son départ.
— Je le rencontre souvent; pourtant je ne puis dire qu'il soit de
mes amis.
— C'est un très beau cavalier.
— Il est bien élevé sans doute; mais je n'ai pas remarqué qu'il
fût si beau.
— Je vous assure, Guy, que j'ai rarement vu d'aussi jolis traits
et une taille aussi élégante; n'est-ce pas, Flamen?
FLAMEN. 309
— Je l'ai trouvé fort bien...
— Oh! repris-je, il n'aura pas manqué l'occasion d'un madrigal
sur vos cheveux blancs ou sur les yeux noirs de M"'' Flamen.
— 11 n'a parlé que de vous, Guy, et il l'a fait en termes qu'il
nous plaisait d'entendre.
— Est-ce pour cela que M"" Flamen l'a trouvé si charmant?
— Oui, monsieur, c'est précisément pour cela.
Elle a ri en me regardant bien en face.
Ce soir, j'ai proposé à ma tante de faire sa partie de piquet : il y
avait longtemps que je n'avais eu cette complaisance, et elle m'en
a témoigné tant de gratitude que Flamen a voulu apprendre ce jeu,
afin de la distraire pendant mes absences. J'ai donc passé ma soirée
près d'elle , penché sur son épaule et lui donnant des conseils
qu'elle saisissait avec une rare vivacité : je n'ai pu m' empêcher de
lui en faire compliment.
— Je suis moins maladroite ainsi que l'aiguille à la main, n'est-
ce pas? a-t-elle dit en souriant. Eh ! mon Dieu, monsieur, il ne faut
pas me savoir mauvais gré de ma gaucherie : personne ne m'a ja-
mais avertie de ce qu'une femme doit apprendre. Mon excellent et
bien cher ami Walter Marsham avait pour moi d'autres soucis, d'au-
tres ambitions.
Je ne me trompais pas, mon ami, quand je croyais voir en elle
un rayon de l'Orient : Walter Marsham, le philosophe anglais, dont
tu connais, je crois, les œuvres, l'a trouvée en Afrique tout enfant,
et l'a depuis élevée de son mieux, — à sa manière. On est effrayé
quand on songe à la quantité de choses abstraites et indigestes que
cet honnête pédant a entassées dans cette jeune tête; peu d'hommes
ont, je crois, des connaissances aussi variées que cette enfant. Il
n'a pas réussi pourtant à gâter son adorable simplicité : intelligence
cultivée à l'excès et cœur ingénu, voilà Flamen telle que je la
conçois. Ce que je ne puis comprendre, c'est qu'elle ait quitté
M. Marsham, qu'elle semble aimer tendrement; il y a là quelque
chose d'inexplicable. Quand ce problème s'offre à mon esprit, je me
perds dans des conjectures et des combinaisons étranges. C'est !ce
qui m'est arrivé ce soir.
— Vous dormez? a-t-elle dit en me touchant le bras du bout des
cartes qu'elle battait machinalement.
— Je ne dors pas... Vous me voyez, mademoiselle, aux prises
avec une grosse tentation.
— Une tentation ? Je devine, vous voulez une seconde tasse de thé.
— Ne riez pas, c'est sérieux, il s'agit de vous. Me permettez-vous
de dire à quoi je pensais?
— Je le permets.
— Je me demandais comment il peut se faire que vous ayez
310 REVUE DES DEUX MONDES.
quitté un ami aussi parfait que M. Marsham, et comment il a pu se
résoudre à se séparer d'une amie telle que vous.
Elle a hésité quelque peu à répondre. — Soyez sûr, monsieur,
a-t-elle dit en relevant la tête, que si je ne raconte pas cette partie
de mon histoire, c'est qu'elle ne me fait pas honneur.
— Je l'avais déjà pensé.
— Vraiment! Qu'avez-vous supposé?
— Oh! rien;... j'aurais craint de vous manquer de respect.
— Voilà qui est bien dur ! — Son regard s'est animé, et elle m'a
regardé avec émotion. — J'ai tenté, il est vrai, une action hardie,
un coup de tête désespéré; mais je n'ai fait aucun mal, croyez-le,
monsieur.
— Vous ne m'avez pas compris; j'ai voulu dire que toute sup-
position, si innocente qu'elle fût, me semblait encore injurieuse
quand il s'agit de vous.
Elle est restée préoccupée, et plusieurs fois j'ai surpris dans la
soirée ses yeux arrêtés sur moi.
eUILLAUME A ALBERT.
La Haie-au-Loup, l*^"" mai.
La colère de Lucie me semblait si certaine et si légitime que je
me suis prudemment abstenu de paraître à la Prée pendant quel-
ques jours. Je commençais pourtant à regretter les griffes élégantes
de ma charmante ennemie, et je méditais quelque diplomatique
rentrée en grâce, quand un petit billet parfumé m'est arrivé hier et
a prévenu mes bonnes résolutions.
« Ne pensez-vous pas que les giboulées d'avril n'ont aujourd'hui
plus d'excuse? Venez vite me consoler de ce beau soleil qui éclaire
si cruellement ma solitude. » Telle est la petite prose quintessenciée
qui m'a fait courir d'un bond à la Prée. Je suis arrivé aussi rayon-
nant que le soleil, et j'ai été mieux accueilli que lui. Lucie s'est
montrée gracieuse, enjouée, tendre, soumise; elle a ri, elle a pleuré,
— non pas assez cependant pour rougir ses beaux yeux. Elle m'a
même avoué qu'elle s'était ennuyée à mourir ces derniers jours, et,
comme je nommais M. de Lorgis, elle a eu un sourire indéfinissable.
— C'est un gentil garçon, meilleur que vous, Guillaume (elle m'a
appelé Guillaume). Je crois, Dieu me pardonne, que le pauvre gar-
çon m'aime véritablement. — Ses yeux et son sourire immolaient à
mes pieds l'amour de M. de Lorgis et M. de Lorgis lui-même.
Qu'aurais-tu fait? je te le demande; mais toi, tu es un musée de
vertus surnaturelles : tu aurais boutonné ta redingote jusqu'au
menton, et tu te serais mis en garde, les yeux fermés et les poings
aussi. Je suis moins farouche, et si je ne me suis pas livré pieds et
FLAME\. 311
poings liés à l'enchanteresse, ce n'est qu'à grand'peine et non sans
quelque dommage : nous sommes sur la limite indécise qui sépare
la chasse en plein champ de la chasse réservée. Lucie m'attire, elle
me plaît, et je l'aime sans doute, puisqu'à chaque instant je suis
sur le point de le lui dire. Si parfois je la juge sévèrement, je ne
puis cependant me passer d'elle : ses défauts m'amusent, sa gen-
tillesse me charme. Ne serait-il pas temps d'ailleurs d'en finir avec
ce vagabondage du cœur qui n'a plus à mon âge ni grâce ni excuse?
Même jour.
Je viens de rentrer par une pluie battante : les giboulées n'ont
pas dit leur dernier mot. On me remet ta lettre : tu te maries! tu
aimes, tu es aimé!... Heureux Albert, ne demande plus rien à la
vie, ta vertu a reçu sa récompense. Grains de désirer maintenant;
que les beaux yeux de ta Louise ferment à jamais ton horizon ! C'est
dans une soirée comme celle-ci, quand la pluie et la grêle battent
les murailles, quand le vent secoue impatiemment les volets, c'est
alors qu'il fait bon être deux près de la flamme joyeuse, dans un
petit salon bien chaud et bien clair. C'est ainsi que vous êtes tous
les deux peut-être, penchés l'un vers l'autre, les mains dans les
mains : nulle inquiétude, nul remords entre vous. Vous pouvez
sans trembler voir venir le lendemain. L'avenir est à vous, heureux
amis, heureux Albert !
Comme le bonheur doit te rendre grave, toi qui n'as jamais su
rire! Il me semble te voir... Et ta jeune femme!... Grande, élan-
cée, fine et robuste à la fois, avec d'épaisses ondes de cheveux noirs
et des yeux rêveurs qui pénètrent comme une molle flamme jus-
qu'au cœur... Mais qu'est-ce que je dis là? Tu m'as fait le portrait
de ta Louise : elle est blonde et fraîche comme l'épine fleurie. Je
rêve vraiment, ou plutôt, sans y prendre garde, je peins Flamen,
qui est là devant moi...
Ah! mon ami, si cette charmante fille n'était pas si étrangement
enveloppée de mystère, si elle avait un passé limpide comme la
fontaine de Baranton, un état civil régulier, un brave homme de
père qui, au lieu de lui donner une éducation de libre penseur, lui
aurait appris avant toute chose à croire en Dieu et à aimer son
mari, c'est à elle qu'il serait doux de confier son bonheur!... Hé-
las! pourquoi ne peut-on cueillir les étoiles comme les fleurs de
nos jardins?
P. Albane.
{La seconde partie au prochain n".)
UN PRÉJUGÉ
SUR L'ART ROMAIN
Si les premiers siècles de l'histoire romaine sont obscurs, les
Romains ont singulièrement contribué à accroître cette obscurité.
Les récits de leurs annalistes sont souvent invraisemblables ; des
mensonges dictés par un faux orgueil cachent les sources et eiïa-
cent les traces du passé. L'archéologij a fait surgir du sol des
ruines et des preuves irrécusables; elle a redi^îssé le témoignage
des hommes par le témoignage indirect , mais incontestable des
monumens. Elle est appelée à prêter à l'histoire un concours cha-
que jour plus efficace, puisqu'elle pénètre chaque jour, par ses dé-
couvertes, au sein de la civilisation étrusque et de la civilisation
primitive des Romains.
Un des préjugés historiques les plus enracinés, parce que les au-
teurs latins l'ont unanimement répandu, s'étend sur une période de
cinq cents années et, pour ainsi dire, sur l'art romain tout entier.
Comment la postérité n'aurait-elle pas cru un peuple qui s'accusait
lui-même en disant: « Pendant cinq siècles, nous avons été sans arts,
grossiers, ennemis du beau; nous avons méprisé les artistes, et nos
mains rudes n'ont manié que les armes ou la charrue? C'est la Grèce
qui nous a initiés à des jouissances délicates; c'est elle qui nous a
envoyé ses architectes et ses sculpteurs; c'est elle qui a rempli Rome
de ses dépouilles, qui étaient autant de chefs-d'œuvre : de cette
heureuse invasion date l'art romain. » Un poète a immortalisé cette
opinion par des vers gravés dans toutes les mémoires :
Gnecia capta ferum victorem cepit et artes
Intulit agresti Latio.
UN PRÉJUGÉ SUR LART ROMALX. 313
« La Grèce conquise a conquis son vainqueur sauvage; elle a fait régner
l'art dans l'agreste Latium. »
La simplicité puritaine de Caton et des républicains austères
s'alarmait de voir la mollesse et le luxe s'introduire à Rome à la
suite de l'art; ils vantaient la rudesse patriarcale des ancêtres pour
piquer d'honneur leurs descendans. Les satiriques à leur tour, pour
mieux fronder la corruption de l'empire, exaltaient les vertus de la
vieille Rome, et chantaient la cabane de Romulus, couverte de
chaiane, et la vaisselle noire du bon Numa. Ainsi s'est formée dès
l'antiquité une opinion fausse qui calomnie le génie latin, et contre
laquelle la science peut déjà protester. Les Romains, au lieu de
proclamer l'Étrurie la mère de leur civilisation, ont fait disparaître
les annales et la langue des Étrusques; ils auraient détruit volon-
tiers jusqu'au souvenir de voisins auxquels ils devaient trop pour
ne pas se montrer ingrats. La Grèce était loin, elle était asservie;
il leur coi^itait peu de tout rapporter à la Grèce. Il est juste aussi de
tenir compte de l'engoûment produit par l'admiration des chefs-
d'œuvre grecs, par la nouveauté, par la mode qui faisait rejeter
avec dédain les ouvrages anciens, de même qu'on rougissait de la
grossièreté du moyen âge sous Louis XIY.
Les modernes ont cru un peuple orgueilleux qui s'accusait par
de tels aveux. L'esprit humain aime ce qui est tranché, absolu,
i'acile à classer. L'histoire de l'art devenait en effet bien simple :
(( l'art romain n'avait pas existé avant la conquête de la Grèce :
après la conquête, il se confondait avec l'art grec. »
Je voudrais, dans un tableau rapide, montrer combien les faiis
s'accordent peu avec l'opinion reçue. L'art romain existait, il s'é-
tait constitué, il avait son caractère propre, il s'était dégagé du ca-
ractère étrusque, il avait produit des (cuvres considérables avanô
que la Grèce fût soumise, avant qu'elle fût ouverte. Il suffît, pour
s'en convaincre, de jeter un coup d'œil, d'abord sur l'époq.ie des
rois, ensuite sur les trois premiers siècles de la république.
I.
Dès que Rome est fondée et qu'elle se construit, l'iiinaence dci^i
Étrusques y est sensible, bientôt persistante, enfin exclusive.
Romulus, cette personnification des efforts et des 1-uites d'une
ville naissante, représente une période indéterminée; mais déjà la
tradition rattache la civilisation romaine à la civilisation étiusque :
elles n'étaient séparées en effet que par la largeur du Tibre. \)d\\6
le récit de la fondation de Rome, on reconnaît la disciiiline roli-
314 REVUE DES DEUX MOiNDES.
gieuse et lo système de construction des Toscans. La manière dont
l'enceinte de la ville est tracée avec la charrue, le pomœrium, les
trois portes, tous les rites observés sont autant d'emprunts faits à
l'Étrurie. Un témoignage plus éloquent confirme la vérité des tra-
ditions. Les murs de la ville primitive, de la Rome carrée [Roma
quadrilla)^ se voient encore sur le Palatin. Les fouilles dirigées par
M. Pietro Rosa en ont fait reparaître des restes qui se relient à
ceux que l'on connaissait déjà. La taille des pierres, l'appareil, la
distance et l'agencement des joints, les proportions des matériaux,
tout rappelle les murs qui entourent les villes étrusques : on les
dirait bâtis par les mêmes ouvriers. Les insignes de la royauté et
du triomphe , la chaise curule , le bâton augurai , le sceptre sur-
monté d'un aigle, la robe de pourpre brodée de palmettes d'or, les
bulles d'or au cou des jeunes patriciens, les jeux publics et les his-
trions, tout ce qui touche à l'art ou à l'éclat public est étrusque.
Le cirque où les Sabines sont enlevées, aussi bien que les bracelets
d'or qui séduisent Tarpéia, nous font songer à l'architecture ou à
l'industrie des Tyrrhéniens.
Sous Numa, qui représente à son tour l'élément sabin, l'établis-
sement des lois, du droit des gens, du sacerdoce et du culte, est
réglé souvent par l'exemple de la docte et religieuse Étrurie. Parmi
les monumens élevés durant la période que Numa personnifie, je
citerai le cloître des vestales, que les Romains appelaient X atrium
de Vesla. Le seul mot d'atrium, qui nous reporte kHatria, la ville
étrusque oii ce genre de construction avait d'abord été appliqué,
laisse entrevoir une cour entourée de quatre portiques en bois. Les
cellules où logent les vestales aux cheveux rasés et la prêtresse qui
les dirige sont disposées sur les quatre côtés, et leurs portes ou-
vrent sur les galeries. C'est véritablement un petit cloître; c'est le
principe dont l'art chrétien s'emparera pour l'appliquer aux cloîtres
de l'Orient et plus tard de l'Occident. Du reste, le sacre prétendu
de Numa, tel qu'il est décrit par Tite-Live, la science augurale,
l'étude des phénomènes de la foudre et le temple élevé à Jupiter
Elicius, qui enseigne à diriger la foudre, le culte du dieu Terme,
gardien des héritages et consécrateur de la propriété, montrent de
nouveau que si l'action de l'Étrurie n'a encore à Rome aucun carac-
tère politique, l'élément toscan n'en pénètre pas moins, à la suite
des idées religieuses, pour servir les besoins matériels.
Cependant Rome agrandie va commencer à exciter l'attention des
Etrusques et peut-être leur convoitise. La création du port d'Ostie
par Ancus Martius, la construction d'un pont sur le Tibre multi-
plient les relations, les points de contact et bientôt les occasions
d'hostilité. C'est pour cela que le plancher du pont est mobile, et
UN PRÉJUGÉ SUR LART ROMAIN. 315
qu'on retire les madriers dès qu'on craint une incursion; c'est pour
cela que le Janicule, la colline la plus voisine du Tibre, est fortifiée
contre les Étrusques. On ne continue pas moins à employer les ar-
chitectes et les ouvriers toscans, et l'on construit cette belle citerne
voûtée qui protégeait la source jaillissant au pied du Capitole.
L'orifice de la citerne était enveloppé lui-même par une construc-
tion à fleur de sol, d'appareil étrusque, aussi bien que la voûte.
Plus tard, la source fut détournée, et la citerne vide devint \di prison
Mmnertine, qui est demeurée immuable et qu'on montre à l'admi-
ration des voyageurs. Si la tradition n'y avait point consacré le
souvenir de saint Pierre captif, oïi enlèverait le dallage plus récent
qui est surhaussé, et l'on ferait reparaître l'eau, qui se perd dans
les terrains et qu'on voit sourdre à travers les fissures des dalles.
Les travaux prirent un plus large essor lorsque Rome fut gouver-
née par des souverains étrusques dont les Latins eux-mêmes n'ont
pu détruire le souvenir. Du moins ont-ils altéré l'histoire de façon
à la rendre presque impénétrable. Les rois étrusques étaient-ils des
podestats délégués par la puissante Tarquinies? Étaient-ce des chefs
d'aventuriers qui, à la tête de bandes redoutées, se faisaient rois
par droit de conquête, se chassant ou se remplaçant les uns les
autres, ainsi que les condottieri du moyen âge? L'occupation de
Rome ne fut-elle pas plutôt un acte politique et réfléchi de toute la
confédération, qui, entraînée par sa force d'expansion, avait franchi
le Tibre, poussé jusqu'aux plaines de l'heureuse Campanie, où elle
fonda Gapoue, Vulturnum, Abella, Nola et d'autres villes qui for-
maient dans le sud de l'Italie une nouvelle confédération de douze
cités? L'étude de l'histoire générale ne suffit pas pour dissiper ces
ténèbres, mais elle suffît pour faire rejeter les fables et les anec-
dotes inventées par l'orgueil romain. La réalité des rois étrusques
de Rome est confirmée par des monumens récemment découverts.
Ainsi le nom de Tarquin est bien étrusque, puisqu'on le peut lire
gravé ou écrit trente-cinq fois dans une crypte funéraire de Gœré,
sous la forme Tarchnas. Claude, l'empereur archéologue, qui avait
étudié les archives de la vénérable Étrurie, a raconté sur les tables
de bronze de Lyon l'histoire de Servius Tullius en nous avertissant
qu'il était Etrusque et s'appelait Mastarna.
« A Tarquin l'Ancien, dit-il, succéda Servius Tullius : nos histo-
riens le font naître d'une captive nommée Ocrisia, tandis que les
auteurs étrusques en font le fidèle compagnon de Cœles Vibenna.
Les vicissitudes d'une vie aventureuse le chassèrent de l'Étrurie
avec les débris de .l'armée de Cœles. Cette armée occupa une des
sept collines qui prit le nom de Cœlius, du nom du chef. Quant à
Mastarna, car c'était son vrai nom, je le répète, il exerça la puis-
316 REVUE DES DEUX MONDES.
sance souveraine, et en usa pour le plus grand bien de l'état. » Or
l'archéologie justifie le témoignage de Claude par une preuve écla-
tante. Il y a peu d'années, un correspondant de l'Institut de France,
M. Noël Des Vergers, aidé de M. Alessandro François, a découvert
à Vulci un tombeau décoré de peintures qui sont les plus impor-
tantes et les plus belles de l'Étrurie. Sur une des parois de la
chambre sépulcrale est peint Achille immolant les prisonniers
troyens aux mânes de son cher Patrocle; sur l'autre paroi sont
figurés également la tendresse et le dévouement d'un ami, mais le
trait est emprunté à l'histoire nationale. Cœles Vibenna a été fait
prisonnier avec ses compagnons; Mastarna accourt, tue ses enne-
mis, coupe ses liens, lui sauve la liberté et la vie. Les noms tracés
par le peintre au-dessus de chaque personnage ne permettent point
le doute; peut-être même la scène se passe-t-elle à Rome, car
Tarquin prend part à l'action, et on lit auprès d'une figure de
femme effacée le nom de Tanaquil, femme de Tarquin.
Du reste, les monumens construits par les dominateurs étrusques
à Rome attestent leur origine aussi bien que leur puissance. Les
murs grandioses dont ils entourèrent la ville existent encore : on
les voit, non-seulement au-dessous du Gapitole, mais dans la vi-
gna Macarona, sous le couvent de Sainte-Sabine, dans les jardins
du palais Colonna, sous le casino de la vigna Barberini. L'enceinte
avait près de deux lieues de tour; d'immenses fossés complétaient
la défense de ces murailles du plus solide appareil, et au temps
d'Horace on en faisait un lieu de promenade, abrité et recherché
comme nos boulevards. Que dire de ces admirables cloaques, con-
struites pour durer éternellement, sous les voûtes desquelles les
voyageurs se promènent en barque? Dans le principe, la doaca
maxima n'était point un égout, mais un canal couvert qui jetait
dans le Tibre les. eaux du Yélabre, desséchait le marais, et prépa-
rait un emplacement plus vaste et plus salubre au futur forum. Du
même coup on chassait les eaux stagnantes de la vallée qui sépare
le Palatin de l'Aventin, et l'on y construisait le grand cirque, théâtre
de tant de courses et de tant de fêtes. Les temples s'élevaient cà
l'envi : les deux temples de la Fortune, si justement adorée par les
aventuriers toscans; le temple de Diane sur l'Aventin, le temple de
Jupiter Latialis, au sommet du Monte -Cavo, détruit par le dernier
des Stuarts; enfin le célèbre temple qui couronnait le Gapitole. Tan-
dis que Tite-Live nous assure que le triple sanctuaire capitolin a
été bâti par des ouvriers étrusques, l'architecte Vitruve en décrit
le plan et les proportions. Les trois sanctuaires parallèles sont en-
veloppés par un même péristyle et précédés par un portique com-
mun; la longueur totale de l'édifice ne surpasse que d'un sixième
UN PRÉJUGÉ SUR l'aRT ROMALX. 317
la largeur. Le sanctuaire de Jupiter est au milieu, plus spacieux
que ceux de Junon et de Minerve, qui sont adjacens. Les colonnes,
les chapiteaux, l'entablement, les frontons en charpente, l'assem-
blage et la décoration, tout est étrusque, de sorte que l'on trouve
déjà constituées à Rome les trois applications de l'art de bâtir, c'est-
à-dire l'architecture militaire, l'architecture civile et l'architecture
religieuse. Or, du moment que l'architecture était importée d'une
manière aussi complète, on peut augurer que les arts plastiques,
encore dans l'enfance, étaient soumis aux mêmes conditions.
Aussi ni les Romains ni les historiens modernes n'ont-ils nié l'in-
fluence de l'Ltrurie sous les rois, mais ils l'ont présentée comme
un accident qui cesse avec la royauté. « Les Étrusques partis, l'art
disparaît. La république, avec son cortège de vertus et de pau-
vreté, ramène une sorte de barbarie. On prend en haine les Étrus-
ques aussi bien que les Tarquins, l'art et la délicatesse à l'égal de
la tyrannie. Les monumens élevés pendant la période royale rap-
pellent au peuple ses souffrances et le temps où il subissait la cor-
vée ainsi que des prolétaires toscans. Denys d'Halicarnasse ne fait-il
.pas dire à Brutus dans sa harangue au peuple : Les Tarquins vous
forçaient, comme des esclaves achetés, à mener une vie misérable,
taillant la pierre, coupant le bois, pointant d'énormes fardeaux, et
passant vos jours danè de sombres abîmes (les cloaques et les car-
rières)? Ne racontait-on pas que plusieurs citoyens romains s'é-
taient tués pour échapper à tant de misère, mais que le cadavre
des suicidés, attaché à une croix, avait été livré aux vautours, la
persécution s'étendant au-delà de la mort? »
Ainsi le poids intolérable de ces gigantesques entreprises aurait
contribué autant que l'insolence superbe des Tarquins et le viol de
Lucrèce à faire éclater la révolution. Je me garderai bien de sou-
tenir le contraire, et je crois même, par l'exemple des temps mo-
dernes et du règne de Louis XIV notamment , que les travaux qui
doivent exciter l'admiration de la postérité sont parfois odieux aux
peuples qui les exécutent, car le despotisme, pressé de jouir, n'ad-
met ni répit, ni économie, ni lenteur sagement mesurée. Toutefois
Rome n'aurait point songé à secouer le joug des Tarquins, si les
événeraens n'avaient servi ses projets d'affranchissement. La fm du
vi« siècle avant Jésus-Christ fut une ère de liberté pour la plus
grande partie du monde antique; les colonies grecques de l'Asie-
Mineure, Athènes et la plupart des villes de la Grèce, les riches
cités du sud de l'Italie et de la Sicile, sont agitées par un souffle
généreux, et s'efforcent de reconquérir leurs droits. Partout les aris-
tocraties sont abaissées, les tyrans renversés, et ce mouvement,
qui se propage comme la flamme, marque l'aurore du grand siècle
318 REVUE DES DEUX MONDES.
de Périclès. L'Étrurie reçut le contre-coup de ces révolutions : elle
fut pénétrée par les idées nouvelles; des guerres civiles éclatèrent
au sein des villes, et la constitution séculaire de la confédération
fut altérée. Ces troubles eurent pour résultat immédiat de relâcher
le lien fédéral, et les Latins, émus eux-mêmes par l'amour de la li-
berté, crurent l'occasion favorable pour se délivrer à la fois de leurs
rois et de la domination étrusque.
Tout le monde sait comment la royauté fut définitivement abolie.
Ce que l'on sait moins, c'est que Rome fut soumise de nouveau par
les Étrusques et rattachée à leur confédération d'une manière étroite.
La rébellion des Romains et leurs premiers succès contre les villes
alliées des Tarquins émurent les Toscans et suspendirent leurs que-
relles intestines. On s'intéressait peu aux podestats chassés, et on
les abandonna assez promptement; mais on ne pouvait abandonner
la clé du Tibre, c'est-à-dire Rome; on ne pouvait laisser couper les
communications avec la Gampanie et Igs douze cités qui formaient
la confédération du sud. Porsenna, lars de Clusium, fut reconnu
pour chef militaire ; l'armée, formée des contingens réglés parla
loi et fournis avec zèle par chacun des peuples de la Toscarje, vint
assiéger Rome. Rome, incapable de résister à tant de forces réu-
nies, ou capitula ou fut prise. Ce souvenir révolta plus tard l'orgueil
du peuple-roi; on le déguisa sous d'héroïques légendes; on nia
même un fait que l'éloignement des temps permit d'altérer. Por-
senna ne fut plus qu'un voisin débonnaire, encadré par les figures
romanesques de Scœvola, de Clélie et d'Horatius Coclès; mais la
critique moderne ne se paie plus d'anecdotes, et confond les men-
songes officiels imposés aux écrivains latins par les aveux involon-
taires des historiens eux-mêmes. Quand ils nous font savoir, par
exemple, que le sénat envoya les insignes de la royauté à Porsenna,
c'est-à-dire le sceptre, la robe de pourpre et le trône d'ivoire, il est
aisé de discerner qu'un tel hommage était moins un acte de recon-
naissance qu'un acte d'éclatante .soumission. S'ils parlent des otages
livrés avec Clélie, nous songeons aussitôt que ce sont les vaincus
d'ordinaire, et non les vainqueurs, qui remettent des gages d'o-
béissance et de fidélité. Pline le naturahste, qui n'était point sur
ses gardes lorsqu'il décrivait les métaux, et qui oubliait les fictions
de la politique tandis qu'il poursuivait la science et la vérité, a
écrit cette phrase : Dans le traité que Porsenna accorda au peuple
romain, nous trouvons cette clause expresse que les Romains renon-
ceraient à l'usage du fer, excepté pour cultiver la terre. Quoi!
livrer ses armes, convertir tout le fer qu'on possède pour se dé-
fendre en bêches et en socs de charrue! Quelle condition est plus
dure, quel abandon plus humiliant? Du reste. Tacite, le grave et vé-
UN PRÉJUGÉ SUR l'aRT ROMAIN. 319
ridique historien, a eu entre les mains une pièce que Tite-Live avait
ignorée, ou qu'il n'avait osé publier. Après l'incendie du Capitole,
Vespasien reconstitua les archives, qui avaient péri, en réunissant
les documens dispersés ou cachés dans toute l'Italie. Tacite connut
alors le véritable traité de Porsenna : c'est pourquoi, en déplorant
la destruction du Gapitole par la faction de Vitellius, il s'indigne et
s'écrie que jamais une semblable profanation n'avait été commise,
ni lorsque les Gaulois s'étaient emparés de la ville, ni lorsque Rome
s'était rendue à Porsenna.
En effet, qu'on rapproche dans le second livre de Tité-Live et
dans le cinquième de Denys d'Halicarnasse le récit des négocia-
tions avec le lars de Clusium, la venie fictive de ses biens, sa gé-
nérosité envers les Romains, les soins merveilleux dont les Roaiains
entourent son armée, la nomination de deux dictateurs, à cinq ans
d'intervalle, qui s'appelaient lat^s ou lartius, titre propre aux Étrus-
ques; qu'on oppose les témoignages contradictoires des Romains
et leurs commentaires embarrassés, et l'on ne doutera plus de la
prise de Rome par les Étrusques. Ils ne pouvaient souffrir à aucun
prix que les communications fussent interrompues entre les deux
confédérations du centre et du sud de la péninsule. Ce résultat ob-
tenu, ils firent bon marché des Tarquins; après avoir désarmé
Rome, ils la traitèrent avec douceur : ils lui laissèrent sa constitu-
tion intérieure et ses libertés civiles, en assurant leur suprématie,
leur droit de passage, et en resserrant le lien fédéral.
C'est pourquoi, dès le premier siècle de la république, les rela-
tions de Rome avec l'Étrurie furent, non pas rompues, mais aussi
fréquentes que jamais. Les pontifes aussi bien que les hommes d'état
gagnaient à ce commerce et recherchaient les leçons de leurs voi-
sins, plus civilisés et habiles dans l'art de se concilier la faveur des
dieux. On envoyait chaque année de jeunes patriciens, appartenant
aux premières familles, résider à Cœré, afin d'y apprendre la lan-
gue et les rites étrusques. Ces relations expliquent l'ardeur avec
laquelle les Romain^ secoururent Clusium menacé par les Gaulois;
elles expliquent pourquoi ils confièrent leurs femmes, leurs enfans
et leurs dieux, c'est-à-dire ce qu'ils avaient de plus précieux, aux
habitans de Cœré, lorsque la défaite de l'Allia les réduisit à aban-
donner Rome. Au lieu de s'adresser à quelque peuple des monta-
gnes ou à une colonie grecque, ils ne virent point d'amis plus sûrs
que les Étrusques, et dans la détresse, leur première pensée fut
pour eux.
Plus on étudie les détails de la vie romaine pendant les pre-
miers siècles de la république, plus on y sent les emprunts faits à.
l'Étrurie : religion, sacrifices, collèges de devins, culte des lares.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
costumes des magistrats et pompe triomphale, jeux publics, festins,
industrie, tout atteste les efforts des Romains pour imiter les Étrus-
ques, ou, si l'on veut, leur impuissance à résister au courant d'une
civilisation supérieure. L'art présente les mêmes indices, et les faits
prouvent assez que les républicains, loin de répudier les grands
travaux des rois, les continuèrent et s'en firent honneur. Les patri-
ciens, du reste, s'étaient partagé le pouvoir royal, et jusqu'à ses in-
signes. Le temple de Jupiter Capitolin, construit sous deux règnes,
fut achevé pendant les premières années de la république. Aussitôt
un débat s'éleva entre les consuls, Horatius Pulvillus et Valérius
Publicola, chacun réclamant la gloire de présider à la consécration.
Valérius était absent; sa famille et ses cliens prirent son parti; toute
la ville fut en émoi, et rien ne prouve mieux que le souvenir des
Tarquins ne faisait haïr ni les monumens qu'ils avaient élevés ni
l'art étrusque. Les cloaques ne parurent point non plus si odieuses
et si indignes d'être imitées, puisque dès la fin du premier siècle
de la république on construit l'émissaire d'Albano, cet admirable
souterrain voûté qui traverse la montagne et sert encore à l'écou-
lement des eaux du lac. Des artistes étrusques bâtirent la maison
de Valérius Publicola ; or ce ne fut point la beauté de ce palais qui
excita les soupçons du peuple, mais sa situation sur le Palatin : on
craignait qu'il ne se transformât en forteresse, et ne facilitât un coup
de main contre la liberté. La sculpture non plus ne fut point pro-
scrite : la louve de bronze du Capitole, le buste de Brutus, quelle
qu'en soit la date, montrent l'importance et le style purement étrus-
que des œuvres commandées officiellement. Les images des ancê-
tres, qui remplissaient l'atrium des familles nobles et qu'on multi-
pliait religieusement, supposent un développement continu de la
plastique. L'industrie suivait l'art, ou plutôt elle le précédait. Les
mœurs républicaines n'étaient point aussi attachées à la pauvreté
que l'ont prétendu plus tard les moralistes, qui vantaient le passé
pour condamner le présent. Les dames romaines étaient couvertes
de bijoux qui furent, dans les crises suprêmes, d'un grand secours
pour le trésor public. Camille trouva sans peine 1,000 livres pesant
d'or pour éloigner les Gaulois. Il ne faut pas oublier que la rue des
Toscans [Tusais viens) était une des plus fréquentées de Rome,
qu'elle était au pied du Capitole et du Palatin, que les artistes étrus-
ques y vivaient nombreux et riches, que la faveur publique les pro-
tégeait, orfèvres, potiers, fabricans de bronze ou sculpteurs, mar-
chands d'armes ou de miroirs, de candélabres ou de trompettes. Là
aussi se rencontraient les belles courtisanes venues d'Etrurie, que
la sévérité des mœurs républicaines ne chassait point de la ville,
à ce qu'il paraît. Enfin on ne peut qu'être frappé du témoignage de
UN PRÉJUGÉ SUR l'aRT RO.MAIN. 321
Varron, qui nous assure que de son temps tous les temples étaient
remplis d'objets d'art venus d'Étrurie. Le pillage les avait accumu-
lés autant que le commerce, puisque de la seule ville de Vulsinii
l'armée romaine avait rapporté deux mille statues. Rome elle-même
devait avoir l'aspect d'une ville étrusque avant d'être brûlée par
les Gaulois; c'est pourquoi les citoyens, au lieu de remuer des mon-
tagnes de cendres et de rebâtir une cité entière, trouvaient naturel
de transférer la capitale à Yéies, prise récemment et dépeuplée.
Rien ne les choquait, rien ne leur paraissait insolite et gênant dans
une ville étrusque : ils se trouvaient chez eux. Il fallut toute l'élo-
quence de Camille et tous les efforts du sénat pour retenir les Ro-
mains sur le sol natal et leur faire reconstruire leurs maisons. L'in-
cendie des Gaulois fut pour Rome ce que l'incendie de Xerxès avait
été pour Athènes : l'occasion de se relever en désordre, à la hâte,
mais rajeunie, plus belle, et bientôt parée de chefs-d'œuvre.
Il ne faut donc pas admettre sans réserve le paradoxe de la sim-
plicité républicaine et les déclamations banales contre la grossièreté
de l'aristocratie romaine. Les patriciens de Rome, s'ils n'eurent
que tard le goût du luxe et des jouissances personnelles, eurent
toujours l'amour de la grandeur publique; ils ne reculaient devant
aucun sacrifice dès qu'il s'agissait de l'éclat de leur ville. Selon
l'expression du poète, leurs ressources privées étaient modiques,
leurs ressources publiques immenses. Les dépouilles des vaincus
alimentaient sans cesse le trésor. Les magistrats tenaient à honneur
de se ruiner pour justifier leur élection ou pour gagner de nouveau
les suffrages du peuple. Un patriotisme passionné, le désir de se
concilier la faveur des dieux, des vœux ou des superstitions profi-
tables à l'art, un noble orgueil qui voulait immortaliser une vic-
toire ou rappeler les services rendus par les ancêtres, la nécessité
d'occuper les plébéiens et de leur distribuer des salaires mérités,
tout contribuait à faire entreprendre par les chefs de l'état de belles
constructions en temps de paix, de grands travaux en temps de
guerre, car l'armée romaine était une armée d'ouvriers, prompte à
construire les voies, les ports, les aqueducs, soumise encore à la
corvée des Étrusques, quoique cette corvée fût ennoblie par l'éga-
lité militaire et par la discipline. Je ne puis m'empêcher de voir
dans l'aristocratie de Rome le type de ces fortes aristocraties qui
ont illustré les républiques italiennes au moyen âge, la république
de Yenise notamment, dont les chefs accroissaient la splendeur aux
dépens de tout l'Orient. Dans le principe, les patriciens romains con-
fondaient peut-être les artistes avec les artisans, mais ils aimaient
l'art. N'est-ce pas un fait singulièrement significatif que de voir un
Fabius, c'est-à-dire un membre de la plus illustre famille, obtenir
TOME LVI. — ÎSeS, 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
le surnom de ■peintre [pictor) et décorer de ses mains un temple
tout entier? Le poète tragique Pacuvius, neveu du grand Ennius,
suit son exemple et peint le temple d'Hercule. L'architecture sur-
tout, qui est l'expression d'un peuple et la manifestation directe de
sa grandeur, fat encouragée par les Romains. Tout était prétexte
pour élever un monument, et l'émulation redoublait dès qu'il s'a-
gissait de le consacrer. Le lendemain de la fondation de la répu-
blique, les consuls se disputent le droit d'inaugurer le temple de
Jupiter Gapitolin. La querelle ne sera pas moins vive entre Servi-
lius et Appius Claudius pour la dédicace du temple d'Hercule l'an
de Rome /i93. Après la victoire du lac Régille, on bâtit un temple à
Saturne, un autre aux Dioscures. Spurius Cassius, pour frapper
l'imagination du peuple, construit à ses frais un temple somptueux
et le dédie à Gérés. Il est mis à mort : aussitôt le sénat prélève sur
ses biens confisqués une somme considérable afin de faire couler en
bronze une statue de la déesse. Appius Claudius, à son tour, fait
édifier le temple de Bellone, et obtient ainsi le droit d'y suspendre
les portraits de ses ancêtres peints sur des boucliers. Les auteurs
anciens nomment trente et un temples bâtis par la république avant
la conquête de la Grèce, et ce nombre sera au moins doublé, si l'on
considère ceux qu'ils ont dû omettre, puisqu'ils ne citent les mo-
numens qu'incidemment, pour préciser une date, alléguer un fait,
encadrer un récit. Outre les temples, les grands travaux d'utilité
publique qui caractérisent l'art romain, les vastes édifices qu'exi-
gent les affaires et les plaisirs d'un peuple libre, sont entrepris
avant la conquête de la Grèce, voies, ponts, aqueducs, cloaques,
émissaires, forums, curies, cirques, monumens honorifiques, ave-
nues de tombeaux prolongées à travers la plaine de Rome. Les Ro-
mains ont eu bien tort de répudier leur passé quand ils se sont
laissé enivrer par les séductions de l'art grec. Non, ils n'ont point
été des barbares pendant cinq siècles; non, ils n'ont pas méprisé
les arts et vécu sous le chaume, ou sacrifié dans des sanctuaires
grossièrement préparés; non, ils n'ont pas repoussé les œuvres de
la sculpture, les bronzes soigneusement ciselés, les meubles élé-
gans, les bijoux, et même les produits de l'industrie étrusque, sans
cesse importés et bientôt fabriqués à Rome. Les Romains ont subi
l'influence salutaire que l'art d'un peuple exerce sur l'art de voi-
sins moins avancés; ils ont reçu beaucoup des Étrusques, ils se sont
approprié énergiquement ce qu'ils ont reçu, et je vais essayer
d'expliquer pourquoi l'art grec, avant d'être triomphant, a ren-
contré chez les Latins une opposition raisonnée qu'on pourrait croire
nationale.
UN PRÉJUGÉ SUR l'aRT ROMAIN. 323
II.
Les Romains unissaient par excellence à l'esprit de conquête l'es-
prit d'assimilation, qui rend les conquêtes durables, surtout les
conquêtes intellectuelles. Ils ont emprunté beaucoup aux sociétés
qu'ils renversaient et aux pays qu'ils soumettaient; mais leurs em-
prunts étaient dirigés par un sens pratique, par une forte concep-
tion de leurs besoins, par une volonté nette de tout marquer au
sceau de l'unité.* Rome était ouverte à toutes les idées, à la condi-
tion que toutes les idées devinssent romaines et fussent subordon-
nées à ses usages comme à ses lois. Les religions étaient admises
sans conflit, des temples étaient élevés aux nouveaux cultes, dès
que ces nouveaux cultes sacrifiaient aux dieux du Gapitole et s'as-
sociaient aux prières faites au nom de l'état. Sérapis, Mithra, Sa-
bazius, les divinités de l'Orient le plus reculé eurent des autels
dans le grand Panthéon romain, parce que leurs adorateurs recon-
naissaient la religion d'état. On remarquera en effet que les ma-
gistrats romains ne disaient jamais aux chrétiens qu'ils faisaient
torturer : « Renoncez à votre Dieu, » mais bien : « Sacrifiez aux
nôtres! » De même, dans les lettres, les Latins ne commencèrent à
être de simples traducteurs des Grecs que pour devenir leurs émules
et pour fonder une littérature nationale. On voulut sur la scène des
personnages portant la toge romaine et non plus le pallium grec.
Plante, dans des cadres grecs, peignit surtout les mœurs romaines;
Virgile se fit le rival à la fois d'Hésiode et d'Homère, et, quoique
leur imitateur, il tendait par un effort continu à créer des œuvres na-
tionales; Horace soumit à la même transformation la poésie lyrique,
en même temps qu'il illustrait un genre proprement latin, la sa-
tire. Ce don d'assimilation, les Romains l'avaient manifesté de bonne
heure en présence de l'art étrusque. S'ils avaient adopté ses prin-
cipes et ses formes, ils avaient modifié et singulièrement agrandi
ses applications. Ils avaient repoussé les sujets, les symboles, les
monstres, les représentations fantastiques, que l'Étrurie avait em-
pruntés à l'Orient pour les reproduire par des sculptures et des
peintures innombrables; leur sens droit et pratique répugnait aux
chimères; ils étaient déjà les représentans du génie occidental. Ni la
mollesse ni les images voluptueuses de l'Étrurie n'avaient eu accès à
Rome. Les Romains ne chargeaient point leurs doigts de bagues et de
pierres finement gravées, mais ils devancèrent les Étrusques dans
l'art de frapper la monnaie, moyen d'étendre leur influence, leur
commerce, leur domination. L'architecture les avait surtout séduits,
et cependant ils la marquèrent, dès les premiers siècles de la repu-
32i REVUE DES DEUX MONDES.
blique, d'une empreinte forte, grandiose, nationale. Ce ne furent
point les Étrusques qui leur apprirent à bâtir avec des blocs de ro-
chers de forme polygonale des voies admirables qui devaient éter-
nellement durer. L'arc plein-cintre et la voûte leur furent transmis
par les architectes toscans; mais on ne trouve en Toscane ni les
aqueducs magnifiques, à trois étages superposés, ni les ponts qui
ont bravé l'effort du temps et qu'on voit encore à Rome, ni les arcs
de triomphe, ni les tunnels et les cloaques gigantesques que la ré-
publique a construits. Gomment donc s'étonner si le génie romain,
devenu plus puissant et plus mâle, a réagi sur l'art grec à son
tour, se l'est assimilé, a profité de sa richesse et de sa splendeur,
en le pliant à ses besoins, à ses convenances, à sa sévérité? Tout
était instrument dans les mains de Rome ; les autres civilisations
étaient ses tributaires; elle y prenait son bien, et tout venait se
fondre dans le creuset de la grandeur romaine.
Les historiens latins contiennent de trop rares détails sur les arts
pour qu'il soit facile d'alléguer les preuves de ce que j'avance;
mais la rareté même des faits de ce genre rend plus significatifs
ceux qu'on peut recueillir. Jusqu'à la guerre de Pyrrhus, les Ro-
mains connurent mal les Grecs : quoiqu'ils eussent envoyé des am-
bassadeurs copier à Athènes les lois de Selon, ils méprisaient trop
les étrangers pour les étudier. Ils avaient quelques rapports avec
les colonies grecques du sud de l'Italie, ils n'en avaient point avec
la Grèce proprement dite. Rien ne montre mieux leur ignorance
des affaires helléniques que le rapprochement de deux statues éri-
gées en plein comice, au-dessus du Forum, de manière qu'elles
présidaient en quelque sorte à la majesté des assemblées politiques.
L'une des statues représentait Pythagore, un voisin, le grave légis-
lateur du sud de l'Italie, et ce choix était digne de Rome. L'autre
représentait Alcibiade, l'efféminé, le dissolu, le coi^tempteur des
dieux et des lois de la patrie, que les Romains se figuraient sans
doute aussi sage que Pythagore et dont ils n'entendirent parler que
lorsqu'il arriva en Sicile à la tête des Athéniens. Peut-être Alci-
biade avait-il séduit leurs ambassadeurs par sa personne et par ses
belles promesses.
C'est après la conquête des riches colonies de la Grande-Grèce
que l'on doit chercher les traces d'une résistance réfléchie à l'art
grec. Les esprits étaient partagés, il est vrai : les uns se jetaient
avec ardeur au-devant du génie grec, convoitaient ses chefs-
d'œuvre, étudiaient ses principes; les autres accueillaient avec
défiance les produits môme merveilleux d'une civilisation qui ne
leur apparaissait qu'épuisée et corrompue. Le luxe, la mollesse, la
débauche, leur semblaient le cortège inséparable d'un art trop raf-
UN PRÉJUGÉ SUR l'aRT ROMAIN. 3"25
fmé. A la tète des premiers était Marcellus, qui remplit Rome des
dépouilles de Syracuse et qui était passionné pour l'art grec , la fa-
mille des Scipions, Paul-Émile, les Flamininus, les Fulvius; à la
tête des seconds, Gaton, Fabius Maximus, Mummius et d'autres. Le
peuple reprochait à Fabius de n'avoir pas apporté à Rome les sta-
tues qui ornaient Tarente conquise. « Laissons aux Tarentins leurs
dieux irrités, » répondait dédaigneusement Fabius, qui comptait
cependant un peintre et un savant parmi ses ancêtres; mais ce
peintre et ce savant avaient été inspirés uniquement par l'esprit
national. On a souvent tourné en ridicule la recommandation de
Mummius aux entrepreneurs qui se chargeaient de transporter à
Rome le butin de Gorinthe. Pour moi, je serais beaucoup plus porté
à ne voir dans la menace de Mummius que du mépris affecté et /le
l'ironie. Les hommes nouveaux, Cicéron et ses amis, se jetaient
avec ardeur au-devant de la Grèce, sentant que ses lumières et son
libre génie abaisseraient devant eux les barrières. L'aristocratie,
par le même motif, s'attachait aux vieux usages, et en vérité, si
nous oublions un instant notre respect filial pour la Grèce et nous
plaçons au point de vue des hommes d'état de Rome, le parti con-
servateur avait raison. L'amour de l'art grec allait servir de voile
à la soif immodérée des richesses et de prétexte à d'incroyables
rapines. Le procès de Verres ne sera pas seulement un grand scan-
dale, ce sera aussi l'explosion du mal qui atteint toute la société ro-
maine. Les orateurs qui se prétendaient incorruptibles à l'or se lais-
seront gagner par le don de quelque chef-d'œuvre venu d'Athènes
ou d'Égine. Les proconsuls pilleront les provinces au nom de leur
passion pour le beau. Les particuliers se procureront par tous les
moyens les sommes nécessaires pour payer un vase myrrhin ou une
petite planche peinte par Apelle. A la suite des œuvres du grand
art s'introduiront les meubles précieux, les raffinemens de l'indus-
trie, l'attirail des festins, les plaisirs enivrans, et du même coup
le faste, la mollesse, la corruption. L'histoire n'a que trop justifié
les prévisions des sages et les craintes des cœurs républicains. La
découverte des bacchanales et des sanglantes orgies professées par
les Grecs sur l'Aventin fut une lueur terrible.
11 faut avoir présentes ces considérations d'un ordre plus élevé
pour s'expliquer l'opposition acharnée et parfois mesquine du sé-
nat à l'invasion morale de la Grèce. Marcellus a-t-il bâti un temple
à la Valeur et désire-t-il le consacrer en même temps à V Honneur,
on l'arrête, on lui objecte les rites nationaux qui s'opposent à ce
qu'on réunisse deux divinités dans un seul sanctuaire, et l'archi-
tecte de Marcellus est obligé de refaire et de doubler le temple.
Fulvius Flaccus a-t-il enlevé les belles tuiles de marbre d'un temple
3'26 REVUE DES DEUX MONDES.
du Brutium, voisin de Crotone, pour couvrir son temple de la For-
lune équestre, le sénat le condamne à reporter à l'extrémité de
l'Italie toute la toiture qu'il a dérobée. Métellus veut-il dédier deux
temples à Jupiter Stator et à Juiwn, semblables, contigus, faits de
marbre, ornés de statues grecques et de peintures exécutées par
des artistes grecs, on saisit une occasion puérile pour lui témoigner
le mécontentement du parti national et rendre son œuvre incom-
plète et presque ridicule. Les porteurs s'étaient trompés et avaient
placé la statue de Junon dans le temple destiné à Jupiter, celle de
Jupiter dans le temple destiné à Junon. Les pontifes s'opposèrent à
tout changement. <( Les dieux avaient manifesté leur volonté, di-
rent-ils, » et les temples continuèrent de présenter un contraste
chpquant entre les sujets des peintures qui les décoraient et les
divinités qui les occupaient. Le temple du Capitole a-t-il brûlé, le
tout-puissant Sylla lui-même n'osera pas en changer le plan et l'as-
pect. En vain Rome est devenue grecque; il s'agit du grand sanc-
tuaire national, et l'amour de l'architecture grecque cède au sen-
timent patriotique. On copie l'ancien temple avec ses proportions
lourdes, sa façade basse et large, on en reproduit l'ordonnance et les
détails : la seule différence, c'est la beauté des matériaux. Pompée
veut-il flatter les passions du peuple romain en construisant un
théâtre en pierre, il rencontre une résistance sage et politique chez
ceux qui défendent les anciens usages et savent qu'un théâtre per-
manent ne peut que détourner les citoyens des affaires publiques
en les accoutumant à de perpétuels plaisirs. Il ne surmonte même
cette résistance qu'en faisant bâtir un temple à Vénus victorieuse
au sommet du théâtre, qui devenait ainsi un lieu sacré, de même
que les gradins destinés aux spectateurs devenaient les degrés du
sanctuaire.
César, le plus adroit et par cela même le plus coupable des am-
bitieux, connaissait bien les scrupules du parti conservateur : il fei-
gnait de les partager; il respectait des préjugés qui lui paraissaient
sans importance, afin de renverser plus sûrement les lois essen-
tielles de l'état. Quand il bâtit le temple de Venus Genitrix, il
voulut qu'il fût conforme à l'ancien style; les colonnes étaient rap-
prochées, pesantes, nous dit Yitruve. César étalait ainsi une rigi-
dité qu'il jugeait convenir à sa dignité de grand pontife; il affectait
le respect des traditions, et ce jeu semble s'être perpétué après sa
mort, car le temple que les triumvirs lui élevèrent sur le Forum,
cà la place même où le bûcher avait consumé son corps, était égale-
ment d'ancien style.
Du reste, la puissance de ro])inion était telle, le vieil esprit ro-
main protestait si vigoureusement, que des hommes plus honnêtes-
UN PRKJUGÉ SUR l'aRT ROMAIN. 3'27
que César se sentaient astreints officiellement à riiypocrisie. Gicé-
ron, qui adorait l'art grec et connaissait si bien tous ses chefs-d'œu-
vre, parlait avec insouciance des tableaux et des statues volés par
Verres lorsqu'il s'adressait à ses juges : pour les flatter, il jouait
l'ignorance; il paraissait chercher les noms des artistes et ne les
point savoir; le ton ajoutait au dédain. Ce n'était pas seulement une
comédie d'avocat, c'était la comédie d'un politique qui ménageait
sa popularité.
Ainsi l'art grec n'a point pénétré à Rome sans résistance, et cette
résistance n'aurait eu ni gravité ni point d'appui, si les Romains n'a-
vaient possédé déjcà un art national. L'étude des monumens jette de
sûres clartés sur une question historique singulièrement méconnue.
Je ne parle point de la peinture dont les œuvres ont disparu, ni
même de la plastique, étrusque d'abord, puis fascinée par la per-
fection de la sculpture grecque. Cependant l'habitude de mouler le
visage des morts, les images en cire des ancêtres conservées dans
l'atrium, les statues élevées aux citoyens qui méritaieht bien de la
patrie, l'orgueil aristocratique aussi intéressé que l'ambition plé-
béienne à consacrer les personnalités éclatantes, tout a contribué à
imprimer aux œuvres qui datent de la république un accent, une
réalité, une précision, un sentiment énergique de la nature qui va
jusqu'à la dureté, et qui répugnera longtemps à l'idéal doux et
enveloppé de la Grèce.
Mais l'art qui exprime le plus puissamment le génie d'un peuple,
qui manifeste sa grandeur et satisfait son esprit de domination, c'est
l'art de bcîtir. Les Romains, en couvrant de leurs constructions le
sol italien et bientôt le monde, semblaient en prendre possession
pour l'éternité; le sceau qu'ils imprimaient devait en effet survi-
vre à leur conquête et à leur existence même. Aussi l'architecture
romaine est-elle constituée de bonne heure. Elle crée des œuvres
originales et grandioses que les Étrusques ne lui ont point ensei-
gnées et que les Grecs ne pourront qu'imiter à leur tour. Elle ne
cherche point des proportions exquises, ni des détails raffinés; elle
vise à l'utile et au grand. Le temple, ce type que les Hellènes em-
bellissaient et caressaient sans cesse, et qui est l'unité vivante de
leur architecture, les Romains le copient simplement, en Étrurie
d'abord, plus tard en Grèce. Les dieux sont satisfaits, les rites ob-
servés, cela suffiit. Les constructions civiles au contraire absorbent
toute leur attention; c'est là qu'ils sont incomparables, c'est là qu'ils
deviennent créateurs par la hardiesse de leurs plans et l'étendue de
leurs entreprises. Dès qu'il s'agit d'assainir la ville, de la fortifier,
d'y amener les sources des montagnes lointaines, de préparer le
théâtre des assemblées, d'abriter la vie politique sous toutes ses
32S r.EVUE DES DEUX MONDES.
formes, de sécher les marais, de féconder les campagnes, de con-
struire des ponts sur les fleuves les plus impétueux, d'établir des
routes qui porteront leurs armées jusqu'aux extrémités de l'Italie^
les Romains n'empruntent rien aux Grecs; ils méritent de leur servir
de modèles : ils montrent au monde des modèles que le monde a
souvent désespéré d'égaler. Chez tous les peuples, le plus grand
éloge qu'on puisse faire d'un monument, l'expression la plus forte
pour désigner la grandeur d'un ouvrage, n'est-ce pas de dire qu'il
est digne des Romains?
Ceux qui subordonnent dans leur pensée l'art romain à l'art grec
oublient sur quels principes bien difîérens de construction tous deux
s'appuient. L'un n'admet que la plate-bande et les portées horizon-
tales, l'autre préfère le plein-cintre et la voûte; l'un ne veut que de
grands matériaux, dont les joints reposent sur des colonnes ou des
piliers écartés, l'autre emploie les plus petits élémens, brique, blo-
cage, pouzzolane, et les jette sur des moules gigantesques; l'un
rase la terre et s'harmonise avec les lignes tranquilles des horizons,
l'autre s'élance hardiment vers le ciel, ou résiste, sous le sol, à des
fardeaux immenses. Qu'on ne croie pas, comme il arrive souvent,
que l'art romain n'ait atteint sa grandeur qu'au siècle d'Auguste^
parce qu'il s'était nourri de toute la moelle de l'art grec. C'est sous
la république que sont conçues les entreprises les plus hardies,
c'est sous la république que les types les plus beaux sont créés.
L'empire ne fait qu'étendre et multiplier les exemples que les siè-
cles de liberté lui ont légués.
Ainsi l'on avait construit, bien avant la conquête de la Grèce, ces
voûtes souterraines qui conduisaient jusqu'au Tibre les eaux im-
pures, et ces arcs légers qui amenaient comme en triomphe, à tra-
vers les plaines et les vallées, l'eau des sources les plus fraîches. Les
Grecs, peu épris du bien-être, établis sur des rochers ou des som-
mets escarpés, n'avaient ni cloaques ni aqueducs. Du moins leurs
aqueducs étaient de simples tuyaux de poterie ou des entailles
rectangulaires faites dans le roc et couvertes par des tuiles plates
comme un caniveau. On voit encore à Athènes, à Syracuse, de ces
conduits d'une simplicité primitive. Les Étrusques, il est vrai,
avaient enseigné aux Latins à construire sous la terre des émissaires
voûtés; mais combien les débris qu'on trouve en Toscane sont infé-
rieurs à ceux qu'on trouve à Rome! Du premier coup, les disciples
dépassèrent leurs maîtres. Les cloaques, commencées par les rois,
continuées, étendues, réparées par la république, font encore l'ad-
miration de la postérité. Nous construisons sous les rues de Paris un
réseau d'égouts qui coûtent des sommes immenses; mais ils dure-
ront peu, et l'on n'osera les comparer à ces voûtes en belles pierres
UX PRÉJUGÉ SUR l'art ROMAIN. ZHd
soigneusement appareillées qui ont défié l'efTort de vingt-cinq siè-
cles. L'émissaire qui maintient le niveau du lac d'Albano est intact,
il sert encore, et les Romains l'ont creusé et revêtu de larges as-
sises au temps de leur plus grande pauvreté, pendant leur lutte
désespérée contre Véies. C'est l'austère Gaton qui dépensa, étant
censeur, près de 6 millions pour la construction et la réparation des
cloaques. Dix ans après, l'an 580 de Rome, ce travail est repris par
Fulvius Flaccus, de sorte qu'il ne restera au gendre d'Auguste
qu'à construire les cloaques du quartier du Panthéon. C'est encore
la république qui jette les eaux du lac Yélinus dans le Nar (est-il
nécessaire de vanter la cascade de Terni?), qui dessèche les marais
qui s'étendaient entre Parme et Plaisance, qui assainit les marais
Pontins, ce fléau sans cesse renaissant de la campagne de Rome. Les
Grecs ne manquaient point de marais; mais ont-ils jamais songé à
faire ce qu'a fait Appius Claudius dès l'an de Rome /i/i2? Un
grand canal ouvre un passage aux eaux jusqu'à la mer; une chaus-
sée assure la solidité de la voie Appia; des ponts multipliés ouvrent
un passage aux torrens qui se précipitent des montagnes; trente
lieues carrées sont rendues au pâturage et à la culture ; trente-trois
villes, que Pline nous cite, respirent et cessent d'être décimées par
la fièvre. César, Auguste et Pie VI ne pourront rien faire de mieux
que d'imiter le vieil Appius. Nous-mêmes, si nous voulons compren-
dre la difficulté de semblables entreprises, nous considérerons les
Landes et notre impuissance à les reconquérir d'un seul coup sur
les eaux.
Les aqueducs ont amené et amènent encore aujourd'hui à Rome
les eaux les plus abondantes et les plus belles du monde; mais,
lorsque le voyageur admire le volume des fontaines jaillissantes ou
cette longue suite d'arcs mutilés qui font une des parures de la
campagne de Rome, s'informe-t-il de leur date? Ne les croit-il pas
plus récens qu'ils ne le sont? n'en rapporte-t-il pas l'honneur à la
magnificence impériale? Et cependant, sur neuf aqueducs qui exis-
taient anciennement, cinq dataient de la république. Dès l'an â/i'2,
l'aqueduc de la porte Capène était construit; dès l'an Zi82, Papirius
Cursor et Gurius Dentatus allaient détourner l'Anio, à vingt milles
au-dessus de Tibur, pour l'amener auprès de la porte Majeure, où
l'on voit encore des restes de ce grand ouvrage : le canal, en blocs
de pépérin, est engorgé de dépôts. Plus tard, Marcius Rex va cher-
cher sur la voie Valéria, au trente-troisième mille, l'eau qui gardera
son nom {aqua Marcîa), et qu'il supporte par soixante mille pas de
constructions; sept mille quatre cent quarante-sept pas sont des ar-
cades élégantes, qui aboutissent aujourd'hui près de la porte Ma-
jeure. En 629, les censeurs détournent, au onzième mille sur la voie
Latine, la source qu'on appelait aqua Tepula, et, pour l'élever jus-
s 30 UEVUE DES DEUX MONDES.
qu'au Capitole, ils établissent un second rang d'arcs sur l'aqueduc
de Marcius. Agrippa enfin, sous le consulat de César Octavien, as-
sure à la ville les eaux d'une cinquième source, située un peu plus
loin sur la voie Latine; pour ménager le terrain et des expropria-
tions d'autant plus dispendieuses qu'on était aux portes de Rome,
il fait construire un troisième rang d'arcades sur les deux autres,
de telle sorte qu'on avait trois étages superposés et trois conduits
distincts : à l'étage inférieur coulait l'eau Marcia, au milieu l'eau
Tepula, au sommet l'eau Julia. C'est ainsi qu'une sage économie et
la satisfaction intelligente des besoins croissans d'une capitale firent
créer ce magnifique ensemble d'architecture que les âges suivans
ne pourront qu'imiter. L'aqueduc de Carthage, celui de Ségovie, le
viaduc de Spoleto, le pont du Gard, ne sont que des répétitions du
type grandiose créé aux portes de Rome par les magistrats de la
république.
Une autre application de l'arc plein-cintre et de la voûte sert à
jeter sur les fleuves des ponts hardis et'durables. Les Grecs n'ont
construit que de petits ponts sur leurs torrens, presque toujours
guéables. Si les Étrusques en ont bâti de considérables, il n'en reste
point de traces, tandis que la plupart des ponts établis sur le Tibre
par les Romains ont résisté; ils sont beaux, ils sont l'œuvre de la
grande époque républicaine. Le pont Siiblicîus, longtemps en bois,
est remplacé par le pont Palatin l'an de Rome 575 : c'est Scipion
l'Africain qui l'achève. On passe encore sur le pont Fabrichis (692),
sur le pont Cestius, restauré par les empereurs Yalens et Yalenti-
nien, sur le pont Milvius [ponle Molle), et ce ne sont point les
Grecs qui ont donné aux Latins l'exemple de ces audacieuses et im-
muables constructions.
Que dire des voies romaines, sujet d'étonnement pour la posté-
rité? Nous pouvons leur comparer la voie Sacrée d'Eleusis ou la
rouLe antique qui conduisait du Pnyx au Pirée. Les Grecs entail-
laient le rocher sur une petite largeur, laissaient les roues du char
creuser leur ornière, et s'en allaient cahotés fièrement à travers les
montagnes et les ravins. Ce sont les architectes romains qui ont eu
de bonne heure l'idée de construire des levées, de niveler les pentes,
de préparer une assiette large pour les chemins, que des armées al-
laient traverser sans relâche, d'établir sur ces fondations un dallage
admirable, en blocs de rocher de forme polygonale, épais, soigneu-
sement agencés, comme les murs attribués aux Pélasges. Dès l'an
Ulû. de Rome, la voie Appienne va jusqu'à Gapoue, bientôt jusqu'à
Brindes; dès l'an 534, la voie Flaminienne atteint Rimini, tandis
que la voie Émilienne traverse l'Étrurie et se dirige vers la Gaule :
ce sont encore les trois routes principales de l'Italie moderne. C'est
aussi sous la république qu'on établit les colonnes milliaires, des
u.\ Fiiii.iuGÉ SUR l'art romaix. 331
trottoirs pour les piétons, des marchepieds pour les cavaliers, des
lieux de repos pour tous les voyageurs.
Je ne puis prolonger outre mesure les détails de ce genre; mais,
plus on examinera les diverses applications de l'architecture ro-
maine, plus on reconnaîtra combien elles diffèrent des applications
de l'art grec. L'ordre toscan est resté particulièrement cher aux
Latins, même quand ils ont admis les ordres grecs. L'arc de triom-
phe est essentiellement romain dans sa conception comme dans ses
élémens. L'amphithéâtre est bien plus grandiose que les théâtres
grecs, et dès les anciens temps on savait construire en bois des cir-
ques spacieux pour les courses. La tribune aux harangues, décorée
d'arcades supportées par des colonnes et de proues de navire ar-
mées de leurs éperons, offre un ensemble original dont la Grèce n'a
point donné le modèle, et que nous permet d'apprécier la monnaie
de la famille Lollia, qui porte le nom du tribun Palikanus. Les
tombeaux qui bordent les voies romaines et consacrent pompeuse-
ment à travers les vallées et les plaines le souvenir des grands ci-
toyens ont moins de perfection que les tombeaux et les stèles de la
Grèce; mais quel ensemble imposant, quelles proportions colossales,
quelle suite non interrompue d'efforts généreux pour fixer la gloire!
Les maisons des citoyens ne ressemblent guère aux maisons grec-
ques, étroites, avec leur gynécée à l'étage supérieur, avec leur pe-
tite citerne creusée dans le roc. La demeure patricienne est im-
mense; elle est bordée par quatre rues; elle a pris aux Etrusques
leur atrium, à quatre colonnes, pour l'agrandir, l'orner fastueuse-
ment, y rassembler sous les portiques les images des ancêtres, les
trophées de cent victoires, les cliens qui viennent chaque matin s'y
entasser pour escorter au forum leur puissant patron.
Je ne saurais trop le répéter, toutes ces réflexions ne s'appli-
quent point à l'art de l'empire, mais à l'art de la république, avant
l'asservissement de la Grèce. On sera donc dans le vrai en recon-
naissant aux Romains une indépendance dans leurs emprunts, une
liberté dans leurs imitations mêmes, qu'ils ont niée plus tard, soit
par dédain pour l'Étriirie, soit par enthousiasme pour la Grèce. On
a toujours le droit de récuser un peuple qui se calomnie lui-même.
La postérité ne s'y trompe pas, puisqu'elle distingue si nettement
les produits de l'art romain de ceux de l'art grec. Jamais nous ne
confondrons une statue grecque avec une statue romaine ; jamais
une médaille, un vase, un bijou, un ornement, ne nous embarrassent
lorsqu'il faut seulement discerner s'ils sont de fabrique hellénique
ou de fabrique latine. Quant aux monumens, les connaisseurs les
plus superficiels jugent d'un coup d'œil s'ils sont grecs ou ro-
mains, et jusque sur le sol de la Grèce on peut signaler à coup sûr
tes constructions qui datent de l'époque romaine, tant les styles
ôo2 REVUE DES DEUX MONDES.
sont (lifTérens, aussi bien que les tendances, les détails, le goût.
Mais si l'on se livre à un examen plus approfondi, on trouve que
les principes des deux peuples dans l'art sont également très dill'é-
rens. Les Grecs sont épris des proportions , et à l'aide des propor-
tions ils font paraître grand ce qui est petit; les Romains sont épris
de la grandeur matérielle et cherchent non-seulement l'impres-
sion , mais la réalité de la grandeur. Les Grecs s'attachent aux
formes exquises et poussent la délicatesse jusqu'à une divine per-
fection ; les Romains s'attachent à la force, au caractère, à-la soli-
dité immuable, à la durée. Pour les premiers, le beau est le but
suprême; pour les seconds, c'est l'utile. Les uns vivent dans le
monde idéal, rêvent des types et conversent avec ces dieux char-
mans qu'ils créent et rajeunissent sans cesse; les autres ont l'esprit
positif: ils sont aux prises avec le monde réel; l'état est leur dieu,
l'intérêt public leur rêve ; leur imagination s'attache à la terre pour
l'étreindre par la conquête; leur grande poésie, c'est l'ambition.
Les Grecs décorent avec amour leur petite ville ou leur sanctuaire
le plus célèbre, mais ils ont bientôt pourvu aux besoins ou à la pa-
rure d'une patrie qui ne s'étend pas au-delà de l'enceinte des murs;
les Romains se préparaient au gouvernement du monde : ils or-
naient leur ville comme une capitale, ils concevaient tout dans les
dimensions gigantesques, comme s'ils devaient donner un jour
l'hospitalité à l'univers. Pour les Grecs, l'art était une passion, une
jouissance de toutes les heures, une partie de la vie; pour les Ro-
mains, l'art n'était qu'un instrument, un moyen de préparer ou
d'assurer leur empire, une marque de possession, le sceau imprimé
sur les pays conquis ; l'art leur plaisait surtout pour illustrer leurs
victoires et pour étonner les hommes.
Ceux qui étudient l'histoire de l'art romain doivent donc être con-
vaincus de son originalité et saisir son caractère. Ramener tout à
l'unité est une loi tyrànnique qui ne flatte que l'ignorance; quand
il s'agit des productions de l'esprit humain, prouver leur diversité,
c'est créer une richesse, et la science aime à s'enrichir. Rome a
grandi entre deux maîtresses, l'Étrurie, qui l'a initiée aux arts, et la
Grèce, qui l'a éblouie par ses chefs-d'œuvre; mais son génie person-
nel, persistant, assimilateur, a choisi les élémens qui convenaient
à ses besoins. Tout a été refondu dans ce moule puissant d'où la
grandeur romaine est sortie, l'art comme les autres emprunts faits
aux civilisations voisines. L'art romain, précisément parce qu'il
subordonne l'idéal à l'utile, le beau au grand, les jouissances à la
politique, devient un type historique. S'il n'avait point été un type,
il n'aurait pu s'imposer plus tard en souverain et couvrir de ses
œuvres la surface du monde.
Beîu.é.
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS
THEODORE JOUFFROY.
Cours de Droit nuHirel. — Cours d'Esthétique. — Mélanges. — Nouveaux Mélanges.
5 vol., nouvelle édition, 1860-61. Hachette.
Yingt-trois ans à peine se sont écoulés depuis la mort de
M. Jouffroy. Dans cet intervalle d'un quart de siècle, que de ré-
rolutions dans les institutions, dans les mœurs, dans les idées!
Avec quelle rapidité la face du monde se renouvelle, et comme les
partisans de la philosophie du devenir ont beau jeu à une époque
comme la nôtre! Que de contrastes, si l'on rassemblait dans un ta-
bleau les principales questions de l'heure présente, mises en regard
de celles qui s'agitaient vers 1840! Pour ne parler que de la phi-
losophie, à part quelques vagues symptômes, déjà sensibles aux
esprits fins, M. Jouffroy aurait-il pu prévoir en mourant que, si peu
de temps après les triomphes d'une école auxquels il avait pris une
noble part , le spiritualisme aurait à subir de si rudes épreuves
jusqu'à voir un instant la popularité se retourner contre elle?
Ces révolutions périodiques dans les idées nous obligent à reve-
nir plus d'une fois sur certains noms désignés plus spécialement
par leur éclat même à d'injustes disgrâces de l'opinion dans ces
tumultes philosophiques qui semblent vouloir tout détruire et tout
remettre en question. Après plusieurs années de luttes opiniâtres,
il peut sembler utile de voir où nous en sommes, et parmi les re-
nommées qui nous sont chères, lesquelles ont succombé sous les
coups d'une polémique à outrance, lesquelles ont pu y survivre.
Relevons nos blessés et comptons nos morts.
ZT)!l REVUt; DlîS DEUX MO.NDES.
A deux reprises déjà, on a donné ici mènic le portrait de
AI. Jouflfroy; on a peint l'homme, l'écrivain, le penseur. Dès 1833,
M. Sainte-Beuve traçait dans la lîcvue un de ces portraits à plu-
sieurs égards définitifs, où excellait déjà son art incomparable (1).
Onze ans plus tard, M. de Rémusat, déplorant la mort récente du
philosophe , rassemblait dans une lumineuse étude les titres épars
de cette belle renommée (2). Chacun des deux peintres a mis dans
son œuvre quelque chose de lui-même, de son esprit, de sa phy-
sionomie. Ce que M. Sainte-Beuve a peint avec amour, ce qu'il a
placé sous le rayon le plus propice et dans le plus beau relief, c'est
l'expression poétique , rêveuse de son modèle, tel que Joseph De-
lorme devait le comprendre alors; c'est \ artiste comprimé, refoulé
par les devoirs austères de la science, qu'il a interprété avec une
prédilection marquée. Il se demandait si M. Jouffroy avait bien ren-
contré sa vocation la plus saisissante en s' adonnant à la philosophie.
Il croyait deviner l'ennui de l'âme sous cette logique et comme un
regret profond dans son regard d'exilé. Aussi l'engageait-il envers
le public, par des demi-confidences, à déployer dans quelque œuvre
d'art, dans un roman, sa psychologie réelle; il lui montrait du doigt
ce refuge brillant pour toutes les facultés de sa nature qui n'avaient
pas donné, pour toutes ces parties poétiques et pittoresques de son
talent restées sans emploi.
M. de Rémusat, très occupé de politique, profondément mêlé à
des mouvemens d'opinions qui avaient, quinze ans auparavant,
renouvelé tant de choses et produit une révolution, inclinait natu-
rellement à peindre dans M. Jouffroy l'un des plus nobles inter-
prètes des idées libérales de la génération à laquelle il appartenait
lui-même. De larges peintures de l'état des esprits vers la fin de
l'empire et sous la restauration préparaient et expliquaient la
jeunesse inquiète de M. Jouffroy. Sans négliger le côté philoso-
phique de son sujet, M. de Rémusat insistait particulièrement sur
les causes morales qui amenèrent la révolution de 1830, sur la
naissance et la formation des divers groupes d'écrivains qui renou-
velèrent alors la presse militante, enfin sur tous les points par où
la vie de M. Jouiï"roy a pu se rencontrer et même se confondre, à
certaines heures, avec l'histoire morale et politique du xix^ siècle.
Après ces deux maîtres, que nous reste-t-il à faire? Peut-être
l'étude plus spéciale du philosophe. Pour juger l'œuvre d'un écrivain
tel que M. Jouffroy, pour en apprécier les résultats définitifs, ceux
qui resteront acquis à la science, il est bon de n'être pas trop rap-
proché de lui par le temps ou par l'amitié. Il est bon de faire partie,
(1) 1" décembre 1833.
(2) l'-- août 1844.
PHILOSOPHES CONTEMPOPiAlNS. 335
non du groupe d'amis survivans, mais du public; le jugement est
plus libre ainsi. Peut-être aussi, à vingt-deux ans de distance,
sommes-nous placé à ce juste point de la perspective qui exige,
pour ces sortes d'appréciations, un certain éloignement dans le
temps, et qui permet à la postérité de rétablir les vraies proportions
des personnages et des idées. Depuis la mort de M. JoulTroy, bien
des aspects de la science ont changé ; des parties entières ont été
bouleversées par de brusques attaques, les limites reculées sur
certains points, envahies sur d'autres. Sous le feu de la polémique,
la doctrine de M. Jouffroy a pu trahir ses parties vulnérables. Pour
celles qui ont résisté à de si furieux assauts, on peut dire qu'elles
sont maintenant à l'épreuve.
1.
On se plaît parfois à choisir sa patrie idéale dans le temps et à
désigner l'époque où chacun de nous aurait cru trouver le plus noble
et le plus large emploi de ses facultés. Je croirais volontiers que
c'est de 1820 à 1830 qu'un homme d'intelligence voué aux ambi-
tions de la pensée et y subordonnant tout le reste devrait souhaiter
d'avoir vécu. D'autres momens du siècle furent plus glorieux par la
politique ou par les armes ; aucun ne le fut davantage par le mou-
vement des idées ou l'éclat des lettres. Il y eut là une époque unique
pour la libre et féconde variété des talens, pour toutes les nobles
curiosités en même temps éveillées et toutes les émotions du beau
en même temps ressenties, pour l'activité presque héroïque de l'es-
prit, qui se précipitait dans tous les sens à la conquête de l'inconnu,
et aussi pour la candeur du public, enthousiaste alors jusqu'aux
illusions. La philosophie critique n'avait pas encore flétri ces espé-
rances enchantées, ni désolé l'imagination neuve des générations
qui représentaient la jeunesse du siècle.
Ce fut comme un. renouvellement universel, une instauratio
tnngna de l'esprit humain. Ce fut au moins une immense espérance
de ces grandes choses. La poésie, l'histoire, la critique, la philoso-
phie, donnaient chaque jour, comme à l'envi et par une sorte
d'émulation illustre, des témoignages de ce que peut l'invention de
quelques grands talens, excitée par l'enthousiasme de l'opinion. On
put croire un instant qu'on allait assister à la naissance d'un grand
siècle. De magnifiques succès partiels encourageaient ces illusions.
Jamais peut-être, sauf au xvi" siècle et à la fin du xviir, l'esprit
humain ne manifesta une confiance plus ingénue en lui-même;
jamais la raison ne se persuada plus complètement qu'elle allait
enfin avoir raison et qu'on allait lui livrer, pour les réformer d'un
33(5 REVUE DES DEUX iMONDES,
coup, les institutions, les lois, les mœurs. On crut qu'on était sur
le point de saisir les formes durables de la vérité dans les systèmes,
du droit absolu dans les lois, du beau dans les arts. On s'imagina
qu'il serait possible de résoudre pacifiquement toutes les questions,
de manière à concilier les intérêts dans un ordre de choses qui ne
lut que l'expression du droit, et les passions les plus contraires
dans un programme idéal dont les articles ne contiendraient rien
moins que la règle équitable du pouvoir et de la liberté, la méthode
philosophique, la formule suprême de l'art : vaste tentative d'appli-
cation universelle de la raison à tous les problèmes, appuyée sur
une étude profonde de l'histoire et de l'esprit humain. Si elle échoua
en partie, ce ne fut ni par le défaut de talent dans les hommes qui
l'entreprirent , ni par le défaut d'ampleur dans la conception géné-
rale d'où elle était sortie.
L'esprit avait toute sa valeur alors; on en sentait la force, on le
respectait, on l'aimait, on lui frayait toutes les voies. Son règne se
marquait par les progrès de l'opinion publique, qu'il excitait en la
dirigeant, et qui, en lui obéissant avec empressement, assurait sa
souveraineté sur les mœurs publiques, et à la longue sur les insti-
tutions. En se modérant lui-même avec un tact exquis, il méritait
de régner, et il régna.
11 n'y avait peut-être pas au fond plus d'unité de vues et d'una-
nimité de croyances à cette époque qu'il n'y en a entre les hommes
de notre temps; mais les controverses étaient à la fois plus ardentes
et moins inutiles. Les questions posées alors ne dépassaient pas
certaines limites et ne divisaient pas les esprits par des abîmes.
Quelques principes, heureusement conservés au-dessus du tumulte
de la controverse , permettaient, sinon de s'entendre, au moins de
se comprendre. Ce qui manque aujourd'hui, ce sont ces points
communs, ces points de repère dans l'infini mouvant des opinions
humaines. Ce qui sépare les hommes, c'est la contradiction absolue.
Il en résulte deux choses : l'une facile à prévoir, l'inutilité de la
controverse; l'autre, qui est un effet assez singulier de la même
cause, le manque d'intérêt des discussions. Quand des adversaires
se trouvent jetés aux deux' extrémités de la pensée, ils ne parlent
plus le même langage ; tout point de contact manque à leurs idées.
Chez les esprits élevés, tout se borne alors à une exposition de prin-
cipes qui, ne s'inquiétant plus des objections possibles, tourne
insensiblement au monologue. Chez les esprits communs et natu-
rellement bas, l'impuissance de discuter se traduit en banales
injures contre les idées qu'ils ne comprennent pas, ou, plus sou-
vent , contre les hommes qui les représentent.
A l'époque dont nous parlons, il y avait plus de passion vraie
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 337
dans les débats, parce qu'il y avait moins de négations radicales
entre les hommes et les idées. Sauf peut-être en littérature, où
classiques et romantiques se faisaient une guerre d'extermination,
partout ailleurs on recherchait avec ardeur les principes sur les-
quels il y avait chance de s'entendre. Quand l'abbé de Lamennais
écrivait son Essai sur V indifférence, il philosophait à sa manière,
il faisait un système; c'était sur une théorie particulière de la
certitude qu'il établissait son apologétique paradoxale. Quand les
écrivains du Globe, quelques années plus tard, lançaient avec une
âpre et brillante passion leurs réquisitoires contre le dogmatisme
religieux, ce qu'ils attaquaient au fond, c'était la domination offi-
cielle des religions d'état, et du moins les vérités qui sont l'essence
religieuse du spiritualisme restaient en dehors de ces vives contro-
verses. De même en politique : les représentans les plus téméraires
du progrès n'allaient pas au-delà d'un libéralisme relativement
modéré. Et bien qu'ils eussent en face d'eux des préjugés opiniâ-
tres, des illusions rétrospectives, un idéal chimérique de gouverne-
ment patriarcal, le débat se renfermait dans certaines limites; il
n'était pas ouvert sur le principe monarchique lui-même, mais seu-
lement sur l'étendue et la nature des garanties dont il convenait
d'entourer l'institution.
Spectacle brillant, même dans sa confusion, que celui d'une telle
activité intellectuelle, d'une telle ambition, ardente à la fois et
mesurée, de ces grands travaux, de ces beaux rêves! Si tous ces
vastes espoirs ne furent pas remplis, la faute en est à l'immensité
de ces espoirs, à la lassitude prématurée de certains talens qui
n'allèrent pas jusqu'au bout de leur tâche, et aussi à la politique
active qui, de 1830 à 18Zi8, attira presque exclusivement à elle cet
essor des intelligences et les absorba. La politique ne rend jamais
les conquêtes qu'elle a faites» Parmi les grands esprits de cette
époque, les uns trouvèrent tout naturellement dans les affaires de
l'état une application nouvelle de leurs rares facultés; les autres
rencontrèrent dans les luttes de la tribune un attrait tout puissant,
une distraction enivrante aux études désintéressées qui avaient
illustré leur nom; d'autres enfin, entraînés par les préoccupations
publiques, cédèrent à la tentation d'une popularité facile : ils
transportèrent la politique dans les lettres, et ce mélange en altéra
l'idéale pureté. Mais ces ambitions de la pensée et de l'art, qui
avaient passionné pendant dix ans les plus nobles esprits, n'avaient
pas été stériles ; même à travers les défaillances des hommes ou
les échecs partiels des idées, il reste, de ces grandes tentatives et
de ces rencontres d'esprits supérieurs, comme une trace de lumière
dans un siècle.
TOME LVI. — 1865. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce fut vers 1823, au milieu de cette société si intelligente et
avide d'idées, que parut pour la première fois un des hommes qui
devaient le plus l'honorer, tout jeune alors, mais visi])lement
marqué pour un grand avenir d'écrivain et de penseur, si la vie
lui laissait le temps de devenir tout ce qu'il pouvait être. On paiiait
avec une sorte de mystère de ce philosophe de vingt-six ans à
peine, déjà observateur profond, psychologue délicat, qui portait
dans les grands problèmes, avec les lents procédés de la science
expérimentale, l'accent d'une émotion contenue, une gravité, une
sorte de piété philosophique. De rares initiés racontaient les réu-
nions qui se tenaient autour de lui dans une pauvre chambre de la
rue du Four-Saint-Honoré. Vingt disciples fidèles, dont quelques-uns
sont arrivés aux plus hautes charges de l'état, qui tous ont con-
servé le culte de l'esprit et se sont diversement illustrés par lui, se
groupaient autour de « ce mélancolique jeune homme, dont la figure
grave et belle avait des expressions si douces et si fières, si sereines
et si tristes, dont les yeux, d'un bleu pâle et d'une lenteur réllé-
chie, ne se laissaient pas détourner des contemplations intérieures,
et dont les joues amaigries étaient creusées par le mal qui consu-
mait déjà une vie destinée à finir si vite (1). »
Le jeune philosophe qui exposait des théories déjà formées sur
Yesthéliqiie, et qui préludait à ses l^elles méditations sur la desti-
née humaine devant des auditeurs tels que M. Yitet, M. Duchâtel,
M. Dubois, était un des plus brillans débris de cette glorieuse Ecole
normale, un instant brisée et dispersée par un mouvement de réac-
tion aveugle, poursuivie par une colère opiniâtre jusque dans les
rangs du professorat. Sa carrière, comme celle de ses condisciples,
avait été subitement interrompue ; on lui avait retiré la chaire du
collège Bourbon, où il avait fondé un enseignement remarqué; il se
voyait réduit aux ressources précaires des cours particuliers, en
attendant une réparation qui se fit attendre assez longtemps. La ré-
putation arriva plus vite, et fit compensation aux disgrâces du pou-
voir.
Sa jeunesse maladive et dévorée par un feu intérieur que la pen-
sée trop ardente excitait encore l'avait de bonne heure prédisposé
à la philosophie. Quand il était arrivé à l'École normale en 181/[, il
y apportait des études fort incomplètes, une gravité précoce, un
fonds d'impressions religieuses recueillies dans la vie patriarcale et
dans l'habitude journalière des grands spectacles de la nature, une
certaine tristesse même, celle des jeunes gens qui vivent beaucoup
(I) M. Migiict, Éloges historiques. Notice !«e dans la séance publique de l'Académie
des Sciences morales et politiques du 25 juin 1853.
PIlII.OSOPliES CONTEMPORAIKS. Ôo9
avec leur pensée ou avec la nature. Il ue connaissait rien de la phi-
losophie ni des philosophes, mais il avait au plus haut degré le
tempérament philosophique. Dès ses premiers pas à l'école, il ren-
contra la science qui devait devenir la maîtresse de sa vie. L'École
normale retentissait de l'écho de deux enseignemens qui venaient
de finir prématurément : celui de M. Laromiguière, qui avait con-
sacré deux années à l'exposition d'une doctrine mixte, expression
exacte de sa personnalité même, si fine et si modérée, adoptant
Je fonds d'idées et le langage de l'école de Gondillac et de Destutt de
Tracy, mais rajeunissant l'idéologie épuisée par quelques principes
nouveaux qui l'inclinaient doucement vers le spiritualisme renais-
sant, et l'enseignement de M. Royer-Collard, qui avait développé
avec autorité la théorie écossaise de la connaissance, engageant
le combat avec l'empirisme, et opposant à ses adversaires l'ana-
lyse des faits supérieurs de la nature humaine par lesquels se ré-
vèle en nous une source d'idées plus haute que l'expérience. Le
souvenir de ces deux enseignemens divisait encore la jeunesse de
l'école. Enfin c'était M. Cousin lui-même dans le feu de ses vingt-
deux ans, dans la vive et communicative ardeur de ses premières
découvertes et de ses grandes espérances. M. Jouffroy ne pouvait
échapper à son sort, qui l'avait marqué philosophe : sous ces in-
Huences diverses et par l'efiet d'une révolution intérieure d'esprit
que nous avons à raconter, sa vocation se décida pour cette science,
dont il n'avait eu jusqu'alors que l'instinct, et qui lui était tout d'un
coup révélée par les discussions animées de ses condisciples, comme
p,ir l'éloquente passion d'un jeune maître presque de son âge.
Nous avons de cette première rencontre de M. Jouffroy avec
M. Cousin deux témoignages précieux, celui du maître et celui du
disciple. M. Cousin a fixé, dans quelques pages pleines d'intérêt, la
date et les circonstances de cette rencontre, en décrivant avec une
précision animée le mouvement philosophique dont l'école était
alors l'ardent foyer (1). M. Jouffroy a consacré aux mêmes souve-
nirs quelques pages retrouvées après sa mort et publiées par M. Da-
miron au commencement de la deuxième partie du mémoire sur
VOrganisaiion des sciences philosophiques, qui nous livrent le secret
de cette belle àme en nous racontant l'histoire de ses idées.
Ce que M. Jouffroy chercha dans la philosophie, c'était plus
qu'une méthode, c'était une foi. Il avait besoin de retrouver, par
l'effort de sa raison, un système de croyances pour remplacer
celles qu'il avait perdues. Les premiers mois de son séjour à l'é-
cole avaient été marqués par une de ces crises qui mesurent
(1 Fra(j!nens philosophiques , édition de 18'2u. Appendice.
340 REVUE DES DEUX MONDES.
profondeur d'une âme; elle nous a valu une page égale aux plus
belles qu'aient produites en ce genre les lettres françaises depuis
Pascal, mais dont on ose à peine louer le charme passionné, le poé-
tique éclat, quand on songe de quel prix cette beauté littéraire a
été payée, et quelles angoisses il a fallu traverser pour que le sou-
venir, même lointain, eût encore cette émotion et cet accent. Après
avoir peint en quelques traits rapides et touchans le bonheur que
donne une foi vive en une doctrine qui résout toutes les grandes
questions de la vie et de la mort, M. JoulTroy marque les raisons
pour lesquelles il était impossible que ce bonheur fût durable : le
temps même où il vivait, sa curiosité d'esprit, qui n'avait pu se dé-
rober aux objections puissantes semées comme la poussière dans
V atmosphère qu'il respirait, son intelligence, possédée par l'effroi
même que ces objections lui causaient, et la croyance religieuse,
insensiblement déracinée, prête à succomber sous le premier effort
du doute. « Cette mélancolique révolution ne s'était point opérée
au grand jour de ma conscience : trop de scrupules, trop de vives
et saintes affections me l'avaient rendue redoutable pour que je
m'en fusse avoué les progrès. Elle s'était accomplie sourdement,
par un travail involontaire dont je n'avais pas été complice, et de-
puis longtemps je n'étais plus chrétien que dans l'innocence de
mon intention j'aurais frémi de le soupçonner ou cru me calomnier
de le dire; mais j'étais trop sincère avec moi-même, et j'attachais
trop d'importance aux questions religieuses pour que, l'âge affer-
missant ma raison, et la vie studieuse et solitaire de l'école forti-
fiant les dispositions méditatives de mon esprit, cet aveuglement
sur mes propres opinions pût longtemps subsister.
« Je n'oublierai jamais la soirée de décembre où le voile qui me
dérobait à moi-même ma propre incrédulité fut déchiré. J'entends
encore mes pas dans cette chambre étroite et nue où, longtemps
après l'heure du sommeil, j'avais coutume de me promener; je
vois encore cette lune à demi voilée par les nuages qui en éclairait
par intervalles les froids carreaux. Les heures de la nuit s'écou-
laient, et je ne m'en apercevais pas; je suivais avec anxiété ma
pensée, qui de couche en couche descendait vers le fond de ma con-
science, et, dissipant l'une après l'autre toutes les illusious qui
m'en avaient jusque-là dérobé la vue, m'en rendait de moment en
moment les détours plus visibles. En vain je m'attachais à ces
croyances dernières comme un naufragé aux débris de son navire;
en vain, épouvanté du vide inconnu dans lequel j'allais flotter, je
me rejetais pour la dernière fois avec elles vers mon enfance , ma
famille, mon pays, tout ce qui m'était cher et sacré ; l'inflexible
courant de ma pensée était plus fort : parens, famille, souvenirs,
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 351
croyances, il m'obligeait à tout laisser; l'examen se poursuivait
plus obstiné et plus sévère à mesure qu'il approchait du terme, et
il ne s'arrêta que quand il l'eut atteint. Je sus alors qu'au fond de
moi-même il n'y avait plus rien qui fût debout. — Ce moment fut
affreux, et quand, vers le matin, je me jetai épuisé sur mon lit, il
me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine, s'éteindre,
et derrière moi s'en ouvrir une autre sombre et dépeuplée, où
désormais j'allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée qui venait
de m'y exiler, et que j'étais tenté de maudire (1). »
N'y a-t-il pas dans ces lignes fières et désolées quelque chose
de l'inspiration d'où sont sorties les Méditations? Oui, dans cette
page d'un accent presque lyrique, M. Jouffroy a écrit, lui aussi,
sa méditation, qui n'est inférieure à aucune autre, et qui marque
bien, même dans la peinture du doute, l'esprit sérieux du siècle.
Au fond et malgré des apparences contraires, ce siècle a un grand
instinct religieux. Les âmes les plus hautes, qui sont après tout
celles où il convient d'étudier le caractère moral d'une époque,
ne jouent pas avec ce sentiment du divin, qui est la vive em-
preinte de l'infmi sur nous. Quand elles se séparent du chris-
tianisme, c'est après des luttes plus ou moins longues, c'est avec
des angoisses. Elles le respectent, même après le divorce accom-
pli , et longtemps le cœur saigne de ce déchirement. Quelle diffé-
rence avec l'ironie légère ou l'amertume hautaine des sceptiques
du dernier siècle ! — Cette page de M. Jouffroy restera comme
l'expression vraie non pas d'une âme particulière, mais d'un grand
nombre de consciences éprouvées par le même doute, frappées au
même endroit, dépossédées de leur tranquille bonheur et condam-
nées à la dure fatigue de se refaire, au prix de quelles peines ! une
doctrine religieuse, une foi.
Ce fut là en effet la loi de la vie de M. Jouffroy, loi virilement
acceptée par lui et qui devint la règle même, l'inspiration et le
soutien de ses travaux. « Bien que mon intelligence ne considérât
pas sans quelque orgueil son ouvrage, mon âme ne pouvait s'ac-
coutumer à un état si peu fait pour la faiblesse humaine ; par des
retours violons, elle cherchait à regagner les rivages qu'elle avait
perdus ; elle retrouvait dans la cendre de ses croyances passées des
étincelles qui semblaient par intervalles rallumer sa foi... Mais les
convictions renversées par la raison ne peuvent se relever que par
elle, et ces lueurs s'éteignaient bientôt. Si en perdant la foi j'avais
perdu le souci des questions qu'elle m'avait jusqu'à ce jour réso-
lues, sans doute ce violent état n'aurait pas duré longtemps, la fa-
(1) Nouveaux Mélanges, 2^ édition, p. 84.
342 REVUE DES DEUX MONDES.
ligue m'aurait assoupi, et ma vie se serait endormie comme tant
d'autres, endormie dans le scepticisme. Heureusement il n'en était
pas ainsi ; jamais je n'avais mieux senti l'importance des problèmes
que depuis que j'en avais perdu la solution. J'étais incrédule, mais
je détestais l'incrédulité; ce fut là ce qui décida de la direction de
ma vie. »
Il résolut donc de consacrer à cette recherche tout le temps qui
serait nécessaire, son existence dût-elle s'y employer tout entière. II.
lui semblait que la philosophie, la vie même, ne pouvait pas être
autre chose que cette recherche. Y réussit-il pleinement et sans ré-
serve? Trouva-t-il autant qu'il avait perdu? Put-il remplir ce vaste
programme qu'il s'était tracé? Nous répondrons à cette question
quand nous aurons examiné l'ensemble et le développement de ses
idées. Nous nous expliquerons mieux alors pourquoi cette belle
âme, au milieu des joies d'une science chaque jour agrandie et
d'une considération plus solide que la gloire, resta frappée d'une
sorte de mélancolie , qui est une partie essentielle et le caractère
même de son talent.
Il y eut déception pour lui dès les premiers pas qu'il fit dans la
science. Il avoue lui-même qu'il ne s'était point rendu un compte
bien net de l'ordre des questions que la philosophie embrassait et
des exigences de la méthode propre à les résoudre. Son intelligence,
« excitée par ses besoins et élargie par les enseignemens du chris-
tianisme, ') avait prêté à la philosophie le grand objet et la portée
d'une religion. Il fut quelque peu désappointé quand il se trouva
enfermé pendant dix-huit mois dans l'enceinte d'une seule ques-
tion, celle de l'origine des idées. Il s'y habitua pourtant. 11 appre-
nait à exercer sa raison, « à la conduije, à avoir confiance en elle. »
Assurément rien de tout cela ne fut perdu. Bientôt même la vraie
portée de cette question, qui n'est pas autre que celle de la certi-
tude et de la raison, se révéla plus clairement à lui. La liaison de
cette question avec les autres problèmes se laissa même entrevoir.
Il se réconcilia avec les lenteurs du procédé auquel on soumettait
sa jeune impatience, et il eut le bon esprit de trouver profit à se
laisser instruire, à laisser venir à lui les idées et l'expérience, con-
vaincu, par le sentiment éclatant de son ignorance, que l'heure dé-
penser par lui-même n'était pas venue (1).
Son noviciat à l'école étant expiré, il fut appelé à professer à son
tour, et ce fut une salutaire nécessité pour lui de se trouver en face
d'un cours à faire et de chercher la "vérité à ses risques et périls.
(1) Nouveaux Mélanges. De l'Organisation des sciences pliilosopliiqnes, deuxième
partie.
PHILOSOPHES GONTEMPORAIÎSS. 3^3
Des sciences qu'il avait à enseigner, il savait à peine l'objet et la
méthode. Presque tout était à créer pour lui. Il y eut là un in-
croyable développement de la faculté d'observation interne et
d'analyse. Lui-même, à vingt années de distance, déclarait que
jamais il ne jouit au même degré qu'alors de cette autorité sur
Yinstrument intellectuel , la réflexion. Il a décrit cette habitude
qu'il contracta de la vie intérieure avec une énergie d'expression
qui rappelle par endroits Descartes et le fameux hiver passé dans
un poêle à préparer le Discours de la Méthode. « J'avais jeté les
livres, dit-il, trouvant plus court de bâtir à neuf que de construire
avec des matériaux empruntés. C'étaient donc des journées, des
nuits entières de méditation dans ma chambre ; c'était une concen-
tration d'attention si exclusive et si prolongée sur les faits inté-
rieurs où je cherchais la solution des questions, que je perdais
tout sentiment des choses du dehors, et que, quand j'y rentrais
pour boire et manger, il me semblait que je sortais du monde des
réalités et passais dans celui des illusions et des fantômes. » Il se
déshabitua d'aller chercher ailleurs ce qu'il pouvait trouver par
lui-même : s'il ouvrait les philosophes, s'il suivait encore les cours
publics , c'était plutôt pour apprendre où étaient les questions
que pour en obtenir la solution. Il en vint même à se convaincre
qu'il ne comprenait véritablement que ce qu'il avait trouvé lui-
même. Pendant ce temps d'élaboration intérieure et de méditation
sur les lois de la nature humaine et sur les règles pour la conduite
de l'esprit, qui étaient l'objet de son enseignement, que devenait la
préoccupation de ces questions générales, d'un intérêt supérieur,
d'une portée toute religieuse, qui avaient décidé de l'emploi de sa
vie? Ce noble souci des choses divines n'était pas éteint dans son
cœur; « il y subsistait tout entier, et par intervalles, quand j'avais
quelques heures à rêver la nuit à ma fenêtre ou le jour sous les
ombrages des Tuileries, des élans intérieurs, des attendrissemens
subits, me rappelaient à mes croyances passées, à l'obscurité, au
vide de mon âme, et au projet toujours ajourné de le combler. » Une
maladie nerveuse, en lui imposant deux années de retraite et de
loisir forcé dans ses chères montagnes du Jura, avança l'heure où il
put espérer de résoudre quelques-unes de ces questions délaissées
un instant pour les questions de méthode, mais non oubliées. « Je
me retrouvais sous le toit où s'était écoulée mon enfance... Chaque
voix que j'entendais, chaque objet que je voyais, chaque lieu où je
portais mes pas, ravivaient en moi les souvenirs éteints, les impres-
sions effacées de cette première vie; mais, en rentrant dans mon
âme, ces souvenirs et ces impressions n'y trouvaient plus les mêmes
noms. Tout était comme autrefois, excepté moi. Cette église, on y
3/lZi REVLE DES DEUX MONDES.
célébrait encore les saints mystères avec le même recueillement ;
ces champs, ces bois, ces fontaines, on allait encore au printemps les
bénir; cette maison, on y élevait encore au jour marqué un autel
de fleurs et de feuillage; ce curé qui m'avait enseigné la foi avait
vieilli, mais il était toujours là, croyant toujours, et tout ce que
j'aimais, tout ce qui m'entourait avait le même cœur, la même
âme, le même espoir dans la foi. Moi seul l'avais perdue, moi seul
é-tais dans la vie sans savoir ni comment ni pourquoi; moi seul, si
savant, ne savais rien; moi seul étais vide, agité, aveugle, inquiet.
Devais-je, pouvais-je demeurer plus longtemps dans cette situa-
tion? » Il se mit à l'œuvre et appliqua presque uniquement, pen-
dant deux années, à cette recherche, l'intensité d'attention et la
régularité de procédés qu'il avait acquises.
C'est au retour de ses montagnes, au sortir de cette retraite phi-
losophique, remplie par l'exercice le plus actif de la pensée, qu'il
trouvait sa carrière brisée, ses amis dispersés, et qu'il ouvrait dans
une chambre modeste ce cours d'où devait dater le premier élan de
sa jeune renommée. Quelque temps après cet heureux essai de ses
forces, nous le retrouvons au Globe, fondé en 1825 par plusieurs
de ses auditeurs et quelques amis du dehors. S'il prit dans ce jour-
nal une attitude militante qui peut nous étonner dans une nature
si élevée et si méditative, s'il écrivit les articles célèbres Comment
les dogmes finissent, la Sorbonne et les Philosophes, qu'on n'oublie
pas qu'il y avait guerre déclarée entre le parti libéral et le parti
alors au pouvoir, que ce parti tendait de plus en plus à faire du ca-
tholicisme une religion d'état, marquant sa funeste influence par la
suppression de l'École normale, par l'épuration de l'université, par
des mesures inquisitoriales tristement inventées pour faire de l'hy-
pocrisie un moyen d'avancement. La philosophie était traitée en
ennemie. Si elle se défendit à outrance, si elle devint même agres-
sive, il faut songer au péril des temps, aux alarmes de l'opinion,
aux entraînemens de la polémique, qui s'emporte si facilement au-
delà du but. Dans ces morceaux qui obtinrent alors un succès reten-
tissant, les passions de l'heure présente se cachent sous la froide
amertume de l'écrivain. Qu'on relise de sang-froid ces deux arti-
cles, le premier surtout; on verra sans peine que ce sont des écrits
de circonstance, des armes de combat. Vingt ans plus tard, M. Jouf-
froy n'aurait pas raconté de ce style ironique et hautain la fin des
dogmes. Ne savait-il pas bien lui-même ce qu'il en coûte pour les
quitter? Et devait-il condamner avec une superbe indifférence l'hu-
manité à s'en passer?
En 1828, un ministre intelligent et libéral, M. de Martignac,
ouvrit pour l'université une ère de réparation. Ce fut la grande épo-
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 345
que, l'âge héroïque de la Sorbonne. Les noms de MM. Cousin, Yil-
lemain, Guizot, sont restés associés dans nos souvenirs comme
ils l'étaient alors par l'enthousiasme public. Ils sont devenus insé-
parables dans les annales du grand enseignement en France; mais
à côté d'eux il y avait encore de belles places à prendre. Rappelé
avec honneur dans l'enseignement public, M. Jouffroy donna douze
années de sa vie à cette tâche nouvelle, soit à la Sorbonne, soit
au Collège de France, jusqu'en 1839, époque où sa santé, de
plus en plus défaillante, le condamna au silence. Il arrivait, pré-
cédé d'une assez grande réputation acquise, soit par sa collabora-
tion au Globe, soit par ses travaux philosophiques, la traduction
des Esquisses de Dugald Stevvart et la célèbre préface , soit par
le succès des cours particuliers qu'il avait faits, pendant trois ou
quatre années, sur la psychologie, la morale et l'esthétique. Dans
cet enseignement, agrandi autant par le progrès de son talent que
par la publicité toute nouvelle dans laquelle il se produisait, il
traita successivement, d'après les indications si exactes et si con-
sciencieuses de M. Damiron, de la circonscription et de la division
de la psychologie, des fonctions de la sensibilité et de la raison, du
problème de la destinée humaine, du droit naturel, de la philoso-
phie de l'histoire comme introduction à l'histoire de la philoso-
phie. C'est avec les fragmens de ses leçons, conservées en substance
dans ses notes ou retenues à peu près par la sténographie, qu'a été
construit le monument philosophique qui gardera son nom.
Quelle fut dans l'enseignement public la place de M. Jouffroy?
quels furent son rôle et son rang?
A côté des talens oratoires de premier ordre qui, dans les chaires
voisines, passionnaient le public, il sut se former une originalité dis-
crète, intime, de demi-jour; il sut se composer un public à part,
qui, à la longue, devint pour lui comme une famille intellectuelle.
Nous avons consulté les souvenirs, très fidèles et très vifs encore,
de quelques-uns de ses auditeurs, et nous avons pu d'autant plus
aisément nous faire une idée de son genre d'éloquence philosophi-
que, qu'elle était en harmonie parfaite avec la nature d'esprit que
nous avons essayé de peindre. C'était moins encore, si je puis dire,
une parole extérieure qu'une parole intérieure qu'il apportait dans
sa chaire. Rien n'était donné à la curiosité littéraire, rien non plus
à l'effet oratoire. La réflexion même en acte, la conscience se dé-
voilant, l'idée devenue visible sans perdre son essence d'idée pure,
un geste sobre et fin dessinant en quelque sorte la forme idéale de
la pensée, une voix faible, mais timbrée par l'âme, voilà ce qui frap-
pait un auditoire assidu, pour qui M. Jouffroy était plus qu'un ora-
teur, mieux qu'un professeur, quelque chose comme un révélateur
du monde intérieur qu'on écoutait avec attendrissement, presque
3/i6 KEVUE DES DEUX MONDES.
avec dévotion. A l'entendre expliquer les phénomènes psjxliologi-
ques, on sentait une méthode toujours agissante. Il nous dit lui-
même quelque part qu'il ne s'arrêtait jamais à une idée vague ou
à moitié éclaircie, et qu'il s'obstinait jusqu'à ce qu'elle le fût com-
plètement, décomposant l'objet total dans ses parties, fixant l'ordre
naturel dans lequel ces parties devaient être étudiées; cela fait,
concentrant toute son attention sur la première, opérant sur elle
comme sur l'objet total, analysant, ordonnant les élémens analy-
sés, et concentrant successivement son attention sur chacun, après
quoi il passait à la seconde. De cette manière, l'esprit de l'auditeur
n'était jamais égaré, les forces du professeur jamais partagées. Il
agissait sur chaque point avec toute la puissance de son attention...
(( On ne saurait croire, ajoute-t-il, combien de difficultés redouta-
bles cèdent à une telle méthode et quelle vigueur elle donne à ce-
lui qui la soutient jusqu'au bout. » Quand une difficulté résistait
trop, il la constatait, la signalait et la laissait à résoudre. Forcé d'a-
vancer, il y avait des questions qu'il se contentait de poser à leur
place et qu'il n'abordait même pas, les tenant en réserve pour des
occasions meilleures.
Ce que M. JoulTroy dit de sa méthode de travail s'applique avec
exactitude à son enseignement, qui n'en était que la manifestation
et comme le prolongement. C'était la même observation soutenue
par la parole, l'analyse pensée tout haut. Quelquefois la veine inté-
rieure était languissante, sinon tarie, d'autres fois mélangée et
troublée. C'étaient les mauvais jours, les heures ingrates et dures.
Ces sécheresses de la pensée, qui ne les connaît, qui n'en a mille
fois souffert parmi ceux qui sont soumis à la dure nécessité de par-
ler à heure fixe? Comme d'autres, M. JoufTroy les éprouvait, ces
mortelles langueurs. Il savait les vaincre par la. force de sa patience,
et de sa méthode; 11 sollicitait discrètement, lentement la source:
« quand une fois elle a jailli, disait-il à ses amis, ou quand la digue
est rompue, je ne m'arrête pas et je déborde à flots dans mon sujet. »
Il disait vrai, et cette image exprime à merveille la nature de cet
enseignement, les qualités rares du maître et les défauts de sa ma-
nière.
Tel qu'il était, avec ses savantes lenteurs, ce cours excitait au
plus haut degré la sympathique attention des gens de goût. Il lais-
sait de profondes impressions et faisait de chaque auditeur un dis-
ciple. Parfois aussi le ton de cet enseignement s'animait, se pas-
sionnait presque par la force du sujet choisi et des idées qui en
naissaient naturellement. M. JoufTroy n'en cherchait jamais l'occa-
sion, il ne la fuyait pas non plus. L'effet était alors d'autant plus
irrésistible, d'autant plus grand, qu'il était rare et qu'il s'imposait
à l'auditeur par le développement même du sujet, non par l'ingé-
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. ùlil
îiieuse contrainte du professeur. On a gardé le souvenir de quel-
ques-uns de ces eiïets produits par la sincérité de l'accent moral ou
par la grandeur de l'idée. Un jour, c'était en 1834, à une époque in-
certaine et triste où la société semblait chaque jour menacée de nou-
veaux bouleversemens, M. Jouiïroy parlait du scepticisme actuel;
il fut amené à peindre et la faiblesse des volontés et la mobilité
des principes, et ce fol amour du changement qui fait que nous
semblons moins habiter le présent que l'avenir, accueillant toute
révolution avec ivresse, confondant ainsi ce qui est nouveau avec
ce qui nous manque, et, de ce que l'objet secret et inconnu de nos
désirs est une chose nouvelle, en concluant aveuglément que toute
chose nouvelle aura la propriété de les satisfaire. Il exhortait ses
auditeurs à chercher les solutions nécessaires dans les progrès de
la raison publique, au lieu de les espérer follement des révolutions
matérielles et des orages de la rue. a Tenons notre esprit calme,
s'écria-t-il, dans cette époque de fièvre et d'agitation; mais ce
n'est pas assez de calmer son intelligence, il faut encore la con-
duire. » Et il citait les illustres exemples de Marc-Aurèle, d'Epic-
tète, des grands stoïciens, pour montrer qu'il n'y a pas de temps
si funeste où il ne reste aux individus le pouvoir de sauver leur
conduite et leur caractère du naufrage universel. Nous le pouvons
donc, nous aussi, dans des temps infiniment meilleurs, avec les lu-
mières du christianisme et d'une philosophie épurée pour flambeau.
(( Il n'est personne qui, en cherchant sérieusement ce qui est bien
et ce qui est mal, ne puisse purifier son intelligence et son âme de
ce flot d'idées fausses, immorales, bizarres, qu'une licence in-
croyable d'esprit encore plus que de cœur verse aujourd'hui sur la
société... Yoilà ce qui est possible à chacun de nous, et si nous le
pouvons, nous le devons. Nul n'est excusable de ne pas sauver sa
raison et son caractère dans un temps comme celui-ci, car s'il y
a, dans les circonstances sociales au milieu desquelles nous nous
trouvons, des excuses pour ceux qui laissent l'une s'égarer et l'au-
tre se corrompre, ces excuses ne les absblvent pas; c'est précisé-
ment pour de telles circonstances que Dieu nous a donné une rai-
son pour juger et une volonté pour vouloir. » La fierté stoïque de
ces paroles ravissait l'auditoire. Une autre fois, dans cette belle
leçon sur le problème de la destinée Immaùie, où il parcourait à
grands traits l'histoire des métamorphoses de notre globe et des
créations successives par lesquelles la nature semblait essayer ses
forces jusqu'à cette dernière création qui mit l'homme sur la terre:
a Pourquoi le jour ne viendrait-il pas aussi, s'écria-t-il, où notre
race sera effacée, et où nos ossemens déterrés ne sembleront aux
espèces alors vivantes que des ébauches grossières d'une nature
qui s'essaie? » L'effrayante grandeur de l'hypothèse, l'anxiété de
348 REVUE DES DEUX MONDES.
la destinée rendue plus àensible par cette obscurité des origines ,
l'accent de l'orateur, pénétré lui-même de ce doute, tout cela pro-
duisit un vrai transport parmi les assistans. Ils se levèrent d'un
seul mouvement comme sous le coup d'une épouvante sacrée.
C'étaient là des traits rares, on peut dire exceptionnels dans son
enseignement. L'allure habituelle de l'analyse ne comportait pas
ces coups éclatans d'éloquence et d'imagination. Il ne faut pas s'en
plaindre. 11 suffit à la gloire de M. Jouffroy qu'il fût capable d'ac-
tion oratoire. Que de trésors d'observation il eût perdus ou dissi-
pés, s'il s'était laissé entraîner en dehors de sa vraie nature par une
trompeuse émulation avec d'illustres modèles! L'originalité qu'il
s'était faite méritait bien qu'il restât fidèle aux conditions de son
esprit, au moins dans sa chaire de la Sorbonne.
Si nous avions à juger l'écrivain, peut-être serions-nous plus
sévère. Ce qui fit le mérite original de son enseignement, la lente
expérimentation de l'âme par elle-même, l'interrogation détaillée
de la conscience, les détours infinis de l'analyse, la décomposition
des problèmes dans leurs parties et l'insistance sur chaque partie
du problème, les longs replis de la méthode, ses recommencemens
sans fin, ses ajournemens de questions, tout cela, transporté dans
un livre, n'est pas à sa place comme dans un cours. L'esprit du lec-
teur va plus vite que l'esprit de l'auditeur. L'un se plaît aux lon-
gues explications qui reviennent sur elles-mêmes et qui tentent
l'accès des intelligences diverses par la variété des formes; l'autre
comprend plus aisément : il devine même, il rétablit certaines par-
ties du raisonnement, il comble les sous-entendus. Il pourra parfois
s'impatienter de certaines divisions de question ou d'idée trop fa-
ciles à faire et qui semblent naïves, quand on les rencontre dans le
livre. De plus, l'enseignement a ses incorrections presque néces-
saires, ses négligences, ses répétitions, qu'entraîne avec elle l'al-
lure de la parole improvisée, et qui choquent un art délicat. L'ensei-
gnement n'est pas une bonne école de style. De là les défauts très
sensibles de la manière de M. Jouiïroy, cette abondance molle et
traînante du style, cette profusion d'exemples, cette lente clarté de
l'exposition ou de la discussion, ces métaphores commencées et
abandonnées, comme cela arrive dans la conversation, une faci-
lité trop peu surveillée, en général un art trop peu sévère. Tel se
montre à nous l'écrivain dans les préfaces aux Esquisses de Du-
gald Stewart et aux œuvres de Thomas Reid, tel aussi dans le Cours
de Droit naturel, revu cependant par l'auteur lui-même. Je n'ex-
cepterais de cette sentence, qui semblera dure à plusieurs de mes
lecteurs, que certains morceaux, plus médités, écrits en dehors des
préoccupations de l'enseignement ou repris sur nouveaux frais avec
un soin tout spécial, comme les articles célèbres sur Bossuetj Vice y
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 3Zi9
Herder, Du Rôle de la Grèce dans le développement de Vhumanilè^
de YÈtat actuel de l'humanité, quelques pages des leçons sur les
Facultés de l'âme, sur le Problème de la Destinée, la deuxième
partie du mémoire sur l'Organisation des sciences philosophiques,
et surtout le discours prononcé à la distribution des prix du col-
lège Charlemagne. On pourrait ainsi recueillir, dans l'œuvre de
M. JouITroy, trois cents ï)ages, pas beaucoup plus, qui révéleraient
au public les plus rares facultés de l'écrivain, dispersées ailleurs
et comme submergées, et qui se dégagent ici, par le plus heureux
effort, des habitudes du professeui* se complaisant trop à répéter
devant le public toutes les phases de son expérience et les indéci-
sions de sa pensée. Ces pages resteront, dans l'histoire des lettres
françaises, comme des modèles accomplis. Tout ce qui élève, tout
ce qui passionne s'y rencon-tre, imagination brillante et contenue,
harmonie parfaite de l'image et de l'idée, justesse des proportions,
tristesse virile d'accent, haute et mélancolique raison. Ce sont les
seules où l'écrivain accompli, l'artiste délicat n'ait pas été quelque
peu opprimé par le débordement de l'analyse.
Parmi tous nos regrets, le plus vif est celui-ci : M. Jouffroy a
laissé d'admirables parties de livres; il n'a pas laissé un livre. Pas
une fois on ne le vit recueillir tout l'effort de sa pensée dans une
œuvre unique qui pût donner à ses contemporains la mesure vraie
de ses forces et fixer aux yeux de la postérité le niveau de son ta-
lent. Ce n'est que par fragmens, sous forme d'ébauches succes-
sives, que sa pensée nous a été livrée. Les beaux épisodes ne man-
quent pas dans son œuvre, le poème manque. Et quel poème
cependant il aurait pu composer avec un peu de loisir, ce philo-
sophe poète, ce penseur si profondément artiste ! Quel poème d'a-
nalyse émue, de raison ornée! M. Jouffroy nous a laissé le funeste
exemple de faire des livres avec des mélanges. Si le grand secret
des maîtres semble aujourd'hui perdu, le secret de la composition
d'une œuvre, du développement logique et soutenu d'une idée, des
' justes proportions que chaque partie réclame, de l'unité harmo-
nieuse de la pensée maintenue dans la variété infinie des détails, si
tout cela semble inconnu aux écrivains de nos jours, M. Jouffroy
est un de ces coupables illustres auxquels la littérature sérieuse du
XIX® siècle a droit de demander compte de tant de forces disper-
sées comme au hasard et jetées à l'oubli. Si jamais il n'y eut plus
d'écrivains et moins d'œuvres, si l'on ne sait plus ou si l'on ne peut
plus faire de livres, si l'art, je ne dis pas le talent, a baissé, la res-
ponsabilité doit remonter jusqu'à de grands noms; l'exemple est
venu de haut.
350 REVUE DES DEUX iiONDES.
II.
Si, en racontant la vie intellectuelle de M. Jouffroy, nous avons
réussi à exprimer avec quelque précision l'image de son esprit, on
comprendra ce que devait être pour lui la philosophie : la recherche
opiniâtre, passionnée, d'une croyance par la science. Elle devint
pour lui le suprême espoir d'une intelligence dépossédée de la loi,
et qui cependant ne pouvait prendre son parti de renoncer à tous
ces grands problèmes sur les principes et les origines, sur Dieu et
ses rapports avec le monde, sur la vie humaine et ses lois, sur la
mort et sa signification, sur le rapport plus ou moins obscur des
phénomènes, des êtres, et de leurs fins diverses, avec l'ordre uni-
versel (1). Pourquoi vivre? pourquoi mourir? Pourquoi vivre sous
une loi? Gomment cette loi s'est-elle établie? Est-ce hasard, néces-
sité, raison? Quel est le but des sociétés? Sous quel maître s'agite
l'humanité? Où vont ces peuples qui se succèdent? Pourquoi pas
un seul, pourquoi plusieurs? L'espèce est-elle tout entière sur cette
terre, ou la retrouve-t-on partout, dans tous les mondes, ou ces
mondes ont-ils chacun la leur? Chaque vie terrestre est-elle un tout
complet? Yivons-nous pour le néant, ou mourons-nous pour re-
naître? Le monde lui-même a-t-il un sens, un but? Est-il l'expres-
sion mathématique de forces aveugles? Est-ce l'une des combinai-
sons qui devaient se succéder dans l'infini des siècles, ou bien
traduit-il dans la multitude réglée des phénomènes la pensée d'un
suprême artiste? Est-il un théorème de mécanique ou un poème
divin ?
La philosophie véritable n'est pas autre chose qu'un essai de la
raison pour répondre à ces questions. Toutes les recherches de
M. Joufiroy furent subordonnées à ce grand objet, le seul digne
que l'on vive pour lui. Il se livra sans réserve à ce grand travail,
abordant ces proljlènies, non pour le stérile honneur de les agiter,
mais dans le ferme espoir de les résoudre. Il ne s'abandonna pas
un seul jour aux molles ivresses de la spéculation pure; il s'y refu-
sait avec une mâle sagesse, affirmant que le prix de la vérité spé-
culative est dans les clartés qu'elle jette sur la vie, sur la destinée
de l'homme, et par là même sur sa conscience morale, sur ses trou-
bles secrets qu'elle doit calmer, sur ses doutes aflreux qu'elle doit
vaincre. Pour lui, la certitude cherchée devait être à la fois lumière
et paix. Et c'est en effet là le signe suprême de la vérité morale
et religieuse; elle éclaire et elle calme. L'infaillible effet de sa pré-
sence est la paix du cœur dans l'évidence des idées.
(1) De rOnjanisalion des sciences phUosopJdques, deuxième partie.
PHILOSOPHES C0NTE3IP0RAINS. 351
Telle fut l'attitude active de M. Jouffroy, poursuivant la vérité
dans les angoisses, l'affirmant même du sein de ses ténèbres, esti-
mant la vie trop dure à vivre, si l'énigme pèse éternellement sur
elle, se refusant à croire qu'on puisse chercher toujours sans trou-
ver, et que l'inquiétude sacrée qui nous dévore soit un mouvement
sans but qui se perd dans le vide. Rien de plus opposé assurément
à la situation d'esprit légèrement romanesque prise par quelques-
uns de nos contemporains, jDour qui cette curiosité même est une
jouissance, la plus pure des joies intellectuelles, plus noble mille
fois, disent-ils, que le plaisir un peu vulgaire de la vérité trouvée.
C'est l'attrait du chimérique, c'est la folie de l'impossible qui nous
précipite dans ces agitations. Eux seuls savent en goûter la secrète
saveur sans en être les victimes ou les dupes; ils se gardent bien
d'aller demander à quelque dogme une paix inerte qui serait la fin
de cette agitation délicieuse : leur dilettantisme raffiné méprise le
but et jouit de la recherche. Ce sont les René de la métaphysique.
Admirables .artistes que M. Jouffroy n'aurait pas compris!
Voilà le trait essentiel par lequel se marque le philosophe dans
M. Jouffroy. Il crut à la vérité avant même de l'avoir trouvée. Il
la chercha pour en faire la lumière non-seulement de sa pensée,
mais de sa vie. S'il ne la trouva pas aussi complète, aussi éclatante
qu'il l'avait rêvée, s'il resta des parties ténébreuses ou vides dans sa
raison, personne ne souffrit plus cruellement que lui de ces fatali-
tés d'ignorance qu'il ne put vaincre. Ce fut là le secret de cette im-
mortelle tristesse dont se souviennent encore tous ceux qui l'ont
connu, et dont le reflet, même lointain, donne à ses plus belles
pages un attrait qui n'est qu'à lui.
Nous n'avons pas la prétention de rendre compte de toutes ses
recherches préliminaires aux abords du problème fondamental, ni
des résultats partiels auxquels il a pu aboutir dans les différentes
parties de la science. L'objet principal de cette étude se perdrait
dans cette diversité de points de vue, et ce que nous voulons mettre
dans tout son jour, c'est le philosophe plus encore que sa philoso-
phie. Nous bornerons notre recherche à demander à M. Jouffroy
quelle part il a cru devoir faire à l'objection sceptique, comment il
a résolu la question de la méthode, sur quelles bases il a établi la
science de l'esprit, quelle solution il a donnée au problème de la
destinée humaine. Tout le reste, dans sa doctrine, vint se subor-
donner naturellement à ces questions, d'où dépendent les vérités
fondamentales, ou bien ne dut offrir qu'un intérêt accidentel à sa
curiosité un instant distraite. Lui-même nous dit que si parfois il
semblait ajourner ces questions pour d'autres soins, elles n'en con-
tinuaient pas moins de vivre secrètement dans ses pensées, qu'elles
y subissaient à son insu ce travail mystérieux, cette fermentation
352 REVUE DES DEUX MONDES.
sourde qui les avance d'une manière si étrange, et qui fait qu'a-
près de longs intervalles, pendant lesquels on n'a pas songé à un
problème qu'on s'était efibrcé de résoudre, tout à coup, un matin,
et sans qu'on devine comment, il vous revient et vous apparaît ré-
solu, qu'enfin il se détachait de tout ce qu'il faisait, de tout ce qu'il
trouvait, des idées qui venaient secrètement se grouper autour de
ces problèmes délaissés, et qui peu à peu en débrouillaient obscu-
rément les énigmes. Quelles étaient donc les solutions qui se for-
maient silencieusement dans le fond de sa pensée, même quand il
semblait oublier ces problèmes, et que sa vie extérieure, son tra-
vail, étaient ailleurs?
Voici comment se posa devant sa raison et comment il franchit
l'objection sceptique sur laquelle il revient à plusieurs reprises avec
une insistance marquée, particulièrement dans sa préface aux œu-
vres de Thomas Reid, dans le mémoire sur V Organisation des sciences
philosophiques et dans trois leçons du cours sur le Droit naturel.
La philosophie a vécu deux mille ans au moins, d'une vie réflé-
chie, dans la pleine lumière de l'histoire, et après deux mille ans
elle n'est pas arrivée à une seule solution acceptée et définitive.
Comment expliquer ce phénomène singulier et presque contradic-
toire d'une science si antique par ses origines, si importante par
les problèmes qu'elle pose, si illustre par les grandes intelligences
qui ont essayé de les résoudre, et en même temps si incertaine, si
malheureuse dans ses résultats qu'elle semble condamnée à une
immobilité fatale? La réponse la plus simple à cette question inévi-
table a été faite depuis longtemps, sous les formes les plus variées;
les négations impertinentes de Gorgias et de Protagoras, l'esprit
suspensif de Pyrrhon, la dialectique d'OEnésidème, l'érudition pé-
nétrante de Bayle, la mélancolie passionnée de Pascal, la critique
radicale de Kant ont répondu unanimement : cette science n'existe
pas, parce qu'elle n'a pas le droit d'exister. Il faut renoncer à cet
ordre de problèmes inutiles et irritans.
Ces problèmes étant de toute antiquité, et les grands génies ayant
fait effort pour les résoudre, on ne peut accuser de la stérilité des
résultats ni le temps, qui n'a pas manqué, ni la puissance des
hommes qui s'y sont employés. C'est donc l'esprit humain lui-
même qu'il faut accuser, sa nature, ses conditions, ses limites.
Nous croyons, dit M. Joufîi'oy résumant l'objection de Kant, nous
croyons, c'est un fait; mais ce que nous croyons, sommes-nous
fondés à le croire? Ce que nous regardons comme la vérité, est-ce
vraiment la vérité? Cet univers qui nous enveloppe, ces lois qui
nous paraissent le gouverner et que nous nous tourmentons à dé-
couvrir, cette cause puissante, sage et juste, que sur la foi de notre
raison nous lui supposons, ces principes du bien et du mal que res-
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 353
pecte l'humanité et qui nous semblent la loi du monde moral, tout
cela ne serait-il pas une illusion, un rêve conséquent, et l'huma-
nité comme tout cela, et nous qui faisons ce rêve, comme tout le
reste (1)? Kant ne nie point, comme l'école empirique, la possibi-
lité des notions ontologiques, il soutient seulement qu'on ne peut
en démontrer la légitimité, la réalité en dehors de notre esprit qui
les conçoit. Son argument unique est précisément cette nécessité
où se trouve notre intelligence de les concevoir, nécessité qui dé-
pend de sa constitution même. Ces notions ne représentent, à qui
sait les analyser, que les lois ou les formes de notre entendement.
La critique de la raison lui prouve que, pour dernière raison de
croire, elle n'a qu'elle-même, et que si elle veut remonter plus
haut, elle échoue fatalement et retombe dans le cercle où elle est
captive, ne comprenant rien qu'avec ses conditions de comprendre,
c'est-à-dire avec les lois de son essence, qui sont en même temps
ses limites.
Voilà la grande objection sceptique, la seule à vrai dire. Quant à
ce scepticisme qui a précédé l'autre et qui ne se fonde que sur la
variété infinie et même sur les contradictions apparentes des juge-
mens humains, M. Jouffroy ne s'inquiète que médiocrement de ces
raisons de second ordre, de ce scepticisme mesquin. « C'est un thème
sur lequel on brodera longtemps; il fait les délices des hommes
d'esprit; il ne mérite pas d'arrêter les philosophes (2). » Il ne traite
pas avec le même dédain l'objection de Kant. Contrairement à
M. Royer-Gollard, qui avait dit qiion ne fait pas au scepticisme
sa part., M. Jouffroy ose dire qu'il n'y a qu'un moyen d'en finir avec
le scepticisme : c'est de lui faire sa part légitime dans l'entende-
ment. Il estime que l'aveu ferme et sincère de Kant est de beau-
coup moins fâcheux pour les croyances humaines que les fins de
non-recevoir opposées par les Écossais et la vague doctrine sur la
certitude qui en dérive. Ce qui pourrait alarmer justement l'huma-
nité, ce n'est pas cette déclaration très nette que la suprême raison
de la vérité en nous est indémontrable, mais bien plutôt la fai-
blesse des argumens par lesquels on essaierait de la démontrer. Et
même, sans mettre en cause la seule considération qui doive préoc-
cuper le philosophe, la vérité, il est plus périlleux de vouloir trom-
per les hommes sur leur nature que d'en reconnaître les lois et
d'en constater les bornes simplement et ingénument. La raison ne
peutjuger ses propres principes que par eux-mêmes; c'est elle qui se
contrôle. Il y a en nous une dernière raison de croire; si nous dou-
(1) Préface aux œuvres de Reid.
(2) Dm Scepticisme. — Mélanges.
TOME LVI. — 1803. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
tons de cette dernière raison, ce doute est invincible, autrement cette
raison de croire ne serait pas la dernière. « Qu'on dise que l'huma-
nité croit, et les sceptiques comme l'humanité, c'est un fait incon-
testable; qu'on ajoute que l'humanité croit avoir le droit de croire,
c'est-à-dire admet que l'intelligence humaine voit les choses telles
qu'elles sont, cela est vrai, et les sceptiques ne le nient pas; mais
que, prenant le scepticisme corps à corps, on prétende démontrer
que l'intelligence humaine voit réellement les choses telles qu'elles
sont, Yoilà ce que je ne comprends pas. Comment ne s'aperçoit-on
pas que cette prétention n'est autre chose que celle de démontrer
l'intelligence humaine par l'intelligence humaine? ce qui a été tou-
jours et sera éternellement impossible. Nous croyons le s "plicismc
à jamais invincible, parce que nous regardons le scepticisme comme
le dernier mot de la raison sur elle-même. »
Telle est la doctrine de M. JoufTroy, constante à elle-même sous
mille formes variées, avouant sans détours cette impossibilité de
chasser le scepticisme de ce dernier asile inexpugnable, le doute
métaphysique sur la véracité de nos facultés. On s'est alarmé de
cette concession. — Le scepticisme déclaré invincible! a-t-on dit;
mais dès lors il n'y a plus de philosophie. — Nous reconnaîtrons
volontiers que cette expression isolée , réduite à elle-même , est un
de ces mots regrettables dont peuvent abuser les polémiques de
mauvaise foi; mais, ramenée à. sa véritable signification, expliquée
par la pensée constante de M. Jouffroy, elle ne fait que traduire et
mettre dans un relief saisissant un fait très simple, presque naïf,
l'impossibilité pour l'homme de penser en dehors et au-dessus de sa
condition d'homme. Et dans ces termes, qui donc oserait n'être pas
de l'avis de M. Jouffroy? L'objection de Kant, qu'on le remarque,
perd de sa gravité à mesure que l'on considère l'immensité du
champ intellectuel qu'elle embrasse ; elle ne s'étend pas seulement
aux données ontologiques et à ces actes purs de l'entendement
qu'on appelle conceptions et qui embrassent tout l'ordre métaphy-
sique; elle s'applique logiquement à ces actes de l'esprit qui com-
posent l'observation et qui atteignent le monde visible; elle s'ap-
plique aussi bien à tout cet ordre d'analyses , de déductions et de
constructions abstraites d'où procèdent les mathématiques. Que
signifie-t-elle au fond? « Rien contre la science métaphysique en
particulier, et ceci seulement contre toute science, à savoir que
toute science humaine est Immaine; il faut s'y résigner. » — « Si
l'on ne s'y résigne pas, dit quelque part" M. de Rémusat commen-
tant la "pensée de M. Jouffroy, si l'on n'admet pas de par la raison
cette mystérieuse conviction, on sort de la nature humaine; par
défiance d'elle-mêiiie, on s'élève au-dessus d'elle; pour se dégager
de toute relativité, on cherche le pur absolu; on fait plus que
PHILOSOPHES COxNTEMPORAINS. 3i)5
l'homme ne peut, pour avoir méconnu ce qu'il peut; on excède ses
droits pour les avoir niés. » Ceux-là seuls pourraient se prévaloir
contre la métaphysique de l'objection de Kant, qui seraient décidés
aussi bien à refuser leur croyance aux sciences mathématiques et
physiques, ces sciences, comme les autres, dépendant de la con-
stitution de l'entendement. — Ce seraient les purs sceptiques, les
sceptiques absolus à la façon de Pyrrhon, une secte oubliée, im-
possible, qui, si elle essayait de renaître, succombernit sous son
exagération même. Ceux-là seuls enfin pourraient se refuser à subir
les conditions humaines de la raison, marquées par l'objection de
Kant, qui s'imaginent y échapper par la vision en Dieu de Male-
branche ou l'extase de Plotin. — Ce seraient les mystiques.
Il faut pousser le scepticisme jusqu'à son terme, c'est-à-dire jus-
qu'à l'absurde ; il faut consentir à être un pyrrhonien complet pour
avoir le droit de détruire la philosophie au nom de l'objection de
Kant. Pour y échapper complètement, il faut être un illuminé.
[1 est donc vrai, en un sens, que l'objection sceptique est invin-
ci])le; mais x\L JoufTroy ne s'y arrête pas : il fait ce que l'humanité
a fait de tout temps; sans la résoudre, il la franchit. Le doute su-
prême, répète-t-il sans cesse, n'empêche pas la raison de croire, et
les hommes sont fort disposés à se contenter d'une vérité qui n'est
qu'humaine. Une chose surtout le rassure : c'est que, si l'on ne
peut démontrer à priori que l'intelligence voit les choses telles
qu'elles sont, on ne peut non plus démontrer qu'elles sont autre-
ment. Logiquement, spéculativeraent, il est possible que ce que
l'humanité croit ne soit pas vrai, nous ne pouvons sortir de l'huma-
nité pour juger du dehors la réaUté de ses croyances; mais il n'est
pas moins logiquement possible que les choses soient telles qu'elles
nous apparaissent, et que les données métaphysiques ne soient des
lois de notre entendement que parce qu'elles sont au dehors les
principes mêmes de la réalité. Peut-être doit-on regretter que
M. JouiTroy s'arrête trop tôt dans cette voie. On souhaiterait qu'il
eût suivi Kant dans cette admirable évolution qui transforme en
certitude morale une simple possibiUté logique par un coup de
génie, ou plutôt par une révélation suprême de la conscience. On
a pu dire, non sans justesse, en louant cette hardie volte-face
du penseur allemand, que « c'est l'histoire de tous ceux qui ont
parcouru avec énergie le cercle de la pensée. » En effet, même
en admettant que le iiescio qiiid inconciissum, l'indubitable, l'ab-
solu, commence au devoir, une fois que ce premier terme est posé,
les autres s'enchaînent par une loi logique que personne n'a suivie
d'un cœur aussi ferme, d'une raison aussi résolue que le philo-
sophe allemand. Sur cette simple notion du devoir, sur cette base
retrouvée dans les profondeurs de la raison pratique , tout le reste
356 REVUE DES DEUX MONDES.
a été rétabli, et il le fallait. La métaphysique touche par trop de
points à la morale pour que l'une, relevée, ne relève pas l'autre.
La logique, invoquée tout à l'heure contre les notions ontologiques,
doit être maintenant appelée à les défendre. La raison ne souffre
pas ces choix arbitraires entre le vrai qui ne serait que possible et
le bietiy qui seul serait réel. S'il y a du bien absolu, il y a du vrai
absolu. Si le devoir est absolu, il ne peut l'être que par son rapport
à Dieu. Yoilà ce que Kant a profondément aperçu, voilà ce qui l'a
décidé à reprendre au nom de la raison pratique tous les grands
objets de la foi morale et religieuse, à ressaisir l'absolu qu'il ren-
contrait inévitablement dans la conscience, qui n'est qu'une des
formes de la raison, et, par la force de cet absolu retrouvé, à re-
lever la métaphysique de ses ruines.
Ce n'est pas par cette voie de la morale que M. Jouflfroy rentre
en possession de la vérité, c'est par la voie peut-être insuffisante
du sens commun, opposé à ce doute spéculatif, dont il reconnaît
la force , à condition que ce doute ne sorte pas de la sphère toute
métaphysique où il est confiné par sa nature, et d'où il ne peut
exercer aucune influence appréciable sur la conduite de l'esprit
humain. Un doute métaphysique^ c'est bien là son nom. Ce nom en
établit nettement la portée logique, et il permet de la réduire dans
ses vraies limites. Au fond, c'est la pure constatation de ce fait : à
la base de la science humaine , une première croyance ; au début
de toute opération de l'entendement, un acte de foi de la raison
dans sa propre véracité. Cela posé, M. JoufTroy passe outre, et,
revenant à la question qui avait été le point de départ de toute cette
recherche, il se demande pourquoi tant d'efforts inutiles du génie
humain dépensés en pure perte autour des grands problèmes. Est-il
problable que ces problèmes ne peuvent être résolus? Il ne le pense
pas, parce qu'en considérant la nature de ces questions il voit non-
seulement qu'elles sont de toutes celles qui intéressent le plus l'hu-
manité, mais encore qu'elles sont de toutes celles sur lesquelles
le sens commun de l'humanité hésite le moins, u En fait, l'huma-
nité ne manque point de lumières sur ces questions; en droit, il
semblerait absurde qu'elle en manquât. Il se peut donc que la
science n'ait pas encore trouvé le secret, la formule générale de
ces jugemens prompts, rapides, sûrs, que porte le sens commun
comme par instinct; mais enfin il les porte, et, s'il les porte, il
aperçoit confusément les motifs de les porter, il a une intelligence
sourde de ces motifs; ils existent donc, et, s'ils existent, il est pos-
sible de les apercevoir nettement, de les déterminer (1).» Or, comme
(1) Nouveaux Mélanges. De VOrganisalion des sciences philosophiques , première
partie.
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 357
il n'est pas vraisemblable que ces problèmes, du moins tous, soient
insolubles, la stérilité de la philosophie ne prouve qu'une chose :
c'est qu'on s'y est mal pris jusqu'à présent pour les résoudre. L'ob-
jection sceptique étant écartée, il ne reste que cette explication du
phénomène. Ce n'est donc pas la raison humaine qui est coupable
par le vice même de sa constitution; elle n'est coupable que par le
mauvais emploi de ses forces. Ce n'est pas la faculté qui a manqué
à l'œuvre, c'est la méthode.
On peut dire qu'il n'est pas de question à la solution de laquelle
M. Jouffroy ait donné plus de soin et de temps. Il s'en est occupé
jusqu'au point de fatiguer le public ; il en avait conscience lui-
même. En terminant son introduction aux œuvres de Reid, il ne se
dissimulait pas que ce long travail, roulant entièrement sur l'orga-
nisation de la philosophie, lui mériterait de nouveau le reproche de
ne point sortir des questions préliminaires et de ne jamais arriver
à la science elle-même. « Nous avouerons, disait-il, que ce reproche
nous touche médiocrement, car, outre que ceux qui nous l'adressent
n'ont guère fait autre chose jusqu'à présent que d'agiter des ques-
tions de méthode, nous persistons à croire, pour leur justification
comme pour la nôtre, que dans une science qui en est où en est la
philosophie, c'est de cela et de cela seul qu'il s'agit. Quand une
science a vécu deux mille ans, et qu'après deux mille ans elle
n'est pas arrivée à un seul résultat accepté et convenu, il faut ou
renoncer à s'en occuper, ou, si l'on ne veut pas en désespérer,
déterminer, avant d'en reprendre les recherches, le vice secret qui
a rendu tous ces efforts impuissans. » Il a exprimé si souvent et sous
tant de formes sa pensée sur ce sujet qu'on nous pardonnera de ne
rappeler que ses conclusions, sans repasser à travers les longs dé-
tours de son exposition.
A quelles conditions une science est-elle constituée et organisée?
Elle est constituée quand elle a une idée vraie et précise de son
objet. Elle n'est elle-même qu'à la condition de se distinguer des
autres sciences et d'avoir le droit de s'en distinguer, c'est-à-dire
quand le signe qui la distingue est fixé. — Elle est organisée à
deux conditions : d'abord il faut qu'elle ait une idée vraie et pré-
cise des grandes et véritables divisions de son objet, ou, ce qui
revient au même, des questions dans lesquelles elle se résout; —
il faut de plus qu'elle ait une idée vraie et précise de la méthode à
suivre pour résoudre ces questions et arriver à la conscience entière
de son objet. Ainsi l'idée de l'objet de la science, la distinction des
parties qui composent cet objet, la méthode, les conditions de vé-
rité dans les recherches que chaque science embrasse, voilà à quels
caractères on reconnaît qu'une science existe réellement, qu'elle
existe à titre de science.
358 REVUE DES DEUX MONDES.
Or M. JoLiIïVoy entreprit de démontrer que les sciences philoso-
phiques ne remplissaient caucune de ces conditions, qu'elles étaient
restées depuis vingt siècles à l'état vague, incomplet ou faux, que
ni l'objet de la pliilosoj)hie n'était déterminé, ni son cadre tracé,
ni sa méthode fixée. Comment sa méthode serait-elle fixée? On ne
s'entend pas sur le mot de philosophie. Voici un mot établi dans la
langue, employé et répété tous les jours dans la conversation et
dans les livres. Interrogez toutefois cette foule qui emploie si har-
diment le mot et même cette foule d'élite qui a si naïvement la pré-
tention de se mêler de la chose, et vous verrez avec étonnement
qu'à cette question : quel est l'objet de la philosophie? il n'y a dans
la plupart des esprits aucune réponse, et que dans les autres il y
en a tant, et de si difierentes et si contradictoires, qu'il est évident
qu'en parlant de cette science ceux mêmes qui s'entendent le
mieux ne parlent pas de la même chose. Aussi qu'arrive-t-il?
D'une époque à l'autre, d'une école à l'école voisine, d'un philo-
sophe cà un autre philosophe, on voit le cadre des sciences philo-
sophiques se rétrécir ou s'étendre selon l'humeur des temps ou
celle des hommes, tantôt embrassant dans son vaste sein tous les
problèmes possibles, tantôt se réduisant à n'en contenir que quel-
ques-uns, puis, envahissant de nouveau le terrain abandonné, re-
prendre un moment sa première étendue pour se retirer encore
et n'en occuper plus qu'une partie. jN'est-ce pas une preuve assez
convaincante que le signe certain, le critérium des questions vrai-
ment philosophiques, ou n'existe pas, ou n'est pas fixé? Et dès lors
comment la méthode pourrait-elle être déterminée pour l'étude d'an
objet que l'on connaît si confusément?
Cet objet, c'est l'esprit humain, l'esprit étudié dans ses formes
constitutives, dans la constance de ses phénomènes, dans la diver-
sité essentielle de ses facultés, dans les faits qui constituent sa vie,
dans les données qui composent sa raison , dans les questions
que suscitent naturellement les notions inhérentes au fond même
de l'âme. M. Jouffroy appliqua tout son effort à l'examen des trois
sciences généralement reconnues pour des sciences philosophiques,
la psychologie, la logique, la morale, et il montra qu'elles étaient
étroitement liées, comme le voulait son instinct, comme l'entre-
voyait et l'affirmait l'opinion commune; il affirma que le même ré-
sultat pouvait être établi pour la théodicée, et dès lors la dépendance
réciproque des sciences philosophiques lui devint manifeste. Toutes
ne lui semblèrent être qu'une induction et un prolongement de la
psychologie. L'unité, longtemps perdue ou voilée, de l'objet de la
philosophie lui apparut dans la plus éclatante lumière. Telle fut la
conclusion d'un grand travail intérieur, raconté, je n'ose pas dire
résumé, dans le mémoire sur l'Organisation des sciences philoso-
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 359
phiqucs. Avec quelle satisfaction touchante et naïve M. Jouffroy
contempla le résultat de ses longs efl'orts! Avec quelle jouissance
d'analyse multipliée et prolongée il nous montra que la diversité
infinie des questions philosophiques se rattache à l'esprit humain,
pris pour unité, pour commune mesure ! Le signe des questions phi-
losophiques, si laborieusement cherché, est donc enfin trouvé : le
rrilerium de ces questions, c'est que toutes supposent au préalable
l'étude de l'âme, que toutes, par des détoure plus ou moins longs,
viennent se résoudre dans quelques-uns des faits de l'esprit hu-
main. Dès lors, l'unité de l'objet de la philosophie étant établie, la
question de la méthode est bien près d'être résolue. Reprenant une
distinction célèbre de l'école écossaise, M. JoufTroy sépara, dans
l'ordre des sciences philosophiques, l'étude des faits des questions
dont la solution doit sortir de ces études. Il loue ses chers Ecossais
d'avoir arraché la philosophie à la tyrannie des questions, qui la
détournaient jusque-là de l'étude des faits, pour la jeter immédia-
tement dans le champ illimité de la spéculation pure et dans l'obs-
curité de la métaphysique. Ils ont rendu la philosophie à elle-même,
c'est-à-dire à son vrai point de départ et à son but propre, l'esprit
humain. Donc l'observation d'abord scrupuleuse, minutieuse même,
de l'âme, c'est-à-dire la psychologie expérimentale; puis l'induc-
tion s'efforçant de résoudre les questions ultérieures dont les don-
nées sont comprises dans les faits de conscience et dans les idées de
raison, qui sont des faits aussi, c'est-à-dire la logique, la morale,
la théodicée, l'esthétique, etc., voilà l'unité de l'objet de la philo-
sophie retrouvée , et du même coup le cadre de la science fixé ,
c'est-à-dire la vue précise des divisions naturelles de l'objet de
cette science dans leurs rapports naturels; en même temps, voilà
la méthode déterminée : observation d'abord, induction et rai-
sonnement ensuite. Ordre et développement des sciences philoso-
phiques, rapports de ces sciences entre elles, méthode de cha-
cune d'elles, tout devient clair, logique, et M. Jouffroy n'est pas
éloigné de prononcer rEû'pr,x.a d'Archimède.
Illusions sans cesse renaissantes de la science humai'ne! Quel
philosophe, de Platon à Descartes, d'Aristote à Bacon, deLeibnitz à
Kant, n'a pas formé le même rêve? Tous ont eu leur méthode pro-
pre, tous se sont imaginé que la i-éforme et l'avancement régulier
de la philosophie daterait de leur nom. S'il y a eu dans l'œuvre de
M. Jouffroy un point qu'il crut avoir établi, c'est dans cette question
de la méthode; mais depuis cette date mémorable la philosophie
est-elle rentrée pour toujours dans les limites qu'il lui a fixées? Est-
elle devenue enfin ce qu'elle n'était pas, paraît-il, une science
définie, organisée? Ceux qui s'en occupent sont-ils enfin tombés
d'accord sur l'unité de son objet, sur ses divisions, sur sa méthode?
S60 REVUE DES DEUX MONDES.
Son progrès a-t-il été, depuis cette époque, continu, assuré? Sa
marche a-t-elle été moins incertaine, moins lente, moins sujette à
(le brusques retours ? Les faits sont là, devant nous, et à nos ques-
tions l'histoire philosophique de ces vingt dernières années répond
tristement.
De cette longue série d'espoirs trompés qui remplissent les an-
nales de la philosophie, de cette dernière déception, plus éclatante
à nos yeux que toutes les autres, parce que nous en sommes les
témoins, que faut-il conclure, sinon que le problème était moins
simple que ne l'avait supposé M. Jouffroy? Il faut bien que cela
soit; sans cela, comment comprendre que depuis Thaïes jusqu'à
Thomas Reid la philosophie eût cherché inutilement son objet et
sa méthode, sans arriver à se définir? Comment comprendre sur-
tout que les procédés indiqués par M. Jouffroy, l'observation, l'in-
duction, tant de fois employés par ses prédécesseurs, n'eussent
produit, entre leurs mains, que des résultats si précaires et des
doctrines contradictoires? Peut-être faut -il chercher ailleurs la
solution du problème que M. Jouffroy s'était posé, ou du moins
tenir plus de compte qu'il n'a fait, dans la solution proposée, d'un
élément considérable, la nature particulière de la vérité philoso-
phique.
Ce qui a trompé M. Jouffroy, ce qui a égaré son imagination,
pourtant si mesurée et circonspecte, dans des espérances si vite dé-
çues, c'est une assimilation chimérique de la science philosophique
avec les autres sciences, du genre et de la nature des connaissances
qu'elle peut atteindre avec les autres ordres de connaissances hu-
maines. Son erreur est d'avoir supposé qu'il ne manquait à la phi-
losophie que la notion plus exacte de son objet pour avoir, elle
aussi, comme les mathématiques et la physique, sa marche assu-
rée, et accroître chaque jour son trésor de résultats infaillibles et
incontestés. Cela n'est pas. On aura beau faire ; quand même la
raison devrait s'éclairer, s'élever, acquérir une vue de plus en plus ^
étendue, un tact de plus en plus précis de la vérité, quand la con-
science devrait s'assouplir jusqu'aux plus fines analyses du phéno-
mène intérieur, même dans un perfectionnement inespéré de la
méthode et des facultés qui l'emploient, jamais la science philo-
sophique n'atteindra au même degré de rigueur que les autres
sciences. Elle aura d'autres mérites assurément. Elle n'est pour cela
ni moins indispensable ni moins capable de certitude; mais la certi-
tude qu'elle nous donne est d'un autre ordre que celle des autres
sciences. La vérité qu'elle poursuit est d'une autre essence, singu-
lièrement plus complexe et plus délicate.
La philosophie est une science, mais non une science positive :
Toilà ce qu'il faut avoir le courage de voir d'une vue nette, pour ne
PHILOSOPHES CONTEJIPORAIINS. 361
pas se jeter dans des apologies chimériques. Ce qui constitue le
caractère positif d'une science, c'est que les connaissances qu'elle
a pour objet sont susceptibles d'une démonstration rigoureuse par
le raisonnement, ou d'une vérification indéfinie par l'expérience
aidée du nombre et de la mesure. La vérité philosophique ne com-
porte ni une démonstration mathématique ni une vérification rigou-
reuse. S'il s'agit de faits psychologiques, l'observation les constate,
les décompose et met chacun de leurs élémens en lumière; mais
ce n'est que par analogie qu'on parle ici d'analyse et de vérifica-
tion. L'élément de précision manque absolument, et dès lors les ré-
sultats de la science ne sont pas hors de toute contestation possible.
Quand j'ai constaté en moi plusieurs phénomènes et démêlé ce qu'il
y a de constant dans leur apparente variété, j'ai une loi psycholo-
gique, analogue jusqu'à un certain point, par son caractère de ré-
gularité, à une loi physique ou chimique; mais l'analogie s'arrête
là. Ai-je la ressource du nombre pour noter les variations du phé-
nomène? Ai-je la balance et la pesée pour donner au résultat de
mon analyse toute la précision désirable? Puis-je reproduire à mon
gré l'expérience devant mes contradicteurs? Tout ce que je peux
faire, c'est de susciter dans l'âme de ceux qui m'écoutent des phé-
nomènes analogues à celui que j'éprouve, et de les amener à re-
connaître l'exactitude de mon analyse par le spectacle des faits
intérieurs que je provoque en eux. Quelle opération délicate! Ce
n'est plus précisément le même phénomène que j'analyse en eux et
en moi; c'est un phénomène semblable, mais avec combien de
nuances! Que d'influences diverses de tempérament d'esprit ou
de climat moral dont je ne puis l'isoler, pour l'examiner dans son
intégrité! Vérification, si l'on veut, mais non susceptible de la der-
nière rigueur, puisqu'il nous manquera toujours ici le seul élément
de comparaison infaillible, le nombre.
S'agit-il, non plus de faits directement observables à constater
et à transmettre, mais de questions ultérieures, de problèmes mé-
taphysiques à résoudre, c'est ici que se montre bien clairement la
différence de la certitude philosophique avec celle qu'obtiennent
les autres sciences. Cette différence a été résumée par une distinc-
tion profonde entre la démonstration et la preuve , l'une n'admet-
tant à aucun prix la résistance, forçant la conviction, domptant la
raison la plus rebelle, jugeant sans appel l'intelligence qui veut se
soustraire à elle, contraignant la liberté, fixe, immuable une fois
qu'elle a reçu sa forme, impersonnelle , appartenant de droit à qui
l'a comprise autant qu'à celui qui l'a découverte ; l'autre au con-
traire, la preuve, laissant toujours prise par quelque côté à la
dispute, ne jugeant pas sans appel les raisons qui se refusent à
l'admettre, n'excluant jamais d'une manière absolue l'erreur ni k
362 REVUE DES DEUX MONDES.
contradiction, laissant ainsi une certaine place à la liberté et par
conséquent au mérite, qui ne va pas sans un certain choix du vrai ;
très variable, sinon dans son fond, au moins dans ses formes, dans
ses procédés, selon les époques diverses dans lesquelles elle se
produit ou les classes d'esprits auxquels elle s'adresse, ou le génie
personnel de celui qui l'établit. Cela ne veut pas dire, à Dieu ne
plaise, que, dans l'ordre des sciences philosophiques, le vrai et le
faux soient indiOerens, ce qui reviendrait à dire ou qu'il n'y a ni
vrai ni faux, ou qu'il n'y a que des approximations lointaines du
vrai. Non, certes. Infailliblement il y a du vrai absolu; la vérité
existe, elle nous juge; nous pouvons, nous devons y atteindre.
Ce qui nous manque dans cet ordre de problèmes supérieurs,
c'est cette méthode de déduction rigoureuse qui n'est qu'une ré-
duction des propositions à une série d'équations ou d'identités, à
l'aide desquelles on a raison des intelligences les plus rebelles. Ici
rien de semblable; aucun moyen d'obtenir ce genre d'évidence
sèche et positive qui enlève tout droit, tout prétexte même h la ré-
sistance , cette rigueur de raisonnement qui soit irrésistible à la
passion, à la mauvaise foi, à certains aveuglemens de nature et
de système. Telle nous paraît être l'essence de la vérité métaphy-
sique : elle exige, pour être saisie, les plus rares facultés d'in-
tuition et d'analyse; mais elle ne s'impose pas comme on impose
une propriété du triangle ou un théorème de mécanique. C'est la
noblesse de la philosophie d'avoir pour objet des vérités de cet
ordre. Au fond, il y a de l'infini en elles, c'est pour cela qu'elles
se montrent réfractaires aux procédés des autres sciences, qu'elles
échappent à tous les instrumens de précision. Par quelque côté,
elles touchent à l'absolu, et si l'entendement peut les connaître, il
ne les domine pas cependant, il est dominé par elles. « Il y a ainsi
dans la raison, dit profondément M. de Rémusat dans ses Efisais,
quelque chose au-delà d'elle; elle en sait plus qu'elle n'en voit,
elle donne plus qu'elle ne possède, et par ses limites mêmes trahit
son origine. Celui qui l'exposa sur cette terre a laissé dans son
berceau des marques de haute naissance et quelques lettres demi-
effacées de la langue qu'il parle et qu'elle ne sait pas. »
Il faut donc renoncer, non à la plus haute et à la plus divine des
sciences, mais à l'assimilation impossible de cette science à l'ordre
des connaissances exactes et positives, dangereuse chimère auto-
risée par l'illusion de M. Jouffroy. D'une part, s'il s'agit de la vérité
psychologique (phénomènes, lois, facultés), tout moyen de nota-
tion fixe et régulière fait défaut à l'observateur pour constater son
expérience et en transmettre les résultats avec une rigueur qui ne
puisse être contestée. D'autre part, s'agit-il de la vérité métaphy-
sique (le problème des origines et des fins, les principes et les
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 3(53
causes), on ne peut espérer soumettre les solutions de cet ordre
au joug de la démonstration purement logique, qui n'est qu'une
chaîne d'identités. Le raisonnement positif échouera toujours dans
sa tentative de réduire en équations cette vérité d'ordre supérieur,
dans l'essence de laquelle entre, pour une certaine part, un élément
irrationel, l'infini. 11 ne servirait à rien de s'en plaindre. Il faut s'y
résigner, puisque cela est ainsi. D'ailleurs, ni l'existence de la cer-
titude, ni celle de la science philosophique, en tant que science, ne
sont mises en péril par ces considérations que nous ne faisons qu'in-
diquer, et dont le développement nous écarterait trop de notre sujet;
mais ce qu'il faut bien comprendre et oser dire, c'est que la certi-
tude et la science philosophique ne sont pas de la même nature
que la certitude et la science positives. Il faut renoncer en même
temps à l'idée de voir la science philosophique enfermée dans un
cadre précis de questions déterminées, et se développant dans des
limites éternellement fixes. Il est dans sa nature d'avoir une cer-
taine mojDilité de frontières, une certaine indépendance d'allures,
beaucoup d'irrégularité dans sa marche. Enfin qu'on n'espère pas
la voir jamais soumise, comme les sciences mathématiques ou phy-
siques, à l'heureuse fatalité d'un progrès régulier et continu. La
vérité une ibis acquise, dans ces deux sciences, ne se perd plus et
s'accroît toujours. Dans la science philosophique, les choses ne
vont pas d'un train si régulier et si simple. Un coup de génie peut
soudain ouvrir devant nos yeux tout un horizon nouveau, ou reculer
le champ de notre vision jusqu'à des limites inconnues; puis, par
l'efiet de causes très diverses, difficiles à prévoir, tout s'obscurcit
et se trouble dans cet horizon de la métaphysique. On dirait qu'un
nuage passe sur la vérité et en voile un instant l'éclat aux yeux de
la raison humaine. Pendant ces crises d'obscurité, que doit faire la
philosophie? Soutenir, comme disait Platon, le regard de l'âme, le
diriger vers le foyer de la lumière, en attendant que reparaisse la
divine clarté.
Ce qui restera de la grande tentative de Joufi"roy dans cette ques-
tion de la méthode, c'est une législation admirable de l'observation
psychologique. On ne recommencera point, après lui, ce traité si
exact et si profond des règles de l'expérience appliquée à l'âme,
que l'on trouve développé dans sa préface aux Esquisses de Dugald
Stewart et repris un peu partout dans chacun de ses écrits. — Ce
qui restera également, ce sont quelques théories établies sur cette
base de l'observation, et qui constituent des parties essentielles de
la science de l'esprit. Rappelons au moins, avec le regret très vif de
ne pouvoir insister sur des sujets ou entièrement nouveaux ou re-
nouvelés par lui, le travail ingénieusement profond, et que j'incline
à croire définitif, sur la psychologie des signes, les morceaux deve-
36/1 REVUE DES DEUX MONDES.
nus classiques sur le Sommeil, sur les Facultés de l'âme, l'analyse
si substantielle et si délicate du phénomène esthétique dans la pre-
mière partie du cours consacré à la théorie du beau; mais la plus
considérable de ses recherches dans cet ordre de questions, c'est in-
contestablement le mémoire sur la Distinction de la psychologie et
de la physiologie. Nous ne pouvons nous dispenser d'en indiquer
au moins les importantes conclusions.
Il y a une science de l'homme intérieur, parce qu'il y a une réa-
lité observable distincte des réalités physiques, l'esprit humain.
Notre intelligence a deux vues distinctes; l'une sur le dehors par
l'intermédiaire des sens, l'autre sur elle-même et les faits qui se
passent dans le for intérieur, sans aucun intermédiaire. La pre-
mière de ces deux vues est l'observation sensible; là seconde est
l'observation interne, conscience ou sens intime. Ces deux obser-
vations sont également réelles, légitimes, et bien que leurs moyens
diffèrent, leur autorité est égale. Chacune a sa sphère spéciale, en
sorte que les sens ne peuvent pénétrer dans la sphère de la con-
science, ni la conscience dans la sphère des sens. Faits sensibles,
faits de conscience, voilà une distinction essentielle d'où sort la
distinction de deux ordres de sciences, la psychologie et la physio-
logie (1).
Mais quel est le principe des faits internes? 11 est simple, il est
unique, voilà tout ce que l'on peut dire; cela suffit-il pour affirmer
quelque chose sur sa nature? En 1826, quand il écrivait &a, préface
aux Esquisses de Dugald Stewart, M. Jouffroy posait le problème
sans le résoudre, et il achevait ce grand travail par cette conclu-
sion timide : « Il faut laisser dormir quelque temps encore ce pro-
blème très ultérieur de la nature du principe, problème qui a de
l'importance relativement à notre immortalité, mais qui n'intéresse
nullement l'étude des faits internes; la science n'est pas en mesure
pour l'aborder. » Ce n'est pas nous qui reprocherons à M. Jouffroy
un pareil aveu. Il y a une chose presque aussi belle en philoso-
phie que la découverte de la vérité, c'est d'oser dire qu'on ne se
croit pas en mesure de la découvrir encore. Il faut pour cela un
sentiment élevé du vrai et un courage qui a son prix. Du reste, sans
rien affu'mersur la nature du principe intelligent, M. Jouffroy incli-
nait déjà nettement au spiritualisme, et il établissait contre la phy-
siologie matérialiste une série de conclusions très fines et très fortes,
qui, sans résoudre le problème d'une manière définitive, semblaient
en anticiper la solution; mais cela ne lui suffisait pas : il y revenait
sans cesse, l'abordant de différons côtés, ne pouvant se résoudre,
en si grave sujet, à s'en tenir aux questions de fait. Il y allait pour
(1) Préface aux Esquisses de Dugald Stewart.
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 365
lui des plus grands intérêts de sa vie morale et religieuse. En un
sens, la question de la destinée de l'homme dépendait de cette ques-
tion préalable : quelle est la vraie nature de l'homme? Et ce n'était
point assez, pour cette raison exigeante et difificile, de recueillir, à la
surface de sa conscience, quelques clartés plus ou moins vives sur
l'essence du principe intelligent. Il ne lui fallait pas moins que la
certitude ; elle seule pouvait le contenter. Il méritait de l'obtenir par
la sincérité et l'opiniâtreté de la poursuite; il l'obtint en effet après
de longues méditations où toutes ses facultés d'analyse et de dia-
lectique s'étaient rassemblées pour un suprême effort. De 1826 à
1839, le problème inachevé s'était secrètement préparé, développé
dans son esprit. Un jour il se trouva résolu.
Tout le mémoire sur la Bistinction de la Psychologie et de la
Physiologie n'est véritablement, comme Jouffroy le disait lui-même
à M. Cousin, que l'exposition d'une nouvelle preuve delà spiritualité
de l'âme. Il voulut se donner à lui-même et donner publiquement
aux autres la raison de son spiritualisme, qu'il ne trouvait pas suf-
fisamment motivé par les preuves ordinaires. A quoi se réduisent-
elles en effet? Elles peuvent toutes se ramener à deux formes. On
dit : Il y a en nous des phénomènes de deux sortes, les phénomènes
physiologiques et les phénomènes psychologiques; donc ils déri-
vent de deux causes et appartiennent à deux êtres différens. On ne
peut rapporter la digestion au même principe que la pensée, la vo-
lonté ou le désir à la même source que la circulation du sang. —
Ou bien on dit : Toutes les opérations, tous les phénomènes de la
vie psychologique attestent l'unité et la simplicité du principe qui
en est la source ; ce principe ne peut donc être ni le corps, ni un
organe du corps. Il y a donc en nous deux êtres : le corps, être
composé, principe des phénomènes physiologiques, et l'âme, être
simple, principe des phénomènes psychologiques. — Deux raison-
nemens également vicieux, selon Jouffroy. La preuve de la spiritua-
lité ne peut sortir de la nature comparée des phénomènes physio-
logiques et psychologiques. Ils ne sont pas de même ordre, et par
conséquent les différences qui les séparent ne prouvent rien. Fus-
sent-ils de même ordre, elles ne prouveraient rien encore, parce
qu'une même cause peut produire des phénomènes très divers. On
raisonne sur la vie physiologique comme si on la connaissait, tan-
dis qu'au contraire rien n'est plus obscur pour nous que cette vie.
<i Les causes nous en échappent; nous n'atteignons même pas les
actes de ces causes. Tout ce que nous pouvons saisir, ce sont les
effets matériels produits dans le corps par les actes inconnus des
causes inconnues de la vie. Encore n'est-ce que par surprise et avec
mille peines que nous les saisissons, et non pas tous, mais seule-
ment quelques-uns... Et cependant c'est sur cette vie si obscure, si
366 REVUE DES DEUX MONDES.
couverte de ténèbres, que le raisonnement vulgaire n'hésite pas. lî
en sait, à n'en pas douter, le principe. Il le connaît à merveille, il
le proclame sans balancer, c'est le corps. »
Voilà l'infirmité radicale des démonstrations ordinaires de la spi-
ritualité. Elles posent comme réalité connue un principe hypothé-
tique, la cause des phénomènes physiologiques: elles l'appellent
corps, inaîicre. Et c'est en s' appuyant sur l'examen comparé des
phénomènes psychologiques que par induction elles essaient de dé-
montrer quelle doit être la cause de ces phénomènes; elles re-
montent à cette cause inconnue, elles la nomment. Leur point de
départ, c'est la réalité du corps, dont on parle sans hésitation comme
d'une chose parfaitement claire. Le terme de leur induction, c'est
le principe des phénomènes psychologiques, Y esprit^ Y âme. — L'o-
riginalité de la démonstration de M. JoulTroy est de prendre le
contre-pied du raisonnement vulgaire. Il soutient que ce qui est la
réalité la plus claire pour nous, c'est Vâmr, que ce qui est obscur
au contraire, c'est le corps, et, reléguant dans la métaphysique
d'hypothèse cette cause inconnue, il concentre tous ses eiïorts sur
la cause qui nous est la plus intime et la plus familière. C'est là im
procédé savant, vigoureux, où Descartes et Maine de Biran se re-
trouvent tous deux réunis et conciliés, Descartes avec son principe
« que l'âme nous est plus connue que le corps, » Maine de Biran
avec sa célèbre analyse du moi, essentiellement cause.
A peine pourrons-nous, sans nous perdre dans un détail infini,
donner une idée de cette démonstration pénétrante, qui tire une
grande partie de sa valeur de l'exactitude des analyses, de la va-
riété des aperçus, de la sincère exposition d'une méditation qui
se raconte elle-même, et qui descend, de couche en couche, jus-
qu'aux dernières profondeurs de l'âme. Résumer ces analyses, c'est
infailliblement les trahir et les exposer aux mépris de la critique
superficielle. Tenons-nous-en donc au principe. Ce principe con-
siste à rétal^lir la conscience dans tous ses droits et dans sa vraie
portée, à poser en fait qu'elle n'atteint pas seulement en nous les
actes et les modifications du principe personnel, mais qu'elle at-
teint ce principe lui-même. Quand je dis que je sens ma pensée,
ma volonté, ma sensation, c'est comme si je disais que je me sens
pensant, voulant et sentant. Sans cela, d'où saurais-je que la pen-
sée, la volonté, la sensation que je sens, sont miennes, qu'elles
éîuanent de moi et non pas d'une autre cause? Saisir un phénomène
qui est à moi, ou saisir la cause qui est moi, sont deux choses iden-
tiques. Donc le fait interne ou psychologique n'est pas seulement
celui que la conscience me donne : il m'est donné en même temps
par la conscience com?iie l'acte d'une cause que je perçois. Voilà
le trait essentiel de cet ordre de phénomènes. Ce caractère établit
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 367
immédiatement la distinction de la psychologie et de la phj^siolo-
gie, puisque tous les actes qui en sont marqués appartiennent à
l'une de ces sciences, et tous ceux qui ne la possèdent pas à l'au-
tre. Il fonde en môme temps la preuve la plus solide de la spiritua-
lité. En eflet, en même temps que j'ai conscience de cette cause qui
est moi, j'ai conscience de tous les actes qui en émanent, et, ces
actes ne comprenant qu'un certain nombre et une certaine série de
phénomènes, il est démontré par là que les autres, les phénomènes
physiologiques, qui n'y sont pas compris, ceux qui vont au bien du
corps et composent la vie animale, dérivent d'un autre principe qui
coexiste dans l'homme avec le moi , qu'ainsi il y a dualité de prin-
cipes, de vies et de fins dans la nature humaine. Quel est le prin-
cipe de la vie physiologique? Je n'en sais rien, je n'en saurai pro-
bablement jamais rien que par de vagues et obscures inductions.
Le vulgaire l'appelle corps, les savans l'appelleront force vitale ou
animale. Peu importe le nom qu'on lui donne : sa nature est pu-
rement hypothétique, voilà ce qu'il importait d'établir. C'est l'obs-
curité môme de ce principe qui le distingue du principe intelligent,
de la cause que j'appelle moi. La physiologie n'atteint que des faits,
des résultats matériels, et suppose une cause à ces faits : la psycho-
logie au contraire a le privilège de ne supposer rien, elle saisit le
moi dans le phénomène, le moi à titre de cause, c'est-à-dire d'être
un et simple, toute cause étant par définition essentiellement sim-
ple et une. La spiritualité n'est donc pas le résultat d'une induc-
tion; elle est un fait. Nous savons immédiatement ce que c'est que
Tesprit : nous n'avons pour cela qu'à nous regarder vivre, penser,
vouloir. L'esprit est cause, et son type le plus clair, c'est le moi.
Tel est le dernier mot de ce grand travail d'analyse intérieure et
de dialectique pénétrante. Ce fut une Joëlle journée pour la philo-
sophie que celle où M. Jouffroy vint lire à l'Académie des sciences
morales ce remarquable mémoire en présence du plus redoutable
adversaire de la science psychologique et de la spiritualité, Brous-
sais : non pas que la démonstration exposée dans ce mémoire ter-
mine à tout jamais le débat séculaire entre le matérialisme et le
spiritualisme. Espérer un succès pareil, ce serait prouver que l'on
ne connaît ni la nature de la vérité philosophique, ni celle de la
raison humaine. M. Jouffroy lui-même, je le pense, n'osait pas l'es-
pérer, même dans le premier enthousiasme de sa découverte. Au-
jourd'hui, à vingt-cinq ans de distance, nous savons à quoi nous en
tenir sur ces prétendues victoires qui sont toujours à recommencer.
Plus d'un spiritualiste même aurait sans doute quelques objections
à présenter sur cet argument, qui suppose résolue une des ques-
tions les plus controversées dans la science contemporaine, la ques-
tion du vitalisme et de Y animisme. Il est trop évident que, s'il était
368 REVUE DES DEUX MONDES.
démontré que les actes physiologiques fussent une fonction de Tâme
pensante, c'en serait fait du raisonnement de Jouffroy, qui repose
sur l'opposition de l'âme, clairement connue dans sa causalité et
dans ses actes, au principe hypothétique et inconnu de la vie phy-
siologique; mais cela n'est pas démontré. Le vitalisme de M. Jouf-
froy s'appuie sur des argumens pour le moins aussi solides que
l'animisme. Et d'ailleurs, quand même il serait établi que la forme
de son raisonnement n'est pas de tout point invulnérable, il n'en
garde pas moins sa valeur à nos yeux. Ce mémoire est un modèle
d'analyse; en le lisant, on sent que l'on est à une grande école
d'observation intérieure. Ces maîtres de la spiritualité agissent pro-
fondément sur vous, à condition que vous ne leur opposiez pas une
résistance de parti-pris. Ils vous conduisent si sûrement à travers
les obscurités de votre vie intime, ils vous habituent si bien à dis-
tinguer ce qui ne doit pas être confondu, à démêler ce qui est vous
de ce qui est à vous, à vous déprendre peu à peu de vos organes et
de leur sphère d'action, pour ne plus voir que le fond même de
l'être, l'être vrai, distinct de tout ce qui en complique ou en voile
l'essence, que ces sortes d'analyses sont déjà des démonstrations
de la spiritualité, les meilleures peut-être et les plus solides de
toutes. M. Jouffroy excelle dans ce grand art philosophique. Per-
sonne n'excite d'un tact plus sûr et plus fm le sens des réalités in-
visibles, étourdi par le tumulte grossier de la sensation, dispersé
dans le dehors de la vie ; il nous rend l'âme visible et présente, sans
autre artifice qu'une transparence presque idéale d'analyse. C'est
là certainement quelque chose de meilleur et de plus rare qu'un
argument sans défaut. D'ailleurs nous donner la perception vive de
la spiritualité, n'est-ce pas déjà la démontrer?
Tout s'enchaînait dans cette pensée active et logique; son œuvre
entière n'avait qu'un but, auquel chaque partie venait successive-
ment se rattacher : le problème moral, auquel il donna son vrai
nom, plus expressif peut-être, moins scientifique et plus humain :
le prohUme de la destinée. 11 y arriva de bonne heure, par la pente
naturelle de son esprit; il y fut conduit également par la nécessité
de combler le vide que la foi, en se retirant, avait laissé dans son
âme. Son intelligence, comme nous l'avons vu, était de celles qui
ne peuvent vivre dans la nuit et qui cherchent avec ardeur la lu-
mière, pour laquelle elles se sentent créées. Ces nobles esprits peu-
vent bien connaître le doute, il en est même très peu qui ne le tra-
versent; mais ils ne s'y arrêtent pas. Le doute, pour eux, est une
crise, ce n'est pas un dénoûment.
Plusieurs années consécutives furent consacrées à ce grand su-
jet; Jouffroy en fit la matière de ses leçons à la Sorbonne de 1830
à 1835. Malheureusement il ne nous en reste que des débris : deux
PUILOSOPHES CONTEMPORAINS. 369
leçons, l'une sur \q problème de la destinée, l'autre sur la méthode
pour le résoudre; puis le Cours de Droit naturel, recueilli par la
sténographie; la publication posthume de quelques chapitres con-
tenant des vues théoriques qui servent de conclusion au cours, voilà
tout ce qui a survécu de cet enseignement. Quel regret excite en
nous la lecture de ces fragmens, si incomplets, si dispersés, et qui
nous donnent pourtant une si grande idée du plan et de l'œuvre!
M. Jouffroy rencontrait là, dans des circonstances rares de loisir et
de travail, l'occasion de ce livre unique pour lequel chaque écri-
vain semble prédestiné, tant il y avait d'harmonie entre ce sujet
admirable et ses belles facultés de penseur profond, de philosophe
religieux, d'artiste. Au lieu d'une œuvre conçue d'un seul jet, dis-
posée selon les justes proportions de chaque idée, se développant
harmonieusement jusqu'aux vastes conclusions qu'elle comportait,
éclairée dans toutes ses parties de cette clarté croissante , reflet de
la vérité qui se dégage de plus en plus, signe d'une démonstration
qui avance et que chaque pas rapproche du but, nous avons quel-
ques pages détachées et un ouvrage mal composé, le Cours de Droit
naturel, dans lequel les recherches historiques et préliminaires
prennent à peu près toute la place, et que la négligence d'une ré-
daction hâtive a compromis jusqu'à un certain point dans l'estime
des connaisseurs. Ce regret, nous l'avons exprimé déjà, mais jamais
il n'est plus vif en nous qu'au moment où nous voyons M. Jouffroy
perdre une occasion si naturellement faite pour lui, et qui aurait
valu à notre littérature philosophique une œuvre impérissable.
Rappelons à grands traits, en nous tenant aussi près que possible
de la pensée de M. Jouffroy, le plan de l'œuvre et les principales
conclusions entrevues. Personne n'échappe à ce grand problème
de la destinée, car personne n'échappe à la raison, qui conçoit na-
turellement cette idée, qui affirme que toute chose a sa destination,
que l'homme aussi doit avoir la sienne, et que cette destination
a un rapport nécessaire avec celle de l'univers. Cette idée inévi-
table marque l'avènement d'une vie nouvelle; elle termine cette
longue enfance durant laquelle la sensation et l'instinct dominaient
en nous. « Il n'est pas un homme, j'ose le dire, si pauvre que sa
naissance l'ait fait, si peu éclairé que la société l'ait laissé, si mal-
traité, en un mot, qu'il puisse être par la nature, la fortune et ses
semblables, à qui, un jour au moins, dans le courant de sa vie,
sous l'influence d'une circonstance grave, il ne soit arrivé de se po-
ser cette terrible question qui pèse sur nos têtes à tous comme un
sombre nuage, cette question décisive : pourquoi l'homme est-il ici-
bas, et quel est le sens du rôle qu'il y joue? » Cette question n'est
inconnue à aucun homme qui ait un peu vécu, un peu souffert, qui
TOME LVI. — 1865. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
ait aimé ou pensé. Et dans une analyse dramatique des grandes
émotions de la vie, M. Jouffroy énumérait toutes les circonstances
qui viennent nous tirer de la vie aveugle pour nous élever à la pen-
sée morale, à la pensée humaine par excellence : la souffrance d'a-
bord, le mal qui est partout dans la condition de l'homme, jusque
dans ces jouissances passagères qu'on appelle le bonheur, le désac-
cord fatal et permanent entre la pente de nos désirs et le cours des
choses ; nos félicités mêmes, si rapides, si précaires, si vite épui-
sées, nos joies les plus vives, si vite éteintes dans l'ennui et le dé-
goût, le désenchantement des passions qui semblaient d'abord de-
voir chaniier notre existence, l'effroi subit de ce qu'il y a d'incom-
plet dans les plus grands bonheurs rêvés et obtenus. Puis c'est la
faiblesse de l'homme en face de la nature, qui l'écrase, et de l'infini
des mondes, auprès duquel il n'est qu'un néant; c'est l'histoire de
l'espèce humaine, de ses luttes, de ses migrations, de ces voyages
des peuples qui partent du fond des temps et des pays inconnus,
pour aller de l'obscurité de leur berceau à un but inconnu; c'est enfin
cette histoire de notre globe retrouvée dans ses propres entrailles,
par couches successives de créations tour à tour disparues. C'est
ainsi que de toutes parts , et sous l'influence de tant de circon-
stances inévitables, se pose devant la raison de l'homme cette haute
et mélancolique question sur l'énigme de la vie. « Alors s'éveillent,
alors se développent pour la première fois dans les profondeurs de
l'âme humaine trois sentimens endormis jusque-là, et qui ne peu-
vent éclore qu'à la chaleur de cette triste lumière. Ces sentimens
sublimes, la gloire et le sentiment de notre nature, sont le senti-
ment poétique, le sentiment religieux et le sentiment philosophi-
que... Ou plutôt la poésie, la religion, la philosophie, sont les trois
manifestations d'un môme tourment, qui se satisfait ici par de la-
borieuses recherches, là par une foi vive, plus loin par des plaintes
harmonieuses, et c'est ce qui fait que les âmes poétiques, reli-
gieuses, philosophiques, sont sœurs, et c'est ce qui fait qu'elles
s'entendent si bien, alors même qu'elles parlent des langues si dif-
férentes... »
C'est avec l'arme mâle et sainte de la science que M. Jouffroy ré-
solut d'aborder le problème. La première des innombrables ques-
tions comprises dans l'immensité de ce problème est évidemment la
question de la destinée de l'homme dans la vie actuelle. C'est par
celle-là que ses recherches commencèrent. Or cette question se
résout dans une autre, celle de la nature de l'homme. Que l'homme
ait une fin ici-bas , la raison le conçoit comme une nécessité ; mais
cette fin en soi n'est pas une chose observable, qui tombe sous la
conscience et les sens : cette fin n'est encore qu'une idée générale
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 371
à déterminer, et qui ne peut l'être que par les faits. Fidèle à l'es-
prit de sa méthode, qui met la psychologie à l'origine de toutes les
sciences philosophiques, M. Jouffroy établit que tant qu'on n'est
point arrivé à une question de faits dans une recherche, on n'en a
point trouvé le commencement. On ne devine pas les desseins de
Dieu, qui sont les lois de la création; il faut les découvrir, et on ne
peut les découvrir que par l'étude de la faible partie de ses œuvres
qu'il a livrée à notre regard. Voici donc l'ordre des questions tel
qu'il se déroule logiquement devant notre pensée : au commence-
ment, une réalité observable, présente à nos regards, la nature de
l'homme; l'homme connu, la détermination de sa fm s'ensuit; sa fin,
déterminée, détermine celle de la société et de l'.espèce, et, la fin
de l'humanité déterminée, la place de l'humanité dans l'œuvre de
la création peut être légitimement cherchée. On voit que ce n'est
pas la grandeur qui manque à ce plan. C'est même un plan légè-
rement idéal. La destinée de la société, celle de l'espèce, la place
de l'humanité dans la création, autant de questions qui dépassent
vraisemblablement la portée de la raison. Tenons-nous donc à ce
qui peut être connu, la fin de l'homme ici-bas, et à ce qui peut être
conclu, sa destinée ultérieure.
La fin de l'homme, exprimée par les tendances et les facultés de
sa nature, est de développer son être par la connaissance, par l'a-
mour, par l'action; mais ces tendances et ces facultés peuvent se
manifester sous plusieurs modes fort différens qui marquent les dif-
férens degrés de la moralité humaine. L'état primitif de l'homme a
son type dans l'enfant. Dans l'enfance, et avant que l'intelligence
nous ait révélé notre propre nature, toutes nos tendances se déve-
loppent sans que nous fassions aucun retour soi' nous-mêmes; c'est
la loi de la pure nature, c'est le règne de l'instinct. L'enfant n'est
pas égoïste : au fond, c'est à la satisfaction de sa nature qu'aspi-
rent en définitive toutes ses passions ; mais l'enfant n'est pas leur
complice. « Il est innocent comme Psyché, qui aime sans connaître
l'amour. » La raison est dans l'homme le flambeau de Psyché. Elle
comprend que toutes ces tendances, toutes ces facultés, n'aspirent
qu'à un but, qui est la plus grande satisfaction possible de notre
nature. Elle comprend en même temps quel est le moyen le plus
sûr d'obtenir ce maximum de satisfaction possible. Elle prend en
main le gouvernement de nos facultés. Elle remplace par l'intérêt
toutes ces fins partielles vers lesquelles nous emportaient nos aveu-
gles désirs. Elle calcule, elle prévoit, et substitue l'empire sur soi
à l'empire inconséquent, variable, orageux, de l'instinct. C'est le
second état dans l'homme : c'est un nouveau mode de détermina-
tion que produit en lui l'éveil de la raison : c'est Yégoîsme-, mais
372 REVUE DES DEUX MONDES.
la raison, quand elle va à son terme, ne s'arrête pas là, bien que
plusieurs systèmes de morale s'efforcent de lui persuader qu'au-
delà commence la sphère des chimères mystiques. Elle fait un nou-
veau pas, un pas décisif, et ce progrès l'amène à l'état qui mérite
véritablement le nom d'état moral. Cet état résulte d'une nouvelle
découverte, d'une conception qui agrandit singulièrement son ho-
rizon. Échappant à la considération exclusive des fins individuelles,
elle arrive à concevoir que ce qui se passe en nous se passe dans
toutes les créatures possibles, que la fin de chacune d'elles est aussi
sacrée que la nôtre, chacune de ces fins diverses étant un élément
d'une fin totale et dernière qui les résume, et qui n'est pas autre
chose que l'ordre universel, l'ordre divin. C'est ici que commence
d'apparaître et de se développer toute la série des conceptions mo-
rales. « Dès que l'idée de l'ordre a été conçue par notre raison, il
y a entre notre raison et cette idée une sympathie si profonde, si
vraie, si immédiate, qu'elle se prosterne devant cette idée, qu'elle
la reconnaît sacrée et obligatoire pour elle, qu'elle l'honore et s'y
soumet comme à sa loi naturelle et éternelle. » Au nom de cette
grande conception de la raison, la fin de l'homme ici-bas est donc
de prendre résolument et de maintenir à la sueur de son front l'em-
pire de sa volonté sur sa nature, de s'arracher aux tyrannies aveu-
gles de la sensation et de l'instinct, aux calculs de l'égoïsme, de
développer son être par la connaissance du vrai et par l'amour du
beau, enfin d'aider pour sa part virile à l'accomplissement des fins
des autres hommes, au développement de leur raison et de leur mo-
ralité, à la réalisation de l'ordre sur la terre.
Mais quelle contradiction entre la destinée réelle de l'homme en
cette vie et celle qui est écrite en caractères éclatans dans la loi de
sa nature ! Quelle différence entre sa nature et sa condition pré-
sente! La satisfaction d'une de nos tendances, ce serait la connais-
sance absolue, ou bien ce serait l'union parfaite, l'harmonie com-
plète des êtres entre eux. Où voit-on une seule tendance de notre
nature complètement satisfaite soit dans l'individu, soit dans l'es-
pèce? Il est même impossible qu'elle le soit jamais tant que le
monde sera organisé comme il l'est, et il ne peut pas l'être autre-
ment. On pourra donc améliorer bien des souffrances. La civili-
sation n'est pas autre chose qu'une conquête perpétuelle &ur les
ténèbres et sur le mal, elle ne les supprimera jamais. «Tout le
travail de l'humanité tend vers cette fin, mais il y tend avec une
éternelle résistance de la part des choses. 11 avance, mais le but est
au-delà de la portée de ses efforts. »
Ainsi la nature nous porte à la satisfaction absolue de nos ten-
dances; la condition actuelle de la vie la rend impossible. L'obsta-
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 373
cle., c'est la condition humaine. Ne nous en plaignons pas. C'est
l'obstacle qui fait la grandeur de l'homme et qui lui confère ses
plus nobles droits. Il crée dans l'homme la direction de ses facultés
par la volonté et l'intelligence. 11 nous donne l'empire sur nous-
mêmes, il nous permet de concentrer sur le point qui résiste toute
la force de nos facultés. Il donne à l'intelligence les méthodes, les
arts, tous les moyens qui aident cette force ou qui y suppléent. Il
crée dans l'homme l'être moral, la personne capable, à son choix,
de bien et de mal, digne par là du seul bonheur qui ait du prix à
nos yeux, le bonheur mérité. De là deux conséquences considéra-
bles : la première, que le but delà vie actuelle est bien moins dans
les progrès que nous pouvons réaliser, dans le plus ou moins de
puissance ou de connaissance que nous pouvons acquérir, que dans
la production du bien moral en nous, dans la création énergique de
la personnalité. La seconde conséquence, c'est que notre fin absolue
n'est pas réalisable dans cette vie, et que s'il n'y en avait pas une
autre, l'énigme de la destinée serait insoluble. « Il y a en moi une
intelligence qui comprend toute la portée des désirs qui sont le
fond de ma nature, une sensibilité qui souffre horriblement, car ses
désirs meurent impuissans et ne peuvent se satisfaire sur cette
terre. Il y a aussi en moi des facultés qui, malgré des obstacles,
possèdent tout le pouvoir nécessaire pour satisfaire ces tendances.
Tout cela, je le comprendrais en moi ; je serais malheureux dans la
condition actuelle ; je m'expliquerais cette condition; j'en verrais la
nécessité, les convenances, dans une certaine hypothèse que ma
nature réclame tout entière, et cette hypothèse ne serait qu'une
chimère impossible, absurde ! La plus grande absurdité imaginable
serait, au contraire, que cette vie fût tout; je n'en connais pas de
plus grande dans aucune branche de la science. La plus grande
absurdité et la plus grande contradiction imaginable serait que cette
vie fût tout; donc il y en aura une autre. »
J'ai tenu à rappeler le plus simplement possible l'enchaînement
méthodique de ces grandes et fortes idées qui occupèrent les der-
nières années de l'enseignement de M. Jouffroy. Elles sont entrées
sans doute depuis longtemps dans le domaine public par les vives
adhésions qu'elles ont rencontrées, comme par les critiques qu'elles
ont soulevées. Il était bon cependant de les remettre sous les yeux
de nos lecteurs, dont plusieurs ne connaissent peut-être les maîtres
de la philosophie française que par les railleries de leurs adver-
saires. Il m'a semblé que, dans le cadre si resserré de cette exposi-
tion, les principes de la morale de Jouffroy pourraient encore avoir
leur prix, parce qu'ils expriment sous une forme scientifique les
lois de la nature humaine, ses instincts, ses convictions. Personne,
37/1 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ce siècle, ne s'est plus noblement inquiété des intérêts supé -
rieurs de l'homme, de ce qui relève sa condition présente, de ce
qui éclaire son avenir. Je sais bien que la mode est passée de ces
préoccupations sentimentales, et que les grands esprits qui aspirent
,à renouveler l'intelligence humaine, à la déniaiser, n'ont rien de
;.plus à cœur que de lui enlever ces besoins factices, ces aspirations
à. une vie future, tous ces rêves d'enfant qui amusent son ennui ou
sa vanité; mais je sais aussi que l'esprit humain ne se laisse pas
«mener sans résistance par ses nouveaux et superbes instituteurs,
que toute sa nature se révolte quand on arrive aux dernières consé-
quences du système. Il aime à retrouver une voix amie, familière,
qui le rassure contre les terreurs du néant; il se réjouit quand on
lui apporte de la part d'un homme qui a tant médité ces paroles de
bon augure : « Non, votre instinct ne vous trompe pas, la raison
'•est d'accord avec lui; vous pouvez espérer. Votre instinct n'est que
le sentiment de ce qu'il y a d'incomplet et d'inexplicable dans cette
vie, si elle s'achève en ce monde. »
Toutes ces théories particulières venaient se rejoindre et se con-
fondre dans la théorie de l'ordre universel, dont s'enchantait elle-
même cette haute intelligence si bien préparée à goûter les divines
harmonies. Il les exprimait avec une grandeur et une simplicité
que Platon aurait aimées. Si chaque être a sa fm, disait-il, la créa-
;tion elle-même en a une. Cette création, il est vrai, dans son en-
semble, nous échappe; nous n'en saisissons qu'un fragment, et ce
fragment même, nous ne le connaissons que dans un moment de
sa durée; l'œuvre de Dieu remplit l'espace et le temps, et ce que
nous en pouvons saisir n'est qu'un point dans l'un, un moment
dans l'autre. Qu'importe? fût-elle infinie et sa durée éternelle, le
même principe s'y applique et persuade invinciblement à notre
rraison qu'elle a une fin, un but unique. Mais quelle parole humaine,
quelle pensée finie pourrait atteindre ce but que Dieu s'est proposé
en laissant échapper l'univers de ses mains? — La vie de la créa-
tion n'est autre chose que son mouvement vers cette fin suprême.
Or ce mouvement universel et éternel de chaque chose vers la fin
que Dieu lui a assignée, et de toutes choses vers la fin de la créa-
tion, ce mouvement, évidemment régulier puisqu'il a un but, c'est
il'ordre. C'est l'idée et le sentiment de l'ordre qui expliquent toutes
les tendances de notre nature, toutes nos aspirations, toutes nos
grandeurs. Cet ordre, en tant qu'il est la fin de la création, c'est
le bien; en tant qu'il est exprimé par le symbole de la création,
:c'est le beau; traduit en idée, c'est le vrai. Le bien, c'est l'ordve
:réalisé; le vrai, c'est l'ordre pensé; le beau, c'est l'ordre exprimé.
Cette idée elle-même cependant n'est pas le dernier tprme de la
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS. 375
pensée humaine; elle fait un pas de plus et s'élève jusqu'à Dieu,
qui a créé cet ordre en assignant à chaque créature qui y concourt
sa constitution, sa fin, son bien. Ainsi rattaché à sa substance éter-
nelle, l'ordre sort de son abstraction métaphysique et devient l'ex-
pression de la pensée divine ; le côté religieux de la morale se ré-
vèle.
Dieu, c'était la conclusion suprême de cette vie qui n'avait été
qu'une longue méditation. Un philosophe peut arriver à Dieu de
deux manières, par la métaphysique ou par la morale, par la mé-
taphysique comme Descartes et Leibnitz, par la morale comme
Kant et Jouffroy. Qu'importe la diversité des chemins, s'ils mè-
nent au même but? Mais Jouffroy ne fit qu'entrevoir le terme de
ses longs travaux. Il n'y toucha pas; il tomba sous le poids de la
vie avant d'avoir achevé son œuvre. Dans le monument qui gardera
la pensée de l'un des philosophes les plus religieux du siècle, une
place est vide, celle de la théodicée.
Le temps lui manqua. En 1839, il avait dû quitter sa chaire de
la Sorbonne; en IS/il, il renonça à paraître à la chambre des dé-
putés, dont il faisait partie depuis dix ans. Peu à peu il se retirait
du tumulte de la vie extérieure et rentrait plus profondément en
soi. Sa santé, gravement atteinte, le préparait à l'épreuve suprême.
(( Je ressens, écrivait-il le 20 décembre 1841, tous les bons effets
de la solitude. En se retirant de son cœur dans son âme, de son
esprit dans son intelligence, on se rapproche de la source de toute
paix et de toute vérité, qui est au centre, et bientôt les agitations
de la surface ne semblent plus qu'un vain bruit et une folle écume...
La maladie est certainement une grâce que Dieu nous fait, une sorte
de retraite spirituelle qu'il nous ménage pour nous reconnaître, nous
retrouver, et rendre à nos yeux la véritable vue des choses. »
Les agitations de la surface n'avaient pas manqué, surtout dans
les dernières années, peut-être même quelques-unes de ces agita-
tions avaient-elles pénétré profondément jusqu'aux sources de la
vie. La carrière politique n'était pas faite pour lui; il y rencontra
plus d'une occasion de souffrir. Les intentions droites, la fierté du
sentiment, la grandeur des vues même ne suffisent pas pour y pro-
téger un honnête homme. « Dans cette épreuve de la vie publique,
disait M. Villemain, indiquant d'un mot juste et fin toute une situa-
tion, il obtint plus de considération que de bonheur. » Les natures
douées d'une vive sensibilité ne devraient jamais s'exposer à ce choc
trop rude des intérêts alarmés ou des passions ombrageuses. Elles
présentent trop de parties vulnérables pour s'y risquer impuné-
ment. Ce que M. Jouffroy souffrit dans la dernière année de sa vi«
publique, lui seul le sut, et s'il contint sévèrement ses émotions au
376 REVUE DES DEUX MONDES.
dehors, une tristesse croisscante se répandit dans son cœur et de là
dans ses conversations avec ses amis. Peut-être aussi, en sentant
ses forces lui échapper, éprouvait-il la secrète amertume d'un
homme qui n'a pas rempli la mesure de son talent et qui voit con-
damner à l'éternel oubli une partie de sa pensée, la meilleure peut-
être, celle qui est à la fois le résultat suprême d'un grand tra-
vail intérieur et le fruit de la vie. Toutes ces tristesses, tous ces
regrets éclatent dans un discours adressé à des jeunes gens dans
une fête universitaire, la dernière fois qu'il parut en public. C'est
peut-être la plus belle page où se soit exprimée cette âme éloquente,
trompée par la vie, meurtrie par le choc des hommes et réfugiée
désormais en de plus hauts et inviolables asiles. « La vie, disait-il,
je l'ai en grande partie parcourue; j'en connais les promesses, les
réalités, les déceptions ; vous pourriez me rappeler comment on
l'imagine; je veux vous dire comment on la trouve, non pas pour
briser la fleur de vos belles espérances (la vie est parfaitement
bonne à qui en connaît le but) , mais pour prévenir des méprises
sur ce but même , et pour vous apprendre , en vous révélant ce
qu'elle peut donner, ce que vous avez à lui demander, et de quelle
manière vous avez à vous en servir. On la croit longue, elle est très
courte, car la jeunesse n'en est que la lente préparation, et la vieil-
lesse la plus lente destruction. Dans sept ou huit ans, vous aurez
entrevu toutes les idées fécondes dont vous êtes capables , et il ne
vous restera qu'une vingtaine d'an"nées de véritable force pour les
réaliser. Vingt années ! une éternité pour vous, en réalité un mo-
ment ! Croyez -en ceux pour qui ces vingt années ne sont plus; elles
passent comme une ombre, et il n'en reste que les œuvres dont on
les a remplies. Apprenez donc le prix du temps, employez-le avec
une infatigable , avec une jalouse activité. Vous aurez beau faire,
ces années qui se déroulent devant vous comme une perspective
sans fin n'accompliront jamais qu'une faible partie des pensées de
votre jeunesse; les autres demeureront des germes inutiles, sur les-
quels le rapide été de la vie aura passé sans les faire éclore, et qui
s'éteindront sans fruit dans les glaces de la vieillesse. »
J'ai pensé qu'il ne serait pas inutile de replacer sous les yeux des
générations nouvelles, volontiers distraites d'un passé si récent en-
core, l'image de ce noble esprit. C'était pour nous comme un
devoir de ranimer autour d'une si pure renommée la piété litté-
raire d'un temps trop vite oublieux. Et puis il m'a semblé que la plus
sûre apologie d'une école violemment attaquée, c'est de montrer
quels hommes et quels talens elle a produits.
E. Caro.
DEUX ASCENSIONS
AU MONT-BLANC
ÉTUDES DE MÉTÉOROLOGIE ET d'HISTOIRE NATURELLE.
Chaque été, des touristes partent de tous les points de l'Europe,
se dirigeant vers les Alpes, et gravissent à l'envi les cimes les plus
inaccessibles. Bientôt tous ces sommets neigeux dont la blancheur
virginale était un emblème cher aux poètes auront été déflorés. En
Angleterre, en Suisse, en Autriche, en Italie, se sont formés des
clubs alpins dont les membres rivalisent de zèle et d'audace; une
noble émulation, un amour-propre légitime les animent et les exci-
tent. On compte le petit nombre de sommets que leur pied n'a pas
encore foulés. On ne pourrait faire un meilleur emploi de la vigueur,
de l'agilité et de l'énergie qui caractérisent la jeunesse. Les exercices
stéréotypés de la gymnastique régulière, les petits incidens et les
petits obstacles de la chasse dans les plaines bien connues qui en-
tourent l'héritage paternel, ne sauraient suffire à des esprits entre-
prenans servis par des corps sains et vigoureux. Les Alpes sont une
arène où ils peuvent déployer toutes leurs qualités physiques et
morales. Des nuits passées dans les chalets ou sous une pierre près
de la limite des neiges éternelles, les difficultés réelles et les dan-
gers sérieux des glaciers, les obstacles imprévus de rochers verti-
caux barrant l'accès de la cime désirée, le froid, les effets de la
raréfaction de l'air, des nuages enveloppant subitement la mon-
tagne dans une brume épaisse, les orages dont la foudre frappe si
souvent les sommets, l'obscurité surprenant le voyageur au milieu
de ces déserts de neige et de glace, voilà des fatigues dignes de
la vigueur et des aspirations d'une jeunesse virile et bien trem-
378 REVUE DES DEUX MONDES.
pée. Quel plaisir de vaincre des obstacles et de braver des périls
où la vie est en définitive rarement en jeu, et quelle récompense
après la victoire ! Du haut du sommet vaincu, on voit le monde à
ses pieds, l'œil se promène au loin sur les vallées et sur les mon-
tagnes; un délicieux repos succède à une fatigue momentanée, un
appétit inconnu dans la plaine assaisonne le modeste repas que le
guide sert sur le gazon émaillé de fleurs alpines ; un air pur, une
lumière éclatante prêtent à tous les objets une beauté inconnue dans
l'atmosphère épaisse des régions habitées; le bien-être du corps
réagit sur l'état de l'âme, qui se sent inondée de nobles désirs et de
grandes pensées. Les intérêts mesquins et les vanités ridicules du
monde s'évanouissent dans leur petitesse, on s'étonne d'y avoir
songé, et on se promet de les ignorer désormais. Telles sont les
jouissances pures et sans mélange que tout homme bien né éprou-
vera en présence du grand spectacle dont il est le centre. De plus
vives encore sont réservées à celui qui gravit ce sommet avec la vo-
lonté d'étudier les lois du monde physique, les phénomènes de l'at-
mosphère, les productions de la nature dans ces froides régions, ou
d'analyser la structure de ces montagnes qui semblent un chaos et
sont l'expression d'une règle encore inconnue. Ces ascensions sont
des ascensions scientifiques qui ont ajouté à la somme de nos con-
naissances; les autres sont des ascensions pittoresques, satisfaisantes
pour celui qui les accomplit, mais en général inutiles, car des sen-
sations ne se communiquent guère : les impressions sont person-
nelles, et tout se résout en une série d'exclamations qui traduisent
l'admiration , le contentement et le légitime orgueil du touriste
triomphant.
Dans cette étude, je voudrais faire connaître aux lecteurs de la
Revue deux ascensions scientifiques au Mont-Blanc faites à cin-
quante-sept ans d'intervalle, en montrer l'utilité, le profit que la
science en a retiré et celui qu'elle en attend encore. Les sommets
des Alpes sont les plus élevés de l'Europe, mais non de la terre.
Des ascensions ont été faites dans les Andes et dans l'Hymalaya,
des savans éminens y ont séjourné à des hauteurs supérieures à
celles du Mont-Blanc et y ont fait d'importantes observations; mais
des souvenirs et des travaux personnels me ramènent aux Alpes, et
je préfère me limiter pour parler pertinemment et en connaissance
de cause de ce que j'ai vu et ressenti moi-même.
Jusqu'au milieu du siècle dernier, la chaîne centrale des Alpes
n'était connue que des montagnards; les habitans de la plaine ne la
visitaient pas. L'absence ou la difficulté des chemins, qui n'étaient
que des sentiers, le manque d'hôtelleries, la crainte de l'imprévu,
l'emportaient sur la curiosité. Située au pied du Mont-Blanc, ap-
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 379
pelé alors la montagne maudite, la vallée de Chamounix était in-
connue aux populations des bords du lac Léman, quoique le prieuré
ou couvent de bénédictins existât depuis 1090, et que les évêques
de Genève le visitassent dès le milieu du xv" siècle. L'un d'eux,
François de Sales, y arriva le 30 juillet 1606 et y resta plusieurs
jours. Néanmoins c'est un voyageur anglais célèbre par ses pérégri-
nations en Orient, Richard Pococke, accompagné de Windham, un
de ses compatriotes, qui a réellement découvert la vallée de Cha-
mounix en 17Zil, fait connaître ses beautés et dissipé les craintes
mal fondées qu'inspirait la prétendue barbarie des habitans. Trop
préoccupés cependant des récits absurdes et mensongers débités
avec assurance pour les détourner de leur projet, Pococke et
Windham s'entourèrent de précautions inutiles, n'entrèrent dans
aucune maison et campèrent assez loin du prieuré de Chamounix,
près d'un bloc erratique qui se nomme encore la Pierre des Anglais.
On peut donc affirmer que si un étranger a découvert la vallée de
Chamounix, ce sont des Genevois, Bourrit, de Saussure, Pictet et
Deluc, qui la firent réellement connaître. Ce qui est vrai des alen-
tours du Mont-Blanc l'est encore plus de ceux du Mont-Rose et même
des Alpes bernoises et valaisannes. On ne connaissait, à l'époque
dont nous parlons, que les passages fréquentés qui conduisaient en
Italie : le Mont-Cenis, le grand et le petit Saint-Bernard, le Monte-
Moro, le Simplon, le Saint-Gothard, le Splugen, le Bernhardin, le
Septimer et les autres cols par lesquels les vallées longitudinales
des Alpes communiquaient entre elles, la Gemmi, la Grimsel, le Ju-
liers, l'Albula, le Panix, etc. Les voyages du naturaliste Scheuchzer,
les ouvrages descriptifs d'Altmann et de Gruener révélèrent la Suisse
à l'Europe au commencement du xviii* siècle; mais ce ne fut qu'à
la fin de ce siècle que les travaux de Saussure et de Bourrit la ren-
dirent populaire. Depuis cette époque, le flot de voyageurs qui la
visitent chaque année a sans cesse grossi. Actuellement la Suisse est
un parc sillonné par des chemins de fer et des bateaux à vapeur, le
voyageur pédestre a disparu de la plaine et ne se retrouve que dans
la montagne. Les ascensions alpestres des touristes se sont multi-
pliées, celles des savans sont toujours rares; commençons parla
plus célèbre de toutes, l'ascension de Saussure en 1787.
I.
Né à Genève en 17/i0, Horace Benedict de Saussure commença
ses voyages dans les Alpes à l'âge de vingt ans. La météorologie, la
topographie, la géologie, la botanique, l'aspect pittoresque et les
mœurs des habitans avaient tour à tour fixé son attention. Pour
380 REVUE DES DEUX MONDES.
achever son œuvre, il voulut monter sur le Mont-Blanc et embras-
ser de cet observatoire élevé l'immense région montagneuse qu'il
avait parcourue. Cette masse imposante qu'il apercevait dans toute
sa majesté des bords du lac Léman et presque des fenêtres de sa
maison était pour lui un défi permanent. Aussi avait-il promis une
récompense à celui qui atteindrait le premier la cime réputée inac-
cessible du Mont-Blanc. Quelques essais timides ont lieu en 1775 et
se renouvellent en 1783. Bourrit fit une tentative en 178A, de Saus-
sure lui-même en 1785, en attaquant le colosse par la montagne de
la Côte, entre le glacier des Bossons et celui de Taconnay. En juin
1786, le docteur Paccard, Pierre Balmat et Marie Couttet montèrent
en suivant le même chemin et s'élevèrent sur le Dôme-du-Gouté,
sans pouvoir de là parvenir jusqu'au sommet. Balmat ne redescendit
pas à Ghamounix, passa la nuit blotti dans la neige, et reconnut le
lendemain les couloirs du Petit et du Grand-Plateau par lesquels on
peut arriver à la cime. Il communiqua sa découverte au docteur
Paccard, et tous deux, partis de Ghamounix le 7 août, atteignirent
le sommet le lendemain à six heures du soir.
La route était connue. Le J*"" août 1787, de Saussure partit de
Ghamounix avec dix-huit guides, et alla coucher sous une tente au
haut de la montagne de la Gôte, à 2,563 mètres au-dessus de la
mer. Le lendemain matin, il entra dès six heures sur le glacier pour
ne plus le quitter. Des crevasses qu'il fallait contourner retardèrent
sa marche, et il lui fallut trois heures pour arriver à la petite chaîne
de rochers isolés au confluent des glaciers des Bossons et de Tacon-
nay, et qui portent le nom des Grands-Mulets. De Saussure voulait
s'élever le plus haut possible, afin d'arriver à la cime le lendemain
de bonne heure. 11 alla coucher au Grand-Plateau, à la hauteur de
3,890 mètres au-dessus de la mer, à 180 mètres plus haut, comme
il le dit lui-même, que le sommet du pic de Ténérifie. Fatigués déjà
par une longue marche et éprouvant les effets de la raréfaction de
l'air, les guides eurent beaucoup de peine à creuser dans la neige
une cavité capable de contenir toute la troupe. La cavité fut recou-
verte par la tente; mais les guides, toujours préoccupés de la
crainte du froid, fermèrent- si exactement les joints que de Saussure
souffrit beaucoup de la chaleur et de l'air vicié par la respiration
de vingt personnes serrées dans un espace étroit. « Je fus obligé,
dit-il, de sortir pendant la nuit pour respirer. La lune brillait du
plus grand éclat au milieu d'un ciel noir d'ébène. Jupiter sortait
tout rayonnant aussi de lumière de derrière la plus haute cime, à
l'est du Mont-Blanc, et la clarté réverbérée par tout ce bassin de
neiges était si éblouissante qu'on ne pouvait distinguer que les
étoiles de première grandeur. » A peine la troupe était-elle endor-
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 381
mie qu'elle fut réveillée par le bruit d'une avalanche qui tombait le
long de la pente qu'elle devait traverser le lendemain. Au point du
jour, tout le monde était sur pied; le thermomètre marquait II degrés
au-dessous de zéro. Gagnant l'extrémité du Grand-Plateau, de Saus-
sure monta par un talus rapide en se dirigeant vers l'est, et, s'é-
levant au-dessus des Rochers-Rouges, il découvrit les montagnes
du Piémont, passa près des Petits- Mulets, qui percent la neige à
A, 680 mètres au-dessus de la mer, s'y reposa quelques instans,
puis, montant à pas lents, s' arrêtant tous les quinze ou seize pas, il
arriva à onze heures à la cime et foula la neige avec une sorte de
colère satisfaite, expression de la longue lutte qu'il avait soutenue.
La cime avait la forme d'une arête allongée en forme de dos d'âne,
dirigée de l'est à l'ouest, et descendant à ses deux extrémités sous
des angles de 28 à 30 degrés : elle était très étroite, presque tran-
chante au sommet, à tel point que deux personnes ne pouvaient y
marcher de front; mais elle s'élargissait et s'arrondissait en descen-
dant du côté de l'est, et prenait du côté de l'ouest la forme d'un
avant-toit saillant au nord.
Pendant toute son ascension à partir du Grand-Plateau, de Saus-
sure avait remarqué que les roches visibles au-dessus de la neige
étaient toutes de nature cristalline, quoique plus ou moins divisées
en lames parallèles : elles appartiennent toutes à la variété de gra-
nité que les géologues actuels appellent protogîne, et dans laquelle
la chlorite remplace le mica. Dominant les aiguilles dont il n'avait
jusqu'ici visité que le pied, il constata qu'elles se composent toutes
de grands feuillets verticaux ; il reconnut que ces aiguilles ont une
structure uniforme, tandis que les montagnes à couches horizon-
tales, telles que le Ruet, sont composées à leur sommet d'assises
de terrains secondaires. Jetant un coup d'œil général sur les monta-
gnes primitives qui l'entouraient, il vit qu'elles ne forment pas des
chaînes, mais paraissent distribuées en groupes de forme variée
détachés les uns des autres. Le temps pressait. De Saussure se
détourna de ce grand spectacle pour consulter ses instrumens mé-
téorologiques. Son premier soin fut de suspendre son baromètre et
ses thermomètres à un mètre au-dessus de la cime. Le baromètre
marquait /i3A""",38, et la température de l'air était à 2°, 9 au-des-
sous de zéro. Deux savans observaient le baromètre à la même
heure, l'un à Genève, c'était Sénebier, qui a tant contribué aux
progrès de la physiologie végétale, l'autre à Chamounix, c'était le
fils même de Saussure, Théodore, alors âgé de vingt ans, et qui
depuis a illustré son nom par ses travaux en chimie. De Saussure,
calculant la hauteur du Mont-Rlanc d'après ces observations, avec
la formule de Deluc modifiée par Schuckburgh, trouva !i,S'2li mè-
382 REVUE DES DEUX MONDES.
ti'es pour l'altitude de la cime au-dessus de la mer. On verra plus
loin que cette mesure est trop forte de lli mètres seulement, ré-
sultat remarquable pour l'époque, q«uand on songe à l'imperfection
des instrumens, à l'insuffisance des formules qui servaient de base
aux calculs, comparées à celles qui ont été données depuis par
Laplace et Bessel, et à l'incertitude sur l'élévation au-dessus de la
mer des stations coîTespondantes de Genève et de Chamounix. Le
Mont-Blanc était donc la plus haute montagne de l'Europe, et la
vue que de Saussure avait sous les yeux la plus étendue dont on
puisse jouir sur notre continent. La mer est-elle visible de ce som-
met? Physiquement, non. Yers les limites de l'horizon, les objets,
noyés dans une espèce de hâle, deviennent confus : on ne distingue
plus rien, on ne voit que l'espace. Le golfe de Gênes, près de Sa-
vone, est la partie de la Méditerranée la plus rapprochée du Mont-
Blanc, et si elle n'était pas bordée de montagnes, le rayon visuel
de l'observateur placé sur le sommet pourrait atteindre la mer en-
tre Albenga et Noli, où le groupe des Alpes liguriennes présente
une coupure qui le sépare des Alpes maritimes; mais des monta-
gnes voisines de ces deux villes la cime du Mont-Blanc doit être vi-
sible comme elle l'est de Dijon, du sommet du Mezenc dans la
Haute-Loire, et même, dit-on, du plateau de Langres.
A deux heures, le thermomètre de Saussure donnait, pour la tem-
pérature de l'air à l'ombre, — 3",! ; il ne descendit pas plus bas, et
au soleil il marqua constamment — 1°,7. A l'aide de l'hygromètre
qu'il avait inventé, de Saussure reconnut que l'air contenait six fois
moins d'humidité qu'à Genève, c'est-à-dire qu'il aurait fallu six
fois plus de vapeur d'eau pour saturer l'air de Genève à sa tempé-
rature de 28%'2 que celui du Mont-Blanc à la température de — ^",9.
Par le beau temps, cette sécheresse n'a rien d'extraordinaire sur un
sommet aussi élevé, quoiqu'en moyenne l'air soit aussi humide sur
la montagne que dans la plaine.
L'eau bout lorsque la force élastique de sa vapeur est égale à la
pression atmosphérique, c'est-à-dire au poids de la colonne d'air
qui surmonte le liquide. Il est clair que la hauteur de cette colonne
diminue à mesure qu'on s'élève sur une montagne. Ainsi, quand
vous êtes à 2,000 mètres au-dessus de la mer, la colonne d'air qui
surmonte votre tête est de 2,000 mètres plus courte, et l'eau doit
entrer en ébullition à une température moindre qu'au bord de la
mer, au-dessus de laquelle la colonne atmosphérique a toute sa
hauteur. De Saussure, le 22 avril 1787, s'était assuré que son ther-
momètre, plongé dans l'eau d'une bouilloire chauffée par une lampe
à r esprit-de-vin, marquait 101%6 sous une pression atmosphérique
de 761'"°, 54. Sur le sommet du Mont-Blanc, la colonne baromé-
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 383
trique n'ayant plus que 43/1'"'", 38 de longueur, l'eau entrait en
ébuUition à 86°, 00. Sous cette pression, le thermomètre de Saussure
aurait dû marquer 85°, 01; mais on ne savait pas alors que la nature
du vase et de ses parois retarde ou avance le moment de l'ébullition
de l'eau; on ignorait qu'il ne faut pas plonger le thermomètre dans
le liquide même, mais seulement dans la vapeur de l'eau bouil-
lante. En outre Dalton, Arago, Dulong et Regnault n'avaient pas
encore exécuté ces grands travaux sur les vapeurs qui nous ont
appris quelles étaient exactement la température et la force élas-
tique de la vapeur d'eau sous différentes pressions. Pour toutes ces
raisons, les résultats de Saussure sont seulement approximatifs,
mais aussi exacts qu'ils pouvaient l'être à l'époque où il observait.
Deluc l'avait précédé dans cette voie en faisant bouillir de l'eau au
sommet du Buet, à 3,098 mètres au-dessus de la mer, et les expé-
riences des deux savans genevois se confirmèrent réciproquement.
Quand de Saussure fit son expérience de l'ébullition de l'eau au
bord de la mer avec sa lampe d'esprit-de-vin, l'eau entra en ébuUi-
tion en atteignant la température de 101°, 6 en douze ou treize
minutes. Sur le Mont-Blanc, il fallut une demi-heure pour que la
température s'élevât à 86°, 0; la raréfaction de l'air et la basse
température expliquent parfaitement cette différence. Les mêmes
circonstances, jointes à la fatigue et à l'absence de sommeil, rendent
parfaitement compte de l'anhélation, de l'accélération du pouls, de
la céphalalgie et de la tendance au sommeil que de Saussure et ses
compagnons éprouvaient tant qu'ils étaient en mouvement, symp-
tômes qui disparaissent avec le repos et qui s'émoussent par l'ha-
bitude.
A trois heures et demie, après un séjour de quatre heures et
demie au sommet du Mont-Blanc, de Saussure se remit en marche
pour descendre. La neige s'était ramollie, il enfonçait à chaque pas;
néanmoins il arriva en une heure un quart au Grand-Plateau, où il
avait passé la nuit précédente, le traversa et descendit jusqu'à l'a-
vant-dernier rocher de la chaîne des Grands-Mulets, élevé de
3,470 mètres au-dessus de la mer : il l'appela le rocher de l'Heu-
reux-Retour et y remarqua avec surprise le carnillet moussier (1)
en fleur; cette jolie plante est celle qui s'élève le plus haut dans les
montagnes de l'Europe. Les frères Schlagintvveit l'ont vue, sur le
Mont-Rose, à 3,630 mètres; Ramond l'a cueillie sur le Yignemale et
au Mont-Perdu, dans les Pyrénées, à 3,000 mètres. D'un autre
côté, elle s'avance au Spitzberg jusqu'à 80 degrés de latitude, où
on la trouve au bord de la mer. C'est donc la plante la moins fri-
(1) Silène acaulis, L.
384 REVUE DES DEUX MONDES.
leuse de notre hémisphère, et en même temps celle qui s'élève
le plus haut sur les montagnes et descend aussi bas qu'une plante
terrestre puisse descendre, puisqu'on l'observe au niveau de l'océan
même, dans la Norvège septentrionale. De Saussure appuya sa
tente contre le rocher, u Nous soupâmes, dit- il, gaîment et de
bon appétit, après quoi je passai sur mon petit matelas une excel-
lente nuit. Ce fut alors seulement que je jouis du plaisir d'avoir ac-
compli ce dessein formé depuis vingt-sept ans, à savoir dans mon
premier voyage à Ghamounix en 1760, projet que j'avais si souvent
abandonné et repris, et qui faisait pour ma famille un sujet conti-
nuel de souci et d'inquiétude. Cela était devenu pour moi une es-
pèce de maladie, mes yeux ne rencontraient pas le Mont-Blanc, que
l'on voit de tant d'endroits des environs de Genève, sans que j'é-
prouvasse une espèce de saisissement douloureux. Au moment où
j'y arrivai, ma satisfaction ne fut pas complète : elle le fut encore
moins au moment de mon départ; je ne voyais alors que ce que je
n'avais pu faire; mais dans le silence de la nuit, après m'être bien
reposé de ma fatigue , lorsque je récapitulais les observations que
j'avais faites, lors surtout que je me retraçais le magnifique tableau
de montagnes que j'emportais gravé dans ma tête, je goûtais une
satisfaction vraie et sans mélange. »
Le lendemain, k août, de Saussure ne partit qu'à six heures du
matin; il fut obligé de descendre des pentes très raides pour con-
tourner des fentes nouvelles qui s'étaient formées pendant l'ascen-
sion. Au-dessous des Grands-Mulets, le glacier était entièrement
changé, les crevasses s'étaient élargies, les ponts s'étaient rompus,
et c'est avec des peines infinies que la caravane atteignit la terre
ferme à neuf heures et demie du matin. A midi un quart, tous ren-
traient à Ghamounix bien portans. « Notre arrivée, dit de Saussure,
fut à la fois gaie et touchante : tous les parens et amis de mes
guides vinrent les embrasser et les féliciter. Ma femme, ses sœurs et
mes fils, qui avaient passé ensemble à Ghamounix un temps long
et pénible dans l'attente de cette expédition, plusieurs de nos amis,
qui étaient venus de Genève pour assister à notre retour, expri-
maient dans cet heureux moment leur satisfaction que les craintes
qui l'avaient précédé rendaient plus vive, plus touchante, suivant
le degré d'intérêt que nous avions inspiré. »
Tel est le récit de la première grande ascension scientifique qui
se soit faite dans les Alpes et l'abrégé succinct des principaux résul-
tats que la science en a retirés ; elle a servi de modèle à toutes les
autres, car de Saussure avait en quelque sorte formulé le pro-
gramme des expériences à entreprendre, des observations à faire et
des problèmes à résoudre.
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 385
Dans un espace de cinquante-sept ans, de 1787 à 18Zi3, vingt-
sept ascensions eurent lieu au Mont-Blanc; mais aucune n'a un ca-
ractère réellement scientifique. Une noble curiosité, le désir de
visiter ce monde de neige et de glace et de jouir du haut du Mont-
Blanc de l'un des plus grands spectacles qu'il soit donné à l'homme
de contempler, l'attrait de la difficulté vaincue, tels sont les motifs
qui décidèrent la plupart des voyageurs, et certes ces motifs sont
une compensation suffisante aux fatigues inévitables et à la dépense
assez considérable qu'entraîne une pareille expédition. Cependant
plusieurs voyageurs ont publié des relations intéressantes dans les-
quelles on trouve des données dont la science peut faire son profit.
Je citerai spécialement l'ascension de Francis Glissold du 18 août
1822, celle de Marckham Sherwill du 26 août 1825, d'un Écossais,
M. Auldjo, le 9 août 1827, du physiologiste Martin-Barry, qui,
quoique nullement préparé d'avance, fit d'importantes observations
sur les phénomènes physiologiques produits par la raréfaction de
l'air. La plupart des voyageurs sont Anglais; toutefois on compte
quatre Français : M. Henri de Tiily, M. Doulat, M"'^ d'Angeville et le
docteur Ordinaire, qui monta deux fois au Mont-Blanc, le 26 et le
31 août 1843, après avoir dans l'intervalle gravi le Buet en reve-
nant à Ghamounix par le Breven. Depuis 18/iZi, ces ascensions se
sont singulièrement multipliées, et vingt ans plus tard, à la fin de
1863, le nombre total s'élevait à 171, dont 3 se sont faites en juin,
36 en juillet, 8/i en août, 47 en septembre et 1 en octobre (1). Les
termes extrêmes sont le 1" juin 1858, ascension de M. J. Walford,
et le 9 octobre 1834, ascension de M. de Tilly, qui revint avec les
pieds gelés, et souffrit longtemps d'une tentative faite dans une sai-
son trop avancée et avec une insouciance téméraire du danger de la
congélation, le plus réel que l'on coure dans les neiges qui recou-
vrent les sommets du Mont-Blanc et du Mont-Rose.
IL
J'arrive au récit de l'ascension scientifique que j'ai faite en iSlià
avec mes amis Auguste Bravais, lieutenant de vaisseau, et Auguste
Lepileur, docteur en médecine. Avec le premier, j'avais visité le
Spitzberg en 1838 et 1839 pendant les deux campagnes de la Be-
cherche dans la Mer-Glaciale : il avait hiverné seul à Bossehop, en
Laponie; mais nous avions séjourné ensemble sur le Faulhorn, en
1841, pendant dix-huit jours, à 2,680 mètres au-dessus de la mer;
(1) Voyez la liste complète de ces ascensions dans l'ouvrage de M. Dollfus-Ausset
intitulé Matériaux pour l'étude des glaciers, t. IV, p. 589.
TOME LVI. — 1865. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
lui-même s'y était rencontré l'année suivante avec le physicien Atha-
nase Peltier et y avait demeuré vingt-trois jours. La comparaison
des régions boréales du globe avec les hautes régions alpines était
le sujet habituel de nos conversations. Sur le Faulhorn, nous avions
fait une foule d'observations et abordé un certain nombre de pro-
blèmes qui ne pouvaient être résolus que par une ascension et un
séjour à une plus grande hauteur; nous pensâmes au Mont-Blanc.
M. Pouillet et M. Nisard, à des titres dilïérens, s'intéressèrent à
notre projet et en firent part au ministre de l'instruction publique,
qui était alors M. Yillemain. Quoique les lettres eussent fait sa gloire,
M. Yillemain estimait, aimait et protégeait les sciences. Notre de-
mande fut agréée, et il nous fournit les moyens de réaliser la pre-
mière ascension réellement scientifique qui ait été faite depuis celle
de Bénédict de Saussure. Dans l'intervalle de cinquante-sept ans,
les sciences physiques et naturelles avaient accompli de tels progrès
que la simple répétition des expériences de Saussure avec les in-
strumens perfectionnés et les méthodes nouvelles était déjà d'un
grand intérêt ; mais nous espérions tenter quelques essais auxquels
ce grand météorologiste n'avait pas songé, ou que le temps l'avait
empêché d'exécuter.
Partis de Paris le 16 juillet 1843, nous nous arrêtâmes à Genève
pour comparer nos instrumens avec ceux de l'observatoire de cette
ville et convenir avec le directeur, M. Plantamour, d'un système
d'observations qui correspondraient à celles que nous voulions faire
sur le Mont-Blanc. Nous quittâmes Genève le 26 juillet. Suivant à
pied une longue charrette à quatre roues qui portait notre maté-
riel, nous arrivâmes à Chamounix le 28. Les préparatifs nous prirent
quelques jours. Notre dessein étant de séjourner aussi haut que
possible sur le Mont-Blanc, nous avions emporté de Paris une tente
de campement avec ses montans et ses piquets, des paletots en
peau de chèvre, des sacs en peau de mouton, des couvertures, etc.
Nos expériences exigeaient de nombreux instrumens de physique
.et de météorologie; il fallait des vivres pour trois jours : chaque
porteur ne pouvait se charger que de 12 kilogrammes et de ses pro-
visions. Or nous avions environ Zi50 kilogrammes à transporter à
une hauteur de 3,000 mètres au-dessus de la vallée de Chamou-
nix. 11 fallut nous occuper nous-mêmes de tous les préparatifs de
rascension, diviser les objets en lots de poids égal et les faire tirer
au sort par les porteurs afin d'éviter toute dispute et toute récrimi-
nation, veiller à la préparation des vivres, acheter le pain et le vin,
les distribuer enfin nous-mêmes le jour du départ. Ainsi, au lieu de
ce calme de l'esprit, de ce recueillement dont l'homme de science
a besoin avant d'entreprendre ses travaux, nous étions distraits par
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 387
mille détails vulgaires, arrêtés par mille difficultés irritantes qui ne
se produisent pas dans les circonstances ordinaires de la vie, et qui
venaient fondre sur nous au moment où nous éprouvions le besoin
impérieux d'être libres de toute préoccupation.
Notre caravane se montait à quarante-trois personnes, dont trois
guides, Michel Gouttet, Jean Mugnier et Théodore Balmat, trente-
cinq porteurs et deux jeunes gens de la vallée qui avaient demandé
à nous accompagner. Le 31 juillet, à sept heures et demie du matin,
nous quittions enfin Chamounix. Le temps était beau, cependant le
vent soufflait du sud-ouest, et le baromètre avait un peu baissé; mais
nos préparatifs étaient faits : nous partîmes donc sans avoir dans la
tenue du temps une confiance parfaite, espérant toutefois une amé-
lioration prochaine. La longue file des porteurs s'étendait le long
de la rive droite de l'Arve au milieu de vertes prairies. Arrivés en
face du hameau des Pèlerins, nous tournâmes à gauche. La der-
nière maison du village est celle de Jacques Balmat, le premier
homme dont les pas s'imprimèrent sur la neige encore vierge du
Mont-Blanc, et qui périt misérablement en 1834 dans les glaciers
qui dominent la vallée de Sixt. En sortant des vergers qui entou-
rent le hameau des Pèlerins, nous entrâmes dans la forêt : elle se
compose de hauts sapins et de vieux mélèzes aux branches des-
quels pendent les longs festons d'un lichen grisâtre (1). Au prin-
temps précédent, une énorme avalanche descendue de l'Aiguille-du-
Midi avait creusé un large sillon dans la forêt. Des arbres déracinés
couvraient le sol qu'ils ombrageaient auparavant, d'autres étaient
rompus par le milieu, leur cime abattue gisait à leur pied; quel-
ques-uns, seulement déchaussés, penchaient inclinés vers la vallée.
Ces effets sont dus autant à la pression de l'air chassé par l'avalan-
che, au vent local qu'elle produit, qu'à la neige elle-même. La ca-
ravane s'était dispersée dans le bois; chacun choisissait son chemin.
Nous parvînmes ainsi sans peine aux Pierres -Pointues : ce sont
deux gros blocs de granit détachés de l'Aiguille-du-Midi et qui sont
venus s'arrêter sur cette pente. Debout sur un bloc, un de nos por-
teurs se détachait sur le ciel, et la perspective aérienne lui prêtait
une taille gigantesque. On eût dit Polyphème à l'entrée de sa ca-
verne. D'après notre mesure barométrique, les Pierres -Pointues
sont à 2,060 mètres au-dessus de la mer. Cette hauteur est la
limite extrême de la végétation arborescente, qui s'élève à ce niveau
sur les contre-forts du Breven.
Le tapis végétal se composait de rhododendrons, de myrtils et de
genévriers rabougris. Quelques pins cemhro, les seuls arbres qui
(1) Usnea harhata, D. C.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
puissent vivre à cette hauteur, sortent çà et là d'une fissure de ro-
cher. Le tronc de ces pins, d'abord horizontal, se redressait au-
dessus de l'abîme où roule le torrent des Pèlerins. Un étroit sentier
côtoie le précipice et mène à la moraine du glacier des Bossons :
alors on monte au milieu des blocs entassés qui le composent, et on
atteint enfin la Pierre-de-l' Échelle, énorme rocher sous lequel on
cache l'échelle dont on se sert habituellement pour traverser les
crevasses du glacier. Cette pierre est à 2,446 mètres au-dessus de
la mer, à la même hauteur que l'hospice du Saint-Bernard. C'est là
que le voyageur dit adieu à la terre : il la quitte pour passer sur le
glacier, et jusqu'au sommet du Mont-Blanc il ne trouve plus que
des rochers isolés qui surgissent comme des îlots au milieu des
champs de neige éternelle. Les premiers pas sur la glace présentent
quelque da,nger. Un petit glacier secondaire, large de 200 mètres
et descendant de l'Aiguille-du-Midi, vient se terminer brusquement
à une paroi verticale de rochers qui dominent cette partie du glacier
des Bossons. De temps en temps des blocs de glace, en s' écroulant,
forment avalanche sur celui-ci, ou bien une pierre détachée de l'Ai-
guille-du-Midi décrit une parabole inquiétante au-dessus de la
tête du voyageur. Néanmoins jamais un accident n'est venu attris-
ter le début d'une ascension; mais bien des touristes partis pleins
de confiance de Chamounix se sont arrêtés à la Pierre-de-l'Échelle,
découragés par les perspectives de glace et de neige qui s'ou-
vraient devant eux. A partir de. ce point, nous réglâmes notre
marche sur celle de nos porteurs. Les trois guides nous précé-
daient, explorant la route et cherchant les passages les plus com-
modes pour franchir ou tourner les crevasses : chacun suivait exac-
tement l'empreinte de leurs pas. Semblable à un ruban sinueux,
notre longue caravane se déroulait sur le glacier. Les vêtemens
sombres des montagnards contrastaient avec la blancheur de la
neige, et, vus de la vallée de Chamounix, nous ressemblions à une
longue traînée de fourmis noires montant à l'assaut d'un pain de
sucre. Toutes les lunettes étaient braquées sur nous, et on ne taris-
sait pas en conjectures. Souvent une partie de la file disparaissait
subitement; c'est qu'elle avait rencontré une crevasse trop large pour
pouvoir la franchir : alors, si la profondeur n'était pas trop grande,
on descendait au fond pour remonter du côté opposé. Nous nous
dirigions vers la petite chaîne de rochers connus sous le nom des
Grands-Mulets. Ajnoitié chemin, nous nous engageâmes au milieu
de grandes masses de glace plus ou moins compacte appelées 5^-
racs])8ir\es habitans de la Savoie, du nom d'un fromage cubique
qui se fabrique dans les montagnes. Les unes sont en effet d'im-
menses cubes formés d'assises de neige et de glace blanche ou
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 389
bleue régulièrement superposées, les autres des pyramides qua-
drangulaires de 15 à 20 mètres de haut. Quelques-unes présentent
des formes moins régulières, mais toujours anguleuses. On aurait
pu se croire au milieu des ruines d'une ville antique ou des blocs
d'un menhir druidique. Un ruisseau s'était frayé un chemin au mi-
lieu de ce labyrinthe; les neiges qui fondent sous la chaleur du
soleil de midi lui avaient donné naissance : tantôt on l'entendait
murmurer sous la glace dans laquelle il s'était creusé un canal sou-
terrain; puis il apparaissait au grand jour, courant dans un sillon
d'azur pour se perdre en un petit lac qui dormait dans une coupe
d'un bleu céruléen. L'échelle, ayant été reconnue inutile, fut lais-
sée au pied d'une pyramide; nous la retrouvâmes huit jours après,
brisée en mille pièces, au milieu des débris de la pyramide
écroulée.
Cependant nous approchions du but : déjà la neige n'avait plus
les apparences qu'elle présente dans nos plaines. C'était une pous-
sière fine et légère où nous enfoncions profondément et qui ne se
tassait pas comme la neige des bas plateaux. La marche devenait
assez pénible : à chaque pas, il fallait retirer la jambe du trou dans
lequel on l'avait enfoncée. Les apparences du temps n'étaient point
encourageantes : le vent du sud-ouest fraîchissait, et il amenait
sans cesse de nouveaux nuages qui entraient en bataillons serrés
dans la vallée de Chamounix. La plaine avait disparu à nos yeux;
nous étions séparés du monde habité par une mer de brume qui
s'étendait au loin , et au milieu de laquelle les sommets des mon-
tagnes s'élevaient comme des écueils au milieu de l'Océan. A trois
heures et demie, nous abordâmes aux Grands-Mulets ; pour nous,
c'était le port, c'était la terre, un sol ferme et sûr après la neige
perfide qui nous dérobait les crevasses du glacier, car souvent une
couche mince forme au-dessus d'une profonde fissure un pont dan-
gereux que le montagnard novice ne distingue pas de la neige qui
recouvre les parties pleines du glacier. Les Grands-Mulets sont
formés de feuillets verticaux d'une roche cristalline appelée proto-
gine; ils surgissent brusquement au milieu du névé et séparent la
partie supérieure du glacier des Bossons de celui de Taconnay. La
chaîne de rochers elle-même est dirigée du nord-nord-ouest au
sud-sud-est, le long des flancs du Mont-Blanc : elle est séparée en
deux portions, l'une inférieure, plus longue, où l'on s'arrête en
montant, l'autre supérieure, plus courte, où de Saussure coucha en
revenant de la cime, et qu'il nomma, on le sait, le rocher de l'Heu-
reux-Retour. La portion inférieure est à 3,050 mètres, la supé-
rieure à 3,455 mètres au-dessus de la mer. La partie du glacier
de Taconnay, par laquelle on arrive, représentait, cette année-là.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
une succession de pentes unies, mais rapides, séparées par des pla-
teaux étroits. Le cirque du glacier des Bossons était comme tou-
jours un chaos de séracs, d'aiguilles et de pyramides de glace au
centre desquelles plonge le mur oriental des Grands-Mulets. Les
feuillets verticaux dont se composent ces rochers s'élèvent à des
hauteurs variables, et forment autant de gradins qui permettent de
grimper sur toutes les pointes. La roche, décomposée sous l'influence
des agens atmosphériques, s'accumule entre les feuillets; là végètent
de jolies plantes alpines abritées par le rocher, réchauffées par le
soleil qu'il réfléchit, humectées par la neige, qui, même en été, blan-
chit souvent ces cimes, et fond rapidement dès que le soleil luit pen-
dant deux ou trois jours. En quelques semaines, elles accomplissent
toutes les phases de leur végétation; j'y ai recueilli dix-neuf plantes
phanérogames en trois ascensions. M. Venance Payot ayant ajouté
cinq espèces à cette liste, il existe vingt- quatre plantes à fleurs
aux Grands-Mulets (1). A ces vingt-quatre espèces phanérogames il
faut ajouter encore vingt-six espèces de mousses, deux hépatiques
et trente lichens, ce qui porte à quatre-vingt-deux le nombre total
des plantes qui croissent sur ces rochers isolés au milieu d'une mer
de glace et dépourvus en apparence de toute végétation. Qui le
croirait? ces plantes servent de nourriture à un rongeur, le campa-
gnol des neiges (2), celui de tous les mammifères qui s'élève le plus
haut sur les Alpes, tandis que ses congénères sont presque tous
des habitans de la plaine.
D'autres études réclamaient nos instans; nous fîmes avec soin
l'expérience de l'ébullition de l'eau avec l'appareil recommandé
par M. Piegnault. Vérifiant d'abord le zéro ou point de glace fon-
dante en plongeant le thermomètre dans de la neige en fusion pour
le vérifier de nouveau après l'expérience, nous le placions ensuite
dans un appareil disposé de la manière suivante : sur un vase en
fer-blanc contenant l'eau qu'une lampe à alcool doit amener à l'é-
bullition s'adaptent exactement deux tubes également en fer-blanc
emboîtés l'un dans l'autre, mais séparés par un intervalle de
15 millimètres environ. Le thermomètre, plongé dans le tube in-
térieur et traversant à son extrémité le bouchon qui le ferme , est
(i) Voici la liste de ces plantes : Draba fladnizensis, Wulf.; D. frigida, Gaud.; Car-
damine bellidifoUa, L.; C. resedifuUa, Saut.; Silène acaulis , L.; PotentUla frigida,
Vill.; Phyteuma heinisphericum, L.; Pyrethrum alpinum, Willd.; Erigeron uniflorus,
L.; Saxifraga bryoides, L.; S. groenlandica, L.; 5. miiscoides, Auct.; S. oppositifolia,
L.; Androsace helvelica, Gaud.; A. pitbescens, D. C; Gentiana verna, L.; Luzula spi-
cata, D. C; Festuca Ilalleri, Vill.; Poa laxa, Haencke; P. cœsia, Sm.; P. alpina var
vivipara, L.; Trisetum subspicatiim , Pal. Beauv.; Agr'ostis rupeslris, Ail.; Carex nigra,
AU.
('2) Arvicola nivalis, Mart.
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 391
entièrement entouré de vapeur d'eau, et celle-ci remplit l'intervalle
des deux tubes avant de s'échapper à l'extérieur par un orifice la-
téral. Cette enveloppe de vapeur chaude sans cesse renouvelée dé-
fend la colonne de vapeur intérieure contre l'action du froid de l'air
ambiant, et la maintient à une température constante. Nous trou-
vâmes que l'eau bouillait à la température 90°, 17 sous une pression
barométrique de 529""", 69. A Paris, le lu juillet, le baromètre ac-
cusant une pression atmosphérique de 756"'", 85, le degré d'ébul-
lition de l'eau était de 99°, 88.
Bravais s'était imposé la tâche de mesurer les variations de l'in-
tensité magnétique avec la hauteur. Pour cela, on emploie une
boussole dans laquelle une aiguille est suspendue horizontalement
à un fil de soie non tordu. On fait osciller cette aiguille pendant
une série d'intervalles de temps parfaitement égaux, et du nombre
des oscillations on conclut, après des corrections infinies et d'une
minutie extrême, à l'intensité relative de la force magnétique du
lieu comparée à celle de Paris prise pour unité. On comprend l'im-
portance de ces mesures, qui nous dévoileront un jour les lois encore
mystérieuses des courans qui circulent autour du globe terrestre,
aimant colossal dont les deux pôles ne coïncident pas avec les deux
extrémités de l'axe idéal autour duquel la terre décrit sa résolution
quotidienne.
Cependant le soleil s'approchait de l'horizon; déjà il avait disparu
derrière les monts Vergi : les vallées de Sallenche et de Chamounix
étaient depuis longtemps dans l'ombre, tandis que les pointes gra-
nitiques voisines prenaient la teinte du fer rouge; bientôt l'Aiguille-
de-Varens et les rochers des Fiz s'éteignirent, l'ombre gagnait les
glaciers du Mont-Blanc. Ces neiges, si lumineuses un instant aupa-
ravant, prirent la teinte terne et livide d'un cadavre; le froid de la
mort semblait envahir ces régions avec l'obscurité et en révéler
toute l'horreur. L'Aiguille-du-Goûté, les Monts-Maudits pâlirent
successivement; la cime du Mont-Blanc resta seule éclairée pendant
quelque temps encore, puis la teinte rose fit place à la teinte livide,
comme si la vie l'eût abandonnée à son tour. Vers l'horizon , au-
dessus de la mer de nuages, le ciel paraissait d'une couleur vert-
clair, résultat de la combinaison des rayons rouges du soleil avec
le bleu de la voûte céleste; mais les contours des nuages isolés
étaient circonscrits par un liséré du jaune le plus vif. Dans ces
hautes régions, il n'y a point de crépuscule; la nuit succède brus-
quement au jour. Nous nous retirâmes derrière un mur en pierres
sèches construit devant une cavité. Nos guides étaient groupés sur
les gradins du rocher autour de petits feux alimentés avec du bois
de genévrier qu'ils avaient rapporté des environs de la Pierre-de-
r Échelle. Ils entonnaient à l'unisson des chants lents et monotones,
392 REVUE DES DEUX MONDES.
qui empruntaient au lieu de la scène un charme mélancolique. Peu
à peu les chants cessèrent, les feux s'éteignirent, et l'on n'enten-
dit plus rien que le bruit de quelques avalanches tombées des hau-
teurs voisines. Bientôt la lune se leva derrière les Monts-Maudits,
et, rasant, invisible pour nous, le Dôme-du-Goûté, elle en éclaira
les neiges d'une lueur phosphorescente des plus étranges. Quand
elle se dégagea de l'Aiguille-du-Goûté, elle était entourée d'une
auréole verdâtre qui se détachait sur un ciel noir comme de l'encre.
Les étoiles scintillaient fortement. Le vent ne s'était point calmé, il
soufflait par brusques rafales suivies d'un instant de calme. Tout
nous annonçait du mauvais temps pour le lendemain, mais personne
ne songeait au retour; nous voulions épuiser notre chance jusqu'au
bout , et ne reculer qu'au moment où il nous serait impossible de
continuer l'ascension.
Le lendemain, pendant que nous étions occupés à égaliser de
nouveau les charges de nos porteurs, qui avaient échangé leurs
fardeaux respectifs, j'aperçus tout à coup un vieillard, à nous in-
connu, qui gravissait lentement la pente qui conduit au Petit-Pla-
teau : courbé sur la neige, s' aidant quelquefois des mains pour se
maintenir, il montait lentement, mais de ce pas égal et mesuré qui
dénote un montagnard exercé. Ce vieillard, c'était Marie Gouttet,
âgé de quatre-vingts ans, qui dans sa jeunesse avait servi de guide
à de Saussure. Jadis il était d'une agilité qui l'avait fait surnommer
le chamois. Il méritait son sobriquet : nul n'était plus intrépide.
Un jour il accompagnait un voyageur anglais dans une course dif-
ficile. L'Anglais conservait cet air de flegme et d'indifférence qui ca-
ractérise un vrai gentleman. La vue des passages les plus scabreux
ne lui arrachait ni un geste d'étonnement, ni un mot qui trahît la
moindre hésitation. Irrité de ce sang-froid imperturbable, Gouttet
avise un pin cembro qui s'avançait horizontalement au-dessus d'un
escarpement de 300 mètres de hauteur; il marche hardiment le
long du tronc, et quand il est à l'extrémité, il se couche dessus,
puis se suspend par les pieds au-dessus du précipice. L'Anglais le
regarda tranquillement, et quand Gouttet revint auprès de lui, il lui
donna une pièce d'or à la condition qu'il ne recommencerait pas.
Tel était dans sa jeunesse l'homme qui nous devançait sur les pentes
inférieures au Petit-Plateau. Son intelligence s'était affaiblie avant
son corps : il croyait avoir trouvé un nouveau chemin pour parve-
nir à la cime du Mont-Blanc, et se recommandait comme guide à
tous les voyageurs qui tentaient l'ascension. Quoique son offre fût
repoussée, il les accompagnait en guise de volontaire jusqu'à une
certaine hauteur pour leur démontrer l'excellence de la route im-
praticable qu'il avait rêvée. Gonnaissant la monomanie du vieillard,
nous lui avions caché soigneusement le jour de notre départ; mais,
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 393
ayant su que nous étions aux Grands-Mulets, il s'était mis en mar-
che le soir même, avait traversé le glacier et vers minuit arrivait à
notre bivouac, où il prenait place autour du feu des guides. A l'aube,
il était parti le premier pour frayer la route.
Vers six heures, nous étions en marche à notre tour. A partir
des Grands-Mulets, on met le pied sur la glace pour ne plus la
quitter. La caravane formait une longue file décrivant de nombreux
zigzags. Les guides se relayaient tour à tour pour prendre la tête
et tracer un sillon dans la neige. Nous montâmes ainsi sans nous
arrêter pendant deux heures, puis nous Omes halte pour manger
avant de traverser le Petit-Plateau. On nomme ainsi une plaine
étroite de 800 mètres de long; vers le sud-ouest, elle est dominée
par les escarpemens du Dôme-du-Goùté : ceux-ci se composent de
protogine et de schistes chlorités très inclinés auxquels la neige
n'adhère que d'une manière imparfaite. L'escarpement est en outre
surmonté d'une muraille perpendiculaire de glace divisée en séracs
ou hérissée d'aiguilles. Aussi le Petit-Plateau est-il habituellement
balayé par les avalanches. Tantôt c'est une plaque de neige durcie
qui glisse le long de l'escarpement et se brise en mille morceaux,
tantôt un sérac s'écroule en simulant de loin une blanche cascade
et s'étend en éventail sur la petite plaine qu'il recouvre en entier.
Il s'agissait donc de traverser en courant ce passage dangereux;
mais les blocs de glace, débris d'une avalanche déjà ancienne, re-
tardaient notre marche. Arrivés au pied de la nouvelle pente qui
conduit au Grand-Plateau, nous y trouvâmes Marie Couttet. Le
temps était devenu de plus en plus menaçant, les rafales de vent
se succédaient sans interruption. Quelques grains de grésil com-
mençaient à nous fouetter le visage. Le vieux montagnard comprit
que l'orage approchait : sans dire un mot, il se mit à descendre ra-
pidement sur nos traces, encore empreintes dans la neige, et disparut
bientôt dans les nuages qui assiégeaient les flancs de la montagne.
Arrivés au haut de la pente , nous nous trouvâmes sur le bord de
l'une de ces profondes crevasses que les montagnards savoisiens dé-
signent sous le nom de rimayes. Il était impossible de la franchir ;
nous y descendîmes donc et remontâmes du côté opposé. Une fois
à l'autre bord", nous étions au Grand-Plateau. C'est un vaste cirque
de neige et de glace dont le fond est un plan relevé vers le sud ;
mais nous entrevîmes à peine la configuration des lieux. Avant que
nous pussions nous reconnaître, les nuages nous avaient complè-
tement enveloppés, et la neige tourbillonnait autour de nos têtes.
Il n'y avait pas à hésiter, il fallait ou redescendre immédiatement
ou dresser notre tente. Deux porteurs , Auguste Simond et Jean
Cachât, s'offrirent pour rester avec les trois guides et nous. Les
autres jetèrent leurs fardeaux sur la neige et se précipitèrent en
39i REVUE DES DEUX MONDES.
hâte vers le Petit-Plateau; ils disparaissaient comme des ombres
dans la brume, qui s'épaississait de plus en plus. Restés seuls,
nous commençâmes à enlever la neige, à une profondeur de trente
centimètres, dans un espace rectangulaire de quatre mètres de
long sur deux de large; puis, guidés par un rectangle en corde
préparé d'avance, dont chaque nœud correspondait à un des piquets
de la tente , nous plantâmes dans la neige de longues et fortes
chevilles en bois dont la tète était munie d'un crochet. Cela fait, la
tente fut élevée sur la traverse et les deux supports qui devaient
la soutenir ; les boucles des cordes furent passées autour de la tête
des chevilles. La tente dressée, nous nous hâtâmes d'y mettre à
l'abri nos instrumens d'abord, puis les vivres. Bien nous en prit de
nous hâter, car plusieurs bouteilles de vin laissées dehors ne pu-
rent être retrouvées. Au bout d'une heure, la neige qui tombait
et celle que le vent apportait les avaient recouvertes à l'envi. Dans
latente, nous avions improvisé un parquet avec de légères planches
de sapin posées sur la neige. Nos guides étaient à une extrémité de
la tente, nous à l'autre. L'espace était étroit; on ne pouvait se tenir
debout, il fallait se tenir assis ou couché. La cuisine était au milieu.
Notre premier soin fut de faire fondre de la neige dans un vase
échauffé par la flamme d'une lampe à l'esprit-de-vin , car à ces
hauteurs le charbon brûle fort mal. Bravais eut l'heureuse idée de
verser cette eau sur les piquets de la tente, l'eau gela, et, au lieu
d'être enfoncés dans une neige meuble, ces piquets furent pris dans
des masses de glace compacte. En outre une corde, fixée au boulon
qui joignait la traverse de la tente à l'un des supports verticaux et
attachée, en guise de hauban, du côté d'où venait le vent, fut amar-
rée fortement à deux bâtons enfoncés dans la neige. Ces précautions
prises, nous n'avions qu'à attendre. Toute observation était impos-
sible, sauf celle du baromètre dans la tente et d'un thermomètre au
dehors : celui-ci marquait 2°, 7 au-dessous de zéro à notre arrivée;
à deux heures, il était descendu à — li'\0, à cinq heures à — 5°, 8.
Cependant la nuit était venue, nous avions allumé une lanterne qui,
suspendue au-dessus de nos têtes, éclairait notre petit intérieur.
Les guides, entassés les uns sur les autres, causaient à voix basse
ou dormaient aussi tranquillement que dans leur lit. Le vent redou-
blait de violence, il soufflait par rafales interrompues par ces mo-
mens de calme profond qui avaient tant étonné de Saussure lorsqu'il
se trouvait au Col -du- Géant dans des circonstances entièrement
semblables. La tempête tourbillonnait dans le vaste amphithéâtre de
neige au bord duquel notre petite tente était placée. Véritable ava-
lanche d'air, le vent paraissait tomber sur nous du haut du Mont-
Blanc. Alors la toile de la tente se gonflait comme une voile enflée
par la brise, les supports fléchissaient et vibraient comme des
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 395
cordes de violon, la traverse horizontale se courbait. Instinctive-
ment nous soutenions la toile avec le dos pendant tout le temps
que durait la rafale, car notre salut dépendait de la solidité de cet
abri protecteur; en faisant quelques pas au dehors, nous pouvions
nous former une idée de ce que nous deviendrions, s'il nous était
enlevé. Jamais auparavant je n'avais compris comment des voya-
geurs pleins de vigueur et de santé avaient péri à quelques pas de
l'endroit où la tourmente était venue les surprendre; je le compris
ce jour-là.
Sous la tente, le froid était supportable. Le thermomètre oscillait
entre 2" et 3° au-dessus de zéro. Nos vêtemens en peau de chèvre
et nos sacs en peau de mouton nous protégeaient suffisamment,
quoique le poil de la pelisse restât attaché par la glace à la toile
de la tente. Pendant la nuit, le vent diminua de violence; malheu-
reusement la neige continuait à tomber, la température baissait
toujours, et à cinq heures et demie du matin le thermomètre mar-
quait — 12°, 1. Il était tombé cinquante centimètres de neige, mais
la toile de la tente n'en était pas couverte, le vent l'avait balayée;
il continuait à chasser horizontalement le grésil et la neige du
Grand-Plateau. Le baromètre se tenait aussi bas que la veille. Dans
une éclaircie, nous vîmes les sommets du Mont-Blanc, des Monts-
Maudits et du Dromadaire, tous terminés par une aigrette blanche
dirigée vers le nord-est; c'était la neige que le vent du sud-ouest
chassait à travers les airs.
Monter à la cime eût été impossible : sur le Grand-Plateau même,
nous étions condamnés à l'immobilité. Nous prîmes donc notre
parti, et après avoir rangé nos instrumens dans la tente, nous en
bouchâmes l'entrée avec de la neige : il était sept heures du matin,
et le thermomètre marquait encore 7 degrés au-dessous de zéro.
La neige récemment tombée ayant caché toutes les fentes et toutes
les crevasses , nous nous attachâmes à la même corde et redescen-
dîmes rapidement aux Grands -Mulets. Après quelques instans de
repos, nous traversâmes le glacier des Bossons. L'étroit sentier qui
conduit aux Pierres- Pointues, couvert par la neige fraîche, était
devenu glissant et difficile. La neige était tombée plus bas encore,
jusqu'à l'endroit appelé les Barmes-dessous, à 780 mètres seulement
au-dessus de Chamounix. Notre retour rassura tout le monde; le
mauvais temps avait régné dans la vallée comme sur les sommets,
et le bruit s'était répandu que nous avions tous péri. Ces alarmistes
ignoraient que nous avions emporté la tente de campement, qui nous
avait garantis de la neige, du vent et du froid pendant la terrible
nuit du 1" au 2 août.
Revenus à Chamounix, nous fîmes des courses dans la vallée pour
é-tudier les anciennes moraines dont elle est encombrée; chaque
396 REVUE DES DEUX MONDES.
jour aussi, nous constations à l'aide d'une longue-vue que la tente
qui abritait nos précieux instrumens sur le Grand-Plateau était en-
core debout. Le 6 août, le temps parut se rasséréner, le baromètre
était plus haut de trois millimètres qu'avant la première ascension.
Le vent de sud-ouest régnait toujours sur les hauteurs. Notre con-
fiance n'était pas entière, mais nous avions peur de manquer une
série de quelques beaux jours. Nous repartîmes donc le 7 août,
à sept heures et demie du matin. La marche sur le glacier était
plus difficile qu'à la première ascension, on enfonçait à chaque pas
dans la neige nouvelle; le guide qui frayait la trace se fatiguait
promptement, surtout à partir des Grands-Mulets. A six heures et
demie du soir, nous arrivions au Grand-Plateau. La tente était de-
bout, les instrumens intacts; mais à peine les avions -nous pas-
sés en revue que la neige se remit à tomber comme la première
fois, le vent de sud -ouest fraîchit, le tonnerre gronda, et un vio-
lent orage éclata sur le Grand -Plateau. Nous construisîmes à la
hâte un paratonnerre au moyen d'un bâton de montagne, auquel
nous fixâmes une chaîne métallique. Le bâton fut enfoncé la pointe
en haut près de la tente, et l'extrémité de la chaîne enfouie dans la
neige. La précaution n'était pas inutile; les coups de tonnerre écla-
taient presque en même temps que l'éclair. Par l'intervalle très court
qui les séparait, nous jugeâmes que la foudre devait frapper les som-
mités voisines à un kilomètre de distance environ. A notre grand
étonnement, le tonnerre ne roulait pas, c'était un coup sec comme
la détonation d'une arme à feu. Cette nuit se passa comme la pre-
mière; les rafales étaient peut-être un peu moins violentes, mais
nous courions la chance d'être foudroyés. La tente, raidie par la ge-
lée, fermait mal, et une neige fine, semblable à du grésil, pénétrait
à l'intérieur. Le thermomètre descendit à — 6", 3. Le jour parut,
mais le mauvais temps n'avait pas cessé; la n.eige devint plus abon-
dante, il en tomba 33 centimètres en une heure. Confinés dans la
tente, nous observions le baromètre, le thermomètre, et fîmes l'ex-
périence de l'ébullition de l'eau. Vainement nous attendions que
le temps se remît : nos hommes paraissaient inquiets, et vers trois
heures de l'après-midi le guide-chef Mugnier nous déclara que la
neige s'accumulait (il en était tombé 66 centimètres depuis la
veille), que déjà les traces de trois de nos porteurs qui étaient re-
descendus le matin ne se voyaient plus, et que le lendemain la des-
cente serait peut-être impossible. 11 fallut se résigner une seconde
fois. Les trois premiers guides s'attachèrent à une corde et plongè-
rent dans le brouillard pour frayer la route à ceux qui les suivaient.
La brume était si épaisse qu'on ne pouvait rien distinguer à vingt
pas devant soi; le vent nous chassait dans le visage une neige fine
et glacée, piquante comme des pointes d'épingle. 11 semblait impos-
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 397
sible de trouver son chemin dans ce brouillard, mais Mugnier n'hé-
sitait pas. Nous descendions toujours, lorsque tout à coup nous vîmes
se dresser devant nous des rochers que nous ne connaissions pas;
vus à travers le brouillard, ils paraissaient d'une hauteur prodi-
gieuse. Nous nous arrêtâmes, croyant être égarés; presque aussi-
tôt la brume se dissipe, et les rochers reviennent à leurs dimen-
sions naturelles. C'étaient les Grands- Mulets; le mur en pierres
sèches était devant nous : nous y prîmes quelques instans de re-
pos, et à neuf heures du soir nous étions de retour à Chamounix.
Ce second échec ne nous découragea point; il fallait opposer la
constance dans la résolution à l'inconstance du temps. Nous nous
considérions comme engagés envers le public, que des indiscrétions
avaient informé de nos projets, et envers le ministre qui les avait
favorisés. Hasarder l'ascension du Mont-Blanc par des temps équi-
voques dans l'espoir de quelques belles journées est une illusion qui
a déjà trompé bien des voyageurs. Ces temps permettent des ex-
cursions dans la vallée; mais, pour s'élever à de grandes hauteurs,
il faut un beau temps fixe, assuré, un air calme et frais, un ciel
bleu sans nuages, des vents de nord-est ou de nord-ouest. Le ba-
romètre ne doit point être au-dessous de 675 millimètres à Cha-
mounix, et l'hygromètre doit indiquer que l'air est sec. Alors on
peut tenter l'ascension; sinon, on s'expose à des déceptions comme
celles que nous avons éprouvées. Nous résolûmes d'attendre que
toutes ces conditions fussent réalisées , et nous nous décidâmes à
faire le tour du Mont-Blanc. Je désirais comparer directement mon
baromètre avec celui de l'hospice du Saint-Bernard et avec celui de
M. le chanoine Garrel à Aoste. Auguste Bravais voulait observer l'in-
tensité horizontale des forces du magnétisme terrestre et constater
les anomalies que de Saussure a cru observer autour de la masse
du Mont-Blanc. Notre mauvaise chance ne nous quitta pas, et pen-
dant que nous étions à Aoste, d'abondantes chutes de neige eurent
lieu sur les montagnes dans les nuits du 15 au 17 août. Le 19, nous
étions de retour à Chamounix; le temps s'améliorait, et enfin le 25
il se mit tout à fait au beau ; le baromètre montait d'une manière
continue, le nord-ouest souillait dans les régions supérieures de
l'atmosphère. Nous savions que notre tente était encore debout sur
le Grand- Plateau; nous l'avions aperçue du haut du Breven, mais
elle paraissait ensevelie dans la neige du côté du sud-ouest, tandis
que la face opposée semblait complètement dégarnie. Certains de re-
trouver nos instrumens en bon état, nous partîmes pour la troisième
fois le 27 août, à minuit et demi. La lune éclairait notre marche; à
trois heures et demie , nous étions aux Pierres-Pointues. Le ciel
était d'une pureté admirable, quelques brumes isolées reposaient
sur le col de Balme et sur les monts Vergi. Une fraîche brise des-
398 REVUE DES DEUX MONDES.
cendante, la faible scintillation des étoiles, nous promettaient le
beau temps. Castor et Pollux brillaient d'une lumière tranquille
au-dessus des aiguilles de Gharmoz. A quatre heures et demie, nous
atteignîmes la Pierre-de-l'Échelle après avoir grimpé en tâtonnant
au milieu des blocs erratiques de la moraine du glacier des Bossons.
Le jour commençait à poindre, la teinte jaune qui précède le soleil
apparaissait à l'orient, une légère vapeur remplissait la vallée de
Chamounix; bientôt la teinte jaune devint rose ou violette, animant
d'un léger reflet les neiges, encore pâles des ombres de la nuit, qui
revêtent le Dôme-du-Goûté. A cinq heures, nous entrâmes sur le gla-
cier des Bossons. Il était couvert de blocs de glace tombés de celui
de l'Aiguille-du-Midi. Les séracs que nous avions admirés s'étaient
écroulés et avaient brisé l'échelle abandonnée dès la première as-
cension. Pour arriver aux Grands-Mulets, nous traversâmes un pont
étroit de neige, et nous y déjeunâmes avec un appétit aiguisé par
une ascension de 2,000 mètres. A dix heures un quart, nous avions
atteint le Petit-Plateau, nous le traversâmes rapidement, et, en
montant la rampe qui conduit au Grand-Plateau, nous vîmes avec
joie les longues lignes du Jura couvertes de ces nuages arrondis,
appelés cumulus, qui pronostiquent le beau temps. A 150 mètres
au-dessous du Grand-Plateau , le lac de Genève nous apparut dans
le nord-ouest par-dessus le col d'Anterne. Il était onze heures au
moment où ceux qui marchaient les premiers, abordant le Grand-
Plateau, aperçurent la tente : elle était debout; seulement la neige
s'élevait autour d'elle jusqu'à l'",20. Au nord-est, elle pesait sur la
toile; au sud-ouest, le rempart de neige était plus élevé encore, mais
séparé de la tente par une circonvallation. Au reste, rien n'était brisé
ni déchiré. Quand on eut enlevé la neige, elle reprit sa forme pri-
mitive. Le Grand-Plateau nous apparut pour la première fois dans
toute sa grandeur : c'est un vaste cirque ouvert au nord et dominé
par un amphithéâtre de montagnes qui sont, en partant de l'est, les
Monts-Maudits, l'aiguille de Saussui^e (1), les Rochers-Rouges infé-
rieurs et supérieurs, le sommet du Mont-Blanc, la Bosse-du-Dro-
madaire et le Dôme-du-Goûté. La roche nue est rarement visible :
de puissans revôtemens de glace l'enveloppent presque partout, et
celle-ci était recouverte de plusieurs couches de neige récente. Le
fond même du Grand-Plateau est un glacier traversé par ces lon-
gues et larges fentes appelées rimayes, où l'œil peut mesurer l'é-
paisseur de la glace dans le cirque dont les glaciers des Bossons
et de Taconnay sont les puissans émissaires. La neige tombée
(1) Nous avons ainsi nommé l'aiguille la plus voisine de la cime du Mont-BlanC':
elle porte le numéro 55 dans le dessin de la chaîne du Mont-Blanc vue du Breven que
donne Vltinéraire en Suisse de M. Adolphe Jeanne.
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 399
récemment était fine, poussiéreuse, d'une admirable blancheur;
mais dans les rimayes on observait toutes les teintes comprises
entre le blanc mat et le bleu le plus foncé. Après avoir admiré ce
grand spectacle et contemplé avec ravissement au-dessus de nos
têtes l'azur profond du ciel pendant qu'une faible brise de nord-est
nous caressait le visage et confirmait les espérances que la vue de
l'horizon nous avait inspirées, les guides se mirent à déblayer la
tente. Ce travail était pénible : chacun d'eux avait à peine enlevé
quelques pelletées, qu'il s'arrêtait pour respirer; un secret malaise
se traduisait sur toutes les physionomies, l'appétit était nul. Au-
guste Simond, le plus grand, le plus fort, le plus vaillant des
guides, s'affaissa sur la neige, et faillit tomber en syncope pendant
que le docteur Lepileur lui tâtait le pouls (1); c'étaient les effets de
la raréfaction de l'air joints à la fatigue et à l'insomnie dont chacun
de nous était plus ou moins affecté. Nous étions alors à près de
4,000 mètres au-dessus de la mer, et à 3,000 mètres déjà il est peu
d'hommes qui ne se sentent incommodés. Je ne m'étonne pas que
nous ayons ressenti dans cette ascension les effets de la raréfaction
de l'air, qui avaient été peu marqués dans les deux premières. Ja-
mais nous ne nous étions élevés si vite de Chamounix au Grand-
Plateau : partant de l,0/iO mètres au-dessus de la mer, nous étions,
après dix heures et demie de marche, à 3,930 mètres; c'est une
différence de niveau de 2,890 mètres franchie en moins d'une demi-
journée. Tout malaise disparaissait quand nous cessions d'agir. La
seule souffrance réelle et permanente était le froid aux pieds. A cha-
que pas, nous enfoncions dans la neige jusqu'aux mollets, et la
température de cette neige était de 10 degrés au-dessous de zéro
à deux décimètres do profondeur.
Après avoir mis en place nos instrumens météorologiques, baro-
mètres, thermomètres, suspendus à l'air libre ou enfoncés dans la
neige à diverses profondeurs, psychromètre pour estimer l'humidité
de l'air, nous jetâmes un coup d'œil sur le panorama qui s'étendait
au nord de notre station. En bas, nous apercevions distinctement
la vallée de Chamounix, l'Arve serpentant au milieu des prairies,
les maisons du village, parmi lesquelles nous pouvions distinguer
l'hôtel d'Angleterre, où M. Camille Bravais faisait des observations
qui correspondaient aux nôtres, comme autrefois Théodore de Saus-
sure en avait fait pendant que son père gravissait le Mont-Blanc. Au
loin, le panorama était magnifique, et cette vue mérite les fatigues
de l'ascension pour ceux qui ne voudraient pas s'élever jusqu'au
sommet. Dans le nord-est, on aperçoit les montagnes qui dominent
(1) Voyez le travail de ce médecin sur les phénomènes physiologiques qu'on re-
marque en s'élevant dans les Alpes {Revue médicale, 1845).
ÛOO REVUE DES DEUX MONDES.
la ville de Sion, puis la Dent-de-Morcles, le massif imposant de la
Dent-du-Midi, les Diablerets, la Tour-Saillière, le Buet, — au-des-
sous et plus près la chaîne des Aiguilles-Rouges, le Breven, les ro-
chers de Fiz, semblables à deux murailles se rencontrant à angle
droit, les aiguilles de Varens, la chaîne des monts Vergi, d'où
s'élance l'Aiguille-du-Reposoir, et la pyramide du Môle, coupant en
deux la portion occidentale du lac de Genève, — au-delà les chaînes
parallèles du Jura, semblables à de légers ressauts de terrain, enfin
dans le vague les Vosges et les plaines de la France se confondant
avec l'horizon.
Nous passâmes une bonne nuit sous notre tente. Le bruit des
avalanches qui tombaient autour de nous sur le Grand et le Petit-
Plateau, l'obligation de continuer nos observations météorologiques
de deux heures en deux heures interrompaient seuls notre som-
meil. A minuit, le thermomètre à l'air libre marquait — 9°, 6,
et celui couché à la surface de la neige — 19° 9. Cependant nous
n'avions pas froid sous la tente, grâce à nos vêtemens en peau de
chèvre, à nos sacs en peau de mouton et aux planches minces qui
nous séparaient de la neige. Le lendemain matin, nous voulions
partir de bonne heure pour la cime du Mont-Blanc. Les guides s'y
opposèrent : ils craignaient des accidens de congélation des pieds
et voulaient attendre que la neige fût un peu réchauffée. A dix
heures, nous quittâmes la tente avec Jean Mugnier, Michel Couttet,
Auguste Simond, Jean Cachât, Frasserand et Ambroise Couttet, nous
dirigeant vers le fond du cirque. Arrivés au pied des escarpemens,
nous passâmes sur les débris d'une avalanche qui était tombée la
veille du Rocher-Rouge supérieur; mais, au lieu de nous diriger
jDar le Corridor vers ce rocher, nous prîmes le chemin de Saussure,
abandonné depuis l'accident arrivé le 19 août 1822 dans une tenta-
tive faite par le docteur Hamel et le colonel Anderson pour s'élever
à la cime du Mont-Blanc. Comme nous, ils marchaient dans la rueige
fraîchement tombée et commençaient à escalader la pente appelée
la côte, que nous gravissions à notre tour. Cette pente est très raide,
car dans quelques points elle mesure Z|3 degrés. On ne peut s'éle-
ver qu'en décrivant des zigzags. Les pas des voyageurs, qui se sui-
vaient à la file, coupèrent un triangle de neige superficielle qui se
détacha et commença de glisser sur la couche sous-jacente. Pierre
Balmat, Auguste Tairraz et Pierre Carrier furent entraînés lente^
ment, mais irrésistiblement, vers une crevasse où ils s'engloutirent
aux yeux de leurs compagnons frappés de stupeur. La neige qui
descendait avec eux tombait en cascade dans la crevasse et les en-
sevelit vivans dans le glacier. Tout secours était inutile ; les survi-
vans redescendirent désespérés à Chamounix. Quelques ossemens,
des débris de vêtemens, une lanterne écrasée, un chapeau de feu-
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. AOl
tre, appartenant aux trois victimes, ont été trouvés à la surface de
la partie inférieure du glacier des Bossons le 15 août 18(51; ils
avaient mis quarante et un ans pour descendre du Grand-Plateau
dans la vallée de Ghamounix. Un des survivans de ce terrible acci-
dent reconnut les objets qui avaient appartenu à Pierre Balmat,
l'une des victimes du désastre.
Nous prîmes les précautions que la prudence indique. Sans être
attachés à une même corde, nous nous suivions de très près, et
nous avions soin que les angles formés par nos zigzags eussent une
ouverture de 15 degrés au moins. Nous enfoncions jusqu'cà mi-jambe
dans la neige, dont la température était toujours de — 11%0 à un
décimètre de profondeur. La raréfaction de l'air et l'épaisseur de la
neige, d'où nous étions obligés de retirer nos jambes à chaque in-
stant, nous forçaient à marcher lentement; tous les vingt pas, nous
nous arrêtions essoufflés, et nous sentions nos pieds douloureuse-
ment froids et près de se congeler. Pendant nos courtes haltes, nous
les frappions avec nos bâtons pour les réchauffer. Gette partie de
l'ascension fut très pénible : cependant un beau soleil et un air
calme fiivorisaient nos efforts; mais, arrivés à la pente qui sépare
les Piochers-Piouges des Petits-Mulets, nous aperçûmes tout à coup
les montagnes situées au sud du Mont-Blanc, et au-delà les plaines
de l'Italie. Rien ne nous abritait plus : le vent du nord-ouest, in-
sensible auparavant, enleva le chapeau de Mugnier, et, quoique
chaudement vêtu, je me crus subitement déshabillé, tant ce vent
était froid et pénétrant. Obliquant à droite, nous arrivâmes bientôt
aux Petits-Mulets, rochers de protogine situés à 130 mètres seule-
ment au-dessous du sommet. Nous touchions au but, mais nous
marchions lentement, la tête baissée, la poitrine haletante, sembla-
bles k un convoi de malades. L'influence de la raréfaction de l'air se
faisait sentir d'une manière pénible : à chaque instant, la colonne
s'arrêtait. Bravais voulut savoir combien de temps il pourrait mar-
cher en montant le plus vite possible : il s'arrêta au trente-deuxième
pas sans pouvoir en faire un de plus. Enfin à une heure trois quarts
nous atteignîmes ce sommet tant désiré : il est formé par une arête
dirigée de l'est-nord-est au sud-sud-ouest; cette arête n'était pas
tranchante, comme de Saussure Pavait trouvée, mais d'une largeur
de 5 à 6 mètres. Du côté du nord, elle aboutissait à une immense
pente de neige d'une inclinaison de ZiO à Zi5 degrés, qui se termine
au Grand-Plateau; du côté du midi, elle se continuait par une pe-
tite surface plane parallèle à Parête, inclinée d'une dizaine de de-
grés et large de 100 mètres environ. Gette surface se prolongeait
vers le sud en se rattachant à une pente rapide interrompue brus-
quement au niveau des grands escarpemens de rochers qui domi-
TOiiE Lvi. — 18G5. 26
A02 REVUE DES DEUX MONDES.
nent l'Allée -Blanche. A l'est, l'arête se raccorde avec un second
sommet appelé le Mont-lUanc-dc-Coiirimiycur, et moins élevé que
la cime de .50 à 60 mètres. Au milieu de cette arête se trouve le
rocher de la Tourette, situé à 80 mètres seulement au-dessous du
sommet principal, et incontestablement le rocher le plus élevé de
l'Europe. A l'ouest, la cime se relie par une crête tranchante à la
Bosse-du-Dromadaire.
111.
Après avoir repris haleine, notre premier regard fut pour l'im-
mense panorama qui nous entourait : je ne le décrirai pas après de
Saussure. Que le lecteur prenne une carte d'Europe et place une
pointe de compas sur le sommet du Mont-Blanc, l'autre sur la ville
de Dijon, et trace une circonférence dont le Mont-Blanc soit le
centre. Ce cercle, dont le diamètre est de /i20 kilomètres,, com-
prendra toute la surface terrestre que l'œil peut embrasser du haut
du Mont-Blanc; mais tout n'est pas distinct, et au-delà de 100 kilo-
mètres les objets, voilés par le hâle, sont confus et effacés. Jusqu'à
60 kilomètres, tout est net et reconnaissable. Les points rappro-
chés me frappèrent d'abord. Au-dessous de nous, Chamounix sem-
blait plongé au fond d'un puits. Le jardin de la Mer-de-Glace, le
Col-du-Géant, la superbe Aiguille-du-Midi, étaient sous nos pieds.
11 semblait qu'on aurait pu jeter une pierre sur le col de la Seigne.
Le Gramoat, les glaciers de Ruitor se dressaient comme des rivaux
du Mont-Blanc, et au-delà les pics décharnés se montraient les uns
derrière les autres, comparables aux arbres d'une forêt, sans ordre,
sans alignement : c'était le massif immense des Alpes piémontaises
et françaises comprises entre Aoste et Briançon. Le théodolithe fut
installé sur le sopunet, et Bravais se mit à relever les angles que
les montagnes les plus remarquables forment entre elles : c'est ce
qui s'appelle un panorama géodésique (i). On comprend de quelle
importance il est pour la géographie mathématique de pouvoir me-
surer l'angle que font entre eux deux sommets aperçus du haut
d'un troisième. A l'aide de ces angles, on construit un réseau tri-
gonométrique, base de toute bonne carte de géographie. Une cime
culminante, comme celle du Mont-Blanc, permet d'estimer direc-
tement la distance angulaire de deux montagnes invisibles simul-
tanément de tout autre point de la surface terrestre. Si le Mont-
Rose n'avait pas été malheureusement caché par des nuages. Bravais
(1) Voyez A. Bravais, le Mont-Blanc, ou Description de la vue et des phénomènes
qu'on peut apercevoir de son sommet, in-12.
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. 403
aurait obtenu la distance angulaire de cette montagne au Mont-
Pelvoux par exemple, comme il mesura celle du pic de Belledonne,
près de Grenoble, à la Roche-Melon, près de Turin, et du Becco-
di-Nonna, qui domine la ville d'Aoste, au Pelvoux, près de Briançon.
Il y a plus, l'angle de dépression de ces sommets au-dessous de
la ligne horizontale tangente au sommet du Mont-Blanc combinée
avec la distance et la courbure de la terre lui permit de calculer
plus tard dans son cabinet la hauteur relative de ces sommets :
ainsi la distance angulaire du Mont-Tabor au-dessus de Modane et
duGrand-Som, le point le plus élevé de la Grande-Chartreuse près
de Grenoble, est de !il°,h(5'. L'angle de dépression du Tabor est de
1°,27', ce qui donne pour la hauteur 3,180 mètres. Pour le Grand-
Som, le même angle de dépression s'élève à 2°, 2', ce qui, vu la
distance, permet de conclure à une élévation de 2,033 mètres seu-
lement.
Comme de Saussure, nous fûmes frappés du désordre des mon-
tagnes qui s'élèvent au sud du Mont-Blanc; le mot de chninc leur
est inapplicable, mais celui de groupes leur convient parfaitement,
et l'on reconnaît très bien ceux de l'Oisans ou du Pelvoux , des
Rousses, des Alpes occidentales comprises entre le Drac et l'Arve,
des Aiguilles-Rouges au-dessus de Chamounix, et enfin du Valais.
Tous ces massifs appartiennent aux terrains cristallins, granité, pro-
togine, gneiss, ou aux terrains anciens, schistes métamorphiques,
terrain houiller, etc. Si l'on se tourne vers le nord, l'aspect est tout
différent : on suit les chaînes qui se prolongent parallèlement au lac
de Genève, celle du Jura se terminant à Touest par les profils de la
Grande-Chartreuse, dont l'horizontalité contraste avec les sommets
aigus et déchirés des Alpes françaises. Avant d'entrer dans le bassin
du Léman, le Jura se dédouble en chaînons parallèles qui longent le
lac de Neuchâtel et vont expirer au pied des montagnes de la Fo-
rêt-Noire. En Savoie, au sud du lac de Genève, nous comptâmes
cinq chaînons dont le dernier contient la montagne des Voirons. Si
l'on jette un coup d'œil sur la belle carte géologique de la Haute-
Savoie que M. Alphonse Favre a publiée en 1862, on reconnaît que
ces chaînes appartiennent aux terrains jurassiques, crétacés et ter-
tiaires. Nous remarquâmes encore celles des Diablerets et du Sim-
menthal, qui appartiennent, comme celle du Chablais, aux terrain^
de sédiment; elles sont également parallèles entre elles, mais se
dirigent vers l'est.
Nous ne pouvions consacrer tout notre temps au panorama; il
fallait répéter les expériences de physique faites cinquante-sept
ans auparavant par de Saussure, en particulier celle de l'ébullition
de l'eau. Comme lui, nous eûmes de la peine à faire bouillir l'eau
hOIl REVUE DES DEUX MONDES.
résultant de la neige fondue : la température de l'air, qui était à
8 degrés au-dessous de zéro, et la brise, qui refroidissait notre vase
en fer-blanc, empêchaient le liquide d'arriver à la température de
l'ébullition. Bravais prit un parti héroïque : versant l'alcool sur la
lampe allumée, il produisit une flamme passagère, mais assez forte
pour amener l'eau à bouillir. Le thermomètre marqua 8i",ZiO. La
colonne barométrique, mesure de la pression atmosphérique, avait
au même instant une longueur de Zi23""",7/i.
Le physicien, étudiant dans son cabinet les lois qui régissent les
forces de la nature, réalise avec des appareils compliqués les condi-
tions nécessaires pour mettre ces lois en relief; mais on ne peut les
regarder comme définitivement acquises à la science que du jour
oii l'exactitude en a été vérifiée dans la nature en dehors des condi-
tions nécessairement artificielles du laboratoire. La tension ou force
élastique des vapeurs est dans ce cas; on l'a étudiée en faisant va-
rier la pression sous laquelle elle s'engendrait : aussi fûmes-nous
heureux de constater à notre retour à Paris que le degré d'ébulli-
tion observé par nous au sommet du Mont-Blanc ne différait que
d'un vingtième de degré centigrade de celui constaté par M. Re-
gnault dans les beaux appareils du Collège de France. Pour le
Grand- Plateau, l'écart était d'un centième, aux Grands-Mulets et
à Chamounix d'un vingt-cinquième. Des différences aussi minimes
prouvent un accord complet, et les tables des tensions de la vapeur
de M. Begnault sont l'expression exacte des relations qui lient les
températures aux pressions. La même année, M. Izarn obtenait
dans les Pyrénées aux environs des Eaux-Bonnes, à de faibles hau-
teurs, des résultats qui, comme les nôtres, s'écartent en moyenne
d'un vingt-cinquième de degré seulement des températures obser-
vées au Collège de France.
Un rayon solaire tombant sur un sommet élevé doit être plus
chaud que celui qui, traversant les couches les plus basses et par
conséquent les plus denses de l'atmosphère, descend jusque dans
la plaine, ces couches inférieures absorbant nécessairement une
quantité notable de la chaleur du rayon. Ce que le raisonnement
faisait prévoir, la simple observation le confirme déjcà. Tous les
voyageurs qui s'élèvent sur les hautes montagnes sont surpris de la
chaleur extraordinaire du soleil et du sol comparée à la basse tem-
pérature de l'air à l'ombre. Aux Petits-Mulets, à /j,680 mètres d'al-
titude, la neige avait fondu au contact des rochers et s'était con-
vertie en glace compacte et glissante. Je ne pus employer dans mes
expériences au sommet du Mont-Blanc les instrumens de physique
imaginés par Herschel et M. Pouillet :je les avais laissés au Grand-
Plateau; mais un essai très simple me prouva combien la chaleur
ASCENSIONS AU MONT-CLANC. ^05
propre des rayons solaires était supérieure à celle de l'air. J'avais
emporté une boîte remplie de sable siliceux de Fontainebleau : un
thermomètre placé sur ce sable et légèrement recouvert par lui s'é-
leva au soleil à 5 degrés au-dessus de zéro, tandis que le thermo-
mètre suspendu à l'air libre en marquait 8 au-dessous. C'était une
différence de 13 degrés entre réchauffement du sable et celui de
l'air. Les expériences correspondantes faites au Grand-Plateau et à
Ghamounix avec le pyrhéliomètre à lentille de M. Pouillet montrè-
rent que la chaleur des rayons solaires était plus forte de 0",!^
à O^ol à 3,930 mètres qu'cà 1,0/iO au-dessus de la mer, quoiqu'à
Ghamounix la température de l'air à l'ombre fût supérieure de IQ",!
à celle de l'air du Grand-Plateau.
Bravais mesura l'intensité horizontale du magnétisme terrestre
avec la même aiguille qu'il avait fait osciller à Paris, Orléans, Dijon,
Lyon, Besançon, Berne, Bâle, Soleure, Thun, Brienz, sur le Faulhorn
et à dix stations situées autour du Mont-Blanc; mais, après qu'il
eut soumis ces mesures aux calculs les plus précis et les plus minu-
tieux, l'induence de la hauteur sur l'intensité du magnétisme ter-
restre ne se manifesta pas d'une manière évidente. Aucune loi ne
ressortissait des chiffres obtenus : on peut seulement affu-mer que
la décroissance de la force horizontale du magnétisme est inférieure
à la fraction de ~yù P^^' kilomètre de hauteur verticale. Le même
désaccord existe dans les résultats déduits par un savant écossais,
J.-D. Forbes, d'une longue séi-ie d'observations faites dans les Alpes
et les Pyrénées. Que conclure de ces incertitudes? Rien, sinon qu'il
faut perfectionner les moyens d'étudier les forces magnétiques. Dès
que cette condition aura été remplie, la loi se manifestera; c'est
ainsi que la science nous enseigne elle-même la nature des lacunes
qu'il reste à combler, et nous indique le genre de perfectionnement
qu'elles réclament.
Pendant les cinq heures que nous passâmes sur le sommet du
Mont-Blanc, nous observâmes quatre fois la hauteur du baromètre.
La hauteur moyenne, réduite à la température de la glace fondante,
fut de Zi2/i'"™,29. La température du mercure était au-dessous de
zéro, et même à six heures elle était tombée à — 11°, 0, celle de
l'air étant à — 11", 8. Le psychromètre, instrument destiné à mesu-
rer le degré d'humidité de l'air, nous apprit qu'il était sec, car il
ne contenait que 57 pour 100 de la quantité de vapeur d'eau qui
eût été nécessaire pour le saturer à cette basse température-, et
changer en brouillard la vapeur aqueuse invisible qui existe tou-
jours en certaines proportions dans l'atmosphère. Nos observations
barométriques et thermométriques devaient servir à contrôler celles
de Saussure et les mesures géodésiques du Mont-Blanc faites anté-
hOQ REVUE DES DEUX MONDES.
rieurement par Schuckburgh en 1776, Pictet et Tralles, Carlini et
Plana en 1822, le colonel Gorabœuf et le commandant Delcros en
1823, M. Roger de Nyon en 1828.
Essayons de faire comprendre l'importance de ces recherches.
Pour mesurer la hauteur d'une montagne, l'observateur a le choix
entre deux méthodes, la méthode géométrique et la méthode baro-
métrique. La première, réduite à ses élémens, consiste à mesurer
une base, c'est-à-dh'e une ligne droite d'une longueur convenable,
sur un terrain aussi horizontal que possible. Cette base mesurée, il
se place successivement à ses deux extrémités avec un instrument,
appelé théodolithe, propre à déterminer en degrés, minutes et se-
condes la valeur des angles que le sommet de la montagne fait avec
la base mesurée. Recommençant des centaines de fois cette opéra-
tion, il obtient un triangle dont la base mesurée et les deux angles
adjacens sont connus : le triangle est donc connu lui-même, et par
conséquent la hauteur de la montagne. Une autre méthode consiste
à se placer sur une montagne d'une altitude bien déterminée, et à
obtenir avec une grande exactitude la différence de hauteur angulaire
entre cette station et la montagne dont on veut connaître l'altitude.
C'est la méthode employée par Bravais à la cime du Mont-Blanc pour
mesurer simultanément l'altitude des sommets principaux visibles
du haut de cet observatoire. En apparence, ces deux méthodes sem-
blent d'une rigueur absolue comme la science à laquelle on les a
empruntées. Cette rigueur n'est qu'apparente. La ligne qui de l'œil
de l'observateur passe à travers la lunette du théodolithe pour
aboutir au sommet dont on veut estimer la hauteur n'est point une
ligne droite : c'est une ligne courbe, une trajectoire. La courbure
de cette trajectoire varie avec la distance, la température, l'humi-
dité et la transparence de l'air, non-seulement tous les jours, mais
à toutes les heures de la journée. La position apparente du sommet
que l'on vise change à chaque instant : suivant l'état de l'atmo-
sphère, ce sommet semble s'élever, s'abaisser ou se déplacer latéra-
lement. Sans être géomètre, chacun peut s'en assurer. Qu'on braque
sur un sommet éloigné une lunette dont l'objectif soit muni de deux
fils d'araignée se coupant à angle droit au milieu de la lentille,
de façon que la pointe coïncide exactement avec l'entre -croise-
ment des fils : si l'on fixe l'instrument dans cette position, et qu'on
yienne mettre l'œil à la lunette une ou deux heures après, on verra
que le sommet observé ne coïncidera plus avec l'intersection des fils,
mais se sera déplacé. On donne le nom de réfraction terrestre à
cette propriété de notre atmosphère de modifier sans cesse la cour-
bure du rayon visuel qui, parti de notre œil, aboutit aux objets éloi-
gnés. C'est pour établir une compensation entre ces erreurs que le
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. h07
géomètre répète des centaines de fois ses mesures angulaires. Les
plus grands mathématiciens se sont efforcés d'introduire dans les
formules qui servent à calculer la hauteur des montagnes mesurées
géodésiquement des corrections propres à éliminer les erreurs dues
à la réfraction terrestre; mais cette réfraction variant suivant l'état
de l'atmosphère, et cet état n'étant habituellement connu qu'à la
station inférieure, on ignore quelles sont, au moment où l'on vise
la cime, les conditions atmosphériques de l'air intermédiaire et de
celui dont elle est entourée. On en est réduit à des hypothèses plus
ou moins probables : de là des inexactitudes qui enlèvent aux mé-
thodes géodésiques le prestige qu'elles empruntent aux procédés
rigoureux dont elles font usage. Ce prestige a longtemps prévalu,
et les mesures des hauteurs de montagne par le baromètre ont été
considérées comme nécessairement inexactes, tandis que les mé-
thodes géodésiques passaient pour infaillibles. Elles le sont en effet
lorsque des mesures répétées, faites suivant différentes méthodes,
concordent entre elles. C'est ainsi que les mesures géodésiques du
Mont-Blanc donnent, pour la hauteur au-dessus du niveau de la
mer, /i,809"',6, hauteur qu'où peut considérer comme parfaitement
exacte; mais une mesure unique, quel que soit le soin qu'on y ait
apporté, n'a pas un degré de certitude supérieur à celle du baro-
mètre.
On comprend l'intérêt que nous attachions à nos quatre obser-
vations barométriques; nous voulions apporter un élément de plus,
emprunté au sommet le plus élevé de l'Europe, dans cette grande
lutte entre le baromètre et le théodolithe. On ne peut calculer la
hauteur d'une montagne, mesurée par le baromètre, qu'au moyen
d'observations barométriques correspondantes, c'est-à-dire faites
à la même heure dans une station peu éloignée; il faut en outre
que la hauteur de ces différentes stations au-dessus de la mer soit
d'abord parfaitement connue. Sous ce rapport, le Mont-Blanc est
heureusement placé. Nous avions les stations correspondantes de
Ghamounix, où se trouvait M. Camille Bravais; le Grand-Saint-Ber-
nard, où les religieux observent les instrumens météorologiques
cinq fois par jour; l'observatou'e de Genève; Chougny, près de
cette ville, où habitait le vénérable astronome Gautier; Aoste, où
le chanoine Carrel continuait sans interruption une série météoro-
logique; enfin les observatoires de Lyon, Milan et Marseille. Nous
avions pris une autre précaution indispensable pour arriver à un
bon résultat : nos baromètres avaient été comparés directement à
tous ces baromètres correspondans, et nous pouvions tenir compte
des différences souvent notables que les meilleurs instrumens pré-
sentent entre eux. M. Delcros, un des officiers les plus distingués
de l'ancien corps des ingénieurs-géographes, voulut bien faire les
408 REVUE DES DEUX MONDES.
calculs nécessaires, dont le résultat définitif donne pour le sommet
du Mont-Blanc une élévation de /i,810"',0 au-dessus de la Médi-
terranée. Le chiffre déduit de nos quatre observations barométri-
ques ne différait donc que de 0'",/i du résultat moyen de la géo-
désie. Les circonstances météorologiques avaient été propices pour
obtenir une bonne altitude, et les heures choisies très favoralDles.
En effet, M. Plantamour, directeur de l'observatoire de Genève,
après avoir déterminé la hauteur de l'hospice du Saint- Bernard
au-dessus du lac Léman par deux nivellemens directs partant du
lac et aboutissant au seuil du couvent, en a ensuite caLuli la
hauteur par dix-huit années d'observations barométriques coiies-
pondantes à celles de l'observatoire de Genève. Le résultat de cet
immense travail, c'est que les observations barométiiques corres-
pondantes, prises entre deux heures et quatre heures de l'après-
midi, ne donnent, en août et septembre, qu'une erreur probable
de Tyrnr de la hauteur, soit 1 mètre pour i,300 mètres environ. On
comprend que des observations barométriques plus nombreuses
doivent inspirer plus de confiance encore. Du 15 juillet au 7 août
ISZil, nous fîmes, Bravais et moi, au sommet du Faulhorn, cent
cinquante-deux observations barométriques continuées de jour et
de nuit de trois heures en trois heures. La moyenne de ces obser-
vations donne 2,682 mètres pour la hauteur de cette montagne; le
chiffre de la géodésie est de 2,683 mètres : ainsi, encore dans ce
cas, le baromètre est l'égal du théodolithe, et de nombreuses ob-
servations barométriques équivalent à la répétition des angles me-
surés sur le cercle de l'instrument.
La hauteur du Mont-Blanc ne paraît pas avoir sensiblement varié
depuis la première mesure faite en 1775 par Schuckburgh jusque
dans ces derniers temps. Cette constance a lieu d'étonner : ce
sommet est formé uniquement de neiges et de glaces dont Saus-
sure estimait l'épaisseur à 65 mètres environ ; il est donc évident
que le Mont-Blanc est une pyramide semblable à sa voisine l'Ai-
guille-du-Midi. Les Rochers-Rouges, les Petits-Mulets, la Tou-
rette, sont des pointes encore saillantes de cette pyramide; le reste
est recouvert d'une calotte de neige ou plutôt de glace qui ne
fond plus à cause de l'élévation de la montagne, au sommet de
laquelle la température de l'air est très-rarement à 2 ou 3 degrés
au-dessns de zéro et presque constamment fort au-dessous. On se
demande donc comment il sa fait que l'épaisseur de cette calotte de
neige soit invariable et que l'altitude de la montagne ne change nul-
lement suivant les saisons et même suivant les années. En effet, la
quantité de neige qui y tombe, les vents qui la balaient, l'évapo-
ration qui en diminue l'épaisseur, la condensation des nuages qui
l'augmente varient d'une année à l'autre : aussi la forme du sommet
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. hOÇ*
n'est-elle jamais la même. Que l'on compare les descriptions de
Saussure, de Clissold, de Marckham-Shei-will, de Henri de Tilly,
avec celle de Bravais, faites successivement en 1787, 1822, ^827,
1834 et 18/14, et l'on verra que chacun de ces voyageurs a trouvé
une forme différente, sauf le trait fondamental, une crête en dos
d'âne dirigée de l'est à l'ouest. Gomment en serait-il autrement? Des
neiges tombent sur le Mont-Blanc, amenées par tous les vents du com-
pas : à peine tombées, elles sont balayées, déplacées, emportées,
si bien que la surface de ces neiges ressemble à celle d'un champ
labouré. Même par les plus beaux temps, lorsque le calme le plus
parfait règne dans la plaine, une légère fumée semble s'échapper
de la cime, entraînée horizontalement par un vent violent : c'est,
disent les Savoisiens, le Mont-Blanc qui fume sa pipe, signe de
beau temps, si la fumée est entraînée du côté du sud. En définitive
néanmoins, toutes ces causes variées d'ablation et d'accroissement
se compensent, et la hauteur du sommet reste la même. La nature ne
procède jamais autrement, rien n'est stable d'une manière absolue;
tout oscille, la molécule comme l'océan. Cette oscillation autour
d'un état moyen, c'est la fixité de la vie; l'immobilité, c'est la mort,
et les forces générales de la nature, qui régissent le monde inorga-
nique comme le monde organique, ne se reposent jamais.
Les opérations dont je viens d'énumérer les principaux résultats
étaient à peine achevées que le soleil s'approchait des lignes du
Jura dans la direction de Genève : il était six heures un quart, la
température de l'air était descendue à — 11°, 8, celle de la neige à
la surface à — 17", 6, et à — 14", 0 à deux décimètres de profondeur.
Le contact de cette neige, même à travers nos épaisses chaussures,
était une véritable soulfrance. Gependantnous voulions rester encore
pour faire des signaux de feu visibles à la fois de Genève, de Lyon
et de Dijon, dont les astronomes étaient prévenus : ces signaux, vus
simultanément de ces trois villes, eussent permis de déterminer ri-
goureusement leurs dillérences de longitude; mais le froid était
déjà si vif que nous sentîmes qu'il eût été impossible de l'ester plus
longtemps sans compromettre notre vie et celle de nos guides. Au-
guste Simond voulait demeurer seul pour faire les signaux conve-
nus : nous refusâmes et nous fîmes bien. Depuis, la télégraphie
électrique a permis d'obtenir sans déplacement et sans peine un
résultat qui eût été acheté peut-être par la vie ou la santé d'ua
père de lamille. Le départ fut résolu, et nous commencions à des-
cendre, lorsque nous nous arrêtâmes tout à coup devant le plus
étonnant spectacle qu'il soit donné à l'homme de C)ntemp!er.
L'ombre du Mont-Blanc, formant un cône immense, s'étendait sur
les blanches montagnes de la vallée d'Aoste : elle s'avançait len-
tement vers l'horizon, et s'éleva dans l'air au-dessus du Becco di^
ÛilO REVUE DES DEUX MONDES.
Nonna; mais alors les ombres des autres montagnes vinrent suc-
cessivement se joindre à elle à mesure que le soleil se couchait
pour leur cime et former un cortège à l'ombre du dominateur des
Alpes. Toutes, par un eiïet de perspective, convergeaient vers
lui; les ombres, d'un bleu verdâtre vers leur base, étaient entou-
rées d'une teinte pourpre très vive qui se fondait dans le rose du
ciel. C'était un spectacle splendide. Un poète eût dit que des anges
aux ailes enflammées s'inclinaient autour du trône qui portait
un Jéhovah invisible. Les ombres avaient disparu dans le ciel, et
nous étions encore cloués à la même place, immobiles, mais non
muets d'étonnement, car notre admiration se traduisait par les
exclamations les plus variées. Seules, les aurores boréales du nord
de l'Europe peuvent donner un spectacle d'une magnificence com-
parable à celle du phénomène inattendu que personne avant nous
n'avait contemplé de la cime du Mont-Blanc.
Le soleil se couchait, il fallut partir. Nous nous attachâmes tous
à une même corde, et nous nous précipitcâmes vers le Grand-Pla-
teau. En passant près des Petits-Mulets, je ramassai deux pierres
sur la neige. Aux bulles de verre qui les recouvraient, je reconnus
plus tard que c'étaient des fragmens de rocher dispersés par la
foudre qui tombe si souvent sur ces sommités. A partir des Petits-
Mulets, nous ne nous arrêtâmes plus, nous descendîmes comme
une avalanche, tout droit, sans choisir notre route; chacun était
entraîné par celui qui le précédait, et Mugnier, qui tenait la tête,
s'élançait en sautant sur la pente, enfonçant à chaque pas dans la
neige, qui modérait suffisamment l'élan de ce chapelet mouvant.
Arrivés au Grand-Plateau, il fallut s'arrêter un moment pour
prendre haleine; puis, d'un pas rapide, nous arrivâmes à notre
tente à sept heures trois quarts. En cinquante-cinq minutes, nous
étions descendus du sommet, élevé de 800 mètres au-dessus du
Grand-Plateau. Quand nous entrâmes dans notre tente, nous crûmes
revoir le foyer domestique, et nous y goûtâmes un repos bien
mérité. Néanmoins les observations météorologiques fui-ent conti-
nuées héroïquement de deux heures en deux heures pendant la
nviit. A minuit, le thermomètre marquait — 6°, 9 ; la température
de la neige était de — 18", 5 à la surface, et de — 10", â à deux
décimètres de profondeur. Ces chiffres, plus éloquens que tous les
raisonnemens, nous démontrèrent que nous avions agi sagement
en ne prolongeant pas notre station au sommet du Mont-lManc;
mais nous restâmes encore trois jours au Grand-Plateau pour l'aire
les observations et les expéiienci^s que nous avions été foi-cés
d'omettre au sommet. Nous imitions en cela notre maître et prédé-
cesseur de Saussure, qii, api-ès son ascension au Mont-Blanc, alla
passer en 1788 quinze jours sur le col du Géant, à 3,^00 mètres
ASCENSIONS AU MONT-BLANC. hH
au-dessus de la mer. Au Grand-Plateau, nous étions à 530 mètres
plus haut, mais des circonstances indépendantes de notre volonté
nous empêchèrent d'y rester aussi longtemps.
Pendant notre séjour, le tonnerre des avalanches troublait seul
le silence imposant de ces hautes régions. Nous ne vîmes point
d'êtres animés, sauf des abeilles et des papillons, qui, entraînés
par les courans ascendans, ne tardaient pas à expirer sur la neige.
La veille de notre départ, des choquards ou corneilles à bec jaune
[corvus pyrrhororax) vinrent voler autour de nous, attirés sans
doute par quelques débris de pain gelé et des os de mouton et de
poulet gisant aux environs de notre tente, Nos trois jours furent
bien employés, et peut-être essaierai-je plus tard d'exposer dans la
Revue les principaux résultats obtenus dans les Alpes pendant le
séjour à des hauteurs supérieures à 2,000 mètres, par de Saussure,
Agassiz et Desor, Bravais et moi-même, les frères Schlagintweit et
Dollfas-Ausset; c'est une longue histoire qui ne saurait former un
simple appendice au récit de deux ascensions scientifiques. Les os-
cillations du baromètre et du thermomètre, l'humidité relative de
l'air aux différentes heures de la journée, les températures du sol à
diverses profondeurs, le rayonnement nocturne de la surface de la
neige, des plantes et de divers corps de la nature, la mesure de la
chaleur propre des rayons solaires, qui traversent une moindre
épaisseur d'atmosphère que lorsqu'ils plongent jusqu'au niveau de
la plaine, l'intensité relative de la vitesse du son ascendant et des-
cendant, les phénomènes si compliqués et si intéressans des gla-
ciers, la végétation et la vie animale dans ces hautes régions, enfin
les phénomènes physiologiques qui se manifestent chez l'homme,
tels sont les principaux sujets de recherches qui ont occupé ces ob-
servateurs : elles complètent celles qui avaient été faites avant eux
pendant les ascensions sur les hautes cimes. Les résultats définitifs
de ces expériences et de ces observations forment autant de chapi-
tres intéressans qui viennent prendre leur place dans les traités de
physique, de météorologie, de physique du globe, de géologie, de
géographie botanique et zoologique : comparées aux recherches en-
treprises dans les régions polaires, elles nous permettent de distin-
guer les phénomènes produits uniquement par l'abaissement de la
température de ceux qui s'expliquent ^»pécialement par une grande
élévation au-dessus du niveau des mers. En un mot, elles nous con-
duisent à un parallèle rigoureux des inlluences de la latitude et de
l'altitude, par suite, aux applications les plus variées et les plus fé-
condes de ces données à l'agriculture, à l'hygiène, et par conséquent
au bien-être des populations destinées à vivre dans les pays de mon-
tagnes.
Charles Martins.
MOZART
LA FLUTE ENCHANTEE
Si nos sentimens, notre cœur, se pouvaient prêter aux mêmes
transformations que notre intelligence, s'ils étaient susceptibles de
la même perfectibilité, l'bomme aurait depuis longtemps changé
de nature. La source des idées est inépuisable, non point celle des
sentimens. Le musicien pas plus que le poète ne saurait donc, quoi
qu'il fasse, exprimer jamais qu'une somme restreinte de sentimens
et de sensations; mais si la somme est définie, le sentiment en soi
est infini, et de même qu'il n'existe pas deux hommes qui sur tous
les points se ressemblent, qu'on ne trouve pas deux feuilles d'ar-
bre exactement identiques, de même chacun de nous a sa façon
d'être affecté de chacun de ces sentimens. Là, pour un artiste, est
la vraie, l'éternelle source de toute originalité, car s'il y a mille ma-
nières d'éprouver un sentiment, il y a mille manières de le rendre,
il y a mille manières d'être neuf, d'être inspiié. Qui songe pour-
tant à se poser aujourd'hui de tels principes? Méditer un sujet, le
retourner sous toutes ses faces, sentir sa musique avant de l'écrire,
c'était bon, tout cela, pour les maîtres! ils créaient, et nous voulons
faire. Or, comme pour tirer de nos ouvrages renommée et profit il
nous faut commencer par agir sur le public, cette originalité qu'il
serait trop long et peut-être impossible d'aller puiser à sa vraie
source, nous la demandons à de systématiques combinaisons. Inha-
biles à trouver l'idée, nous ne cherchons |)lus le nouveau que dans
la forme, que dis-je, la forme? dans l'absclue négation de la forme.
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. AÏS
Au fond, nous savons bien que ces lois avec lesquelles il nous plaît
d'avoir Fair de rompre en visière sont les seules bonnes, les seules
vraies, et nous ne les repoussons théoriquement que parce que nous
préférons le rôle d'insurgé au métier d'esclave qu'il nous faudrait
faire en les acceptant. C'est l'originalité de l'idée, est-il besoin
qu'on le répète? qui constitue la véritable originalité de la forme.
Voyez Mozart; tel musicien en trente mesures ne saura que vous
ressasser la chose la plus insignifiante, la plus ordinaire, tandis que
lui dans ces mêmes trente mesures, dans cette même forme, va
couler comme un or précieux l'air de Sarastro, l'hymne à l'amour,
et vingt autres merveilles de sa Flûte enchuntce.
On sait de quelle suite d'aventures picaresques ce glorieux chef-
d'œuvre fut le produit. Il s'agissait pour Mozart de tirer d'embarras
au plus vite un pauvre diable dont l'entreprise menaçait ruine. Cet
homme, appelé Schikaneder, musicien et librettiste de pacotille,
dirigeait h. Vienne un petit théâtre de faubourg, situé auf dcr Wei-
den, dans l'hôtel Stahrenberg. Depuis quelque temps, le public ne
venait plus, les opérettes n'attiraient personne, les drames de che-
valerie se jouaient dans le désert. Il fallait ou périr, ou conjurer le
sort au moyen de quelque pièce à grand spectacle d'une attraction
irrésistible. C'était alors déjà un peu comme aujourd'hui. Quand la
recette ne donnait plus, quand l'heure avait sonné des résolutions
suprêmes, on commandait une féerie.
Jusqu'aux environs de 1778, l'opéra italien et le ballet régnaient
en maîtres. C'est l'empereur Joseph II qui, voulant fonder en mu-
sique un genre national, bannit de son théâtre les élémens étran-
gers. Lui-même recruta son orchestre, ses chœurs, qu'il composait
avec des chantres de paroisse, et dirigea en personne les répétitions
du premier opéra allemand représenté à Vienne. A cet ouvrage, in-
titulé les mineurs [Bcrgkiwppcn), d'autres plus importans succé-
dèrent, VOberon, roi des Elfes, de Paul Wj-anitzki, la Flûte en-
chantée de Wenzel Millier, celle de Mozart, car il devait y en avoir
deux, comme il y avait eu chez nous deux Phèdre.
Un matin donc du mois de mars 1791, ce garnement de Schika-
neder vint réveiller Mozart par le récit de sa déconfiture. — Je la
connais, lui répondit l'auteur des ^^0(■es de Figaro et de Dmi Jaan,
qui déjà passait pour le plus grand compositeur de la ville et du
monde; mais si c'est de l'argent qu'il te faut, mon pauvre ami, tu
t'es trompé de porte.
— Point tant que tu supposes, répondit Schikaneder, car ce n'est
pas à ta bourse que j'en veu\', mais à ta plume.
— Un opéra! bon, la belle médecine! et qui te dit qu'en l'atten-
dant ton malade ne mourra pas?
414 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'on sache seulement que tu travailles pour moi, et les res-
sources m'arriveront.
— Mais le poème?
— Je m'en charge; voici d'abord le plan et les principaux mor-
ceaux du premier acte. Tu peux dès à présent te mettre à l'œuvre.
Pendant ce temps, moi, j'achèverai le reste. Voyons : ta main, cher
Mozart, ne me laisse pas davantage dans la peine.
— S'il en est ainsi, je consens; mais gare au fiasco, car je n'ai ja-
mais composé de féerie, et du diable si je sais ce que je vais faire!
Schikaneder, lui, connaissait le genre et ne s'y trompait pas. Sa
longue pratique du théâtre lui montrait comment on devait s'y
prendre pour attirer la foule. 11 savait, en directeur intelligent,
qu'avec les goûts, les engouemens du public on ne discute pas, et
se sentait pourvu d'une bonne pièce de la marchandise à la mode
qu'il était allé chercher dans le répertoire littéraire de Wieland, ce
grand magasin de féeries.
Le charmant prince Loulou, un jour qu'il s'est égaré à la chasse
au tigre, arrive au pied d'un vieux château, résidence de la bonne
fée Pèrifirime. Il entre, et soudain, au milieu de jardins enchantés,
se montre à lui la maîtresse du logis, qui lui raconte comme quoi
l'affreux magicien Dilsenghuin lui a dérobé son talisman, une ba-
guette de feu à laquelle obéissent les esprits élémentaires, et dont
une simple étincelle suffit pour évoquer à l'instant mille diablotins
familiers prompts à vous servir. La grande affaire pour la dame
serait donc de rattraper son talisman perdu, lequel ne saurait être
reconquis que par la main d'un jeune homme n'ayant point en-
core ressenti les troubles de l'amour. Il va sans dire que dans le
charmant prince Loulou Pèrifirime tout de suite avise un libéra-
teur, qu'elle se promet bien in pello de récompenser plus tard
en lui accordant sa fille en mariage; mais, hélas! cette aimable
fille elle-même n'est plus au pouvoir de la bonne fée : l'horrible
magicien la lui a prise avec son talisman, et l'infortunée Sidi,
en butte aux obsessions du monstre, ne parvient à se conserver
pure que grâce à certains privilèges particuliers aux êtres surnatu-
rels, et qui perdraient leur action aussitôt que son cœur de jeune
fille parlerait. Pèrifirime donne à son chevalier deux talismans en
prévision des dangers qui vont l'assaillir dans l'entreprise où il
s'engage : une flûte dont les sons magiques éveillent à l'instant
l'amour, et une bague en diamant qui, pareille au fameux anneau
de Gygès, fait qu'on peut, en la retournant de telle ou telle façon,
se transformer ou se rendre invisible à volonté. Le prince Loulou
entre en campagne, et, dès qu'il arrive en vue du donjon du nécro-
mancien, se met à souiller dans l'embouchure de sa llùte. Le con-
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. 415
certo ne tarde pas à produire des miracles : la forêt tout entière
s'ébranle, les lions rugissent en dansant, les cerfs brament des ca-
vatines, les grues vocalisent à pleiu gosier comme de véritables
cantatrices, les éléplians cabriolent dans l'herbe et donnent le la.
Attiré au bruit de la symphonie, l'enchanteur Dilsenghuin arrive en
personne, et, charmé par la présence de cet harmonieux virtuose,
l'invite à pénétrer dans son château. J'oubliais de dire que l'ai-
mable prince Loulou, pour mieux tromper la défiance du magicien,
s'était fait d'avance une de ces belles têtes homériques dont le type
trop efiacé reparaissait naguère avec tant de bonheur dans la Mi-
reille de M. Gounod, mais, hélas! pour ne vivre que l'espace de
quelques soirs. Bientôt, grâce à la puissance de ses accords. Loulou
s'est rendu maître de l'enchanteur et aussi du cœur de la belle Sidi.
Dans une ripaille nocturne, notre chevalier grise le bonhomme, et
tandis qu'il ronfle sous la table, cuvant son vin, lui prend la ba-
guette de feu. Périfirime alors se montre. Le nécroman se déclare
vaincu, demande merci. La fée, pour toute vengeance, se contente
de le changer en coucou, et, trop heureux d'en être quitte à si
bon marché, le vieux drôle s'enfuit à tire d'aile, suivi de son co-
quin de fils, un méchant gnome métamorphosé par la môme occa-
sion en chat-huant. Quant au prince Loulou et à la princesse Sidi,
l'un et l'autre ils n'auront plus qu'à célébrer leurs noces dans ce
fameux palais meublé aux frais dOberon et de Titania, où, parmi
les fontaines jaillissantes et les colonnes d'hyacinthe, se dresse sur
une estrade en mosaïque, et vis-à-vis d'un grand soleil qui fait la
roue, l'autel portatif des génies, surmonté de son aigrette de lyco-
podium.
Telle est fort en abrégé l'histoire racontée par Wieland dans son
Dsrhinnisian, et d'après laquelle Schikaneder composa son poème
de la Zimberflote. Ce qu'il en prit et ce qu'il en laissa, ce qu'il y
ajouta, peu nous importe; mais nous verrons tout à l'heure com-
ment de cette niaiserie grotesque Mozart, par cette faculté créa-
trice presque inconsciente qu'il tenait de Dieu, fit en quelques se-
maines une des œuvres les plus grandioses, les plus magnifiques
qui existent, je ne dirai pas seulement en musique, mais en philo-
sophie. Le beau, lorsqu'il atteint à ces hauteurs, ne saurait plus
être maintenu par la discussion dans les simples limi es d'un art
quelconque. Un pareil idéal, lorsqu'on y arrive, prend des propor-
tions vraiment historiques. Ce n'est plus beau seulement, cela,
comme de la musique, mais c'est beau comme les dialogues de
Platon, comme la Sixtine, comme tout ce qui vous pénètre et vous
inonde du sentiment de l'infini.
« Tieck est un talent de haute condition, disait Goethe, et per-
416 REVUE DES DEUX MONDES.
sonne mieux que moi ne le reconnaît; mais où l'erreur commence,
c'est à vouloir l'élever au-dessus de lui-même et prétendre voir en
lui mon égal. Je le dis et le puis dire, car, après tout, qu'importe?
ce n'est point moi qui me suis fait. Il en serait de même, si je pré-
tendais me comparer à Shakspeare, qui, lui non plus, ne s'est point
fait, et pourtant n'en est pas moins une nature qui m'est supérieure
et qu'il me faut regarder d'en bas et vénérer. » Rapportons à Mozart
la sentence, car nul ne semble plus fait pour qu'on la lui applique,
tant sa manière de créer a quelque chose d'ingénu, d'enfantin, de
divinement transmis, tant cette nature si profondément sensitive
paraît peu se rendre compte des merveilleux trésors dont elle dis-
pose! Voyez cet œil doux et rond à fleur de tête, cette lèvre volup-
tueusement épanouie, ce visage aimable où l'expression manque :
vous diriez un honnête garçon de la bourgeoisie viennoise, modeste,
poli, comme il convient à quelqu'un que les archevêques protègent.
Rien de cette élégance, de cette finesse aristocratique d'un Haphaël,
l'égal, l'ami des Gastiglione, rien non plus de ces ravages volca-
niques imprimés sur le front d'un Beethoven. Raphaël vit en grand
seigneur avec les grands seigneurs de son temps; Beethoven, nourri
de Rousseau, de Plutarque, sent gronder dans son sein contre une
aristocratie dont pourtant il accepte les prévenances toutes les co-
lères de la révolution française. Mozart, en 1781, fut de son époque.
Avec la renaissance, les beaux jours s'en étaient allés de ces fami-
liarités illustres; par contre, ceux de la protestation ne s'étaient pas
encore levés. 11 fallut les indignes traitemens dont l'accablait l'ar-
chevêque de Saltzbourg pour forcer Mozart à quitter la place. Après
Idomi''ii('i', à la veille des Noces de Figaro^ manger à l'ofiice avec la
valetaille et s'entendre appeler drôle et polisson par une éminence,
c'était aussi trop rude épreuve! Et pourtant cette atmosphère aris-
toci'atiriue, qu'il avait respirée au début dans les pnlais de Vienne
et de Versailles, ne devait plus cesser de l'entourer. Ses voyages,
ses goûts le poussaient vers les hautes régions. On comprend d'ail-
leurs tout ce qu'une organisation comme la sienne devait retirer de
ce commerce avec la bonne compagnie, commerce toujours si pro-
fitable au point de vue purement esthétique. Pour se prémunir
contre les inconvéniens qui chez tout autre auraient pu résulter de
ce contact avec un monde frivole et dépravé, Mozart avait l'instinc-
tive pureté de sa nature, son heureuse ironie et celte vigoureuse
santé de lame qui fit qu'à travers les mille orages d'une existence
en définitive assez dissolue, cet homme, resté chaste jusqu'à vingt-
six ans, ne faillit jamais à ses croyances. Il fréquentait l'église,
pratiquait, ce qui ne veut point dire que son œuvre ne s'étende
pas au-delà de l'enseignement de la foi révélée. En pareil cas, ce
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. 417
que pense l'artiste, ce qu'il dit et ce qu'il fait n'est point tout. C'est
à son œuvre qu'il faut s'adresser pour le bien connaître, et l'œuvre
ici respire le sentiment de la plus absolue liberté de l'intelligence
humaine dans la recherche du beau, du vrai, du bien. Né dans la
religion catholique, fils de parens dévots, croyant lui-même (1),
Mozart n'en est pas moins l'homme du xviir siècle, l'être doué
d'une exubérance de vie nerveuse, et qui, refoulé en soi parle for-
malisme d'une société qui le tient à distance, s'il n'est le plus grand
des musiciens, sera fatalement Werther. Pas plus que Shakspeare
et que Goethe, Mozart ne s'est donc fait. Moins encore que l'auteur
A^Ilamlel et l'auteur de Faust, l'auteur de Don Juan et de la Flûte
enchaulcc ne doit porter la responsabilité de son génie'. S'il fut si
grand, pardonnons-le-lui, car il ne savait pas ce qu'il faisait. Ce
ne fut pas sa faute, mais celle de son pays, de son époque, dont il
fut l'âme la plus sensible et partant la plus musicale.
Qu'on imagine ce qu'une nature ainsi douée devait produire en
musique dans un temps où la sensibilitî' règne partout, dans la phi-
losophie, dans la politique, et tellement abuse de l'heure présente
que l'avenir, écœuré, n'en voulant plus, raiera le mot de ses ta-
blettes. Mozart même en tel milieu n'eut pas d'égal. Son être tout
entier n'est que sensitivité, à ce point que les facultés d'observation,
d'entendement, d'imngination, sembleiaient, chez lui, n'e.xister uni-
quement que pour donner à la chose ressentie la forme et l'expres-
sion d'une œuvre d'art. L'émotion le gagnait au moindre prétexte,
sa propre musi pie tirait des larmes de ses yeux. Aimer, se croire
aimé, était son besoin, sa passion. Dès l'enfance, sa tendresse en-
vers son père éclate en traits touchans. « Après le bon Dieu, disait-
il, tout de suite, dans mon cœur, vient papa. » Et chaque soir on
le voyait approcher son escabeau du fauteuil de famille, et, se dres-
sant sur la pointe de ses petits pieds, baiser au bout du nez le
digne homme avant d'aller se mettre au lit. Un ami de la nuiison,
Schlachtner, rassemblant ses souvenirs, écrit à la sœur de Mozart
après la mort du frère : « Un dimanche, comme nous sortions de
l'office, votre brave père m'emmena chez vous. Wolfgnng avait alors
quatre ans. iNous le trouvâmes occupe à grilïbnner avec une plume
sur du papier. — Que fais-tu là? lui dit votre père. — Un concerto
pour clavecin, répondit l'enfant; la première partie sera achevée
(I) Étant à Leipzig en 1789, il s'exprimait encore avec ravissement sur les ('-motions
religi 'lises de sa jeunesse, « émotions dont aucun protestant ne saurait se Caire une
idée. On eût dit les l)aisers du ciel qui descendaient sur moi dans et! pieux recueille-
ment du dim:uiclie. Les sons d 'S cl.iclies m'enivraient, une prière me donnait l'extase;
puis c était un irrésistible besoin de me répandre par les bois, de voir h. traveis mille
larmes brûlantes tout un nunJe qui me souriait. »
TOME LVI. — 18G5. 27
A18 REVUE DES DEUX MONDES.
tout à l'heure. — Voyons... — Mais puisque je te dis que ce n'est
pas encore terminé! — Voyons toujours; ce doit être du propre! —
Votre père prit le cahier et me le montra. Je n'aperçus d'abord qu'un
ramassis de notes jetées à la diable sur une page toute maculée de
taches d'encre. Le petit garnement plongeait sans y faire attention
sa plume jusqu'au fond de l'écritoire, et chaque fois qu'un gros
pâté en tombait, l'essuyait du plat de sa main, continuant d'écrire
sans s'interrompre. Nous commençâmes par rire tous les deux du
beau galimatias. Cependant tout à coup votre père s'arrêta et de-
vint grave. Il lisait, se rendait compte de ces notes, de cette com-
position, car c'en était une, et bientôt je le vis s'émouvoir et fondre
en larmes. »
Ces deux bourgeois qui sortent de l'office dans leurs habits du
dimanche, ce bambin de quatre ans qui, l'auréole du génie au
front, travaille et compose à l'âge où ses pareils épèlent à peine
l'alphabet, cette révélation, ce pathétique, ne dirait-on pas une
légende? La vie de Mozart est pleine d'histoires de ce genre. Parler
de vocation cette fois serait trop peu. A chaque instant, la prédes-
tination se manifeste; peinte avec le naïf mysticisme qu'elle com-
porte, l'anecdote que raconte cette lettre aurait le charme d'une
enluminure du moyen âge. Et combien d'autres viendraient à la
suite dans l'illustration de cette biographie, qui, du commence-
ment à la fin, je le répète, n'est qu'un doux, tendre et sublime
martyrologe !
I.
Schikaneder travaillait à sa pièce avec enthousiasme, distribuant
les scènes, les morceaux, combinant les situations, et au besoin,
pour aller plus vite, donnant à éciire le dialogue au souffleur de
son théâtre. Acteur lui-même assez goûté du public, possédant, à
défaut de voix, un certain accent bouiïe, il voulait être de la fête,
et se ménageait con amore le rôle de Papageno, espèce de jeune
faune engagé à la suite d'un prince aventureux. Dû reste, le plus
clair de linvention du librettiste en cette affaire fut de vêtir d'un
costume de plumes d'oiseaux le fameux Ka«perl de la farce vien-
noise, une manière de Pierrot naïf, gourmand et libertin. Pour ce
personnage, destiné à compléter par le côté physique, sensuel, la
nature idéale du demi-dieu Tamino, Schikaneder, qui se mêlait de
tout, môme de musique en présence de Mozart, se composa sur ses
propres vers plusieurs mélodies ad uswn delphini, et Mozart, de
ces embryons, lit des merveilles. On était au printemps. Mozart,
pour jouir de la belle nature et se soustraire aux tribulations d'un
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. hiQ
intérieur travaillé par la gêne, vint chercher un refuge chez son
collaborateur. C'est dans le pavillon d'un jardin attenant à la mai-
son où logeait Schikaneder, aux environs de son théâtre, que l'im-
mortel chef-d'œuvre vit le jour. Gai compagnon et buveur éprouvé,
l'hôte anacréoniique du grand musicien organisa son programme
de manière qu'aux heures de composition succédassent les plai-
sirs. 11 y a temps pour tout dans une existence bien ordonnée, et
quand on avait satisfait aux droits souverains de la muse, Vénus
et Liœus pouvaient venir. Les plus jolies filles de la troupe accou-
raient la nuit aux rendez-vous; on fêtait la beauté et les vieux vins
du Rhin et de Hongrie. Boire, manger, rire, chanter, faire l'amour,
c'était l'histoire de tout Viennois à cette époque. Qu'on se figure un
paganisme aimable, bon enfant, un naturalisme candidement éhonté,
pratiquant ses petits dévergondages sans avoir l'air de s'en douter,
et par la naïveté de son impudence déconcertant tout rigorisme; le
péché avant la découverte de l'arbre de la connaissance du bien et
du mal : Papageno, Papagena, deux types des mœurs viennoises
du bon vieux temps! En ce sens, la Flûte enchantée abonde en
énigmes qui deviennent les choses les plus claires du monde pour
peu qu'on se représente ce passé. J'ai parlé des deux rôles comi-
ques, mais les autres, — Tamino, Pamina, Sarastro, tous ces prêtres
d'Isis et d'Osiris, — par leur dogmatisme plein d'épouvantes sa-
crées, leurs épreuves terribles qui n'excluent ni la tolérance philo-
sophique ni les doux préceptes d'une morale facile et tout humaine,
ne sont-ils pas aussi des Viennois?
Comme toutes les natures nerveuses, Mozart avait besoin de dis-
tractions. Resté seul après son travail, la mélancolie l'envahissait: il
lui fallait voir du monde, s'oublier. De tels hommes, de tels génies,
ne sauraient être jugés selon les lois ordinaires. Voici par exemple
une œuvre sublime, idéale, marquée en quelques-unes de ses par-
ties d'un caractère presque divin , et cette merveille a été conçue,
écrite au milieu des plaisirs, des bombances! Fiesole allait à ses
pinceaux, à sa palette, comme il aurait pris une harpe pour chanter
un psaume; mais fra Angelico était un Italien du xv'' siècle, et Mo-
zart, enfant de Saltzbourg, vivait à Vienne en 1791. Et ni ses appé-
tits sensuels, ni ses égaremens ne l'ont empêché d'être, lui aussi,
le frère des anges. Combien de motifs cette fois pour expliquer la
contradiction, l'excuser! Sait-on ce qu'un artiste moderne dépense
de forces physiques dans sa composition? Qui dit poète, musicien,
ne dit pas seulement philosophe. Autre chose est de vivre comme-
un Kant, un Maine de Diran, à l'état raisonnant, spéculatif; autre
chose est de vivre à l'élat scnsitif, de ciéer. Les forces physiques,
j'en demande bien pardon aux purs esprits, veulent être réparées;
i!20 REVUE DES DEUX MONDES.
il faut que dans les intervalles du travail la machine se ravitaille,
et sauvent l'action de ces moyens de renouvellement sur un orga-
nisme dont tous les ressorts sont en mouvement ne s'exerce elle-
même que pour provoquer à d'autres dépenses. Mozart mangeait
beaucoup, buvait plus qu'il ne convient à un homme raisonnable,
et quant aux femmes, il ne se lassait pas de les aimer toutes à la fois
comme son don Juan. Le goût, je l'ai dit, lui en était venu tard.
Son premier attachement, très profond, très honnête, le sauve-
garda jusqu'à vingt-six ans contre les désordres des sens. On con-
naît l'histjire. Aloysia Weber était la fille d'un pauvre copiste du
théâtre de Manheim. Elle avait quinze ans, de la beauté, des
charmes, une voix de sirène. Mozart venait de quitter son arche-
vêque de Saltzbourg (1777), et, cherchant un emploi, parcourait
l'Allemagne avec sa mère. A Munich, l'électeur l'avait éconduit
dans les meilleurs termes : « Je ne dis point non, ne refuse rien;
mais c'est trop tôt. Qu'il voyage en Italie, devienne célèbre, et
alors on verra! » A la cour de Manheim, même eau bénite. On raffo-
lait de son talent, de son jeu, on s'intéressait grandement à sa per-
sonne; mais ce beau zèle n'allait point jusqu'à faire qu'on lui donnât
la moindre place dans l'orchestre, ou mieux encore qu'on le char-
geât du soin d'écrire un opéra, ce qu'il ambitionnait par-dessus
tout. En attendant, la gêne continuait, et le père, resté à Saltz-
bourg, apprenant par lettres ses mécomptes, se demandait triste-
ment, après tant de pérégrinations inutiles, de démarches avor-
tées, si jamais cet enfant prodige finirait par devenir un homme
capable de gagner sa vie. Hélas! l'excellent père, de quel surcroît
de préoccupations n'était-il pas menacé! Mozart, pour ses travaux,
fréquentait la maison du copiste de Manheim. Il vit Aloysia, s'en
éprit; bientôt les deux jeunes gens s'aimèrent de toute la force de
deux cœurs qui battent pour la première fois. Mozart avait vingt ans.
Les lettres qu'il écrit à son père sur ce sujet sont bien ce qu'on peut
lire de plus charmant. Il s'efforce de ne rien trahir du secret de son
amour, afiecte de ne parler que de la belle voix de la jeune fille, de
i'état précaire des parens et de l'indispensable utilité de sa pré-
sence parmi eux, donnant à entendre qu'un voyage en Italie avec
cette famille Weber serait peut-être ce qu'il y aurait de plus profi-
table tant pour le perfectionnement de son propi'e génie que pour
les avantages d'argent qui ne manqueraient pas d'en résulter grâce
aux concerts. Il jase, raisonne, argumente, et, dans la course vaga-
bonde où sa plume s'abandonne, n'a pas l'air de se douter que sous
chacune de ses réticences un aveu timide se dérobe.
Le père, lui, ne s'y trompe point. — Discrètement il écarte les
feuilles, voit le serpent, souflle dessus froidement, et, sans le tuer,
MOZART Eï LA FLUTE ENCHANTEE. Zi21
le conjure. Critiquer le voyage en Italie, appuyer sur l'objeciion
d'un ton doux et ferme, mais qui n'admet pas de réplique, fut
l'habile manœuvre du moment. Le fils voulut répondre : on resta
sourd. Il fallut comprendre à demi-mot, obéir. Les amoureux se
séparèrent après mille sermens échangés. Mozart aimait. L'ima-
gination, les sens, n'étaient point seuls en jeu chez le jeune ar-
tiste; son cœur, plein de tendresse, de foi profonde, avait tressailli.
Aloysia, de son côté, versa bien des larmes: mais sa peine, quoique
sincère, dura moins. L'année ne s'était pas écoulée, que Mozart,
la retrouvant à Munich, s'apercevait d'une complète évolution.
« Fragilité, ton nom est femme! » a dit le poète. La fragilité, ce
jour-là, s'appelait Aloysia. Ils se revirent à Vienne; la jeune fille,
dans l'intervalle, s'était mariée avec un comédien nommé Lange,
et déjà perçait son talent avec sa réputation de cantatrice. Mozart,
attiré par les souvenirs de xManheim, hantait la maison. Qu'y cher-
chait-il? Son pauvre cœur, dont l'aînée des deux filles n'avait point
voulu, et que l'autre, la cadette, guettait pour le saisir au passage.
Cette sœur cadette, bonne, fidèle, dévouée, fut sa Constance, celle
pour laquelle il écrivit, dans l'Enlcvcment, le fameux air de Bel-
monte, tout palpitant de ses ardeurs récentes. « C'est l'air favori
de tous ceux qui l'entendent, » mande-t-il à son père en oubliant
avec l'adorable candeur du jeune âge qu'il reprend au sujet de sa
nouvelle maîtresse la litanie chantée jadis à propos d'Aloysia. « On y
saisit le tendre émoi, les irrésolutions, et jusqu'aux moindres bat-
temens d'un cœur sensible, jusqu'à la plénitude du bonheur, expri-
mée par un crescendo ^ jusqu'aux soupirs, aux doux aveux, dont
les violons en sourdine et la flûte rendent le bruit et le mystère. »
Le père, à son tour, reprit le vieux thème d'opposition : épouser la
fille d'un copiste, c'était déchoir. Et puis quel avenir! point d'ar-
gent, nulle chance d'en gagner! La perspective en effet n'était pas
brillante. Ils se marièrent nonobstant, et se mirent en ménage
avec 50 florins... de dettes. Pauvre Constance! c'est elle qu'il faut
plaindre, admirer, elle la compagne des mauvais jours, la confi-
dente de tant de défaillances, de misères, l'honnête, simple, coura-
geuse gardienne de ce foyer domestique tracassé, bouleversé. Ce
que c'était que la modération, Mozart ne le sut jamais. Apre au
plaisir comme au travail, il passait sa vie hors de chez lui, hantant
les tripots et les salles de billard, courant les tavernes, les bals pu-
blics, déguisé en pierrot, et donnant à la composition les restes
d'une nuit de fredaines. Entre les dépenses qui devaient résulter
d'une pareille conduite et les revenus de la maison il n'y avait au-
cune espèce de balance. L'argent qu'il retirait du théâtre, des con-
certs, les sommes que ses éiliteurs lui founjissaient, et jusqu'à sa
/l22 REVUE DES DEUX MONDES.
pension de l'empereur, tout y passait. La pauvre Constance avait
beau redoubler d'économie : elle n'arrivait pas, comme on dit, à
joindre les deux bouts.
Et plut à Dieu qu'elle n'eût pas eu, l'infortunée, d'autres sujets
de peine! Constance était la fille d'un musicien, elle avait du sang
d'artiste dans les veines, et savait d'instinct comment on s'y prend
pour s'arranger de la misère; mais comme si ce n'était point assez
du manque d'argent, la malheureuse avait encore à faire, face aux
découragemens de son mari, lorsque celui-ci, en proie à ces mornes
et terribles réactions qu'amènent les lendemains d'ivresse, passait
ensuite des jours entiers à gronder, à se plaindre, sombre, attéré,
querelleur, et n'interrompant sa taquinerie que pour se renfrogner
comme un hibou dans un coin. Alors se montraient le courage,
le dévouement de cette aimable femme. A force de petits soins, de
bonne humeur, elle le ramenait, gagnait un jour ou deux pendant
lesquels son cher libertin se reprenait 'à la vie de famille. L'heure
venue, Constance mettait la nappe, on soupait ensemble tête à tète,
et Wolfgang, émerveillé de la bonne chère qu'on faisait chez lui
(hélas ! pauvre grand homme, il ignorait à quel prix, et que sa femme
avait dans la matinée engagé son dernier bijou), Wolfgang jurait ses
grands dieux de rompre à tout jamais avec cette vie de désordre,
sermens de joueur et de buveur oubliés le lendemain! 11 l'aimait
pourtant, lui, et se serait fait tuer pour elle, et malgré cela combien
de torts, de félonies, de vilaines escapades! On voudrait n'avoir à
parler que de ces élans du cœur, de ces aspirations que la fièvre du
génie rend excusables; mais nous n'en sommes plus aux Béatrice, aux
Léonore : avec Aloysia, l'idéal avait jeté sa (lamme, et ce qui restait
en lui du feu divin, il le gardait pour ses chefs-d'œuvre. L'amour
des sens passionnait seul, en dehors de la composition, cette nature
dévorée et dévorante. « Raphaël, disait l'abbé Da Ponte, l'ange Ra-
phaël, mort jadis à trente-sept ans, revit aujourd'hui parmi nous, et
s'appelle Mozart. » Qui n'a présent devant les yeux le portrait de la
Fornarina, image splendide et fata'e d'un modèle également mar-
qué du double signe de la beauté et de la fatalité? Rarement on a
peint quelque chose d'aussi merveilleux que ce bras mollement ar-
rondi sur la poitrine, et ces yeux, vit-on jamais rien de plus volup-
tueusement ombré, de plus doux, de plus charnellement diabolique?
Sirène, femme, ondine, on sent que c'est la perdition. Maintenant
de cette Fornarina rapprochez par la pensée ce portrait de la ga-
lerie Borghèse où le jeune Raphaël s'est représenté lui-même, le re-
gard embrasé de flamme sombre, la lèvre humide, émue, comme
pour appeler la jouissance. Pauvre enfant, vous écrierez-vous, qui,
tandis qu'il éclaire le monde, va soi-même se consumant! Elle ce-
MOZART ET LA. FLUTE ENCHANTEE. Zi2S
pendant éclate de santé, d'embonpoint; lui n'est que pâleur, désir,
souffrance : vous diriez une substance éthérée, une âme reproduite
par la magie du pinceau le plus fin, le plus délicat. Elle, c'est le
corps, c'est la forme, dans sa triomphante harmonie, la contadine
superbe, impassible, fatale, qui se laisse aimer comme elle se laisse
peindre, parce qu'elle est belle. Ainsi je me représente le mélanco-
lique, l'ardent et mystique Mozart jeté par son libertinage en proie
à toutes ces sirènes, moitié allemandes et moitié slaves, du gouffre
viennois. Mystique et libertin, âme croyante, esprit sceptique et
sens débauchés, l'exemple s'est vu trop souvent pour qu'on s'en
émerveille! Et si j'aborde. franchement chez Mozart ce chapiti-e des
humaines inconséquences, ce n'est point que je veuille me donner
le triste plaisir de montrer dans un homme d'un tel génie les mi-
sères qui dégradent notre espèce, mais bien plutôt pour tâcher
d'excuser l'immortel artiste à l'endroit de ses travers, qui furent
surtout de son temps et de son pays, car si nous admettons que cer-
taines conditions historiques et climatériques agirent beaucoup sur
son génie, pourquoi nous refuserions-nous à reconnaître la part que
ces mêmes conditions peuvent avoir eue dans sa conduite?
II.
Il y a quelques mois, je traversais Saltzbourg allant à Ischl. Une
journée que je passai là en promeneur, en dilettante, hi'en apprit
plus que bien des livres. Pas plus que la nature, ces quartiers et
ces monumens n'ont changé; tout y est comme Mozart l'a vu au
temps des grandes existences épiscopales. Plus de vingt églises ou
chapelles dans cette petite ville, et des tours, des coupoles, des
flèches! vous diriez une forêt. Le marbre abonde, le cuivre aussi,
et sur toutes ces cimes globes et croix étincellent au soleil; puis
ce sont de riches hôtels, des maisons qu'on prendrait pour des
palais, des places qu'égaie une architecture du midi. Quand du
haut du Capuziiierbcrg votre œil embrasse cet ensemble à la fois
riant et superbe, vous vous croiriez déjà en Italie. Et combien
l'impression va devenir plus grande, plus profonde, si du dehors
vous pénétrez au dedans, si vous voyez s'ouvrir devant vous la ca-
thédrale, les Franciscains, Saint-Pierre, si dans ces chœurs, sous
ces dômes, le culte cathorupie célèbre pontificalement ses mys-
tères, si le long de ces colonnes, de ces murs enluminés de fres-
ques, se déroule l'immense procession avec l'or de ses mitres, de
ses crosses, de ses chasubles, la flamme de ses cierges, la fumée de
ses encensoirs, le tonnerre de ses orgues! Tel fut le spectacle dont
Il2h REVUE DES DEUX MONDES.
les pompes agirent sur l'imagination de Mozart bambin. J'ai dit
spectacle, c'était bien autre chose en vérité pour cet enfant qui ve-
nait Là chercher son Dieu et le trouvait. Le doute, qui le lui eût ap-
pris? Quelle atteinte funeste aurait pu recevoir aux mains d'un père
plein de foi cette âme croyante et pieuse? Longtemps après son ma-
riage, il allait encore à la messe, et si le désaccord se fit, s'il vécut
et créa en dehors du cercle d'une religion dont le sentiment ne l'a-
bandonna jamais, il faut bien reconnaître en ce point l'influence
sur son organisation très féminine du climat méridional dans lequel
il était né. Voj^ez cette population : quel air de santé, de bien-être!
Quelles bonnes figures respirant la joie d'être au monde! Comme
on s'aperçoit tout de suite que ces braves gens s'occupent peu de
métaphysique! L'Italie, par-delà les Alpes tyroliennes, leur envoie
ses tiédeurs, ses baisers. Des vérités éternelles, ils croient honnête-
ment ce que la i-eligion leur en enseigne, préférant d'ailleurs toute
espèce de contingent à l'absolu. Ils ont la foi du charbonnier, ne
leur en demandez pas davantage, car plutôt que de discuter ils se-
raient capables de vous répondre comme ce Chinois à un mission-
naire : (( J'ai tant d'affaires dans ce monde que je ne sais où don-
ner de la tète; comment diable voulez-vous que je trouve le temps
de m'occuper de ce qui se passe dans l'autre! » Jouir des biens de
cette existence terrestre, toute leur préoccupation se borne là, et
encore ne peut-on appeler préoccupation ce qui, chez eux, n'est
qu'élan naturel, instinct pur et simple. Les femmes, les jeunes
filles ont cette expression sensuelle, ce charme du regard, de la
bouche, auquel l'homme du nord aurait tort de se laisser prendre,
car l'honnêteté, en somme, n'y perd rien. On veut bien vivre, en-
tendre de la musique, aimer, et le reste, mais sans préjudice porté
aux premières croyances, sans démérite ni scandale. Voilà le sang
dont était Mozart, la chair dont il fut pétri. Né à Saltzbourg, il y
vécut la plus grande partie de sa vie jusqu'à vingt-six ans, pour
aller ensuite habiter Vienne, c'est-à-dire un Saltzbourg en grand.
Cependant le poème de /// F!ûfe cnrluintée était complètement
terminé. Schikaneder, faisant droit aux réclamations du musicien,
avait dix f )is modifié, remanié sa pièce. Mozart débordait d'inspi-
ration. 11 travaillait toute la matinée, dînait à midi avec son direc-
teur et quelque jolie pi'incesse de théâtre, la Reisinger par exem-
ple, qu'il destinait au rôle de Papagena; puis, après une première
étape, et quand on avait bu déjà et ri plus que suffij^animent, les
femmes se levaient comme en Angleterre, et le maître, continuant
à se griser, entamait avec son librettiste la question des airs et des
duos. Scliikaueder devait JDuer Papageno, et Mozart lui soumet-
tait à mesure chaque morceau du personnage.
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. Û25
— Qae penses-tu de ce duo? lui dit-il un jour en s'asseyant au
clavecin avant de se mettre à table.
— Hum! répondit Schikaneder, je n'en ai pas grande idée.
Beau, si tu veux, mais trop savant, beaucoup trop savant !
Mozart déchire la page et n'ajoute mot. Tout à coup, au milieu
du dîner, il se lève, court à la chambre voisine, et presque aussitôt
revient avec une nouvelle esquisse. Schikaneder prend, regarde,
et toujours mangeant et buvant :
— Même défaut! répète-t-il, trop d'art, de recherche! Tâche
donc de faire plus simple, plus populaire! Tiens, comme qui dirait
ce que je chante!
Et, la bouche pleine, il fredonna quelque pont-neuf viennois.
— Bravo! j'ai ton affaire! s'écrie Mozart, qui de nouveau s'es-
crime et touche juste cette fois.
Mozart achevait le finale de son premier acte (1), lorsqu'il apprit
qu'une scène rivale se préparait à donner un opéra sur le même su-
jet. Cela était intitulé le Cistre encliniilê, et fut représenté le 6 juin
1791 au théâtre de Leopoldstadt, qui faisait à l'entreprise de Schi-
kaneder une désolante concurrence. La musique était de Wenzel
Millier, l'auteur populaire du Moulin du diable. Vienne raffolait
alors de ces féeries où, dans le miroir grotesque de la caricature,
défilaient et se heurtaient pêle-mêle toutes les idées à la mode,
chevalerie, sorcellerie. Qu'on se figure ces parodies à grand spec-
tacle auxquelles nous assistons aujourd'hui, mais avec la pointe
voulue d'idéal et de romantisme, avec cette nuance d'ironie qui fait
que par instans vous ne savez plus trop s'il faut prendre la chose
au plaisant ou au sérieux, tant à ces pantalonades vient se mêler
de poésie vraie, d'humaine observation! Je ne dirai pas: « C'est
du caviar pour les basses classes! » c'est du Shakspeare. Et puis
quelle différence entre les deux musiques! Ici nous acceptons,
vaille que vaille, la ritournelle qu'on nous débite, des refrains de
tabagie, de honteux motifs puant encore l'obscénité des paroles
que ces coq-à-l'âne remplacent! Là-bas, c'étaient les émanations,
à travers les siècles, du génie musical d'une race originellement
(1) Il va sans dire qu'en toute discussion générale je ne saurais avoir en vue que
l'œuvre allemandi*, la distribution, les personnages, le texte, l'esprit, les décnrs même
et les costumes traditionnels. La récente version française, quoique pavée de bonnes
intentions, est encore trop reprocliable. Je parlerai plus loin des caractèies travestis,
des sens faussés; mais comment ne pas regretter tout de suite cet arbitraire introduit
dans Tordre thématique de la partition? Pourquoi faire quatre actes morcelés, fragmen-
taires, de ces deux actes larges, nourris, puissaiis, pleins de contrastes dans leur sy-
métrie admirable? Qui ne prévoit ce qu'à cet aménagement l'architecturale beauté de
Tœuvre devait perdre?
li^Ô REVUE DES DEUX MONDES.
douée, la Heur des Alpes et des Karpathes, des lieder ramassés à
poignées dans le champ national par des hommes ayant, comme
Dittersdorf, Wenzel Millier, un tel art d'appropriation qu'on se de-
mande aujourd'hui si ce sont eux qui ont emprunté cette musique
à la tradition populaire, ou si ce n'est point plutôt la tradition qui
la leur a prise; un véritable orchestre de kermesse, des chansons
qui jaillissent du cœur, des valses à tout entraîner, des ballades
tantôt d'un comique ébouriffant, à la Falstaff, tantôt naïvement rê-
veuses, tantôt empreintes des terreurs du surnaturel. On pressent
à la fois Schubert et Weber : le premier un peu prosaïque , un peu
bourgeois, comprenant davantage l'eau qui fait aller le moulin, le
courant leste et clair où voyage la truite entre deux rives de gazon
émaillé; l'autre, plus entraîné vers le merveilleux, plus roman-
tique, et préférant au ruisseau de la belle mcunicre la grotte de
cristal des ondines et des nixes.
Si jamais vous visitez Vienne, ne manquez pas d'aller voir à Leo-
poldstadt/e Moulin du diable. L'ouvrage ne se joue plus guère que
de loin en loin, et pour l'ébattement du populaire et des enfans, ce
qui n'empêche pas les gens distingués et raisonnables d'y trouver
leur plaisir par occasion. Ce Moulin du diable, avec ses chevaliers
bardés d'armures retentissantes, ses troubadours élégiaques, son
coquin de meunier, qui par manière de passe-temps a tué sa femme,
— avec ses sacs de blé qui se trémoussent, son Kasperl pantagrué-
lique, qui au dénoûment s'envole en l'air à cheval sur son baudet,
— ce Moulin du diable fait un spectacle des plus divertissans. Mu-
sicien ambulant, violoneux de tréteaux, moins artiste que rapsode,
mais dans sa trivialité d'une veine intarissable, car elle se renou-
velle aux sources vives, Wenzel Millier a composé de la sorte plus
de cent féeries où passe par momens je ne sais quel souffle roman-
tique. Vous diriez alors du Shakspeare traduit en allemand des fau-
bourgs de Vienne. Le bonhomme composait du reste dans toute la
simplicité de son âme; il écoutait, se souvenait, content de trans-
crire et d'arranger pour le plaisir des autres ces trouvailles qui lui
plaisaient. Il secouait sa large manche, et les notes par milliers en
tombaient : féeries, impromptus, Wienerposscn. Sur le tard, la re-
nommée de Mozart l'importuna; toujours simple et naïf, il ne se
l'expliquait pas. « Gomment se peut-il faiie, disait-il, que le monde
tienne en pareille estime un homme qui, après tout, n'a jamais com-
posé que sept ouvrages, tandis que moi j'ai écrit plus de deux cents
opéras, sans compter des monceaux de musique religieuse? »
En attendant, cette productivité, dont Tavenir devait si médiocre-
ment savoir gré à Wenzel Muller, ne laissait pas que d'être pour
Mozart une cause grave de découragement. Le Cistre enchanté fut
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. 427
donc donné àLeopoldstadt, et tout Vienne aussitôt d'accourir battre
des mains aux décors neufs, aux mille trucs de la mise en scène,
aux incomparables lazzis d'un certain bouffon nommé Laroche, es-
pèce de Debureau parlant et chantant, dans la peau duquel sem-
blait s'être incarné le Pierrot local. Cent vingt-cinq représenta-
tions constatèrent urbi et orbi l'immense valeur du chef-d'œuvre,
dont pas un grain de poussière ne subsiste désormais. Volontiers
Mozart eût renoncé à la partie; Schikaneder tint bon. Compre-
nant qu'un théâtre comme le sien, qui, dans les hiérarchies de
l'époque, pouvait avoir l'importance que nous attribuons par exem-
ple à telle petite scène du boulevard, comprenant qu'un pareil
théâtre ne pouvait entrer en lutte ouverte avec Leopoldstadt, il
chercha quelque combinaison nouvelle qui lui permît de donner à
sa pièce un intérêt autre que celui des changemens à vue et du
spectacle. La féerie toutefois fut maintenue à cause de l'engoue-
ment du quart d'heure. iNéanmoins se borner à travestir les per-
sonnages, à modifier les situations, les accessoires, ce n'était point
assez. Suffirait-il pour donner à la vogue une impulsion dérivative
de faire du Kasperl de la farce viennoise un oiseleur tout de plumes
habillé, de changer en flûte le basson grotesque si applaudi chez
le voisin, de métamorphoser le tigre du texte originel en un ser-
pent qu'on fixerait en manière de queue aux chausses du prince Ta-
raino, lequel, ô sainte naïveté de l'art à son enfance! en ayant l'air
de se sauver, traînerait après lui le monstre attaché à ses pas? Rai-
sonnablement, tout cela serait-il de nature à passionner les mul-
titudes? L'honnête Schikaneder en doutait. Il aurait pu se deman-
der si d'aventure le collaborateur auquel il avait instinctivement fait
appel, et qui se nommait Mozart, n'accomplirait point à ce propos
quelque miracle; mais on ne s'avise jamais de tout. Et d'ailleurs,
alors comme de nos jours, il demeurait bien entendu qu'en ma-
tière d'opéra la question de la pièce devait passer avant celle de
la musique. M. Auber, avec cette ironie qu'on lui connaît, a dit :
« Pour bien réussir, il faudrait qu'un opéra pût être donné le pre-
mier soir sans la musique; on jouerait d'abord la pièce purement
et simplement, puis le surlendemain on y glisserait quelques mor-
ceaux, et peu à peu, le public s'acclimatant ainsi, on arriverait
vers la quinzième représentation à supporter toute la partition. »
A Vienne, et du temps de Mozart, les choses déjà se passaient de
la sorte. Schikaneder, malgré tant de belles paroles pour vaincre
les résistances de son collaborateur, sentait qu'en cette affaire les
responsabilités pesaient toutes sur son poème, et que la musique,
quoi que fît Mozart, ne viendrait jamais dans le succès qu'en se-
ii28 REVUE DES DEUX MONDES.
conde ligne. Aussi, comme il travaillait cet inventeur, comme
il se creusait la cervelle à chercher l'idée attractive, argenicusel
Tant d'ellorts eurent leur récompense, et comme ces adeptes qui,
cherchant la pierre philosophale, préparèrent la chimie moderne,
cet entrepreneur aux abois, qui ne pensait qu'au moyen de gagner
des écus, mit la main sur une idée que la musique allait élever au
rang des chefs-d'œuvre. Je veux parler de cette introduction de
l'élément maçonnique à laquelle Schikaneder, croyant répondre à
certaines préoccupations sociales et politiques du moment, eut re-
cours en désespoir de cause.
L'époque était à la philanthropie; les idées d'avenir, de réforme,
d'amour de l'humanité, empruntaient au passé certaines pratiques
mystérieuses faites pour amuser, pour endormir cette société fri-
vole qui, à ses bals de cour, à ses chasses, à ses concerts de cas-
trats, trouvait plaisant d'entremêler le surnaturel, ne se doutant
pas du sens fatal caché sous cet appareil de mesmérisnie et de sor-
cellerie, ni des formules, des signes cabalistiques mis en œuvre pour
rallier entre eux dans une révolutionnaire connivence tous ces di-
seurs de bonne aventure, apôtres et tireurs de cartes. La figure de
Gagliostro restera comme celle d'un représentant très curieux de ce
mysticisme relevé d'ironie où tous les esprits du siècle se laissèrent
prendre. Schikaneder ravaudant le tissu grotesque de sa pièce, re-
maniant ses personnages l'un après l'autre, se retrouvait en pré-
sence de Sarastro, le tyran de son mélodrame, lorsque tout à coup
l'idée lui vint de faire de ce tyran, de ce monstre, un grand prêtre
de la sagesse, un ami de l'humanité, idée merveilleuse à laquelle
l'antique Egypte allait incontinent prêter ses temples, le culte
d'Isis ses collèges de prêtres, de sorte que, sans mettre l'ordre
maçonnique en collision avec les pouvoirs politiques, sans risque
d'encourir les censures et les interdits des partis réactionnaires, on
aurait pour soi l'immense attraction de l'idée partout dominante.
« Bientôt la sombre erreur sera dissipée, bientôt l'esprit de sagesse
triomphera! » ainsi du commencement à la fin s'exprime par la
bouche de ses initiés, de ses génies, de ses demi-dieux, cet ouvrage
étrange, singulier, qui, d'abord conçu dans les proportions d'une
féerie de tréteaux, devait, grâce à l'un de ces hasards qui président
aux grandes créations, devenir le chef-d'œuvre le plus idéal, le
plus pur de Mozart. Qu'on ose en ce cas médire des petites causes!
L'homme qui suscite une partition telle que la Fiùle enchantée rend
un service impérissable à l'humanité, et mérite que tous ceux que
l'art passionne et moialise bénissent son nom à travers les siècles.
Goethe, qui s'y connaissait quelque peu, a écrit : « 11 faut, pour
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. A?.&
apprécier la valeur de tels ouvrages, plus d'intelligence et de talent
que pour s'en égayer (1). »
Comme l'auteur de Werther et de Ftnif^t, comme Lessing, Herder,
Wieland, comme cette multitude d'esprits auxquels les institutions
du passé ne suffisaient plus, et qui, dans l'honnêteté de leurs con-
sciences, auraient voulu voir les circonstances répondre à l'idéal
qu'ils avaient en eux, Mozart était franc-maçon. Ces rêves de fra-
ternité, de bonheur universel,- parlaient à sa belle âme, à sa nature
métaphysique moins raisonnante que sensitive, et qui, toute rem-
plie d'aspirations inassouvies, trouvait son bonheur à vivre en com-
munauté de desseins, de tendances, avec un cercle d'esprits culti-
(I) Le poème de la Flûte enchantée préoccupa Goethe assez longtemps. II découvrit là
du premier coup d'œil tout ce que Mozart y avait mis, et voulut à son tour interpréter le
sens de la musique, comme la musique avait interprété l'idée du poème. Ce fut assez pour
lui faire écrire, k lui, le futur auteur de la seconde partie de Faust, une seconde partie
de la Flûle enchantée. Quand on trouvé ce fragment singulier dans les œuvres complètes,
on commence par ne pas comprendre. Est-ce une moquerie à Tadresse du public et du
compositeur? Non, mais tout simplement une faiblesse. Goethe prend très au sérieux
sa besogne. J'ai dans les mains la copie d'une lettre inédite, je crois, en tout cas très
peu connue, dans laquelle, en librettiste bénévole cette fois, et non point contraint et
forcé, comme cela ne devait que trop se voir plus tard, il offre imperturbablement sa
bagatelle à l'auteur d'un opéra à'Oberon, ce Paul Wranitzki dont j'ai parlé plus haut.
« Vous verrez, en prenant connaissance du texte que je vous envoie, quel parti on eu
peut tirer pour un opéra. Veuillez bientôt me faire savoir si la direction agrée mon
programme, afin que je me remette k l'œuvre et le termine. Je snrais, quant à moi,
charmé d'entrer en relations avec un homme de votre talent. J'ai tâché, comme vous
le verrez, d'ouvrir au génie du compositeur le plus vaste champ, parcourant tous les
genres et passant du pathétique le plus élevé au style léger, au comique.
« Recevez, etc. J.-W.-V. Goethe,
« Weimar, le 21 janvier 1793. »
Suit un post-scriptum qui n'est pas la partie la moins curieuse de la pièce. « L'im-
mense succès de la Flûte enchantée m'a donné l'idée d'emprunter à cet ouvrage divers
motifs pour les travailler à nouveau et de manière à me rencontrer avec le goût du
public. C'est donc une seconde partie de la Flûte enchantée que j'entends faire. Les
personnages, restant les mêmes et connus qu'ils sont déjà des acteurs et du public, n'en
auront que plus de vie et d'intérêt. Rien de changé non plus dans les décors, dans les
costumes, ce qui ne saurait manquer de faciliter beaucoup par toute l'Allemagne l'exé-
cution de l'ouvrage. Il va sans dire que, dans le cas où votre directeur voudrait se
tnettre en nouveaux frais, on ne s'y ojjposerait pas, bien que mon intention formelle
soH de rattacher par tous les souvenirs de mise en scène cette seconde Flûte enchantée
à la première. » On sourit à voir un archi-maîire de la pensée luuiiaine agiter de
, pareils dét.iils; mais G lethe fut aussi directeur de théâtre : il savait ce qu'une pièce
coûte à monter, connaissait les ressources du monde auquel il avait alTaire. D'ailleurs
qui n'était plus ou moins régisseur dramatique à cette époque? Empereurs et roi'^, tous
s'en mêlaient. Voyez FiéJéric, le grand Frédéric! « Je ne saurais plus ordonner de
nouveaux habits, il faut y suppléer par ceux qui se trouvent dans la garde-robe de
l'opéra, où il y en aura bien encore qu'on pourra faire ajuster. Faites des amours à bon
marché, car à mon âge on ne les paie plus cher! » (Lettres à Poilnitz).
430 REVUE DES DEUX MONDES.
vés, frères du sien par la moralité, la grandeur des vues, sinon par
l'illuminisme créateur. On remarquera en passant une lettre à la
date de 1787 qu'il écrivait à son père, déjà souffrant et déclinant :
« Je n'ai pas besoin de vous dire quel vif désir j'ai de recevoir de
vos nouvelles, et combien j'espère qu'elles seront bonnes, quoique
je me sois fait l'habitude de ne spéculer que sur le pire en toute
chose. La mort n'étant, à bien prendre, que le terme de notre exis-
tence, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé
avec cette véritable amie des hommes, que son image, loin de m'é-
pouvanter, me console et me rassérène, et je ne saurais assez re-
mercier Dieu de m'avoir mis à même (vous me comprenez, n'est-ce
pas?) de la considérer comme la clé de notre véritable félicité. Ja-
mais je ne me couche sans songer que peut-être, — si jeune que je
sois, — il ne me sera pas donné de voir se lever le jour du lende-
main, et cependant je ne suppose point que personne de ceux qui
me fréquentent m'en trouve plus soucieux ni plus mélancolique.
C'est au contraire pour moi une félicité dont je bénis incessamment
mon créateur, et que je souhaite du fond de l'âme à tous mes
frères. » Quelque idée qu'on puisse avoir de l'influence qu'exerça
sur Mozart cette initiation aux mystères alors très significatifs de la
franc-maçonnerie, qu'il crût voir dans ces dogmes nouveaux des
vérités plus hautes et plus pures, ou qu'il ne s'agît à ses yeux que
d'un simple enseignement moral, il n'en est pas moins vrai que son
âme y trouva le calme, la quiétude, « cette paix de Dieu, plus
haute que tout l'entendement des hommes! » Et c'est là en somme
le point important pour nous qui n'avons à juger de ce qu'il res-
sentit que par ce qu'il en a exprimé dans ces pages immortelles. Re-
ligieuse en son essence est en effet cette musique de la Flûte en-
chantée. Elle a la foi, l'amour, et respire, de sa première note à la
dernière, je ne sais quel sentiment de mansuétude infinie, de cé-
leste apaisement.
J'ai donné acte à Schikaneder du mérite de l'invention; peut-
être me suis-je trop hâté, peut-être l'introduction de ce principe
métaphysique si merveilleusement développé par Mozart fut-elle
due non à l'initiative géniale de l'imprésario -rimailleur, mais à
une prescription de la loge transmise par un choriste affilié, Robert
Giseck. Ce qu'il y a de certain, c'est que, par son à-propos, la
chose devait réussir, même alors qu'elle n'eût pas inspiré à Mozart
ce chef-d'œuvre, et rien ne me prouve que ce ne soit pas le sens
caché sous les paroles bien plutôt que la beauté de la musique qui
ait tout d'abord entraîné le succès. Le nouvel empereur Léopold
venait de proscrire les francs-maçons. A ce successeur réaction-
naire du trop libéral Joseph II, toutes ces théories modernes dé-
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. llZl
plaisaient fort; il n'y voyait que machines de guerre contre son
droit divin, complots révolutionnaires. C'était assez pour émou-
voir le public eu faveur des francs- maçons, et pour que de son
côté l'ordre s'évertuât à dissiper les préventions répandues contre
lui par ce qu'on appellerait aujourd'hui le pa?'ïi dirical. ail court
des bruits étranges sur ces prêtres, sur leur faux espiit; on se dit
à l'oreille que quiconque s'affilie à leur ordre est aussitôt damné
d'âme et de corps! » Ainsi, cherchant à le faire jaser, parlent à Pa-
pageno les trois dames. Même évidence d'allusion dans une réponse
de Tamino à une demande de ce genre : « propos soufllés à des
commères par des fourbes ! » Gomment Mozart fut amené à se mêler
à cette discussion, comment son génie et ses convictions les plus
secrètes l'y invitaient, nous le savons maintenant, et nous compre-
nons aussi quels accens devait évoquer un pareil génie dans ces
antiques sanctuaires d'Isis, dont il franchissait le seuil en initié des
temps nouveaux. Dès le finale du premier acte, on se sent trans-
porté dans un monde épuré, supéi'ieur. A l'appareil théâtral, déco-
ratif, au mouvement d'une féerie succède le calme religieux du
temple, la rêverie abstraite en contemplation devant l'universelle
harmonie des êtres et des choses, la méditation du sage promenant
quelque sentence auguste à travers ces salles sacrées dont le bruit
de ses pas réveille seul les muettes profondeurs : in dicsen heiligen
Hallcn. Partout allégorie et symbolisme : ces trois adultes, ces
éphèbes, sont des génies, les génies de la vertu commis à la garde
du jeune priqce qu'ils admonestent, édifient. Et le prince lui-même,
est un type de l'homme tendant vers le bien, la perfection, — y ar-
rivant à travers les combats, les ('preuves, et recevant enfin sa ré-
compense dans la bien -aimée Pamina. Maintenant qu'au théâtre
tout ce mysticisme puisse ennuyer, que toutes ces épreuves ne
présentent qu'une froide et monotone allégorie, je ne le conteste
point; mais j'en renvoie la faute à qui de droit, et je passe outre
sans me préoccuper davantage des bévues du librettiste ou des ré-
clamations de cette partie du public qui ne veut qu'être amusée. Si
vous me dites qu'il y a des spectacles plus divertissans, je le croirai;
la psychologie ne plaît généralement pas atout le monde, à moins
qu'il ne s'agisse de quelque roman libertin. De même il y a des ta-
bleaux, des ouvrages plus amusans que la Transfiguration àe, Ra-
phaël, que les dialogues de Platon, ce qui n'empêche pas le Pliédon,
lu à son heure, d'avoir son prix, et la Ti^insfguration de mériter
quelques égards.
Ce n'est point le hasard qui fait que je cite ces deux chefs-d'œuvre
à propos de la Flâle enrhumée. Un jour, M. Sainte-Beuve imagina
d'écrire au bas d'un sonnet, en manière d'avis au lecteur : « Il y
Zj32 REVUE DES DEUX MONDES.
faudrait de la musique de Gluck! » De la musique de Gluck à un
sonnet de M. Sainte-Beuve, pourquoi cela? L'auteur estimait-il
que son sonnet, étant sans défaut, valait à lui seul un long poème
de Qainault ou de Bailly du Proulet? On ne l'a jamais su. Impos-
sible par contre d'écouter cette idéale partition de Mozart sans pen-
ser à Platon, sans être frappé, comme dans le tableau de Raphaël,
de cette opposition du groupe terrestre qui s'agite en bas et du
groupe transfiguré qui plane en haut dans la pure lumière. Après
ce premier acte, qui marche sur le sol réel, où, ravissante de grâce,
de distinction, d'enjouement, la musique semble ne respirer, ne
répandre autour d'elle que les ivresses, les chansons de la vie,
voici tout à coup, avec l'entrée des trois génies, des accens d'un
monde supérieur. « Elle m'apparut vêtue de la plus splendide cou-
leur, modeste et décente, ceinte de pourpre et parée selon qu'il
convenait à son jeune âge; » ces paroles de la Vifa miona vous af-
fluent aux lèvres, et, comme Dante apercevant pour la première
fois Béatrice, vous vous écrieriez volontiers à la sensation dont vous
pénètrent ces trois voix de soprano ne formant en quelque sorte
qu'un son filé d'un rayon de soleil : Erce Drus forlior me vcniens
dom'uuibilur miliil Les Italiens d'autrefois n'écrivaient l'opéia-seria
que pour des sopranos, des ténors, des voix aiguës, comme si les
tonalités élevées pouvaient seules convenir à l'expression du su-
blime musical. En multipliant dans son ouvrage les parties de so-
prano à ce point d'en rendre l'exécution si difficile, Mozait n'a-t-il
fait qu'obéir à cette loi, ou plutôt sa propre clairvoyance ne lui
a-t-elle pas démontré que nulle voix plus que le soprano n'était de
nature h. rendre ces idées de pureté, d'élévation, de vérité éternelle,
qui forment le thème psychologique dégagé par lui de l'espèce
de chaotique rapsodie offerte à son imagination? La seconde entrée
des génies porte également ce caractère surnaturel, séraphique,
admirablement exprimé par ces traits de violon d'une suavité telle
qu'on dirait des battemens d'ailes sur les cordes; mais c'est surtout
dans l'introduction du second finale qu'éclate et rayonne en sa plé-
nitude cette splendeur du divin. L'instrumentation de ce trio vous
plonge dans le ravissement. On se sent l'âme inondée d'une lumière
douce, bienfaisante; on a comme l'idée d'une vision du paradis
dantesque traversant l'âme d'un Fénelon ! Ce qui semblait devoir
n'être qu'allégorie devient la réalité la plus charmante, et ces ado-
rables génies, comme les anges de Raphaël, ne touchent au sur-
naturel que par leurs nimbes, car, pour le cœur, ils sont humains,
mais d'une humanité épurée, sublimée.
Il n'eût certes tenu qu'cà Mozart ai faire ici du romantisme, son
sujet même l'invitait à la fantasmagorie. Weber, Meyerbeer, Men-
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTÉE. 433
delssohn, à sa place, n'eussent peut-être pas résisté à cette tenta-
tion d'agir sur les sens de leur public, de l'entraîner aux régions de
Callot et d'Hoffmann, d'écrire, au lieu d'une musique purement
psychologique, une musique fantastique et machinée; mais l'idéa-
liste Mozart conserve jusque dans le merveilleux ses relations avec
la vie réelle. D'ailleurs, lorsque son propre tempérament ne l'en
eût pas tenu éloigné, le monde des esprits, avec ses terreurs, ses
angoisses, n'était point ce qu'il fallait au public de cette époque.
Superstitieux et sensuel, n'aimant point à retrouver au théâtre les
épouvantes du confessionnal, et voulant au contraire s'y réjouir
gaîment de la comédie de l'existence, le bon Viennois s'arrangeait
bien mieux du spectacle de quelque conte oriental accommodé à
sa guise, au gros poivre et aux confitures, et qui lui représentait,
sous des couleurs grotesques, drolatiques, la vivante ironie des
mœurs locales. Qu'importent à Mozart les invraisemblances, pourvu
que ses personnages vivent, pourvu qu'ils aient une âme humaine
en rapport avec la condition élevée ou infime qu'il leur attribue?
Tamino est un jeune seigneur ému de toutes les aspirations du
xviii^ siècle, un cœur sensible et vertueux brûlant des plus nobles
flammes pour la vérité, — déplus tendrement épris de la belle Pa-
mina, une princesse de Racine égarée dans un conte de fées! Quant
à ce fripon de Papageno, ne vous fiez pas à l'apparence, et ne
voyez en lui, malgré ses plumes d'oiseau, qu'un franc Viennois jo-
vial et bavard, ne demandant qu'à trouver le vin bon, les femmes
jolies, et pourvu d'une ample dose de cette sentimentalité qui, de
bas en haut, caractérise le vrai fils de la patrie allemande.
J'arrive à Sarastro, l'apôtre de sagesse, de clémence, ne rêvant,
ne cherchant que le bien universel. Cette figure solennellement
imposante, quoique cependant tout humaine, est encore relevée par
des fonctions sacerdotales qui, bien qu'indéfinies, nous le mon-
trent par momens sous un aspect presque divin. Il faut entendre la
musique de Mozart évoquer autour de ce vieillard auguste la séré-
nité morne des sanctuaires, l'investir d'un idéal de majesté, comme
elle a su investir les trois génies du nimbe séraphique. Tout ce
que l'esprit des siècles est parvenu à connaître de la science divine
et humaine, la grande âme de Sarastro se l'est approprié. Ces tré-
sors amassés pour l'enseignement moral de ses semblables, il les
fait servir sans relâche à rapprocher l'homme du Très-Haut, et
comme, ni sur ses intentions, ni sur ses moindres actes, l'égoïsme
n'eut jamais de prise, comme rien n'émane de lui qui ne vienne de
la source pure de vérité, sa figure a revêtu avec le temps quelque
chose de l'éternel et du divin, le divin n'étant en dernier terme
que l'humain dans sa beauté, son harmonie originelles. Mozart,
TOME LVI. — 1865. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
comme Raphaël dans sa troisième manière, ici n'individualise pas,
il crée des types; ses personnages ne sont plus des caractères dra-
matiques, mais des symboles, des idées. Pour l'ardeur et la géné-
rosité des sentimens, la pureté, l'irrésistible élan, nul prince de
tragédie n'égalera jamais Tamino; aucune de ces princesses mal-
encontreuses dont parle la correspondance de Voltaire, « qui furent
jadis retenues dans des châteaux enchantés par des nécromans, »
aucune héroïne romanesque ne saurait, pour sa candeur, sa ten-
dresse, sa foi, être comparée à Pamina, et Sarastro n'a pas besoin
de parler en sentences pour être à mes yeux le moraliste et le sage
par excellence. La musique où son âme sublime s'épanche peut se
passer de parap.hrase. Dans les génies s'incarnent les idées de re-
ligion, de vertu au xviii^ siècle, et le couple Papageno nous repré-
sente, mari et femme, le peuple de l'époque, avec son sensua-
lisme naïf, son esprit gouailleur et bon enfant, où l'émancipation
trouvera plus tard des germes à féconder.
III.
Au mois de juin 1791, la partition de la Flûte enchantée était,
sinon achevée, du moins fort avancée. Déjà les répétitions avaient
commencé, lorsqu'à l'occasion du couronnement de l'empereur,
les états de Bohême commandèrent à Mozart un opéra de circon-
stance, la Clemenza di Tito, dont Métastase avait fourni le poème.
Entre les braves habitans de Prague et le musicien de Saltzbourg,
les sympathies étaient de longue date. « Puisqu'ils me comprennent
si bien, avait dit Mozart après cette fameuse revanche donnée par
eux à la musique des Noces de Figaro, trouvée obscure ailleurs, —
puisqu'ils me comprennent si bien, je veux écrire un opéra pour
eux. » Cet opéra, on le sait, fut Don Juan, représenté le h no-
vembre 1787 sur la scène de Prague aux acclamations de la cité
tout entière, qui, à son éternel honneur, proclama d'emblée le chef-
d'œuvre auquel Vienne, toujours travaillée par les intrigues de Sa-
lieri et de la coterie italienne, marchandait le lendemain ses ap-
plaudissemens. Mozart n'avait rien à refuser aux états de Bohême.
Il fallut donc se mettre en route. Mozart partit en août 1791 avec
sa femme, et chemin faisant entama sa besogne, n'ayant pour tout
terminer qu'un délai de dix-neuf jours. Au sortir des excès de tout
genre auxquels il venait de se livrer, ce nouveau travail atteignit
sa santé. Il dut, dès son arrivée, appeler le médecin, se soigner.
Bientôt pourtant il se trouva mieux, et parut jouir avec bonheur
de l'empressement que lui témoignait un groupe d'amis et d'ama-
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. â35
leurs restés fidèies à l'auteur des Noces de Figaro et de Don Juan;
l'impression fut même telle chez Mozart qu'au jour des adieux,
serrant la main à ses amis, il pleura comme s'il ne devait plus les
revoir, ce qui advint. A cette mélancolie, conséquence morale d'un
état physique déjà très entrepris, se joignait comme cause aggra-
vante le médiocre succès de sa campagne musicale, car, s'il ne
})Ouvait tenir pour une chute le sort de la CUmimza di Tito, ce
n'était pas non plus un bien grand triomphe, surtout quand on son-
geait à l'exaltation de cette même ville de Prague au sujet des
Noces et de Don Juan. On revint à Vienne vers le milieu de sep-
tembre. Le découragement et la maladie furent du voyage. Mozart
avait à cœur de se relever superbement. Il se remit à la Flûte en-
chantée, à laquelle du reste il n'avait pas cessé de travailler même
à Prague, ruminant pendant une partie de billard le délicieux
quintette du piemier acte (1). Le coup de feu dura quinze jours, et
de ce renouveau d'inspiration sortirent les plus splendides mor-
ceaux du chef-d'œuvre : le chœur Isis und Osiris, la marche des
(1) Cette manière de travailler au pied levc% en jouant, en buvant, fut toujours dans
son habitude. Il avait le di'sordre, le débraillé du génie. Un poète du cycle souabe dont
j'ai parlé longuement ici même jadis, M. Edouard Moericke, a écrit, il y a quelque dix
ans, un intéressant ouvrage intitulé Voyage de Mozart à Prague, dont il faudrait ex-
traire quelques passages, celui-ci par exemple très caractéristique, et qui épisodique-
ment va nous montrer à nu cette existence. Mozart y raconte à Constance sa femme
dans quelles circonstances il a composé toute la partie finale de Don Juan. « J'avais
achevé le matin d'écrire le sextuor, et je rentrai vers dix heures. Tu t'étais mise au lit
et dormais déj;i, et tandis que Veit (*) allumait les bougies sur ma table, j'endossai ma-
chinalement ma robe de chambre, me disposant à jeter un dernier coup d'œil sur mon
grimoire; mais, ô contre-temps! ô disgrâce! madame s'était avisée de mettre de l'ordre
dans mes papiers, je ne retrouvais plus rien, plus une note. Je cherche, gronde, jure,
l'eine perdue!... Voilà qu'en m'asseyant, mes yeux tombent sur un paquet cacheté.
A l'affreuse écriture de l'adresse, j'ai bientôt reconnu la griffe de Vabbate ("). J'ouvre,
c'était bien lui en effet qui m'envoyait la fin remaniée de son poème, que je réclamais
inutilement depuis un mois. Je lis, je dévore son texte, et ne tai'de pas à me sentir
transporté d'admiration pour la manière dont ce coquin-là, a compris ce que je voulais,
de Taction , de la grandeur, du caractère, et en môme temps beaucoup de simplicité.
Contre mon habitude, je néglige l'ordre des morceaux, et d"une enjambée j'arrive à la
scène du cimetière, lorsque le commandeur lance avec sa voix de marbre cette apostrophe
qui fait rentrer l'éclat de rire dans la gorge de don Juan. — L'accent vibrait en moi. —
Je frappe un accord, c'est cela! J'ai touché juste, et derrière cette porte où j'ai frappé
s'agitent et se démènent toutes les épouvantes qui vont tout à l'heure se déchaîner dans
le finale. A partir de ce moment, plus d'hésitations, de tâtonnemens, plus de trêve!
Lorsque la glace s'est rompue sur un point, le craquement devient bientôt général. Je
tenais le fil de l'inspiration et n'avais plus qu'à me laisser glisser, ce que je fis pour la
scène du souper et pour la scène de la statue. — Quand je fus au bout, ma cervelle
éclatait, et, quoique j'eusse laissé la fenêtre ouverte, la sueur inondait mon visage. »
(*) Son domestique.
(") L'abbé Da Poute, l'autour du librcllo.
A36 REVUE DES DEUX MONDES.
prêtres, le second finale, l'ouverture, autant de merveilles! En ce
temps-là, les théâtres allaient vite en besogne, les opéras de Mozart
n'étaient pas d'aussi grands seigneurs que les nôtres; ils ne se
faisaient pas attendre. Le 30 septembre 1791, après deux semaines
de répétitions, l'ouvrage fut représenté sous la direction du maître
assis à son clavier. La première impression ne répondit point à ce
qu'on espérait; devant ce magnifique imprévu, le public un mo-
ment resta décontenancé. Ce style imposant, solennel, tout ce
grandiose en un pareil local, c'était en effet de quoi surprendre.
Depuis les drames de Shakspeare, joués sur des tréteaux forains,
on n'avait jamais vu telle disproportion entre la majesté du dieu
et l'étroitesse du sanctuaire. Isis et Osiris, dans quelle infime ca-
bane furent cette fois célébrés vos mystères! Hoffmann n'eût pas
rêvé mieux, lui dont l'imagination, en fait de mise en scène, aimait
à suppléer à tout. C'est pour le coup que, dans cette partition
semblable au lotus mystique d'où le Brahma indien s'élança sur le
monde, le nocturne conteur eût vu revivre l'antique Egypte funèbre
et souterraine avec ses palais silencieux , ses temples profonds et
déserts, ses obélisques, ses nécropoles, partout peinturlurées des
images de la vie.
Le pauvre petit théâtre de Schikaneder avait eu beau se mettre
en frais de costumes et de décors ; il restait beaucoup à faire au
spectateur intelligent pour se rendre compte, en un tel milieu, de
la pensée de Mozart. De là les vicissitudes d'une soirée qui devait
d'ailleurs se terminer en triomphe, car les applaudissemens, qui
d'abord avaient semblé ne vouloir se prendre qu'aux passages fa-
ciles, finirent, vers la seconde moitié de la partition, par s'échauf-
fer pour les beautés d'un ordre supérieur, et lorsque tomba le ri-
deau, l'enthousiasme était partout. On rappela Mozart, qui à son
tour fit le dédaigneux, refusa longtemps de paraître , trouvant l'o-
vation un peu bien tardive, et ne se rendit qu'en se défendant.
Plus d'un, à la vérité, n'avait pas attendu l'heure de la victoire
pour se prononcer. Un brave et digne compositeur très en vogue à
ce moment dans Vienne, Schenk, l'auteur du Barbier de village,
fut saisi dès le début d'admiration irrésistible. Cet honnête homme,
qui, plus que bien d'autres , aurait pu se croire le droit d'être en-
vieux, se déclara tout aussitôt d'une façon touchante. Enthou-
siasmé par l'ouverture, il se glissa en rampant à travers l'orchestre
jusqu'à Mozart, et, s'emparant de sa main gauche, la baisa, tandis
que le maître, continuant de la droite à battre la mesure, le regar-
dait avec attendrissement et gratitude.
L'impulsion était donnée; le succès ne s'arrêta plus, et quel suc-
cès! 8,û/i3 florins de recettes en vingt-quatre représentations ! Ne
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. Zi37
sourions pas de l'humble somme, bien humble en effet si on la
compare à ce que Robert le Diable, en un même nombre de repré-
sentations, valut à l'Opéra, mais énorme quand on se reporte à
l'époque et pense à l'exiguïté du local, à la modicité du prix des
places! Le 22 novembre de l'année suivante, la Flûte enchantée
touchait à sa centième représentation, et le 22 octobre 1795 on cé-
lébrait la deux centième (1). Hélas! pauvre grand homme, à ce suc-
cès fameux il ne devait pas longtemps assister! Quoique souffrant
et occupé d'autres travaux, il venait chaque soir au théâtre, ame-
nant des amis, faisant volontiers sa partie dans l'orchestre. Une
lettre qu'il écrit à sa femme en villégiature aux environs de Vienne
respire encore, à la date du 14 octobre, la bonne humeur et l'en-
jouement. Il y raconte comme quoi, cessant tout à coup de venir
fonctionner au pupitre, il a mis dans l'embarras son illustre poète-
directeur Jupiter-Schikaneder, fulminant désormais du sein d'un
nuage qui fond en pluie d'or ses colères contre son infâme petit
maître. Cependant, vers la fin de ce mois, le malaise s'accrut, et à
quelques semaines de là Mozart gisait sur son lit de mort. Né le
27 juin 1756, il n'avait pas encore trente-six ans. Comme il était
venu au monde, il en sortait : plein d'œuvres, de lumière, n'ayant
connu ni les infirmités de l'âge, ni les défaillances de l'inspiration.
Constance est là qui ne le quitte plus : la douce et noble femme a
tout oublié pour ne se souvenir que de son devoir, de son amour.
Sans illusion sur la gravité du mal, le désespoir au fond du cœur,
elle appelle à son aide les sourires, les paroles consolantes. Lui
travaille à son Requiem. On croirait qu'il meurt, il compose; les
doigts étendus dans le vide, il joue de l'orgue, et prête l'oreille
comme pour entendre les trompettes du jugement. Cette musique
sibylline, qui la lui a commandée? Une voix d'en haut, un de ces
pressentimens à la Michel-Ange comme en eurent deux ou trois de
ces sublimes visionnaires devant lesquels l'histoire dévoile à dis-
tance ses mystérieuses profondeurs. Laissons Stendhal, crédule et
(1) Je doute qu'il existe un ouvrage dont le succès se soit moins démenti. Don Juan
même ne fut jamais si populaire en Allemagne. Depuis soixante ans et plus, la Flûte
enchantée se maintient au répertoire, et sur les plus grandes scènes comme sur les
moindres reparaît de temps en temps, à la satisfaction de tout le monde. Presque tou-
jours la salle est comble. Aux petites places surtout, c'est un vrai délire. Il faut les voir
garçons et jeunes filles, s'amuser, applaudir, suivre en ses divagations cette féerie que
Mozart a remplie de son âme! — Scliikaneder, voyant l'immense succès, y prit goût; il
se dit : « Bis in idem, réitérons, » et composa une seconde partie, le Labyrinthe, ou la
Lutte avec les élémens, pour faire suite à la Flûte enchantée. Winter, l'auteur du Sacri-
fice interrompu, un estimable partitionnaire de l'époque, écrivit la musique; mais
Mozart absent, plus de fête! Ce labyrinthe fut peu hanté, et ceux qui vinrent s'y
fourvoyèrent.
/i38 REVUE DES DEUX MONDES.
sceptique, philosophi gens creclula, nous raconter, sur la foi de
vingt autres romanciers de son espèce, l'anecdote du sombre in-
connu venant jeter l'épouvante des sanctuaires dans cette âme
éperdue, hallucinée. Ces fantastiques inventions aujourd'hui ne
sauraient avoir cours. De même que Michel-Ange peuplant la Six-
tine de ses prophétiques évocations, Mozart écrivant son Requiem
sentit ses épaules fléchir sous le poids des grandes compassions
modernes; il vit l'histoire s'entr'ouvrir et se dresser l'échafaud de
Louis XVI et de Marie-Antoinette , la chère princesse de ses souve-
nirs, la fille auguste et sacrée de cette grande Marie-Thérèse qui
l'avait tenu, lui tout enfant, sur ses genoux. Intuition de somnam-
bule, âme croyante et voyante de catholique et de philosophe,
centre de résonnance où vibraient toutes les sympathies en vigueur
dans son siècle, toutes les idées même chimériques en préparation,
Mozart n'avait pas besoin d'invoquer le surnaturel pour lire à livre
ouvert dans les événemens déjà prochains de la révolution fran-
çaise et composer, sous l'inéluctable dictée de son génie, \esunt la-
n-ymœ rerum musical de la plus tragique de ses catastrophes.
Souvent, vers le soir, après être resté des heures absorbé, il sou-
riait à Constance en regardant sa montre. « Bon, disait-il, voici le
moment où la reine de la Nuit fait son entrée, » et il ajoutait en
soupirant : « Hélas! ma pauvre Flûle enchantée, si je pouvais l'en-
tendre encore, ne fût-ce qu'une seule fois! » Puis il se mettait à
siffloter doucement les couplets de l'oiseleur. Ce fut ainsi qu'il
mourut, cette aimable chanson sur les lèvres et son âme, — comme
un lac tranquille dont le soleil couchant vient d'irradier la trans-
parence, — sa belle âme endormie dans l'apaisement de l'idéal.
Pendant ce temps, la ville et la cour fêtaient les Italiens. L'en-
vieux Salieri, directeur de l'opéra, qui détestait Mozart, ne se lassait
pas de produire les chefs-d'œuvre de Martini, Yimitvw plus facile à
comprcndi^e de la Cosa rara. A lutter contre ces petites intrigues
d'une coterie étrangère, l'empereur Joseph II , qui voulait fonder
une scène d'opéra national, avait usé sa peine. A son règne succé-
dait celui d'un empereur idolâtre de Cimarosa. Ce n'était plus assez
pour Léopold d'entendre une seule fois dans la soirée le Mariage
secret. Le rideau baissé, il descendait sur le théâtre, donnait ses
ordres souverains, et tout ce monde de chanteurs et de cantatrices,
d'instrumentistes et de souffleurs, après avoir fait joyeuse ripaille,
sablé d'expert gosier les vieux vins de la cave impériale, venait de
nouveau prendre son poste, puis la musique recommençait. Le
goinfre Cimarosa mangeait et buvait pour quatre; Da Ponte, son
compère et librettiste, en abbatc bon vivant, lui tenait tête. Les
morceaux engloutis, les verres vidés rubis sur l'ongle, à peine se
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. /i39
donnait-on le temps de s'essuyer la bouche. — A vos pupitres, mes-
sieurs de l'orchestre ! au théâtre, mesdauies et messieurs du chant!
Et la représentation itérativement d'aller son train! l'ouverture d'a-
bord, puis le duo d'introduction, puis le quintette, le finale, le duo
bouffe des deux basses, et ainsi de suite jusqu'à l'air : Pria rhe
fiftinti. Morceau par morceau, c'était comme les jambons du souper,
tout y passait. Et quels applaudissemens, quelle frénésie! Quand le
dernier archet avait fini de racler sa dernière note, l'étoile du matin
se levait. On était venu à l'heure du rossignol, on s'en allait au
point du jour, à l'heure de l'alouette. Je me figure un de ces dilet-
tanti attardé , rentrant chez lui à pied , la tête pleine de cette
double ivresse du vin de Champagne et de la mélodie italienne. Il
enfile une rue étroite, passe devant une maison connue, voit de la
lumière filtrer à travers de maigres rideaux d'un vert jauni. —
Tiens, se dit-il, ce pauvre Mozart! si je demandais en passant de ses
nouvelles! — Il frappe. Constance, tout en larmes, vient ouvrir :
Mozart est mort! La farce est jouée : disons la farce italienne jouée
devant l'empereur, devant la cour par deux fois, tandis que la Flûte
enchantée, honneur et gloire du génie humain, a pour temple une
bicoque et pour auditoire la populace des faubourgs.
Dix ans plus tard seulement (le ^h février 1801), le chef-d'œuvre
fit son apparition sur une scène impériale, sans quitter absolument
ses premiers lares. Schikaneder, qui d'ailleurs ne parlait de Mozart
qu'avec l'émotion de la reconnaissance, regardait cet ouvrage
comme la pierre fondamentale de son théâtre, et quand il lui ar-
riva de s'installer dans sa nouvelle salle, an dcr IVien, il fît, en
souvenir d'une période illustre, placer au-dessus de l'entrée un su-
perbe Papageno, ayant en main sa fliite à piper les oiseaux et le
public. Toutefois l'avènement du chef-d'œuvre à Kârtner-Thor va-
lut à notre homme bien des amertumes. Son poème, auquel il te-
nait, comme tous les chats-huans tiennent à leurs petits, reçut là
sa première atteinte. On coupa, rogna, défit et refit le dialogue,
sans prendre garde aux réclamations du pauvre diable, qui, furieux
de voir qu'on lui refusait même d'imprimer son nom sur l'affiche,
se mit à bafouer à son tour, dans une parodie de son théâtre, ceux
qui le bafouaient si cruellement.
Cette fois l'insulte au moins ne s'adressait qu'au librettiste. Plût
à Dieu que la Flûte enchantée n'eût jamais connu que cette profa-
nation ! Malheureusement bien d'autres outrages l'attendaient chez
nous. Je veux parler de ce qui se passa en 1806 à propos d'une
abominable compilation représentée à l'Opéra sous le nom des
Mystères d'Isis. Une nation, à coup sûr, ne saurait être responsable
des sottises d'un particulier; mais lorsque cette nation, au lieu de
h!lO REVUE DES DEUX MONDES.
conspuer, comme elles le méritent, ces œuvres de l'ineptie et de
l'impertinence, les supporte et même les encourage, il faut qu'elle
n'ignore plus ce qu'elle fait, et qu'elle apprenne une fois pour
toutes que de pareilles entreprises sont des hontes dans l'histoire
intellectuelle des peuples. Gela s'intitulait donc les Mystères d'Isis,
et se donnait des airs d'anthologie, de mosaïque. Des morceaux em-
pruntés à Don Juan, à Titus, aux Noces de Figaro, y remplaçaient
à chaque scène ceux de la partition originale qu'on avait cru de-
voir supprimer. La parodie, comme de droit, intervint, et sur l'af-
fiche du Vaudeville s'appela 7^6' Misères d'Ici!...
Mais laissons au passé ses oripeaux et ses misères, et tâchons de
savoir jouir des biens que le présent nous offre. En dehors d'un
monde fort restreint d'artistes et de gens de goût qui connaissaient
hier en France la partition de Mozart dans sa grandeur, dans son
ensemble, qui aujourd'hui la connaîtrait sans ce généreux effort du
Théâtre-Lyrique? Disons-le tout de suite, ce qui fait le rare mérite
de la nouvelle mise en scène de la Flûte enchantée, c'est le sentiment
d'honnêteté qu'elle respire. Du simple orphéoniste appelé là pour
grossir les chœurs aux premiers sujets, du bestial Monostatos, le
Galiban de ce monde féerique, à Tamina-Miranda, de l'humble initié
du temple d'Isis au divin Sarastro, de Papagena, la joyeuse com-
mère viennoise, à la reine de la Nuit, morne et tragique sous son
diadème d'étoiles, — chacun s'évertue et comprend; tous paraissent
pénétrés du souille de cette incomparable musique. Telle cantatrice
habituée aux évolutions chromatiques les plus éblouissantes ici de-
vient sérieuse, et juge, en véritable artiste, que ce n'est point trop
de tout son style pour rendre cette phrase d'un sens si profond et si
clair. Omnia sub specic œterni, cette musique, du commencement à
la fin, ne dit pas autre chose. La religion et l'art semblent s'y unir
pour glorifier l'être humain dans ce qu'il a de plus élevé. Quelle
inspiration que cet air où Tamino exprime les premières émotions
de son amour! Dans le même ordre d'idées, Mozart n'a jamais rien
conçu de si beau. De tous les sentimens que l'homme éprouve, le
plus pur, le plus divin est celui que la femme fait naître. Seule-
ment cet amour dont parle Tamino n'est point la passion comme
dans Don Juan ou les Noces de Figaro, mais quelque chose de plus
moral, de plus sublime, un but auquel on n'atteint que par la vertu
de l'initiation. Je voudrais pouvoir ne donner que des éloges aux
traducteurs de la pièce allemande. C'était bien sans doute de s'abs-
tenir de toute manipulation indécente du texte musical, mais c'eût
été mieux encore de respecter dans les personnages et les situa-
tions du libretto la pensée de Mozart. Que signifie par exemple
cette invention d'aller faire un pêcheur de Tamino, qui chez Mo-
ilOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. hhi
zart est un prince, l'idéal et la perfection des princes philosophes?
Quand les traducteurs cessent d'être en cause, c'est le tour des
décorateurs, des costumiers. Je crains qu'on n'ait voulu trop bien
faire les choses. C'est un tort. Ces chefs-d'œuvre conçus dans
l'idéal, Y abstrait, ne se montent pas comme un opéra de Meyer-
beer. Trop de couleur locale, de fatras égyptien, de pompe hiéra-
tique; il faut détendre, mettre surtout de la bonhomie, du naturel.
Cette musique vit dans le cœur et se joue dans le bleu : beaucoup
moins romantique que votre mise en scène n'a l'air de croire, elle
est par contre beaucoup plus romanesque. Un oiseleur rencontre
une princesse, et, seuls, les voilà chantant au milieu des forêts un
hymne à l'amour, trésor d'innocence, d'ingénuité, d'émotion vague
et tendre. Le cloître de Robert le Diable, la Gorge-au-Loup du
Freyschûtz, jouent un rôle dans la musique de Meyerbeer et de
Weber. Il convient donc qu'on nous les représente avec le plus de
vérité possible, car de l'impression de terreur que cet appareil
théâtral va produire dépendra en grande partie l'effet de la musi-
que, du mélodrame; mais ici la musique n'est pas mêlée au drame,
étant le drame même. Qu'ai-je besoin qu'on me peigne cette forêt?
J'écoute et je suis ravi, et bien loin de penser au décor, de me laisser
distraire à l'accessoire, je ferme les yeux pour mieux entendre. Cette
circonstance de deux amans supportant de compagnie les périls de
l'initiation, au lieu de servir de motif au machiniste, n'a pour Mo-
zart que le simple attrait d'une étude psychologique. C'est dans l'a-
mour de Tamino, dans son héroïsme et sa vertu, comme aussi dans
les infortunes de la jeune princesse, dans ses plaintes et son abso-
lue soumission, qu'il a placé cet intérêt que tant d'autres deman-
deraient aujourd'hui à la fantasmagorie.
C'est pourquoi gardons -nous d'en trop mettre; on ne saurait
croire combien toutes ces surcharges, toutes ces interprétations dé-
coratives nuisent à l'effet musical. Le caractère de Sarastro s'y trans-
forme complètement. Dans ce lourd pontife, emmaillotté, crosse,
mitre, empêtré de caparaçons hiératiques, vous avez peine à recon-
naître le personnage de Mozart, si doux, si humain, si dégagé du
fardeau de l'erreur, ne vivant que pour le bien de ses semblables.
Sous cet écrasant appareil de voiles, de bandelettes et d'écharpes,
l'acteur momifié ne songe qu'à sa propre contenance, et le trouble
qu'il trahit en abordant ses airs serait à coup sûr moindre sans cet
excédant de bagage sacerdotal : trouble d'ailleurs bien naturel, et
qu'on s'explique par les gigantesques proportions de cette archi-
tecture musicale. Ce n'est pas un air cela, mais un monument, mais
un temple! L'abbé Arnault disait, à propos de YAlccste de Gluck,
qu'avec de pareille musique on fonderait une religion. Que pense-
li^l REVUE DES DEUX MONDES.
rait ce prêtre de cet air, émanation d'une âme froissée jadis, et qui,
désormais réconciliée avec les lois suprêmes, pénétrée du sentiment
de l'harmonie éternelle, s'est réfugiée au sein de l'Être, et de là
contemple la créature d'un œil d'amour et de compassion, aidant
et conseillant ceux qui souffrent, qui cherchent?
La portée de ce morceau touche à des profondeurs inusitées, des-
cend au contre-/^. On a raconté que Mozart avait eu ainsi pour ob-
jet d'utiliser les notes graves d'une voix de basse exceptionnelle.
C'était se méprendre. L'effet ici n'a rien d'occasionnel; il est cal-
culé, médité, voulu, et c'est dans le sens moral, profond du rôle,
et non dans le hasard d'une rencontre, qu'il en faut chercher la
raison. Il est vrai que ces petits détails prêtent à l'anecdote; un
Stendhal, sans trop y croire, les exploite, et les moutons de Pa-
nurge de sauter. La même erreur devait se produire au sujet des
deux airs de la reine de la Nuit. Évidemment jamais Mozart ne se
fût avisé de lancer ainsi sa musique à travers les étoiles, s'il n'a-
vait eu sous la main, pour l'y porter, la fulgurante voix de sa belle-
sœur, M"" Hofer. On oublie donc qu'ici tout est symbolisme, et que
ces sons étranges, merveilleux, dont la perception éblouit notre
oreille, en même temps qu'un effet musical, sont une idée. Mozart,
quoi qu'il fasse, est toujours musicien. Jamais vous ne surprenez
chez lui le philosophe, le prophète. Il rêve, sent, compose en mu-
sicien : le beau qu'il cherche, c'est le beau musical dans sa gran-
deur la plus régulière, sa perfection la plus harmonique; mais,
comme chez lui le musicien et l'homme ne font qu'un, comme cette
harmonie du beau n'est que la conséquence de la parfaite harmonie
àe son être, il en résulte que sa musique traduit son âme, et nous
livre, sans que lui-même en ait conscience, tous les trésors d'ob-
servation philosophique, d'humaine tendresse et de religion que
cette àrae sublime contient. « Le sentiment est tout, le nom n'est
que bruit et fumée enveloppant la céleste lueur ! » ces paroles de
Faust à Marguerite peuvent s'adresser à Mozart. A lui aussi, le di-
vin s'est révélé dans sa grandeur, sa mansuétude infinie ; lui aussi
a ressenti au plus profond de l'être le contre-coup des misères de
la vie, l'impuissance de l'homme en lutte avec les lois suprêmes
du grand tout. Déchu mainte fois, tombé en proie à ses passions, à
ses faiblesses, il a su se relever par la grâce et trouver l'apaise-
ment final.
Là est la vraie explication de ce mystère qu'on appelle la Flûlc
enrhantée, le fil conducteur dans ce labyrinthe. Le calme y succède
au calme, le motif, au lieu d'y chercher le contraste, semble l'évi-
ter, le doux s'y mêle au plaisant, le tendre au solennel, et tout cela
se suit, se développe sans que vous éprouviez autre chose qu'un
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. Zi/|3
sentiment de bien-être profond. Rien de théâtral, d'antithétique;
une atmosphère égale, pure, élyséenne. Seuls, deux morceaux par
leur coupe et leur accent tranchent sur ce fond d'azur : les deux
airs de la reine de la Nuit. La forme s'amplifie. Récitatif, andante,
(illcgro, vous avez le poème du grand air italien, et dans ce poème
le naturalisme du génie allemand. La reine de la Nuit appartient au
règne des esprits élémentaires. Puissance extra-humaine, mais non
pas surhumaine, comme sont les génies, elle marche entourée d'une
lumière décevante, d'un rayonnement prestigieux. 11 fallait, pour
caractériser cette vision démoniaque, des sonorités spéciales, et
rappelant par leur éclat strident l'éclat phosphorescent des étoiles
de son diadème, si dilTérent de l'auréole céleste répandue autour des
trois génies. En plaçant le point d'activité de cette voix en dehors
des sphères ordinaires et sur des hauteurs accessibles aux seuls
instrumens, Mozart donne à son personnage une prodigieuse inten-
sité de fantastique, k ce sens mystérieux du rôle, au moins n'aura
pas manqué la jeune et vaillante Suédoise qui joue la reine de la
iNuit au Théâtre-Lyrique. En vraie fille du Nord, en sœur de Jenny
Lind, elle a compris l'idée du maître. Si sa voix aiguë et vibrante
escalade le ciel, c'est pour maudire de plus haut comme une titanide;
les notes sortent de sa bouche comme des vipères de feu, elle a des
ricanemens d'Hécate. Il y a un moment où c'est quelque chose de
musicalement inappréciable, un chant d'oiseau des ténèbres. C'est
le beau dans l'horrible, les sorcières de Macbeth l'applaudiraient.
J'ai dit que tout le monde faisait son devoir; par tout le monde
j'entends aussi le public. Notre époque a cela d'excellent, qu'elle
pratique ouvertement le culte du génie; le respect, qui sur tant d'aur
très points nous a quittés, sur celui-ci nous est venu. Il y a qua-
rante ans , on sifflait Shakspeare , le sauvage ivre ; on riait au nez
de Beethoven, de Weber : aujourd'hui de telles orgies révolteraient
les plus sceptiques. Ceux mêmes qui frondent tout, raillent tout,
les plus tapageurs devant certains noms se découvrent. Touchez à
Dieu, si vous voulez; mais ne touchez pas à Mozart. On dirait qu'à
mesure que l'éternel divin perdait des droits, l'éternel humain en
gagnait. Il est vrai que cet humain-là, par d'autres voies et sous
d'autres formes, ramène au divin. En ce sens, Mozart et Raphaël
sont des apôtres. Voyez le public au Théâtre-Lyrique : il accourt, il
alllue, et, poussé, pressé, haletant, écoute, se laisse ravir, enchan-
ter. Une féerie où le merveilleux procède de l'intelligence, jamais
pareil spectacle en France ne s'était vu! La partie gaie, viennoise^
amuse; tous ces /«Vô^^t frais, jolis, vont et viennent comme les oiseaux
du bois, voletant, gazouillant. On sourit d'aise, le cœur se dilate,
s'épanouit à ces battemens d'ailes, à ce printemps, à cette mélodie
hàh REVUE DES DEUX MONDES.
infuse dont les tiédeurs vous enivrent; puis soudain, quand l'ora-
torio commence, l'émotion de la salle change d'aspect : c'est du re-
cueillement. Yous n'êtes plus au théâtre, mais dans un temple. Les
airs de Sarastro, les entrées des génies, les solos d'initiés, les
chœurs de prêtres se succèdent sans que l'intérêt fléchisse un seul
instant. On admire, on se courbe. Cette calme et sublime harmonie
monte et se répand comme un encens au milieu d'un silence de
sanctuaire, et personne n'en veut perdre un son. Quel homme de
goût assistant, aux Italiens, à une représentation de Bon Juan, n'a
maugréé à ce bruit de portes qui s'ouvrent et se ferment dès les
premières mesures du second finale? La statue entre, on s'en va :
c'est de tradition, et le savoir-vivre veut qu'on laisse se jouer dans
le désarroi de la salle qui se vide une scène dont la grandeur tra-
gique n'a point d'égale. Au Théâtre-Lyrique, de tels airs ne seraient
point de mise ; la fashion exige ici qu'on se montre attentif. Le
croira-t-on? le second finale, le plus long que Mozart ait écrit, y
passe tout entier avec ses développemens extraordinaires, ses mo-
tifs fugues, et ce public non-seulement ne sourcille point, ne boude
point; mais on voit à son attitude qu'il comprend, et si bien que
vers la fin la pièce elle-même, par la musique, l'intéresse. Le vieux
prince Metternich disait : « Il en est d'une constitution politique
comme d'une constitution physique; l'une et l'autre valent par leur
durée. Quand un homme a vécu quatre-vingt-dix ans, je ne m'in-
forme pas s'il avait une bonne constitution. » M'est avis qu'appliqué
à l'estimation d'un libretto d'opéra, ce raisonnement ne perdrait
rien de sa justesse. Qu'on bafoue et vilipende tant qu'on voudra
l'élucubration à\x poète Schikaneder, je prétends, moi, ne la juger
que par ce qu'elle a produit, et je me demande si un Scribe, dans
toute l'ingéniosité de son talent adroit, malin, fûté, dans toute la
plénitude de ses ressources expérimentales, serait jamais parvenu
à fabriquer pour le génie d'un Mozart une pièce qui valût ce pro-
gramme naïf, grotesque, impossible au point de vue théâtral, mais
prêtant à l'interprétation philosophique , au mysticisme, à la poé-
sie, ouvrant ses fenêtres sur l'idéal, et d'où finalement la musique
aura tiré son plus grand chef-d'œuvre. J'ai dit le mot, et je le
maintiens.
Beethoven, je le sais, n'est pas un juge toujours sûr. Il a ses
quintes, ses bourrasques, ramène à l'œuvre les sympathies et les
rancunes que l'auteur lui inspire, fait tête ou se rembûche, et, selon
la lune, honnit ou acclame. Toutefois son opinion, lorsqu'il se
donne la peine de la motiver, mérite qu'on s'y" arrête, et bien qu'il
affecte de tenir surtout compte à Mozart de s'être montré dans la
Flûte enchantée pour la première fois un véritable maître aile-
MOZART ET LA FLUTE ENCHANTEE. Zi/l5
mand, on sent que son oracle ici lui est dicté par une saine et
calme appréciation des choses. Personne au monde mieux que le
grand symphoniste ne pouvait avoir à prononcer sur une partition
qui, grosse de tous les trésors de la polyphonie moderne, va du lied
au choral, à la fugue.' Et quand Beethoven déclare que la Flûte en-
chantée est le plus grand chef-d'œuvre de Mozart, il faut l'en croire.
Toute la splendeur de la musique est là, à commencer par l'ouver-
ture, un tour de force du génie. Mozart y bat les vieux maîtres du
contre-point sans avoir l'air d'y toucher et comme en vous disant :
u Voyez , ce n'est pourtant pas plus difficile ! » Tant de science lui
semble un jeu.- S'il emploie la fugue, c'est que son sujet l'y convie,
et qu'il veut, comme le prêtre d'Isis, « par l'ombre et la nuit, con-
duire l'initié vers la lumière. » Ce sens mystérieux qu'on retrouve
partout dans le chef-d'œuvre, c'est la vie même de Mozart, avec ses
erreurs, ses travaux, ses degrés d'initiation parcourus. A propos de
symbolisme, qui n'a remarqué dans la Flûte enchantée cette prédo-
minance triomphante du majeur, du mode-clarté, transparence, lu-
mière? Lorsque survient le mineur, le mode-nuit, ténèbres, c'est
par accident, et comme une nuée voilant le céleste azur. A cette
harmonie si longtemps cherchée, trouvée enfin, le majeur devait
servir d'expression, de couleur. Désormais le beau divin et le beau
humain ne font qu'un; plus d'antagonisme des deux principes, de
lutte comme au moyen âge : l'idéal dans le sensuel, l'infini dans le
fini, une musique qui, si quelque chose pouvait l'égaler, ne trou-
verait son terme de comparaison que dans la plastique des Grecs
ou la peinture de Raphaël.
Henri Blaze de Bory.
LA
PAPAUTÉ MODERNE
D'APRÈS LES CARDINAUX CHIARAMONTI,
PACCA ET CONSALVI.
1. Mémoires du cardinal Consalvi, traduits par M. Crétineau-Joly.
II. Omiliu del cittadino cardinale Chiaramonli , vescovo d'Imoln (Imola 1797).
III. Mémoires du cardinal Pacca.
Une histoire de l'état pontifical depuis son premier contact avec
la révolution française ne serait guère autre chose que la descrip-
tion de cette crise prolongée et profonde qui, dissolvant peu à peu
l'institution mixte de la papauté et la dépouillant de son élément
politique, semble toucher aujourd'hui à sa terminaison. Cette his-
toire de près de soixante -dix années se partagerait en deux pé-
riodes bien distinctes: la première, commençant au traité de To-
lentino, qui enleva au saint-siége les trois légations, et finissant à
la restauration de 181/;, qui les lui rendit; la seconde, se conti-
nuant jusqu'au moment où nous sommes. Pendant la première, la
révolution vient du dehors, violente et impopulaire ; après les léga-
tions, elle emporte le reste, et deux fois renverse le trône ponti-
fical ; elle ne discute pas, elle devance ou remplace les idées par la
force, et disparaît sans avoir rien fondé, car la force à elle seule
ne fonde rien. Pendant la seconde, le mouvement recommence,
mais du dedans, non plus par la force, mais par l'esprit; ce sont les
germes laissés par la France qui repoussent sous la chaleur du gé-
nie italien. La révolution, plus réfléchie, reprend son œuvre par
LA PAPAUTÉ MODERNE. lllil
les idées libérales; comprimée, mais en même temps disciplinée
par la réaction aveugle des gouvernemens, compromise plutôt que
servie par des complots et des affiliations secrètes, elle envahit
pourtant peu à peu les intelligences. Les livres, l'agitation des ré-
formes, la contagion des idées qui arrivent de tous les horizons de
l'Europe, sont ses auxiliaires. Le fruit de cette longue lutte, c'est
que la question, bien et dûment débattue, se précise, qu'on en sai-
sit de plus en plus clairement les élémens essentiels, que le prin-
cipe de l'ancien régime et le fait de la société moderne se définis-
sent, se comparent, se reconnaissent à fond, et qu'enfin un jour
vient où, placés face à face en pleine lumière, ils se déclarent offi-
ciellement et réciproquement incompatibles. Telle est la situation
du moment où nous sommes, et sans doute aussi la fin de la se-
conde période.
Il ne sera peut-être pas sans intérêt, s'il est vrai que nous tou-
chions au terme de cette dernière période, de remonter dans la pre-
mière, pour comparer les temps et retrouver les impressions que
produisirent alors, sur les hommes du plus haut rang et de la plus
haute vertu dans l'église, les coups soudains du directoire et de
l'empire. Quelle fut leur pensée spontanée et en quelque sorte in-
tuitive sur le pouvoir temporel , quand ils le virent par terre V Per-
sistèrent-ils à croire, aussi absolument qu'on y croit aujourd'hui,
à la nécessité providentielle de ce pouvoir pour l'indépendance de
l'église? Quelles leçons pour le présent, quels pronostics pour l'ave-
nir tirèrent-ils de ces désastres redoublés? A quelques-unes de ces
questions les mémoires récemment publiés du cardinal Consalvi
fournissent déjà des réponses assez significatives et des plus au-
thentiques : toutefois ils ne sauraient donner une connaissance suf-
fisante des idées hardies qui jaillirent alors comme le reflet même
des. événemens. Nous en compléterons l'étude par deux documens
peu connus, quoique imprimés depuis longtemps : l'homélie de
Chiaramonti (Pie YII), alors évêque d'imola, sur la démocratie
moderne, et un écrit du cardinal Pacca sur les conséquences de
l'abolition du pouvoir temporel. De cet examen il résultera que,
sur cette grave question, la pensée catholique de ce temps-là dif-
férait beaucoup de celle d'aujourd'hui, qu'elle jouissait d'une bien
plus grande liberté, qu'elle montrait bien plus de force et de com-
préhension, et qu'enfin, dans l'esprit de plusieurs de ces hommes
éminens, l'élément religieux de la papauté pouvait, non-seulement
sans inconvéniens, mais avec de notables avantages, se dégager de
la dangereuse solidarité de l'élément politique. Aujourd'hui même
qui peut savoir ce qui, dans cette région élevée de l'église, se mé-
dite sous le voile du respect et de la discipline, et attend son mo-
448 REVUE DES DEUX MONDES.
ment? Qui sait quelles pensées discrètes et silencieuses mûrissent
autour du saint-siége, prêtes à paraître quand les circonstances les
appelleront? Car à Rome aussi les circonstances, quand elles sor-
tent de causes permanentes et portent un caractère définitif, ont
voix prépondérante dans les conseils des hommes; il y a toujours
des esprits prêts à les écouter, et la force des choses, une fois bien
comprise, n'y connut jamais de rebelles.
I.
Les trois légations, cédées par le pape à la France en vertu du
traité de Tolentino, avaient été réunies à la république cisalpine.
Les principales réformes françaises y avaient été, comme partout où
pénétraient nos armées, promptement ébauchées, et les principes
en étaient bien compris. Alors parut, dans l'un des diocèses de ces
provinces, à l'occasion des fêtes de Noël (1797), un écrit épiscopal
fort imprévu intitulé : Homélie du citoyen cardinal Chiaramonti,
évêque d'Imola, — an VI de la liberté. C'était un acte d'entière
adhésion au principe de la démocratie moderne sous la forme ré-
publicaine qu'elle portait alors. Cet évêque d'Imola avait déjà été
remarqué l'année précédente par le général Bonaparte. Tandis que
tous les autres évêques avaient pris la fuite devant les troupes du
directoire qui envahissaient les Romagnes , il était , lui , resté à son
poste. C'est là le moment précis où, pour la première fois, ces deux
hommes furent en rapport; encore quelques années, et ils allaient
jouer ensemble sur la scène du monde deux grands et terribles rôles,
l'un étant devenu l'empereur Napoléon, l'autre le pape Pie VIL
Cette homélie est volontiers passée sous silence par les biogra-
phes. Ceux qu'offensait le scandale d'un futur pape adoptant si
facilement les principes modernes ont cherché à en étouffer le sou-
venir, d'autres ont essayé d'en contester la portée ou d'en fausser
le sens; Artaud en change tout simplement la date pour la reporter
au temps des troubles qui suivirent la mort de Duphot : il voudrait
faire croire qu'elle fut une inspiration de la peur, et suppose har-
diment que des mains étrangères l'interpolèrent sous les yeux de
l'auteur. Un autre, plus hardi et plus sommaire encore (voyez l'é-
dition de Feller de 1849), lui fait dire exactement le contraire de
ce qu'elle dit. « Une pastorale, affîrme-t-il , où il rendait douteuse
la compatibilité de la religion avec le système républicain, irrita les
partisans du nouvel ordre de choses. » La vérité est que, loin de
vouloir la rendre douteuse, cette pastorale n'a d'autre but que de
l'affirmer et de la faire entrer dans les esprits, comme on verra. Au
reste, cet écrit est le seul qui soit sorti de la plume de Chiaramouti,
LA PAPAUTÉ MODERNE. /[A9
tout ce qu'on trouve ailleurs signé de son nom n'étant qu'œuvres
officielles et rédactions de ministres ; c'est donc le seul qui nous
transmette l'image de son âme. On y sent bien en effet l'âme sym-
pathique qui respire dans les beaux portraits de David ; c'est par-
tout une émotion douce, une mysticité affectueuse, et comme un
épanchement continu de cette tendresse diffuse et un peu redon-
dante qui répand tant d'onction dans l'Évangile de saint Jean.
L'œuvre littéraire est médiocre et monotone : c'est que dans ses lon-
gueurs il cherche moins à développer des pensées qu'à répandre son
amour sur son peuple, et la parole politique s'y fond comme dans
un écho religieux qui l'accompagne toujours; mais nous ne devons
ici qu'en indiquer la contexture et en faire saisir le sens par une
courte analyse.
Il prend naturellement pour point de départ l'objet même de la
fête, c'est-à-dire la naissance de l'enfant dont le nom doit affran-
chir les hommes et les rappeler à leur fraternité originelle. Il salue
donc, sous la chaumière de Bethléem, la liberté, mais avant la li-
berté le devoir, qui en est la première condition. Subordonner
l'individu à l'ordre, l'instinct à la loi, l'orgueil à l'égalité de tous,
préparer ainsi par le perfectionnement individuel le perfectionne-
ment social, voilà ce qu'annonce avant tout la pauvreté divine de Jé-
sus. Cette subordination de la matière à l'esprit, qui, sans anéantir
les passions, les tient sujettes, c'est l'ordre dans l'homme, et la loi
qui l'oblige envers lui-même est celle-là précisément qui le rend
capable de s'associer aux autres. Est-ce à dire que cette doctrine
tende à détruire ce qui le fait homme, et à lui ôter, au profit de la
loi, la liberté? A Dieu ne plaise! « Ce mot de liberté, dit-il, a son
droit sens dans le catholicisme aussi bien que dans la philosophie; »
il n'exprime point la licence, il ne constitue point un droit au mal;
dans la liberté même, il y a le devoir, et nous devons en user non
pour la discorde, mais pour l'ordre et pour la paix. Le bon évêque
ne sait rien, comme on voit, de cette sophistique de nos jours, qui,
corrompant les mots pour dénigrer les choses et feignant de confon-
dre la notion de liberté avec celle de droit, prétend que la liberté du
mal et de l'erreur serait le droit à l'erreur et au mal, comme si la
liberté était autre chose que l'arène où le devoir s'exerce, et où lut-
tent d'une lutte éternelle le vrai et le faux. Aussi est-ce par là qu'il
aborde la liberté politique: il la loue de ce qu'elle exige des vertus.
<( La forme de gouvernement démocratique , dit-il , adoptée parmi
nous ne répugne pas à ces maximes; au contraire, elle réclame ces
vertus sublimes qui ne s'apprennent qu'à l'école de Jésus-Christ, et
dont l'observation religieuse fera le bonheur et l'éclat de votre répu-
blique. » Loin de vous les vues étroites des partis! «Que la vertu qui
lOME Lvi. — 1865. 20
Zi50 REVUE DES DEUX MONDES.
perfectionne, éclairée par la raison et achevée par l'Évangile, soil
le seul fondement de notre démocratie! » Ayons les vertus des an-
ciennes républiques, surtout celles des Romains nos ancêtres, mais
épurées par le christianisme. Les vertus morales ne sont que l'or-
dre dans l'amour {7ion sono poi altro che l'ordine nelV amore); elles
nous formeront à la vraie et droite démocratie, qui ne s'occupe que
de la félicité commune. Ne rêvons point l'égalité absolue des forces,
des intelligences, des mérites, des propriétés; ce sont là des chi-
mères qui ne se réaliseront jamais : égalité monstrueuse, purement
arithmétique, qui détruirait à la fois l'ordre naturel et l'ordre mo-
ral. Qu'est-ce donc que la vraie égalité? « Entendue dans son droit
sens, dit-il, c'est celle qui se fonde sur l'harmonie, lorsque chacun
exerce dans la société une influence proportionnée à ses facultés
matérielles et morales, et y puise ce qui peut contribuer à son bien-
être [s'annonizza qiiando ognuno , a misurn délie suc forze fisiche
e rnorali^ influisce nella società, qiiando dalla socielà riceve cib che
gli si conviene pel suo ben essere). »
On sent bien, ce nous semble, rien qu'à lire cette définition à la
fois si élevée et si pratique, que Ghiaramonti, dans cet unique essai
de sa plume, résumait des méditations antérieures, et ne faisait
nullement, comme le suppose son superficiel historien, un écrit de
pure circonstance, destiné à calmer quelques paysans ameutés qui
n'y auraient d'ailleurs rien compris. Sa conclusion est qu'il faut con-
sidérer du haut de la pensée religieuse les événemens accomplis,
accepter la nouvelle situation faite à l'église, et dont l'église peut
très bien s'accommoder. « Humiliez-vous avec moi, frères chéris;
baissez vos fronts devant les impénétrables desseins de la Provi-
dence divine. Que la religion catholique soit toujours le plus pré-
cieux objet de votre amour; mais ne croyez pas qu'elle s'oppose à
la forme démocratique du gouvernement. » Vous pouvez, en cet
état, rester unis à votre Dieu; vous pouvez, par vos vertus, « con-
tribuer à la gloire de la république et des pouvoirs qu'elle a éta-
blis... Oui, mes chers frères, soyez bons chrétiens, vous serez
excellens républicains [siatc buoni rnsliani, et saretc oilimi de-
rnocralici). »
Ces idées ne doivent point assurément être jugées au point de
vue politique. Un peuple ne passe point si aisément d'un régime
monarchique à celui de la démocratie : les exhortations à la vertu
n'y sauraient suffire ; mais ce qui, de la part de l'homme d'état, ne
serait que vertueuse illusion, devient autre chose dans la bouche
de l'évêque. Que veut ici l'évêque? Dégager la religion des troubles
de la terre, ne pas laisser croire que, parce qu'une société se trans-
forme, Dieu pour cela s'en absente, empêcher que le faux zèle ne
LA PAPAUTÉ MODERNE. /|5l
compromette l'intérêt religieux dans une question de domaine, qu'il
n'incarne la foi dans la figure d'un monde qui passe, qu'il n'ima-
gine follement renfermer l'éternité dans le temps. Sa délicatesse
intellectuelle répugne à ce mélange et cà cette solidarité du tem-
porel et du spirituel. Les maux qu'entraînent les révolutions peu-
vent troubler son cœur, mais n'obscurcissent point le regard de son
esprit. Il sait qu'elles n'arrivent point sans cause; il sait qu'au fond
de cette mêlée d'intérêts, de passions et de mauvaises pratiques
qui les souillent, il y a toujours un fait fondamental à dégager pour
s'y soumettre. Voilà pourquoi il prêche la résignation aux faits ac-
complis, et pourquoi il accepte l'annexion des trois légations à la
cisalpine. — Mais, dira-t-on, fut-il fidèle à ce bel idéal? Lorsque,
deux ans après, il fut pape, n'essaya-t-il pas, lui aussi, de reven-
diquer ces mêmes légations, d'abord de l'Autriche, puis de la France,
et de reconstruire le domaine dans son intégrité? Plus tard encore,
quand l'empereur Napoléon s'avisa tout d'un coup de se déclarer
empereur de Rome aussi bien que de la France et supprima de
nouveau la souveraineté temporelle, Pie VU ne la défendit-il pas
jusqu'à l'extrémité, jusqu'à l'excommunication? A ces objections la
réponse est facile, et, en distinguant l'homme du pontife, elle achèr-
vera son portrait.
Chiaramonti, cardinal évoque d'Imola, n'avait pas à répondre du
gouvernement de l'église : sa pensée était à lui, et n'engageait rien
ni personne; mais, pape, il n'est plus lui-même, il est finstitution
qu'il représente. Il subit la loi du dépôt confié à sa garde. Organe
principal de ce grand corps, il le défend comme se défend toute vie
organisée, comme se défend toute institution humaine. Il ne peut,
par sa volonté propre, ni le dissoudre, ni le diminuer; mais si, par
quelque influence extérieure et invincible, cette dissolution s'opère
et qu'elle paraisse définitive, alors son dogme même Foblige à y
reconnaître un décret divin et à s'y soumettre. jNous n'inventons
point cette théorie; on verra tout à l'heure que le cardinal Pacca,
conseiller et ministre de la fameuse excommunication de 1809, s'en
est servi pour expliquer et justifier sa conduite. Ce serait donc mai
comprendre Pie VU que de ne pas distinguer dans ses acLes ce qui
est imposé au souverain de ce qui est le penchant de l'homme, ce
qui appartient à la fonction impersonnelle de la pensée person-
nelle. Plus d'un indice, plus d'un fait dans sa vie confirme cette
distinction. Jamais il ne souffrit que la question du domaine com-
pliquât une question religieuse, et plus d'une fois, dans ses mé-
moires, Consalvi, ce grand et habile défenseur du pouvoir temporel,
en a fait lui-même la remarque. Par exemple, lors des négociations
relatives au couronnement de l'empereur, on pressait vivement le
A52 REVUE DES DEUX MONDES.
pape de profiter, pour recouvrer les légations, d'une circonstance
aussi extraordinaire. Quelle merveilleuse occasion, lorsqu'il allait
consacrer par la religion un pouvoir politique, d'exiger en échange
qu'on restituât son domaine politique à la religion! a Le cardinal
Fesch, dit Consalvi, insista souvent et avec ténacité pour que le
pape mît à sa complaisance la condition que les trois légations se-
raient restituées au saint-siége ; mais Pie VII ne songeait pas à faire
entrer pour quelque chose le temporel dans sa' détermination. Il
rejeta cette idée, il défendit même qu'on lui en parlât doréna-
vant (1). »
Passons maintenant au cardinal Pacca, dont l'opinion, plus ex-
plicite, plus raisonnée, rédigée en plein calme, sous la papauté res-
taurée, ne peut certes pas plus que la précédente être attribuée à
aucune crainte, à aucune impression passagère; elle achèvera ce
que nous voulons dire sur la liberté d'esprit qui régnait à cette
époque dans l'église, alors que les opinions politiques des catholi-
ques n'avaient pas encore été renfermées dans le cercle toujours
croissant de la croyance passive.
Pacca avait été en 1808 nommé par Pie Vil prosecrétaire d'état,
avec les pouvoirs de premier ministre. Homme de bien, d'une piété
austère, d'un dévouement sans réserve et sans apparat, bon prêtre,
politique peu délié et tout d'une pièce, il n'avait ni la souplesse ré-
sistante de Consalvi, son prédécesseur, ni la sagesse longanime de
Pie VII, sou souverain. A vrai dire, il prenait ou plutôt il subissait
le pouvoir dans un moment d'angoisses sans pareilles et d'inextri-
cables difficultés : c'était le moment fatal où Napoléon, arrivé à ce
point de l'ivresse où le vertige commence, voulait enrôler le pape
comme un vassal dans sa politique sans issue, et l'entr^ner, satel-
lite perdu d'un astre échappé de son orbite, dans l'espace indéfini
de ses projets. Pour soutenir une telle lutte, Pacca ne trouva d'autre
ressource qu'une fermeté inflexible, répondit à la force par les notes
les plus énergiques, conseilla et rédigea la bulle d'excommunication
qui frappait au front son terrible adversaire. Qui ne croirait qu'aux
yeux d'un tel homme le domaine temporel était chose sacrée, vou-
lue de Dieu, absolument nécessaire à l'indépendance de l'église, à
la prospérité de la religion? Eh bien! c'est le contraire qu'il pen-
sait. En réalité, ce qui lui inspira cette conduite, ce n'était pas la
pensée de défendre un pouvoir temporel dont il ne sentait que
trop en ce moment même le poids inerte et inutile : c'était l'hon-
neur de résister à la force nue, c'était la nécessité de ne pas laisser
voir au monde une religion servante d'un empire. Il défendit le
(1) Mémoires de Consalvi, t. Il, p. 392.
LA PAPAUTE MODERNE.
domaine comme on défend une position même intenable, quand ohi
n'est pas autorisé à l'abandonner; mais il le croyait perdu à jamais
et ne le regrettait pas.
C'est le sens d'une lettre qu'il adressait à son frère le 1" no-
vembre 1816, et qu'il publia comme introduction à ses mémoires,
pour donner la clé des faits qu'ils contiennent. On lui avait repro-
ché, c'est lui-même qui nous l'apprend, d'avoir par son impéritie^
sa précipitation, sa témérité, sa faiblesse, causé le désastre de la
papauté et les malheurs du pape. — Pourquoi, disaient les uns,
avait -il irrité par ses notes acerbes un empereur tout -puissant
dans l'ivresse de ses triomphes? Pourquoi, au lieu de plier un mo-
ment pour adoucir le choc, avoir lancé une excommunication in-
utile sur des incrédules qui s'en moquaient? Pourquoi n'avoir pa.s
au moins mis le pape en sûreté avant de provoquer la tempête? —
Pourquoi même, disaient quelques autres, n'avoir pas essayé de
soulever les populations et de renouveler les vêpres sicihennes ? —
Devant ces critiques, les unes raisonnables ou spécieuses, les au-
tres folles, Pacca descendait dans sa conscience, et pendant les lon-
gues nuits de sa prison de Fénestrelles il parvint à se rassurer par
les considérations consignées dans cette lettre à son frère. Gomme
apologie, comme politique, on y trouverait beaucoup à redire : ce
qui nous intéresse, c'est son jugement sur la chute du domaine
temporel et les raisons pour lesquelles il en prenait son parti.
Il observe d'abord qu'en un temps si fertile en catastrophes,
quand l'antique Venise, quand la libre Hollande, quand les trois
royaumes de la maison de Bourbon sont tombés coup sur coup, il n'y
a guère lieu de s'étonner qu'un petit état pacifique et sans défense
ait succombé comme les autres; mais celui-ci du moins ne périt pas
tout entier : il laisse survivante l'église pour laquelle il avait été fait,
et, en tombant dans l'histoire, il y trouvera sa réhabilitation. Vu
alors de loin et d'ensemble, à l'abri désormais des méfiances, des
préjugés et des haines si longtemps déchaînés contre lui, il obtien-
dra justice. Jugé dans des idées plus générales et comparé d'époque
en époque aux autres gouvernemens, il apparaîtra avec un éclat
inattendu, entouré de ses puissantes œuvres, qui sont la civilisation
des races barbares, le développement de la bienfaisance publique,
la renaissance des arts et des lettres. Cette justice pourra se faire
attendre, mais elle viendra; « on appréciera tout le mérite des pon-
tifes, et on avouera, dit-il, ce que la vérité a arraché de la bouche
de Napoléon lui-même, que le gouvernement pontifical fut le chef-
d'œuvre du génie et de la politique humaine. »
Mais autres temps, autres conditions. Sans doute Bossuet n'a pas
tort, lorsque, cherchant la raison historique du domaine temporel,
hbh REVUE DES DEUX MONDES.
il la trouve dans la division de l'Europe, partagée en un grand
nombre d'états ennemis, et il se peut en effet que les papes, sujets
de l'un d'eux, eussent été suspects à tous les autres, et n'eussent
pas exercé leur ministère avec la liberté et l'impartialité désirables;
cependant cette explication de Bossuet n'est bonne qu'à partir du
démembrement de l'empire romain. Avant ce démembrement, « les
papes n'avaient-ils pas pendant huit siècles gouverné l'église, et
n'en avaient-ils pas reculé les bornes jusqu'aux limites du monde
connu? » C'est qu'alors, l'empire romain étant un et presque uni-
versel, ces jalousies, ces rivalités entre états chrétiens n'existaient
pas. Or de nos jours, sous la main de Napoléon, la même situation
semblait se reproduire. La France agrandie jusqu'au Pdiin, des rois
vassaux et grands dignitaires de l'empire, le reste subjugué par
crainte ou entraîné par influence, tout cela semblait reconstruire
l'ancienne unité politique de l'Europe, et Pacca croyait entrevoir
dans ces vastes changemens, dont l'abolition du temporel de l'église
n'était qu'un épisode, un secret conseil de la Providence, qm vou-
lait que u les papes pussent une seconde fois, dit-il, quoique sujets,
gouverner sans de graves inconvéniens l'église universelle. » Rêve
sans doute que cet empire européen ! mais transposez la pensée de
Pacca dans la réalité présente, et elle devient parfaitement vraie. Il
existe de nos jours, mais sous une autre forme, un empire plus
universel que n'aurait pu jamais être celui de Napoléon, et sous
lequel les papes peuvent, s'ils le veulent, correspondre avec tout
l'univers, à travers toutes les frontières, à travers tous les articles
organiques dressés pour arrêter leurs bulles : il s'appelle l'opinion.
Son concordat est tout fait : il oiTre à qui le reconnaît la liberté, et
à qui lui apporte la raison et la science l'autorité.
Ce n'est pas tout. Jusqu'ici, on l'a pu voir, Pacca se résigne, en
vue de compensations, à la ruine de son gouvernement; bientôt il va
plus loin : il y trouve, non plus seulement des compensations, mais
des mérites positifs et intrinsèques. Que d'abus supprimés! que de
forces perdues dans la politique qui seront rendues à la religion!
Là-dessus, il est vrai, il glisse rapidement, comme sur des matières
bridantes; mais pressez ses paroles, et vous en verrez sortir un
jugement des plus sévères sur les abus inhérens et incorrigibles
du pouvoir temporel. « Les souverains pontifes, dit-il, délivrés de
ce lourd fardeau, consacreraient désormais tous leurs soins au bien
spirituel de leurs fidèles; l'église, privée de l'éclat des richesses et
des honneurs, ne verrait plus entrer dans son clergé que ceux qui
aspircFit au bien, qui bomim opus dcsidcraïUi les papes ne consul-
teraient plus la naissance, les recommandations dans le choix de
leurs conseillers; la foule peu édifiante des prélats fonctionnaires»
LA PAPAUTÉ MODERNE. A 55
qui pullulent autour du saint-siége, disparaîtrait. » Et à ceux-ci il
applique assez plaisamment ces paroles d'un psaume : « vous avez,
Seigneur, multiplié cette race, mais vous n'avez pas augmenté notre
joie; muUiplicasti gentcm, sed non magnificasti lœtitiaml)) Que de
choses sous ces indications discrètes d'un cardinal ministre! et, si
l'on veut approfondir, que de choses plus graves encore sous cette
dernière observation, « qu'on n'aurait plus aucun lieu de craindre
(le pouvoir temporel étant supprimé) que les décisions ecclésias-
tiques fussent jamais influencées par des considérations politiques
et matérielles, dont le poids jeté dans la balance aurait pu la faire
pencher vers une condescendance excessive ! » Ainsi même « dans
les décisions ecclésiastiques » la politique et la matière auraient été,
selon lui, parfois prépondérantes! Peu de traits, partis des mains
les plus hostiles, ont pénétré aussi avant que celui-là.
C'est ainsi que ce ministre, avec une liberté qui d'ailleurs a tou-
jours été plus commune en Italie, où l'on voit de près les hommes
et les choses, que dans les autres pays catholiques, où l'on est sous
le prestige de l'inconnu, justifiait devant sa conscience, par l'inuti-
lité du pouvoir temporel, les mesures extrêmes qu'il avait prises
dans d'extrêmes difficultés. Si donc il frappa un coup trop hardi au
risque de perdre à jamais le domaine politique, c'est qu'il le croyait
déjà perdu et n'en avait nul regret. Il avait pensé que la papauté
politique devait mourir grandement, pour rappeler au moins dans
sa chute la gloire de ses anciens jours. Il avait voulu que l'église, en
se dépouillant de cette enveloppe temporaire, déployât toute son
âme, afin que le monde comprît qu'elle n'en dépendait point. Gela
n'est pas sans grandeur d'avoir pris de si haut même ses fautes.
Maintenant nous pouvons aborder Consalvi, esprit tout autre,
avec d'autres tendances, mais qui nous fera par d'autres chemins
abouti à la même conclusion.
IL
Entre les deux chutes du gouvernement papal, l'une sous le direc-
toire et l'autre sous l'empire, l'état romain, sans recouvrer les trois
légations, jouissait néanmoins d'une période de sécurité relative,
dont les six meilleures années, de 1800 à 1806, s'écoulèrent sous
le premier ministère de Consalvi. Aucun homme n'eût pu se ren-
contrer plus propre que lui à rétablir le courant du passé en le re-
dressant, à renouer les traditions sans s'y enchaîner, et à remettre
l'immobile métropole religieuse, autant que la nature des choses
pouvait le permettre, en rapport avec une société profondément
modifiée. Son éducation et ses débuts l'avaient préparé d'avance à
1^56 REVUE DES DEUX MONDES.
tout ce que pourraient exiger ce temps, ce lieu, ces circonstances.
Acheminé de bonne heure, par ses goûts, ses talens naturels et ses
premières rencontres, vers les fonctions publiques dont la carrière
s'était facilement ouverte devant lui, protégé par le dernier des
Stuarts, le cardinal d'York, et par les tantes de Louis XVI réfu-
giées à Rome, aimé de Pie VI, que l'orage devait emporter aussi,
ayant de la sorte frayé sa route parmi ces nobles débris des trônes,
mais trop clairvoyant pour ne pas comprendre que les ruines ne se
relèvent jamais entières, et qu'il faut savoir profiter des révolutions
mêmes qu'on étouffe, il pensait que de notables réformes étaient la
condition essentielle de toute restauration efficace. Intelligent de ce
qui convenait à l'antique cité sacerdotale, d'où la secte et la dispute
sont bannies, où il faut vivre dans la doctrine sans en remuer le
fond, où le mystère de l'existence s'accomplit régulièrement comme
un rite, où les œuvres de l'art et les souvenirs de l'antiquité sont
presque les seules curiosités permises à l'esprit, parce que seules
elles le rendent impassible aux agitations contemporaines, il réveil-
lait la tradition des belles études, ordonnait des fouilles, réparait
le Colisée et le Panthéon d'Agrippa, faisait déblayer les arcs de
Septime Sévère et de Constantin, protégeait les artistes illustres.
Il avait été, dans sa jeunesse, l'ami de Gimarosa; il le fut plus tard
de Canova et de Thorwaldsen ; il séduisait' par sa conversation.
Enfin, et de sa personne et par sa politique, il s'efforçait de rame-
ner Rome à ce calme d'autrefois et à ce demi-sommeil où la pen-
sée, à l'abri du doute, se berce plutôt qu'elle ne s'exerce : existence
pleine de plaisirs délicats qui avait fait au siècle précédent l'en-
chantement de beaucoup d' excellons esprits attirés de tous les
points de l'Europe, dangereuse pourtant par sa quiétude même en
ce qu'elle s'isole du mouvement général, s'attarde quand tout
marche, et se dérobe trop aux conditions de lutte et de recherche
qui sont le tourment et la force de l'esprit humain. Gomme diplo-
mate, il excellait par un esprit vif et contenu, flexible et persistant,
par une ingénieuse fertilité en raisons solides ou spécieuses et en
expédiens conciliatoires. Cardinal et non prêtre, il avait de l'esprit
laïque ce qu'il en faut pour les facilités du monde, avec une élé-
gance de mœurs simples qui le rendait éminemment propre aux
négociations du saint-siége, alors si délicates et si périlleuses. Dans
ses mémoires, écrits rapidement et à la dérobée en 1811, pendant
son internement à Reims, tout cet esprit et tout ce caractère trans-
pirent; la sincérité, la simplicité et l'ordre y font ensemble une lu-
mière toujours égale; parfois le récit s'anime en tableau, et alors
les personnages y prennent une vie, une attitude, une physionomie
frappantes de vérité liistoriqne. Est-il possible par exemple de
LA PAPAUTÉ MODERNE. 557
mieux peindre les brusqueries calculées, les éclats de passion et
l'éloquence soudaine du premier consul et de l'empereur, qu'il ne
l'a fait dans ces scènes dont il fut lui-même par deux fois, à dix
ans de distance, le témoin et l'objet aux Tuileries?
Mais ni son caractère, ni ses talens, ni ses négociations ne sont
de notre sujet : nous ne voulons ici recueillir que son témoignage
sur le fait capital qui nous intéresse, c'est-à-dire sur les destinées
de ce domaine temporel de la papauté qu'il gouverna, qu'il aima,
et dont il nous révèle mieux que personne, et sans y songer, l'in-
curable décadence. Nous verrons, par son récit du conclave, com-
bien le sacré-collége , préoccupé d'intérêts politiques, peut, dans
sa plus haute fonction religieuse, faire abstraction de la religion, —
par l'exposé de ses efforts pour la réforme administrative, combien
d'indignes intérêts la traversèrent, et, par un fragment de sa »cor-
respondance du congrès de Vienne, comment il pressentit l'in-
compatibilité qui allait s'établir, à partir de la restauration, entre
l'esprit du gouvernement ecclésiastique et celui des temps mo-
dernes.
Toute élection, surtout dans les temps difficiles, s'appuie sur une
question principale, et l'on choisit l'homme pour la question. Au
1^'' décembre 1799, jour de l'ouverture du conclave à Venise, deui
questions étaient clairement posées devant les cardinaux : l'une
d'intérêt temporel, l'autre d'intérêt spirituel.
Depuis deux ans, la situation avait bien changé en Italie. Nos
armées avaient évacué les conquêtes de la guerre précédente; la
république cisalpine s'était évanouie; l'Autriche, agrandie de l'état
vénitien, s'était emparée à son tour des trois légations, et comme
l'esprit de Kaunitz et de Joseph II vivait encore à Vienne, elle
comptait bien les garder et s'en faire confirmer la possession par le
nouveau pape. Celui-ci serait-il homme à résister, à revendiquer,
à reprendre cette portion du domaine? Là était pour le conclave
l'intérêt temporel; mais, d'autre part, la révolution française fati-
guée semblait vouloir en finir, et de ce côté un rayon d'espérance
s'élevait pour l'église du milieu de tant de ruines. Cette révolution,
qui n'avait pas été, comme tant d'autres dont les histoires sont
pleines, un simple drame politique, mais l'explosion d'une crise de
l'esprit humain, une critique armée qui avait raisonné à coups de
sape et de canon, démoli les temples, renversé les états, rasé la
religion, enlevé un pape qu'il s'agissait alors même de remplacer,
applaudissait maintenant au jeune Bonaparte, qui l'avait frappée au
18 brumaire, qui établissait le consulat, qui annonçait la fin des
discordes civiles et le rappel de l'ordre moral, salué par les uns
àbS REVUE DES DEUX MONDES.
comme un nouveau Monk, par les autres comme le fondateur d'une
république régulière. Irait-il jusqu'à relever l'ancienne religion pro-
scrite? Là était pour le conclave l'intérêt spirituel.
Lequel de ces deux intérêts pèsera le plus dans la balance du
sacré-collége? Habitués que nous sommes, par nos libres études et
nos discussions publiques, à tenir surtout compte de la conscience
du genre humain et à placer les choses morales au-dessus de toutes
les autres, nous croirions volontiers que l'hésitation n'était pas pos-
sible. L'histoire même, jugeant du vrai par le vraisemblable, nous
avait jusqu'à présent raconté que cette considération de l'état re-
ligieux de la France s'était du moins produite vers la fin du con-
clave. On s'était souvenu, disait-elle, de certains mots par lesquels
le général Bonaparte s'était autrefois discrètement entr'ouvert, lors-
qu'il avait dit par exemple, après l'armistice de Bologne, au car-
dinal Mattei : « Que l'on traite avec moi; je suis le meilleur ami
de Rome, » et lorsqu'il avait plus tard, avec quelque affectation, loué
l'évêque d'Imola de n'avoir pas fui devant l'armée française. Ce
même homme, qui serrait maintenant dans sa main nerveuse les
rênes de tous les pouvoirs, se révélait tout à coup aussi grand dans
la politique que sur les champs de bataille. N'allait-il pas d'un coup
reconquérir l'Italie et d'un geste redresser le siège de saint Pierre?
Consalvi, secrétaire du conclave, écouté de tous, avait, disait tou-
jours l'histoire, déployé cette perspective pour déterminer Chia-
ramonti à accepter la candidature; puis il lui avait amené le ren-
fort du cardinal Maury et de son groupe. C'eût été certes un grand
relief pour le conclave qu'un tel dénouement. Malheureusement
cette histoire n'était qu'une légende, et c'est Consalvi lui-même
qui vient de l'effacer. Il ne fut dit mot de la question française, ni
des chances de rétablir en France le culte catholique. Cet intérêt
spirituel, qui touchait le monde entier, ne brilla au conclave que
par son absence. Recouvrer les trois légations, tel fut le pivot sur
lequel roulèrent toutes les intrigues, autour duquel manœuvrèrent
tous les chefs de factions. Mattei ne fut repoussé que comme can-
didat autrichien et signataire de ïolentino. Chiaramonti ne fut élu
que de guerre lasse, et parce qu'il ne donnait aucune prise à l'Au-
triche et ne céderait pas les légations. Ce ne fut pas même, comme
on l'a cru jusqu'ici, Consalvi qui eut l'idée de le proposer; ce fut
un Français, Maury. Ce fougueux et mobile personnage, certaine-
ment attentif à ce qui se passait dans son pays, pensa-t-il au nou-
veau Monk espéré des royalistes? Eut-il dès lors un moment la ten-
tation de ce qu'il fit plus tard? On n'en sait rien; mais on sait par
le récit du secrétaire d'état, qui savait tout, que les sollicitudes des
cardinaux ne se tournèrent pas un instant de ce côté, et que dans
LA PAPAUTÉ MODERNE. A 59
cette grande affaire religieuse ils ne firent pas de la religion, mais
de la politique.
On a toujours médit des conclaves; on les a souvent calomniés.
Cette fois, en repoussant l'exagération et l'injustice, il faut poui-
tant, devant un témoignage irrécusable, juger sans crainte, et, si
l'on se place à un point de vue religieux, juger sévèrement. Ajou-
tez donc à ces calculs politiques les calculs personnels, les ambi-
tions, les jalousies : à celui-ci on objecte sa famille, nombreuse et
peu riche, qui ne manquerait pas d'accaparer les honneurs et les
pouvoirs; celui-là est trop jeune, on aime les règnes courts pour en
hériter plus vite; cet autre (Gerdil) est vieux, il est vrai, et « note
point, dit Consalvi, l'espérance de succéder à ceux qui éprouve-
raient l'effet de cette faiblesse humaine; » d'ailleurs, par sa renom-
mée, ses vertus, ses écrits philosophiques, il semble répondre à la
circonstance; mais lors même que l'Autriche ne l'exclurait pas, il
ne peut réussir, parce que « sa grande régularité, dit encore Con-
salvi, pouvait devenir dans l'exercice du gouvernement sévérité et
rudesse excessive, » ce qui veut dire, en termes plus clairs, qu'il eût
attaqué les abus et tenu compte du mérite. Il signale encore l'ambi-
tieux qui, ne pouvant être pape, veut au moins en faire un, l'intrigant
qui entrave tout par « ses artificieuses machinations, sa mauvaise
foi et ses cabales. » Ferons-nous peser sur la majorité d'une assem-
blée qui comptait des hommes tels que Chiaramonti, Consalvi, Bel-
lisomi, Gerdd et beaucoup d'autres non moins justement estimés,
la responsabilité d'un tel abaissement? Non certes. Ici les hommes
sont maîtrisés par les choses; ils portent sous la pourpre ces plaies
de l'église que Pacca nous a déjà révélées. Il y a dans cette solida-
rité d'élémens contraires qui compose le gouvernement romain,
dans les mille intérêts attachés à une institution compliquée et dé-
crépite, dans le train des habitudes, dans le respect des vieillards
pour la routine, dans les influences des grandes familles, une force
acquise qui entraîne tout, et que l'idée abstraite du mieux ne suffit
plus à détourner de sa funeste direction. C'est en s' aidant de cette
force que l'ambition et l'intrigue de quelques particuliers s'impo-
sent à une volonté plus générale et meilleure. De même que notre
intelligence, entravée plutôt que servie par une organisation pe-
sante et malsaine, se sent trop souvent défaillir et tomber au-des-
sous de la région idéale qu'elle voudrait habiter, ainsi la pensée
vraie et intime de ces assemblées vénérables qui représentent l'é-
glise, alourdie par la masse du corps politique qu'elle traîne après
elle, perd sa force naturelle d'ascension, et semble n'aspirer plus
qu'à descendre.
Cependant le choix du conclave se trouva bon, précisément parce
360 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il répondit à ce qu'on n'avait pas prévu. La victoire de Marengo
ayant bientôt après chassé l'Autriche de l'Italie, la question secon-
daire du domaine temporel qui avait ébloui les cardinaux s'éclipsa
devant la question capitale de la restauration religieuse qui se levait
du côté de la France. Pie VII et le premier consul coïncidaient mer-
veilleusement en leur commun dessein : le premier par un esprit
conciliant, qui, soutenu d'un courage passif , le faisait plier jus-
qu'à l'extrême limite des concessions permises sans la dépasser, le
second par la fougue préméditée, les adroites colères et l'impatience
menaçante qu'il savait montrer à propos pour couper court aux
temporisations ordinaires de la cour de Rome. De là cet acte si dé-
cisif pour l'époque, si audacieux devant la révolution, si extraordi-
naire dans l'église, le concordat. Le prélat Consalvi fut fait cardinal
pour aller le négocier à Paris ; ensuite , fortifié par un si grand
succès, il revint essayer à Rome de diriger comme premier mi-
nistre et d'affermir comme réformateur l'état ressuscité. C'est dans
sette tentative de réforme que nous allons maintenant le suivre.
III.
Consalvi avait le mérite, assez rare parmi les adversaires de la
révolution, de ne pas la maudire' aveuglément, et de savoir discer-
ner à travers la violence des procédés le bien qu'elle apportait ou
qu'elle rendait possible. « La révolution, dit-il, avait tout boule-
versé; mais il était facile de tirer le bien de ce mal. » Parmi les
anciennes institutions, il reconnaissait que quelques-unes ne répon-
daient plus à leur origine; « on en avait altéré, changé ou corrompu
quelques autres, et il s'en trouvait qui ne convenaient plus aux
temps, aux idées nouvelles, aux nouveaux usages. » Il résolut donc,
avec l'approbation du pape, d'entrer hardiment dans une carrière
dont il n'ignorait ni les aspérités ni les obstacles. Pour rattacher à
ses projets des hommes bien intentionnés dont l'appui pût le sou-
tenir contre une opposition déjà toute prête, il chargea une con-
grégation de cardinaux d'élaborer un plan, fort limité d'ailleurs, et
de proposer des institutions « adaptées, dit-il, aux conditions mo-
dernes, » et dégagées des vices et des abus qui s'étaient glissés
dans les anciennes; mais cet appui même devint l'écueil. Son projet,
amendé, amoindri, faussé, fut réduit à une réforme illusoire, et les
intrigues de l'opposition furent telles que « le pape même, dit-il,
n'eût pu lui tenir tête. » Si peu qu'on eût obtenu, l'irritation des
intéressés fut inexorable, et quand la bulle Post diuturnas, qui res-
treignait quelques juridictions et diminuait des appointemens, fut
publiée, les prélats, même ceux qui étaient nouvellement promus,
LA PAPAUTÉ MODERNE. 461
et à qui par conséquent on ne retranchait rien, ne se continrent
plus. « Cette irritation, dit Consalvi, devait plus tard paralyser le
régime qu'on inaugurait. Ils en devinrent les ennemis les plus
acharnés et cherchaient constamment à l'ébranler. » C'est ainsi que
commençait cette série d'efforts toujours contrariés, toujours inter-
rompus par des clameurs bruyantes ou par des manœuvres occultes,
qui conduisirent le gouvernement romain jusqu'à sa nouvelle chute
de ISliS.
Ce premier et infructueux essai de réforme administrative fut suivi
d'une autre et grande tentative de l'ordre économique, non moins
laborieuse, encore plus entravée, mais qui, grâce à l'appui du pape,
réussit mieux.
Depuis les derniers temps de la république romaine, l'Italie cen-
trale n'a cessé d'être le théâtre d'une sorte de guerre permanente
entre l'administration et la propriété rurale. Les distributions de blé
attiraient et aggloméraient dans la ville une plèbe nombreuse enlevée
aux campagnes, où les bras manquèrent au travail, et déjà du temps
de Caton l'ancien la mise du sol en pâturages, même mauvais, malè
pascere, constituait l'exploitation la plus productive. Ensuite d'im-
menses fortunes, grossies par le pillage du monde, couvrirent le
pays de villas et de latifundia qui le dépeuplèrent de cultivateurs
libres. Enfin la navigation, amenant à bon marché les blés de Sicile,
d'Afrique et de Sardaigne, fit aux derniers propriétaires cultivateurs
une concurrence désastreuse. Cette guerre économique entre l'ad-
ministration, qui nourrissait une populace oisive, et la propriété ru-
rale s'est prolongée à travers le moyen âge jusqu'à nos jours. Les
papes, revenus d'Avignon, essayèrent bien d'y remédier; mais la
science de ces choses n'existait pas encore : de bonnes mesures
étaient neutralisées par de mauvais expédiens, chaque changement
de règne changeait les règles, tantôt des encouragemens artificiels,
tantôt des restrictions nuisibles perpétuaient la ruine. Pie YI eut la
pensée de rendre le commerce libre, mais en même temps il régle-
mentait le travail, et l'idée juste se gâtait au contact de l'idée
fausse. Ce fut Consalvi qui eut l'honneur de porter le premier coup
décisif et de trancher le principal nœud de toutes ces erreurs; il fit
cesser la lutte séculaire entre l'administration urbaine et la pro-
priété agricole, en abolissant le monopole de l'une et en rendant à
l'autre le droit de travailler et de vendre à sa guise.
Ce monopole, bien décrit par le comte de Tournon dans ses Études
statistiques sur Borne, consistait en ceci : l'administration de Van-
none, dirigée par le cardinal camerlingue, pouvait seule acheter
certaines denrées de première nécessité, les grains, l'huile, le bé-
tail, au prix qu'elle fixait elle-même, pour les revendre au peuple
A62 REVUE DES DEUX MONDES.
à un prix également arbitraire et souvent à perte. On avait con-
struit d'immenses greniers où s'entassaient les grains, de vastes
caves pour les huiles. 11 était défendu d'abattre les agneaux blancs,
les noirs seuls étaient livrés à la consommation. D'autres produits
étaient taxés selon les circonstances et le bon plaisir des magistrats
de Yaniionc. Pour couvrir les pertes de la vente, on émettait des
billets à rembourser plus tard. « A l'aide de quelques lignes, dit
Consalvi, les papes faisaient en un jour ou deux fabi'iquer par le
mont-de-piété ou par la banque du Saint-Esprit deux ou trois cents
mille écus en papier, ce qui devait cà la longue entraîner et en-
traîna en effet la ruine de l'état. » Ainsi la propriété agricole, pres-
surée d'abord par le monopole, l'était ensuite par l'impôt pour
combler le déficit que le monopole avait causé, et ce beau sys-
tème, inventé pour prévenir les disettes, les multipliait en décou-
rageant la culture. Consalvi donc y porta la hache à l'aide d'une
congrégation qui cette fois, mieux choisie et bien soutenue par le
pape, le seconda loyalement; mais il lui en coûta de cruels dé-
boires, et il s'éleva comme la première fois des résistances achar-
nées et redoublées, auxquelles tout autre aurait succombé. Le ca-
merlingue de Yannone était le cardinal Braschi, neveu du précédent
pape. Irrité de la diminution considérable dont cette réforme frap-
pait ses revenus, il remua ciel et terre contre le ministre, souleva les
nombreux agens de son administration, répandit des inquiétudes
dans le peuple sur sa subsistance. « Il tourna contre moi toute sa
fureur, dit Consalvi; chef des créatures de son oncle, ii entraîna à
sa suite une multitude de partisans... 11 resta mon plus redoutable
ennemi, et ce fut seulement après mon ministère qu'il se montra
juste. Pendant la longue et terrible guerre qu'il me suscita, je n'op-
posai à ses actes que les marques les plus positives d'égards, d'es-
time et d'intérêt pour sa personne. »
De tels faits, dénoncés par un tel homme, sont précieux pour
l'histoire. Les paroles de Consalvi couvrent de leur authenticité et
de leur impartialité tout ce qu'ont pu postérieurement écrire de
plus agressif les Farini et les d'Azeglio. Et ne croyez pas qu'il
donne cela pour des faits accidentels et sans conséquence, il a boin
au contraire de les montrer comme inhérens au gouvernement ec-
clésiastique à cause de son principe d'immobilité trop bien défendu
par l'âpre égoïsme des privilèges. S'il est, dit-il, partout diflicile de
réformer et d'innover, cela devient surtout malaisé dans le régime
pontifical. Là tout ce qui est vieux est comme consacré par son
antiquité même, personne ne remarque que tout change dans ce
monde; mais ce qui, à Rome plus que partout ailleurs, s'oppose
aux réformes, « c'est la qualité de ceux qui y perdraient quelques
LA PAPAUTÉ MODERNE. 463
attributs de leur juridiction ou de leurs privilèges. » Il est difficile
de vaincre de telles résistances, et le pape même est forcé d'y
avoir égard. Ce sont des difficultés « qui fourmillent à Rome plus
que partout ailleurs. » Il ne pense même pas que jamais ce gou-
vernement puisse par ses propres efforts se délivrer de cette chaîne
d'abus, et si jamais il arrive k une forme régulière et à une admi-
nistration juste et rationnelle, ce sera grâce à quelque révolution
qui aura brisé le système et en aura balayé les débris. Aussi re-
commande-t-il à ses successeurs d'en profiter à la première occa-
sion. « Si la Providence, dit-il, nous accordait une seconde résur-
rection, il serait à désirer que le nouveau pouvoir, trouvant tout
changé et détruit, en profitât mieux qu'à la première restauration.
En maintenant les constitutions et les bases du saint-siége, il fau-
drait surmonter de force les obstacles et faire tout ce qu'exige-
raient l'altération des anciennes institutions, les abus introduits, les
expériences faites, la différence des temps, des caractères, des idées
et des habitudes. » Excellentes paroles que lui-même, de nouveau
ministre après 181/i, ne pourra réaliser, parce qu'alors la réaction
intérieure et la pression de l'Autriche l'entraîneront avec son gou-
vernement du côté des résistances aveugles et absolues !
IV.
Après 1814 en effet, tout changeait de face, ou plutôt le véritable
aspect du monde moderne commençait à se montrer. Depuis long-
temps les armées avaient presque seules rempli la scène du monde;
dans les dernières années surtout, des événemens énormes, roulant
comme des déluges sur la face de l'Europe, avaient comme submergé
et dérobé à la vue la société remaniée en 1789. Tout à coup, au pre-
mier apaisement, on voyait cette société reparaître, telle qu'une main
puissante l'avait organisée dans l'ordre civil, et demandant à se dé-
velopper de même dans l'ordre politique; elle reparaissait avec des
idées, des principes, des intérêts, autrefois inconnus ou méconnus,
mais qui avaient déjà pris corps et s'étaient mis en possession de leur
droit. Elle avait choisi pour base, elle avait mis au fond de toutes
ses pensées, de toutes ses volontés, la liberté de l'esprit, le droit de
libre discussion sur toutes choses, religion, philosophie, législation,
gouvernement. C'était encore toute la révolution. Les souverains
qui l'avaient vaincue, et qui s'étaient assemblés à Vienne pour l'en-
chaîner, se sentaient eux-mêmes pris par elle, et sous Fétreinte des
faits accomplis ils parlaient de transactions. Consalvi, envoyé au
congrès comme plénipotentiaire du saint-siége, devait voir les
choses de son point de vue romain ; aussi s'arrêta-t-il troublé de-
A6/i REVCE DES DEUX MONDES.
vaut ce mélange d'idées qu'il jugeait contradictoires. Son esprit, si
clairvoyant et si dégagé dans le train ordinaire de son gouverne-
ment, ne comprendra désormais plus rien au phénomène plus gé-
néral qu'il a sous les yeux. « Je suis sorti, écrivait-il après une con-
versation avec Hardenberg, Nesselrode et Castlereagh, je suis sorti
tout attristé de ce long entretien, où furent énumérées et discutées
toutes les questions à l'ordre du jour... On espère dominer la révo-
lution en la comprimant ou en la forçant au silence, et la révolu-
tion déborde même au milieu du congrès par toutes les fissures que
des mains trop intéressées ou trop complaisantes lui ouvrent à plai-
sir... J'ai développé cette pensée à mes nobles interlocuteurs; mais
les difficultés du temps et ce qu'on appelle si ingénument les aspi-
rations modernes servent de contre-poids fatal à tous ces retours
vers un ordre de choses plus stable... Nous ressemblons aux archi-
tectes de la tour de Babel, nous arrivons à la confusion des lan-
gues en posant les premiers fondemens de l'édifice. »
Comment ne voit-il pas qu'à une influence si générale, qui pé-
nètre jusque chez les rois absolus « par toutes les fissures » des vieux
pouvoirs ébranlés, il doit y avoir une cause générale aussi, qu'il se-
rait bon d'étudier et de comprendre avant de la combattre? Mais, on
le pressent, ce qui préoccupe Gonsalvi, c'est Rome. Ce qui l'effraie
et le scandalise, c'est cette liberté de l'esprit, cette reconnaissance
d'un droit à l'universel examen, que Rome, dans ses conditions ex-
ceptionnelles, ne peut admettre, mais qui s'installe de lui-même,
comme un fait souverain, au cœur du nouveau système. Dans une
Europe ainsi refaite, il ne trouve plus de place pour sa Rome d'au-
trefois ; il la voit même, dans un prochain avenir, envahie par ces
forces nouvelles qu'il se représente comme les organes du mal et
de l'erreur exclusivement. L'ennemi donc, à ses yeux, c'est la
presse. Il l'a osé déclarer à Louis XVIII aux Tuileries, au prince-
régent à Londres, et ce dernier « partageait ses appréhensions bien
plus promptement que le Bourbon aux idées libérales. » La presse est
le mal permanent, la puissance anonyme, occulte, qui parle à toutes
les passions. Jamais l'Europe « n'a été menacée d'une plus éton-
nante perturbation, » et cependant tout le monde veut en courir la
chance, même les princes. « La lutte entre le bon et le mauvais
principe ne sera jamais, dit-il, à armes égales... Ce sera de toute
évidence au saint-siége, comme au fondement de toute vérité et de
toute stabilité, que les journaux, une fois maîtres du terrain, adres-
seront leurs coups les plus terribles. Nous désarmons la citadelle et
nous livrons la place à l'ennemi. Un joui' il y entrera aiiec armes
et bagages. »
Consalvi ne s'y trompe donc pas : c'est la restauration qui corn-
LA PAPAUTÉ MODERNE. 465
mence, pour Rome, la grande épreuve et ce que nous avons ap-
pelé la seconde période. Pendant la première, disions-nous, la révo-
lution avait opéré par la force, qui dans l'ordre moral ne prouve
rien et n'achève rien. Pendant la seconde, elle va opérer par l'idée,
se reconnaître, se définir, et montrer qu'à part tout son limon de
passions humaines, elle roule pourtant dans le vrai courant de l'his-
toire. Sa maxime est que l'étude libre est le droit de l'intelligence,
que l'examen sérieux est le chemin de la vérité, et que la raison
bien conduite finit toujours par avoir raison. La maxime de Rome
au contraire, exprimée ici par Gonsalvi, est que le « bon principe »
n'est point de force à lutter contre le mauvais, que la seule vérité
ne suffît pas à dissiper l'erreur, et qu'il y faut le bras du pouvoir
exterminant l'hérésie. C'est sur ces deux maximes opposées que le
combat va s'engager de nouveau pour un demi-siècle. Rome cherche
donc des alliances; sa politique se noue à celle des monarchies abso-
lues, et en particulier de l'Autriche, qui ne lui épargne pas les bons
conseils. « Restez fort chez vous, monseigneur, écrit Metternich à
Consalvi en 1819; tombez à bras raccourci sur les fous et les scélé-
rats; écrasez les intrigans, et vous diminuerez les intrigues. Comptez
en toute occasion et en toute sûreté sur l'appui que la bonne cause
trouvera chez nous. » Ne dirait-on pas que cette vive et alerte épître
soit devenue, sous les règnes suivans, la charte autrichienne de la
restauration pontificale? Et voilà pourquoi le motu jjvoprio de 1816,
annoncé par Consalvi au congrès de Vienne, ne tint pas les pro-
messes de son préambule; voilà pourquoi sous Léon XII on vit,
parmi quelques améliorations de police et de finance, les formes
judiciaires ramenées à l'extrême rigueur, l'instruction publique re-
tournée en arrière, les progrès matériels abandonnés; voilà pour-
quoi le mc7norandum des cinq puissances de 1831 n'obtint que des
résultats insignifians. A vrai dire, pouvait-il en être autrement aussi
longtemps que « le bon principe, » jugé incapable de se soutenir
lui-même, aurait besoin du bras de M. de Metternich? Qui donc
pouvait se faire illusion? qui donc ne comprenait très bien que
chacune de ces modestes réformes si humblement demandées en
appellerait une autre, et puis une autre, que l'introduction en
plus grand nombre des laïques dans l'administration en change-
rait l'esprit, qu'enfin au bout de tout cela on trouverait toujours
devant soi ce monstre anonyme, la presse, avec l'examen, la li-
berté de conscience, et autres étrangetés subversives, inintelli-
gibles, formidables? 11 n'y avait donc rien à faire, si ce n'est ré-
sister jusqu'à rompre, et c'est ce qu'on fit. La forteresse tomba
en 1848, et l'ennemi, selon la prédiction de Consalvi, « y entra
avec armes et bagages. » Depuis lors, le pouvoir temporel dans
TOME LVI. — 1805. 30
!lQQ REVUE DES DEUX MONDES.
ses conditions vraies n'existe plus, et nul ne saurait imaginer com-
ment ces conditions pourraient se rétablir.
Mais aucun esprit véritablement critique, quelle que soit sa
croyance ou son incroyance, pour peu qu'il échappe aux préjugés
d'école et aux acrimonies du moment, et qu'il ait appris de l'his-
toire à suivre dans la société et dans l'homme les racines et les
attaches des idées religieuses, ne croira que cette destruction d'une
forme temporaire devenue plus nuisible qu'utile puisse atteindre
la vitalité d'une institution aussi vaste et aussi profonde que le
catholicisme. Rien d'essentiel ne meurt ici, qu'on en soit bien sûr :
c'est seulement la vie qui veut prendre un autre cours. Ce qui
meurt, c'est un organisme épuisé, déjà raidi et froid, qui ne mar-
che plus; la vie cherche à quitter cette forme éteinte pour entrer
dans une autre qui la remplace. Voilà le vrai sens de l'événement
que nous avons sous les yeux. Le règne même de Pie IX en est la
preuve, et il suffira de jeter, en finissant, un rapide regard sur les
actes de ce règne pour reconnaître qu'il porte le caractère d'une
transition, pénible, il est vrai, involontaire et combattue, mais cer-
taine et forcée, entre l'ancien régime et le nouveau, entre la tra-
dition d'intolérance et l'avènement de la liberté.
Nous pouvons en effet ranger ces actes en deux séries parallèles.
Les uns, opérés à la laveur de la réaction qui suivit, dans certains
états catholiques, les renversemens de 18â8, procèdent du prin-
cipe d'intolérance : ce sont les concordats conclus dans les quinze
dernières années. Les autres, appliqués à des pays protestans,
n'ont pu l'être qu'à la faveur du principe de liberté religieuse
qu'on y professe : ce sont les évêchés fondés et les institutions in-
troduites dans ces pays.
Les concordats conclus alors avec la Toscane, l'Espagne, l'Au-
triche, et quelques autres états de l'Europe et de l'Amérique, ten-
daient tous à supprimer la liberté des cultes et à mettre la foi sous
la protection de la loi civile. Gomme moyens pratiques, et sauf des
réserves variables selon les lieux et nécessitées par les circonstances,
ralione temporum, ils accordent au clergé la surveillance de la li-
brairie, la censure des livres, la faculté indéfinie d'acquérir en
main-morte. Le concordat espagnol interdit l'exercice public de
tout culte dissident; mais celui qui surtout émut l'Europe, ce fut
le concordat autrichien de 1855. C'est là qu'on vit, comme un
signe de redux violent vers le moyen âge, renaître des coutumes
que toutes les monarchies catholiques avaient depuis longtemps
combattues et détruites, telles que Içs tribunaux ecclésiastiques
chargés déjuger en matière civile, sauf certains cas, les causes où
des clercs étaient impliqués, une pénalité et des prisons à part pour
LA PAPAUTÉ MODERAE. 467
les prêtres condamnés pour crimes ou délits, etc. Partout la maxime
qui veut que l'église soit un corps armé de privilèges et de -pou-
voirs pour défendre le « bon principe » par la force séculière est
soigneusement posée; la a raison des temps » seule en limite l'ap-
plication. Que sont devenues ces créations d'une réaction passa-
gère? Partout inexécutés, ou suspendus, ou menacés d'une pro-
chaine révocation, les concordats ne sont déjà plus qu'une cause
d'irritation profonde pour les uns, d'inquiétude et d'embarras pour
les autres; la même « raison des temps » qui les avait mutilés à
leur naissance les démolit de fait. Comme expression d'un sys-
tème, ils n'ont servi, avec les autres manifestations du même es-
prit, qu'à exaspérer les oppositions et à donner plus d'élan à la
sape qui bat les fondemens de l'église. La tendance qu'ils réalisent
a jeté la discorde dans les rangs mêmes des croyans fidèles. Les
seuls qui, dans les pays libres, eussent quelque prise sur le siècle
en lui offrant la transaction de la liberté ne sont plus qu'une
troupe enfoncée et battue entre deux feux, perdue dans la contra-
diction de ses principes, et forcée de se réfugier dans l'ambiguïté
des interprétations ou dans de trop adroites réticences. Voilà le
succès des actes fondés sur les principes de l'ancien régime ecclé-
siastique.
Parallèlement à cette série de conventions avec les états catho-
liques. Pie IX a exercé dans les états protestans d'autres pouvoirs,
ceux de la liberté. En dépit de l'église établie d'Angleterre et de
toutes les sectes dissidentes, malgré les clameurs et les démonstra-
tions populaires, les sermons dans les temples et les discours au
pai'lement, malgré la loi même, impuissante devant la liberté reli-
gieuse, il a tracé sur le sol anglais des circonscriptions diocésaines
en y affectant des titres. On a vu, après trois siècles, et pour la
première fois depuis Wolsey, un cardinal anglais vainqueur, de par
la liberté de conscience, de son gouvernement et de son pays même
s'y montrer partout et représenter à P»ome le royaume d'Henri YlII.
Il y a peu de jours, sa dépouille mortelle, que la populace, au siècle
dernier, eût jetée au vent, traversait paisiblement Londres, au mi-
lieu d'une foule immense et respectueuse, dans l'appareil funèbre
qui exprimait sa dignité. Ainsi l'Angleterre, enchaînée par ses pro-
pres principes, reconnaît l'impossibilité de ressusciter chez elle,
même contre un adversaire intolérant, l'intolérance d'un autre âge,
et si, en ce moment même, le vieux protestantisme exclusif de-
mande encore au parlement la répression du papisme, il ne l'ob-
tiendra pas. La Hollande aussi, forteresse autrefois de l'âpre et
ombrageux calvinisme, concéda, sous un ministère libéral, au prin-
cipe de la liberté, la création de cinq sièges épiscopaux catholiques.
A68 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces actes, et d'autres semblables, produits au nom du droit mo-
derne, ces moyens développés par l'église en sa simple qualité
d'église libre dans des états libres, sans autre protection séculière
que celle du droit commun , sont-ils frappés de stérilité comme les
concordats d'intolérance dont ils sont contemporains? Non, ils se
maintiennent au contraire avec une solidité et une sécurité pro-
portionnelles à la largeur de base des institutions qui les ont accep-
tés. Ainsi les grandes transactions accomplies sous ce règne en
vertu de l'ancien régime ecclésiastique, loin de produire le bien au
point de vue même de l'église, n'ont abouti qu'au néant ou au mal;
toutes celles qui sont faites sous la protection du droit fondamental
de la société moderne subsistent, et permettent à l'église de déve-
lopper, sans autre limite que la liberté des autres, toute la force qui
est en elle.
Voilà sans doute un signe du temps, s'il en fut. C'est un de ces
exemples où l'on voit les choses encore enveloppées d'ombre se re-
muer d'elles-mêmes, et indiquer le chemin qu'elles veulent suivre.
Lors donc que la nécessité des circonstances, qui est la parole de
Dieu, a dit son dernier mot, quand toutes les résistances sont épui-
sées et toutes les responsabilités couvertes, n'est-il pas temps de
reconnaître, avec Chiaramonti, avec Pacca, ce qu'il y a, pour la
papauté, de ressources et de grandeurs dans le nouvel âge qui s'ou-
vre devant elle? N'est-il pas temps qu'elle puise désormais son in-
dépendance, non plus dans des institutions caduques, mais dans
son âme délivrée de leur poids et rajeunie, sa force, non plus dans
des lois de police, mais dans de nouveaux élans de la pensée, qu'elle
laisse tomber, si elle a foi en sa propre vitalité, une dépouille usée
qui n'en a plus, qu'elle écoute enfin la forte voix du grand Dante,
qui l'accusa souvent en la vénérant toujours, et qui lui crie en-
core : « Sépare-toi, âme vivante, de ceux-là qui sont morts ! »
Anima viva,
Partit! da cotesti clie son morti!
Louis BiNAUT.
LE
SCEPTICISME MODERNE
PASCAL ET KANT.
Le Scepticisme. — Enésidème, Pascal, Kanl, par Emile Saisset. Paris 1865.
Il est remarquable que les deux puissances les plus affirmatives
et les plus dogmatiques qu'il y ait sur la terre, je veux dire la théo-
logie et la science, aient l'une et l'autre un secret penchant pour le
scepticisme dans les matières qui sortent de leur domaine. L'une et
l'autre, dont l'accord est si difficile sur tout le reste, s'entendent as-
sez volontiers dans leur défiance commune envers la philosophie.
Fières toutes deux du critérium d'absolue vérité qu'elles croient pos-
séder, elles regardent avec dédain les tentatives incertaines et tou-
jours renouvelées des métaphysiciens et des philosophes, et sou-
vent elles se sont liguées contre la prétention de la raison humaine
à pénétrer par ses seules forces les mystères de l'invisible.
Le théologien, appuyé sur la base solide d'une autorité exté-
rieure, ou, même à défaut de cette autorité, qui assez souvent peut
chanceler, sur un critérium tout intime, supérieur à tout contrôle
et à toute discussion, la foi, — le théologien, dis- je, si éclairé
qu'il soit, ne peut se défendre d'un sentiment de pitié pour ceux
qui, sans autre gouvernail que la raison, osent braver l'océan des
opinions humaines, et croient pouvoir s'y diriger avec assurance.
Je ne dis pas sans doute que la théologie enseigne dogmatique-
jnent le scepticisme philosophique, car je sais au contraire qu'elle
570 REVUE DES DEUX MONDES.
l'a souvent condamné; mais, tout en le condamnant, il est bien
rare qu'elle ne manifeste pas quelque sympathie pour lui : elle y
retombe toujours plus ou moins à son insu. Tout en reconnais-
sant une certaine valeur spéculative à la raison, elle se défie d'elle
dans la pratique; elle ne lui accorde qu'une très faible action sur la
vie humaine, et conteste son droit à gouverner et à améliorer les
sociétés. Si telles sont les dispositions des théologiens en général,
il n'est pas étonnant que de temps à autre on voie s'élever quel-
ques esprits violens et passionnés, qui, déchirant les voiles, mettant
à nu les racines des choses, prenant plaisir à voir « la superbe rai-
son froissée par ses propres armes, et la révolte sanglante de
l'homme contre l'homme, » sacrifient sans mesure la raison à la foi,
et prétendent édifier la religion sur la base ruineuse d'un absolu
pyrrhonisme. Tel a été Pascal au xvir siècle, tel encore de nos jours
l'abbé de Lamennais.
La science, de son côté, a également un critérium qu'elle consi-
dère comme infaillible : c'est l'expérience, aidée du calcul; je ne
parle pas de cette expérience interne de la conscience, dont chacun
peut toujours, s'il le veut, récuser l'autorité, mais de l'expérience
des sens, qui, aidée de tous les moyens les plus ingénieux et les plus
subtils de la méthode et de l'analyse, confirmée par les déductions
du calcul , met sous les yeux de tous avec une rigueur irrécusable
les faits de l'univers sensible, ainsi que les rapports constans et uni-
versels, c'est-à-dire les lois de ces faits. Une fois qu'une question a
été tranchée par l'expérience, il n'y a plus de débat : partout la même
solution est acceptée et enseignée; philosophes ou croyans, catho-
liques ou protestans, déistes ou athées, tous s'y soumettent. Il n'y
a qu'une physique et qu'une géométrie, et c'est là qu'on peut dire
en toute vérité : La science a parlé, la cause est entendue. Bien
plus, le nombre de ces vérités universellement admises augmente
sans cesse; aucune ne se perd, et de nouvelles viennent toujours
s'ajouter aux précédentes. Enfin la certitude incomparable de ces
sortes de vérités se démontre encore par les innombrables appli-
cations qui en sont faites, qui vérifient la solidité du principe en
même temps qu'elles améliorent et perfectionnent la condition de
la société. Telles sont les raisons pour lesquelles les savans comme
les théologiens contemplent avec quelque indifférence, et souvent
même avec une hostilité prévenue, les systèmes philosophiques,
toujours en lutte les uns contre les autres, toujours vaincus, tou-
jours renaissans, et dont aucun ne paraît avoir jusqu'à présent
réussi à établir définitivement une seule vérité à l'abri de toute
controverse et de toute interprétation contradictoire. Ce genre de
scepticisme est, en pratique, l'état d'esprit de la plupart des sa-
LE SCEPTICISME MODERNE. 471
vans : il est philosophiquement représenté parmi nous par l'école
de M. Littré, par l'ingénieux et subtil M. Gournot; parmi les let-
trés, il compte un adhérent de la plus rare intelligence, et merveil-
leusement apte à toutes les choses de la pensée, M. Sainte-Beuve;
il a été exposé par M. Renan avec toutes les grâces et toutes les fa-
cettes de son talent. On peut dire néanmoins que c'est parmi les
philosophes eux-mêmes que le scepticisme scientifique a trouvé, à
la fin du siècle dernier, son plus sérieux, son plus profond inter-
prète, Emmanuel Kant, le plus grand des philosophes allemands,
l'un des plus grands philosophes modernes.
Pressé entre le théologien et le savant, il faut avouer que le phi-
losophe est dans une situation assez pénible. A l'égard du premier,
il est lui-même un savant : il est exigeant, interrogateur, difficile
à contenter; il relève les contradictions de ses adversaires, et se
fait gloire de ne rien accepter qui ne lui paraisse évident; mais à
l'égard des savans le rôle du philosophe change, et il n'est pas
loin de ressembler à un théologien. Il est alors sur la défensive : il
demande à ne pas être serré de trop près, il accorde qu'il y a des
difficultés, des obscurités; il se retranche derrière la morale; il
s'indigne, il s'émeut, il en appelle à la foi du genre humain. Le phi-
losophe est en un mot déchiré entre deux tendances contraires : d'une
part, il craint d'être entraîné au mysticisme et au surnaturalisme,
de l'autre au matérialisme et à l'athéisme. La philosophie de notre
temps avait essayé d'échapper à ce double péril en se séparant éner-
giquement et de la théologie et des sciences, et en ne leur per-
mettant pas de mettre le pied chez elle ; mais une telle situation n'a
pu durer. La théologie d'une part, les sciences de l'autre ont pro-
testé contre un isolement aussi arbitraire. Les philosophes eux-
mêmes semblent avoir éprouvé le besoin d'en sortir. Ici toutefois se
manifesteraient volontiers deux tendances différentes qui, à un mo-
ment donné, pourront avoir d'importans résultats. Les uns, en effet,
seraient assez tentés de s'allier aux théologiens, au moins à ceux
d'entre eux qui ne sont pas aveuglément et systématiquement en-
nemis de la raison et de la liberté ; les autres , au contraire , au-
raient plutôt un secret penchant qui les entraînerait vers les savans,
et ils donneraient volontiers la main à ceux d'entre eux qui ne se-
raient pas systématiquement ennemis de toute pensée spiritualiste.
D'une part, une philosophie un peu plus théologique que par le
passé, de l'autre une philosophie un peu plus scientifique, telles
sont les nuances qui s'accusent déjà parmi nous. C'est ainsi qu'on
essaierait de désarmer (peut-être au risque d'être un peu désarmé
soi-même) les deux classes d'adversaires que nous avons signalées,
et de conjurer ce double scepticisme si funeste à l'humanité et à la
572 REVUE DES DEUX MONDES.
philosophie, le scepticisme scientifique et le scepticisme théolo-
gique.
Les faces nouvelles que tend à prendre parmi nous l'éternel pro-
blème de la certitude n'avaient sans doute point échappé au péné-
trant et généreux esprit, l'une des gloires du spiritualisme français,
qui s'était proposé de consacrer toutes les forces de sa maturité à
une histoire du scepticisme, et qui a été si tristement interrompu
par la mort dans cette œuvre à peine commencée : je veux parler
de M. Emile Saisset. De cette histoire, qui eût été sans doute l'un
des plus curieux livres de notre temps, grâce à la beauté du sujet
et à l'éminent talent de l'auteur, il ne reste aujourd'hui que des
fragmens dont les uns déjà publiés, les autres inédits, viennent
d'être réunis avec un soin religieux par son frère, M. Amédée Sais-
set, lui-même excellent professeur de philosophie de l'Univer-
sité (1). Parmi les divers morceaux dont se compose ce volume,
on remarquera l'étude sur Énésidème, le plus grand sceptique de
l'antiquité. Ce travail très étendu, l'une des thèses les plus remar-
quables de la faculté des lettres de Paris, l'un des meilleurs mor-
ceaux philosophiques de l'auteur, était depuis longtemps fort es-
timé par les bons juges, et il résume à lui seul en quelque sorte
toute l'histoire du scepticisme ancien ; mais il était devenu fort rare,
comme les travaux de ce genre : les amis les plus intimes de l'au-
teur ne l'avaient même pas. C'est donc rendre un vrai service à la
science que de le publier de .nouveau. On remarquera encore
quelques écrits de philosophie théorique , tous relatifs à la question
du scepticisme, et où se rencontrent beaucoup de vues personnelles
et originales; mais ce qui donne à ce nouveau volume son plus
grand prix, ce qui nous a paru de nature à provoquer le plus de
réflexions intéressantes , c'est un travail entièrement inédit sur le
scepticisme de Pascal, où l'auteur a touché, avec autant de fine
réserve que de hardiesse, aux points les plus délicats des rapports
de la religion et de la philosophie. Une étude sur Kant, publiée
autrefois dans la Revue, complète ces travaux sur le scepticisme
des temps modernes. Par ces deux morceaux, M. Saisset atteignait
dans ses racines les plus profondes le scepticisme contemporain.
Lui-même indiquait ce but et cette occasion à ses recherches dans
la leçon éloquente et spirituelle par laquelle il ouvrit, au mois de
décembre 1861, son cours sur l'histoire du scepticisme. Voici en
(1) Indépendamment des volumes sur/e Scepticisme (chez Didier), M. Amédée Saisset
a encore publié deux volumes do son frère dans, la Bibliothèque de Philosophie con-
temporaine, chez Germer Baillière, le premier intitulé l'Ame et la Vie, le second Frag-
mens et Discours. Ces deux volumes achèvent et complètent de la manière la plus
intéressante l'œuvre philosophique de M. Emile Saisset.
LE SCEPTICISME MODERNE. 473
quels termes il décrivait , clans ce discours, le scepticisme théolo-
gique : « Les théologiens , disait-il , quoique adversaires déclarés
du matérialisme, s'accordent avec lui pour nier ou tenir à l'écart la
philosophie. 11 y a les violons qui disent : La philosophie est une chi-
mère, la philosophie est un bavardage. 11 y a les doux, les miel-
leux, les moelleux qui disent : La philosophie n'est pas impuissante;
mais qu'elle est insuffisante! qu'elle est stérile! qu'elle est faible!
Combien sa place est petite ! 11 appartient à la théologie d'habiter
et de remplir le temple de la vérité. Quant à la philosophie, on ne
la chasse pas, mais on la conduit tout doucement dans le vesti-
bule; on la charge d'ouvrir la porte et de chasser les gens sans
aveu qui rôdent autour. » Il caractérisait en même temps le scep-
ticisme scientifique en termes non moins vifs et non moins vrais.
(( Je sais qu'il y a des faits sensibles, je sais que ces faits ont des
rapports de concomitance qu'on appelle des lois; je ne sais rien de
plus. Y a-t-il des forces? y a-t-il des fins? Je l'ignore. L'homme
est-il esprit ou matière? Je n'en sais rien. Existe-t-il un principe
vital, une âme? Je l'ignore. Enfin y a-t-il un Dieu? C'est ce que
j'ignore le plus. Je ne suis pas athée. L'athéisme s'oppose au théisme,
et je ne suis ni pour ni contre Dieu. Je ne m'en occupe pas. »
A ces deux classes d'adversaires, M. Emile Saisset répondait
« que si un peu de philosophie mène au scepticisme, beaucoup de
philosophie en éloigne, et assoit l'esprit dans un dogmatisme
limité, mais inébranlable. » Telle est pour nous aussi la vérité. Un
dogmatisme absolu tombe dans la chimère; un scepticisme absolu
se dévore lui-même et se condamne au silence. Il faut un dogma-
tisme, mais un dogmatisme limité. L'exemple des excès où sont
tombés de part et d'autre, dans un sens opposé, Pascal et Kant
a,ttestera la solidité de cette conclusion.
I.
Un fait bien remarquable, c'est la prédilection particulière de
notre siècle pour Pascal, et surtout pour le livre des Pensées. Ce
n'est pas sans doute que les Provinciales nous laissent indifférens;
c'est un beau, un charmant livre, mais qui ne passionne plus, tant
il a eu raison; tout au plus, quand recommencent quelques-unes
de ces émeutes périodiques de l'opinion dont les jésuites sont de
temps en temps l'objet et dont ils ont aujourd'hui l'habitude, tout
au plus alors s' échauffe -t -on encore un peu pour ou contre les
Provinciales-, mais ce n'est que la surface de notre esprit qui est
agitée. Les Pensées au contraire remuent le cœur, et le plus pro-
A74 REVUE DES DEUX MONDES.
fond de notre cœur. C'est là pour nous qu'est le véritable Pascal.
C'était le contraire aux siècles passés : au xv!!*" siècle, on disait bien
de M. Pascal qu'il était un beau génie, mais on entendait surtout
parler de l'auteur des petites lettres. Quant aux Pensées, elles ne
semblent pas avoir été vivement goûtées par les contemporains :
quelques paroles de Nicole, citées par M. Cousin, nous apprennent
que les amis mêmes de l'auteur en étaient médiocrement satisfaits.
M'"'' de Lafayette avait dit : « C'est méchant signe pour ceux qui
ne goûteront pas ce livre. » Nicole répondit : <( Pour vous dire la
vérité, j'ai eu jusqu'ici quelque chose de ce méchant signe. J'y ai
bien trouvé un grand nombre de pierres assez bien taillées et
capables d'orner un grand bâtiment, mais le reste ne m'a paru que
des matériaux confus, sans que je visse assez l'usage qu'il en vou-
lait faire. » M. Cousin a fait également remarquer le silence uni-
versel des contemporains; pas un mot dans Fénelon, dans Male-
branche, dans Bossuet. On croyait trop alors, et trop paisiblement,
pour être sensible à une apologie aussi ardente et aussi troublante
que celle de Pascal. Je me représente en particulier Bossuet lisant
les Pensées : ou je me trompe fort, ou il devait en être singulière-
ment scandalisé, lui qui ne supportait même pas la foi si pure et si
entière de Fénelon, parce qu'elle était trop subtile. Cette logique
à outrance, ce défi perpétuel jeté à la raison, ces mots terribles sur
l'ordre factice des sociétés, ce mépris de la raison commune et des
vérités moyennes, ce besoin de démonstrations rares, ce renverse-
ment de toutes choses, ce style heurté et violent , tout ce qui con-
fondait et révoltait le solide bon sens de Nicole devait profondément
déplaire à la majestueuse et impassible raison du grand évêque du
grand siècle. Cet étrange personnage, géomètre et théologien, écri-
vain sans le savoir, plaisant et tragique, jugeant la vie comme
Shakspeare et mourant comme un moine du moyen âge, n'était
certainement pas de la famille de Bossuet, ce grand représentant
de la discipline théologique.
Si Pascal a été peu goûté au xvii^ siècle parce qu'il ne croyait pas
assez, il ne l'a pas été non plus au xviii% parce qu'il croyait trop :
les uns le trouvaient téméraire, les autres fanatique; les uns étaient
inquiets de son scepticisme, les autres peu sympathiques à sa foi.
L'esprit critique du xvii'^ siècle n'aimait pas l'enthousiasme reli-
gieux. Voltaire ne pardonnait à Polyeucte qu'à cause des amours
de Sévère et de Pauline, il pardonnait de même à Pascal pour quel-
ques-unes de ses maximes philosophiques; mais en général il ne
voyait en lui qu'un fanatique éloquent. Condorcet en jugeait de
même, et, dans son édition de Pascal, il répandait un froid géomé-
trique sur les pensées les plus pathétiques et les plus touchantes.
LE SCEPTICISME MODERNE. 475
11 est facile de comprendre maintenant pourquoi notre siècle a plus
aimé Pascal qu'aucun des deux autres qui nous ont précédés : son
scepticisme , qui scandalisait le xvii'' siècle, est précisément ce qui
nous plaît en lui. Nous l'aimons pour avoir douté, pour avoir souf-
fert, pour avoir appelé la lumière en gémissant; mais en même
temps que nous aimons et que nous comprenons son doute, nous
aimons aussi et nous comprenons sa foi. Il y a aujourd'hui bien
peu de croyans qui n'aient quelque sympathie pour le doute, bien
peu de sceptiques qui n'aient quelque sympathie pour la foi. Dans
la poésie, l'enthousiasme religieux nous plaît et nous émeut autant
qu'il choquait au siècle dernier, et nous préférons Polyeucte à Sé-
vère; la poésie lyrique de notre temps a dû à la foi religieuse quel-
ques-uns de ses plus beaux accens. Autant nous sommes émus par
les invectives hardies de Pascal contre la raison hum.aine, contre
les lois de la société, je dirais presque contre les preuves tradi-
tionnelles et banales de la religion, autant nous le sommes de sa
pieuse humilité et des effusions religieuses qui s'échappent de son
cœur. La Prière sur les rnaladies, le Mystère de Jésus, r Amulette
elle-même nous émeuvent profondément, et nous ne sommes pas
persuadés qu'un enthousiaste soit nécessairement un fou. Enfin
Pascal est un de nous, car ce qui domine en lui est aussi ce qui
domine en ce siècle, une foi qui doute et un doute qui veut croire.
Si de ces deux choses, la foi ou le doute, l'une triomphait défini-
tivement, Pascal perdrait peut-être une partie de son prix; mais
il est à craindre que ce partage ne dure encore longtemps, et que
Pascal ne reste par là le plus fidèle et le plus profond interprète
de nos déchiremens et de nos douleurs.
Aussi voyons-nous que la plupart des grands écrivains, des cri-
tiques considérables de notre temps se sont exercés au portrait de
Pascal, et ce qui est digne de remarque, c'est qu'ils y ont presque
tous réussi. Chateaubriand, M. Yillemain, M. Sainte-Beuve, M. Ni-
sard lui ont dû tous quelques-unes de leurs plus belles pages;
mais parmi tous ces écrivains, tous ces critiques, celui qui s'est
emparé de Pascal de la manière la plus triomphante a été M. Cou-
sin. Il a rendu à Pascal son texte authentique et original; il en a
retrouvé un fragment sans prix, et par le sujet, et par la manière,
le Discours sur les passions de V amour-, il a jugé l'écrivain en quel-
ques lignes souveraines où le souffle du grand critique a passé.
Enfin, dans un morceau des plus approfondis, il a établi avec un
surcroît de preuves et une dialectique irrésistible ce que l'on savait
sans doute, mais sans le bien comprendre et sans y trop penser, le
scepticisme philosophique de Pascal (1). Après que tant et de si
(I) Voyez la Revue du 15 décembre ISM et du 15 janvier 18i5,
j476 revue des deux mondes.
grands maîtres avaient touché à cet inépuisable sujet, quel hon-
neur pour M. Havet d'avoir su encore trouver de quoi nous inté-
resser et nous émouvoir! Cette plume si fine et si rare, qui s'est
trop économisée, nous donnait en tête d'une édition fidèle des Pen-
sées de Pascal une introduction lumineuse et animée, qui mettait
en relief quelques-uns des traits éminens du grand maître, ou-
bliés par d'illustres prédécesseurs.
Parmi les écrivains qui auront parlé de Pascal, de son scepticisme
et de sa foi avec le plus de force et d'émotion, il faudra maintenant
compter M. Emile Saisset, qui a laissé sur ce sujet, avons-nous dit,
un certain nombre de leçons à peine rédigées, mais pleines de
souffle, et qui seront lues encore après ce que M. Cousin a écrit.
Peut-être est-ce dans ces leçons que M. Saisset s'est le plus livré
lui-même. Esprit circonspect et réservé la plume à la main, il s'a-
bandonnait beaucoup plus devant ses auditeurs : sans être en-
traîné par sa parole, ou plutôt précisément parce qu'il s'en sentait
maître, il ne craignait pas certaines expansions; il semblait que la
présence même du public vivant lui inspirât plus de confiance que
ce public abstrait et invisible auquel on parle en écrivant. De là
une liberté pleine de mouvement, qui compense dans ces leçons ce
qui peut leur manquer pour la perfection du style et le développe-
ment de la pensée. Du reste, les Pensées de Pascal, ces débris su-
blimes d'un monument interrompu, pourraient-elles avoir un plus
sincère, un plus touchant écho que ces leçons mutilées, fragmens
aussi d'un monument philosophique dont une même jalousie du
destin n'a pas permis l'achèvement?
M. Emile Saisset distingue au xvii'' siècle trois sortes de scepti-
cisme : le scepticisme janséniste, le scepticisme jésuitique, le scep-
ticisme érudit; le premier représenté par Pascal, le second par
Huet, le troisième par Bayle. Celui-ci, selon les mots de Voltaire,
est « l'avocat-général du scepticisme; mais il ne donne pas ses
conclusions. » Quant à Huet, M. Saisset a laissé de lui un portrait
charmant. « Huet, dit-il, est un homme du monde; ce n'est pas
l'Alceste, c'est le Philinte du scepticisme théologique. H insinue le
scepticisme plutôt qu'il ne le professe. Il le verse à petites doses,
d'abord dans la Démonslration évangéliqiie, puis dans les Questions
d'Aulnay sur raccord de la foi et de la raison. 11 ne se montre à
visage découvert que dans son Traité de la faiblesse de l'esprit
humain. Je dis à visage découvert, et j'ai tort : ce genre d'esprit a
toujours un masque. Huet admet qu'il y a des vraisemblances à
défaut de vérités. H admet même des clartés et des certitudes, mais
des clartés qui ne sont pas tout à fait claires et des certitudes qui
ne sont pas tout à fait certaines, un peu à la manière de ces grâces
suffisantes qui ne suffisent pas. A cette marche oblique, douce-
LE SCEPTICISME MODERNE. Zl77
reuse, gracieuse, accommodante, ne reconnaît-on pas l'habile et
insinuante compagnie de Jésus? On me dira : Haet n'était pas
jésuite; c'est vrai, mais il logeait chez eux; il était leur ami, leur
hôte. Il passa chez les jésuites de la rue Saint-Antoine les vingt
dernières années de sa vie et leur légua sa bibliothèque. Il avait
pris l'air de la maison. »
Teln'étaitpas l'ardent et mélancolique auteur des Pensées, de cet
adversaire implacable de la molle casuistique de son temps, de
celui qui dans les derniers jours de sa vie, bien loin de se repentir
des Provinciales, disait encore : « Si j'avais à les refaire, je les re-
ferais plus fortes. » Pascal n'a jamais reculé devant aucune conclu-
sion. Il est même plus enclin à exagérer sa pensée qu'à la voiler.
Son scepticisme sera donc aussi hardi dans la forme que dans le
fond. Cependant ce scepticisme a donné lieu à des infcerorétations
différentes. Lorsque M. Cousin, en IShli, souleva cette question,
deux opinions se produisirent. Selon les uns, Pascal avait seulement
voulu montrer l'insuffisance de la philosophie et de la raison, sans
cependant condamner l'une et l'autre en termes absolus. Suivant
les autres, ce n'est pas seulement l'insuffisance, c'est l'impuissance
radicale de la raison et de la philosophie, c'est le scepticisme sans
mesure et sans frein que nous trouvons dans les Pensées de Pascal.
M. Saisset pense que les deux opinions sont également vraies. Tan-
tôt Pascal fait la part à la raison, tout en la déclarant insuffisante;
tantôt il lui refuse tout, et se range parmi les pyrrhoniens absolus.
Lorsque Pascal nous dit en eflet : « Il faut savoir douter ou il
faut, assurer où il faut, se soumettre où il faut, » lorsqu'il dit :
(( Il faut commencer par montrer que la religion n'est pohit con-
traire à la raison, ensuite qu'elle est vénérable, en donner le res-
pect, la rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu'elle fût
vraie, enfin montrer qu'elle est vraie, » n'est-ce pas là la méthode
d'un sage apologiste qui veut fonder la religion sur une solide
philosophie, et non l'établir sur les ruines de la philosophie même?
(( La foi, ajoute-t-il encore, dit bien ce que les sens ns disent pas,
mais non pas le contraire de ce qu'ils voient. — Elle est au-dessus
et non pas contre. » Ainsi il ne condamne pas absolument la nature
et la raison. Ce qu'il affirme, c'est que la philosophie est insuffisante
à satisfaire, à consoler, à fortifier l'âme de l'homme. La science ne
suffit pas; il faut l'amour, il faut la grâce, il faut la foi. « Qu'il y a
loin, dit-il, de la connaissance de Dieu à l'aimer! » Bossuet avait
exprimé aussi la même pensée en ces termes éloquens : « Malheu-
reuse la connaissance qui ne se tourne pas à aimer! » Pascal dit
encore : « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point. »
Ce n'est donc pas précisément la raison en elle-même que Pascal
/(78 REVUE DES DEUX MONDES.
conteste, c'est sa valeur pratique, efficace pour la vie et pour le
salut. Là au contraire est le triomphe du christianisme. « Nous ne
connaissons Dieu, dit-il, que par Jésus-Christ; sans ce médiateur
est ôtée toute communication avec Dieu. » C'est de la même ma-
nière que jadis saint Augustin était arrivé au christianisme. Les
platoniciens, disait celui-ci, lui avaient révélé Dieu, mais sans lui
donner le moyen qui y conduit. Ce moyen, ce chemin, c'est Jésus-
Christ, selon la parole : « Je suis la voie, je suis la vie. » La voie et
la vie, voilà, selon les chrétiens, ce que la philosophie ne donne
pas; voilà pourquoi elle est non impuissante, mais insuffisante. Si
Pascal était resté dans ces termes, il serait d'accord avec tous les
théologiens et avec la doctrine universelle de l'église, car il est de
toute évidence que, si la philosophie n'était pas insuffisante, la foi
serait inutile.
Après avoir ainsi posé le problème, M. Emile Saisset aurait pu,
dans ses leçons de la Sorbonne, en éluder, en ajourner la solution.
De graves et délicates convenances semblaient l'y autoriser. Il ne le
fit pas, et on remarquera avec quelle netteté et franchise de parole
il défendit en cette circonstance les droits et le rôle de la philoso-
phie. Jusqu'à quel point la philosophie est-elle insuffisante? Voilà
ce qu'il fallait chercher. M. Saisset n'hésite pas à reconnaître qu'elle
l'est pour la grande masse du genre humain, pour cette multitude
d'hommes qui n'ont pas de loisirs, qui ont à peine le temps d'étu-
dier, de lire, de penser. Elle ne suffit guère davantage aux âmes
poétiques, qui ont besoin de symboles non-seulement pour charmer
leur imagination, mais pour captiver leur raison. Elle ne suffit pas
aux âmes mystiques, qui veulent avec Dieu un commerce afiectueux
et familier : témoin cet admirable dialogue de Pascal et de Jésus-
Christ dans le Myslùre de Jésus, fragment découvert par M. Fau-
gère. A toutes ces âmes la philosophie ne suffit pas; elle ne donne
pas un commerce direct, immédiat entre l'homme et Dieu. Elle
donne de Dieu une connaissance spéculative; elle n'en donne pas
une vue précise, un goût sensible et pratique. De là vient qu'elle
n'a jamais pu organiser un culte ni au temps de l'école d'Alexan-
drie, qui voulut régénérer le paganisme, ni au xviii*' siècle, où l'on
inventa la théophilanthropie, la déesse Raison, le culte de l'Etre
suprême, ni de nos jours, où les saint-simoniens ont essayé de pa-
rodier le culte catholique, tout en organisant la dictature de l'in-
dustrie et en donnant le bien-être comme fin suprême à la destinée
humaine.
Mais, si la philosophie est insuffisante pour un grand nombre
d'hommes, elle ne l'est pas cependant pour tous. La philosophie
convient et suffit, selon M. Emile Saisset, à trois classes d'hommes :
LE SCEPTICISME MODERNE. 479
d'abord à ceux qui veulent voir clair en toutes choses et qui s'ar-
rêtent dans leurs affirmations là où commence l'obscurité, ce sont
les esprits cartésiens, — en second lieu aux esprits défians qui ont
un vif sentiment du réel , un grand mépris des choses chimériques,
et qui surtout ne veulent pas être dupes : ce sont les esprits vol-
tairiens. Enfin il est une dernière classe d'esprits, la plus rare de
toutes : ce sont ceux chez lesquels une volonté fortement trempée
est capable de se déterminer par les seuls conseils de la raison,
ce sont les esprits socratiques ou stoïciens, a Pourquoi la philoso-
phie, dit M. Saisset, ne suffirait-elle pas à de telles âmes? La phi-
losophie leur donne une religion, puisqu'elle leur donne la foi en
Dieu; elle leur donne une morale, puisqu'elle leur enseigne le de-
voir. Elle leur donne même une certaine piété, puisqu'elle leur
inspire la foi en la Providence, par suite la résignation, non pas
une résignation passive et forcée, mais une résignation volontaire
et douce, celle qui dit dans la douleur même : Fiat voluntas tua.
Enfin elle leur donne l'espérance. Socrate n'est pas sûr de l'autre
vie; mais il ne regrette pas d'avoir agi comme s'il y en avait une,
et il l'espère de la bonté des dieux. Ainsi le philosophe ne manque
ni de religion ni de piété. Il croit en Dieu. Il l'adore et le contemple
avec ravissement dans la beauté de ses œuvres. Il prie, il espère. »
Cette leçon hardie, où M. Emile Saisset divisait d'une main si
ferme l'humanité en deux classes, les âmes religieuses et les âmes
philosophiques, dut soulever de vives objections, non malveil-
lantes, mais inquiètes, mais émues, et qui amenèrent notre ami à
s'expliquer encore avec plus de fermeté et de précision. On lui re-
procha d'avoir fait de la philosophie un privilège aristocratique,
d'avoir parlé comme ceux qui disent qu'il faut une religion au
peuple. M. Saisset répondit avec énergie à ces pressantes instances.
Il blâmait ceux qui disent que la religion n'est nécessaire qu'au
peuple. Il y a des âmes très éminentes, très cultivées, qui ont
besoin d'une religion positive. « J'ai cité Pascal et saint Augustin,
disait-il : est-ce là le peuple? La religion est bonne pour ceux qui
ont le besoin et le pouvoir d'y croire. » On insiste et on dit : « Vous
admettez donc que certaines âmes n'ont ni le besoin ni le pouvoir
de croire au surnaturel et peuvent s'en passer? — Oui, Socrate, Pla-
ton, Caton, Marc-Aurèls, Épictète, ont vécu heureux et honnêtes
sans avoir de religion positive. Il est des sages modernes qui, sans
avoir le prestige qui couronne ces grands noms, témoignent que la
droiture, la vertu et même la piété n'ont pas besoin de religion po-
sitive. » Un autre adversaire, serrant la question de plus près, vou-
lut attirer M. Saisset sur le terrain brûlant du surnaturel et des
miracles. Celui-ci ne recula pas devant cet appel, et il répondit :
^80 REVUE DES DEUX MONDES.
« En fait de surnaturel, j'admets Dieu et la Providence; en fait de
miracle, le miracle éternel et perpétuel de la création; en fait de
révélation, j'admets que Dieu se révèle par les lois de la nature
et fait éclater sans cesse sa puissance, son intelligence, sa sagesse,
sa justice, sa bonté. J'admets cela, rien de moins, rien de plus. Je
ne sais si cette déclaration plaira à tous mes auditeurs; mais on
m'accordera que j'ai été fidèle à ma maxime : netteté dans les
idées, sincérité dans les déclarations. » Cette ferme et noble décla-
ration de principes fut accueillie par tous les auditeurs avec une
sympathie respectueuse, et le succès croissant de ses leçons vint
prouver à M. Emile Saisset que la franchise unie à la modération
désarme et subjugue toutes les opinions.
Ces leçons, d'un caractère si accentué, ont été presque les der-
nières qu'ait prononcées à la Sorbonne Emile Saisset. Elles seront
importantes pour l'histoire du spiritualisme contemporain. Jamais,
depuis Jouffroy, l'école spiritualiste n'avait accusé ses doctrines ra-
tionalistes avec autant de fermeté et de décision. Ceux qui croi-
raient qu'en cette circonstance elle a manqué à la sagesse en se
découvrant avec trop de sincérité ne se rendraient pas un compte
bien exact de la situation actuelle de la philosophie. Les questions
sont aujourd'hui serrées de trop près pour que l'on puisse rester
dans le vague des formules indécises et d'un incertain christia-
nisme qui n'est ni orthodoxe, ni hétérodoxe. Un historien illustre,
qui vient de toucher à toutes ces questions avec la hauteur qui lui
est habituelle, met en demeure les spiritualistes de s'expliquer sur
la question du surnaturel. Ce grand et éloquent défenseur de la li-
berté de discussion est le premier à désirer que les causes s'accu-
sent et se découvrent avec franchise, et que chacun porte son
propre nom, son propre drapeau. Ce n'est pas lui qui reprocherait
à M. Saisset (s'il vivait encore) d'avoir répondu d'avance à son ap-
pel et d'avoir dit : « Voilà ce que je crois; rien de moins, rien de
plus. »
S'il m'était permis d'ajouter un mot à la discussion si vive et si
franche de M. Emile Saisset, je dirais volontiers : Lorsqu'on accuse
la philosophie d'insuffisance, qu'entend-on conclure de là? J'avoue
volontiers que la philosophie est insuffisante, qu'elle ne donne ni
toute lumière, ni toute consolation, ni tout espoir; mais pourquoi la
philosophie serait-elle suffisante, et pourquoi supposerait-on que
l'homme doit avoir nécessairement à sa disposition quelque chose
qui le satisfasse entièrement? Tout étant incomplet et défectueux
ici-bas, pourquoi s'étonner que nos lumières soient incomplètes, et
que les secours qui nous ont été accordés soient proportionnés à
la faiblesse et à la médiocrité de notre nature? Si l'on dit qu'un
LE SCEPTICISME MODERNE. hSl
Dieu bon ne peut avoir laissé ses enfans sans secours suiïisans, on
oublie que c'est pourtant là l'état où ont été pendant des siècles les
nations les plus illustres et les plus éclairées de l'antiquité. 11 n'y a
donc pas de contradiction à supposer que la Providence n'a donné
aux hommes que des moyens très faibles pour percer les mystères
de leur destinée. On n'a rien dit contre la philosophie en mon-
trant qu'elle ne donne ni toute la force, ni toute la joie désirable,
car il est possible qu'il soit dans la destinée humaine de se con-
tenter de faibles lumières et de faibles secours. Si l'on réfléchit
d'ailleurs que les formes les plus variées des croyances humaines
donnent toutes des consolations et ont inspiré des prodiges de
courage et de sacrifice, on verra que le fait de donner des con-
solations et des forces n'est pas une garantie suffisante de vérité.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs, si Pascal s'en était tenu à la doc-
trine que nous venons d'exposer, il ne se distinguerait de la
plupart des théologiens que par l'énergie de sa conviction et l'ar-
deur entraînante de son éloquence. Ce ne serait pas là le scep-
ticisme, car le scepticisme ne consiste pas à limiter la raison,
mais à la nier. Malheureusement c'est là une extrémité devant
laquelle Pascal n'a pas reculé. De l'insuffisance de la philoso-
phie et de la raison, il est passé, par un entraînement facile à
comprendre, à la doctrine d'une impuissance radicale, absolue,
irrémédiable, au moins hors de la révélation et de la grâce. Il parle
de la philosophie de la manière la plus insultante dans ce passage
si connu : « Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philoso-
pher. Nous n'estimons pas que la philosophie vaille une heure de
peine. » Il prononce cette parole hardie et décisive : « Le pyrrho-
nisme est le vrai. » Enfin il serait difficile aujourd'hui, après la
démonstration victorieuse de M. Cousin, de nier que dans Pascal
se rencontrent à chaque page des traits qui trahissent un absolu
scepticisme. Il attaque la philosophie dans ses sources psycholo-
giques en niant la légitimité de tous nos moyens de connaître, il
ébranle la morale et la religion naturelle en niant la justice et en
n'admettant que la force, en justifiant l'athéisme comme une
marque de force d'esprit, en substituant aux démonstrations philo-
sophiques de l'existence de Dieu la fameuse preuve tirée du calcul
des probabilités, qu'il venait d'inventer, jouant Dieu à croix ou pile.
Il n'est pas moins sceptique sur les afl"ections que sur les idées, et
il a écrit cette phrase odieuse, que Hobbes ne désavouerait pas :
« Les hommes se haïssent naturellement les uns les autres. » La
force et le hasard lui sont les maîtres de la vie humaine, et son
imagination épouvantée ne voit sur cette terre qu'un cachot, et dans
les hommes que des condamnés à mort attendant leur exécution.
TOME LVI. — I8G0. 31
Zj82 REVUE DES DEUX MONDES.
De cette philosophie subversive ne pouvait sortir qu'une religion
servile et tyrannique, que M. Cousin définissait éloquemment en
l'appelant « cette dévotion malheureuse que je ne souhaite à per-
sonne; » ce qui se comprend du reste aisément par l'alliance na-
turelle (aussi naturelle en philosophie qu'en politique) de l'anar-
chie et du despotisme. Après avoir dit qu'il faut présenter la religion
comme raisonnable et aimable, il la présente au contraire comme
terrible et incompréhensible, et il se jette dans toutes les extré-
mités du credo quia absurdum. Il dit que, s'il y a quelque chose
de scandaleux et d^ énorme (1), ce n'est pas « la justice envers les
réprouvés, c'est la miséricorde envers les élus. » Aveuglé par un
mysticisme insensé, il dit que a la maladie est l'état naturel du
chrétien, et qu'il faut vivre dans l'attente continuelle de la mort. »
Il combat toutes les affections humaines, il ne veut pas qu'on s'at-
tache à lui et prétend « que l'on est coupable de se faire aimer. »
Enfin il condamne le mariage comme un homicide, ou plutôt comme
un déicide. Tel a été le christianisme janséniste de Pascal, exagé-
ration repoussante du principe de la foi, et qui inspire à M. Saisset
ces excellentes paroles : « Je ne reconnais pas à ces traits la mo-
rale chrétienne, la charité chrétienne, l'esprit chrétien. Le Christ
mourant au Golgotha n'est pas un symbole d'ascétisme, mais un
symbole de bonté, de charité et d'amour. »
On voit par l'exemple de Pascal (je prends le plus grand) ce que
devient une théologie quand elle est privée du soutien d'une saine
et forte philosophie, et lorsqu'elle s'allie au scepticisme pour obte-
nir l'entier abattement de la raison. On ne peut sans doute de-
mander aux théologiens de consentir à l'indépendance absolue et
souveraine de la philosophie, car ce serait sacrifier leurs propres
principes; mais ils peuvent voir qu'une trop grande défiance à l'é-
gard de la raison conduit à des extrémités aussi périlleuses pour
l'orthodoxie que pour le bon sens. Que cela soit un avertissement
pour les théologiens excessifs qui ne voient que des ennemis dans
les libres penseurs. Le rationalisme a du bon, ne fût-ce que comme
correctif aux entraînemens fanatiques d'un mysticisme déréglé.
Au reste, il est juste de le reconnaître, à part la défiance bien
naturelle qu'inspire toute philosophie indépendante à la théologie
révélée, il est certain que le scepticisme théologique a reculé plu-
tôt qu'il n'a fait de progrès dans ces dernières années. Un exemple
solennel, celui de l'abbé de Lamennais, a prouvé qu'une telle tac-
tique n'est pas une garantie bien solide pour la foi. Nos théologiens
les plus éclairés, le père Gratry, l'abbé Hugonin, M^'' Maret, sont
(1) Dans le sens latin, enormis, hors de règle.
LE SCEPTICISME MODERNE. 483
tous très opposés à cette fausse doctrine. Saint-Sulpice, qui est le
centre des bonnes études théologiques en France, l'a toujours com-
battue, et récemment encore nous entendions à Notre-Dame un pré-
dicateur éclairé, le père Hyacinthe, défendre fortement et noble-
ment la cause de la raison et de la philosophie, j'ajouterai même
de la société moderne, contre l'école traditionaliste. Rome elle-
même, dans quatre propositions célèbres promulguées il y a une
dizaine d'années, a expressément condamné l'opinion qui conteste
à la raison le pouvoir d'établir l'existence de Dieu et de l'âme, les
grandes vérités de la morale, enfin les pi-incipaux articles de la
théologie naturelle. Comme la philosophie n'a pas toujours le bon-
heur d'être d'accord avec Rome, c'est un devoir pour elle de recon-
naître qu'en cette circonstance Rome a montré autant de sagesse
que de lumières, et il serait fort à désirer, dans l'intérêt de la paix
et de la fraternité, qu'il en fût toujours ainsi.
Lorsque la théologie combat la philosophie et veut la détruire
parmi les hommes, elle entreprend l'impossible, car il faudrait pour
cela qu'elle supprimât un instinct irrésistible de la nature humaine,
le besoin d'examiner et de comprendre. Le théologien comprend
médiocrement la force d'un tel besoin, parce qu'en général il ne
l'éprouve pas (autrement il est un philosophe) et ne cherche guère à
le satisfaire. La théologie répond pour sa part à un tout autre besoin
de l'âme, le besoin de croire et de systématiser ses croyances. C'est
par l'ordre et l'enchaînement des doctrines que la théologie, j'en-
tends la théologie catholique, a un côté scientifique; mais elle ne
fait qu'ordonner et enchaîner, elle ne cherche pas, si ce n'est peut-
être dans la controverse, où le besoin de se défendre la force à dé-
couvrir des armes nouvelles : par là elle commence à ressembler à
la philosophie, sans jamais se confondre avec elle tant qu'elle per-
siste à s'appuyer sur une doctrine consacrée. La philosophie au
contraire est fille de l'examen, elle ne veut rien affirmer qu'elle n'ait
trouvé par l'analyse et la réflexion. Ses dogmes sont ses conquêtes
et non pas ses chaînes. Elle va donc à la découverte, et c'est pour-
quoi elle va souvent à l'aventure, c'est pourquoi aussi chaque philo-
sophe va de son côté, persuadé qu'il a trouvé le vrai chemin et que
tous les autres se trompent. Cette recherche libre et personnelle
est et sera toujours la tentation et l'appât du philosophe. Le théo-
logien, habitué à la sécurité que donne une foi bien établie, com-
prend difficilement qu'on puisse prendre plaisir à vivre au sein des
mouvemens et des oscillations du sol philosophique. Il s'en faut
en effet que ce soit là un plaisir sans mélange, et je ne le conseille-
rais pas volontiers à ceux qui n'aiment que la paix; mais penser
par soi-même et n'obéir qu'à la lumière de sa raison, c'est une des
hS!i REVUE DES DEUX MONDES.
i:)ius fortes et des plus hautes passions de l'homme. Celui qui l'é-
prouve assez pour lui consacrer sa vie est un philosophe, celui qui
ne l'éprouve pas peut très bien se dispenser de se livrer à la philo-
sophie; mais qu'il ne cherche pas à en détourner les autres.
II.
Comment passer de Pascal à Kant? Quelle transition liera l'un à
l'autre deux personnages si dissemblables, et qui paraissent appar-
tenir à deux mondes? Chez l'un, toutes les pensées ont traversé
le cœur et se sont échauffées de toutes les ardeurs de la passion.
Troublé par le problème de la destinée humaine jusqu'au point d'en
perdre presque la raison, sceptique et croyant à la fois, portant une
sorte de fanatisme dans le doute comme dans la dévotion, mau-
dissant la vie avec tant d'exagération qu'on pourrait croire qu'il
l'avait trop aimée et qu'il lui en voulait de ne pas lui avoir donné
ce qu'il en espérait, ayant jeté des éclairs dans la science comme
dans la philosophie, mais par- dessus tout grand écrivain, apolo-
giste original et paradoxal de la religion, mais, malgré tous ses ef-
forts, ayant contribué pour sa part à la dissolution des antiques
croyances, tel a été Pascal, qu'on peut définir d'un mot: un homme,
une âme, une flamme.
Transportons-nous maintenant sur les confins du nord, à l'extré-
mité orientale de la Prusse , dans cette ville froide et lointaine de
Kœnigsberg où bien peu de voyageurs ont la curiosité d'aller cher-
cher les vestiges et les souvenirs de la Critique de la raison pure.
C'est là qu'est né, c'est là qu'est mort, c'est là qu'a enseigné pen-
dant trente ans l'immortel Kant, le maître et le roi des philosophes
allemands. Là l'enseignement de la philosophie n'est pas, comme
ailleurs, plus ou moins lié par la tradition, par les convenances,
par les habitudes, à un système d'idées consacré. La pensée est
souverainement libre; elle n'a jamais connu depuis une telle li-
berté. Comme Pascal, Kant associe à un scepticisme illimité une
foi austère, et il rend à la pratique ce qu'il refuse à la raison spé-
culative; mais il n'obéit jamais qu'à la science pure, et la passion
n'a aucune part à ses raisonnemens : ce n'est pas une personne,
c'est une idée... Quelquefois du sein de ces froides abstractions
s'élève tout à coup un cri noble et fier qui part de l'âme et parle à
Pâme; mais rien n'est plus rare, et d'ordinaire c'est à peine si Pal-
gèbre est plus abstraite, plus impersonnelle, que cette philosophie
hérissée et enveloppée, qui recouvre les plus rares finesses de la
pensée des formes les plus repoussantes du pédantisme scolastique.
Néanmoins, sous cette forme surannée, que de hardiesse, que de
LE SCEPTICISME MODERNE. A85
liberté, quelle jeunesse de pensée, quelle absence de préjugés,
quelle profondeur! Et dans la morale que de grandeur et de séré-
nité! Quant à l'homme lui-même, il paraît avoir assez peu connu les
troubles et les tumultes de la vie. Il n'a jamais quitté sa ville na-
tale, tout entier à sa chaire et à la construction de sa doctrine, vi-
vant seul et dans la retraite avec une régularité toute monastique.
IN'ayant pas eu de ménage et, selon toute apparence, n'ayant guère
connu la passion, il n'a aimé que la science et la vérité. Sur la fin
de sa vie seulement, un éclair d'enthousiasme a traversé cette âme
austère et virile : ce fut la révolution française qui l'alluma. Ce
grand espoir d'une émancipation universelle fit sortir de sa mesure
habituelle ce penseur abstrait et glacé, et l'on vit le noble vieillard
courir chaque jour sur la grande route pour avoir plus tôt les nou-
velles attendues par tous avec anxiété. Il meurt après quatre-vingts
ans, ayant eu le temps d'édifier tout son système, d'en publier lui-
même toutes les parties, n'ayant laissé aucune région de la science
étrangère à ses études, et entouré d'une puissante école appelée au
plus florissant avenir. Sereine et froide, pleine de jours et d' œu-
vres, telle a été la vie de Kant; ardente, désolée, mutilée prématu-
rément, telle a été la vie de Pascal. Leur philosophie reflète leur
existence. L'un et l'autre sont sceptiques; mais l'un avec amertume
et insolence semble défier la raison et prendre plaisir à l'insulter,
l'autre froidement et méthodiquement analyse, discute, critique, de-
mande à cette même raison ses titres et ses comptes avec l'impi-
toyable tranquillité d'un juge. Tous deux unissent à un scepticisme
illimité une foi profonde, et essaient de reconstruire d'un côté ce
qu'ils détruisent de l'autre; mais la foi du premier est une foi reli-
gieuse et mystique, jaillissant de l'âme comme un coup de grâce
dans une extase mystérieuse ; la foi du second est une foi stoïque
et morale, ayant son point d'appui dans une conscience aussi ferme
que pure. Pour l'un, la foi a pour objet la croix et Jésus, pour
l'autre le devoir et la vertu. Tels ont été, aux points les plus op-
posés et les plus extrêmes, les deux grands maîtres du scepticisme
moderne.
Un système aussi compliqué et aussi fortement lié que celui de
Kant est bien difficile à résumer. M. Emile Saisset a rempli cette
tâche autrefois dans la Rci-ue (1) avec un rare bonheur, et c'est
cette large et rapide analyse qui est devenue le chapitre consacré
à ce grand nom dans le livre qui vient d'être publié. Nous n'avons
plus aujourd'hui qu'à en recueillir les principaux traits dans ce qui
touche à notre sujet, c'est-à-dire au scepticisme de Kant.
Pour bien comprendre le système du philosophe de Kœnigsberg
(1; Voyez la livraison du 15 février 18iG.
/i86 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ses principes généraux et clans ses grandes lignes, il faut ob-
server que, dans toutes les pensées de notre esprit, on peut distin-
guer deux choses : d'abord ce qui nous vient du dehors, ce qui est
l'objet de la sensation, et ce que l'on appelle le phénomène, par
exemple la chaleur, la couleur, le mouvement; — en second lieu,
ce qui vient de l'esprit, c'est-à-dire un certain nombre d'idées qui,
s'appliquant à ces phénomènes, nous permettent de les coordonner,
de les enchaîner, de les généraliser. Ces idées sont les vrais prin-
cipes de la pensée. On se représente assez bien la séparation de ces
deux choses, si l'on réfléchit à l'état de ces pauvres d'esprit qui sont
privés de toute réflexion et de toute intelligence et ne sont doués
que de la faculté de sentir. Les phénomènes les affectent tout
comme nous, mais ils ne les redoublent pas dans leur conscience
par la puissance de la réflexion; ils ne savent pas les convertir en
pensées, ce qui est, à proprement parler, ce que l'on appelle com-
prendre. Sans doute, même chez les idiots, Kant trouverait en-
core quelques principes purement intérieurs, qui viennent s'ap-
pliquer aux phénomènes pour rendre possible la perception des
choses extérieures; mais, les idiots étant privés des idées supé-
rieures de l'entendement et de la raison, cet exemple rend assez
bien compte de la distinction établie par Kant entre la matière et la
forme de la connaissance, — la matière, qui est fournie par le de-
hors, et la forme par le dedans.
Maintenant la connaissance des choses, suivant Kant, se compose
de trois degrés. A un premier degré, le plus simple de tous, qui
est commun à l'animal et à l'homme, à l'idiot comme à l'homme
raisonnable, nous percevons les choses extérieures. Cette percep-
tion suppose, comme on vient de le voir, une matière extérieure, à
savoir les phénomènes. Or ces phénomènes, pour être perçus, sont
soumis à une condition : il faut qu'ils soient placés dans l'espace.
L'espace n'est pas l'objet direct d'une perception ni d'une sensa-
tion ; mais il est la condition qui rend possibles l'une et l'autre :
c'est un cadre, un moule en quelque sorte, où viennent se placer
les phénomènes à mesure qu'ils sont sentis; c'est, pour employer
le langage de Kant, une forme de la sensibilité. On peut dire la
même chose du temps à l'égard des phénomènes internes, des phé-
nomènes de conscience.
Les phénomènes placés et coordonnés dans le temps et dans l'es-
pace deviennent des objets d'intuition et de perception, mais ils
ne sont pas encore des objets de pensée. Se représenter un arbre
placé en un certain point de l'espace, à une certaine distance d'un
autre, ce n'est pas penser un arbre. Le penser au contraire, c'est
réfléchir à l'unité et à l'individualité qui le constituent, à l'ensem-
ble des effets et des causes dont il est la résultante ; c'est en affir-
LE SCEPTICISME MODERNE. Z|87
mer l'existence actuelle, remarquer que cette existence est con-
tingente et non nécessaire; c'est enfin grouper et enchaîner les
différens phénomènes que cet arbre peut présenter sous un certain
nombre d'idées générales, et, comme dit Kant après Platon, ra-
mener la multitude à l'unité. Les idées de cette seconde classe sont
donc les conditions de la pensée, comme les premières étaient les
conditions de la sensibilité : ce sont les catégories, expression em-
pruntée par Kant à Aristote, et qui signifie les attributs généraux
des choses.
La pensée, une fois qu'elle a pris possession des objets de la na-
ture, les lie, les généralise, les subordonne, en forme une chaîne
dont tous les anneaux se rattachent les uns aux autres. Cette chaîne
est ce qu'on appelle la nature, et l'opération de l'esprit qui la forme
est la science; mais si l'esprit était obligé de poursuivre à l'infini
cet enchaînement de phénomènes, cette course éternelle sans com-
mencement ni fin accablerait la raison d'une lassitude infinie, et
elle se perdrait dans cet abîme sans fond. Il lui faut s'arrêter. Ce
point d'arrêt, dans quelque ordre et dans quelque série que ce soit,
est ce que Kant appelle l'inconditionnel ou l'absolu. Il y en a de
trois sortes : pour les phénomènes de conscience, nous concevons
nécessairement un sujet qui ne soit plus phénomène, et que nous
appelons âme-, pour les phénomènes extérieurs, nous concevons
également un sujet en soi, un suhstratwn qui n'est pas phénomène,
et c'est ce qu'on appelle le monde. Enfin, au-dessus et au-delà, de
ces deux substances, qui ne sont, si j'ose dire, que relativement
absolues, nous concevons un dernier absolu, l'Être infini ou par-
fait. Dieu. Ces trois notions, l'âme, le monde et Dieu, sont les
idées de la raison pure, qui, de même que les catégories de l'en-
tendement et les formes de la sensibilité, sont les lois nécessaires
suivant lesquelles l'esprit conçoit les choses,d'où il ne f;iut pas con-
clure cependant qu'elles sont les lois des choses en elles-mêmes.
Ainsi, il y a dans l'esprit trois étages de notions subordonnées
les unes aux autres : au premier degré, l'espace et le temps, formes
de l'intuition sensible ; au second degré, les catégories (substance,
cause, unité, existence, relation, etc.), conditions de la pensée; au
troisième, les idées absolues, l'âme, le monde et Dieu. Ces der-
nières idées ne sont que des limites, des points d'arrêt ; les formes
de la sensibilité (espace et temps) ne sont que des réceptacles, des
moules vides, de simples contenans. Le vrai nœud, le cœur de
l'action intellectuelle est dans les catégories. C'est Là , c'est dans
cette fusion intime des idées et des phénomènes, du général et du
particulier, c'est dans cette opération essentielle que consiste la
pensée. L'erreur des sensualistes, des empiristes de tous les temps
est de croire que la pensée naît de la sensation, et n'est qu'une sen-
A88 REVUE DES DEUX MONDES.
sation transformée, comme si l'idiot n'avait pas des sens aussi bien
que les autres hommes. Ce qui manque précisément à l'idiot, c'est
la faculté de convertir les sensations en idées, ce qui ne se peut que
par le moyen de ces idées élémentaires et constitutives que l'en-
tendement porte en lui-même et qu'il applique aux choses du de-
hors.
Mais, de quelque notion qu'il s'agisse, formes, catégories ou idées,
à quelque étage de l'esprit humain que nous nous placions, sensibi-
lité, entendement ou raison^ tout ce que l'esprit porte en lui-même
n'a de valeur que par rapport à lui. Toutes ses idées sont subjec-
tives-, elles ne représentent pas les choses telles qu'elles sont en soi,
mais telles qu'elles nous apparaissent, non comme des noumènes,
mais comme dea phénomènes. Si l'on demandait à Kant sur quoi il
fonde une hypothèse en apparence aussi arbitraire, il répondrait
sans doute que, ces idées naissant avec l'entendement humain et
étant précisément la part qu'il apporte dans la connaissance, il ne
peut en rien s'assurer que cette part corresponde à quelque chose
de réel en dehors de nous. L'entendement ne connaît que lui-même,
et il ne connaît rien autre chose que par lui. Pourvu de notions à
priori, qui sont en lui avant tout commerce avec l'expérience,
comment pourrait-il savoir que le dehors est conforme aux repré-
sentations anticipées du dedans?
Outre cette suspicion générale, qui porte sur l'esprit humain tout
entier, Kant trouve des sujets de doute tout particuliers dans les
idées de la raison pure, dans ces trois idées absolues, qui sont pré-
cisément l'objet de la métaphysique, et il institue contre la valeur
objective de ces idées une polémique dont la philosophie ressent
encore les blessures. C'est à l'occasion de cette polémique, et sur-
tout de la célèbre controverse où Kant soumet à une critique impi-
toyable tous les argumens les plus respectés de la théodicée, que
le sceptique Henri Heine disait avec sa diabolique ironie : « L'on
A it alors, après cette grande bataille, les argumens de l'école mis en
déroute, les gardes-du-corps ontologiques jonchant la terre, et Dieu
privé de démonstration! » Hâtons-nous d'ajouter que Kant a fait
tous ses efforts pour rétablir dans sa morale tous les grands prin-
cipes qu'il avait si gravement ébranlés dans sa métaphysique. Si
Dieu, l'âme, la liberté, ne lui paraissent pas susceptibles d'être dé-
montrés par la raison spéculative, il les considère comme les pos-
tulats nécessaires de la raison pratique, comme les conditions et les
garanties de la loi morale.
Sans vouloir suivre le système de Kant dans toutes ses parties
(ce qui nous éloignerait du plan de cette étude), nous nous conten-
terons de quelques observations sur son idée fondamentale. On re-
connaîtra ainsi que ceux qui disent que Kant en a pour jamais fmi
LE SCEPTICISME MODERNE. 489
avec la métaphysique se font une entière illusion. La Critique de la
raison pure a été au contraire le point de départ d'une nouvelle
métaphysique, et cela par une logique nécessaire et inévitable.
Que l'on réfléchisse un instant sur ce qu'il y a d'étrange dans l'hy-
pothèse de Kant. Selon cette hypothèse, c'est l'esprit humain qui
prête cà la nature par son concours avec elle tout ce qu'elle nous
offre de rationnel, d'intelligible, d'harmonieux et de régulier. La
nature, dépouillée de ce que l'esprit humain lui attribue, n'est
qu'une multitude de phénomènes indéterminés et désordonnés, une
matière sans forme, quelque chose de semblable à ce que les anciens
poètes appellent le chaos. La raison, d'après Kant, joue à l'égard
de la nature cà peu près le même rôle que l'artiste divin remplit à
l'égard du monde dans le système de Platon. La raison est le véri-
table démiurge, la suprême organisatrice de l'univers. Il faut bien
se garder de confondre le scepticisme de Rant avec l'ancien pyr-
rhonisme, qui ne laissait rien debout, ni au dedans, ni au dehors
de nous-mêmes, que la conscience de nos sensations. Kant, instruit
par le grand exemple des sciences, reconnaît que la pensée, soit
sous une forme purement subjective (comme dans la logique et les
mathématiques), soit appliquée à la nature (dans les sciences phy-
siques et naturelles), forme un tout systématique et lié. C'est de la
réunion de la pensée avec les phénomènes que résulte le cosmos
avec ses merveilleuses harmonies. Si l'on songe en effet que l'es-
pace, dans lequel les phénomènes sont contenus, le temps, dans le-
quel ils se succèdent, les rapports de cause et d'effet, d'action et
de réaction, par lesquels nous les enchaînons, les idées d'unité et
de pluralité, qui nous servent h, les classer et à les distribuer, enfin
que tout ce qui sert à lier les phénomènes vient de notre esprit , et
non des choses elles-mêmes, on conviendra que, selon Kant, c'est
l'esprit qui est le vrai créateur de la nature. Je demande alors quel
est l'avantage d'une telle hypothèse. Pourquoi supposerais-je que
c'est l'entendement qui apporte à la nature ce qui la rend intelli-
gible et capable d'être connue scientifiquement, au lieu de dire tout
simplement que la nature est intelligible en elle-même, qu'en elle-
même elle forme un tout rationnel et intelligible? La constance, le
développement gradué des phénomènes suivant des lois, l'enchaî-
nement, la liaison, la hiérarchie de ces lois, la combinaison des
causes et des effets (je ne parle même pas des rapports de finalité,
de convenance et d'harmonie), toutes ces conditions, qui seules
rendent possible une science de la nature, nous apparaissent en
même temps comme les conditions de l'ordre des choses. Quelle
facilité et quel avantage trouve -t-on à concevoir que l'entende-
ment porte en soi et produit spontanément le système entier de la
nature, ce système qui se déroule avec une si merveilleuse ma-
iOO EEVUE DES DEUX MONDES.
jesté dans l'espace et dans le temps, et qui embrasse l'homme lui-
même? Plus j'étudie la nature, plus se confirme en moi la pensée
qu'elle forme un tout raisonnable. Jamais les idées qui me servent
à la comprendre ne se sont trouvées démenties : autrement il n'y
aurait point de science. Le champ des découvertes a beau s'étendre:
tous les phénomènes viennent les uns après les autres se coordon-
ner dans le système général, et l'avenir même se plie à nos prévi-
sions. Pourquoi donc supposerions -nous que tout cela est notre
œuvre, et que nous sert-il, suivant la comparaison de Kant, de faire
tourner la terre autour du soleil, au lieu de faire tourner, comme
Ptoiémée, le soleil autour de la terre? On remarquera d'ailleurs
que cette hypothèse, qui se présente en apparence comme modeste,
puisqu'elle prétend ne pas vouloir se prononcer sur les choses
telles qu'elles sont en soi, est au contraire passablement orgueil-
leuse, puisqu'elle consiste précisément à attribuer à l'esprit humain
tout ce qu'il y a pour nous de plus grand et de plus merveilleux
dans la nature elle-même.
Supposons cependant qu'on admette cette hypothèse, afin d'é-
viter les embarras qui pourraient naître de l'hypothèse opposée ;
croit-on avoir par là coupé court à toute difficulté , réfréné à tout
jamais la curiosité humaine, assuré à l'esprit humain cette tran-
quillité, cette ataraxie , suivant l'expression des pyrrhoniens, à
laquelle ont toujours prétendu les sceptiques de tous les temps?
C'est ici que Kant me paraît avoir été sous le prestige de cette
illusion, commune à tous les inventeurs de systèmes, qui consiste
à croire que tous les esprits pourront s'arrêter là où l'on s'est ar-
rêté soi-même, et se satisfaire de ce qui nous a satisfaits. Embar-
rassé du monde objectif, Kant a pensé que la solution détentes
les difficultés était de suhjectiver toutes choses. Quand il avait fait
passer un problème de l'objectif au subjectif, il croyait avoir tout
fait, et il ne paraissait pas soupçonner que le subjectif à son tour
ne pouvait se suffire à lui-même, qu'il y avait là un monde nouveau
d'obscurités et de difficultés. On explique le dehors par le dedans,
la nature par l'esprit, l'objet par le sujet... Fort bien ; mais le su-
jet lui-inême, comment l'explique-t-on? Dans ce sujet, il y a des
formes à priori de la sensibilité, des catégories de l'entendement,
des idées pures de la raison, et tout cela forme un système si bien
lié que c'est grâce à lui que l'esprit pense la nature, et au-delà de la
nature un monde intelligible, dont on ne peut pas nier au moins la
possibilité. Je le demande, d'où viennent ces formes à priori^ ces
catégories, ces idées? D'où vient cet entendement qui juge tout
et qui crée tout? N'est-il pas lui-même le plus étonnant des mi-
racles? Cette conception d'un monde supra-sensible, d'une nature
soumise à un ordre rationnel, a beau être subjective : encore faut-
LE SCEPTICISME MODERNE. /|91
i! nous l'expliquer. A propos de quoi , en vertu de quoi , par quel
pouvoir, par quel privilège l'esprit pense-t-il, et qu'est-ce que la
pensée? On dira que cette question implique un cercle vicieux, que
c'est en vertu des lois de la pensée que nous demandons la cause
et le pourquoi de quelque chose, que, recueillis une fois dans l'en-
ceinte de la pensée, il n'y a plus à demander de pourquoi, et par
conséquent qu'il n'y a pas à se demander pourquoi l'homme pense,
car ce serait supposer quelque chose d'antérieur à la pensée, quel-
que chose qui expliquerait la pensée, tandis que la pensée explique
tout. Cependant qui ne voit que répondre ainsi, c'est précisément
poser la pensée comme quelque chose d'absolu, comme quelque
chose en soi? C'est en faire le principe des choses; c'est, en un
mot, passer, comme l'ont fait Fichte et Schelling, de l'idéalisme
subjectif à l'idéalisme absolu.
Veut-on au contraire rester dans les limites mêmes de l'idéalisme
de Kant, voici encore des abîmes de difficultés. Pour concevoir
quelque chose de subjectif, ne faut-il pas qu'il y ait un sujet? Or,
dans la doctrine de Kant, il n'y a pas plus de sujet que d'objet. Ces
formes pures et ces idées à priori planent dans le vide, sans savoir
à qui s'attacher. Je comprends très bien, dans une doctrine où l'on
admettrait, comme Descartes, une substance pensante, que cette
substance se construise à elle-même l'univers d'après certains con-
cepts innés; mais, dans le système de Kant, à qui appartiennent ces
concepts? en qui résident-ils? Ils sont à priori; mais qui donc les
possède à priori? qui en fait l'application à la nature? Ne dites pas
que c'est l'esprit humain, car c'est là un mot vague et peu philo-
sophique. Qu'est-ce que l'esprit humain? Ce n'est pas une sub-
stance, car la notion de substance est elle-même une notion for-
melle et subjective dont nous nous servons pour constituer l'unité
apparente des choses, sans que rien lui réponde dans la réalité.
Est-ce le moi? Non, car l'idée du moi, comme celle de substance,
n'est encore, selon Kant, qu'une forme subjective. Enfin l'esprit
humain n'est pas même, comme le définissait Condillac, une suc-
cession de phénomènes, puisque l'idée de succession est l'applica-
tion de l'idée de temps aux phénomènes intérieurs, et l'idée de
temps, comme toutes les autres, n'est qu'une forme qui ne repré-
sente aucune chose en soi. Il est donc impossible de se faii-e au-
cune idée claire de ce que c'est que le sujet pensant dans la doc-
trine de Kant, et lorsque nous disons que c'est le sujet qui produit
des concepts à priori, nous ne savons en réalité ce que nous di-
sons. Si l'on réfléchit ensuite à la ténuité de ce sujet phénoménal,
qui n'est qu'une ombre, ne trouve-t-on pas aisément que ce vaste
système de concepts et d'idées qui s'appelle la raison pure, qui
contient en soi en puissance la nature tout entière, est d'un ordre
^92 REVUE DES DEUX MONDES.
])ien plus élevé et d'une bien autre importance que le sujet lui-
même? Cette raison pure, qui donne au sujet l'unité, la liaison
dans le temps, la conscience même, est vraiment la cause et le
principe du sujet, au lieu d'en être l'effet et l'attribut. Possédant
comme caractère essentiel la nécessité et l'universalité, portant
partout avec elle dans la nature et dans le moi l'ordre, la liaison
systématique, la vérité, que lui manque-t-il pour être la raison
absolue, principe commun de l'objectif et du subjectif, de la nature
et de l'esprit?
D'ailleurs, lorsque l'on parle de la subjectivité de la raison, de
quelle raison s'agit-il ? Est-ce d'une raison individuelle, celle de
Pierre ou de Paul? Est-ce au contraire de la raison humaine en
général? Kant ne paraît pas s'être jamais expliqué sur ce point.
S'il s'agit de la raison individuelle, comment expliquera-t-on les
autres raisons individuelles qui me sont données dans l'expérience,
car l'expérience m'apprend qu'il y a d'autres hommes que moi?
Est-ce donc moi qui pense leurs pensées, qui éprouve leurs affec-
tions , qui me redouble ainsi moi-même en dehors de moi dans ces
milliers d'individus dont les passions me sont antipathiques, dont
les idées me sont nouvelles, ou hostiles, ou même entièrement in-
connues? Qui supportera de pareils rêves? La philosophie de Kant
est une philosophie trop sérieuse pour qu'on puisse lui imputer ces
amusemens du pyrrhonisme antique, qui du reste lui-même n'a ja-
mais examiné cette difficulté. Lorsque Kant parle de la raison, il est
manifeste qu'il entend parler de la raison humaine en général, de
celle des autres hommes aussi bien que de la mienne ; mais alors il
y a donc quelque chose en dehors de moi, il y a des pensées, des
êtres pensans. Ces êtres pensans ont un entendement constitué
comme le mien, des lois intellectuelles semblables aux miennes.
Dans tous les hommes, il y des formes àjjriori, des catégories, des
idées pures, et ce sont les mêmes. De là on peut conclure que tout
n'est pas subjectif : il y a , outre ma raison individuelle, une raison
humaine en général, raison qui m'a précédé, qui me survivra, et
qui s'étend bien au-delà de ma propre personne. Ainsi le domaine
du subjectif s'étend considérablement, et dépasse de beaucoup les
limites de la conscience individuelle. Bien plus, la raison une fois
sortie de ces limites et devenant la raison humaine en général, qui
m'empêche de concevoir cette raison comme plus générale encore,
et embrassant non-seulement tous les hommes, mais encore tous
les êtres pensans? Sans doute cette raison serait toujours subjec-
tive, ce serait toujours à son propre point de vue qu'elle considére-
rait l'univers; mais qui ne voit qu'à mesure que cette raison gran-
dit, s'étend, se généralise, il devient de moins en moins nécessaii'e
de supposer un monde en soi par derrière les phénomènes, car
LE SCEPTICISME MODERNE. ZiOS
alors la raison absolue est le monde en soi lui-même ? Elle est l'ar-
chétype du monde, elle le crée en le pensant, et voilà encore une
fois l'idéalisme absolu qui sort de l'idéalisme subjectif!
On voit par là que ceux qui croiraient pouvoir se maintenir au
point de vue de Kant n'ont pas suffisamment creusé ce point de vue.
On voit que cette grande critique de la métaphysique contient en
soi une métaphysique, que l'apparent scepticisme de Kant est au
fond très dogmatique, car il érige la raison humaine en arbitre ab-
solu. Le vrai sceptique nierait tout, même la raison, même la pen-
sée; mais ramener tout à la pensée, c'est retourner le problème : ce
n'est pas le résoudre, ce n'est pas le supprimer.
III.
Le scepticisme de Kant est caché au fond de toutes les doctrines
sceptiques de notre temps; mais celles-ci n'en ont pas toujours
conscience. L'analyse critique de tous les concepts de l'entende-
ment humain est une œuvre trop compliquée, trop difficile, et la
plupart des adversaires de la métaphysique aiment mieux em-
ployer une méthode plus simple, plus commode. Ils observent
qu'en fait il y a des sciences, à savoir les sciences positives, qui,
se bornant à constater et à relier les phénomènes de la nature,
arrivent dans ces limites à une parfaite exactitude et à une cer-
titude absolue. Sans examiner à quelles conditions se forment de
telles sciences, quelles sont les idées de l'esprit humain qui s'y
appliquent, et s'il n'y a pas déjà là une sorte de réfutation du scep-
ticisme, ils se contentent de jouir de la sécurité pratique que leur
assurent des méthodes cent fois éprouvées, et, enfermés dans le
cercle où ils ont l'habitude de se mouvoir, ils traitent de rêve, de
chimère, de poésie tout ce qui dépasse ce cercle étroit et familier.
Dogmatiques sur le terrain de la science positive et de la vie pra-
tique, ils sont sceptiques en métaphysique, sans se demander si
peut-être ce ne sont pas là deux états d'esprit contradictoires.
Pour nous, nous sommes étonné de voir les sciences dites posi-
tives montrer tant de préventions contre la philosophie, car il nous
semble que ces sciences, profondément méditées et considérées
dans leurs parties les plus hautes, touchent aux confins de la mé-
taphysique, et n'en sont même pour ainsi dire que le premier de-
gré. Quelle est en effet la prétention de la métaphysique? C'est de
nous conduire des choses sensibles aux choses intelligibles, du sub-
jectif à l'objectif, c'est-à-dire de ce qui nous paraît à ce qui est, des
phénomènes aux substances et aux causes, et enfin du relatif à l'ab-
solu. Or nous allons voir que ce passage a lieu dans les sciences, et
qu'il est même précisément ce qu'on appelle la science.
594 REVUE DES DEUX MONDES.
On pourrait croire en effet à première vue que, dans les sciences
de la nature, ce sont les choses sensibles qui sont l'objet de la
science, et que les sens en sont l'instrument; mais un peu de ré-
flexion nous fait voir qu'il n'en est rien. Les sens ne sont que des
agens secondaires obéissant à un maître supérieur qui est l'enten-
dement. Le sensible n'est que l'occasion de la pensée et le signe
de l'intelligible. Par exemple, lorsque le physicien traite de la cha-
leur, croit-on qu'il entende parler de la sensation de chaud ou de
froid qu'il peut personnellement éprouver? Cette sensation est-elle
autre chose pour lui qu'un avertissement de la présence d'un cer-
tain agent, dont il étudie les lois sans se préoccuper de ses pro-
pres impressions? De même l'électricité se confond-elle avec la
sensation de commotion douloureuse qu'elle provoque, les proprié-
tés chimiques des corps avec les sensations de salé, d'acide ou
d'amer qui les accompagnent ? Ces sensations sont des signes que
le savant ne fait que traverser pour atteindre ce que les sens ne
peuvent connaître, ce qui ne se découvre qu'à l'esprit, à savoir les
rapports généraux des phénomènes, les lois, les genres, les types,
en un mot le pur intelligible. Plus la science s'élève dans ses gé-
néralisations, plus elle élimine le sensible et s'en dégage. Ainsi
dire avec les physiciens d'aujourd'hui que la chaleur est, selon
toute apparence, identique à la lumière, et que l'une et l'autre ne
sont que des mouvemens, n'est-ce pas écarter, je dirai même fouler
aux pieds toute représentation sensible? Car, pour les sens, quoi
de moins semblable que la chaleur et la lumière, la lumière et le
mouvement? On peut conclure de ces faits que, si la métaphysique
prétend s'élever au-dessus des choses sensibles pour atteindre
jusqu'aux derniers intelligibles, elle ne fait en cela que continuer,
en traversant peut-être un peu trop vite beaucoup d'intermédiaires,
elle ne fait, dis-je, que continuer et imiter la méthode des savans.
De ce qui vient d'être exposé, on peut conclure aisément que les
sciences passent sans cesse du subjectif à l'objectif, de ce qui pa-
raît aux sens à ce qui est en réalité, car elles passent de ce qui
n'est vrai que pour celui qui l'éprouve à ce qui est vrai pour tous
les observateurs en général, et par conséquent indépendamment de
chacun d'eux en particulier. On connaît cette pensée de Pascal :
« L'un dit : Il y a deux heures; l'autre dit : 11 n'y a que trois quarts
d'heure. Je regarde à ma montre, et je dis à l'un : Vous vous en-
nuyez, et k l'autre : Le temps ne vous dure guère, car il y a une
heure et demie. » C'est l'image du vulgaire et de la science. Trois
personnes sont réunies dans une chambre. L'une dit : Il fait chaud
ici; la seconde : Il fait froid. Le savant consulte le thermomètre, et
fixe le degré de température indépendamment des impressions de
chacun. Voilà la température objective de la chambre. En générali-
LE SCEPTICISME MODERNE. A95
sant cette observation, on peut dire que les sciences nous donnent
une véritable démonstration du monde extérieur, si souvent mis en
doute par les sceptiques. Tant qu'on n'a vu dans le monde exté-
rieur, comme le pyrrhonisme de l'antiquité, que des phénomènes
variables et changeans, sans autre lien que celai qu'établissent
l'imagination et l'habitude, on comprend jusqu'à un certain point
le scepticisme à l'égard du inonde extérieur; mais lorsque, par l'ana-
lyse, l'expérimentation et le calcul, on vient à déterminer à priori
l'ordre dans lequel les phénomènes devront se produire, lorsque
l'induction, dépassant les limites de toute expérience, pénétrant
dans le passé, reconstruit l'histoire du inonde avec une admirable
précision, qui pourrait ne voir là que le rêve de l'imagination, le
fantôme d'une raison subjective? A propos de quoi irais-je supposer
que ces phénomènes si complexes, soumis à tant d'influences entre-
croisées, et cependant dérivant tous de quelques lois très simples, à
quel propos irais-je supposer que ces phénomènes viennent de moi
et ne résident qu'en moi? Passe encore pour Kepler et pour Newton,
qui ont découvert les lois du système du monde. On peut dire que
c'est leur propre raison qu'ils ont objectivée; mais, pour moi, ou
pour tout autre, qui ne savons pas même formuler ces lois, qui les
comprenons à peine, qui n'en connaissons ni la démonstration ni
les conséquences, de quel droit pourrions-nous supposer qu'elles
sont l'œuvre de notre esprit? Voici la Mécanique céleste de Laplace,
à laquelle il est impossible de rien comprendre sans être versé dans
les plus hautes et les plus profondes mathématiques. Ce livre ex-
plique avec la plus merveilleuse précision des mouvemens que je
n'ai jamais observés, des phénomènes dont je ne sais pas même le
nom. Et tout cela, ces phénomènes, ces mouvemens, ces lois, ces
nombres, ces calculs, ce grand système de mécanique, serait l'œu-
vre de mon esprit! On voit que d'absurdités pour l'idéaliste qui
voudrait aller jusque-là. Quant à celui qui, moins excessif, se con-.
tenterait de soutenir la subjectivité de la raison humaine en géné-
ral, la science lui donne encore une sorte de démenti, car il n'y
a pas toujours eu de raison humaine, il n'y a pas toujours eu
d'hommes sur la terre. Si haut que la géologie fasse remonter l'ori-
gine de l'homme, on n'ira pas jusqu'à dire que l'homme est éter-
nel, car la vie même n'est pas éternelle. Cependant, avant l'homme,
le monde existait. Supposez donc, comme le disait autrefois Prota-
goras, que l'homme soit la mesure de toutes choses : que signifie
cette histoire du monde antérieur à l'homme? A quel propos et com-
ment l'homme aurait-il pu tirer de la série de ses phénomènes sub-
jectifs une induction qui lui représenterait un monde antérieur à
lui, et dans lequel il serait apparu un jour? Si tout est subjectif,
comment l'homme peut-il concevoir quelque temps où il n'aurait
li9G REVUE DES DEUX MONDES.
pas été ? Supposer avec Fichte que c'est l'esprit qui crée le monde
actuel est déjà une singulière fiction; mais imaginer que l'esprit
trouve dans ce monde actuel, déjà fictif, les traces d'un monde an-
térieur qui n'a pas existé, c'est le comble de la fantaisie et du pa-
radoxe.
Il n'est pas aussi facile d'établir, je le reconnais, que les sciences
nous font passer des phénomènes aux substances et aux causes,
et pour le démontrer il faudrait des analyses trop délicates et trop
difficiles pour être utilement abordées ici. Contentons-nous de dire
que les sciences nous font passer du relatif à l'absolu; elles le font
par exemple lorsqu'elles établissent entre les phénomènes des rap-
ports fixes, mesurés, indépendans de mon propre point de vue, de
mes affections et même de mon existence. Ces rapports sont en soi
toujours les mêmes, et on peut toujours les retrouver dans quelque
circonstance que ce soit. Sans doute ces rapports paraissent chan-
ger avec les circonstances elles-mêmes; mais si l'on décompose les
phénomènes complexes qui résultent de la rencontre des circon-
stances, on voit que la loi qui les régit n'est que la résultante de
toutes les lois élémentaires qui régissent chaque classe de phéno-
mènes en particulier, de telle sorte que la complexité même de ces
rapports est une vérification merveilleuse de la parfaite exactitude
des lois simples qui se sont combinées pour les produire. Ces lois
sont donc quelque chose d'absolu : sans doute elles sont loin d'être
le dernier absolu; mais elles le supposent, elles y conduisent, soit
qu'on les considère comme la manifestation d'un être infini, dont
elles seraient l'essence même, ce qui est l'hypothèse du panthéisme,
soit qu'on les suppose décrétées et portées par une intelligence et
une volonté absolues, ce qui est la doctrine théiste. Vous dites qu'il
suffit de constater que de telles lois existent, sans qu'il soit né-
cessaire de rechercher si elles sont absolues ou relatives; mais
n'est-ce pas là trop présumer de l'incuriosité humaine, et comment
voulez-vous nous apprendre qu'il existe dans la nature des rap-
ports permanens, généraux, absolus au moins en apparence, sans
que nous soyons tentés de demander s'ils ne seraient pas l'ex-
pression ou l'œuvre de quelque être absolu?
En un mot, bien loin de voir entre les sciences et la métaphy-
sique, comme on est tenté de le croire, une opposition et une riva-
lité naturelles, il nous semble au contraire qu'elles sont intimement
liées, que les sciences doivent nécessairement éveiller la curiosité
métaphysique, non pas peut-être chez les savans, qui ont autre
chose à faire, mais chez les hommes que leur esprit prédispose à
ces sortes de recherches. Les sciences, quoi qu'elles en aient, plon-
gent de toutes parts dans l'intelligible et dans l'absolu. A la vérité,
elles peuvent toujours en revenir quand elles le veulent, reprendre
LE SCEPTICISME MODERNE. /l97
pied dans le monde phénoménal et vérifier leurs conjectures par
l'expérience. De telles vérifications échappent à la métaphysique;
mais, si elle n'a pas l'expérimentation et le calcul, elle a l'induc-
tion, l'analyse et le raisonnement, et ce ne sont pas là des moyens
absolument impuissans. Sans doute il faut toujours un point d'ap-
pui : si haut que l'on s'élève dans l'atmosphère, c'est encore l'air
qui nous pousse, et il ne faut pas, suivant la charmante image de
Kant, imiter la colombe qui, fière de la facilité de son vol, s'imagine
qu'elle volerait plus rapidement encore, si elle planait dans le vide.
La métaphysique ne peut donc se passer d' un point d'appui : ce
point d'appui, on l'a vu, elle peut le trouver dans les sciences elles-
mêmes et dans les hautes généralités scientifiques, qui ne sont
d'ailleurs que les applications des idées fondamentales de l'esprit
humain, telles que la psychologie les découvre dans la conscience.
Pour finir par où nous avons commencé, nous voudrions que tous
les savans et tous les théologiens, bien loin de chercher toujours à
décourager la philosophie par leurs envieuses critiques, lui applau-
dissent au contraire et la suivissent de leurs vœux. La métaphy-
sique n'ofi"rira jamais sans doute cette absolue certitude que l'on
trouve soit dans un dogme religieux , soit dans une science rigou-
reusement démonstrative, et, si elle est sage, elle se contentera
de ce que M. Emile Saisset appelait si justement « un dogmatisme
limité. » La métaphysique a néanmoins deux grandeurs par où elle
est immortelle : d'un côté, elle est le plus haut effort de la liberté
de la pensée; de l'autre, elle nous ouvre des perspectives profondes
sur les régions de l'éternel et de l'invisible. Par la liberté, elle est
la sœur de toutes les sciences; par l'infini, elle est la sœur de la
religion. L'esprit humain n'a nul intérêt à se mutiler lui-même,
et il est impossible de fixer des limites infranchissables au cercle
de la vérité. Si l'on voulait limiter l'espace, on verrait qu'au-delà
de ces dernières limites il y a encore de l'espace; ainsi en est-il du
champ de la vérité. L'esprit humain franchira toujours ces limites
arbitraires, et ne s'arrêtera qu'à la conception du dernier intelli-
gible, de la dernière substance et de la dernière cause. Ainsi monte
de degrés en degrés la métaphysique dans la région des idées
pures : c'est de là qu'elle a jusqu'ici défié les attaques du scepti-
cisme, qui, bien loin de la couper par la racine, n'a jamais réussi
au contraire qu'à lui imprimer un élan nouveau. Du haut de ce
monde intelligible, elle défiera encore le scepticisme dans l'avenir
comme par le passé, à la condition toutefois, je l'avoue, de re-
descendre de temps en temps prendre pied parmi les hommes, et
de ne point trop dédaigner la caverne de Platon.
Paul Janet, de l'instuut.
TOME LVI. — 1865. 32
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 mars 18G5.
Quelles que soient les impressions que les événemens des vingt dernières
années ont laissées sur les opinions politiques divergentes, il est impos-
sible que la mort prématurée de M. de Morny n'excite point en nous un
sentiment de tristesse mêlé à des réflexions sérieuses. On ne peut pas en ce
moment juger la carrière de M. de Morny; on ne saura peut-être point
non plus la mesurer avec justesse dans l'avenir, quand on aura perdu le
sentiment du milieu et de l'époque que cette existence active et brillante
a traversés. On pourra dire dans l'avenir des choses auxquelles il serait
indiscret et de mauvais goût de faire allusion aujourd'hui; mais il y aura
beaucoup de choses aussi dont on aura perdu, quand on aura la faculté de
tout dire, l'exacte perspective et la véritable couleur. Entre les froides
adulations officielles du présent et les secs arrêts de l'avenir, il devrait y
avoir place un instant pour quelques appréciations où palpiterait du moins
encore le souffle des sympathies vivantes.
On aime toujours son temps, même lorsqu'on croit avoir le droit de s'en
plaindre. Il n'est guère possible d'avoir aimé notre temps et de s'arrêter
avec plaisir aux reflets que les vingt dernières années ont pu laisser sur
nos imaginations, sans que chacun retrouve à tel jour plus ou moins proche
ou lointain, sur le fond vaporeux de ces fuyans tableaux, un souvenir ai-
mable de M. de Morny. L'homme politique qui vient de mourir a été sur-
tout, et dans toute l'acception que ce mot peut avoir encore à notre épo-
que, un homme du monde. Peut-être, si l'on voulait détailler ses facultés,
n'en trouverait-on aucune qui fût précisément supérieure, si ce n'est cette
ouverture d'esprit, cette expansion vive et facile, cette souriante bonne
fortune de l'homme du monde. La vie de société et les qualités de cette
vie firent les premiers succès et la première réputation de M. de Morny.
L'homme qui excite aujourd'hui de si nombreux regrets ne datait point
REVUE. — CHRONIQUE. A99
d'un événement politique, de I8Z18 ou de 1851; il n'était point parmi nous
un intrus soudainement imposé à la renommée par une révolution, il datait
de sa propre jeunesse, accueillie avec une bienveillance générale, épanouie
en pleine société parisienne. M. de Morny entra jeune dans le monde; i[
eut de bonne heure la réputation d'être heureux et fut tout de suite favori.
Il avait été élevé, on le sait, par cette femme distinguée. M""' de Souza, qui
nous a laissé dans ses romans de si charmantes marques de son esprit.
Nous avions naguère ici réveillé en lui ces souvenirs de sa première édu-
cation par une allusion rapide qu'il releva avec une bonne grâce empres-
sée, en nous reprochant un long éloignement, que sa mort imprévue nous
laisse le regret de n'avoir pu faire cesser. Il eut pour tuteur un homme
d'une aménité de caractère bien attachante aussi, ce parfait galant homme,
M. Gabriel Delessert. Dans la société où il fut élevé, il fut rencontré par
M. le duc d'Orléans, le prince de la jeunesse de ce temps, qui l'entraîna
généreusejnent dans cet aimable tourbillon qu'on croyait alors conduit par
la fortune. La commission des récompenses nationales nommée après la
révolution de juillet le désigna pour un brevet d'officier. Après avoir pris
part à quelques-unes de ces premières campagnes d'Afrique qui étaient
comme une virile école d'élégance, M. de Morny quitta l'armée. A partir de
ce moment, M. de Morny mêla la vie de l'industrie et la vie politique à la
vie du monde. Ici encore le succès lui sourit vite. Il y eut bientôt montré
la facilité d'adapter son esprit aux choses les plus diverses. La versatilité,
si l'on prend le mot au sens latin et dans son acception d'origine, était en
eifetle caractère de l'intelligence de M. de Morny. Cette intelligence n'était
ni vaste ni profonde, mais elle était équipée de façon à se porter lestement
vers des objets différens et à s'y ouvrir accès. Elle unissait ainsi le jeu des
frivolités élégantes au goût des arts et aux préoccupations sérieuses. Elle
ne se concentrait pas, elle rayonnait. Voué à la politique, M. de Morny fit
voir bientôt qu'il y chercherait la base sérieuse de sa fortune. C'est un des
côtés curieux de la fin du règne de Louis-Philippe que le goût que témoi-
gna tout à coup pour la politique une phalange d'hommes jeunes qui ne
s'étaient fait connaître jusque-là que comme des hommes de société et
de plaisir. L'élite des fondateurs du Jockey-Club fit irruption dans la
chambre des députés. Les héros des romans de Balzac donnèrent une es-
couade inattendue de partisans à la politique de M. Guizot. Nous nous sou-
venons de ce singulier mouvement qui se passait dans une région trop
exclusive pour être aperçu de la foule, mais qui trahissait des symptômes
auxquels les hommes d'état de profession eussent bien fait de prendre
garde. La prétention de ces survenans était d'apporter dans la politique
— de la jeunesse. Ils professaient une déférence sincère pour le talent et
la gravité de M. Guizot; mais cela ne les empêchait point de souhaiter à
la politique gouvernementale une autre allure et plus d'entrain vers le
progrès. Ils n'aimaient pas à voir le gouvernement se paralyser dans la
500 REVUE DES DEUX MONDES.
routine des spécialités fonctionnaires; ils se flattaient, si l'on se fiait à
eux, de prouver que les hommes du monde ont plus d'adresse que les spé-
cialistes politiques à manier les hommes, plus de flair pour pressentir
l'opinion et plus de décision dans la conduite des affaires. Au fond, ils ac-
cusaient à la fois et le ministère et l'opposition de sénilité. Quant à eux,
ils étaient conservateurs assurément, mais jeunes conservateurs, ou con-
servateurs progressistes. Cette école mondaine a fourni depuis à la politi-
que des ministres et des diplomates qui ne se sont pas tirés d'affaire plus
mal que d'autres. M. de Morny n'était pas le chef du groupe : il avait trop
de réserve, de sang-froid, de prudence, il s'inclinait avec une admiration
trop convaincue devant l'ascendant de M. Guizot, pour se livrer à des ca-
prices d'indiscipline; mais il en était le membre le plus important et le
plus en veine. Il publia dans la Revue du 1" janvier 1868 un article sur
les conservateurs progressistes ; il avait à cœur évidemment les opinions
qu'il exprimait dans cet article, l'unique écrit politique de lui qui nous
soit connu, car après le coup d'état il en fit publier de nombreux fragmens
par la presse officieuse. Dans les trois mois qui précédèrent la révolution de
18Zi8, on parlait de l'entrée probable de M. de Morny au ministère du
commerce.
Cette révolution sembla, au premier moment, renverser toutes les espé-
rances de M. de Morny; l'élection du 10 décembre le remit en selle et lui
ouvrit une carrière plus directe et plus sûre que celle qu'il avait pu entre-
voir jusqu'à ce jour. M. de Morny, grâce à ses relations sociales et poli-
tiques, devint l'intermédiaire le plus naturel entre les chefs de la majorité
de l'assemblée et le président. Il fit preuve, durant toute la période répu-
blicaine, d'une extrême discrétion; il évita de se mettre en avant, il ne se
compromit par aucun acte apparent, il resta dans la coulisse. Pourtant il
avait dès le premier moment pris son parti, savait nettement où il allait,
et s'apprêtait avec une résolution tranquille et souriante au rôle qu'il joua
à la fin de 1851. Il n'y a pas d'indiscrétion aujourd'hui à répéter de vieilles
confidences qui n'apprendront plus rien à ses amis ni à ses ennemis. Il
nous disait un matin, en 18/j9, avec une insouciante franchise : « Quand
le coup d'état se fera, je vous en préviens, c'est moi qui le ferai. « Il n'a-
vait aucun doute sur le coup d'état, il lui était seulement impossible de
prévoir au milieu de quelles circonstances se produirait le dénouement
attendu : il ne savait sous quelle forme se présenterait l'occasion; peut-être,
comme au 18 brumaire, faudrait-il affronter l'assemblée même pour la dis-
soudre, et il songeait au discours qu'il y aurait à tenir à cette assemblée
condamnée. Nous nous le tînmes pour dit; nous fûmes dès lors convaincus
qu'il y aurait un coup d'état, et que M. de Morny y jouerait dans l'action
le premier rôle.
On connaît l'embarras qu'éprouvait Bossuet lorsqu'il rencontrait les hé-
ros de ses oraisons funèbres dans les troubles de la fronde : il se tii'ait de
REVUE. — CHRONIQUE. 501
ces pas difficiles par des mots de génie. Le coup d'état de décembre n'est
pas un écueil moins embarrassant pour les hommes de notre opinion qui
s'y trouvent conduits par le courant d'une biographie. Nous ne pouvons,
pour notre compte, échapper au péril que par le silence. Ce n'est donc pas
à nous de parler de la conduite de M. de Morny dans cette conjoncture
critique. Ce qui est certain, c'est que M. de Morny put faire connaître alors
au public les qualités fortes de son caractère. Il montra ce que peuvent la
décision et le sang-froid dans les troubles publics. Il atténua le côté sombre
du coup de force auquel il donna son concours par cette aisance de ma-
nières qui lui était propre, et qui semble la forme naturelle d'un esprit libé-
ral. Il n'y eut pas jusqu'à la confiscation des biens de la maison d'Orléans
qui, en lui apportant l'occasion d'une prompte retraite, ne lui permît de
prendre vis-à-vis du public l'attitude d'un homme dégagé d'ambition , qui
n'avait saisi le pouvoir que pour accomplir une œuvre commandée à ses
yeux par un intérêt social, qui, une fois la tâche faite, reculait devant
l'usage réactionnaire de la puissance, et se hâtait galamment de rentrer
dans la vie ordinaire. Témoins à coup sûr désintéressés de la vie publique
de M, de Morny depuis cette époque, nous devons convenir qu'il tint dès
lors une grande place en France devant l'opinion. Ceux qui adorent chez
nous le principe d'autorité, ceux qui ressentent pour le maintien de l'ordre
une passion farouche et craintive, ceux que hante dans leur sommeil le cau-
chemar du gâchis dont M. de Boissy parlait l'autre jour au sénat, voyaient
pour eux une grande sécurité dans le rôle que M. de Morny aurait pu jouer
de nouveau au milieu de circonstances critiques. Par un contraste qui
révèle aussi la valeur de l'homme qu'aujourd'hui l'on regrette, des es-
prits libéraux ne plaçaient point une moindre confiance dans le concours
que M. de Morny pourrait prêter au progrès des institutions libérales.
D'autres enfin ajoutaient, non sans raison, aux moyens d'influence du pré-
sident du corps législatif ses relations avec le monde politique européen,
qui eussent pu aussi devenir, à un moment donné, une utile ressource.
Ainsi s'était faite peu à peu, grâce à son origine, à ses débuts, à la facilité
d'un esprit applicable aux occupations les plus variées, à la fermeté et à
l'aménité d'un caractère qui savait tour à tour commander aux circon-
stances ou s'y assouplir, grâce aussi à ce don de la bonne chance tant prisé
par les anciens politiques, — ainsi s'était faite chez nous ce qu'il faut ap-
peler la situation unique de M. de Morny. Ce qui distinguait surtout
cette situation, c'est qu'elle n'avait rien d'exclusif et d'inabordable, c'est
qu'elle touchait à tout et à tous, c'est que celui qui l'occupait était véri-
tablement le contemporain des hommes et des choses de notre époque.
M. de Morny, dont la vie a été une longue habitude de réussir, a-t-il été
heureux jusqu'à la fin? Sa mort, envisagée comme l'achèvement d'une
carrière politique, a-t-elle été opportune? L'avenir le dira; mais le pré-
sent ne peut s'empêcher de s'apercevoir et de la grande place que rem-
502 UEVUE DES DEUX MONDES.
})lissalt M. de Moniy et du grand vide que laisse révanouissement subit
d'une situation semblable. 11 est aisé de remplacer le président d'une
chambre; mais on n'improvise point l'équivalent d'une situation telle que
celle de M. de Morny. Voilà ce qui devrait être l'objet de pensées graves.
Il est des régimes politiques où l'on s'inquiète peu de la valeur propre des
hommes sous le prétexte que les institutions y suppléent à l'insulRsance
des personnes. Le régime actuel de la France n'est point de ceux-là; il est
de ceux au contraire qui empruntent au mérite des hommes leur éclat et
leur solidité. La perte d'un homme qui ne se peut remplacer est i)lus sen-
sible à ces régimes qu'à d'autres. La France a besoin que l'éducation poli-
tique se régénère dans son sein, sous l'influence fécondante d'institutions
plus libérales; c'est le conseil que la mort semble venir nous rappeler cha-
que fois qu'elle éteint au milieu de nous une existence importante : elle n'a
jamais donné cet avertissement avec une autorité plus pressante et plus
sévère que le jour où elle a enlevé M. de Morny.
Les deuils les plus douloureux n'interrompent point le cours des af-
faires publiques; tandis que commençait l'agonie du président du corps
législatif, le débat de l'adresse s'ouvrait au sénat. La première séance de
cette discussion n'a point été heureuse. Il est bizarre que l'ouverture de
ce grand opéra politique soit habituellement composée et exécutée par
M. de Boissy. Si la délibération des grandes affaires du pays ne devait
être qu'un amusement, on pourrait souhaiter un amusement plus délicat;,
mais on prendrait son parti de rire des propos comiques de M. de Boissy.
Les discours de ce représentant singulier des illustrations de la France
sont de véritables macaronées politiques. La première question que l'on
s'adresse en lisant ces discours est celle-ci : M. de Boissy obtient-il ses
effets oratoires par une originalité naïve ou par une excentricité calcu-
lée ? Le sénat, à notre avis, a tort de prendre au sérieux les chevauchées
à travers champs de cet enfant terrible. 11 procure ainsi à M. de Boissy de-
succès inaccoutumés. Les lois et réglemens actuels ne nous permettent
point d'entendre M. de Boissy au sénat, mais nous nous souvenons de l'a-
voir entendu à l'ancienne chambre des pairs. M. de Boissy n'était point
alors un orateur amusant. Il débitait lourdement, du ton monotone d'un
écolier qui récite une leçon, les énormités que le chancelier se donnait de
temps en temps le plaisir d'interrompre. La chambre, au surplus, n'écou-
tait guère, et le bruit des conversations particulières couvrait ordinaire-
ment la voix de l'orateur. M. de Boissy, paraît-il, a plus de succès au sénat.
A notre avis, son succès consiste en ceci : il échauffe son auditoire, pro-
voque les interruptions, et parvient à se faire donner naïvement par ses col-
lègues des répliques incroyables. Si M. de Boissy a le naturel malin et plai-
.'îant, ces répliques doivent le combler de joie et le pousser au paroxysme
de la bonne humeur. La France dans ses unions avec ses gouvernemens
peut être comparée à une veuve qui se serait plusieurs fois remariée : par
REVUE. — CHRONIQUE. 503
l'organe de M. de Boissy, elle a le mauvais goût de trop souvent rappeler
à son présent mari les qualités de ses défunts époux; qu'y a-t-il de plus
comique que M. de Boissy parlant de sa fidélité aux régimes anciens et
provoquant chez les sénateurs, qui ne veulent pas lui laisser le privilège
de ce mérite, des explosions de fidélité rétrospective envers les gouverne-
mens passés en face du mari vivant? Qu'y a-t-il de plus inattendu que cet
impassible orateur faisant jaillir cette apostrophe de la bouche d'un de ses
vieux collègues : « Nous ne nous conduirons pas comme le sénat de I8IZ1?»
Enfin il est pour nous inexplicable que M. de Boissy ait réussi à passionner
le sénat au point de lui faire répéter d'avance en quelque sorte, avec une
émotion louable sans doute, mais de la façon la plus intempestive et la
plus déplacée la scène de la transmission de la couronne. On compren-
drait le soulèvement enthousiaste d'une assemblée en face d'un grand et
éloquent factieux qui viendrait braver fièrement devant elle la loi du pays
et le sentiment dynastique; mais nous n'aurions jamais imaginé que M. de
Boissy pût mériter une si tempétueuse réponse. Le turbulent orateur a
prodigué en même temps à l'empereur et au gouvernement parlementaire
les témoignages de son admiration et de son dévouement. Ses protestations
parlementaires ne sont pas plus de notre goût que ses protestations im-
périalistes n'ont été du goût du sénat : les parlementaires repoussent les
unes comme le sénat a repoussé les autres. Cependant, si nous faisions
partie du l'auditoire de M. de Boissy, nous lui refuserions la satisfaction
de nous avoir pour interrupteurs. Nous l'écouterions peut-être quand ses
éloges s'adresseraient aux idées de nos adversaires; nous nous boucherions
les oreilles quand il dirait des douceurs aux nôtres. Nous serions vraiment
trop confus, si nous lui accordions le pouvoir de nous impatienter et de
faire sortir de son tempérament une assemblée sérieuse.
Les débats graves n'ont commencé au sénat que dans la dernière séance
<|ui nous soit connue. Cette séance a été remplie par un important dis-
cours de l'honorable M. Rouland. L'ancien ministre de l'instruction publi-
que et des cultes a vigoureusement attaqué les questions soulevées par
l'encyclique et la publication du Syliobus. M. Rouland, au point de vue de
la doctrine sur les rapports de l'église et de l'état, s'en tient à la vieille
tradition du gallicanisme parlementaire : au point de vue des faits, sa
discussion a été nourrie d'informations intéressantes et curieuses, qu'il a
présentées avec une rare netteté et sans tenir compte des réserves di-
plomatiques. Nous n'avons jamais dissimulé les raisons historiques et po-
litiques qui nous empêchent d'embrasser les doctrines gallicanes professées
aujourd'hui par les orateurs officiels. Il ne nous paraît ni équitable ni pra-
tique de vouloir appliquer à la situation présente de l'église la vieille tra-
dition du gallicanisme. Le concordat de Napoléon, qui n'a été qu'un expé-
dient temporaire, n'a pas pu faire rétrograder la France jusqu'au véritable
régime ecclésiastique, antérieur à 1789, sur lequel les idées gallicanes
504 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient fondées. Il ne faut pas perdre de vue l'importance qu'avait l'église
en France sous l'ancien régime. Le catholicisme était alors la religion de
l'état : cette union du spirituel et du temporel que le Syllabus invoque à
sa guise existait alors en France d'une certaine façon. Le pouvoir séculier
prêtait alors son concours au dogme avec une rigueur qui a été parfois
bien cruelle. Les parlemens eux-mêmes appliquaient des pénalités sévères
aux transgressions de la loi religieuse et ecclésiastique. Le clergé, à cette
époque, avait dans une grande mesure l'indépendance matérielle; il était
propriétaire et ne concourait aux charges de l'état qu'en se taxant lui-
même et en conservant fièrement à ses contributions le titre de don gra-
tuit. En vérité, il n'est pas tout à fait juste de présenter au clergé le régime
du concordat et des articles organiques comme la continuation pure et
simple de la constitution gallicane. Napoléon, en dép^, de ses efforts ré-
trospectifs, n'a point pu réparer la grande et irrévocable tupture accomplie
par la révolution entre l'église et l'état. Il n'a pas pu rendre à l'église le
monopole d'une religion d'état que possédaient nos anciens gallicans ; il
n'a pu rendre à l'église ses biens, il a remplacé un clergé propriétaire par
un clergé salarié. Qu'on ne le méconnaisse donc point, si l'on veut être
exact, juste, et faire avancer vers une conclusion logique les discussions
actuelles : le gallicanisme n'est plus un terrain suffisant pour établir les
rapports de l'église et de l'état, car c'est un terrain que personne, pas
plus l'état que l'église, n'a sous les pieds.
M. Rouland a tracé un tableau très vrai et très saisissant des progrès
rapides que l'ultramontanisme a depuis quelques années accomplis chez
nous. Ces progrès sont un fait remarquable ; mais, au lieu de s'indigner
contre ce fait, ne serait-il pas plus sage d'en étudier les causes profondes ?
Un légiste français qui s'étonne qu'il n'y ait plus de gallicans dans le
clergé français ne devrait-il pas réfléchir que, pour être une chose sé-
rieuse et forte, il ne suffit pas que le gallicanisme soit recommandé par
l'autorité administrative, qu'il faudrait au contraire que, comme autrefois,
il sortît spontanément et naturellement des entrailles du clergé français?
S'il peut y avoir chez nous un gallicanisme, c'est évidemment au clergé de
France de le créer, de le constituer, de le maintenir. Chercher à constituer
le gallicanisme lorsque l'église vous échappe, lorsqu'elle va d'un élan irré-
sistible à l'ultramontanisme, comme vous le reconnaissez et le déplorez
vous-mêma, est la plus chimérique des entreprises. Essayons donc de com-
prendre de bonne foi les causes du mouvement ultramontain. La cause es-
sentielle est dans l'état incomplet et discordant de nos propres institutions
politiques. Ce que le clergé de France cherche aujourd'hui dans l'ultra-
montanisme, c'est au fond une issue vers l'indépendance de doctrine et de
discipline dans ses rapports avec l'état. Un culte religieux lié par des dis-
positions concordataires et législatives spéciales est gêné, se sent toujours
à l'étroit et tend vers ce qui le dégage. Or vous, l'état, vous êtes pour l'é-
REVUE. — CHRONIQUE. 505
glise de France le maître prochain; la cour de Rome est le maître éloigné.
On se sent plus libre vis-à-vis du maître éloigné que vis-à-vis du maître
prochain, et c'est vers celui-là que l'on va pour appuyer son indépendance.
Ah! si l'église en France était placée dans les conditions du droit com-
mun, et si les conditions du droit commun politique étaient assez larges
chez nous pour donner satisfaction entière aux justes droits ou aux justes
libertés de la conscience religieuse, soyez sûrs que l'église de France n'irait
pas planter hors du sol national les racines de son indépendance. Si une
France vraiment libre se constitue jamais, si la liberté d'association, la
liberté de réunion, la liberté de parler et d'écrire viennent un jour à pros-
pérer et à fleurir parmi nous, nous en aurons bientôt fini avec ces chi-
canes de politique religieuse qui effarouchent et blessent les consciences,
troublent les esprits et suscitent aux gouvernemens d'ingrats soucis. La
société civile et les sociétés religieuses reprendront leur équilibre naturel
dans la commune atmosphère de la liberté; mais quand on cherche de
bonne foi la solution des difficultés de notre temps, c'est toujours à la
borne des institutions limitatives de la liberté politique qu'on vient se
heurter et que vient s'épuiser notre irritante impuissance.
C'est encore dans l'imperfection des institutions politiques générales que
la grande et humaine question de l'instruction primaire rencontre chez
nous le plus sérieux obstacle. Quelque opinion que l'on ait touchant les
conclusions du rapport de M. Duruy, personne ne refusera de reconnaître
le soin avec lequel ce ministre a étudié la question de l'instruction pri-
maire. Nous ne nous arrêterons point à l'inconséquence apparente de la
publication de ce rapport dans le journal officiel et de la note qui a pré-
senté ce document comme l'expression de l'opinion personnelle de M. Du-
ruy en réservant la pensée et la résolution du gouvernement lui-même. Cet
incident nous montre que sous tous les régimes il y a au sein d'un mi-
nistère des questions ouvertes, et qu'aucun pouvoir n'est à l'abri de cette
loi supérieure qui soumet l'intelligence et la volonté humaine aux tâtonne-
mens et aux hésitations. Les idées et les mots qui ont été mis en avant à
ce propos, l'instruction obligatoire, l'instruction gratuite, ne nous font
point peur. Nous n'admettons pas plus en pareille matière les négations ab-
solues que les affirmations absolues. Les conclusions de M. Duruy, si har-
dies qu'elles aient pu paraître, ne dépassent point le champ de la pra-
tique et sont confirmées par de notables expériences. La France est régie
par le suffrage universel, et la conscription fait planer sur tous, au caprice
du sort, l'obligation du service militaire. Il ne serait donc point illogique
que l'état en vînt, en France, à rendre l'instruction primaire obligatoire,
et pour cela l'offrît gratuite. L'objection financière, le surcroît de dépenses
qu'un tel système imposerait au trésor, est grave sans doute, mais elle ne
pourrait être qu'un obstacle accidentel, et s'il n'y avait là qu'une question
d'argent, il serait honteux d'y voir une fin de non-recevoir absolue. La ques-
506 REVUE DES DEUX MONDES.
tion la plus délicate à nos yeux, celle qui peut exciter de respectables
scrupules, provient de notre état politique. En matière d'instruction pri-
maire, il semble que l'intervention de l'état n'est justifiée et ne devient
nécessaire que lorsque l'esprit d'association a épuisé toute sa force. Il est
évident que nous n'en sommes point là, nous chez qui la liberté d'ensei-
gnement est si récente et l'esprit d'association si imparfaitement développé
et si étroitement contenu. Faut-il désespérer de l'avenir de l'association
parmi nous? Faut-il se hâter d'investir l'état d'une nouvelle et immense
prérogative en le grevant d'une lourde charge? C'est un doute devant le-
quel nous ne sommes point étonnés que l'on s'arrête quelque temps.
Nous ne sommes point disposés à devancer, à propos des affaires d'Italie,
les discussions auxquelles la convention du 15 septembre donnera lieu dans
le sénat et au corps législatif. Des opinions contraires aux nôtres seront
sans doute exposées avec éclat dans ces discussions, mais nous ne redou-
tons point ce choc d'idées. On dirait que les controverses usent à la lon-
gue les aspérités des difficultés politiques. On fait du chemin à travers ces
luttes. Les résultats acquis se consolident; on est bien obligé, en critiquant
les actes passés, de faire la part du feu et de se familiariser avec ce qui est
possible. En attendant, les choses se sont bien calmées en Italie. Par son
habile départ de Turin et par son retour non moins habile dans sa vieille
capitale, le roi Victor-Emmanuel a cicatrisé la blessure piémontaise. Les
amusemens du carnaval, arrivant sur tout cela, ont rendu la bonne humeur
à tout le monde, et le parlement a repris ses séances. On vote les lois ren-
dues nécessaires par la translation de la capitale. La question financière
est la plus importante parmi celles que devra régler la chambre italienne.
M. Sella, le ministre des finances, qui a supporté le poids du jour depuis
plusieurs mois et qui a fait réussir avec fermeté de hardis expédiens, nous
semble commencer à respirer. Son exposé nous montre que l'Italie n'est
plus bien éloignée de l'équilibre financier. D'importantes réductions ont été
réalisées sur les dépenses. Le revenu ordinaire a reçu de notables accrois-
semens. Si l'Italie a le courage de recourir à un income-tax, elle aura avant
peu des finances dégagées. Pour faire face aux découverts, le gouverne-
ment italien a des ressources considérables dans les versemens de l'emprunt
domanial et dans l'aliénation des chemins de l'état. On a parlé d'un nouvel
emprunt dans ces derniers temps. L'emploi d'une telle ressource n'est com-
mandé par aucune nécessité pressante, et peut-être la baisse générale du
taux de l'intérêt en Europe conseillerait-elle plutôt au trésor italien de pa-
rer à ses besoins extraordinaires avec les ressources de la dette flottante.
Dans tous les cas, si, pour mieux assurer l'avenir, on songeait par prudence
à recourir au crédit avant la fin de cette année, il est évident que le chiffre
de la nouvelle émission de rentes devrait être bien inférieur à la somme
des derniers emprunts.
Constatons une fois de plus que l'affaire des duchés demeure station-
REVUE. — CHRONIQUE. 507
rflaire. M. de Monsdorf a répondu à M. de Bismark que les propositions
prussiennes ne sont point regardées par l'Autriche comme satisfaisantes.
Cette réponse fournira Toccasion à M. de Bismark de prendre son temps
>'.t de répliquer à l'Autriche en exécutant une variation nouvelle sur son
ihènie favori. Cette diplomatie alternée ne trouble point d'ailleurs le repos
de la bonne Allemagne. La chambre prussienne ne se réconcilie point avec
la politique militaire du roi. Le ministère autrichien se querelle avec la
commission du budget du Reichsrath, et ne peut se mettre d'accord avec
tdle sur le chiffre des réductions des dépenses militaires. 11 est édifiant de
voir que, dans tous les pays monarchiques où l'on s'essaie à la liberté, les
chambres représentatives se montrent fidèles h leur vocation naturelle, et
luttent contre le pouvoir pour obtenir la réduction des dépenses de l'ar-
mée. En Angleterre même, le ménage parlementaire est conduit cette an-
née aussi pacifiquement et non moins silencieusement que dans un état
germanique. Aucune question politique n'agite la chambre des communes,
aucune passe d'armes ne s'engage entre les chefs des partis. M. Disraeli et
M. Gladstone ont laissé tomber sans prendre la parole le débat sur la
taxe de la drèche, soulevé dans l'intérêt des classes agricoles par des mem-
bres du parti conservateur. Les tories se sont mis ainsi en règle vis-à-vis
de leur clientèle électorale, mais leurs chefs se sont bien gardés de pren-
dre aucun engagement compromettant à propos d'un impôt qu'on ne pour-
rait atténuer sérieusement sans porter dans le budget une désorganisa-
tion intempestive. On n'apporte pas plus d'ardeur au débat des questions
religieuses qu'à la discussion des questions politiques. Un représentant
opiniâtre des intérêts protestans, M. Newdegate, a essayé d'échauffer les
vieux sentimens anti-catholiques en dénonçant des pratiques fâcheuses
commises, suivant lui, dans les communautés religieuses. Il voulait que
l'état soumît les couvons à une inspection spéciale. Il en a été pour sa
peine. La chambre des communes ne s'est pas laissé troubler par des fan-
tômes de capucins, d'oratoriens ou de bénédictines. Nous avons été plus
émus en France en apprenant de la bouche de M. Rouland que les jésuites
ont fermé la porte de leur maison au nez du vicaire-général de l'archevê-
que de Paris. La motion de M. Newdegate a été repoussée à une grande
majorité.
On dirait que les Anglais cessent en ce moment d'être acteurs dans la
politique du monde, et qu'ils se concentrent et se recueillent dans le rôle
de spectateurs. Ils n'ont d'yeux que pour ce qui se passe aux États-Unis.
Ils attendent avec une anxiété visible la fin de cette grande lutte civile
dont en général ils ont si mal jugé la nature et les tendances. L'opinion
anglaise a commis depuis quatre ans de grandes erreurs et de grandes in-
justices dans les jugemens qu'elle a portés sur l'Union américaine refusant
de reconnaître à des états mécontens le droit de dissoudre, en s'e» retirant
capricieusement, la grande république, ou plutôt, car les idées de sépara-
508 KEYUE DES DEUX MONDES.
tion n'étaient point sincères à Torigine et n'étaient qu'une manœuvre, re-
fusant de laisser renverser par une minorité factieuse la décision légale de
la majorité du peuple. Les appréhensions que trahit la presse anglaise,
maintenant que le triomphe du nord paraît assuré, sont comme une expia-
tion de la faute commise par l'opinion de l'Angleterre. Nous espérons que les
Anglais en seront quittes pour leur anxiété actuelle, et que le peuple amé-
ricain, s'il rétablit chez lui la paix intérieure, n'ira point chercher à vexer
par de folles guerres les gouvernemens étrangers que son succès aura suf-
fisamment contrariés. Nous avons eu, nous aussi, notre alerte à propos de
la perspective du rétablissement prochain de l'Union. On semble avoir
compris dans les régions du pouvoir la faute que l'on avait commise en
montrant contre la cause du nord une partialité frivole et dangereuse; on
a craint pour le succès de l'expérience que nous poursuivons au Mexique
quand on a vu les émissaires du sud proposer au gouvernement du nord
de faire à nos dépens une paix d'aventure. Cette crainte, grâce à Dieu,
n'est point fondée ; le peuple américain sait bien que la nation en France
n'a jamais été malveillante envers lui : aussi les plus récentes nouvelles
des États-Unis nous apprennent-elles que le nord n'éprouve aucun res-
sentiment contre nous, et ne songe nullement à une expédition contre le
Mexique. La presse américaine se montre sensible aux marques persévé-
rantes de sympathie que la presse libérale de France a données à la cause
fédérale. Nous croyons que notre gouvernement a répondu habilement à
ces bonnes dispositions en nommant M. de Montholon son représentant à
"Washington. C'a été jusqu'à ce jour un préjugé ridicule de notre diplo-
matie de ne compter Washington que comme un poste secondaire. Dans
l'échelle de l'avancement, on croyait monter en quittant les États-Unis pour
aller représenter la France dans la capitale morte de quelque petit état
d'Europe. On préférait la société des chambellans d'une petite cour germa-
nique au spectacle grandiose de cette démocratie laborieuse, audacieuse,
bruyante, riche, si débordante des sèves de la vie moderne, à laquelle
une noble intelligence comme Tocqueville n'avait pas dédaigné d'aller pa-
tiemment demander des enseignemens à notre usage. En donnant à M. de
Montholon le poste des États-Unis, on entre dans la vérité; on place dans
une situation qui en a peu d'égales en importance un homme digne de la
remplir. On envoie aux Américains un ministre français qui les connaît,
qui est connu d'eux, un homme qui sait le Nouveau-Monde et peut s'élever
au-dessus des séniles préjugés de l'ancien, un véritable représentant en
un mot de la mutuelle sympathie qui doit unir nos deux nations.
Au surplus, chaque courrier des États-Unis nous rapproche de la crise
finale. Les états confédérés sont coupés de toutes leurs communications
avec la mer. Charleston est tombé après Savannah, Wilmington après
Charleston. Sherman s'avance sans obstacle dans les Carolines, trouvant
désormais des bases d'opération dans les places du littoral abandonnées
REVUE. — CHRONIQUE. 509
par les confédérés. Les débris des armées confédérées se replient, se re-
joignent à marches forcées comme pour aller .se concentrer sous la main
de Lee. Peut-être Lee pourra-t-il vendre chèrement encore la dernière vic-
toire, peut-être pourra-t-il couronner par le succès d'une journée la fin
de la lutte; mais, quoi qu'il arrive, il est évident qu'il ne peut plus prolon-
ger la guerre. On prétend que les confédérés, en se retirant dans l'inté-
rieur, y seront formidables, et que la perte de la mer est pour eux un bé-
néfice. Ce paradoxe ne saurait être pris au sérieux. C'est par la mer que
les confédérés recevaient leur plus utile et plus efficace matériel de guerre,
et l'on ne comprend pas ce qu'ils peuvent gagner à perdre l'issue par la-
quelle ils s'approvisionnaient. Il est manifeste aussi que les fédéraux, en
traversant leurs territoires intérieurs et en occupant leurs citadelles ma-
ritimes, ont considérablement diminué la puissance de recrutement des
armées du sud. Les discours du président Davis, les proclamations des
gouverneurs des états du sud, sont remplis d'appels inutiles adressés aux
soldats absens sans congé. Un de ces gouverneurs, celui de la Caroline du
nord, prétend que l'armée serait doublée, si les absens rentraient dans leurs
corps. Les divisions d'opinion, la désaffection pour le gouvernement, ré-
gnent dans le sud; les proclamations officielles s'en plaignent aussi. Or l'on
n'a jamais vu, que nous sachions, la concorde se resserrer et l'élan croître
au sein d'une faction dans les guerres civiles, à mesure que les chances de
succès diminuaient chaque jour. Quels que soient les incidens qui puissent
l'accélérer ou le retarder, le résultat final est désormais certain. L'Union
américaine sera bientôt rétablie par l'ascendant du nord.
L'évacuation et la chute de Charleston auront été l'un des derniers évé-
nemens de la lutte, et au point de vue moral en sont presque le dénoûment
dramatique. C'est de Charleston qu'était parti le signal de la guerre civile ;
c'est Charleston qui a voulu la séparation, et qui , lorsque l'intéressante
et riche Virginie hésitait encore, attaqua sans provocation la citadelle
fédérale, le fort Sumler. En ce moment-là, Charleston n'avait aucun grief
légitime, aucun prétexte légal pour commencer les hostilités. M. Lincoln'
avait été simplement élu président ; il n'avait prononcé aucune parole, ac-
compli aucun acte qui fussent de nature à porter atteinte aux droits des
états. Avec la patience conseillée par la simple prudence, par le patrio-
tisme le plus loyal, on pouvait attendre et rechercher encore dans une né-
gociation la solution des difficultés pendantes. La vanité, la violence, l'im-
pétuosité des Charlestoniens ne voulurent point laisser à la paix et à l'Union
cette dernière chance. Les exagérés voulurent tout compromettre et tout
engager^en fermant la voie aux tentatives de réconciliation que les sages
eussent encore voulu essayer; ils attaquèrent le fort Sumter et contraigni-
rent la petite garnison à amener le drapeau fédéral. Qu'est devenu, quatre
années après, Charleston? Une ville en ruines, que ses habitans n'ont plus
voulu défendre, où la population laissait éclater au dernier moment des
510 REVUE DES DEUX MONDES.
divisions fatales, où Ton dénonçait avec colère le gouvernement de M. Da-
vis, où l'on désespérait hautement du salut de la confédération, où Ton
était prêt à devenir factieux, tandis que les généreux Virginiens de Rich-
mond, qui avaient été les derniers à rompre l'union, demeuraient prêts,
avec une persévérance intrépide et une noble abnégation, à suivre jus-
qu'au bout la malheureuse fortune de leurs chefs imprudens.
Quelque funeste qu'ait été l'erreur des états du sud, nous avons le ferme
espoir que l'Union ouvrira ses bras aux populations du sud avec un magni-
fique esprit de conciliation. Nous avons foi dans les généreuses impulsions
des peuples inspirés par une bonne cause triomphante. D'ailleurs le nord
a le bonheur d'avoir à sa tète de nobles âmes. Il est devenu intéressant de
savoir aujourd'hui par exemple quelque chose de l'esprit et du caractère
d'un homme tel que ce général Sherman, dont le talent et l'active énergie
auront tant contribué à la pacification des États-Unis. On est heureux d'a-
voir jour sur une telle nature. Sherman parle peu, et ses écrits portent
l'empreinte d'un esprit exact et précis, qui ne donne rien à la faconde. On
vient de publier de lui un curieux fragment. C'est une lettre adressée à
une dame duMarj'land; Sherman l'écrivait au mois de juin de l'année der-
nière, avant d'avoir commencé ses grandes opérations de Géorgie. « Comme
nation, y disait-il, nous avons été, nous, gens du nord, obligés d'accep-
ter la bataille. Une fois la lutte commencée, la guerre a pris de telles
proportions que nous-mêmes, quoique emportés par le tourbillon, nous
reculons parfois épouvantés. Je ne voudrais pas subjuguer le sud dans le
sens offensant que l'on donne à ce mot, mais je veux faire ol)éir chaque
citoyen du pays à la loi commune, à la loi à laquelle nous sommes soumis;
je ne veux pas que personne soit au-dessous ou au-dessus de nous ; je veux
des égaux, pas de supérieurs... Mon cœur saigne quand je vois le carnage
du champ de bataille, la désolation des foyers, l'angoisse amère des fa-
milles; mais dès l'instant où les hommes du sud nous diront qu'au lieu de
faire appel à la guerre, ils s'adresseront à la raison, au congrès, aux cours
de justice, à la religion, à l'expérience de l'histoire, mon mot sera : Paix!
Revenez, et reprenez, avec tous vos droits et vos privilèges, votre fière
place parmi les citoyens américains. » De tels sentimens, qui ont conduit
Sherman à la victoire, ne seront point démentis dans la paix. Nous ne sa-
vons si jamais grand homme a jamais tenu un si beau langage: mais nous
savons que c'est une grande joie sur la terre quand il arrive que l'homme
qui par son talent et son dévouement relève la destinée de sa patrie est
en même temps un brave homme. e. loncADF.
REVUE. — CHRONIQUE. 511
REVUE LITTÉRAIRE.
LES ROMANS NOUVEAUX.
Ce n'est ni l'étendue du récit, ni l'ampleur démesurée et trompeuse
des combinaisons, ni l'artifice laborieux des procédés, qui importent en
tout ce qui relève de l'imagination , dans ce qu'on appelait autrefois de
ce nom aimable et fin de belles-lettres. Rien de tout cela ne compte,
pas plus que le temps qu'on a mis à faire un sonnet, comme disait Mo-
lière. Une œuvre de l'esprit peut fort bien être étendue, fortement nouée,
savamment compliquée, puissante en apparence, sans cesser d'être une
création vulgaire, équivoque, prétentieusement vaine, et, pour tout dire,
d'un ordre subalterne. L'œuvre la plus courte- au contraire, la plus simple
ou la moins recherchée de pensée et de forme, peut être sans nul doute
le fruit exquis de l'art le plus rare et le plus élevé. L'essentiel est d'ex-
primer en toute sincérité des sentimens vrais, de manier d'une main dé-
licate et ferme les mystères du cœur, de saisir une situation dramatique,
de reproduire avec fidélité, avec une inspiration juste, une des mille
nuances de la vie humaine. A ce prix, une invention littéraire, quelle que
soit sa forme, quelle que soit son étendue, devient sans effort une œuvre
selon l'esprit et selon le cœur, c'est-à-dire vraiment une œuvre d'art: une
histoire de quelques pages, conçue avec feu et vivement conduite, s'élève
d'un seul coup au niveau des créations supérieures, de ce qu'on pourrait
appeler le grand roman, tandis que d'autres se traînent confusément à tra-
vers toute sorte de cahots, n'excitant le plus souvent qu'un intérêt vul-
gaire, sans s'élever jamais au-dessus de ce que nous nous permettions,
l'autre jour encore, d'appeler le petit roman. Non, décidément, l'art n'est
pas ce que croient ceux qui se servent de son nom avec une si vaniteuse
complaisance, et il peut se rencontrer quelquefois, il peut briller de son
plus doux éclat, dans des œuvres furtives qui ne font rien pour attirer le
bruit, qui sont une révélation ingénue et soudaine. C'est là justement ce
que je me disais en mettant à côté de tant de romans ambitieux et puérils
cette simple et modeste histoire du Péché de Madeleine, qu'on n'a pu lire
Fan passé sans une sérieuse émotion, et qu'on va relire sous sa forme nou-
velle dans ce petit volume où elle reparaît aujourd'hui. On le relira, ce
petit roman, comme on relit ces livres intimes et familiers qui ont le
charme douloureux de la vie, où on croit sentir sous la fiction palpiter un
cœur brisé, et si ce n'est pas l'épanchement d'un cœur parlant par sa
512 REVUE DES DEUX MONDES.
blessure selon le mot espagnol, c'est bien alors que ce petit récit serait
vraiment le fruit d'un art supérieur.
Ce n'est pas le nom de l'auteur qui a fait le succès du Péché de Made-
leine. Ce nom est inconnu ; il a pris tous les détours et toutes les précau-
tions pour venir au monde discrètement, sans fanfares, et, en honnête
écrivain anonyme encore peu au courant des usages, l'auteur n'a même
pas pris les moyens voulus pour se laisser deviner en se cachant. La cu-
riosité mondaine a pu chercher, elle s'est égarée ici et là, partout où elle
savait trouver de l'esprit et de la grâce; elle n'a rien découvert jusqu'ici,
elle en a été pour ses mille conjectures flatteuses et peut-être un peu
embarrassantes pour les personnes distinguées qui en étaient l'objet. Tout
ce qu'on peut dire, ce qui ne semble nullement douteux, c'est que l'auteur
est une femme; on n'a même pas besoin de son aveu pour le savoir. Il y
a des finesses de perception dont un homme n'a pas le secret; il n'a point
à ce degré le sens de certaines choses, l'instinct de certaines situations
poignantes. Il passe à côté de ces subtils mouvemens du cœur qui sont à
eux seuls tout un drame. Pour bien d'autres raisons encore, on n'a jamais
pu douter que ce ne fût une femme qui eût écrit ces pages. D'abord, dans
cette simple et émouvante histoire, sans qu'il y ait ni affectation ni sys-
tème, d'une façon toute naturelle au contraire, les hommes n'ont point
décidément le beau rôle; ils sont quelque peu sacrifiés et font un person-
nage assez médiocre; on pourrait dire qu'ils sont jusqu'à un certain point
des utilités. Ce sont les femmes qui sont les héroïnes, les vraies héroïnes
par la passion ou par la résignation, par la bonne grâce ou par le courage.
Et puis n'avez -vous point remarqué que ce drame du cœur féminin se
noue entre deux coups d'œil jetés sur un miroir? C'est en laissant tomber
à la dérobée ses yeux sur une glace que Madeleine voit pour la première
fois la flamme s'allumer dans le regard de ce jeune homme venu pour être
le mari de sa cousine, et qu'elle aime déjà sans se l'avouer jusqu'à pécher
et mourir pour lui. C'est aussi en regardant dans un miroir que la pauvre
repentante après le péché est saisie de ce mouvement tragique et résigné
quand elle voit, sans se reconnaître, son visage aminci, ses yeux agrandis
outre mesure : « Où donc avais-je autrefois rencontré cette femme? » Et
en se retournant elle voit le fantôme se retourner comme elle : « Quoi!
c'est vous, Madeleine? qu'avez-vous fait de votre jeunesse? »
C'est donc bien une femme qui a écrit ces pages d'une émotion doulou-
reuse, et on peut même ajouter que c'est une femme bien née, d'une édu-
cation morale supérieure, qui goûte les beautés de VAlceste de Gluck et
n'ignore pas les raffinemens de la vie sociale. Au-dekà, on ne sait plus rien,
et encore une fois ce n'est pas le nom retentissant de l'auteur qui a pu
provoquer l'attention et la curiosité. Ce n'est pas non plus précisément la
nouveauté de la conception qui a fait le succès du Péché de Madeleine.
Quoi! un cœur condamné à l'isolement et qui ne peut être heureux qu'en
REVUE. — CHRONIQUE. 513
détruisant le bonheur des autres, une jeune fille placée dans une de ces
situations de pauvreté précaire et froissée d'où elle ne peut sortir qu'en se
blessant elle-même et en blessant ceux qu'elle aime le plus, voilà tout!
Mais c'est par les détails, par la vérité, par la simplicité éloquente que
cette petite histoire devient une œuvre rare : mélange singulier d'expé-
rience et de chasteté, de candeur honnête et de hardiesse, de passion et
de fine analyse. Il a surtout le don de la vie et de l'émotion, ce petit récit.
Il remue, il entraîne, il va droit au but, rapide et fixe comme la passion
qui remplit l'âme de cette jeune fille et l'emporte jusqu'au bout sans lui
laisser un moment de trêve. Certaines parties peuvent dénoter de l'inex-
périence littéraire; le feu intense de l'action intérieure est partout. C'est
la mise à nu d'une situation poignante, d'un cœur de femme fasciné d'a-
mour, torturé par sa propre fierté. Une seule question était restée dou-
teuse après le Péché de Madeleine : était-ce là une de ces œuvres uniques
qui ressemblent à un souvenir ou à une confession, et qui sont écrites avec
le sang jaillissant d'une blessure plutôt qu'avec l'imagination, ou bien
n'était-ce que le premier fruit d'un esprit bien doué , fait pour se répan-
dre en inventions heureuses? En d'autres termes, était-ce l'histoire vraie
d'une âme solitaire et éprouvée, ou bien l'acte d'un romancier entrant
dans la carrière par un coup de maître de délicatesse et d'émotion? C'est
une question que l'écrivain peut seul résoudre. Dans tous les cas, le Péché
de Madeleine est une de ces œuvres choisies venues à propos pour réveil-
ler le sens des choses fines de l'art.
C'est donc un vrai et sérieux roman que ce Péché de Madeleine dont
l'auteur se dérobe, même devant le succès, et ce qu'on peut bien au con-
traire appeler toujours le petit roman, malgré l'étendue et les préten-
tions, c'est le Jésuite de cet écrivain de l'église qui veut, lui aussi, rester
inconnu, c'est le Prêtre marié de M. Barbey d'Aurevilly. Il est certain
qu'on tombe ici dans un tout autre monde, dans une atmosphère fort diffé-
rente. Un des caractères du petit roman, considérez-le bien, c'est de s'in-
spirer de toutes les choses de circonstance, de suivre le souffle du temps.
Tout ce qui agite le monde déteint sur lui, et partout il vient élever sa
médiocre voix. Depuis quelques années, les questions de religion sont re-
devenues une obsession dominante, un aliment incessant de polémiques. Les
controverses refleurissent plus que jamais. On ne parle plus que d'encycli-
ques, de droits de l'église et de droits de l'état , de théocratie et de civili-
sation moderne. Il n'y a là rien que de naturel dans l'état moral du monde ;
mais voici tout aussitôt le petit roman qui accourt, et nous nous trouvons
submergés sous toute sorte d'histoires de couvens, de jésuites, de prêtres
mariés ou non mariés, qui ne font pas toujours contraste avec cette litté-
rature de mémoires et de révélations où apparaissent des personnages
dont le défaut n'est point précisément d'abuser du mysticisme religieux ni
même de la plus simple orthodoxie à aucun point de vue. Les jésuites I Je
TOME LVI. — 1865. 3j
blà REVUE DES DEUX MONDES.
le veux bien, diminuez leur crédit et leur puissance, combattez leur esprit
de domination, défendez contre eux l'indépendance de la société civile et
de la conscience humaine; ce n'est pas cependant une raison absolument
suffisante, littérairement parlant, pour saisir l'occasion de faire un roman
prolixe et ennujfeux, un plaidoyer doucereusement violent mêlé d'aven-
tures équivoques. C'est là, il faut bien l'avouer, ce qui distingue le plus
manifestement le Jésuite. L'auteur, on s'en souvient peut-être, n'en est pas
à son coup d'essai; il a déjà fait preuve d'une inquiétante fécondité et
menace de créer toute une littérature. Il a commencé par le Maudil, puis
il a écrit la Religieuse; il fait aujourd'hui le Jésuite, et il est de nouveau
à l'œuvre, promettant encore le Moine. Pourvu que son imagination en tra-
vail ne fouille pas le monde religieux tout entier et qu'il n'aille pas i-acon-
ter l'histoire de chaque ordre monastique en particulier, des dominicains
après les jésuites, des servîtes et des capucins I Qui donc a pu contester à
l'auteur le droit de prendre ce titre d'abbé qu'il revendique si vivement
dans sa préface et qu'il se donne à la première page de ses livres? La mé-
prise était sans doute volontaire ou elle serait bien étrange, par cette rai-
son décisive qu'un simple laïque, outre son ignorance de certains détails,
ne tiendrait pas évidemment à ce régime. Il n'y a qu'un prêtre quelque
peu libre qui puisse se complaire obstinément et indéfiniment, durant dix
volumes, dans cette atmosphère' de divulgations, de confessions, de ma-
nèges clandestins, de luttes de castes, et qui puisse concevoir la bizarre
pensée de mettre en roman toute la hiérarchie ecclésiastique. Il faut vrai-
ment ne douter de rien et avoir cette fixité de préoccupation d'un homme
qui a vécu d'une certaine vie, qui s'est accoutumé à tout concentrer dans
un certain monde de lois et de mœurs spéciales.
L'auteur du Jésuite, je le sais bien, a de plus hautes prétentions. Le ro-
man n'est pour lui qu'une forme plus accessible et plus populaire. Au
fond, il reste convaincu qu'il est prédestiné à sauver l'humanité moderne
en travail, que ses œuvres sont « comme le levain qui gonlle la pâte desti-
née à devenir le pain substantiel, » qu'elles sont « l'expression vivante de
ce que pensent les masses, de ce qu'elles espèrent.» Il est venu, et les
masses ont compris! Volontiers il parle de son « apostolat pacifique, » de
sa « grande mission , « qui est d'expliquer l'énigme religieuse en face de
l'église officielle. «Telle est ma tâche au sein du xix'' siècle, » dit-il avec
une candeur effrayante. L'ambition n'est point assurément médiocre, et
s'il ne fallait que des livres comme le Jésuite ou comme le Maudit pour
débrouiller l'énigme religieuse de notre temps, nous pourrions secouer
nos anxiétés et ouvrir nos esprits à une confiance sereine. En réalité,
quelque bien intentionné que soit l'auteur, et quelque désir qu'il ait d'al-
lier tous les tons, ses livres ne sont ni des actes des apôtres ni des his-
toires, ni des pamphlets, ni des romans, mais ils touchent à tous ces genres
par certains côtés, et de la combinaison de tous ces élémens il résulte
REVUE. — CIIROMQUE. 515
quelque chose qui pourrait bien à la fin n'avoir plus qu'un intérêt problé-
tnatique, qui est dans tous les cas d'une littérature fort mêlée. Le malheur
de cet écrivain inconnu, c'est qu'il a tout dit, tout ce qu'il savait de pins
curieux, dans son premier livre, dans ce Maudit qui avait du moins une
certaine saveur ûpre, qui accusait une connaissance familière des mœurs,
des antagonismes du clergé. Aujourd'hui il se répète; il était déjà difTus, il
devient complètement prolixe. C'est bien la peine de saisir ce tout-puissant
sujet de l'existence des jésuites pour rassembler d'une main inhabile, dans
une composition mal liée, un peu de réalité et un peu de fiction, des noms
portés par des hommes qui existent et des noms imaginaires, des faits qui
sont de l'histoire et des aventures qui ne trouveraient point de place dans
le roman le plus banal. C'est une invention un peu surannée, vous en con-
viendrez, d'aller raconter encore la visite de M. Dupin à Saint-Acheul sous
la restauration et les politesses échangées par lui avec le père Loriquet.
Les entrevues de M. Dupin avec le père Loriquet ne sont pas probablement
les plus curieuses et les plus étonnantes de sa vie. Quant aux prétendues
révélations de l'auteur sur l'organisation des jésuites, sur leur action, leur
esprit, leurs statuts, leurs règlemens, leur discipline, il y a longtemps
vraiment qu'elles n'ont plus rien de nouveau; elles sont connues, usées,
épuisées, elles ont couru partout, et les jésuites pourraient répondre: Quoi
donc! n'est-ce que cela, et n'avez-vous rien de plus à dire? D'autres avant
vous en ont dit bien plus que vous. Eugène Sue était votre maître, il vous
dépassait, et votre père Ruffin n'égalera jamais son ancêtre Rodin.
Après cela, je ne l'ignore pas, dans l'esprit de l'auteur et aussi dans son
roman, il y a jésuites et jésuites. Il y a ceux qui, comme le père Ruffin,
sont les serviteurs résolus et inflexibles de l'idée, de l'ordre, les agens as-
souplis à tout, même à la délation, et il y a ceux qui sont agités de ré-
voltes secrètes, qui ont senti le souille du temps, qui en viennent par de-
grés à se lasser du joug, à invoquer la régénération. Seulement l'écrivain
n'est point heureux en vérité dans le choix des apôtres de l'idée nouvelle
au sein de la compagnie de Jésus, et cette partie du roman ne laisse pas
d'être scabreuse. Savez-vous en effet quels sont ces hommes d'élection, ces
jésuites atteints de libéralisme? L'un d'eux, le père Montgazin, je n'en
doute pas, est une nature supérieure : il est éloquent, il a prêché avec suc-
cès à Paris, dans bien d'autres villes, et partout il a soutenu avec éclat
l'honneur de l'ordre; mais le père Montgazin est homme, et rien de ce qui
est humain ne lui est étranger. Voilà le péril! Tant il y a qu'un jour dans
sa cellule il voit entrer sous le déguisement d'un petit jeune homme une
grande dame, une certaine comtesse de Flaviac, qui dans son accommo-
dante dévotion nourrit des goûts fort bizarres. Que se passe -t- il alors
dans la cellule? On ne l'aurait jamais su, si un bon père n'eût regardé par
un trou habilement ménagé dans le mur, et par le fait, au temps voulu,
une jeune fille naît à cette comtesse de Flaviac! Laissez passer les années,
516 REVUE DES DEUX MONDES.
un autre jésuite, enfant de grande maison qui est entré dans la compagnie
le père de Sainte-Maure, sera à son tour amoureux de cette jeune fille née
du père Montgazin. Non, décidément, l'auteur n'est point heureux dans ses
inventions, et, tout bien pesé, la fable romanesque n'aide pas à la prédica-
tion, à « l'apostolat pacifique. » Si c'est de cette trempe que sont les jé-
suites qui se font libéraux, il vaut autant qu'ils restent ce qu'ils sont et
qu'on les combatte par d'autres armes que des romans. Ni Vénigme reli-
gieuse,, ni la littérature, je suppose, ne perdraient rien quand l'auteur du
Maudit en resterait là de son épopée des mœurs cléricales. Il y a déjà sept
volumes. Nous avons le Jésuite, nous nous passerions bien du Moine, car
enfin que peut-il bien arriver à ce moine après ce qui est arrivé au père
Montgazin? Cela peut conduire loin, et en dernière analyse ces amours de
robe noire, ces scènes lubriques racontées dans un style onctueux, ne
sont pas d'un souverain intérêt, sans compter que ce n'est pas un ache-
minement des plus sûrs vers la régénération du siècle.
L'auteur du Prêtre marié, quant à lui, est d'une tout autre école que
l'auteur du Jésuite. Il n'est pas pour les molles complaisances, pour l'apo-
stolat pacifique. C'est un catholique déterminé, peu accommodant et très
fort en couleurs, c'est-à-dire qu'il se fait un catholicisme de sa façon,
qu'il interprète comme il l'entend, qu'il croit sans doute très orthodoxe,
et qui ne laisse pas d'ailleurs de lui permettre beaucoup de choses dans le
détail de ses inventions. Il marie son prêtre, il est vrai, et même il le
plonge dans l'athéisme le plus cru; il le traîne de chute en chute, mais
c'est pour faire plus d'honneur à la théorie et pour mieux mettre en relief
la grandeur de l'idée religieuse par les rigueurs et les fatalités de l'expia-
tion. Seulement il arrive ceci, qu'on oublie le catholicisme en chemin, et
qu'on reste dans une atmosphère de fatigantes excentricités et de petites
horreurs. M. Barbey d'Aurevilly avait déjà donné un édifiant spécimen de
son catholicisme dans un certain personnage de son roman de l'Ensorcelée,
un abbé de la Croix-Jugan dont s'éprend follement une jeune fille de grande
noblesse mariée à un plébéien. C'est vraiment le triomphe de la chevalerie
et du catholicisme. L'abbé Sombreval, le héros du Prêtre marié, n'est pas
un type moins curieux et moins étourdissant. Il remplit deux volumes de
ses aventures, de ses prouesses de savant athée, et Dieu sait quelles proues-
ses, quelles aventures!
Ce n'est pas qu'au fond, tout au fond, dans ce roman il n'y ait une idée
susceptible de dramatiques développemens. Un prêtre a-t-il le droit de se
marier selon la loi civile? La loi est muette, la jurisprudence est douteuse et
a de la peine à se fixer; mais si la question est incertaine dans la loi, dans
la conscience du juge, elle est tranchée dans les mœurs, dans l'esprit gé-
néral de la société, dans l'instinct des masses. Supposez donc un prêtre à
qui la loi, interprétée dans le sens le plus large, accorde ce droit de se-
couer sa robe et de se marier : tout n'est pas fini par cela même; le len-
REVUE. — CHRONIQUE. 517
demain, la lutte commence. Si le prêtre marié vit ou se retrouve au milieu
de populations qui Font connu, dont il a été le pasteur, il voit s'amasser
contre lui toutes les défiances, les moqueries, les diffamations, les mépris;
pour tous, il est un abbé défroqué, un homme qui a renié Dieu. Si la femme
qu'il a épousée, si l'enfant qui lui naît, comme la fille et la femme de l'abbé
Sombreval, ont quelque teinte religieuse, l'ennemi est dans le foyer, ou, si
ce n'est l'ennemi, la souffrance, la plainte muette et douloureuse, le re-
proche vivant et permanent. C'est une lutte obscure, poignante, pleine de
fatalités insaisissables sous lesquelles une destinée succombe.
Je m'arrête. L'idée existe sans nul doute; elle peut, si elle se trouve fé-
condée par une inspiration juste, prendre la forme d'un drame sombre,
aigu et saisissant. Est-ce là l'idée du roman de M. Barbey d'Aurevilly? Il
se pourrait qu'elle se fût présentée vaguement, confusément, à l'esprit de
l'auteur. Malheureusement il passe à côté. Comme il arrive à tous les es-
prits dont la force et la netteté de conception n'égalent pas l'ambition,
les personnages de M. Barbey d'Aurevilly ne vivent pas, quoiqu'ils se
démènent très fort. Ce sont des personnages de carton qu'un fil fait mou-
voir, et qui donnent la représentation dans un paysage normand où la
scène se déroule. Je soupçonne cet abbé Sombreval de n'être nullement
ce bloc de granit et ce savant de premier ordre que nous dépeint l'au-
teur, d'être tout simplement un gros bonhomme normand, ayant plus de
jactance que de génie, plus de grossièreté opaque que de supériorité. La
fille de Sombreval, cette jeune fille qui est l'expiation pour son père, me
fait l'effet, avec ses névroses et ses maladies innomées, d'être tout bon-
nement scrofuleuse. Quant au jeune homme qui se fait le chevalier et le
platonique amant de la fille du prêtre, quant à ce Néel de Nehou, c'est un
jeune niais qui ne trouve rien de mieux à faire que de chercher à se cas-
ser le cou pour toucher le cœur de sa maîtresse. Il y a là une certaine
course effrénée en voiture à travers champs qui peut servir de modèle. H
reste à se demander comment le jeune Néel de Nehou a pu aller si loin en
partant d'une si belle allure, après avoir grisé ses chevaux avec du vin du
Rhône, il en est quitte pour quelques contusions et quelques membres
désarticulés, et il n'a pas, à coup sûr, tout ce qu'il mérite.
Je ne parle pas de la magicienne normande, la Malgaigne, qui sait tout,
voit tout, qui est le fantôme acharné sur Sombreval pour lui reprocher le
crime de son apostasie, pour lui annoncer sa mort et la mort de sa fille.
Tout cela est vraiment étonnant de décousu et de fantasmagorie, et, si
vous voulez avoir le dernier mot, allez tout de suite à cette scène suprême
où Sombreval, qui s'est réfugié au séminaire de Coutances, arrive tout
juste pour déterrer sa fille qu'on vient d'ensevelir; il l'emporte dans ses
bras comme un furieux, et va disparaître dans un étang. Ah! le terrible
prêtre et le terrible père que nous a donné là M. Barbey d'Aurevilly ! Et
aussi le terrible roman qu'il nous fait lire! Il y a pourtant quelque chose
518 REVUE DES DEUX MONDES.
de plus curieux encore que rinvention dans le Prêtre marié, c'est le style.
M. Barbey d'Aurevilly, qui est un critique tout aussi bien qu'un roman-
cier, et qui fait la leçon aux autres, pourrait à la rigueur commencer
par se faire la leçon à lui-même. Quand il émaille ses pages de patois
normand, bien encore : on se dit que c'est du normand, et avec un petit
etlbrt on comprend à demi-mot; mais le difficile est justement de comprendre
quand l'auteur parle la langue française. M. Barbey d'Aurevilly a une va-
riété de mots nouveaux et d'images étourdissantes qui produisent le plus
singulier effet : il vous dira par exemple que Sombreval pressait sa fille sur
sou cœur « avec une irrévélable angoisse, comme un homme blessé qui
perdrait ses entrailles et les retiendrait avec sa main. » Il vous assurera
que le nom de Calixte, — la fîlle du prêtre, — « faisait le silence d'une
église devant le saint-sacrement, dans son cœur. » Il prodiguera des phrases
comme celle-ci, en parlant toujours de cette merveilleuse jeune fille :
« Frappée aux racines de son être par la pile de Volta du front de son
père, son visage, surhumainement pâle, ne pouvant plus pâlir, se rosa... »
Vl ainsi de suite. Le Préire marié est écrit de ce style qui , je l'avoue,
pourrait bien n'être pas plus catholique que littéraire malgré la prétention
qu'a l'auteur d'être le chevalier du catholicisme et de l'art. Kst-ce bien
là vraiment de la littérature? M. Barbey d'Aurevilly le croit sans doute.
(">eux qui auront lu son dernier roman s'en souviendront longtemps et ne
seront pas tentés de le relire. f. bk i.v gknf.vais.
ESSAIS ET NOTICES.
MARIE LECZINSKA d'après de récentes publications (!)•
Qui de nous, en visitant Versailles, n'essaie de rendre par l'imagination
le mouvement et la vie à ces brillantes solitudes? Lorsqu'on parcourt la
galerie des portraits, on regrette qu'elle ne soit pas plus riche et plus com-
plète encore. Les souvenirs se pressent en foule, et la curiosité surexcitée
devient plus active. Un pareil sentiment est aujourd'hui comme l'aiguillon
des études historiques sur le xviii* siècle, et cette époque intéressante,
que l'on croyait si bien connaître, s'éclaire chaque jour de nouvelles lu-
mières. On entre dans les moindres détails, on pénètre les plus intimes
fl) La Reine Marie Leczinsha, étude historique, pair M'"*" la comtesse d'Armaillé, née
de Ségur. — Mémoires du duc de Luynes, publiés par MM. Dussieux et Soulié.
REVUE. — CHRONIQUE, 519
mystères. On recherche les autographes, on poursuit avec avidité les do-
cumens. L'histoire n'est plus cette forme académique, souvent déclama-
toire, dont la beauté de convention conservait une certaine raideur: c'est
comme un vaste miroir où se reflète tout le passé. Sans doute, dans cette
foule innombrable de pièces justificatives, dans ces éditions de livres an-
ciens rajeunis par des notes substantielles, dans ces mémoires qui remon-
tent à plus d'un siècle, et qui cependant n'avaient pas vu le jour, il y a des
choses d'un intérêt secondaire, et la vie humaine n'est pas assez longue
pour qu'on puisse étudier fructueusement des détails aussi minutieux. Ce
sera la tâche des historiens futurs de coordonner l'ensemble de ces docu-
mens, d'y puiser comme à une source féconde, de rejeter dans l'ombre ce
qui n'est pas digne de la lumière, et de rendre sur le siècle dernier un ju-
gement sans appel.
Le règne de Louis XV n'est pas encore envisagé avec le calme et l'impar-
tialité nécessaires. Les uns le flétrissent en toute chose avec une verve de
colère souvent exagérée; d'autres, entraînés par l'excès contraire, essaient
des réhabilitations malencontreuses, et cherchent à déguiser, à parer de
leur mieux des scandales pour lesquels l'histoire doit être impitoyable.
Avec un peu de justice et de sang -froid, on arriverait à des conclusions
plus équitables : on trouverait dans cette époque , comme dans toutes les
autres, beaucoup de vices, mais quelques vertus. Malheureusement ce
qu'on a le plus étudié dans ces dernières années, c'est le côté scanda-
leux. On s'est minutieusement occupé des maîtresses du roi, on a décrit
leurs toilettes, on a dressé l'inventaire de leurs objets d'art, de leur mo-
bilier, on est revenu sans cesse à la duchesse de Chàteauroux, à la mar-
quise de Pompadour, à la comtesse Du Barry; mais on oubliait une femme
que les péripéties de son sort, la dignité de sa résignation dans les mal-
heurs domestiques, le charme de son esprit et la beauté do son âme recom-
mandaient cependant à l'intérêt et à la sympathie de la postérité. De ré-
centes publications ont comblé cette lacune. On n'avait que trop parlé des
maîtresses, il était temps qu'on se souvînt de la femme légitime, de la reine.
Un ouvrage à la fois gracieux et substantiel de M'"" la comtesse d'Armaillé
vient de rappeler l'attention sur Marie Leczinska; sous une forme rapide,
M'"*' d'Armaillé a tracé, avec l'exactitude d'un historien et la délicatesse
d'une femme, le portrait de sa vertueuse héroïne; elle a trouvé une source
abondante d'informations dans les mémoires du duc de Luynes, dont la pu-
blication ne fait que de s'achever. Ces mémoires si importans et si curieux,
qui commencent le 27 décembre 1735, peu de temps après la nomination
de la duchesse de Luynes à la charge de dame d'honneur de la reine, et
finissent le 20 octobre 1758, quelques jours avant la mort de l'auteur, res-
tèrent pendant un siècle tout à fait inconnus. L'existence en fut signalée
pour la première fois en 1855 par la publication de ceux du président Re-
nault, et les premiers volumes ne virent le jour qu'en 1860.
520 REVUE DES DEUX MOXDES.
Petit-fils par sa mère du fameux marquis de Dangeau , le duc de Luynes
eut comme la survivance de son aïeul. C'est le Dangeau du règne de
Louis XV, mais avec plus de dignité dans le caractère, avec moins de pen-
chant pour l'adulation. Sans avoir de charge à la cour, le duc jouissait
d'une estime toute particulière auprès du roi et de la famille royale, et il
était eu position de tout observer. Les détails dans lesquels son zèle de
courtisan et sa conscience de narrateur se complaisent avec un soin qui va
jusqu'au scrupule semblent au premier abord puérils et fastidieux; mais
aussi, au bout de quelques pages, on croit connaître soi-même les nom-
breux personnages qui reviennent sans cesse sur la scène, on se familiarise
avec tout ce monde qui ressuscite, on finit par prendre intérêt aux moin-
dres questions d'étiquette, à ce tourbillon éphémère de joies et de tris-
tesses, à ce pêle-mêle de vanités qui se croisent et s'entre-choquent. Rien
d'ailleurs ne nous instruit mieux de toutes les particularités du caractère
et de l'existence de la femme de Louis XV; on est auprès de la reine, on
î'entend, on la voit.
Il fallut à Marie Leczinska beaucoup de droiture et de bon sens pour se
prémunir, dès le début de son mariage, contre les imprudences qu'une
femme jeune, étrangère, inexpérimentée, aurait pu si facilement com-
mettre. Au milieu de cette société dissolue, où tout était dérangé dans les
esprits et dans les mœurs, elle sut maintenir son rang et empêcher la ca-
lomnie d'arriver jusqu'à elle. L'élévation imprévue de sa fortune aurait pu
cependant lui susciter de bien grandes jalousies.
Louis XV, âgé de moins de seize ans (Marie Leczinska, née en 1703,
avait près de sept ans de plus que lui), était alors le plus bel adolescent du
royaume. Sa figure douce et imposante malgré son extrême jeunesse, sa
distinction suprême, sa taille élégante, son teint comme éclairé par le re-
flet d'une lumière intérieure, lui donnaient un charme presque idéal. « 11
n'était pas en France, dit M"'" d'Armaillé, un vieillard qui ne le chérît pa-
ternellement, pas une femme qui ne priât pour sa conservation avec un
religieux et sincère enthousiasme. » Qui obtenait la gloire d'épouser cet
enfant privilégié du ciel? Une pauvre princesse inconnue, fille d'un gentil-
homme polonais créé roi par un caprice de Charles XII, puis jeté dans
l'exil, et, après mille péripéties, vivant, pour ainsi dire, de l'aumône du
roi de France, dans les murs délabrés de la vieille commanderie de Weis-
sembourg. Lorsque le sieur Lozillières, ancien secrétaire de l'ambassade
de France à Turin, avait été envoyé en Allemagne, avec le titre de cheva-
lier de Méré, pour y passer en revue les princesses à marier, il avait trans-
mis au duc de Bourbon une liste que l'on trouve dans les pièces justifica-
tives de l'ouvrage de M"" d'Armaillé. Cette liste contenait l'énumération de
vingt-sept princesses avec des notes sur chacune d'elles. Sous le numéro
18, on lisait la mention suivante : « Marie Leczinska, fille de Stanislas Lec-
zinski. Il a plusieurs parens peu riches, mais on ne sait rien de person-
REVUE. — CHRONIQUE. 521
nel qui soit désavantageux à cette famille. » A l'étonnement universel, ce
fut cette Polonaise, qui six mois auparavant aurait accepté en mariage un
simple gentilhomme français, que la volonté de la marquise de Prie fit
monter tout à coup sur le plus beau des trônes du monde.
La nouvelle reine n'était pas précisément jolie, mais elle avait une grâce,
une douceur, une aménité qui séduisaient tous les cœurs sur son passage.
« Il n'est rien que ne fassent les bons Français pour me distraire, écrivait-
elle à son père Stanislas en signant de son petit nom polonais, Maruchna,
On me dit les plus belles choses du monde, mais personne ne me dit que
vous soyez près de moi. Peut-être me le dira-t-on bientôt, car je voyage
dans le royaume des fées, et je suis véritablement sous leur empire ma-
gique. Je subis à chaque instant des métamorphoses plus brillantes les
unes que les autres : tantôt je suis plus belle que les Grâces, tantôt je suis
de la famille des neuf sœurs; ici j'ai les vertus d'un ange, là ma vie fait
les bienheureux; hier j'étais la merveille du monde, aujourd'hui je suis
l'astre aux bénignes influences. Chacun fait de son mieux pour me divini-
ser, et sans doute que demain je serai placée au-dessus des immortels.
Pour faire cesser le prestige, je mets la main sur la tête, et aussitôt je re-
trouve celle que vous aimez et qui vous aime bien tendrement. »
Marie Leczinska ne se laissait pas étourdir par ce tumulte d'hommages
et d'adulations. Elle n'oubliait ni sa famille ni sa patrie. En 1733, lorsque
le roi de Pologne Auguste II vint à mourir, elle sentit battre son cœur de
Polonaise. Elle fit des vœux ardens pour que son père, qui représentait
l'élément national contre les envahissemens saxons, pût revendiquer utile-
ment la couronne. En France, le mouvement de l'opinion, si sympathique
à Marie Leczinska, fut irrésistible. La reine défendit avec une vivacité qui
ne lui était pas habituelle une cause qu'elle considérait comme sacrée.
Stanislas partit pour la Pologne. Sa fille lut à haute voix dans le salon de
Fontainebleau la proclamation par laquelle le primat annonçait le nouvel
avènement de ce prince au trône des Jagellons. Peu de jours après, elle
attachait de sa propre main la cocarde blanche au chapeau du maréchal
de Villars, et le vieux guerrier, qui allait prendre le commandement de
l'armée des Alpes, s'écriait avec enthousiasme : « Dites au roi qu'il n'a plus
qu'à disposer de l'Italie , je m'en vais la lui conquérir. » On sait qu'à la
conclusion de la paix Stanislas obtint comme dédommagement le duché
de Lorraine et de Bar. «Croyez, madame, dit alors le cardinal Fleury à
Marie Leczinska, que la jouissance du duché sera bien préférable au trône
de Pologne. » La reine, qui trouvait que la guerre n'avait pas été conduite
avec assez de vigueur à cause des économies exagérées du vieux ministre,
lui répondit, non sans une tristesse malicieuse : « Oui, cardinal, à peu près
comme un tapis de gazon remplace une cascade de marbre. « — « Le vieil-
lard, ajoute M""" d'Armaillé en racontant cette anecdote, comprit avec
amertume l'allusion que faisait la reine à un dernier acte de parcimonie
o22 REVUE DES DEUX MONDES.
<iui avait fait détruire la magnifique cascade de Marly pour la remplacer
par une pelouse de verdure. »
Les malheurs de la Pologne n'étaient pas les seuls sujets d'affliction de la
reine. Le cœur de son époux lui échappait, et Louis XV était déjà sur la
pente de scandale qu'il devait descendre à pas précipités. Bien que la reine
lui eût donné dix enfans, il n'avait pour elle que de l'estime et ne lui té-
moignait pas d'aflection. Les mémoires du duc de Luynes sont le tableau le
plus complet de l'intérieur royal. Les amours de Louis XV pour les quatre
sœurs de Nesle, toutes quatre dames du palais, et les rapports journaliers
de la reine avec les favorites, le départ du roi pour la campagne de Flan-
dre, les vaines sollicitations de Marie Leczinska pour l'accompagner à la
frontière, le triomphe de la duchesse de Chàteauroux, qui obtint cette fa-
veur, la maladie du roi à Metz, son repentir, quand il appelle à lui la reine,
ses remords qui disparaissent en même temps que ses souffrances, les
courtisans intimes qui s'aperçoivent qu'il va bientôt rougir de sa vertu
comme d'une faiblesse, sa lettre humble et passionnée à la duchesse de
<]hâteauroux pour la supplier de revenir à la cour, enfin la mort soudaine
de la jeune favorite, qui ne survit que quelques jours à sa honteuse vic-
toire, ce sont là des récits pleins de mouvement et d'intérêt. Ils donnent
l'idée la plus exacte des mœurs de cette époque, où l'avocat Barbier disait
avec un mélange de cynisme et de naïveté : « Sur vingt seigneurs de la
cour, il y en a quinze qui ne vivent pas avec leurs femmes et qui ont des
maîtresses. Rien n'est même si commun à Paris et entre particuliers. Il est
donc ridicule que le roi, qui est bien le maître, soit de pire condition que
ses sujets et que tous les rois ses prédécesseurs. »
Le duc de Luynes, qui voyait à toute heure le roi, la reine et la mar-
quise de Pompadour, en a tracé les plus fidèles portraits. Une réflexion
morale ressort de cette lecture, c'est que de ces trois personnages ce fut
encore la reine qui eut la plus grande somme de bonheur.
N'estimant ni les autres ni lui-même, mécontent de tout, comme les
hommes qui font le mal en ayant la conscience du bien, saturé de viles
adulations, et pour ainsi dire suffoqué par une atmosphère trop chargée
d'encens, Louis XV vivait sans confiance dans son règne, sans espoir dans
l'avenir. Devenu, par suite d'une mauvaise éducation, de sensible et doux,
égoïste et vicieux, il s'enfermait dans une taciturnité dédaigneuse et re-
gardait les hommes et les choses d'un œil indifférent et impassible. Un jour
que la reine se plaignait auprès de lui du refus opposé par un ministre à
une de ses recommandations : « Que ne faites-vous comme moi? répondit-
il. Je ne demande jamais rien à ces gens-là. » Il se regardait lui-même, au
dire de Duclos, comme un prince du sang disgracié, n'ayant aucun crédit
à la cour. Cependant, suivant une remarque d'un homme qui le voyait
sans cesse, — Le Roy, le lieutenant des chasses de Versailles, — il prenait
quelquefois, par crainte de paraître dominé, des airs glacés et des regards
REVUE. — CHRONIQUE. 523
de maître qui imprimaient la terreur au)4 plus audacieux et déconcer-
taient ceux qui se croyaient le plus avant dans sa confiance. C'est que ce
monarque, si engourdi par les plaisirs, si éloigné de tout noble et géné-
reux effort, avait par intervalles des velléités de gloire et de grandeur. Il
s'était réservé, malgré son indolence, un minutieux contrôle de toutes les
affaires diplomatiques, au moyen d'une correspondance secrète avec les
ambassadeurs, et, chose extraordinaire, les ministres l'ignorèrent complè-
tement pendant plus de vingt années. Son règne eut des jours de splen-
deur, et au lendemain de Fontenoy le prestige du trône rappelait l'éclat des
beaux jours de Louis XIV. Quand il retombait de ces sommets dans les dé-
faillances de son âme, Louis XV était saisi d'une vague inquiétude, d'une
tristesse indicible. Les remords, qui existaient à l'état latent au fond de son
cœur, les scrupules religieux qui lui restaient encore malgré tous ses dés-
ordres, le portaient à se fuir lui-même, à craindre ses propres pensées, à
chercher dans un exercice violent la distraction, l'oubli de lui-même. Au
milieu de fêtes continuelles, il était occupé d'idées sombres. « Le tempé-
rament du roi, dit le duc de Luynes, n'est ni vif, ni gai; il y aurait même
plutôt de l'atrabilaire... Le détail des maladies, des opérations, assez sou-
vent de ce qui regarde l'anatomie, les questions sur les lieux où l'on compte
se faire enterrer, sont malheureusement ses conversations ordinaires. »
M""" de Pompadour, malgré sa toute-puissance, n'était guère plus heu-
reuse que son royal amant. Elle voyait à ses pieds ministres, maréchaux,
cardinaux et grandes dames. Son frère, Charles Poisson, avait été fait,
comme par enchantement, marquis de Marigny, et pourvu d'une place au-
trefois créée pour Colbert. Elle avait pour femme de chambre une femme
de qualité. M'"" du Hausset, pour écuyer un chevalier d'Hénin, de la famille
des princes de Chimay, qui attendait sa sortie dans les antichambres, por-
tait son mantelet, suivait à pied sa chaise auprès de la portière. Son luxe
était plus que royal. Elle dépensait 500,000 livres pour sa table. Son crédit
surpassait encore son éclat. Elle gouvernait la France du fond de son bou-
doir, et cependant elle était inquiète et malheureuse. «Je vous plains bien,
lui disait M""- du Hausset, je vous plains, tandis que tout le monde vous
envie. » C'est qu'il manquait à la favorite le premier des biens, la paix du
cœur. Elle était comme gênée par sa grandeur factice, et savait distinguer
au fond des hommages apparens souvent la haine, toujours le mépris. Au
dire de Duclos, le duc de Richelieu, qui avait été le premier à pressentir et
à saluer sa fortune, cherchait, par des propos secrets, « à la faire regarder
du roi sur le pied d'une bourgeoise déplacée, d'une galanterie de passage,
d'un simple amusement qui n'était pas fait pour subsister dignement à la
cour. » Chargée de distraire le monarque le plus ennuyé, le plus blasé de
la terre, obligée, pour rester en faveur, de s'abaisser au rôle de surinten-
dante des plaisirs du maître, de confidente intime des honteux mystères
du Parc-aux-Cerfs, elle savait que le cri public l'accusait de la mauvaise
524 REVUE DES DEUX MONDES.
administration des finances, des revers de l'armée, de tous les désastres.
On lui écrivait souvent des lettres anonymes où on la menaçait de l'assas-
siner, et ce qui l'affectait plus encore, c'était la crainte d'être supplantée
par une rivale. Elle voyait avec terreur les premiers ravages du temps sur
sa beauté. Elle sentait toute la vérité de cette parole de la maréchale de
Mi repoix, son amie : « C'est votre escalier que le roi aime, il est habitué à
le monter et à le descendre; mais s'il trouvait une autre femme à qui il
parlerait de sa chasse et de ses affaires, cela lui serait égal au bout de trois
jours. ))
La reine, tout abandonnée qu'elle fût par le roi, souffrait moins que la
marquise. Entourée de l'estime et de la sympathie respectueuse de tous
ceux qui avaient l'honneur de l'approcher, elle trouvait dans le fond de sa
conscience un refuge contre les humiliations extérieures, et son calme
contrastait avec les perpétuelles alarmes et les agitations de la favorite.
Vertueuse sans affectation et digne sans excès de gravité, la cour de Ma-
rie Leczinska consolait les regards et le cœur des gens de bien. Là subsis-
tait encore le respect des convenances et de l'ancienne étiquette; là on sa-
vait goûter d'honnêtes délassemens et des amitiés pures d'intrigue. C'était
comme un sanctuaire de piété au milieu des corruptions de Versailles. Le
président Hénault et le duc de Luynes, admis dans l'intimité quotidienne
de la reine, nous font connaître parfaitement tous les traits de son carac-
tère et les moindres détails de sa vie. Elle avait le rare talent de bien choi-
sir ses amitiés. Elle s'était toujours souvenue des conseils de son père, qui
lui avait recommandé, dans un mémoire composé pour son éducation, la
société de « ces personnes vertueuses dont l'humeur est douce et le cœur
bienfaisant, dont la bouche exprime la franchise, et une physionomie sans
art la candeur, qui, sévères sans misanthropie, complaisantes sans bassesse,
vives sans emportement, ne louent ni ne blâment jamais par prévention et
par caprice. » Marie Leczinska était digne d'inspirer des amitiés sincères,
car elle en ressentait elle-même. Élevée, dans sa jeunesse, à l'école du
malheur, elle comprenait mieux que personne le prix du dévouement. Le
duc et la duchesse de Luynes vivaient dans son intimité, et sa sympathie,
sa tendresse pour ces deux fidèles serviteurs ne se démentirent pas un in-
stant. Les plus courtes absences de la duchesse paraissaient à la reine d'une
éternelle durée. Elle lui écrivait alors lettres sur lettres, et toute son âme se
peint dans cette correspondance enjouée, amicale, pleine de cœur. « Savez-
vous le plaisir que je me suis donné hier soir? écrivait-elle à la duchesse
le 2 janvier 1751. J'ai été surprendre M. de Luynes chez lui. Je ne puis dire
la joie que j'ai eue de revoir votre appartement; j'y suis restée un moment
pour la ménager, car à la longue, ne vous y trouvant point encore, j'ai eu
peur de ce qui aurait pu lui succéder. Les plaisirs qui ne sont que dans
l'imagination ont besoin d'être ménagés. J'attends avec impatience le réel. »
M*"* Du Deffand disait de la reine : « Ses vertus ont pour ainsi dire le germe
REVUE. — CHRONIQUE. 525
et la pointe des passions. Elle joint à une pureté de mœurs admirable une
sensibilité extrême, à la plus grande modestie un désir de plaire qui suffi-
rait seul pour y réussir... On a toute la liberté de son esprit avec elle; on
le doit à la pénétration et à la délicatesse du sien. Elle entend si prompte-
ment et si finement qu'il est facile de lui communiquer toutes les idées
qu'on veut sans s'écarter de la circonspection que son rang exige. » Une
gaîté bienveillante ajoutait au charme de son caractère. « Nulle personne
n'entend si bien la plaisanterie, écrivait le président Hénault; elle rit vo-
lontiers, son amitié est douce, car personne au monde ne sent si bien les
ridicules, et bien en prend à ceux qui les ont que la charité la retienne :
ils ne s'en relèveraient pas. » Rarement souveraine fut l'objet d'une aussi
grande vénération; son arrivée était un jour de fête, son départ faisait
couler des larmes. « N'est-il pas bien admirable, disait-elle, que je ne puisse
quitter Compiègne sans voir tout le monde pleurer? Je me demande parfois
ce que j'ai fait à tous ces gens que je ne connais pas, pour en être tant ai-
mée. Ils me tiennent compte de mes désirs. »
jyjme (jg Pompadour avait beau recevoir, étendue sur sa chaise longue, ne
se lever pour personne, pas même pour les princes du sang, et ne rendre
aucune visite, même aux duchesses : ce qu'elle ambitionnait le plus au mi-
lieu de ses splendeurs, c'était un sourire, une parole bienveillante de la
reine, et le jour le plus brillant de sa carrière fut à ses yeux celui où,
après avoir fait solennellement ses pâques à l'église Saint-Louis de Ver-
sailles, en 1756, elle fut nommée dame d'honneur de Marie Leczinska. La
reine, moins choquée peut-être d'avoir pour rivale une bourgeoise que des
femmes d'un haut rang, ne faisait entendre aucune plainte, et M""' de Pom-
padour, qui avait trop d'esprit pour ne pas comprendre l'ignominie de sa
position, essayait de se la faire pardonner à force de témoignages de sou-
mission et de respect. Le duc et la duchesse de Luynes étaient même quel-
quefois les intermédiaires de ces relations d'un ordre étrange entre la maî-
tresse et la femme légitime, et rien ne peint mieux les mœurs du temps
que les détails qu'on trouve à ce sujet dans les mémoires du duc.
Marie Leczinska est la dernière des souveraines qui soit morte sur le
trône de France. Son règne dura quarante-trois ans, et pendant cette lon-
gue période elle sut toujours se faire respecter. Si on lui pardonna son
élévation , c'est qu'elle avait ces qualités modestes qui sont l'ornement le
plus solide et le charme le plus durable de la femme. Elle ne faisait om-
brage à personne; tout le monde se plaisait à reconnaître en elle les vertus
d'une bourgeoise, les manières d'une grande dame, la dignité d'une reine.
Dans cette vie d'étiquette et de continuel apparat où, suivant une belle
expression de l'infortunée Marie-Antoinette, on ne peut s'écouter vivre,
elle parvenait à se créer au milieu du bruit une solitude, et, comme elle
le disait, à mourir au monde et à elle-même. Son influence morale sur la
cour et sur l'esprit de Louis XV fut plus considérable qu'on ne serait tenté
526 REVUE DES DEUX MOiNDES.
de le croire. Elle sut maintenir encore un reste de décence dans cette so-
ciété corrompue. A côté du boudoir de la favorite subsistait le foyer de la
reine. Il y avait à cette époque, comme à toutes les autres, des types
d'honneur, des existences patriarcales et véritablement chrétiennes, des
intérieurs qui étaient des sanctuaires. Les honnêtes gens, et ils étaient en-
core nombreux, avaient tous pour Marie Leczinska une vénération pro-
fonde, et la vertueuse princesse sauvegardait le prestige de la royauté.
Lors de sa dernière maladie , le peuple assiégeait les portes du palais pour
avoir des nouvelles. Les églises étaient pleines d'une foule en prière.
« Voyez combien elle est aimée! » s'écriait Louis XV attendri. Cette mort
fut un malheur public : elle détruisit ce qui restait d'honorable à la cour.
Le vieux roi, désormais libre de tout remords, allait chercher pour ré-
veiller ses sens blasés une courtisane de bas étage, et le règne insolent de
cette femme, sortie d'un tripot, devait ébranler dans sa base le trône de
Henri IV et de Louis XIV. i. de saint-amand.
I.'liNDUSTIUi: FRANÇAISE ET LES GRANDES USINES.
Qui de nous ne connaît ces vastes bàtimens qui s'élèvent aujourd'hui
darns nos campagnes, souvent à la place même des anciens châteaux, et
qu'on pourrait appeler à bon droit les forteresses de la paix? 11 s'en échappe
un bruit incessant de marteaux retombant lourdement, d'engrenages mor-
dant l'un sur l'autre, de laminoirs aux vibrations métalliques, de métiers
aux sons cadencés et plus doux. Au dedans et autour de l'édifice s'agite
une population d'ouvriers à la face noircie, aux bras musculeux. Au centre
ou sur l'un des côtés se dégage la cheminée principale, immense colonne
de briques, droite, verticale, qui domine parfois une multitude de colonnes
plus modestes, et d'où jaillit un panache de fumée et de vapeur dont les
ondulations se perdent dans l'air. Si la vue de cet édifice, où travaillent
tant d'appareils, de fours et de métiers bruyans, vous inspire quelque
curiosité, pénétrez hardiment dans l'intérieur, car l'accès n'en est (lue
rarement interdit aux profanes. Jadis le manufacturier, l'industriel sem-
blaient cacher avec un soin jaloux le secret de leurs opérations; aujour-
d'hui la plupart d'entre eux mettent plutôt une sorte de gloire à faire con-
naître au public les procédés qu'ils emploient et même jusqu'à leurs tours
(le ?)iain. L'industrie poursuit désormais son œuvre à découvert, et n'a
plus lieu de s'entourer de mystère comme dans les siècles passés. Les études
scientifiques se répandent chaque jour davantage; de nombreux initiateurs
nous décrivent le travail industriel, et nous pouvons franchir sans crainte
les portes de cette usine, au seuil de laquelle nous nous arrêtions autre-
REVUE. — CHRONIQUE. 527
fois hésitans, inquiets sur le sens du spectacle qui nous attendait à l'inté-
rieur.
Parmi les ouvrages destinés à propager ces utiles connaissances, il faut
nommer la publication des Grandes Usines (1). Décrire les opérations des
plus vastes fabriques, faire comprendre la diversité et l'importance des
manipulations qui s'y exécutent, des perfectionneraens successifs apportés
dans chaque branche industrielle, tel est le programme que s'est tracé
l'auteur de ce livre; mais dans quelle mesure et de quelle manière l'a-t-il
rempli?
Le premier titre de l'ouvrage faisait attendre une sorte de monument élevé
à notre industrie nationale. Pourquoi l'auteur a-t-il ajouté plus tard aux
Grandes Usines de France les grandes usines de l'étranger? Jusqu'ici son
livre ne traite, en fait d'usines étrangères, que des mines et fonderies de
zinc de la Vieille-Montagne. Était-ce la peine pour si peu de dénaturer, par
un énoncé qui n'a plus rien de précis, la portée d'un ouvrage scientifique?
Un reproche plus grave qu'on peut adresser à l'auteur, c'est que le livre
sur les Grandes Usines ne répond même pas à son titre. Les Gobelins, Sè-
vres, Saint- Gobain, Baccarat, ou les établissemens de RIM. Derosne et
Oail, Petin et Gaudet, Pleyel et Wolf, représentent à coup sûr la grande
industrie et des entreprises connues dans le monde entier; mais que vien-
nent faire sur la même liste la literie Tucker par exemple, la parfumerie
Piver, l'imprimerie Paul Dupont? Nous sortons là, l'écrivain lui-même le
reconnaît, du cercle des grandes usines : alors pourquoi inscrit-il ces noms
dans son panthéon industriel? Pourquoi à cette infraction flagrante au
programme qu'il s'est lui-même tracé ajoute-t-il un nouvel écart et nous
parle-t-il, à propos des grandes usines, des charbonnages des Bouches-du-
Rhône, des pépinières d'A. Le Uoy, et même de l'établissement thermal de
Vichy? Ce ne sont pas là des usines dans le sens rigoureux du mot. Et d'ail-
leurs, puisque le cadre du livre s'élargissait à ce point, ne fallait-il pas faire
connaître avant tout ces magnifiques houillères du bassin de Saint- Etienne
ou de celui de Saône-et-Loire, bien autrement intéressantes que celles où
s'arrête M. Turgan? Et, parmi les grandes usines nationales, où senties
salines et les fabriques de produits chimiques du midi qui alimentent le
commerce de Marseille? Où sont les vastes chais de Cette et de Bordeaux,
qui élaborent ces vins et ces eaux-de-vie dont le monde entier est tribu-
taire, et les caves de la Champagne et de la Bourgogne, qui ne leur cèdent
en rien pour l'importance de la production? Les grands ateliers du Creusot,
dignes rivaux de ceux de l'Angleterre et des États-Unis, les chantiers de
construction des Messageries impériales à Marseille, à La Ciotat, à La
Seyue, près de Toulon, la manufacture d'armes de Saint-Étienne, les fabri-
(1) Les Grandes Usines, études industrielles en France et à l'étranger, par M. Turgan,
4 vol. in-4"; Michel Lévy, 18G1-1805.
528 REVUE DES DEUX MONDES.
ques de porcelaine de Limoges, etc., n'étaient-ce pas là aussi des usines
dignes d'être mentionnées, et dont la description aurait dû passer avant
telle fabrique de coutellerie ou de bouchons sur laquelle le vulgarisateur
s'est étendu?
Ces réserves faites, il est juste de reconnaître que le livre de M. Turgan
satisfait à l'un des desiderata de notre époque , et peut rendre à ce titre
de vrais services. La manière dont l'auteur vulgarise la science et nous
initie à la connaissance de ses plus utiles applications nous semble très
heureuse. Les développemens historiques par lesquels il prélude volontiers
à la description de chaque industrie sont présentés avec art; le tableau
même des usines se déroule le plus souvent au milieu de détails attachans.
Le côté moral et économique des questions industrielles est aussi parfois
abordé. Enfin des dessins faits d'après nature représentent les principales
opérations décrites dans le texte, et ces vues ont le mérite de n'être pas
imaginaires comme la plupart des illuslralions qui ornent tant d'autres
ouvrages de science appliquée. 11 nous reste cependant une observation
à faire à l'auteur. Dans les publications populaires, la forme littéraire doit
aller de pair avec l'exactitude scientifique ou industrielle, car l'on ne vul •
garise véritablement que par une façon d'écrire à la fois limpide, claire et
concise. Ici toutes ces conditions ne sont malheureusement pas remplies.
Si une échappée philosophique se présente parfois à l'esprit, il faut aussi
savoir la saisir, et ne pas craindre, à propos d'industrie et d'usines, de
faire au besoin une excursion dans le domaine des questions sociales. Notre
siècle en effet n'a pas seulement réhabilité le travail, il a relevé aussi le
travailleur par l'invention des nouvelles machines, et l'un des esprits les
plus profonds de l'antiquité, Aristote, semble avoir prévu cette grande ré-
volution lorsqu'il écrit que « l'esclavage serait détruit le jour où le fu-
seau et la navette marcheraient seuls. » Quant au parallèle entre les indus-
tries françaises et celles de l'étranger, si M. Turgan tient à l'établir, qu'il
mesure alors sérieusement toute l'étendue de cette tâche, et se mette à
l'œuvre avec résolution. La France peut sur quelques points donner des
leçons utiles aux autres nations; mais l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie,
sont en mesure de lui rendre à bien des égards ses enseignemens. C'est
une sorte de concours à ouvrir entre tous les peuples, une joute du travail
industriel à engager. l. simonin.
V. DE Mars.
FLAMEN
SECONDE PARTIE (1).
FLAMEN A WALTER.
La Haie-au-Loup, juin.
J'ai VU enfin M""' de Kérangoat, que j'avais une grande curiosité
de connaître. Nous avions plusieurs personnes à dîner, et elle était
à coup sûr le plus intéressant de tous les invités. Elle est jolie,
mais plus séduisante encore que jolie; aussitôt qu'elle paraît, il de-
vient impossible de ne pas s'occuper d'elle; elle est du premier
coup d'œil, et par je ne sais quel charme souverain, le centre des
regards et de la conversation, l'unique intérêt du salon. On voit
d'ailleurs qu'elle a conscience de son empire : son sourire, chacun
de ses mouvemens, chaque parole, ont une intention, une visée qui
leur donnent du prix, même quand on ne les saisit pas. Tout en elle
est aisé, naturel, et rien pourtant ne semble livré au hasard.
Je me serais beaucoup amusée à l'étudier, si les empressemens
de M. de Lorgis, qui était mon voisin de table, n'avaient pas un peu
distrait mon attention : je lui savais presque mauvais gré d'être
aimable. Observer, écouter et me taire, voilà quelle eût été mon
ambition. Ah! mon pauvre Walter, je me suis vite aperçue ce soir
que ton élève n'est qu'une vraie sauvage, qui n'entend rien au bel
esprit et aux grâces du monde; j'étais étourdie du fracas joyeux de
la conversation, je me sentais aussi dépaysée dans ce cliquetis so-
nore de rires, de plaisanteries, de piquantes répliques, que si l'on
(1) Voyez la Bévue du \b mars dernier.
TOME LVI. — 1" AVRIL 1865. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
eût parié une langue étrangère : il me fallait un eftbrt d'attention
pour suivre sans perdre pied cette vive allure.
Ce que je n'ai pas tardé à remarquer aussi, c'est que je déplai-
sais fort à M'"'' de Kérangoat. Après m'avoir tout d'abord longtemps
et à plusieurs reprises examinée, derrière son lorgnon, comme un
objet dont un juge difficile veut apprécier la valeur, elle a fait une
petite moue inimitable qui voulait dire clairement : — Cela ne me
plaît guère et ne mérite pas qu'on s'en occupe... Et à partir de ce
moment il n'a pas dépendu d'elle que je ne cessasse d'exister. Elle
a fait avec une aisance parfaite passer et repasser au-dessus de ma
tête le flot joyeux de ses vives saillies, et quand une circonstance
fortuite m'obligeait à prendre la parole, elle semblait écouter ce
bruit importun et insignifiant avec la même indifférence que le tin-
tement de la pendule.
Cependant elle avait plus d'une fois attaqué assez vivement M. de
Lorgis à mots couverts dont je ne saisissais pas d'abord le sens; je
finis par comprendre pourtant qu'elle se moquait de ses attentions
pour moi. — Un homme d'esprit, monsieur, disait-elle, propor-
tionne toujours l'effort au but qu'il se propose... Je ne vous croyais
pas si naïf...
Elle est de ces femmes qui ne souffrent ni partage ni mesure
dans l'admiration qu'elles inspirent; l'ombre seule d'une rivalité les
irrite. Après le dîner, elle s'est retirée dans l'embrasure d'une fe-
nêtre comme dans une forteresse, appelant près d'elle M. de Lan-
disac et M. de Lorgis. Dans un instant où je me trouvais assez
rapprochée de ce petit groupe, j'entendis M'"® de Kérangoat qui
prononçait mon nom. — Vous ne m'aviez pas dit qu'elle fût si jolie!
disait-elle.
— Faites-lui-en le reproche à elle-même, a répondu M. de Lan-
disac en m'appelant.
Elle a rougi, et, forcée pour la première fois de m'adresser direc-
tement la parole, elle m'a demandé froidement si je me plaisais ici.
— Oui, certes, ai-je répondu gaîment, il n'est pas difficile de s'y
plaire.
— Saluez, cher comte, a-t-elle repris avec un peu de raillerie :
voilà un compliment à votre adresse.
— Je ne suis pas si fat; le compliment est pour M"" d'Elleven,
qui le mérite assurément.
— Oh! prenez-en votre part sans scrupule, monsieur, ai-je dit.
Pourquoi voulez- vous laisser croire que vous n'êtes pas bon, ou que
je suis ingrate?
M"" de Kérangoat m'a demandé si ma famille était de ce pays, si
j'avais été élevée en France, et comme, avertie par un regard in-
FLAMEN. 531
quiet de M. de Landisac, je répondais d'une façon brève et un peu
énigmatique :
— Eh! mais, mademoiselle, seriez-vous donc un beau soir tom-
bée du ciel, par grâce spéciale, sur la Haie-au-Loup?
— Si ce n'était pas un peu ambitieux, cette origine ne me dé-
plairait pas.
— Prenez garde, messieurs, je vous avertis que les étoiles sont
sujettes à filer.
— Bah ! il y a des étoiles fixes, a dit M. de Lorgis : pour une qui
file, on en trouve mille qui demeurent.
— Oui, mais ce sont toujours les autres qu'on aime.
— Alors, a dit à son tour Guillaume, à quoi bon lutter contre sa
destinée ?
— Vraiment je ne vous le conseille pas, a-t-elle repris en riant;
pour vous tout particulièrement, ce serait peine inutile. Vous êtes,
j'en suis sûre, de ceux qu'on mène oii l'on veut, sans qu'ils s'en
doutent, et de préférence là précisément où ils ne voudraient pas
aller.
— Est-ce une menace, madame?
— Moi?... je vous trouve fort bien où vous êtes, et je ne vois
pas ce que je pourrais gagner à vous mener ailleurs!... Je n'ai rien
d'un astre au surplus, je vous en avertis; pas le moindre rayon.
— N'en a pas qui veut, ai-je dit impatientée de ses coups d'épingle.
Elle m'a regardée avec un peu de dédain sans répondre, et, s'a-
dressant à M. de Lorgis : — Faisons quelques pas dehors, voulez-
vous? — Elle l'a entraîné aussitôt comme pour couper court à une
conversation importune.
— Vous l'avez piquée, a dit M. de Landisac.
— Me blâmez-vous ?
— Non assurément.
11 m'a offert le bras, et nous sommes sortis à notre tour. J'ai re-
marqué qu'il prenait, sans y songer peut-être, le même chemin
que M"^ de Kérangoat, dont la voix rieuse éclatait de temps en
temps au milieu des bosquets et semblait nous guider dans les dé-
tours des allées. Je me suis imaginé qu'il désirait la rejoindre, que
ma présence le gênait sans doute, et, saisissant un prétexte, je l'ai
quitté sans qu'il ait cherché à me retenir.
Ce soir, au moment du départ, il s'est trouvé que la voiture de
M""" de Kérangoat avait subi quelque légère avarie, et elle a consenti
à recevoir pour la nuit l'hospitalité à la Haie-au-Loup. M"^ d'Elleven
s'est retirée de bonne heure, et comme après son départ M'"* de
Kérangoat causait sotto voce avec M. de Landisac, j'ai pris le parti
de m'éclipser sans bruit.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
La nuit était très noire, mais chaude; je me suis accoudée sur le
balcon qui surmonte la verandah. Au-dessous de moi, les fenêtres
éclairées du salon, toutes grandes ouvertes, projetaient de longs
sillons lumineux jusqu'aux massifs les moins éloignés et dessinaient
sur le sol de grands carrés de lumière qui tranchaient avec l'obs-
curité profonde. Le parfum capiteux des lilas en fleur, la molle
tiédeur de la nuit me jetaient au cœur je ne sais quelle sourde ex-
citation, des désirs, des effrois singuliers, inexplicables. J'étais
inquiète, presque triste; je frémissais d'attente, comme si quel-
que chose d'inconnu, d'effrayant et de doux à la fois allait sortir
de ces ténèbres où je plongeais des regards anxieux. De temps en
temps , un brusque éclat de rire me faisait prêter involontairement
l'oreille, et j'entendais alors le murmure de deux voix qui sem-
blaient causer avec vivacité; mais aucune parole distincte n'arri-
vait jusqu'à moi : deux fois cependant il m'a semblé entendre mon
nom. Tout à coup, dans un des grands carrés lumineux, je vis ap-
paraître deux ombres nettement dessinées sur le sable ; elles dis-
parurent bientôt, reparurent dans le second carré de lumière, puis
disparurent de nouveau. M"" de Kérangoat et M. de Landisac se
promenaient le long de l'étroite verandah, qui protège comme une
allée couverte les fenêtres du rez-de-chaussée. Au bout de quel-
ques instans, ils revinrent sur leurs pas, et je pris plaisir à les voir
passer et repasser régulièrement dans les intervalles éclairés, à
calculer le temps qu'ils mettraient à franchir l'espace obscur pour
reparaître ensuite dans la lumière. Ces deux longues silhouettes aux
ondulations tour à tour vives et lentes, qui marquaient le rhythme
de leurs pensées, retenaient machinalement mon attention. A la fin
pourtant, lassées sans doute, les deux ombres se sont arrêtées sur
le seuil d'une des fenêtres, en sorte qu'elles se dessinaient nette-
ment sur le sol éclairé. La moins grande des deux s'appuyait avec
une grâce nonchalante sur le bras de l'autre, qui se penchait vers
elle et lui parlait tout bas. Le murmure de leurs voix se mêlait au
souille léger de la nuit sans en troubler le silence; leurs têtes, incli-
nées l'une vers l'autre, se touchaient presque, et leurs âmes sem-
blaient se confondre. Cet abandon plein de mollesse, cet intime
recueillement, ces paroles qu'on échange et qu'on n'a pas besoin
d'entendre, c'est l'amour, n'est-ce pas, Walter? J'ai compris cela
en un instant. Oui, c'est ainsi qu'on s'aime quand l'étincelle divine
a touché deux cœurs ! . . .
Ils viennent de rentrer. M'"'' de Kérangoat lui a dit : — A de-
main! — Demain, c'est un beau jour, c'est toujours fête pour ceux
qui s'aiment.
FLAMEN. 533
FLAMEN A WALTER.
La Haie-au-Loup, juillet.
J'ai passé toute la matinée seule avec M"*' d'Elleven. M""^ de Ké-
rangoat est partie de bonne heure sans que je l'aie revue, et M. de
Landisac l'a accompagnée achevai. J'ai béni cette solitude; je ne
sais pourquoi il m'eût semblé pénible de revoir cette heureuse
femme. Nous avons fait une longue promenade, M"^ d'Elleven et
moi, et nous sommes revenues lentement par une allée bordée d'iris
bleus, — mes fleurs favorites, — qui gravit avec de longs détours
la pente du coteau. M"** d'Elleven s'est assise sous la verandah, et
je lui ai proposé une lecture. Tu sais les livres qu'elle aime : ce
sont des ouvrages de piété mystique auxquels je trouve moi-même
un charme très doux. Aujourd'hui pourtant d'autres pensées m'oc-
cupaient; entre les minces colonnettes, il me semblait revoir les
deux ombres de la nuit dans cette attitude recueillie où elles s'é-
taient arrêtées.
Je ne sais pourquoi il m' arrivait de rougir tout à coup, et mal-
gré la chaleur il y avait des instans où un frisson passait dans mes
veines. M"'' d'Elleven s'est bientôt endormie; c'était l'heure de sa
sieste, et j'allais fermer le livre quand un mot m'a frappée : « l'a-
mour est né de Dieu et ne peut trouver de repos qu'en Dieu. »
Est-il donc vrai qu'il soit le principe et le dernier terme de l'amour,
ce Dieu caché? Père commun des êtres, est-il vrai qu'il veuille
être aimé? Connaît-il ses enfans? Toute créature peut-elle puiser
dans son sein la divine passion que la terre lui refuse? En pensant
à cela, je ne sais pourquoi je pleurais doucement, sans peine ni re-
gret, trouvant un apaisement et presque du plaisir à mes larmes.
— Pourquoi pleurez-vous?
C'est M. de Landisac qui m'adressait cette question. Il se tenait
debout devant moi.
— C'est de joie peut-être. Qui sait?
— Je ne croyais pas que le bonheur eût de si grosses larmes...
Vous est-il arrivé quelque chagrin?
— Piien absolument; mais ne parlons pas de moi, je vous prie.
— Vous craignez donc bien de trahir vos secrets?
— Mes secrets! Je vous assure que je n'en suis guère embarras-
sée, ai-je répondu en souriant.
Il a caressé machinalement les longs poils de Rack, qui s'était
couché à nos pieds.
— Vous ne m'avez pas parlé de M'"*' de Kérangoat... Comment la
trouvez-vous?
53/i BEVUE DES DEUX MONDES.
— Très jolie assurément.
— Est-ce tout?
— Je l'ai vue si peu de temps... Que vous importe mon opinion
d'ailleurs? Elle ne changerait rien à ce qui est.
— Que voulez-vous dire?
— Que mon sentiment, quel qu'il soit, ne saurait modifier le
vôtre.
— Vous êtes donc bien sûre que nous ne la jugeons pas de même?
— J'en suis très sûre.
— C'est qu'alors vous ne l'aimez pas.
— Et vous, au contraire, vous l'aimez beaucoup?
— Aimer beaucoup ! a-t-il dit en riant; savez- vous seulement ce
que cela veut dire? Tenez, par exemple, voici ma chère tante,
M"^ d'Elleven, que j'aime de tout mon cœur, et voici, — là, — dans
vos cheveux, une fleur d'un bleu sombre que j'aime aussi beau-
coup... Lequel de ces deux sentimens pensez-vous que je ressente
pour M""* de Kérangoat? Est-ce un tendre respect, ou de l'admira-
tion pour sa grâce et sa beauté? L'amour survit-il à la sensation qui
l'a fait naître? Y a-t-il dans cette fleur quelque chose qui me touche,
sauf sa beauté, et dont le souvenir demeure après que je ne la ver-
rai plus?
— Voilà des subtilités un peu puériles, il me semble, pour élu-
der une réponse que vous êtes bien libre de ne pas faire... Je ne
puis croire qu'il n'y ait pour M"°* de Kérangoat que ces deux alter-
natives : ou une déférence à laquelle elle ne prétend pas, ou une
admiration aussi périssable que sa beauté.
— Vous méprisez beaucoup la beauté!... Quelles sont donc, se-
lon vous, les grandes qualités qui justifient l'amour?
— Je n'en sais rien, et, à vrai dire, je me soucie peu de le sa-
voir. Le cœur n'a pas besoin de raisons; il aime parce qu'il aime,
voilà tout, et c'est assez. Je me défie de la logique en matière de
sentiment et de ceux qui analysent à loisir les battemens de leur
cœur. Quand on aime, on oublie tout, jusqu'à soi-même : c'est le
ciel qui s'ouvre. La terre, le monde entier, disparaissent, ou plutôt
tout resplendit dans un rayonnement confus, comme une auréole,
autour de l'être qu'on aime.
Je parlais avec conviction, avec certitude. Je sentais par une sorte
d'intuition que ce que je disais était la vérité même. Il me semblait
que quelqu'un dictait mes paroles, ou que j'avais éprouvé dans un
autre ce que je décrivais. A mesure que je parlais, M. de Landisac
me regardait plus tristement. — Vous avez raison, m'a-t-il dit.
C'est ainsi qu'on doit aimer...
M'" d'Elleven s'est éveillée
FLAMEN. 535
ALBERT d'eSTRIES A GUILLAUME DE LANDISAC.
Paris, juin.
Le bonheur, l'amour de ma femme, les premiers encbantemens
d'une vie à deux, les débuts parfois plaisans d'un jeune ménage in-
expérimenté, ne réussissent pas à te faire oublier, mon vieux Guil-
laume. Il me manque quelque cbose d'essenti-el quand tu ne m'écris
pas; je suis inquiet, et mon inquiétude a ses raisons. Je te vois em-
barqué dans une double intrigue qui ne peut avoir aucun dénoû-
ment satisfaisant : deux femmes séduisantes, jeunes, libres, — trop
libres même, — et dont aucune ne peut te convenir; d'autre part,
l'ennui, la solitude, le vide d'un cœur livré trop tôt au plaisir, et
qui méritait mieux. Je comprends que tu sois tenté de fixer enfin ta
vie par une affection sérieuse, par des devoirs, des obligations ré-
ciproques, qui sont la dignité de l'amour. Je t'approuve : hors du
mariage, — puisqu'il faut l'appeler par son nom, — il n'y a, vois-tu,
que débauche pure , portant avec soi son châtiment, ou bien quel-
que grotesque et ennuyeuse liaison qui n'échappe à aucun des in-
convéniens du mariage. Ne me parle pas àhinionjmre des âmes, de
libre sentiment', je n'entends rien à ces quintessences romantiques :
je suis un homme réel, vivant de réalités, moi! Je trouve donc qu'il
est temps d'établir ta vie sur des bases moins mobiles; mais, pour
Dieu! sors de ce dilemme où tu t'obstines, et dont je connais mieux
que toi les termes : ou bien épouser M'"^ Lucie Lemouton de Kéran-
goat et passer ta vie à t'en repentir, ou bien essayer contre M"^ Fla-
men l'art fatal que tu possèdes de corrompre les cœurs; mais où
cela te mènera-t-il?... Tu ne peux songer à l'épouser. Il n'y a pas
dans cette belle personne, si charmante qu'elle soit, si pure qu'elle
paraisse, l'étoffe d'une comtesse de Landisac. Que diable! il faut
voir clair dans le passé de sa femme, et cette destinée singulière,
errante, cet ami que l'on ne voit jamais, cette indépendance sans
exemple et sans mesure, tout ce mystère ne me dit rien qui vaille.
Ce serait bon tout au plus dans un roman; mais je n'insiste pas :
l'objection t'a frappé déjà.
Aie le courage de rompre une bonne fois avec ces deux enchante-
resses, presque aussi redoutables l'une que l'autre, et choisis bra-
vement une forte et honnête fille qui te donnera, sans se faire
prier, une demi-douzaine de beaux enfans. C'est là le vrai point
de vue, mon très cher. A quoi servent en ménage les caprices, les
œillades, les vapeurs d'une femme coquette et jolie, sinon à faire
enrager un honnête homme de mari? Encore n'aurais-tu pas la con-
solation de faire le paon devant les badauds, puisque tu habites,
comme saint Antoine, dans un désert. Imite au moins la vaillance
536 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce grand saint contre les assauts de la tentation. Un bon mou-
vement, un peu de courage, et tout est sauvé.
GUILLAUME A ALCEnx.
La Haie-au-Loup, juillet.
Tes conseils arrivent trop tard, mon ami, voilà trois semaines
que mon mariage avec Lucie est définitivement arrêté. Je ne m'a-
buse certes pas sur ses défauts, je te les ai plus d'une fois signalés;
mais je crains que l'austérité un peu tranchante de ton esprit ne te
rende trop sévère pour elle : au fond, elle est bonne, et elle m'aime
véritablement. Que cette résolution ne m'ait causé ni regrets de ma
liberté perdue, ni appréhension pour l'avenir, je ne puis le dire. Ma
vocation pour le mariage a toujours été douteuse, et l'on ne fait pas
si brusquement violence à ses instincts sans qu'il en coûte un peu;
mais j'ai obéi à la voix de la raison, car, mon ami, quoi que tu puisses
penser, c'est surtout un mariage de raison que je vais faire. Quand
Lucie, dans une heure d'abandon, a laissé tomber de ses lèvres
l'aveu vainqueur qui m'a livré à elle, j'ai cédé, je l'avoue, à l'un
de ces entraînemens auxquels je ne résiste guère; mais ma défaite,
crois-le bien, était méditée, résolue d'avance. Ce que je voulais à
tout prix, c'était fuir un péril, — le plus grand de tous et le plus
inconnu, — une passion! Ce n'est pas un amour ordinaire, — en-
core moins un caprice, que peut inspirer une créature comme Fla-
raen, qui ne ressemble à rien ni à personne; c'est un sentiment ex-
ceptionnel comme cette étrange jeune fille, tout-puissant, infini!
— Libre encore, je pressens son empire et ma faiblesse ; si elle m'ai-
mait, vois-tu!... Mais grâce au ciel elle n'y songe guère, et la folle
et ridicule jalousie que j'ai déjà sentie s'éveiller en moi m'a plus
d'une fois averti qu'il était temps d'en finir. Je ne pouvais, comme
tu le dis avec ton impitoyable bon sens, songer à couvrir de mon
nom ce passé mystérieux, que tu calomnies, j'en suis sûr, mais dont
la seule pensée m'eût rongé le cœur. J'ai donc pris mon parti. Lucie
me rendra heureux, je l'espère... Et puis la vie est si courte; vaut-
elle qu'on s'inquiète et qu'on prenne tant de soins!
Allons! félicite-moi, Albert, ma femme est jolie : elle me ferait
honneur à Pari^, si j'étais riche encore. Que puis-je demander de
plus? J'ai tout ce que je mérite, et au-delà!
GUILLAUME A ALBERT.
Août.
Je ne puis rien te répondre encore sur la date de notre mariage,
mon ami : les deux années du deuil de Lucie ne finissent que dans
FLAMEN. 537
trois mois, et elle ne veut rien fixer avant cette époque. Elle m'a
prié môme de tenir notre résolution secrète et de n'en instruire per-
sonne, pas même ma chère tante, dont la joie pourrait être indis-
crète. Je respecte ce désir de Lucie, tout en trouvant qu'elle exa-
gère un peu la réserve imposée par les circonstances. Tout le monde
ignore donc notre projet, ma tante et Flamen comme les autres.
Il m'est arrivé, il y a quelques jours, avec celle-ci, une aven-
ture dont je veux te parler, car elle tient une grande place dans
ma pensée.
Nous allions, ma tante et moi, dîner à la Prée; mais Flamen n'é-
tait pas invitée. Lucie ne l'aime pas; sans se l'avouer, elle est un
peu jalouse. Ma tante était toute triste de l'oubli prémédité dont sa
chère Flamen était l'objet; celle-ci au contraire semblait enchan-
tée de ne pas nous accompagner.
— Qu'allez-vous faire pendant notre absence? lui demandai-je.
• — Oh ! je ne suis pas embarrassée de mon temps : j'ai des visites
en retard que je vais mettre en règle. — Elle voulait parler des
visites de charité qu'elle fait aux plus pauvres des environs, avec
ma tante quelquefois, le plus souvent seule ou avec un domestique.
— J'irai chez Jacqueline Dréo, qui est retombée avec la fièvre, chez
les Allan, et ensuite chez Jean Lefoulon, à la Butte-aux-Oies, qui
m'a fait écrire d'aller le voir pour sa jambe malade.
— Vous n'irez pas seule jusque-là, j'espère? — Je ne sais si j'ai
mis dans cette phrase un accent qui l'a blessée; mais elle m'a re-
gardé avec un éclair dans les yeux.
La Butte-aux-Oies est une petite métairie assez misérable, sur la
lisière de la forêt, à mi-chemin à peu près des Forges. Or je venais
de me rappeler tout à coup que M. de Lorgis, invité comme nous à
la Prée, s'était excusé de ne pouvoir s'y rendre sur je ne sais quel
prétexte. La gaîté de Flamen, le refus de M. de Lorgis, cette visite
à la Butte-aux-Oies, m'ont causé une soudaine jalousie, — je ne
puis donner un autre nom à l'espèce d'irritation qui s'est emparée
de moi, à la lucidité soupçonneuse avec laquelle j'ai groupé aussitôt
une foule de petites circonstances jusqu'alors inaperçues. Il est trop
certain que M. de Lorgis aime éperdument Flamen : elle seule feint
de l'ignorer; mais je ne suis pas dupe de sa naïveté.
— Pourquoi donc n'irais -je point seule à la Butte-aux-Oies?
a-t-elle repris.
— Parce qu'il me semble peu convenable de courir ainsi la cam-
pagne sans protection.
— C'est la première fois, monsieur, que vous m'exprimez ce scru-
pule. Je suis allée seule déjà cependant chez Jean Lefoulon sans que
cela ait semblé vous déplaire.
— Le garde-chasse, repris-je avec un peu d'hésitation, vient de
538 REVUE DES DEUX MONDES.
m' avertir qu'il y atout près de là, installée sur la lande, une famille
de bohémiens dont la rencontre pourrait être dangereuse.
— Oh! moi, je ne crains pas les ])ohémiens! s'est-elle écriée
avec un sourire un peu amer, par un retour secret peut-être sur son
origine inconnue.
— Mademoiselle Flamen, je vous prie instamment de ne point
aller là ce soir.
— Est-ce un ordre, monsieur?
— C'est une prière, mademoiselle, et cela doit suffire, je pense.
Elle a eu un indéfinissable sourire, et a relevé par un geste hau-
tain son front intelligent et pur. Elle est restée dans cette attitude,
sans répondre, jusqu'à notre départ. J'ai eu un instant la pensée de
faire intervenir ma tante; mais j'ai craint de l'irriter en l'humiliant.
Je suis arrivé à la Prée triste et mécontent, et la présence de
M. Renaud d'Alons, dont j'ignorais le retour, ne m'a pas rendu plus
gai. Je t'ai déjà parlé de ce personnage, ancien ami de M. de Kéran-
goat et parrain du petit Reynold, qui porte son nom un peu défi-
guré. C'est un homme de quarante-huit ans, grand, fort, le teint
coloré, avec des cheveux grisonnans et de belles dents blanches,
qu'il étale avec ostentation. Il a été préfet et a donné sa démission
par suite de démêlés avec le ministère. Il affecte dans ses manières
la plus parfaite politesse, mais on sent que cette courtoisie est une
conquête de sa volonté sur une nature emportée, capable, s'il était
excité, d'une véritable brutalité. Lucie le redoute beaucoup et le
ménage; aussi a-t-il pris dans la maison une influence que je compte
écarter promptement quand je serai le maître. Il y a entre M. Re-
naud d'Alons et moi une antipathie préventive.
Le dîner a été triste et froid; j'ai proposé de bonne heure à
M"^ d'Elleven de regagner la Haie -au -Loup. La teinte plombée
du ciel, les nuages qui s'entassaient à l'horizon, tout présageait un
orage; il me semblait prudent pour M"'' d'Elleven de rentrer au
plus tôt. Sur mon ordre, le cocher a pressé les chevaux, et en peu
de temps nous arrivions au logis. Comme je le pressentais, Flamen
n'était pas de retour. — Où donc peut-elle être? a demandé ma
tante.
— A la Butte-aux-Oies, répondis-je d'une voix si altérée qu'elle
le remarqua.
— Vous êtes inquiet?... Il faut envoyer au-devant d'elle.
— J'y vais moi-même, dis-je en prenant un fusil.
Je partis d'un pas rapide, cherchant à calmer par de sages rai-
sons la colère qui grondait en moi. — Elle a voulu me braver; mais,
pour l'avoir osé si imprudemment, il faut qu'elle ait eu de bien
graves motifs. — La pensée de M. de Lorgis ne me quittait pas. —
S'ils s'aiment, pourquoi ne pas l'avouer? Quelle nécessité de ca-
FLAMEN. 539
cher leurs rendez-vous? — Tout ce qu'il y avait de singulier dans
l'existence de Flamèn se présentait à mon esprit avec une vivacité
poignante et ajoutait à ma défiance. Il y avait longtemps que je
marchais, et la nuit était proche. Je profitais des dernières lueurs
du crépuscule pour jeter de longs regards inquiets dans toutes les
directions; mais je ne voyais que des arbres immobiles, qui par
instans frissonnaient sous un souffle brûlant, et les pointes grises
du roc perçant le sol de la lande. J'avais dépassé déjà le Jardin-
au-Moine, ce lieu de sinistre renom où je l'avais pour la première
fois rencontrée, et je longeais d'un pas de plus en plus rapide le
ravin sinueux, quand un aboiement et l'apparition subite de Rack
me firent involontairement tressaillir. Une bourrasque s'élevait en
ce moment; des craquemens sortaient de la forêt, brusquement
prosternée dans un même gémissement. Un nuage de poussière et
de feuilles dispersées s'élevait autour de moi ; c'est au milieu de ce
nuage que j'aperçus Flamen marchant à ma rencontre. Elle s'avan-
çait d'un pas si léger qu'elle semblait, comme les feuilles, soulevée
par le vent. — Eh bien! on n'en meurt pas, vous voyez! dit-elle
avec un sourire de défi triomphant.
Je lui offris le bras sans répondre; elle l'accepta, étonnée de mon
silence. Nous marchâmes quelque temps ainsi, muets tous les deux.
Cependant je cherchais des yeux un abri, car déjà la pluie tom-
bait à gouttes larges et pesantes, et les nuages s'épaississaient de
plus en plus. — Vous plaît-il de vous réfugier un instant dans cette
masure? demandai-je en lui montrant dans une clairière voisine une
hutte de sabotier à moitié effondrée. Nous nous dirigeâmes aussitôt
de ce côté. Une partie des murs de terre glaise était écroulée; mais
il restait sur deux pans démantelés un débris de toiture sous lequel
elle put se mettre à l'abri. Avec quelques pierres et une planche,
je lui façonnai un siège; mais je restai au dehors, m'obstinant dans
mon silence. Cependant l'orage déployait sa fureur; j'apercevais à
chaque éclair le pâle visage de Flamen rayonnant tout à coup dans
l'obscurité de la cabane. — Pourquoi restez-vous ainsi, dit-elle,
volontairement exposé au vent et à la pluie? — Et comme je fei-
gnais de ne pas l'entendre : — Venez près de moi, ou bien, je vous
le jure, j'irai, moi, me placer auprès de vous. — Elle se levait déjà :
je lui obéis sans répondre, et m'adossai au fond de la hutte. —
Vous êtes irrité, je le vois, reprit-elle doucement; je sens que vous
avez sujet de l'être ; mais si je reconnais mes torts, si je les avoue,
ne voudrez-vous pas me pardonner?
Sa voix tremblait. — Vous pardonner! dis-je en m'asseyant près
d'elle; mais à quel titre? Ne m'avez-vous pas prouvé aujourd'hui
même combien vous méprisez mes avis? Ne m'avez-vous pas fait
sentir que je n'ai aucun droit de vous blâmer et de vous reprendre?
5ZiO REVUE DES DEUX MONDES.
Elle baissa la tête. — Cette autorité, que je ne puis souffrir
lorsqu'elle s'impose, croyez que je la subirais avec joie, si c'était
celle d'un ami.
— Pourquoi donc ne croyez-vous pas que je sois un ami?
— Oh ! a-t-elle repris avec animation, un ami craindrait de m'of-
fenser par un soupçon. Si par malheur il lui venait quelque mau-
vaise pensée, quelque doute contre moi, il me le dirait en face, sans
détour ; il me prouverait son estime par sa sincérité au lieu de me
blesser dans la juste dignité de ma conscience par je ne sais quelle
défiance qui ne s'explique pas et qui me brise le cœur. Vous vous
défiez de moi, monsieur; je sens des réserves dans votre pensée.
Voilà pourquoi je ne puis voir en vous un ami; voilà pourquoi vos
conseils m'oflensent, votre autorité me pèse; voilà pourquoi au-
jourd'hui j'ai bravé votre défense, quand mon devoir, je le sais, eût
été d'obéir.
— Et si l'involontaire méfiance qu'enseigne la vie lutte parfois,
malgré moi-même, contre le respect que vous m'inspirez, est-ce
ma faute? Suis-je coupable du mystère dont vous vous entourez? Je
ne sais rien de vous.
— Je ne me trompais donc pas! Vous me rendez responsable des
singularités d'une destinée que je n'ai pas choisie! Gela est-il juste,
je vous le demande?
— Il vous serait si facile d'atténuer ce que cette destinée a d'ex-
ceptionnel en témoignant un peu plus de confiance à ceux qui vous
aiment...
— De la confiance? a-t-elle dit amèrement. Que me reste-t-il
donc à leur apprendre?... Voulez-vous dire que j'aurais dû tout
d'abord vous livrer le dernier fond de ma conscience, sans savoir si,
même à ce prix, j'obtiendrais ce respect que vous placez si haut?...
Aurais-je dû vous raconter humblement l'histoire de mon propre
cœur, sans savoir si vous n'y trouveriez pas matière à rire,... si seu-
lement vous daigneriez me croire?... Ce n'est pas ainsi que j'en ai
jugé... Après tout, il me convient mieux de mépriser vos soupçons
que de me justifier devant vous.
— Qui parle de vous justifier?... Personne ne vous accuse, et
moi moins que tout autre... Ce que je regrette, ce qui m'attriste,
c'est la froide réserve où vous vous renfermez vis-à-vis de ceux qui
vous sont le plus dévoués... Un mot de vous...
— Eh ! croyez-moi donc quand je vous jure qu'il n'y a pas une
pensée de mon âme que je ne puisse dévoiler à la face du soleil, ni
un sentiment dont j'aie à rougir, ni une heure de ma vie que je
voulusse effacer, excepté peut-être celle où...
— Celle où vous m'avez rencontré!... N'est-ce pas là votre pen-
sée?...
FLAMEN. 541
Elle a un moment appuyé son front sur ses mains. — Au moins
me croyez-vous? a-t-elle repris avec douceur... Qu'est-ce qu'un
récit, des détails ajouteraient de plus à ma parole? Que faut-il vous
dire?
— Rien... Je vous crois.
Le tonnerre grondait toujours, et les éclairs, glissant d'un nuage
à l'autre, jetaient de vives lueurs sur le ciel uniformément noir; le
vent avait d'étranges soupirs en passant à travers les bouleaux et
les buissons, et le clapotis de l'eau autour de la cabane ressemblait
parfois à des pas furtifs. Il me parut que Flamen écoutait ces bruits,
et je crus qu'elle en était effrayée.
— Vous avez peur? dis-je.
— Non certes.
— Vous êtes brave?
— Oh ! ne faire aucun mal et ne rien craindre, c'est un précepte
de la sagesse.
— Et s'il vous fallait passer ici la nuit entière?
— J'aurais bien froid, dit-elle en souriant.
— Quoi! c'est là tout ce que vous craindriez? Le froid? dans ce
lieu désert... seule avec moi?
— Vous êtes armé. De quoi donc aurais-je peur?
— Et m.oi! moi, Flamen, ne me craignez-vous pas? N'àvez-vous
pas peur de la solitude et de la nuit? Étes-vous de granit comme ce
sol inflexible que nous foulons aux pieds? Ne savez-vous pas que
vous êtes belle?...
Je me suis arrêté, effrayé de moi-même. Elle s'était levée et se
tenait toute droite, immobile contre la muraille. La lueur des
éclairs me la montrait si touchante dans sa grâce farouche que ma
tête se perdait.
— A quoi pensez-vous, Flamen? dis-je tout bas.
— Partons, répondit-elle d'une voix un peu altérée, mais ferme
pourtant.
— Pas encore, restez un peu. Attendez que l'orage s'apaise. Fla-
men, venez là... près de moi...
J'essayai de prendre sa main et de l'attirer doucement. Elle re-
cula d'un pas. — Pourquoi me fuyez-vous? repris-je d'une voix
suppliante. C'est la seule fois peut-être qu'il me sera donné de vous
parler sans témoin, cœur à cœur... Ecoutez-moi...
Je voulus la retenir, mais elle se dégagea, et comme je m'avan-
çais vers elle, elle me repoussa avec un geste d'effroi.
— Ah! vous tremblez enfin! m'écriai-je, humilié de la crainte
que j'avais réussi à lui inspirer.
— Eh bien! oui, j'ai peur, dit-elle; vous m'avez effrayée, mon-
552 REVUE DES DEUX MONDES.
sieur, et peut-être ai-je mérité cette leçon; mais, je vous le jure,
je ne resterai pas ici une minute de plus. Libre à vous de ne pas
me suivre.
Elle sortit, et nous regagnâmes péniblement la Haie-au-Loup
sans échanger une parole. Flamen était accablée de fatigue et de
froid sous ses vêtemens mouillés; elle s'est mise au lit avec la liè-
vre, elle est restée deux jours malade. Je viens de la revoir tout
à l'heure, bien pâle encore, mais avec un regard si paisible, une
simplicité si souriante que j'en ai été confondu. Il me semblait
que la scène de la cabane aurait dû la laisser troublée, irritée
peut-être; si candide qu'elle soit, une femme ne se trompe pas à
l'accent de certaines passions. J'espérais saisir sur son front la trace
d'une émotion dont je serais l'objet. Que ce fût de colère ou d'a-
mour, je me flattais d'avoir agité son cœiir; mais elle a souri, plai-
santé. On dirait qu'il ne s'est rien passé entre nous. Tantôt cepen-
dant, ma tante l'ayant interrogée gaîment sur ce qu'elle appelait sa
triste équipée : — N'en parlons plus, a dit Flamen; il faut oublier
tout cela,... n'est-ce pas, monsieur de Landisac?
Je n'ai su que répondre. En vérité je crois que je la hais.
WALTER A FLAMEN.
Heidelberg, août.
Pourquoi ne m'écris-tu pas? M'as-tu donc oublié? Es-tu devenue
indifférente à ce qui me touche? Ou plutôt, crains-tu de me parler
de toi, des agitations renaissantes de ton âme? Ah! mon enfant, la
crise que tu traverses sera longue, vois-tu, car c'est la fièvre de
la jeunesse, le besoin d'aimer, l'instinct tout-puissant et vraiment
créateur de la nature qui parle en toi. Ton cœur cherche où se
prendre, et, ne trouvant rien à sa mesure comme tu le dis toi-
même, il s'égare au-delà des choses créées à la poursuite d'un idéal
qui le dédommage des vulgarités de la terre. De là ce désir de l'in-
fmi, ce goût du surnaturel et de la superstition : c'est là ton mal,
c'est celui des belles âmes; les autres ne cherchent pas si haut et
se contentent à meilleur compte...
Parle-moi sans crainte. J'aime à sentir la vie frémir en toi et
faire vibrer toutes les cordes de ton âme; j'aime à sentir palpiter
ta jeunesse avec ses ardeurs naïves qui s'ignorent et dépassent le
but sans le connaître. Tout s'éveille à la fois, — l'âme, le cœur,
la raison, — et de ce concert tumultueux va sortir, j'espère, une
femme exquise et forte qui sera ma Flamen.
FLAMEN. 5/i3
GUILLAUME A ALBERT.
La Haie-au-Loup, août.
Mon récit de la soirée de l'orage t'a effrayé pour Lucie, dis-tu!
Tu as raison de trembler pour elle et pour moi : j'ai perdu tout
empire sur mon cœur. Je ne m'appartiens plus, j'appartiens à celle
que je n'ose nommer; mon âme incertaine, ravie, effrayée, flotte
docile au souflle de ses lèvres d'enfant. J'aime d'un amour que je
croyais impossible; ce n'est plus la vanité implacable, ce n'est plus
la fougue des sens qui me gouvernent, ce n'est plus une coupable
oisiveté qui cherche à se distraire : c'est un amour qu'on ne peut
décrire, qui fait que l'on adore, que l'on respecte, que l'on maudit,
qu'on se prosterne à ses pieds, anéanti dans la poussière.
Hier je me promenais près d'elle. M""^ d'Elleven marchait à nos
côtés. Nous longions une haie de chênes qui nous abritait contre
l'ardeur du soleil de midi. Nous nous sommes assis, accablés, au
pied d'une meule de foin fraîchement coupé. Nous avons pris des
livres; Flamen a déplié son ouvrage, mais elle était rêveuse, et sa
petite main nonchalante restait oisive sur ses genoux. Moi, je la
regardais; un de mes bras était étendu derrière elle : je ne la tou-
chais pas, mais chacun de ses mouvemens imprimait une faible
secousse à la gerbe parfumée où reposait mon bras ; il me semblait
ainsi que je participais en quelque sorte à sa vie, aux légères sen-
sations qui l'agitaient. Je contemplais avec enivrement son beau
profd se détachant sur le fond lumineux de l'air, les lignes pures
des épaules et du cou un peu affaissées dans un mol abandon. Je
l'enveloppais d'amour, et je pensais qu'elle entendrait enfin cette
muette adoration: il me semblait impossible qu'elle ne ressentît pas
l'atteinte de cette atmosphère embrasée où je me sentais défaillir;
mais elle demeurait paisible , pure dans sa divine beauté , comme
les saintes que le moyen âge nous dépeint radieuses au milieu de
la fournaise ardente...
Mon ami, je vais partir; dans deux jours, je serai près de toi.
Qui peut répondre de son délire? Il m'est arrivé d'errer seul la nuit
dans les longs corridors, de m'arrêter à sa porte, d'écouter le bruit
insensible de sa respiration, et alors je songeais... Mais à quoi bon
raconter des songes?
Mon départ n'étonnera personne; j'ai confié à ma tante et à Fla-
men elle-même mon prochain mariage... Flamen a souri; il m'a
semblé que la terre s'entr'ouvrait sous mes pieds. — Elle le savait,
a-t-elle dit. J'ai fait mes adieux à Lucie en prétextant les nécessités
de la corbeille; elle n'a pas cherché à me retenir, elle aime la pa-
bhh REVUE DES DEUX MONDES.
rare, et vraiment je lui dois bien quelques chiffons en échange de
ce que je ne pourrai lui donner.
Quand je serai à Paris, près de toi, cher Albert, j'écrirai à ma
tante d'éloigner à tout prix Flamen. Ce sera un sacrifice, mais elle
s'y résignera quand elle saura que mon repos en dépend.
FLAMEN A WALTEU.
La Haie-au-Loup, septembre.
Tu m'aimes, n'est-ce pas, Walter? Si je t'appelais, tu vien-
drais; si j'avais besoin de toi, tu ne me refuserais pas ton secours.
Tu me rendrais près de toi la place que j'ai si follement quittée. Il
se peut, mon ami, que le retour de ton enfant prodigue ne tarde
guère. M. de Landisac a enfin annoncé son mariage à M"" d'Elleven
et à moi, et dès le lendemain il est parti pour Paris. Il s'agit de
bijoux et de dentelles : grave affaire!
Tu devines que je n'ai nul désir de vivre sous la dépendance
de M*"^ de Kérangoat. M"^ d'Elleven d'ailleurs n'aura plus besoin
de moi, et je n'attendrai pas qu'on m'avertisse.
Je vais donc quitter la Haie-au-Loup, et je dis adieu déjà dans
ma pensée à l'aimable femme chez laquelle j'ai trouvé une si grande
délicatesse d'âme et une affection si prompte. Je dis adieu à ce pays
sauvage, à cette forêt, au sombre vallon qui s'étend là-bas, le Val-
sans-Rctour. a Sans retour » en effet : pourquoi reviendrais-je? Qui
me rappellera? qui pourra songer à moi quand je ne serai plus là?
Je ne croyais pas être déjà si fortement attachée à tout ce qui m'en-
toure, et je m'étonne de me sentir navrée à la pensée du départ.
Pourtant je vais te revoir; nous allons reprendre notre vie d'au-
trefois, interrompue par ce long rêve d'où je sors; près de toi, je
ne regretterai rien, j'en suis sûre. Nous parlerons à loisir de cette
pauvre âme, qui t'intéresse si fort, bien que pourtant tu la nies.
Gomment fais-tu, docteur, pour exiler le surnaturel de ta métaphy-
sique? Est-ce que l'âme, l'intelligence ne sont pas en quelque sorte
du surnaturel? S'il est vrai que je sois esclave de lois que j'ignore,
si je ne puis penser, agir, choisir librement, quel intérêt peut
t' inspirer cette triste condition d'un être révolté contre la loi et fol-
lement convaincu qu'il peut fléchir ce qui est immuable? Cette in-
sensée mérite-t-elle que tu t'arrêtes pour la voir se débattre sous
la fatalité? Et Dieu, n'est-ce pas le surnaturel même? Et si le sur-
naturel existe, pourquoi prétends-tu lui assigner des limites? Ah!
Walter, Dieu, l'âme immortelle, la vie au-delà de ce monde, voilà
ce que je veux croire. J'irai jusque-là. S'il y a des abîmes, tant
mieux! je les franchirai d'un coup d'aile...
FLAMEN. 545
Mon ami, reviens en France; va m'attendre à la Saudraie, où
bientôt j'irai te rejoindre. Je te reviendrai forte et guérie. Encore
quelques jours, et au revoir!
FLAMEN A WALTER.
La Haie-au-Loup, septembre.
Ne quitte pas l'Allemagne, ne reviens pas, ou du moins ne m'at-
tends plus. Je ne sais quand je reverrai la Saudraie. Le malheur a
frappé ceux qui m'entourent, ce n'est pas l'heure de les quitter.
Je venais de me mettre au lit hier soir, quand je fus tirée de mon
premier assoupissement par un bruit sourd dans la pièce voisine
où couche M"'' d'Elleven. Je me levai en toute hâte et j'entrai chez
elle. A la lueur de la veilleuse, je l'aperçus, étendue sur le tapis, au
pied de son lit. Elle était inanimée, le visage contracté, les mem-
bres raides. Je sonnai les domestiques : on m'aida à la relever, à
lui donner quelques soins. Pierre partit en toute hâte pour Ploër-
mel, afin de ramener le médecin; mais il y a trois lieues, et je pas-
sai, en attendant son retour, une nuit dont je me souviendrai tou-
jours, près de cette mourante, ne sachant que faire pour retenir la
vie près de s'enfuir, épouvantée de la responsabilité que laissait
peser sur moi l'absence de M. de Landisac.
Vers le matin , le médecin arriva et parvint à ramener un peu de
connaissance; mais le côté gauche reste entièrement paralysé, et le
danger est grand.
Le médecin s'est chargé d'envoyer une dépêche à M. de Landi-
sac, et je l'attends ce soir. Je ne vais pas vivre jusque-là. Si quel-
que malheur allait arriver avant son retour!... Walter, c'est hor-
rible, ce départ, qui ne laisse pas même le temps des adieux, ni la
liberté d'esprit nécessaire pour abdiquer dignement la vie ! Et cette
voie obscure qui s'ouvre tout à coup, où vous pousse une main im-
pitoyable ! Ah ! comme on a besoin d'une lumière divine pour éclai-
rer ces ténèbres!
GUILLAUME A ALBERT.
La Haie-au-Loup, septembre.
J'ai trouvé ma pauvre chère tante encore vivante, mais dans quel
état! Elle m'a reconnu pourtant et a essayé de sourire; ce sourire
contracté, cette face en partie immobile, et sur laquelle le souvenir
cherche en vain la physionomie disparue, l'expression vénérée qu'on
ne retrouve pas, ce demi-cadavre qui voit, qui pense, qui se juge,
TOJ'E Lvi. — 1865. 3j
5Z|6 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est un spectacle poignant. La pauvre femme se prépare résolu-
ment à mourir, et s'entoure de tous les secours que son âme piease
peut trouver dans la religion.
Voilà donc ce qui m'attendait dans ce petit logis que j'avais laissé
riant, paisible, orné de fleurs dans tous les coins! Il semble main-
tenant abandonné. Nous ne quittons pas la chambre de la malade,
et le reste devient ce qu'il peut. Tu devines les sentimens qui m'a-
gitent près de ce lit silencieux où s'éteint ma dernière parente, et
autour duquel se dressent les ombres de ceux que j'ai déjà perdus.
Plains-moi, cher Albert.
Mais non, loin de moi cette douleur hypocrite! Ne me plains pas,
je suis heureux,., oui, heureux, et j'en rougis. Tu sais, n'est-ce
pas, d'où me vient ce bonheur égoïste, cruel, agité de remords...
Je m'enivre de la douceur d'aimer, de voir celle que j'aime, d'en-
tendre sa voix, de vivre près d'elle dans cette intimité que les cir-
constances rendent plus étroite, inévitable. Elle est là, tout le jour,
près de moi; nous nous comprenons par un signe, nous réunissons
nos efforts, nous avons des sentimens en commun; je devine sa
pensée avant qu'elle l'ait traduite. Dis-moi, n'est-ce pas là le bon-
heur? C'est elle maintenant qui dirige tout à la Haie-au-Loup ; ma
joie est de lui obéir, de la consulter, de trouver bon ce qu'elle a
décidé... Je ne pense pas à l'avenir: tout est pour moi dans l'heure
présente; hors de là, je ne songe à rien, je n'aime rien, je ne désire
rien. Je la vois, cela seul me suffit.
FLAMEN A AVALTER.
Ce n'est pas une guérison, mais c'est une trêve dans le mal : la
tête de la malade se dégage, la connaissance est revenue, et son
affectueux visage a repris sa sérénité. La paralysie s'est un peu
retirée ; mais en reculant elle semble s'alourdir davantage sur les
membres inférieurs. Peut-être la conserverons-nous ainsi, infirme.
Si triste qu'il soit, je m'attache à cet espoir; il me rend une liberté
d'esprit que je n'avais plus depuis longtemps.
Je t'ai dit, je crois, que M'"*' de Kérangoat vient chaque jour,
vers deux heures, à la Haie-au-Loup, pour prendre des nouvelles
de M"^ d'Elleven; c'est presque le seul moment de la journée où
M. de Landisac quitte sa tante : encore semble-t-il s'éloigner à re-
gret. Ordinairement je fais une courte promenade dans la matinée,
afin de reprendre ma place près de M"' d'Elleven au moment où
M. de Landisac la quitte. Il y a quelques jours, je m'étais écartée
un peu plus que d'habitude, et je rentrais d'un bon pas, craignant
d'être en retard. En passant près du salon, j'entendis qu'on parlait ;
FLAMEN. 5Zi7
— Qui donc est là! demandai-je à Pierre, que je rencontrai dans
l'antichambre.
— M'"" de Kérangoat, mademoiselle.
— Gomment cela se fait-il? Je suis rentrée par l'avenue, et je
n'ai pas vu sa voiture.
— C'est qu'elle est venue à pied par le petit bois; la voiture est
restée au carrefour, en bas, près du ruisseau.
Je ne sais ce que cette réponse avait de difficile pour Pierre,
mais les mots semblaient littéralement l'étrangler, et sa figure
exprimait des sensations si compliquées, si inexplicables, que je le
regardai quelques instans avec stupeur. Il clignait les yeux, re-
muait la bouche, hochait la tête, jetait des regards malicieux du
côté du petit bois, puis les ramenait vers le salon, où se trouvaient
^I""' de Kérangoat et M. de Landisac; mais, comme Pierre ne parle
guère qu'à la facondes oracles, je n'attachai à toute cette pantomime
qu'une importance médiocre, et je montai près de M"" d'Elleven.
Peu d'instans après, j'entendis parth* M""' de Kérangoat. M. de
Landisac lui proposa de l'accompagner jusqu'à sa voiture, mais elle
refusa, et, comme il insistait, elle mit dans son refus une vivacité
qui me frappa.
Le lendemain, M'"'' de Kérangoat arriva par l'avenue. Pendant
qu'elle était là, M"'' d'Elleven m'ayant demandé de lui faire une
lecture, je descendis pour chercher un livre qui se trouvait dans
la bibliothèque du salon; mais, après réflexion, je préférai le
faire prendre par l'un des domestiques, de peur de troubler par
ma présence l'entrevue des deux fiancés. J'ouvris donc la porte de
l'antichambre qui mène aux cuisines, et je me trouvai justement en
face de Pierre, qui rentrait en courant, rouge, et la bouche ouverte
jusqu'aux oreilles. — Il y est!... Il monte la garde là-bas... pen-
dant que... — Il s'arrêta en me voyant, et sa figure recommença
l'étrange pantomime de la veille.
— Qu'y a-t-il donc? dis-je impatientée en me tournant vers
Marie-Josèphe.
— Oh ! mademoiselle , répondit-elle avec l'inimitable accent du
pays, il y a qu'elle n'aime pas à se promener seule, cette dame!...
Elle va avec ses connaissances;... ça vaut mieux.
Je donnai mes ordres à Pierre sans répondre, car, malgré l'ap-
parente bonhomie des paroles, je ne pouvais me méprendre à la
malignité de l'intention.
Maintenant écoute ceci, Walter, et conseille-moi.
J'étais sortie ce matin pour ma promenade accoutumée, et j'avais
pris le sentier qui descend à gauche vers le ruisseau ; le soleil était
si ardent sur cette roche exposée au midi, que le granit brûlait
mes pieds: aussi je me suis vite enfoncée dans le bois qui termine
5/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce côté la propriété de M. de Landisac. Le silence était profond,
l'ombre épaisse, et je me suis assise sur un rocher couvert de
mousse, au bord du ruisseau. Tout autour, les herbes froissées, les
menues branches écartées, prouvaient qu'il était venu là récemment
quelqu'un. Gela n'avait rien qui put m'inquiéter ou me surprendre,
et je jouissais sans arrière -pensée de la fraîcheur délicieuse qui
s'exhalait du ruisseau, quand mes regards sont tombés par hasard
sur un petit objet mince et blanc, à demi caché sous la gerbe d'un
genêt; c'était un papier plié en quatre, froissé, défraîchi, un peu
humide à l'intérieur, comme si la rosée l'avait pénétré et eût fait
adhérer les feuillets. Je l'ai ouvert et retourné en tous sens : il n'y
avaitni adresse ni signature, mais quelques lignes seulement d"une
écriture que je n'ai pas reconnue tout d'abord. Voici ce que conte-
nait ce billet :
« Vos jalousies me rendront folle; si vous doutez de moi, c'est
que vous ne m'aimez plus. Ayez donc la franchise d'en convenir. Je
préfère tout à cette humiliante surveillance que vous faites peser
sur moi. Je suis lasse de vos menaces. »
Ceci était écrit d'une main fiévreuse, irrégulière, comme empor-
tée par un premier mouvement d'indignation. Un peu plus bas, la
même main, plus calme, peut-être repentante, avait ajouté quel-
ques mots :
« Pourquoi nous rendre malheureux? Je vous aime comme par le
passé, et mes visites là-bas, dont vous vous inquiétez si fort, sont
toutes de convenance et de bon voisinage. »
De qui était cette lettre? Je l'ai vite deviné. Je reconnaissais d'ail-
leurs, malgré l'émotion qui la défigurait, l'écriture un peu grosse
et maladroite qu'on est si surpris de rencontrer chez une femme
élégante; mais à qui la lettre était-elle adressée? Voilà ce que j'igno-
rais. Quel était ce mystérieux interlocuteur dont la jalousie est si
tyrannique, qu'on aime comme par le passé et que les visites de
chaque jour à la Haie-au-Loup rendent si malheureux?
Ah! si je voulais la perdre, comme il me serait aisé de mettre
ce billet accusateur sous les yeux de M. de Landisac ! Je me de-
mande quelquefois si, par égard pour lui, je ne devrais pas l'aver-
tir?... Mais je serais trop heureuse, et je me défie d'un devoir si
bien d'accord avec mes secrets désirs.
GUILLAUME A ALBERT.
La Haie-au-Loup, septembre.
Il y a quelques jours, je vis Flamen qui froissait vivement à mon
approche une lettre dans sa main. Elle était assise près de la fenê-
tre, appuyée sur une petite table, et à travers les stores baissés le
FLAMEN. hà9
soleil jetait une poussière d'or sur ses cheveux. — Encore un mys-
tère! dis-je en souriant; puis, la voyant rougir : — Rassurez-'^^aa
je ne suis plus curieux, vous m'avez corrigé.
Cependant je ne pouvais détacher les yeux de ses doigts, qui îo-a-
laient machinalement la lettre.
— 11 y a longtemps que vous connaissez M'"* de Kérangoat, n'est-
ce pas? demanda-t-elle pour distraire mon attention sans doute.
— Un peu moins d'un an; je connaissais son mari, mais des cL'>
constances insignifiantes en elles-mêmes m'avaient empêché de ta
rencontrer avant l'automne dernier. Pourquoi cette question?
— C'est que, pour se marier, il me semble qu'il faut être bioB
sûr de se connaître. La vie est si longue !
Je la regardai avec étonnement, car c'était la première fois qu'elle
faisait allusion à mon mariage, et qu'elle prononçait sans y être for-
cée le nom de Lucie.
— Vous avez raison de penser ainsi, vous qui êtes jeune, qui
commencez à vivre, qui pouvez exiger beaucoup de l'avenir; mais
moi, je suis vieux, mademoiselle: j'ai des cheveux blancs, bien que
vous en puissiez douter. J'ai passé ma jeunesse à courir après Je
bonheur... sans beaucoup de scrupule... J'ai perdu à cette vaine
poursuite mes belles années, ces années dont la beauté ne nous
frappe qu'au déclin, et dont l'inutilité est le remords de nos der-
niers jours. Me voilcà rentré au logis seul, triste, sans beaucoup d'es-
time pour mes semblables, mécontent de moi, n'espérant pas grande
joie en ce monde, bien convaincu au contraire que je ne serai pas
heureux et qu'après tout je n'ai pas mérité de l'être.
— Et dans ce désenchantement de toutes choses qu'attendez-vou:?
donc de la femme que vous avez choisie?
— Un peu d'amitié et beaucoup d'indulgence.
— Voilà toutf Vous êtes un sage, monsieur.
— Dites un malheureux, Flamen... Ah! si j'avais rencontré, quaiiâ
il en était temps encore, la femme que j'avais rêvée!... mais se
fait-on aimer des anges? Si parfois il s'en trouve un égaré près de
nous, il détourne la tête et ne veut pas nous comprendre... Q^ie
regardez-vous là-bas, Flamen? Vous ne m'écoutez plus.
— Je pense à votre prochain mariage... Vous demandez si pe^
qu'en vérité on ne pourra vous donner moins... Me voici rassurée.
— Étiez-vous donc inquiète pour moi?
— Oh ! curieuse, voilà tout.
Si elle m'aimait, Albert, aucun obstacle ne m'arrêterait, ni le
passé, ni l'avenir, ni ma parole donnée, ni la colère ou les pleurs de
Lucie... Quand je pense qu'elle aimera un jour, que ses yeux se
baisseront sous un regard moins épris que le mien, je souhaite d'être
mort; mais la mort même ne m'apaiserait pas.
550 REVUE DES DEUX MONDES.
Je me suis avancé ce soir jusqu'au seuil de sa chambre, qui
communique, je te l'ai dit, avec celle de ma tante. La porte était
ouverte, et comme je tenais à la main un livre qu'elle m'avait de-
mandé, elle m'a fait signe d'entrer en me recommandant du geste
le silence, de peur de troubler l'assoupissement de la malade. Elle
était à son bureau et terminait une lettre; je me suis assis près
d'elle, tout près aussi de son petit lit d'enfant; en me penchant
un peu, mes cheveux effleuraient la mousseline des rideaux. Sauf
Flamen, que la lumière de la lampe éclairait en plein, toute la
chambre était enveloppée d'un demi-jour pâle et recueilli. Elle
donne aux lieux qu'elle habite une élégance, un charme qui ne tien-
nent pas à la beauté des objets, mais à l'harmonie générale qu'elle
crée autour d'elle. Je la regardais, et j'étais heureux. Aucun bruit
dans la chambre voisine, sauf le froissement des grains du chapelet
que la garde -malade roulait entre ses doigts. Mes pensées peu
à peu ont glissé de pente en pente jusqu'aux rêves les plus auda-
cieux. Elle ne se doutait pas de l'espèce d'ivresse où me plon-
geaient sa présence et l'atmosphère troublante de cette chambre
virginale. Quand sa lettre a été achevée, elle s'est levée, et j'ai
saisi sa main; je l'ai attirée vers moi, en sorte qu'elle s'est involon-
tairement penchée. — Que voulez-vous? a-t-elle dit avec un peu
d'émotion. Ma voix tremblait en répondant tout bas : — Flamen,
vous n'auriez pas dû me laisser entrer ici. — Elle s'est redressée,
et ses yeux semblaient dire : Quel mal faisons-nous? — Vous avez
eu tort, ai-je repris toujours à voix basse... Vous êtes si jeune, si
belle!... Moi, je ne suis pas encore un vieillard, songez-y. Vous ne
pensez donc à rien, cruelle et froide enfant! Le cœur d'un homme
n'est pas de marbre pourtant comme le vôtre. Il se trouble, il s'é-
gare...
— Si vous savez cela, pourquoi donc êtes-vous entré? Pourquoi
me tendre des pièges? Je vis sans arrière-pensée, sans défiance. Je
n'ai d'autre souci que d'aimer et de soigner jusqu'à la fm cette
pauvre femme qui nous est chère à tous deux : notre commun dé-
vouement devrait, il me semble, créer entre nous une estime trop
haute pour s'abaisser à des précautions ou à des embûches. Et ce-
pendant vous cherchez à me surprendre, vous me reprochez jusqu'à
ma sécurité sous votre toit, jusqu'à la confiance que je vous té-
moigne. Pourquoi? que vous ai-je fait?
— Ne me le demandez pas,... ai-je dit en approchant sa main
de mes lèvres. J'étais presque à ses genoux.
Elle a retiré sa main et s'est enfuie.
FLAMEN. 551
WALTER A FLAMEN.
Paris, octobre.
On a beau être savant, distrait, inhabile à vivre, on a un cœur
pourtant, et ce cœur aide à comprendre celui des autres. J'ai fait,
ma chère enfant, une belle découverte, sans le secours d'aucun
dictionnaire ou manuel. Cette découverte triomphante, devant la-
quelle je m'incline et où m'a conduit le simple raisonnement, c'est
que le comte Guillaume de Landisac est éperdument amoureux de
ma chère Flamen, que celle-ci n'en est pas fâchée, — tout au
contraire, — et que, l'unique obstacle au bonheur de ces deux in-
téressantes personnes étant M'"^ X..., dont l'indignité me semble
évidente, il arrivera fatalement, nécessairement, selon la loi des pro-
babilités et de la logique, que la dame en question se trahira elle-
même et que ma petite amie épousera l'homme de son choix. Oh!
je ne te dirai pas que c'est celui-là même que j'avais rêvé; mais on
ne choisit pas son voleur, on le subit, et après tout, si le trésor se
trouve en bonnes mains, de quoi pourrait se plaindre le vieil
avare?...
Allons, mademoiselle, si vous aimez Guillaume, dites-le, et, ma
foi, mariez-vous... Ne crains pas de m'alTIiger, va, mon enfant. Je
me suis imposé, comme pénitence de mes folies in extremis, d'a-
voir toujours devant moi un miroir où je contemple à loisir le beau
Cupidon que je fais; c'est un vœu dont je ne me relèverai que le
jour de ton mariage. Rends-moi donc le service de te hâter, car ce
miroir m'inspire des réflexions bien désobligeantes...
Aussitôt que vous serez heureux, je partirai pour l'Asie-Mineure,
où plusieurs de mes confrères et amis m'attendent déjà : ce sera
une sorte de conclave laïque d'une importance prodigieuse; je n'y
puis manquer. A mon retour, je me fixerai près de vous, et j'élè-
verai paisiblement vos enfans, — pourvu toutefois que ce ne soient
pas des fdles, — car décidément je ne veux plus élever que des
garçons.
FLAMEN A WALTER.
La Haie-au-Loup, octobre.
Je reçois à l'instant ta lettre, Walter; elle est sur les blessures
de mon âme comme un fer rouge sur une plaie; ta joie, ta con-
fiance, chaque mot de cette lettre m'arrachent un cri de douleur!...
Hélas! oui, j'aime Guillaume, et je ne voulais pas le croire. Il a
fallu la main d'une ennemie pour déchirer le voile que j'épaissis-
sais sur mes yeux. Maintenant je sais,... et je pleure! Mon malheur
552 REVUE DES DEUX MONDES.
est sans remède, va, je ne m'exagère rien. C'est M'"'' de Kérangoat
qui m'a frappée, et elle a la main sûre.
Quand elle est arrivée tantôt, notre chère malade reposait dans
une de ces longues somnolences qui seules font trêve à ses souf-
frances; elle s'était assoupie en serrant dans sa main celle de son
neveu, et celui-ci, n'osant remuer, m'a priée de descendre près de
M""' de Kérangoat afin de lui faire prendre patience. Quoique je
mette depuis longtemps tous mes soins à éviter cette jeune femme
hautaine, je n'ai pu cependant refuser le service qui m'était de-
mandé.
Au moment où j'ouvrais la porte du salon. M""" de Kérangoat s'est
avancée vers moi avec une précipitation si tendre que je me suis
sentie rougir. A ma vue du reste, elle s'est arrêtée avec un embar-
ras égal au mien. Cette méprise, cet élan vif, qui ne m'était pas
destiné et dont j'avais été témoin, lui ont causé un violent dépit, et
sa physionomie mobile l'a exprimé avec tant de vivacité, que je n'ai
pu m'empêcher de sourire.
— Ce n'est pas moi que vous attendiez, je le vois, ai-je dit.
— Non, en vérité, m'a-t-elle répondu sèchement, et, pour dire
toute ma pensée, je préférerais pour vous que vous ne fassiez plus
iï;i, mademoiselle.
— Puis-je savoir ce qui vous inspire ce regret?...
— Oh ! mon Dieu, mademoiselle, vous êtes d'âge encore à rece-
voir des avis, et je ne vois pas pourquoi je vous cacherais ce que
tout le monde dit et pense : c'est qu'il y a pour une jeune fille des
incoiî venions graves à demeurer si longtemps seule avec un homme
de la tournure de M. de Landisac, car vous n'imaginez pas, je sup-
pose, que M"' d'Elleven, dans l'état où elle se trouve, puisse faire
illusion à personne. Il est trop clair qu'elle ne peut exercer ici au-
cune espèce de surveillance.
— Voilà des choses auxquelles je n'ai pas pensé, je l'avoue;...
mais je suis utile ici, je le sais, et je m'inquiète peu des inconvé-
îiîens qui peuvent en résulter pour moi... Prouver à ceux qui m'en-
tourent ma reconnaissance, mon affection, voilà tout ce que je dé-
sire, et j'y consacre mes forces, ma volonté, tout mon cœur.
Elle a beaucoup rougi. — Ce n'est pas trop maladroit vraiment
pour une iugénue.
— Vous cherchez à m'offenser, madame, ai-je dit avec un peu
d'émotion; mais voyez ma maladresse : je ne puis préciser ni ce
qui vous irrite ni ce qui me blesse... Ayez donc l'obligeance de
m'éclairer de votre expérience, qui me semble fort exercée sur toute
sorte de sujets.
— Mon expérience m'a appris ce que n'ignore pas votre naïveté,
FLAMEX. 55S
mademoiselle : c'est qu'après tout, et pour dire clairement les
choses, M. de Landisac ne serait pas pour vous un trop mauvais
parti...
— C'est-à-dire que, selon vous, je manœuvre en vue de me faire
épouser?...
— Avouez que ce ne serait pas trop mal manœuvrer, a-t-elle dit
en riant amèrement. — Prenez garde cependant, M. de Landisac
est homme après tout, il pourrait bien finir par être sensible à vos
avances,... mais pas assez pour vous donner son nom, songez-y...
Les hommes de notre temps et de notre pays n'épousent pas les hé-
roïnes de roman.
La colère bouillonnait en moi, une colère telle que je n'en avais
jamais éprouvé de pareille ; mon sang refluait au cœur, et mes lèvres
tremblaient. — Madame, dis-je d'une voix sourde, vous vous ou-
bliez!... M'outrager est indigne de vous!...
— Eh ! mais, vous le prenez sur un ton bien haut; aurais-je touché
le point sensible?
— Vous avez touché à mon honneur, madame, c'est ce que je ne
permets pas...
Elle éclata de rire. — Voilà un bien grand mot et bien vide de
sens,... l'honneur de M"'' Flamen !... On n'a pas à le défendre, ma-
demoiselle, quand on ne l'expose pas... Mais assez de phrases et de
drame! J'y suis d'ailleurs fort indifférente, je vous en préviens...
Ce qui me touche davantage, ce qu'à mon tour je ne permets pas,
c'est que vous menaciez mon bonheur!... Je saurai le défendre et
vous démasquer. Oui, vous aimez Guillaume, je le sais, s'écria-t-elk
avec emportement; vous avez beau affecter de grands sentimens
niais pour couvrir votre faiblesse, je ne suis pas dupe, moi, et je
devine vos secrètes espérances... Tout vous trahit, vos regards,
votre voix, la manière dont vous prononcez son nom, votre émotion^
votre séjour ici , quand la plus simple prudence aurait dû vous en
éloigner... Me prenez -vous pour une enfant?... Mais votre pâleur
même vous trahit... Regardez -vous donc! vous êtes plus blanche
que votre robe... Qu'est-ce que cela, si ce n'est pas de l'amour!...
— Et pourquoi me l' apprenez-vous? m'écriai-je. Yous êtes biefi
imprudente, madame... Quoi! j'aime, dites-vous?... et vous espérez
que je vais me sacrifier pour vous,... pour vous, qui n'avez été en-
vers moi ni bonne ni juste, et qui, à cette heure même, m'offensez
cruellement... Je ne vous dois rien, moi, et je ne sais en vérité
pourquoi j'immolerais ma vie pour embellir la vôtre... Eh bien!
soit, j'aime!... je l'ignorais, et vous me l'avez appris... Maintenant,
madame, je vais vous perdre...
Je tirai en frémissant la lettre, dont le souvenir m'était reveDc
554 REVUE DES DEUX MONDES.
tout à coup, et qui me semblait une arme légitime et vengeresse...
Éclairée violemment sur des sentimens que je voulais me cacher à
moi-même, je n'éprouvais ni hésitation ni remords à l'idée de dé-
voiler cette femme, d'écarter cet insolent obstacle: toutes les pu-
deurs de mon âme offensée me poussaient à assurer du même coup
son châtiment et mon bonheur.
— Que vous désiriez me perdre, mademoiselle, dit-elle, saisie
d'une vague inquiétude, cela ne peut m'étonner;... mais il m'est
permis de croire que vous vous exagérez un peu votre influence ici...
Je haussai les épaules, et, dépliant la lettre, je commençai à lire
tout haut les premières phrases. Je ne sais quoi d'effaré et de
navrant passa dans son regard; elle étendit une main brusque pour
saisir le papier, mais je le retins.
— Qu'est-ce que cette lettre? dit-elle d'une voix altérée malgré
ses efforts pour paraître calme.
— Une lettre de dépit amoureux, il me semble...
— Et que prétendez-vous faire ?... Cette lettre n'est point à moi.
— Oh ! non;... mais elle est de vous.
— Vous vous trompez ;... en vérité...
— Nous verrons, madame, tout à l'heure ce qu'en pensera M. de
Landisac; je l'entends qui descend...
Une contraction nerveuse agita tous ses traits, et son visage se
décomposa. — Cette écriture vraiment, reprit-elle avec un sourire
pénible, ressemble un peu à la mienne; ce serait à s'y mépren-
dre... Guillaume lui-même...
Elle essaya de nouveau de saisir la lettre, mais je la retirai avec
un froid sourire. Le pas de Guillaume retentissait dans l'anticham-
bre; il s'arrêta à la porte.
— N'avez-vous pas de pitié? murmura-t-elle enfin vaincue, en
joignant les mains par un geste désespéré.
— JNon, répondis-je. Elle s'affaissa toute défaillante; mais, comme
M. de Landisac entrait, elle se redressa tout à coup, et me jetant
un regard d'inexprimable défi :
— Guillaume , dit-elle en s'avançant vers lui avec une aisance
dont je restai confondue , je témoignais tout à l'heure à M"" Fla-
men mon étonnement de la trouver encore ici ; vraiment , mon
ami, nous abusons de son dévouement. Cette maison si triste en ce
moment, le spectacle affligeant d'une maladie incurable,... c'est
une existence bien austère pour une personne si jeune...
M. de Landisac la regardait tout surpris de cet hommage inat-
tendu.
— Madame, dis-je, ne prenez pas tant de peine pour me louer,
c'est inutile, et ma résolution...
FLAMEN. 555
— Ah! reprit-elle avec une sorte d'enjouement fébrile, vous ne
m'empêcherez pas de dire ce que je pense. Il y a assez longtemps
que je me contiens... Croyez-vous, Guillaume, quand M"*" Flamen
laisse seul son vieil ami, le docteur Marsham, qui l'a si passionné-
ment aimée, quand elle le sait errant de ville en ville, d'exil en
exil, courbé sous le poids d'une vieillesse prématurée et de regrets
inconsolables, quand, au lieu de courir vers lui, comme son cœur le
lui conseille sans doute, elle reste ici... pour vous,... pour nous,
veux-je dire, croyez-vous qu'elle ne nous fasse pas là un sacrifice...
que nous n'estimons pas à tout son prix?
— Madame!...
— Laissez-moi donc vous rendre justice entièrement, mademoi-
selle. Je suis sûre que la pensée du vieux docteur a plus d'une fois
troublé votre tranquillité ici... Yous savez si bien ce que 7'oiis êtes
pour lui!... Il vous a surabondamment prouvé sa tendresse, et
bien qu'à vrai dire une si charmante personne ne puisse en con-
science être tenue de rester toujours fidèle à un amant de cet âge...
— Vous calomniez Walter et moi-même, madame, m'écriai-je
avec force. Il a été mon ami, mon père!
— Lucie, songez-vous à ce que vous dites?...
— Mon Dieu! Guy, je n'avais aucune mauvaise intention. Le doc-
teur Walter a été le père de M"*" Flamen, je le veux bien, mais un
père qui voulait l'épouser pourtant, et qui peut-être en avait le
droit... N'est-ce pas là, mademoiselle, ce qui vous a décidée aie
quitter, à vous enfuir?
Il y avait dans ses paroles un si habile mélange de vérité et de
mensonge que je n'ai su que répondre.
— Vous vous étonnez de me trouver si bien instruite; mais je
m'intéresse à vous depuis longtemps déjà, mademoiselle, et je vous
connais assez pour affirmer que votre vieille afl'ection pour Walter
Marsham lui aurait obtenu plus tôt le pardon de ses torts, — et
quels torts après tout? aimer plus qu'on ne l'aime, — si un senti-
ment nouveau...
Guillaume, qui s'appuyait tout pâle contre un meuble, a relevé
brusquement la tête.
— N'ajoutez pas un mot! m'écriai-je, oubliant tout pour proté-
ger mon amour, car je sentais qu'elle allait lui porter malheur.
— Au fait, ma chère belle, reprit-elle, il vaut mieux que vous fas-
siez vous-même votre déclaration. Guillaume, demandez à M"*" Fla-
men le nom de l'heureux rival du docteur.
— Qui donc serait assez hardi pour disputer à Walter Marsham
un cœur qui lui appartient? a-t-il dit amèrement.
— Vous avez raison, m'écriai-je, puisant du courage dans l'excès
â56 REVUE DES DEUX MONDES.
àe ma souffrance. Comparés à lui, tous les autres sont ingrats et
lâches... Si Walter voyait celle qu'il aime accusée, raillée, outragée
devant lui, il donnerait pour la défendre, pour attester son inno-
cence, jusqu'à la dernière goutte du sang de ses veines et jusqu'au
slernier souffle de sa vie !
— C'est un bon procédé que tout homme d'honneur doit à la
femme qu'il a compromise.
— Lucie, s'est écrié Guillaume avec le frémissement d'une colère
qui se contenait à peine, Flamen est ici chez moi, et je ne souffrirai
pas qu'on l'en fasse repentir.
— Oh! oh!... Vous vous animez... Êtes-vous donc si intéressé à
Finnocence de mademoiselle? Vous verrez que tout à l'heure ce sera
aïoi qui serai obligée de me défendre ! . . .
— Je ne répondis à son insulte qu'en dépliant la lettre que je
iToissais dans mes mains crispées.
Elle m'a regardée avec un air d'audace et de désespoir qui sem-
Wait dire : Je sais bien que je suis perdue, du moins je ne le serai
pas seule... J'ai jeté dans l'âme de Guillaume des soupçons que tous
les efforts ne déracineront pas. — Je lisais cela aussi clairement que
si elle eût parlé, et je me suis arrêtée malgré moi à contempler ce
visage d'une grâce si séduisante d'ordinaire et défiguré en ce mo-
ment par la haine. J'ai été saisie d'horreur,... pour elle d'abord,
et aussi pour ce que j'allais faire : lui ressembler, agir en quelque
sorte comme elle, nous arracher le cœur de Guillaume comme deux
vautours qui se disputent une proie!... Ah! Dieu du ciel, l'âme de
Flamen, tu l'as faite trop haute pour qu'elle s'avilisse ainsi!... Dans
an éclair de la pensée, j'ai senti qu'il me serait mille fois plus aisé
àe mourir de douleur que de vivre avec un tel mépris pour moi-
même.
Étonné de mon brusque silence, Guillaume m'interrogeait du re-
g^ard. Je tenais la lettre ouverte dans mes mains, et, malgré toute
son énergie, le front de ma hautaine ennemie pâlissait sous l'an-
goisse.
— J'ai surpris, il y a quelques jours, dis-je lentement en m'a-
dressant à Guillaume, deux... imprudens qui braconnaient sur vos
tt'iTes. Ils mériteraient d'être châtiés, mais, à vrai dire, je me sens
peu de courage pour faire des malheureux, et je cède ce rôle à ma-
dame, qui s'y entend à merveille.
Elle saisit la lettre que je lui tendais et la déchira en mille mor-
ceaux.
Que je suis triste, Walter ! J'ai fait pourtant ce que je devais faire,
âtrictement, et rien de plus. Quel droit avais-je de condamner cette
femme? Mais il n'est pas vrai que les victoires de la conscience suf-
FLAMEN. 557
fisent à rendre heureux; on n'y trouve même pas la paix, et le cœur
se déchire dans l'ombre. Ceux qui accomplissent bravement leur
devoir ne sont pas, crois-moi, des épicuriens raffinés, savourant à
l'écart un plaisir exquis et rare, comme l'assurent certaines gens
qui sans doute en parlent par ouï-dire. Je sais, moi, comme on
soufTre, comme on lutte, comme on faiblit, comme on se relève pour
retomber encore. Dis-moi donc au nom de quel principe, de quel
impérieux idéal, l'âme se soumet à cette torture, et prend plaisir à
voir couler son propre sang! Qui lui en saura gré? qu'attend-elle?
sera-t-elle consolée un jour? A-t-elle une autre fin que son propre
bonheur ici-bas? Ces victoires si chèrement achetées ne sont-elles
que l'œuvre de la superstition ou du délire, ou bien sont-elles au
contraire la rançon de notre âme? J'ai besoin d'espérer, de me rat-
tacher à quelque chose au-delà de cette vie, qui ne sera plus. pour
moi que le deuil du bonheur entrevu. — Walter, comprends-tu ma
douleur? Guillaume m'aime, et il doute de moi. Pendant ces longs
mois que j'ai passés ici, sous ses yeux, je n'ai pas su lui inspirer
assez de foi pour qu'il ait méprisé les accusations de cette femme.
Ce soir, je pleurais, et lui, désespéré, il s'est mis à mes pieds,
m'a juré qu'il m'aimait, qu'il n'aimait que moi, que toute parole de
moi lui était sacrée, qu'il n'aurait à l'avenir ni crainte ni défiance.
Il parlait avec une conviction si sincère, avec un repentir si tendre,
il avait des paroles enflammées qui trouvaient si sûrement le che-
min de mon cœur, que, désarmée, attendrie, heureuse de me laisser
abuser, je lui ai tendu la main; j'ai repoussé toutes les pensées at-
tristantes pour l'écouter, pour l'entendre parler de son amour, pour
le croire et goûter dans cet instant rapide une félicité vraiment di-
vine. Ah! Walter, qu'il est beau le bonheur qu'on donne! de quelle
joie céleste, de quel orgueil on est saisie quand le regard de celui
qu'on aime, chargé de prière et d'amour, semble dire : « Tout en
toi, pour toi et par toi! » Je m'oubliais à voir Guillaume heureux,
et lui, m'entourant de ses bras, il m'a attirée vers lui.
— Walter vous aimait-il autant? a-t-il murmuré tout bas.
Je l'ai repoussé avec égarement...
Ah! je lui pardonne à ce pauvre cœur rongé par le doute et qui
se flatte de guérir d'un mal qui ne guérit pas. Comment lui en
voadrais-je de souffrir? Ne l'ai -je pas vu pleurer tout à l'heure?
Nel'ai-je pas vu pâlir tantôt, quand cette femme m'accusait? J'ai
pitié de lui, car je sais qu'il m'aime; mais, Walter, il doute de moi.
Cette femme a calomnié notre vie laborieuse et pure. Comment le
désabuser? Que lui dire? Ne sait-il pas toute la vérité d'ailleurs?
S'il ne croit pas à mon innocence, comment croira-t-il à ma parole?
Quelles autres preuves donner qui puissent le convaincre? Je ne me
55S REVUE DES DEUX MONDES.
sens pas de courage contre le doute; quoi que je fasse, il y aura
toujours dans ma vie passée des ombres d'où surgiraient à toute
heure de nouveaux fantômes. Son amour et mes forces s'épuise-
raient à lutter contre eux. Voir le regard de Guillaume, ce regard
qui me contemplait tout à l'heure éperdu d'amour, le voir se glisser,
méfiant et glacé, jusqu'au fond de ma conscience! — Non, attends-
moi à Paris et prépare notre départ. Encore quelques jours, quel-
ques heures peut-être, et j'irai te rejoindre; nous partirons ensem-
ble, nous reprendrons notre vie d'autrefois. Et si parfois je pleure
au souvenir de ce beau rêve si tôt évanoui, tu me pardonneras, tu
ne t'offenseras pas de mes regrets; tu me soigneras doucement
comme un oiseau blessé, dont on n'ose du doigt effleurer la blessure.
Quelles femmes a-t-il donc connues pour qu'il ne puisse croire à
la pureté, à l'innocence de celle qu'il aime?
FLAMEN A WALTER.
La Haie-au-Loup, novembre.
Notre pauvre malade s'affaiblit à vue d'œil ; il ne nous reste plus
d'espoir; le soufïle haletant qui dessèche ses lèvres pâles trahit
l'effort suprême d'une vie épuisée.
Elle a eu ce matin un long évanouissement; j'ai cru que c'était la
mort. Quand elle est revenue à elle, la mourante a vu mes larmes.
— Pourquoi pleurer! m'a-t-elle dit doucement. Est-ce donc si triste
de partir? Bien d'autres m'ont devancée, que je vais rejoindre. Je
sais où je vais, mon enfant; je connais celui qui m'appelle. Que de
fois je l'ai suivi par la pensée dans les sentiers poudreux de la Ga-
lilée, où les femmes et les enfans se pressaient sur ses pas! Est-ce
donc si triste d'aller à lui? Il y a des instans, — les malades savent
cela, — où l'âme, presque dégagée de la terre, palpite sous un souffle
inconnu et a comme une vue rapide de ce qui va venir... Crois-moi,
ce n'est pas l'horreur d'une nuit éternelle qu'elle entrevoit dans sa
courte vision, c'est une aurore, — l'aurore d'une vie nouvelle.
Elle s'est absorbée peu à peu dans une sorte de sommeil agité.
Pend£^nt qu'elle dort, nous suivons sur son visage qui s'amincit et
s'affaisse le progrès de la mort; nous n'osons parler, c'est à peine
s-i nous osons respirer, de peur d'abréger en l'agitant cette vie qui
ne se mesure plus que par des secondes. Ah ! Walter, la mort ap-
prend à vivre, et la douleur est sœur de la foi. Ne me plains pas : je
souffre, mais je crois.
Quatre heures du matin.
Elle s'est réveillée et a demandé de l'air. On a ouvert aussitôt les
fenêtres et les rideaux. Elle a souri. — Avez-vous pensé, mon en-
FLAMEN. ^^^^
faut, à envoyer un petit secours à la pauvre Madeleine qui est en
couches? — Et quand je lui ai assuré que cette femme ne manquait
de rien :
— Vous, mon Guillaume, a-t-elle dit tandis que ses mains dé-
faillantes cherchaient vaguement sur les couvertures celles de son
neveu, qui s'était penché vers elle, je vous bénis, mon cher enfant,
cela vous portera bonheur. — Elle s'est alors tournée vers moi : —
Petite Flamen, je vous ai connue tard, mais je vous ai bien aimée!..
Ses yeux se sont levés vers le ciel, et ils ne regarderont plus la
terre.
GUILLAUME A ALBERT.
La Haic-au-Loup, novembre.
Ma pauvre tante a cessé de vivre hier matin, mon ami; elle s'est
éteinte sans souffrance, grâce à Dieu, qui nous a épargné l'horreur
de l'agonie. Maintenant que tout est fini, je me sens brisé, et à cette
lassitude facile à comprendre s'ajoute un trouble d'âme que je ne
puis te cacher. Je rougis de mêler à mon deuil les faiblesses de
mon cœur; il y a là une sorte d'impiété dont les remords ne me pré-
servent pas, tant il est vrai que dans les épreuves de la vie l'homme
demeure tout entier avec ses passions, ses espérances et ses misères.
Je viens de passer la nuit de veillée funèbre près de la pauvre
morte; il m'eût semblé cruel de livrer cette chère dépouille à l'in-
dilférence de quelques mercenaires. Je suis donc resté seul dans
cette chambre, et j'ai longuement contemplé ce visage transfiguré
par l'austère majesté de la mort. Des cierges allumés l'entouraient,
mais les vifs rayons de la lune, pénétrant à travers les croisées, fai-
saient pâlir la clarté des cierges et celle de la lampe voilée près de
laquelle j'étais assis. J'avais pris un vieux volume de Pascal, et je
m'efforçais de lire. Soit lassitude physique après cette longue mala-
die, soit défaillance de l'esprit produite par des inquiétudes de toute
sorte et mes luttes vaines contre une passion absorbante, je ne pou-
vais trouver aucun sens aux mots qui passaient devant mes yeux;
les caractères mêmes semblaient s'agiter et glisser d'une ligne à
l'autre. Après d'inutiles efforts pour dominer cette espèce de ver-
tige, j'ai pris le parti de fermer le livre, et j'ai essayé de me rap-
peler quelques-unes des prières de ma jeunesse; mais ma mémoire
confuse ne me les fournissait que par lambeaux. Il m'a semblé
revoir ma mère dans l'attitude souffrante et recueillie qui lui était
habituelle, alors qu'elle me faisait réciter avec elle ces prières main-
tenant oubliées. Tous les souvenirs de mon enfance se sont dressés
à la fois : mon père , ma petite cousine Berthe , la pureté radieuse
560 REVUE DES DEUX MONDES.
de mes jeunes années, la foi, l'enthousiasme, les premiers soupirs
d'un cœur qui s'éveille, les luttes généreuses, les joies de la con-
science après qu'elle a bien combattu, tout jusqu'à l'heure où j'a-
vais... mais quand donc avais-je cessé de croire? quand la prière
3'était-elle éteinte sur mes lèvres?... J'ai revu dans l'éclat d'une
fête le regard brûlant de volupté qui me jeta éperdu dans l'ivresse
des amours profanes. J'ai fait, Albert, en peu d'instans une de ces
revues impitoyables comme il s'en rencontre peu dans la vie d'un
homme, et, tu peux le croire, je me suis jugé sans faiblesse. Bien-
tôt pourtant mes idées sont devenues lourdes et confuses, ma mé-
ditation s'est changée en une rêverie pénible, où d'informes ébau-
ches de pensée, des figures incomplètes et vagues tournoyaient
sans s'arrêter. En même temps un affaissement étiange s'emparait
de moi, mes membres pesans, inertes, refusaient d'agir. Je ne
dormais pas cependant, car je me rappelle que je regardais fixe-
ment la lumière vacillante d'un des cierges qui brûlait avec de pe-
tits pétillemens qui seuls troublaient le silence solennel. Par mo-
mens aussi, une grosse mouche noire prenait lourdement son vol,
et je suivais d'un regard machinal les grands cercles qu'elle décri-
vait avec un bourdonnement métallique et qui peu à peu se rétré-
cissaient autour des cierges. Elle finissait par s'y heurter brusque-
ment, et s'arrêtait alors haletante pour repartir l'instant d'après.
Je me rappelle l'irritation que me causaient cette turbulence obstinée
et l'impossibilité de remuer seulement la main pour l'écarter quand
elle passait près de moi.
Je ne sais depuis combien de temps j'étais plongé dans cette tor-
peur qui ne me causait d'ailleurs aucune souffrance; c'était une
impuissance d'agir, un repos excessif, dont je m'étonnais plus que
je n'en étais effrayé, lorsqu'un soupir m'a fait tressaillir ; j'ai es-
sayé de soulever ma tête alourdie, mais je n'ai pu y réussir, et
bientôt une blanche figure a passé près de moi et s'est penchée sur
le lit funèbre : je l'ai plutôt encore devinée que reconnue. Elle pleu-
rait; des sanglots étouffés agitaient sa poitrine, et j'aurais voulu
l'appeler par son nom, mais je ne pouvais ni agir ni parler. Elle
s'est bientôt tournée de mon côté, et, marchant à pas légei's, elle
s'est arrêtée devant moi -.j'avais fermé les yeux, mais, en soulevant à
demi les paupières, je voyais dans les plis de sa robe blanche sa
main languissamment allongée, et qui semblait diaphane sous les
rayons de la lune. Elle a prolongé quelque temps cette contempla-
tion muette, dont la douceur me pénétrait comme une flamme, puis
elle s'est penchée; j'ai senti son souffle léger dans mes cheveux,
et, — Albert! — elle a posé ses lèvres doucement sur mon front
en murmurant ces mots que j'ai distinctement entendus au milieu
FLAMEN. 561
de ses larmes : — Guillaume, pourquoi as-tu douté de moi? J'ai
voulu la prendre dans mes bras, l'attirer sur mon cœur : tous mes
efforts se sont brisés contre l'inertie singulière qui paralysait mes
mouvemens. Mes yeux seuls, dilatés par l'amour et la douleur, ont
pu l'avertir que je l'avais entendue. Elle a disparu aussitôt, sans
que le moindre bruit ait trahi sa fuite. La chambre, inondée par un
clair de lune d'une sérénité implacable, ne pouvait la cacher dans
aucun de ses angles. — Était-ce Flamen ou bien un fantôme? Me
suis-je endormi et n'ai-je point rêvé? Mais j'entends encore sa voix
bien-aimée qui a murmuré mon nom, je sens encore sur mon front
la trace de ses lèvres et ses larmes chaudes. Ce baiser, — le pre-
mier, — est-ce la pitié, est-ce l'amour qui le lui a inspiré dans
cette nuit consacrée au deuil? Je ne puis me défendre de tristes
pressentimens... Je viens de quitter la chambre mortuaire, et je
t'écris aux froides clartés de l'aube; au-dessus de ma tête, j'entends
les ouvriers de la dernière heure qui ferment la bière et les coups
assourdis du marteau... Il me semble que c'est mon cœur qu'on
enferme là.
Môme jour, midi.
Je viens de rentrer seul après la triste cérémonie. Où est Flamen?
Je ne l'ai vue ce matin ni à l'église, ni au cimetière... Où peut-elle
être? Je ne puis rester en paix : chaque bruit me fait frissonner;
toute ombre que le vent promena autour de moi suspend les batte-
mens de mon cœur.
Dix heures du soir.
Elle est partie, Albert... Ce baiser mouillé de pleurs, c'était un
adieu; comment ne l'ai-je pas deviné?... Son cœur, si justeuient
fier, n'a pu se consoler d'être méconnu; c'est moi-même, miséra-
ble fou, qui ai consommé ma ruine... Je maudis ma folie, je me
maudis moi-même et ma vie tout entière. Je maudis les femmes
que j'ai aimées, puisqu'elles m'ont appris à douter de sa vertu, et
plus que toutes les autres celle dont la bouche perfide a fait naître
l'odieux soupçon...
Elle est partie... Elle s'est évanouie, sans presque laisser de
traces, dans ce même rayon de lune qui me l'avait montrée un soir
étendue sur la lande... Elle a emporté mon âme avec elle. Que faire
maintenant?... Rester? partir?... Hélas! un secret pressentiment me
le dit, je ne la retrouverai pas...
P. Alcane.
1865. 36
LES
KABYLES DU DJURDJURA
I.
LA SOCIÉTÉ KABYLE AVANT LA CONQUÊTE.
L'insurrection algérienne de 1864 a mis en relief un contraste
digne de fixer l'attention : tandis que des tribus arabes rompues
depuis longues années à la domination de la France prêtaient leur
concours à la révolte, la partie du Tell la dernière conquise, la plus
peuplée , la mieux appropriée à la résistance , demeurait calme et
fidèle. Nous voulons parler de la Grande -Kabylie, ce redoutable
massif montagneux qui commence à seize lieues est d'Alger, sur la
rive droite de l'Isser, se prolonge jusqu'à Bougie entre la mer au
nord et la rive gauche de l'Oued- Sahel au sud et à l'est, mesure
170 kilomètres de côtes (1), offre 900,000 hectares de surface, et
peut armer plus de 80,000 combattans sur 400,000 âmes de popu-
lation (2).
(1) Dellys et Bougie sont les deux ports de la Grande-Kabylie. Le petit port de Dellys,
à vingt-deux lieues est d'Alger, ne présente pas toujours un abri sûr; la rade de Bougie
au contraire, à trente-six lieues est de Dellys, passe pour la meilleure de tout notre lit-
toral africain.
(2) Les montagnes des Babors, où l'on signale quelques troubles qui préoccupent au-
jourd'hui l'opinion publique, sont à l'est et complètement en dehors de la Grande-Kaby-
lie; la plus courte distance qui les sépare de l'Oued-Sahel est de quinze lieues. Les Babors
occupent un territoire fort restreint; la population y est bien d'origine kabyle, mais de
sang mêlé à l'arabe. Peu nombreuse, pauvre, sauvage, sans industrie, elle n'a point de
LES KABYLES DU DJURDJURA. 563
Tant que l'insurrection était debout, on ne devait se préoccuper
que de la vaincre , et le soldat d'Afrique a marché au feu , comme
toujours, sans compter ni ses ennemis ni ses alliés; mais au lende-
main de la crise, quand surtout rien n'assure qu'elle ne se puisse
renouveler, n'est-il pas à propos de considérer sérieusement les
amis indigènes qu'on a gardés, moins pour s'aveugler sur leur dé-
vouement que pour travailler à le raffermir? C'est à ce titre que
nous voudrions rechercher les causes qui expliquent l'attitude fa-
vorable des Kabyles de la Grande-Kabylie, — examiner si leur con-
duite d'aujourd'hui est un symptôme passager, ou si elle ne promet
pas plutôt des auxiliaires précieux à notre œuvre de civilisation et
de progrès en Afrique.
Et la question n'est pas d'un faible intérêt. Le peuple kabyle
appartient à la grande famille berbère, maîtresse jadis de tout le
nord de l'Afrique. Ses origines et son histoire nous le montrent
bien antérieur à l'élément arabe en Algérie, dérivant d'une race
toute distincte, parlant une langue toute différente. Ce peuple oc-
cupe, soit dans les montagnes du Tell, soit dans les oasis du Sa-
hara, près du tiers de l'Afrique française (1). Si en des points divers
il a subi l'influence du contact arabe, il n'a nulle part complètement
perdu le souvenir de son origine, et toujours il aimera, croyons-
nous, à revenir aux traditions de sa vraie race.
Le foyer de cette race le plus considérable se trouve dans la
Grande-Kabylie; mais son essence vraiment pure s'est concentrée
sur les versans mêmes du Djurdjura et sur les rives du Haut-Sé-
baou (2). C'est la contrée que les indigènes nomment fièrement le
relations avec les habitans de la Grande-Kabylie, qui en aucun temps, — il importe de
le remarquer, — ne lui ont envoyé des renforts pour nous combattre. D'ailleurs le
mouvement actuel des Babors, dirigé contre leurs chefs indigènes plus que contre l'au-
torité française, date déjà du mois de novembre 1864, sans avoir trouvé d'écho dans la
Grande-Kabylie. Conquis en 1853, les Babors nous ont habitués en 1856, 1858, 1860, à
des soulèvemens qui n'ont jamais pris de développement grave, et qu'on a réduits
sanâ peine dès que la saison le permettait.
(1) Dans la province d'Alger, les populations de la Métidja, sauf les Beni-Hallil et les
Beni-Moussa, sont d'origine kabyle ; il en est de même entre Ténès, Cherchell et Milia-
nah, — aux environs de Teniet-el-Had, — dans la confédération des Beni-Mzab, l'oasis
de Ouargla, etc. La province d'Oran a des Kabyles entre Sebdou et le Maroc, et les deux
tiers de la province de Constantine sont peuplés de Kabyles répandus entre Ccllo et
Djidjelli, dans le caîdat de l'Oued-Kébir et dans l'Aurès.
(2) On appelle Djurdjura le pâté de montagnes le plus élevé de la Grande-Kabylie.
La chaîne principale, d'où naissent de puissans rameaux, commence à vingt lieues est
d'Alger; elle court, pendant une quinzaine de lieues, parallèlement à la mer, dont elle
est distante d'environ dix lieues, puis elle s'infléchit vers le nord et s'abaisse en se
rapprochant de la côte. Le long du versant sud coule l'Oucd-Sahel, dont l'embouchure
est à Bougie; le long du versant nord, le Sébaou, qui prend sa source dans le Djurdjura
môme et se jette dans la mer auprès de Dellys.
56 A REVUE DES DEUX MONDES.
cœur de la Kabylie ; là vivent les tribus guerrières par excellence,
fortes ensemble de 35,000 fusils (1). Seules elles ont conservé in-
tactes la langue, la coutume, les institutions nationales, parce que
seules elles n'ont plié sous aucune domination avant la nôtre (2),
et leur prestige est tel que leur tranquillité suffit à garantir la paix
générale de la Grande-Kabylie.
Il faut avoir parcouru le Djurdjura pour se douter de la force
défensive qu'il présente. La chaîne principale atteint par points une
altitude de 2,200 mètres; quand les neiges ne la couvrent pas (3),
les grands rochers qui la couronnent suffisent à rendre périlleux les
passages entre les deux versans. De quelque côté qu'on aborde le
pays, ce sont ou montagnes abruptes offrant des défilés qu'une poi-
gnée d'hommes défendrait contre une colonne, ou vallées profondes,
souvent infranchissables, qui servent de fossés à une série de for-
teresses naturelles séparées. Sur les pitons se dressent les villages,
bâtis en pierres solides et entourés de ravins, de chemins creux, de
retranchemens, de haies vives. Qu'on se figure, au sein de ce pays,
une population beaucoup plus serrée que la population moyenne
de la France (/i), et l'on mesurera toute la portée qu'aurait prise l'in-
surrection, si elle avait compté de pareils alliés.
Or est-ce la force des armes qui a maintenu ces Kabyles dans le
devoir? Non; deux mille hommes à peine occupaient leur territoire.
(1) Le nombre des fusils est g(5néraleinent une moyenne entre le quart et le cin-
quième de la population. Les vrais Kabyles du Djurdjura sont au nombre de 160,000
environ, compris dans tout le cercle de Fort-Napo!éon et une partie des cercles de
Dra-el-Mizan et de Tizi-ouzou.
(2) Si incomplets que soient les documens bistoriques qui concernent la Kabylie du
Djurdjura, il en ressort qu'elle est demeurée indépendante durant les périodes romaine,
vandale, byzantine, arabe et turque. Abd-el-Kader lui-même essaya vainement d'y
établir son autorité; il n'y pénétra qu'une fois, et encore à titre de pMerin. Quand les
Kabyles devinèrent ses projets de domination, ils le prévinrent que, s'il revenait jamais,
au lieu d'être reçu avec le kousskoi(,ss blanc de l'hospitalité, il le serait avec du kouss-
kouss noir, c'est-à-dire de la poudre.
(3) Il neige dans le Djurdjura depuis novembre jusqu'à la fin de février. Les hivers
sont froids et humides, les étés tempérés.
(4) Une statistique fort intéressante, due au général de Neveu, qui commande la
subdivision de Dellys, établit que la population spécifique de la Kabylie du Djurdjura
est de 77,17 par kilomètre carré; celle de la France n'est que de 09,27, et celle du pays
arabe dans le Tell n'est que de 15. La Kabylie est deux fois plus peuplée que le Cantal,
la Haute-Marne et l'Indre, deux fois et demie plus que les Landes et la Corse, trois
fois plus que la Lozère, les Hautes et les Basses-Alpes. Sur les 89 départemens de France,
18 seulement ont une population spécifique supérieure à celle de la Knbylie. Ces
i8 départemens sont précisément ceux qui comprennent les plus grandes villes et of-
frent les plus fortes agglomérations urbaine', d'où il serait presque permis de conclure
que nulle part en France la population agricole n'est aussi dense que la population
kabyle.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 565
Auraient-ils ignoré les nouvelles du théâtre de l'insurrection? Pas
davantage : il est dans le Djurdjura des tribus voyageuses dont les
colporteurs vont aux extrémités de l'Algérie. Chaque semaine en
ramenait plusieurs au pays, qui venaient sur les marchés raconter
et grossir les événemens. Aucune des phases de la guerre ne leur
est restée inconnue; les imaginations avaient môme toute matière
à s'exalter avec des bruits merveilleux et étranges comme ceux-ci :
« marcherait-on trois jours dans le camp du chef de la révolte,
qu'on n'en verrait pas la fin... La tente du chérif n'était qu'or et
argent; rien n'égalait le luxe des insoumis dans leurs vêtemens et
les harnachemens de leurs chevaux... Les rebelles s'appuyaient sur
de formidables amis à l'ouest et à l'est : c'était tantôt l'empereur
du Maroc qui leur envoyait des renforts commandés par son propre
frère, et un contingent de nègres dont l'armement dépassait toute
perfection, tantôt le bey de Tunis qui annonçait à ses bataillons
kabyles qu'ils iraient bientôt manger la figue chez leurs frères du
Djurdjura... Le sultan de Constantinople, comme chef de la reli-
gion, avait béni la guerre sainte; secrètement lié à l'Angleterre, ii
projetait d'expulser les Français de l'Algérie. Abd-el-Kader lui-même
dirigerait les opérations, et déjà de sa personne il s'était mis à la
tête des mouvemens du sud pour reprendre pied sur cette terre
qu'il allait reconquérir (1). »
Enfin les sollicitations et les promesses des rebelles n'ont pas été,
comme bien l'on pense, épargnées aux Kabyles, mais sans plus de
succès. Quelques Zouaouas entre autres , appartenant à la plus
grande confédération djurdjurienne, traversaient, dans la province
d'Oran, le tcrrit' Ire des Flittas, lois du soulèvement de cette im-
portante tribu. Ils se voient entourés, accueillis, choyés; bientôt
des ouvertures leur sont faites. '; L'heure a sonné pour la Kabylie de
prendre les armes, disent les Flittas. Si les Français divisent leurs
forces, ils sont perdus; en aidant à notre délivrance, vous assure-
rez la vôtre. •
« — Fort bien, reprennent les Kabyles; mais en 1857, quand nous
supportions tout le poids de l'armée française, que faisiez- vous?
« — Nous étions en paix.
« — Vous étiez en paix ? Eh bien ! nous y sommes à notre tour,
et nous voulons y rester. »
La tranquillité de la Grande-Kabylie n'a donc sa raison d'être ni
dans la pression de la force, ni dans l'ignorance des événemens, ni
dans le défaut de sollicitations de la part des insurgés; alors à quoi
(i) Ces bruits divers, que nous avons recueillis nous-mûrae dans le Djurdjura du-
rant Tautomne de ISiJi, ont circulé avec persistance pendant toute l'insurrection al-
gérienne sans exciter chez les Kabyles la moindre agitation.
566 REVUE DES DEUX MONDES.
tient -elle? L'opinion algérienne est unanime à répondre qu'elle
tient à l'heureuse organisation que donna aux Kabyles du Djurd-
jura en 1857 la conquête française. Avant ce temps, à chaque tribu
de la Grande-Kabylie qui faisait sa soumission, il était d'usage d'ap-
pliquer la même organisation politique qu'en pays arabe, sans tenir
compte de la répugnance naturelle à une population républicaine
comme les Kabyles pour toute forme aristocratique de gouverne-
ment. Après la campagne de 1857, rompant soudain avec les erre-
mens du passé, le vainqueur (1) laissa au peuple du Djurdjura,
sous le contrôle de l'autorité française, la libre jouissance de son
administration nationale. On recueille maintenant les fruits de ce
système; que l'honneur en revienne à qui a su l'inaugurer.
Certes l'impression était saisissante lorsque, nouveau débarqué
avant l'expédition de 1857, on regardait d'Alger le Djurdjura se
dressant à vingt-cinq lieues vers l'orient, et qu'on entendait dire :
(( Le Djurdjura n'est pas encore à nous! » Et cependant dès 18/i2 le
maréchal Bugeaud avait senti que l'indépendance de la Grande-Ka-
bylie était pour les tribus voisines une provocation constante à l'in-
surrection, et que, sans perdre de notre force morale, nous ne pou-
vions laisser presque aux portes d'Alger un peuple insoumis témoin
vivant de notre impuissance. Dans des campagnes successives, il
poussa ses armes victorieuses jusque sur la rive droite du Sébaou;
mais en 18Zi7 même, dernière année de son glorieux commande-
ment, alors qu'il parcourait en vainqueur la vallée de l'Oued-Sa-
hel, il disait, montrant les tribus djurdjuriennes : « Nous ne sommes
pas assez forts pour aller là ! »
C'était aussi un des axiomes du maréchal Bugeaud, que « pour
posséder bien, il faut posséder tout. » Et en effet, tant que le
Djurdjura, resté libre, put servir d'exemple à la révolte, les insur-
rections des tribus kabyles que l'on croyait conquises furent inces-
santes. On eut beau, durant des années, resserrer progressivement
le blocus du massif djurdjurien, cette citadelle de la Grande-Kabylie
voulait, avant de se rendre, les honneurs d'un suprême assaut; elle
les a eus. Ceux qui assistaient au dernier effort des Kabyles savent
s'il fut énergique, et les soldats de Malakof, de Magenta, de Solfe-
rino, n'ont qu'à dire si le feu qu'ils ont entendu sur ces grands
champs de bataille efface dans leur mémoire la terrible fusillade du
combat d'Icheriden (2).
(1) Est-il besoin de nommer le maréchal Randon, qui gouverna l'Algérie de 1851
à 1858?
(2) Qu'on ne nous taxe pas d'exagération; nous avons eu l'honneur d'entendre le ma-
réchal de Mac-Mahon apprécier ainsi le combat d'Icheriden. On ne saurait trouver
■de meilleur juge. Le rude combat d'Icheriden s'est livré le 24 juin 1857. Icherideu
LES KABYLES DU DJDRDJURA. 567
Le souvenir de cette campagne a vieilli trop vite. C'est peut-être
qu'elle eut lieu au lendemain de la guerre de Grimée, à la veille
des victoires d'Italie. Entre ces deux brillantes sœurs, elle ne prit
pas le relief qu'elle méritait : a-t-on jamais su dans le public de
France qu'à la vue de nos tentes assises sur les crêtes du Ûjurdjura
les indigènes des vallées s'écriaient avec admiration : a Les Fran-
çais sont un grand peuple, ils sont montés là-haut (1)? » A-t-on
songé qu'il y avait un fait historique considérable dans la conquête
de toute une population que les plus puissans dominateurs du nord
de l'Afrique, anciens ou modernes, n'avaient pas assujettie? Se
rappelle-t-on seulement que cette soumission achevait, il y a huit
ans, la pacification générale de notre colonie algérienne sur une
profondeur de cent trente lieues vers le sud et une étendue, le
long de la côte, de deux cent cinquante lieues?
Les temps sont changés depuis cette belle époque de sécurité et
d'espérance; mais l'attitude actuelle de la Grande-Kabylie rajeunit
l'œuvre de 1857 et lui rend son éclat, car ce fut plus qu'une œuvre
de guerre habile et victorieuse, ce fut une œuvre d'organisation et
de paix étudiée, mûrie, fondée sur les institutions nationales des
vaincus. En même temps que Fort-Napoléon s'élevait sur la cime de
leurs montagnes pour bien montrer que désormais on les voulait do-
miner, le maintien de leurs immunités nationales témoignait qu'on
ne les voulait pas asservir. Ils furent contens alors, ils le prouvent
aujourd'hui.
En vérité, l'opinion étrangère accuse trop volontiers la France de
ne savoir pas organiser ses conquêtes : l'on accordera bien au moins
que le repos de la Kabylie est un sérieux succès d'organisation;
mais, s'il est vrai même que le caractère français nuise par ses im-
patiences au développement et à la conservation de nos colonies,
l'influence d'un grand peuple ne se mesure pourtant pas aux seules
traces matérielles qui subsistent ou au profit qu'il recueille. Est-ce
que, pour avoir perdu les Indes, la Louisiane, le Ganada, la France
y a laissé moins vivant le prestige de son nom? Et, s'il doit jamais
se fonder quelque chose de stable au Mexique, ne sera-ce pas en-
core grâce au drapeau français, symbole d'ordre et de civilisation
dont le souvenir restera là-bas comme le plus sûr garant de l'œuvre
qu'il aura commencée?
est un village de la confédération des Aït-Iraten, situé sur la crête qui se prolonge vers
les Aït-Menguellet. Les Kabyles de tous les points du Djurdjura s'y étaient donné ren-
dez-vous; ils avaient élevé, en avant du village, une fortification complète en terre, abat-
tis, branchages, qu'ils défendirent avec une vigueur acharnée, et dont nous ne nous ren-
dîmes maîtres que par un mouvement tournant.
(1) Nous avons nous-mème entendu cette parole en 1857 dans la vallée du Sébaou
568 REVUE DES DEUX MONDES.
Malheureusement c'est en France peut-être que l'Algérie compte
parmi les esprits prompts à désespérer ses plus violens adversaires;
ils sont las de s'occuper d'elle : elle n'est plus à leurs yeux qu'une
terre ennemie, qui pèse sur la métropole comme un lourd fardeau.
Plus que jamais c'est un devoir, ce nous semble, pour qui connaît
un peu ce cher pays d'Afrique, de jeter, si faible qu'elle soit, quel-
que vraie lumière sur ce qui le touche. Dans les découragés d'au-
jourd'hui, il serait aisé de reconnaître les trop confians d'hier. A
ceux-là, ingrats envers la mère-patrie de nos jeunes gloires mili-
taires et la précieuse école de notre armée, il importe de répondre
que la crise algérienne n'a pas tout compromis, puisqu'elle a rendu
plus manifeste l'heureuse tendance du pur élément kabyle à se
concilier avec nous.
Que l'affinité de la race kabyle pour la nôtre se trouve en germe
dans ses institutions nationales, qu'elle ait été heureusement ex-
ploitée déjà par la conquête française, qu'elle soit susceptible de
s'accroître encore, c'est ce que nous pensons prouver en examinant
successivement l'état de la société kabyle du Djurdjura avant la
campagne de 1857, — l'organisation que la conquête lui a donnée,
— les progrès enfin que les aspirations kabyles, aussi bien que l'in-
térêt français, peuvent réclamer ou permettre. Au reste, une simple
esquisse comparative des physionomies, des caractères distincts du
Kabyle et de l'Arabe, mettra vite en lumière ce que nous avons de
commun avec l'un plutôt qu'avec l'autre. L'Arabe a le teint brun,
la barbe noire; l'air de gravité majestueuse qu'il afifecte exclut de
son visage toute mobilité d'expression. La tête du Kabyle, blonde
aussi souvent que brune, paraît moins fine, mais porte davantage le
cachet de l'intelligence; son aspect est franc, son œil vif, sa figure
parle. — L'Arabe, indolent, paresseux, ami du luxe et de l'ostenta-
tion, s'absorbe volontiers dans la mollesse d'une vie contemplative:
le Kabyle est l'homme du travail : dès qu'il cesse de remuer le sol
avare de sa montagne, c'est l'industrie, c'est le commerce qui l'oc-
cupent; content du nécessaire le plus strict, il ne met jamais de luxe
qu'à son fusil, à l'arme qui doit protéger son honneur et sa liberté.
« L'Arabe ressemble au chat, disent les Kabyles; caressez-le, il fera
gros dos; frappez-le, il se fera petit. » En effet, l'Arabe est vain,
mais il s'humilie devant le coup de bâton. La fierté du montagnard
n'aime à s'abaisser devant personne ; le dernier des Kabyles ne-
souffrirait point qu'on le frappât sans se venger. — L'Arabe est
habitant de la tente et pasteur; le Kabyle habite une maison de
pierres; il tient de cœur à sa montagne, à son village, à son foyer,
qu'il ne quitte jamais que pour son commerce et avec esprit de
retour. — L'organisation de la société arabe est aristocratique.
LES [vABYLES DU DJURDJURA. 5(39
presque féodale, celle de la société kabyle démocratique et égali-
taire; chacun de ses membres pi'étend s'ingérer dans la direction
des aiïaires publiques.
Enfin, — et nous touchons ici le point capital, — l'Arabe ne con-
naît d'autre loi que sa loi religieuse; c'est une source vive où son
antagonisme contre nous se retrempe constamment. Le Kabyle,
bien que musulman comme l'Arabe, place ses devoirs de citoyen
au-dessus des devoirs religieux, sa coniume nationale au-dessus du
Koran. Ainsi ce terrible obstacle de la religion, qui se dresse tou-
jours entre nous et l'Arabe, ne vient plus entre le Kabyle et nous
qu'en seconde ligne : au premier plan, nous trouvons sa passion
d'égalité civile et politique, son amour du travail et de l'industrie;
sur ce teri'ain, il est tout accessible au progrès, et si nous savons
flatter en lui le travailleur et le citoyen, de plus en plus peut-être
le musulman s'effacera. On le voit, l'élément kabyle se rapproche
de nous par les côtés mêmes qui l'éloignent de l'Arabe; il est donc
permis de le dire assimilable et perfectible, et c'est chose vraiment
encourageante de penser que ce que nous ferons pour son dévelop-
pement matériel et moral pourra bien à la fois satisfaire ses goûts
et profiter à notre domination.
I.
Avant la conquête, la Kabylie du Djurdjura formait une répu-
blique fédérative sans gouvernement central. L'unité politique et
administrative de la fédération était le village ou dechni (1); cha-
que dcrlira constituait à elle seule une vraie république indépen-
dante. Ce type d'organisation a été maintenu dans ses traits essen-
tiels, et ce que nous essaierons d'en dire gardera sur plus d'un
point l'intérêt de l'à-propos.
En pays arabe, l'œil a souvent peine à découvrir des traces d'ha-
bitation et de vie; la couleur sombre des tentes se confond triste-
ment avec le sol. C'est au contraire un vivtmt aspect que celui des
villages kabyles placés en relief au faîte des mamelons et mon-
trant, par-delà une ceinture d'oliviers, de figuiers, de cactus et de
frênes, l'amas de leurs maisons blanches couronnées de gaies toi-
tures en tuiles rouges. A voir ces villages avec leurs maisons de
pierres, leurs rues étroites, les obstacles de terrain qui les entou-
rent, on croirait toutes ces défenses préparées contre la conquête
étrangère. Non, c'est avant tout contre l'intluence des autres vil-
lages que l'orgueilleuse individualité de chacune de ces petites ré-
(1) Le mot dcchra est emprunte à la langue aiate.
570 REVUE DES DEUX MONDES.
publiques a prétendu abriter derrière une sorte de forteresse le
jeu libre de ses institutions municipales (1). Cependant, la passion
d'individualité une fois satisfaite, chaque village, sentant quelle se-
rait sa faiblesse le jour où un puissant ennemi du dehors le vien-
drait attaquer, a dû. se chercher des alliés; les plus naturels étaient
les plus voisins, et une alliance fondée quelquefois sur d'antiques
liens de famille, mais commandée toujours par la configuration du
sol, a réuni un certain nombre de dcchras en un groupe qui est
Yarch, c'est-à-dire la tribu (2). Par une logique extension de ce
principe, les tribus les plus voisines se sont respectivement asso-
ciées pour former des ligues nommées kehila (3). C'est la réunion
de toutes les kebilas qui compose la nation kabyle, et l'étymologie
du nom de kabyle ou kehaile, qui dérive directement du mot ke-
bila, dit d'elle-même que le peuple kabyle est le peuple de la fé-
dération.
Ainsi l'ensemble des dechras forme Yarch, l'ensemble des archs
forme la kehila. C'est surtout une loi topographique qui préside à
ces associations, et l'on peut presque établir que la kehila com-
prend une chaîne de montagnes, Yarch un contre-fort, et la dechra
un point militaire du système [h).
Il n'est point de village si humble dans le Djurdjura qui ne pré-
sente une organisation complète de la société kabyle; on l'y re-
trouve tout entière avec son gouvernement, sa constitution civile,
son caractère et ses passions. La forme du gouvernement est sim-
ple; c'est la forme démocratique pure. Tous les pouvoirs poli-
tiques, administratifs, judiciaires, sont concentrés dans la djemâ
ou assemblée du peuple, qui se réunit régulièrement chaque se-
maine, — extraordinairement, quand il est besoin. La djemâ dé-
lègue le pouvoir exécutif à un magistrat, Y aminé, nommé par le
(1) Les plus gros villages kabyles n'ont pas plus de 3,000 âmes.
(2) Le mot arch est également arabe. — Les tribus kabyles les plus nombreuses
comptent de G,000 à 7,000 habitans.
(3) Les deux kebilas les plus puissantes du Djurdjura sont les Zouaouas, qui com-
prennent huit tribus, avec une population totale de 34,000 âmes, et les Aït-Iraten,
formant cinq tribus, avec une population de 18,000 habitans.
(4) Chaque village kabyle porte un nom particulier qui exprime le plus souvent un
fait matériel; exemple: Agouni ou Djilbân (le champ de pois), Taguemount ou Ker-
rouch (la colline du chêne), Taddert ou Fella (le village d'en haut). Chaque tribu
porte un nom générique; c'est tantôt un nom propre, tantôt un nom qualificatif, mais
précédé généralement de la particule ait, qui correspond au béni des Arabes et signifie
les gens de... ou les enfans de... Par exemple, la tribu des Aït-Yahia est la tribu des
enfans de Yahia. Les Aït-Boudrar sont les gens ou les enfans de la montagne, les Aït-
Ouassif sont les gens de la rivière. La kehila comprend également sous un seul et
même nom les diverses tribus qui la composent; ce nom peut être précédé de la par-
ticule ait, comme dans les Aït-Iraten, ou ne pas l'être, comme dans les Zouaouas.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 571
suffrage; la durée du pouvoir de Y aminé est, suivant les usages
locaux, annuelle ou sans limite, sous cette réserve que, si la con-
fiance publique vient à lui manquer, V aminé offre volontairement
de se démettre pour éviter une déchéance.
Cependant au sein du village ou dechra, véritable unité poli-
tique, se distinguent et s'agitent des unités secondaires dites kha-
roubas, dont chacune comprend un groupe de plusieurs familles
ayant une origine commune et conservant entre elles des rapports
intimes de fraternité. Ces kharouhas affectent, elles aussi, dans
l'administration du village, une individualité tranchée : également
jalouses de leur liberté propre, elles ne permettent pas à Yamine
de s'immiscer dans leurs affaires intérieures, et tandis que la djemâ
élit son aminé, chaque kharouba se nomme un représentant ou
tamen qui sert d'intermédiaire entre elle et l'autorité executive.
L'assemblée suprême décide de la paix et de la guerre, rend
la justice, ordonne les corvées, impose les contributions et les
amendes, soumet enfin les actes de Yamine à son contrôle souve-
rain; elle réalise par sa composition même le gouvernement de
tous; chaque citoyen en fait partie du jour de sa majorité, et le
Kabyle est majeur vers quatorze ou quinze ans (1), dès qu'il a sup-
porté une fois le jeûne du rhamadan (2). U aminé ouvre et préside
les séances de la djemâ. Il veille en temps de paix à l'exécution
des lois et des décisions de l'assemblée, à la rentrée des impôts et
amendes; dans les prises d'armes, c'est lui qui indique l'heure des
rassemblemens et distribue les munitions; c'est lui qui a l'honneur
de marcher au combat à la tête de ses concitoyens. Un oukil,
comptable des deniers de la djemâ, et un khodja, secrétaire ou
greffier, complètent l'organisation administrative. Toutes les fonc-
tions publiques sont gratuites.
Voilà donc le village constitué en vraie commune indépendante
et présidé par un chef électif qui est en quelque sorte un maire
ayant les iamens pour adjoints de son administration; voilà le
Kabyle à la fois électeur, député, juge, soldat, partie active dans
la direction de la chose publique. Voilà bien, en un mot, le ré-
gime égalitaire par excellence; mais tout ce qui est fait pour éle-
ver l'homme au-dessus de ses pareils n'en garde pas moins, là
(1) Il est fort rare qu'un jeune Kabyle no tienne pas à honneur de remplir, dès qu'il
le peut, ses devoirs de citoyen. Si la djemâ vient à savoir qu'un jeune homme capable
déporter un fusil néglige de se présenter, elle l'appelle et lui fait snlv;- l'épreuve du fil.
On mesure le cou du jeune homme avec un fil, on double cette mesure, on lui place
entre les dents les deux bouts du fil, qui forme ainsi une boucle; — si sa tête peut^
passer dans la boucle, il sera déclaré majeur.
(2) Le rhamadan dure un mois lunaire, pendant lequel les musulmans doivent s'abs-
tenir de boire et de manger depuis le lever jusqu'au coucher du soleil.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
comme ailleurs, son prestige : l'intelligence, l'éloquence, le renom
militaire, la fortune, la naissance même, sont autant de titres à
l'influence dans la djernû, et le pouvoir de \amine, quelque sou-
mis qu'il paraisse au contrôle de l'assemblée populaire , grandit
singulièrement par la valeur de celui qui l'exerce. C'est assez dire
le rôle capital que joue l'élection d'un aminé dans la vie politique
de la société kabyle. Sauf le cas exceptionnel où Y aminé est dé-
signé d'avance par la voix publique, il faut compter, dans toute
élection, avec la personnalité ardente et orgueilleuse du compéti-
teur kabyle, avec l'ambition de chaque kharouha^ qui aspire au
pouvoir pour l'un de ses membres. Quelques tribus du pays des
Zouaouas avaient établi sagement que tout village demanderait son
aminé à chacune de ses khnroubas tour à tour. Cet usage n'a point
prévalu; le caractère kabyle se plaît à la lutte et à la recherche.
Plaçons -le donc dans sa véritable sphère et mettons deux partis
en présence. Les orateurs ne manquent point pour exalter devant la
djcmâ les méiites de leurs candidats. Le Kabyle aime la parole,
volontiers il en subit le charme; mais l'éloquence elle-même a fort
besoin d'une bonne voix qui se fasse écouter au milieu des que-
relles, des interruptions et du tumulte. Si l'on finit par s'accorder
ou qu'une forte majorité se dessine, V aminé est acclamé, et un ma-
rabout lit la prière du falah qui appelle la bénédiction du ciel sur
l'assemblée et son nouvel élu. Si aucun des partis ne cède et que
leurs forces se balancent, le village peut rester sans aminé, c'est
l'anarchie; le temps est alors venu de l'intervention des imirabouts,
qui ont un rôle reconnu de tous, le rôle sacré de la conciliation.
Que sont ces marabouts admis ainsi comme médiateurs? Leur
nom le dit, des hommes attachés à Dieu (1). Si, en montrant un
Tillage de marabouts, vous demandez à un Kabyle : « Qui habite
ce village? » il vous répondra : « Ce ne sont pas des Kabyles, ce
sont des marabouts. » La tradition leur donne en effet une origine
arabe : les premiers marabouts du Djurdjura seraient des Arabes
de l'ouest, peut-être des Maures chassés d'Espagne qui vinrent
demander asile comme serviteurs de Dieu et comme proscrits. Les
différends étaient nombreux, les guéries civiles fréquentes dans la
montagne; pieux et désintére^jés au sein de ces luttes, les mara-
bouts furent naturellement choisis pour arbitres, et s'établirent là
même où leur neutralité servait à séparer les parties hostiles. Avec
le temps, ils formèrent des kharoub/is, des dcchras, même des tribus
spéciales. Pour se faire mieux accepter de la société kabyle, ils
prirent ses institutions et sa coutume, adoptèrent sa langue, sans
^1) L'étymologie da mot marabout est marabeth, qui signifio attaché, lié.
LES KABYLES DU DJURDJDRA. 57S
cesser d'être les interprètes du Koran, et aux yeux des populations
de la montagne, qui presque toutes ne savent ni lire ni écrire, ils
ajoutèrent à leur caractère religieux le prestige du savant et du
lettré.
« Les marabouts ne se battent pas, » dit le proverbe kabyle (1):
il leur appartient par cela même d'intervenir dans les luttes et de
les apaiser; mais, si écoutés qu'ils puissent être, ils ne réussissent
pas toujours à se faire entendre, soit que deux partis d'égale force
répugnent à toute concession, soit qu'une minorité mécontente re-
fuse absolument de se soumettre. Alors la poudre parle (2); c'est à
elle qu'on a recours en dernier ressort, c'est le juge suprême des
conflits, et nous ne disons pas seulement des conflits politiques:
sur chaque question litigieuse, sur chaque débat d'intérêt local, le
pour et le contre forment deux camps opposés qui peuvent en venir
aux mains. A ces deux camps, les Kabyles ont donné le nom carac-
téristique de soff. Soff signifie rang, on se range de tel côté ou de
tel autre. L'unanimité est rare; chaque village ofl're généralement
deux sojj's, dont la composition ne demeure pas invariable; les cir-
constances la peuvent modifier, et la corruption même n'est pas im-
puissante à entraîner quelque membre influent d'un sof[ dans le
«0^ opposé, où il amène avec lui ses partisans. Ce qui importe,
c'est que personne ne reste neutre; l'abstention n'est pas permise:
il faut se placer dans un soff ou dans l'autre, sous peine d'être
victime des deux. Les membres d'une même kharouba sont d'ordi-
naire du même aojf, car au sein de cette société, où chacun prend
part à la vie poliiique et civile tout ensemble, le soff n est pas seu-
lement un parti politique, mais un abri protecteur, une chaîne
étroite entre des citoyens prêts à défendre ou à venger, — au be-
soin par la poudre, — les droits et l'injure d'un seul.
Lorsque les passions excitées ne connaissent plus de frein, le
combat est un mal nécessaire. Celui des deux soffs qui attaque
donne le signal par un coup de fusil tiré en l'air. Sans cet avertis-
sement, il y aurait lâcheté dans l'attaque; la mort d'un citoyen se-
rait un meurtre. Une fois le signal entendu, tout devient de bonne
et loyale guerre. La défense de chaque kliarouba est favorisée par la
disposition de ses maisons, qui forment un même groupe, et chaque
maison semble une petite forteresse. N'ayant qu'un rez-de-chaus-
sée composé de deux pièces, l'une qu'habite la famille, l'autre les
animaux, elle offre à peine quelques lucarnes percées dans les murs
(1) Excepté en temps d'invasion, car le» marabouts oat, tout comme les autres, pri»
le» armes contre nous.
(2) Phrase kabyle consacrée.
574 REVUE DES DEUX MONDES.
et n'a d'autre communication au dehors que la porte d'entrée (1).
A l'approche de la lutte, les portes sont barricadées, des obstacles
construits, des créneaux ouverts, des fossés creusés; puis c'est la
guerre des rues, ce sont des sièges de maisons : on tente des as-
sauts, on pratique des brèches au moyen d'une perche à bout ferré
que deux ou trois hommes manœuvrent, abrités sous un épais bou-
clier de bois. Souvent, par une tactique habile, les plus diligens
ont couru dès l'abord s'emparer des fontaines, afin de couper l'eau
à l'ennemi... Quand un soff est vaincu, il s'incline d'ordinaire de-
vant le jugement des armes; mais que, trop irrité de sa défaite, il
veuille faire scission , quitter le village , aller grossir le village voi-
sin, les marabouts trouvent encore moyen d'intervenir, et ils ont été
parfois jusqu'à obtenir du soff vainqueur qu'il se déclarât vaincu,
pour retenir par ce généreux mensonge ceux dont le départ affai-
blirait la dcchiri. Si la lutte se prolonge sans résultat, que les pertes
soient égales des deux parts, la tâche devient facile aux concilia-
teurs : on s'est battu, il n'y a ni vainqueurs ni vaincus, l' amour-
propre est satisfait; chacun peut donc, sans humiliation ni faiblesse,
faire à l'intérêt public le sacrifice de ses ressentimens.
A l'instar des soffs qui divisent un village, on voit des soffs se
former au sein des tribus , au sein des kebilas- mais un gouverne-
ment central organisé comme celui du village , on n'en retrouve
plus. Dans les grandes circonstances, il est vrai, alors que le chré-
tien menace et que toute rivalité de soffs disparaît devant le danger
commun, les aminés d'une tribu ont coutume de se choisir un chef,
nommé (imine-el-ouména , c'est-à-dire aminé des aminés, qui doit
conduire au combat tous les contingens de la tribu. Cependant une
kebîla n'élit jamais un chef unique; elle penserait créer une sorte
de sultan, et rien ne répugne davantage au caractère kabyle : même
lors de leurs guerres contre nous, l'unité, si nécessaire au comman-
dement, fut sacrifiée à cette répugnance, et en 1857 les sages du
Djurdjura qui avaient vieilli dans les luttes savaient bien nous dire :
« Vous êtes les plus forts, mais vous nous avez surtout vaincus parce
que, pour vous commander, vous avez une seule tête, quand nous,
nous en avons cent! »
Sur ce théâtre plus vaste, il importe de ne pas confondre les al-
liances appelées soffs avec les fédérations qui dérivent des lois to-
pographiques, et que nous avons nommées tribus et kebilas. Celles-
ci restent immuables ; les soffs au contraire varient, grandissent ou
tombent avec les événemens. Par cela même que le village est seul
(1) Dans l'intérieur, point de meul)les, sauf les métiers de tissage des femmes; contre.
le mur, de grandes jarres renfermant les grains et des vases contenant l'huile.
LES KABYLES DU DJURDJURA, 575
un centre organisé où les intérêts privés et publics se débattent
constamment, les occasions de querelles et de luttes entre soffs de
village sont plus fréquentes qu'entre soffs de tribu et de kebila; la
susceptibilité kabyle demeure cependant partout en éveil : pour une
question générale ou particulière qui se discute sur un marché, tel
soff de tribu ou telle tribu entière peut se trouver froissé et vouloir
vengeance. Si les concessions offertes et l'intervention des mara-
bouts sont impuissantes à l'apaiser, c'est encore la guerre, et non
pas la guerre à demi ; on déploie même ardeur, même acharnement
que si l'on avait l'étranger devant soi. Des règles chevaleresques
président d'ailleurs aux provocations : deux tribus ont échangé par
exemple, comme gage de paix, un fusil, une arme quelconque (1);
celle des deux qui veut rompre renvoie à l'autre l'arme en dépôt, et
la lice est ouverte. Le Kabyle, armé en guerre, avec une simple tu-
nique de laine (*2), les jambes et les pieds nus, la cartouchière autour
de la taille, une calotte sur la tête ou même la tête découverte, muni
de son fusil , de son /lissa (3) , de sa petite hache , entre en cam-
pagne [h). Il s'embusque, fait le coup de feu et prend soin de cher-
cher un appui à son arme pour tirer plus juste; puis, la lutte s'a-
nimant, on en vient à couper des arbres, à détruire des maisons. Il
n'y a trêve que pour enterrer les morts; toute la djcmâ assiste aux
funérailles, chaque citoyen aide à creuser la fosse, et aussitôt après
on retourne à l'action. L'assaillant sait ouvrir des tranchées pour
se rapprocher des villages; l'assiégé ferme les rues par des retran-
chemens, et transforme en réduits les habitations les plus propres
à la défense; les femmes elles-mêmes entonnent le chant de guerre,
et, parées comme en un jour de fête, elles vont exciter leurs maris,
leurs frères ou leurs fils au combat.
Il est difficile d'imaginer combien le Kabyle est prêt à tout sa-
crifice pour une question de niff, c'est-à-dire de point d'honneur.
On en a vu mettre le feu à leurs propres maisons pour qu'il n'y
fût pas mis par le «o^ opposé. Quoi d'étonnant qu'à pareille école,
au sein d'une telle société, l'homme devienne soldat en même temps
que citoyen, et cesse de l'être alors seulement que ses forces le
trahissent? Audace, intelligence du terrain, justesse du tir, ce sont
toutes qualités qu'il acquiert vite , ayant si souvent à les exercer,
(1) Quel que soit cet objet échangé, les Kabyles l'appellent toujours, par un vieux
souvenir, mzerag, ce qui veut dire lance.
(2) Le Kabyle a un respect religieux pour un vêtement troué d'une balle, et se garde
bien de le jamais réparer.
(3) Le flissa est un grand couteau ou petit sabre droit; il tire son nom de celui de
la tribu kabyle qui le fabrique.
(4) Le Kabyle est essentiellement fantassin; le cheval est fort rare dans le Djurdjura.
576 REVUE DES DEUX MONDES.
et le besoin de lutte inhérent à la nature même de la population
a valu au pays kabyle de vigoureux soldats formés de bonne heure;
mais celte humeur remuante, ces ambitions jalouses , ces luttes
continuelles, comment n'ont-elles pas livré dès longtemps la na-
tion épuisée aux mains de l'étranger? C'est qu'elle a eu toujours
deux sauvegardes, l'amour de l'indépendance (1) et le respect de
la loi. Cette loi , vraie souveraine de la montagne , supérieure aux
djemâs, aux aminés, à tous les pouvoirs qui varient ou qui passent,
n'est pas une loi écrite dont les auteurs soient connus; c'est la tra-
dition, la coutume, eurf ou. ada, charte séculaire reçue des an-
cêtres et strictement conservée et observée par tous.
Un kanoun ou code pénal (2) règle dans chaque village les peines
qui doivent réprimer les infractions à Yada. Par Yada sont prévus
tous les besoins sociaux; la djemâ et les aminés ne peuvent pas
plus refuser d'en appliquer les principes que l'individu de les su-
bir; ils se courbent tous, parce qu'ils sont tous égaux devant la loi.
D'une kebila, d'une tribu, parfois d'un village à un autre, Yada su-
bit des modifications de détail ; mais dans tout le pays kabyle les
dispositions fondamentales en restent les mêmes, et d'un accord
commun, à travers les révolutions locales, la coutume est demeu-
rée invariable, parce que, si au lendemain de chaque lutte le parti
vainqueur se fût permis de la changer, l'organisation sociale, minée
dans sa base, aurait bientôt péri sans retour.
II.
C'est dans ses lois surtout qu'un peuple grave le cachet de son
esprit. La coutume du Djurdjura offre dès l'abord un trait qui frappe,
— original et remarquable plus qu'aucun autre, et propre à toutes
les peuplades africaines de race kabyle, aux Berbères du Maroc
comme aux Thouaregs du Soudan : nous voulons parler de Ya-
naïa (3).
Police et force publique sont choses inconnues à la société ka-
byle. 11 fallait pourtant, dans l'intérêt de l'ordre, si souvent me-
nacé, que, sans même attendre l'intervention des marabouts, on
pût clore les condits par une mesure immédiate; il fallait, dans l'in-
térêt du commerce et de la sûreté individuelle, que la circulation
fût garantie sur les chemins pendant les guerres intérieures. Va-
naîa répond à ce double besoin : elle donne à tout citoyen le droit
(1) Nous avons trouvé sans cesse les Kabyles du Djurdjura réunis on faisceau pour
nous combattre.
(2) Le kanoun est un code écrit; ce n'est, à bien prendre, qu'un tarif d'amendes.
(3) Le moi anaia signifie protection, sauvegarde.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 577
(le suspendre les luttes par un seul mot, d'assurer par un sauf-
conduit protection et asile au voyageur.
Deux hommes se battent : un tiers intervient qui prononce entre
eux le mot anaîa-, le combat cesse sous peine d'amende contre qui
le continuerait. Deux tribus sont en guerre : une troisième jette
entre elles son anaîa; la trêve est forcée, sinon la tribu médiatrice
se tournerait contre celle qui déclinerait sa médiation. Pourquoi la
décliner d'ailleurs? La coutume ordonne, c'est à elle seule qu'on
cède; des deux parts, l'honneur et l'orgueil sont saufs. Quand la
guerre éclate dans quelque coin de la montagne, une kcbila, une
tribu, un village, peuvent couvrir de leur amiïa tel terrain, telle
partie de route. Ainsi se trouvent protégés les chemins réservés aux
femmes; les marchés sont des terrains légaux d'anaia. Un voyageur
a-t-il à parcourir des tribus diverses où il craint une attaque, il se
munit successivement d'un gage d'anaia donné par un membre de
chaque tribu; ces gages d'anaia sont une lettre, un anneau, un
objet quelconque, et d'asile en asile le voyageur arrivera sain et
sauf cà sa destination. 11 va de soi que plus un homme est influent
et renommé, plus Vanaia qu'il donne a d'importance au loin; mais
en principe Vanaia du plus humble des Kabyles ne passe pas pour
moins inviolable, elle représente un intérêt d'honneur que l'indi-
vidu n'est pas seul à défendre ou à venger; sa famille, sakharouba,
sa dechra^ le vengeront avec lui (1). Vanaia d'ailleurs a une sanc-
tion plus sûre encore que la vengeance : c'est que chacun voit en
elle comme un ami dont il aura besoin dans les mauvais jours.
Si Vanaia oflerte ou consentie par le protecteur fait défaut, il
est une autre anaîa qui vous couvre de plein droit dans le péril,
par cela seul que vous êtes sans défense. Un étranger traverse un
territoire hostile; on l'arrête, on le somme de dire ce qu'il vient
faire, où il va : « Je vais chez un tel, répond-il, et j'invoque son
anaia. » Gela suffit, on le laisse libre. Au voyageur assailli sur une
route est acquise d'avance Vanaia d'un Kabyle qui passera, et qui,
sans même le connaître, lui devra aide et assistance. Tout fugitif
qui cherche asile dans une maison a droit à Vanaia du maître de la
maison; tout Kabyle qui, poursuivi dans une tribu, se réfugie sur
(1) Même Vanaia donnée par une femme au nom de son mari est regardée comme
inviolable, et le fait suivant a laissé une impression profonde dans la montagne. Un
homme des Ait-Bouyoncef, voulant traverser le pays des Aïl-Menguellet, alla demander
Vanaia d'un ami qu'il avait dans celte tribu. L'ami était absent; sa femme prend sur
elle de donner au voyageur, comme signe d'anaia, une chienne connue dans le pays.
Bientôt la chienne revient seule et sanglante au logis : la nouvelle se répand; on s'in-
quiète, on cherche, on découvre le voyjgeur assassiné auprès d'un village. Grande émo-
tion, recours aux armes, guerre déclarée à la dechra coupable par le village offonsé>
qui garda en souvenir le surnom de village de la chienne.
TOiiE Lvi. — 18G5. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
le territoire d'une autre y trouve un abri certain sous Vanaïa de
cette tribu.
Mais c'est assez d'exemples pour placer Vanaia sous son jour à la
fois moral et utile. Vanaia grandit le citoyen par le droit de média-
tion et de protection qu'elle lui donne; elle resserre les liens d'une
société souvent divisée en laissant ouverte partout, en guerre comme
en paix, la porte de l'hospitalité. « Vanaïa est notre sultan, » di-
sent les Kabyles, et voici en quels termes éloquens une djeynâ du
Djurdjura répondait un jour au commandant supérieur de Dra-el-
Mizan, pour défendre l'inviolabilité de ce grand principe : « Vous
nous en voulez parce que nous donnons refuge à des gens qui sont
vos ennemis, et cependant nous ne faisons que suivre la loi de
Dieu. Quelle confiance aurez-vous en nous, quand vous entrerez
dans nos montagnes, si dès à présent nous vous livrons ceux qui
sont venus nous demander asile? Répondez, et dites-nous si vous
ne feriez pas vous-mêmes ce que vous nous reprochez. Notre anaia
est le pouvoir qui nous a gouvernés jusqu'à ce jour; la poudre a fait
taire les familles qui voulaient porter le trouble parmi nous. Nous
aimons et Y anaia et la poudre, parce que toutes deux nous ont
permis de régler nos affaires sans recourir à l'étranger; le jour où
nous cesserons d'en faire cas sera celui de notre décadence (1). »
Dans Y anaia, nous n'avons saisi qu'un trait particulier à la cou-
tume; or, pour prendre une idée exacte de l'état social d'un peuple,
il le faut nécessairement juger sur des questions d'intérêt général,
comme celles qui touchent à la famille et à la propriété. La com-
paraison avec des sociétés différentes fournit alors à l'étude un élé-
ment précieux.
La famille se constitue en Kabylie, comme ailleurs, par le ma-
riage. La polygamie est rare, elle est permise cependant ainsi que
dans la loi arabe; mais, en ce qui regarde la situation de la femme,
une différence profonde sépare la coutume kabyle de la loi musul-
mane aussi bien que de la nôtre. La femme kabyle, que nous voyons
sortir librement de sa maison, aller aux fontaines et par les chemins
sans se voiler le visage, diriger les travaux de l'intérieur, s'asseoir
même au repas devant son mari, — celte femme, aux yeux de la loi,
n'est pas une personne. Le père, en mariant sa fille, la vend au plus
offrant; pour l'époux, la femme est une chose qu'il achète. Le ma-
riage en effet a tous les caractères d'un marché. La demande est
adressée au père par un tiers qui débat avec lui le prix de sa fille (2).
(1) Lettre adressée en 1851 par une djemd de la confédération dos Gueclitoulas au
commandant supérieur de Dra-el-Mizan.
(2) A. défaut du père, ce sont les frères ou même le tuteur qui la vendent. A défaut
de tout parent mâle, c'est la mère qui en dispose.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 579
Le prix marchand d'une femme peut varier entre 70 et 1,200 fr.,
suivant sa beauté, l'importance de sa famille, l'amour qu'elle a
inspiré. Dans quelques villages, la coutume spécifie un taux qu'on
ne saurait dépasser; plus généralement, la valeur de la femme
subit, avec les années bonnes ou mauvaises, des hausses et des
baisses qui suivent le mouvement de la fortune publique. Une fois
l'achat conclu, plusieurs marabouts et témoins se réunissent; le
prix est stipulé verbalement devant eux; on ne rédige aucun acte (1),
on ne demande à la fiancée aucun consentement; la simple stipu-
lation du prix faite devant témoins, suivie de la lecture du fatah,
suffit à consommer le mariage légal.
Souvent l'on marie une fille avant l'âge de douze ans (2); si elle
est réputée trop jeune pour suivre son mari, elle continue à vivre
sous le toit paternel, où se donnent grand repas et grande fête le
soir du mariage. L'époux ne paie la somme convenue que le jour
où il conduit sa femme à la demeure conjugale. Elle s'y rend à dos
de mule, recouverte d'un burnous qui la cache complètement aux
regards, et des coups de fusil, des cris de joie, une fête nouvelle
l'accueillent dans sa nouvelle famille.
Quand il lui plaît, sans alléguer aucun motif, le mari peut dire à
sa femme : « Ya-t'en, je te renvoie. » Elle est obligée d'aller at-
tendre chez ses parens qu'il la veuille rappeler. S'il s'y refuse, la
répudiation devient définitive, et le mari reste libre d'épouser une
autre femme; mais la chaîne du premier mariage, brisée pour lui,
ne cesse point de lier injustement la femme, qui n'obtient que par
le divorce le droit de se remarier (3). Lorsque l'époux, au lieu de la
renvoyer simplement, lui dit : « Je divorce, » ce mot, prononcé de-
vant témoins, suffît à rompre le mariage. Le divorce n'aura toute-
fois ses pleins effets à l'égard de la femme que du jour où sa famille
rendra au mari le prix d'achat qu'il avait donné en l'épousant [h).
Si les parens ne paient pas, la femme n'a plus à espérer son rachat
que d'un autre homme qui, pour l'épouser, acquittera sa dette en-
vers le premier mari. Les conjoints trouvent donc au divorce plus
d'avantage qu'à la répudiation. Ils reprennent ensemble leur li-
berté, le mari reprend de plus son argent, et la plupart des Ka-
(1) Les actes de l'état civil sont inconnus en Kabylie pour le mariage comme pour
les naissances et décès.
(2) La coutume ne fixe pas d'âge, ni pour les hommes ni pour les femmes.
(3) La femme répudiée s'appelle tamaouok, ce qui veut dire retenue. Une veuve sans
enfans doit rentrer dans la maison du père, qui peut la vendre de nouveau. Comme
dans la loi musulmane, la veuve attend quatre mois et dix jours avant de se remarier.
La divorcée attend trois mois seulement.
(4) Le mari, dans la formule du divorce, peut stipuler un prix moindre que le
prix d'achat; il dit alors devant témoins : « Je divorce à tel prix. »
580 REVUE DES DEUX MONDES.
byles ne font pas û d'une somme qui leur économisera les frais
des secondes noces. On en a vu cependant qui, par vanité, dédai-
gnaient le divorce et achetaient une autre femme sans vouloir se
faire rembourser de la première; il faut être riche pour se donner
le luxe de la répudiation.
Malgré la facilité qu'il a de punir sa femme en la chassant, le
Kabyle est toujours un mari jaloux; il dit volontiers comme l'Arabe
que « si la Juive précède le diable, la musulmane le suit de près. »
Cependant la moralité des femmes est beaucoup plus grande en
Rabylie qu'en pays arabe; la coutume, il est vrai, châtie rudement
leurs désordres : elle condamne l'enfant adultérin ou naturel à pé-
rir dès sa naissance et livre la mère à la vengeance du mari ou aux
coups de la famille qu'elle déshonore. Pour se défendre au reste
contre les poursuites des séducteurs, la femme a un moyen sûr et
légal : dès qu'elle dénonce à son mari tel homme comme lui ayant
dit des paroles ou fait des propositions honteuses, le mari n'a qu'à
prendre son fusil et à tuer l'offenseur; la coutume l'y autorise,
l'usage le lui prescrit même sous peine de lâcheté. Si sévèrement
traitée que soit la femme par la loi kabyle, elle y trouve une dis-
position protectrice qui l'autorise à fuir les mauvais traitemens de
son mari en se retirant dans la demeure paternelle, où l'époux n'a
plus le droit de la venir chercher. Les parens eux-mêmes, lors-
qu'ils savent leur fille malheureuse après le mariage, peuvent la
rappeler, et la femme qui, dans ces conditions, fuit le toit conjugal
avant d'être répudiée conquiert la liberté de se remarier, pourvu
que son époux lui en donne l'exemple.
Ne mettre au monde que des filles, c'est pour la femme kabyle
un grand risque de répudiation. Par la naissance d'un enfant mâle
au contraire, son importance grandit dans la famille. Tout le vil-
lage est en joie; la poudre parle, on félicite les parens; un repas
et une fête réunissent les amis sous le toit de l'heureux père; mu-
sique (1), danse, chants, coups de fusil, you-yous (2) des femmes,
rien ne manque; plus on fait de tapage, plus on pense faire hon-
neur à l'amphitryon. Dans cet usage qui ne permet de fêter que
les naissances d'enfans mâles se révèle le caractère dominant de
la société kabyle : toujours exposée à la guerre, sa préoccupation
première est d'avoir des défenseurs. Or la naissance d'une fille
n'accroît en rien la force d'une famille et d'un village, d'où cette
loi rigoureuse qui refuse complètement à la femme la qualité d'hé-
(1) Un orchestre kabyle se compose d'une petite flûte, d'une clarinette et d'une sorte
de grosse caisse.
(2) C'est par le cri you-you indéfiniment répété que les femmes kabyles ou arabst
témoignent leur joie.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 581
"ritière. Aux hommes seuls le droit de succéder, la terre ne peut
appartenir qu'à eux! Et pourtant, habituée à ces rigueurs, ne rê-
vant pas des privilèges qu'elle ne se croit pas dus, la femme kabyle
ne se juge pas malheureuse. Quand viennent les soirs des beaux
jours, que le travail est fini, à voir hommes et femmes causer, rire
et chanter ensemble sur le seuil des maisons, on oublie combien les.
conditions sont inégales. C'est qu'aussi la loi a beau ne la compter
pour rien, la femme est partout la femme; elle a toujours pour elle,
comme dit le Kabyle, « les paroles de l'oreiller. » Dans le Djurd-
jura même, les traditions de gloire et de souveraineté ne lui man-
quent pas. Le grand historien berbère Ibn-Khaldoun cite une femme
appelée Ghimsi, qui, vers l'an 1338, gouvernait les Aït-Iraten (1),
— et de nos jours Lella-Fathma la prophétesse, l'héroïne de notre
dernier combat sur les crêtes djurdjuriennes (2), sut pendant des
années dicter au loin ses volontés et ses oracles. Il nous souvient
de l'avoir vue, à l'heure où elle devenait notre captive, belle et
fière, entourée com^me une reine du respect et des hommages de
tous.
La constitution de la propriété élève encore une barrière entre
la coutume kabyle et la loi musulmane; mais ici la loi kabyle se rap-
proche beaucoup de la nôtre. La plus grande partie du sol kabyle
est divisée en propriétés melk ou privées, et l'on peut dire que
dans tout le Djurdjura la propriété privée se trouve parfaitement
définie, limitée, fondée même en général sur des titres écrits que
les familles renferment soigneusement dans des coITres ou roulent
dans des tubes de roseaux. Ces Kabyles si démocrates sont proprié-
taires par excellence et sévères comme personne contre les empié-
temens du voisin; point de champ sans limites, point de verger
sans haies ou sans clôture de pierres sèches. La coutume entoure
elle-même la propriété des plus scrupuleuses garanties. Quand un
immeuble a été vendu, tous les membres de la famille du vendeur,
de sa kharouha^ parfois même de son village, sont autorisés à ra-
cheter cet immeuble : c'est ce qu'on appelle exercer le droit de
chefâ. — Outre le bien melk, base constitutive de la propriété ka-
byle, on distingue encore trois sortes de propriétés : la propriété
mechmel ou communale, comprenant des terrains vagues et indi-
vis, comme pâturages, chemins, marchés, cimetières; — le habbous
ou domaine de mainmorte, appartenant à certains établissemens
religieux; — la propriété rabbi ou lot de Dicu^ c'est-à-dire lot des
pauvres. Qu'un homme de bien dise devant témoins : « A ma mort,
(1) Ibn-Khaldoun, traduit par le baron de Slane, 1. 1", p. 257.
(2) Le 11 juillet 1857.
582 REVUE DES DEUX MONDES.
je veux laisser aux pauvres tel champ, tels arbres qui m'appartien-
nent, » les héritiers seront forcés d'en faire l'abandon, et ce legs
formera une propriété rabbi; mais qui paiera les semences? Une co-
tisation du village. Qui fournira le labour? Une corvée générale ou
iouiza, dont nul citoyen ne sera exempt. Un peuple aussi hospita-
lier à tous ne pouvait qu'être charitable pour ses pauvres, et les
pauvres sont nombreux sur une terre impuissante à faire vivre tous
ceux qui l'habitent. Ce n'est pas que la misère y naisse jamais de
la paresse : tant qu'il a de force, l'indigent demande courageuse-
ment son existence au travail ; mais quand l'âge et les infirmités
l'arrêtent, la société accepte comme un devoir naturel de le secou-
rir. Il n'est pas de fête, point de récolte d'où le malheureux re-
vienne les mains vides, et même à la maturité des fruits un usage
touchant ouvre aux pauvres l'accès des jardins et leur permet de
s'y nourrir. C'est la saison joyeuse où chacun a ses vivres assurés,
c'est le bon temps des loisirs qui suivent la moisson; c'est V époque
des figues, bien connue en Kabylie pour l'époque des exaltations et
des ardeurs guerrières. Demandez à un Kabyle pourquoi; il vous
répondra : « Quand le ventre est content, la tête chante ! »
En dehors de ces questions capitales de la famille et de la pro-
priété, la comparaison de la coutume du Djurdjura avec notre légis-
lation civile peut présenter encore d'intéressantes analogies; mais
il faut se borner ici à quelques indications principales. La loi ka-
byle, comme la nôtre, fait de l'adoption un acte solennel : elle veut
que l'adoptant soit plus âgé que l'adopté, et que la djemâ réunie
assiste à l'adoption. La douceur avec laquelle l'autorité paternelle
s'exerce, les règles de la tutelle (1), celles de l'interdiction appli-
cable aux aliénés et parfois aux prodigues autorisent le même rap-
prochement. Les biens se distinguent comme dans notre code en
meubles et immeubles. Les droits d'accession et d'alluvion sont
strictement prévus. Ainsi de l'usufruit, ainsi encore des servitudes,
qui offrent même une série de cas particuliers dont nous n'avons
aucune idée (2).
En matière de successions, la coutume s'écarte, sur trois points,
de la loi française : elle n'appelle pas les femmes à hériter, et n'ad-
met ni la représentation ni le bénéfice d'inventaire. « Ouvre les
yeux, dit le Kabyle, avant d'accepter une succession; quand tu
(1) La femme elle-même peut ôtre tutrice de ses enfans mineurs.
(2) Telle porte, par exemple, doit rester fermée à certaines heures où elle donnerait
vue sur les femmes du voisin ; — sur tel chemin passera la vache et non le veau, sur
tel autre la bôtc de somme en laisse et non en liberté. C'est surtout pour les sentiers
interdits aux hommes et réservés aux femmes que les droits de passage sont sévère-
ment réglés.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 583
l'acceptes, tu en peux recueillir toutes les créances, tu en dois
donc payer toutes les dettes. » En matière de donations et de tes-
taniens, la coutume diffère également de notre code : par donation,
le Kabyle a droit de disposer de tout son bien; par testament, la
quotité disponible est du tiers seulement. Bien peu de Kabyles sa-
chant écrire, le testament légal se fait toujours devant témoins. La
loi française ne permet de donner entre vifs ou par testament que si
l'on est sain d'esprit; la coutume kabyle exagère ce principe jusqu'à
interdire de donner ou de tester durant un voyage sur mer ou à la
veille d'une bataille : elle juge dans ces deux cas qu'il y a trouble
d'esprit, parce qu'il y a danger de mort. Les Kabyles connaissent
presque tous nos contrats. Pour la vente, ils suivent des principes
analogues aux nôtres, sauf le droit de chefâ, qui leur est spécial.
La vente des immeubles s'opère avec solennité et se constate le
plus souvent par des actes écrits d'une précision irréprochable. Ces
actes indiquent minutieusement les limites, les produits, le prix de
la chose vendue, et ne manquent jamais de porter cette clause
expresse, que « l'argent a été reçu par le vendeur en monnaie bien
frappée, en pièces ayant le poids voulu et exemptes de défauts. »
Mais c'est surtout en ce qui regarde les associations que la cou-
tume est curieuse par la diversité des cas qu'elle prévoit. Le goût
de l'association forme un trait frappant du caractère kabyle; l'as-
surance mutuelle se rencontre partout, dans la tribu, dans le vil-
lage, dans les familles : le forgeron s'associe au laboureur, le col-
porteur au tisserand; si l'un a une année mauvaise, il vit des
bénéfices de l'autre. L'association entre familles établit de vérita-
bles communautés dans lesquelles entrent parfois jusqu'à vingt
ménages différens. L'argent que chacun gagne est versé à la masse,
quiconque manquerait à ce devoir serait chassé; une sorte de pa-
terfamilîas administre et doit ses comptes dès qu'on les lui de-
mande; tout associé a droit de surveillance sur les femmes et de
correction sur les enfans de la communauté.
Formellement proscrit par la loi musulmane, le prêt à intérêt est
légal en Kabylie : 33 pour 100, voilà l'intérêt ordinaire, et parfois
60 pour 100; on a même vu prêter à 5 pour 100 d'un marché à
l'autre, c'est-à-dire pour une semaine. Si énorme que semble ce
taux, personne ne songe à le trouver usuraire; du moment où le
contrat existe par consentement mutuel, il est juste. Au reste, dès
que le Kabyle a un peu d'argent, il n'aime pas à le laisser dormir :
son esprit se tourne vers les conventions aléatoires. Les jeux de
bourse lui plairaient sans doute; il s'y essaie dans sa petite sphère
et tente hardiment déjà la spéculation en vendant ou achetant d'a-
vance la moisson future.
08i RliVUE DES DEUX MONDES.
L'hypothèque et les privilèges ont aussi leur place dans la loi
kabyle. En matière d'hypothèque, la coutume traite durement l'em-
prunteur et rend le prêteur usufruitier de tout ou partie du bien
hypothéqué jusqu'à restitution entière de la somme. Comme notre
code, elle reconnaît un privilège au vendeur non payé ou à l'ache-
teur qui a payé sans que la chose lui fût livrée; mais pourquoi une
créance privilégiée au marchand de talismans? C'est que les amu-
lettes sont fort en honneur dans la montagne, et le Kabyle se sus-
pend au cou volontiers de petits carrés de parchemin ou de métal
couverts de figures et de paroles qui doivent lui porter bonheur.
Quand un Kabyle a des dettes qui paraissent excéder la valeur
totale de ses biens, il est passible tout comme nous de V expropria-
iion forrt'c. Les créanciers demandent d'abord à la djcmâ d'inter-
dire au débiteur de vendi'e ou d'acheter jusqu'à ce qu'il ait présenté
son bilan; faute de l'avoir dressé avant un terme prescrit, il subit
l'expropriation. Enfin la théorie de la prescription a pareillement
sa trace dans la loi kabyle, et s'applique, en matière de vente, au
droit de cIk fà, qui se prescrit dans le bref délai de trois jours. Pour
les meubles, possession vaut titre; mais, quant aux objets volés oa
aux immeubles, point de prescription acquisitoire : la chose volée
doit être reprise enti-e toutes les mains, dans n'importe quel délai,
et lorsque le propriétaire d'un immeuble possédé même de bonne
foi par un autre a pu prouver ses titres, l'occupant est rigoureu-
sement dépossédé, quelle que soit la durée de sa possession.
Ces rapprochemens suffiront à prouver que la coutume kabyle
est plus complète et plus voisine de notre législation qu'on ne de-
vait l'attendre d'un peuple primitif. Cette coutume ne se conserve
que par tradition dans les mémoires, chaque génération l'enseigne
à la suivante, et nous serions certes un sujet de surprise, peut-être
de dédain pour le Kabyle, s'il apprenait que dans notre France,
011 la loi est écrite, bien peu de citoyens connaissent leurs droits
et leurs devoirs comme tout Kabyle connaît les siens.
III.
Les règles posées par la coutume, qui les applique? qui rend la
justice? De droit, c'est l'assemblée du peuple; de fait, — au moins
en matière civile, — ce sont des arbitres appelés ulémas (savans)
à qui la djemâ cède son pouvoir judiciaire pour ne se réserver que
la consécration suprême des jugemens. Les moindres procès, ap-
portés à la barre de la djcmâ , pourraient, avec l'animosité des
soffft, dégénérer en sujets de querelles et de luttes qui nécessite-
raient l'intervention conciliante des marabouts. Avoir r:co:u'S dès
LES KABYLES DU DJURDJURA. 585
l'abord à cette conciliation où il faudrait en fin de compte aboutir,
c'est une mesure d'ordre public que les djcmôs ont sagement adop-
tée. Chaque partie choisit librement un arbitre qui est d'ordinaire
un marabout : les deux ulémas opinent-ils de même, la cause est
jugée; sont-ils en désaccord, un troisième arbitre ou au besoin un
tribunal de marabouts décide en dernier ressort. Au cas où l'une
des parties récuse le marabout présenté par l'autre, c'est la djemâ
qui désigne les arbitres, les plaiguans restent étrangers à ce choix;
pour leur ôter même toute velléité de corruption , on ne leur fait
connaître leurs juges qu'en les conduisant devant eux. Les ulémas
reçoivent les preuves, écoutent les témoins, défèrent le serment,
et les faux sermons sont rares; l'usage veut en effet que l'on vienne
jurer sur le tombeau de quelque marabout vénéré, et il ne se trou-
verait guère de Kabyle qui ne croirait s'attirer malheur, s'il osait
mentir en face de ces tombes.
Au point de vue pénal, la cljcmâ est encore de plein droit sou-
veraine; Yamine n'ouvre pas une séance de l'assemblée sans ces
paroles sacramentelles : « Quelqu'un a-t-il connaissance d'un
crime, d'un délit, d'une contravention quelconque? S'il n'y a au-
cune plainte, tant mieux, car alors nous sommes en paix, et Dieu
soit loué! » Lapidation, bannissement, confiscation des biens, des-
truction de la maison, amendes, telles sont les peines applica-
bles (1); mais la djemâ ne les prononce (sauf les amendes) que
dans des cas exceptionnels où la morale publique et l'honneur du
village ont reçu une atteinte directe (2). En principe, la société ne
répond pas des crimes contre la vie et l'honneur des particuliers,
c'est la personne lésée qui les venge.
Nous avons montré le mari autorisé, sur la simple dénonciation
de sa femme, à tuer l'homme qui l'a outragée; tout citoyen a le droit
d'exercer contre un ennemi qui l'attaque la loi du talion, et ce n'est
pas un vain mot : dans certaines tribus, le talion s'exerce avec toute
la rigueur biblique. Quand un meurtre est commis, le meurtrier
doit mourir; mais son sang ou à son défaut le sang d'un de ses
proches suffit à éteindre la vendetta kabyle, dite rokba, car la rokba
n'est pas éternelle comme la vendetta corse; seulement elle appar-
tient de même au fils, puis au frère ou à l'héritier de la victime. lî
(1) La peine do la prison n'existe pas; elle ne pouvait convenir aux lois d'un ;)euple
aussi jaloux de liberté.
('2) Est passible de lapidation celui rjui tue ou livre à ses ennemis un individu pro-
tégé par Vanaia du viilage, celui qui tue père, fils ou frère pour hériter, ou son hôte
pour le voler. — Est banni quiconque, pendant une guerre, a introduit l'ennemi dans
le village, — quiconque abandonne son poste ou se montre lâche dans le combat. —
La lapidation et le bannissement entraînent la confiscation des biens et la dcstructieu
<le la maison.
586 REVUE DES DEUX MONDES.
y a enfin, de par la coutume, défense expresse de s'interposer entre
deux hommes dont l'un doit tirer une vengeance légitime de l'autre,
et quiconque renonce à se venger fait une lâcheté dont le village en-
tier ressent le déshonneur (1).
Les amendes, voilà les peines que la djemâ inflige et se plaît à
infliger, parce qu'elle y trouve la source principale du revenu pu-
blic. Les kanouns abondent en articles qui préviennent et punissent
les moindres délits, comme querelles, menaces, dégâts commis sur
les chemins, empiétemens de propriétés, retards pour assister aux
séances de la djemâ ou aux corvées prescrites, etc.. Même en ma-
tière criminelle, sans préjudice de la vengeance laissée à la victime
ou à sa famille, la djemâ impose une amende immédiate au cou-
pable, qui, faute de l'acquitter, verra ses biens confisqués et ven-
dus aux enchères (2). Tous les vols, longuement énumérés par la
loi, sont punis d'amendes plus ou moins fortes, suivant leur gra-
vité (3); mais, chose étrange, le recel ne compte pas comme délit;
(1) La dia arabe ou prix du sang n'est admise qu'exceptionnellement. Le Kabyle
regai'de comme honteux de racheter par l'argent le sang d'un homme. Un citoyen des
Aït-Ouaguenoun ayant laissé le meurtre de son frère impuni, la djemâ de son village
l'a banni en déclarant que, pour n'avoir pas vengé la mort de son frère, il devait être
complice de l'assassin.
(2) Les kanouns sont les tarifs d'amendes, ils sont écrits, et chaque village a les
siens; mais les crimes et délits punis sont presque partout les mêmes, bien que, sui-
vant les localités , le taux de l'amende puisse varier. La citation de quelques articles
tirés de divers kanouns donnera une idée de la sévère prévoyance du législateur :
Un coup porté avec une pierre ou un instrument de fer. . est puni de 5 réaux (*).
La seule menace de frapper — 1
Armer son fusil et menacer quelqu'un — 9
Vouloir recommencer une dispute après qu'un tiers s'est
interposé — 6
Chercher querelle à un homme qui accompagne une
femme — 5
Injurier un vieillard ou une femme — 20
Une femme qui injurie un homme ou une autre femme. . — 1
L'homme qui va à la fontaine des femmes — 5
Accoster une femme sur une route ou dans un bois — 20
Lui faire des propositions honteuses — i20
Porter la main sur elle — 160
Frapper l'émissaire d'une fraction ennemie qui vient dé-
clarer la guerre — 10
Refuser la nourriture à ses père et mère dans le besoin. . — 25
Porter faux témoignage — ^^
S'interposer entre deux hommes dont l'un est en droit de
se venger de l'autre — 80
Renoncer par lâcheté à une vengeance légitime — 120
(3) Des amendes différentes punissent le vol d'une poule, chèvre ou brebis, d'un
{') Le réal vaut 2 fr. 50 c.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 587
c'est une lacune des kanouns que le Kabyle explique par une vérité
peu morale : « le receleur est utile, on obtient de lui à bon marché
ce que le voleur ne rendrait pas. »
Payées d'ordinaire le jour même de la condamnation, recueillies
par les tamens et centralisées par Vamine, les amendes vont au
trésor du village, où entrent aussi les droits divers que la djeinâ
prélève sur les successions, mariages, divorces, ou naissances d'en-
ians mâles (1). Telles sont les ressources du budget; elles ont à
pourvoir surtout à trois sortes de dépenses (2) : travaux d'utilité
publique, — frais d'hospitalité envers les voyageurs étrangers, —
distributions de viande faites aux habitans du village et connues
sous le nom d'ouzia.
Tout citoyen est corvéable en matière de travaux publics et doit
sa part de main-d'œuvre. Ces travaux consistent à ouvrir et entre-
tenir les chemins, construire et réparer les fontaines, la mosquée,
la maison commune où se réunit la djemâ. La caisse publique
achète les matériaux et paie les ouvriers qu'il est nécessaire d'ap-
peler du dehors. — On sait déjà quel sentiment pieux les Kabyles
attachent à la pratique de l'hospitalité. Un voyageur arrive dans un
village, on l'héberge dans la maison commune et on le nourrit aux
frais de la djemâ. Si la caisse est vide, chaque maison s'ouvrira,
d'après un ordre établi, pour recevoir les hôtes, et Vamine désignera
au voyageur celle où il doit trouver asile et nourriture. — Cepen-
dant la dépense principale et la plus unanimement votée de tout
budget kabyle, c'est Vouzia (3). Au sein d'une vie laborieuse où
l'homme a besoin de toute sa force physique, l'hygiène commande
aiitant que la bienfaisance des distributions gratuites de viande dont
tous les citoyens, les indigens surtout, puissent profiter. Quand un
citoyen paie une forte amende, il y a fête dans le village, parce que
toute forte amende est aussitôt transformée en ouzia. De même à
chaque solennité, à chaque événement remarquable, la djemâ prend
dans sa caisse l'argent nécessaire à l'achat de bœufs et moutons dont
la viande se partage entre tous les habitans sur le pied de la plus
bœuf, âne ou mulet, de feuilles de frêne ou de figuier, de grains, de paille ok de foin,
de légumes et fruits verts ou mûrs. Pour les vols nocturnes, la peine est doublée; chez
les Aït-Mellikeuch, le voleur surpris dans une maison devient comme l'esclave du
maître de la maison, qui peut disposer de sa personne et de ses biens.
(1) Ces droits, qui sont réglés dans chaque village, sont en moyenne de 3 réaux
(7 fr. 50 c.) pour mariages, divorces et naissances. Le droit sur les successions peut
monter jusqu'à 20 réaux (50 fr.), si l'héritage est considérable.
(2) Sans compter les secours aux indigens et l'achat d'armes et de munitions pour
les pauvres en temps de guerre.
(3) Grâce à Vouzia, le Kabyle mange en moyenne dix fois plus de viande que
l'Arabe.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
parfaite égalité; « l'enfant qui vient de naître a sa part comme le
vieillard, » ainsi l'ordonne la coutume. Pour peu que le trésor pu-
blic ne suffise pas à Vouzia, une cotisation extraordinaire, propor-
tionnée à la fortune de chacun, vient compléter ce qui manque.
Dès que Yoiizia est résolue, chaque Uimcn déclare à Yamine le
nombre de bouches de sa kharouba-, il n'oserait pas exagérer ce
chiffre, car une amende sévère le menace, et les autres tamens, in-
téressés à empêcher la fraude, le contrôlent. Grâce aux garanties
sérieuses qui président à ce calcul, le nombre de bouches comp-
tées au moment d'une ouzui représente rigoureusement le nombre
des habitans, et ce n'est pas le côté le moins curieux de ce singu-
lier usage que de pouvoir servir de base naturelle et stricte au re-
censement de la population.
IV.
Peu d'années avant 1830, cinq des principaux chefs kabyles de
la vallée du Sébaou, — et parmi eux le père de Mohammed-ou-
Kaci (1), — étaient attirés dans un guet-apens et traîtreusement
massacrés par les Turcs. Un jour que nous demandions à Mohammed-
ou-Kaci de nous préciser la date de ce gros événement : « Mon
père fut tué, nous dit-il, pendant un rhamadan, à V époque de la
recolle des fèves. » Ce mot, qui rattache le meurtre d'un père au
souvenir d'une récolte, peint toute la préoccupation du Kabyle pour
la vie positive : enfmt d'une terre souvent ingrate, il faut bien
qu'avant tout il pense à vivre.
S'il suffisait de soigner beaucoup la terre pour en obtenir beau-
coup, le Kabyle aurait la part belle. Il s'entend mieux que l'yirabe
à élaguer les mauvaises herbes, à nettoyer et fumer son terrain, à
le faire reposer en alternant les produits, et il serait volontiers tout
à l'agriculture, si les céréales devaient lui promettre assez pour sa
consommation; mais il a beau manier patiemment la pioche et la
charrue (2), il ne peut rien contre l'aridité des roches (3), contre
la raideur des pentes et la violence des eaux (/i), qui entraînent
(t) Mohammed-ou-Kaci, mort maintenant, a été notre dernier Oach-agha du Sébaou
€t s'est conduit toujours en allié brave et fidèle.
(2) Il cultive partout où c'est possible le blé, l'orge, le maïs, le. sorgho, les fèvés,
pois, artichauts, pimens, et le tabac.
(3) Les roches du Djurdjura sont parfois calcaires, généralement schisteuses.
(4) Si les grains font défaut, la fjrce motrice ne manque pas aux moulins. En hiver,
la plupart des ravins deviennent des torrens; en été même, la montagne n'est jamais
privée d'eau; les sources y sont abondantes, et l'eau fort bonne à boire. Les rivières du
Sébaou et de l'Oued-Sahel, aussi bien que leurs afîluens directs, si réduits qu'ils soient
par la sécheresse, ne tarissent point.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 589
l'humus dans les vallées. Hors des vallées et de quelques coteaux
fertiles, le sol de la montagne est surtout propre à la végétation
ligneuse; les Kabyles le comprennent et concentrent sur leurs arbres
à fruits, principalement sur le figuier et l'olivier, leur travail et
leurs espérances.
Le figuier est une ressource à la fois alimentaire et commerciale;
il croît vite : si on l'abat, il n'exige que quatre ou cinq ans pour
reprendre son développement complet. C'est d'ancienne date que
la caprification se pratique dans la Djurdjura. « Qui n'a pas de
dokkar n'a pas de figues, » dit un vieux proverbe kabyle. Or le
dokkar est le fruit du figuier mâle ou caprifiguier [ficus capri ficus);
ce fruit, petit, à saveur acre, est une espèce hâtive, déjà mûre quand
les autres figues sont vertes encore. On le cueille, et 1 on en groupe
un certain nombre qu'on suspend, sous forme de chapelet, aux bran-
ches des figuiers femelles; le dokkar, en se desséchant, laisse échap-
per par l'œil du sommet une foule de petits insectes ailés, à corps
velu, agens précieux de fécondation, qui s'introduisent dans les
fruits femelles et en accroissent la qualité et l'abondance (1). Ecou-
tez le Kabyle, il vous assurera que « chaque insecte féconde quatre-
vingt-dix-neuf figues, et que la centième est son tombeau. » Le
caprifiguier ne réussit pas également dans toute la montagne; il
fuit le voisinage de la mer; les tribus qui en produisent le plus en
sont fières et souvent avares ("2) : au moindre symptôme de guerre,
elles se hâtent d'en défendre l'exportation. C'est à la figue blanche
seulement que la caprification s'applique; l'espèce violette n'en a
pas besoin. Pourquoi alors le Kabyle ne la cultive-t-il pas de pré-
férence? C'est que la figue violette n'est guère bonne que fraîche
et se conserve peu ; la figue blanche sert à la nourriture de l'année
entière et se prête aux transports les plus lointains. Quand la ma-
turité des figues paraît proche, il est de tradition que la djemâ se
réunisse pour interdire à tout Kabyle, propriétaire ou non, d'en
cueillir avant une époque fixée. Lors de la maturité complète, l'as-
semblée lève l'interdit et punit ceux qui l'ont violé. Séchées sur des
claies, les figues, après quinze ou vingt jours, se placent dans des
paniers ou des peaux de bouc et s'exportent au loin en pays arabe.
L'olivier est la vache du Kahyle, la richesse du Djurdjura; il y
atteint des dimensions et une fécondité merveilleuses. Nous avons
vu des oliviers kabyles mesurer plus de deux mètres de diamètre à
la base; ils forment de vraies forêts chez les Guechtoulas et les
Menguellet, et dans la confédération des Aït-Iraten, où cependant
(1) Le dokkar produit deux sortes d'insectes, des noirs et des rouges; les noirs seuls
sont fécondans.
(2) Les Ait-Fraoucen et les Aît-Iraten.
590 REVUE DES DEUX MONDES.
ils ne se trouvent qu'épars, on en compte 280,000 sur une surface
totale de 61,270 hectares.
L'olivier croît lentement, mais des générations passent sans qu'il
meure ; le Kabyle le soigne comme son trésor, et ne néglige jamais
de greffer les sauvageons. C'est seulement une année sur deux que
la récolte des olives est abondante : la cueillette s'en fait tout l'hi-
ver; on les conserve dans des enclos de branches, et la prépa-
ration de l'huile s'opère en plein air, au printemps. Exposées au
soleil pendant plusieurs jours sur le toit des maisons ou tout autre
terrain sec, les olives sont amenées à un certain état de fermenta-
tion, puis mises dans une auge pour être piétinées par les femmes
ou foulées sous de grosses pierres. Dégageant alors le noyau, on
porte la pâte qui résulte du foulage dans des sortes d'entonnoirs
percés de trous au travers desquels l'huile découle peu à peu; le
résidu, traité par l'eau bouillante, laisse encore surnager de l'huile
que les femmes enlèvent avec des cuillers de bois. Voilà le procédé
primitif et grossier; les Kabyles n'ont pas attendu la conquête fran-
çaise pour le perfectionner et se procurer des moulins composés
d'une meule verticale qui triture l'olive et d'un pressoir à vis de
bois qui fait dégorger la pâte. A vrai dire, les huiles kabyles ne se
dépouillent guère par ce système plus que par l'autre de leur très
forte odeur, car cette odeur tient à la fermentation première de
l'olive : si imparfaites qu'elles soient, elles n'en ont pas moins en
Afrique une réputation considérable. Les outres d'huile du Djurd-
jura n'arrivent pas seulement à Alger et Constantine; elles pénè-
trent dans le Soudan : portées par les Kabyles à Bou-Saâda, par les
Ouled-Naïl de Bou-Saâda à Mettili, elles vont avec les Ghambas
dans le Touât, et avec les Thouaregs jusqu'à Tombouctou.
Pour être les plus précieux représentans de la végétation ligneuse
dans le Djurdjura, le figuier et l'olivier n'en sont pas les seuls.
Sur les pentes et les crêtes kabyles, aux espèces exotiques se mê-
lent nos espèces européennes : au grenadier et au cactus raquette (1),
le noyer, la vigne et les arbres fruitiers de France; aux caroubier,
tuya, micocoulier, laurier-rose, chêne à glands doux et chêne-liége,
le pin, le hêtre, l'orme, le peuplier. Le frêne y est de superbe ap-
parence; le chêne-zen, que nous admirions récemment encore dans
la vaste forêt d'Akfadou (2), atteint jusqu'à trente mètres de hauteur j
enfin sur les cimes inhabitables se dresse le cèdre au milieu des
rochers.
(1) Appelé vulgairement figuier de Barbarie.
(2) Cette forêt se trouve sur les sommets des Aït-Idjer; on la traverse pour passer de
la vallée du Sébaou dans celle de l'Oued -Sahel, en se rendant à Bougie. La crête
d'Akfadou est bien nommée; Akfadou veut dire en kabyle créle du vent.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 591
Industrieux par nature et par besoin, le Kabyle tire parti de
tout : il ne perd pas les glands doux, qui, à défaut de froment et
de maïs, peuvent servir à préparer son kousskouss, ni les feuilles
de figuier et de frêne, qui peuvent nourrir son bétail (1). En pays
de forêt, il devient bûcheron et menuisier, fabrique des portes, des
coffres, des ouvrages de bois, et fournit ainsi presque toute la vais-
selle indigène de l'Algérie. Ailleurs il taille la pierre, ou se fait
forgeron, armurier, orfèvre. Les meules des Aït-Mellikeuch sont re-
nommées, aussi bien que les platines, les canons de fusil, les bijoux
des Aït-Ienni. La femme kabyle aime à se parer ; rarement on la
rencontre sans des boucles d'oreille et des bracelets d'argent ou de
cuivre ; c'est le bijoutier des Aït-Ienni qui passe pour le grand four-
nisseur des colliers, des agrafes, des diadèmes ou ferronnières dites
thacebt, à pendeloques de corail et de verroteries, que toute mère
kabyle porte fièrement à la naissance d'un garçon, — bijoux gros-
siers, faits pour étonner cependant par le goût qui s'y révèle (2).
Avec le tan de leurs chênes, diverses tribus travaillent le cuir;
d'autres, avec le charbon du laurier-rose, font de la poudre. L'ar-
gile, fort répandue dans ces terrains schisteux, sert à la fabrication
des tuiles et de poteries souvent remarquables, telles que jarres,
vases, lampes de forme étrusque, dues exclusivement à la main des
femmes. Jamais la femme kabyle ne nous est apparue plus gracieuse
et jolie qu'au retour de la fontaine, avec son amphore remplie d'eau
qu'elle porte à l'antique, droite sur l'épaule, où elle la retient de ses
deux bras levés. Le tannage des peaux de bouc, la teinture des
laines et le tissage sont aussi des industries spéciales aux femmes.
Elles tissent dans leurs maisons, sur un métier élémentaire, le lin
et la laine, fabriquent des toiles pour l'exportation, et travaillent
aux vêtemens des hommes et aux leurs. En cela pourtant elles n'ont
pas beaucoup à faire, vu le peu de soin que le montagnard prend
de sa personne : chez la femme encore , la coquetterie combat la
malpropreté de race; mais l'homme est sale et porte chemise ou
burnous jusqu'à la corde.
Tout peuple industrieux cherche dans le commerce un débouché
aux produits de son travail. Le Kabyle a de plus à se fournir sans
(1) Le Djurdjura élève des bœufs, vaches, moutons et chèvres, ânes et mulets. — La
chasse y est assez pauvre ; les perdrix et les lièvres sont rares ; on trouve surtout des
sangliers. On rencontre la panthère dans le Haut-Sébaou, chez les Aït-Flik, les Aït-
Robri et les Ait-Idjer, parfois môme le lion, qui cependant recherche davantage le ver-
sant de rOued-Sahel. Les singes sont nombreux dans les montagnes des Guechtoulas
au-dessus de Dra-el-Mizan.
(2) La tribu des Aît-Ienni est également connue au loin pour sa fausse monnaie;
fabriquée dans les ateliers spéciaux d'un de ses villages, cette fausse monnaie se répand
jusqu'en Tunisie, où elle se vend sur les marchés comme une vraie denrée.
592 REVUE DES DEUX MONDES.
cesse des objets indispensables qui lui manquent : il Tui faut donc
des marchés fréquens (1); il faut que certaines tribus qui ne trouvent
pas à se nourrir dans la montagne envoient leurs colporteurs dans
les douars arabes et sur les marchés algériens, où la bonne foi ka-
byle est devenue proverbiale. En retour de leurs fruits secs, de leurs
olives, huiles, épices, etc., ils achètent du blé, des cotonnades, de
l'acier, du plomb pour leurs balles (2), du soufre et du salpêtre pour
leur poudre. Les Kabyles les plus pauvres, qui n'ont ni coin de terre
à soigner, ni commerce à faire; émigrent, et vont louer leurs services
dans les villes et les plaines, avec l'espoir constant de retourner un
jour vivre au village et d'y employer le pécule qu'ils auront amassé.
Plusieurs fois par an les colporteurs rentrent au foyer, quitte à en
repartir de nouveau. La grande solennité qui clôt le rhamadan ra-
mène d'habitude tous les émigrés dans le Djurdjura. C'est alors
fête générale : on les entoure, on les écoute, car ils ont beaucoup
vu et ont beaucoup à dire. On raconte les nouvelles, on rapporte
les bruits qui courent, et gaîment l'on devise, et à plaisir l'on mé-
dit de l'Arabe, et l'on rit à cœur joie de certaines historiettes sem-
blables à celle-ci, que contait, entre autres, un loustic des Mt-
Boudrar : « C'était un jour d'été, en temps de guerre; un jeune
thalch ou savant arabe, hôte d'une tribu de la montagne, veut se
conduire en brave, et, couvert d'une simple gandoura (3) flottante,
le tromblon à la main, il sort pour faire le coup de feu. Tandis que
prudemment il se tient derrière un rocher, un projectile silTle et
le frappe en pleine poitrine. Le thaleb pâlit; il porte la main à sa
blessure; plus il presse sur la balle maudite, plus elle le déchire.
On s'approche, on le soutient, on recueille ses dernières paroles,
quand un vieux guerrier, mieux avisé, ouvre la chemise du mou-
rant et regarde la plaie : point de sang! Le projectile terrible était
un gros hanneton qui s'envole, — et le jeune Arabe se sauve, pour-
suivi des huées kabyles. »
Le Djurdjura a donc des tribus sédentaires et des tribus qu'il est
permis d'appeler voyageuses. Le Kabyle voyageur sait toujours un
peu d'arabe, parce qu'il lui est utile d'en savoir; mais dans telle
tribu comme celle des Aït-Idjer, qui ne voyage point, sur 10,000 ha-
bitans, on aurait peine peut-être à en découvrir un seul parlant
l'arabe, excepté les marabouts. Ainsi, lorsque le Kabyle apprend la
langue arabe, la langue du Koran, c'est pour les besoins de son
(1) Cliaque tribu a son marché hebdomadaire.
(2) Les balles kabyles, plus petites que les nôtres, sont plus dangereuses et déchirent
davantage les plaies, parce qu'on leur laisse les bavures qu'elles ont au sortir du
moule.
(3) La gandoura est une longue chemise.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 593
commerce, et non dans l'idée de comprendre le livre sacré de sa
foi. De là cette conclusion qui a sa portée : c'est que le Kabyle ne
place pas seulement sa loi politique et civile au-dessus de sa loi
religieuse, mais que même ses préoccupations d'intérêt industriel
ou commercial passent avant sa religion.
V.
Le Kabyle est en effet un musulman sans fanatisme ni respect ex-
cessif pour les prescriptions du Koran. Au besoin il ne craint pas de
faire l'esprit fort : s'il a trop soif pendant le rhamadan, il se mettra
volontiers, en plein jour, un morceau de glace dans la bouche, sous
prétexte que ce n'est ni boire ni manger. S'il tue un sanglier et
que la faim le presse, il mangera, sans trop de scrupule, la viande
interdite; Dieu est grand et pardonnera les faiblesses de l'homme.
L'histoire est là d'ailleurs pour nous dire que les Kabyles ont apo-
stasie jusqu'à douze fois avant d'embrasser franchement l'isla-
misme (1); les populations du Djurdjura étaient chrétiennes lors de
leurs guerres contre Rome (*2), et la croix que beaucoup de femmes
kabyles portent tatouée sur le front apparaît peut-être comme une
trace dernière et fidèle d'une religion oubliée.
Chaque village a généralement sa mosquée, reconnaissable à sa
construction plus soignée, à ses murs plus blancs que les autres;
mais la montagne compte en outre certains établissemens religieux
d'une importance particulière, destinés tout ensemble à l'hospita-
lité et à l'instruction : ce sont les zaouias. On a vu comment, à l'o-
rigine, les marabouts ont pris pied en Kabylie pour séparer des
populations hostiles; c'est sur le champ de bataille, sur le terrain
de poudre des parties belligérantes qu'ils se fixèrent avec le con-
sentement commun des deux parties. Sur chacun de ces terrains,
autour de la tombe du premier marabout résidant et par les soins
de ses successeurs, s'est généralement élevée une zaouïa.
La zaouïa peut former un vrai village ayant, comme les autres,
sa djemâ et son aminé. Plus souvent c'est un établissement occupé
par des marabouts et comprenant alors une maison hospitalière, une
école ou mammera^ des habitations pour ceux qui viennent s'y in-
(1) Ibn-Khaldoun, 1. 1", p. 198.
('2) Les historiens et les géographes latins appellent le Djurdjura mons Ferratus (le
mont bardé de fer), et ses habitans Quinquegentiani (les cinq tribus). Ces tribus
étaient chrétiennes au iv' siècle de notre ère, et Firmus, leur chef, leur fit embrasser
le donatisme en l'an 372, par esprit d'indépendance, afin de mieux montrer qu'il ne
voulait rien avoir de commun avec les Romains, pas même la religion. De là le nom de
firmiens donné aux donatistes. — Voyez Amm. Marcellin, liy. xxix, ch. v, et saint Au-
gustin, let. 87, t. II, p. 15, édition Poujoulat.
TOMK LVI. — 1865. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
struire. La zaoïiïa la plus célèbre en Kabylie, célèbre dans l'Algérie
entière, est celle de Sid-Abderraman (1); elle fait plus que donner
l'hospitalité et l'instruction, elle sert de foyer à une grande associa-
tion religieuse, où se mêlent Kabyles et Arabes, dont tous les mem-
bres se nomment khonans, c'est-à-dire frères, dont l'organisation
hiérarchique comprend un khalifa ou grand-maître habitant la
zaouïa, et des mekaddems ou délégués du grand-maître établis dans
divers centres de la montagne. Cette association fait dans l'ombre
des prosélytes nombreux, elle a des pratiques mystérieuses. Sa de-
vise est, « obéissance et pauvreté; » son mot d'ordre : « haine contre
tout ennemi de Mahomet. » Ce sont ses agens secrets qui partout
vont ranimer la foi, c'est de son sein que sort tout agitateur qui se
dit inspiré et lève le drapeau de la guerre sainte ('2). Les zaouïas ser-
vent de but aux pèlerinages; chacune a sa légende de miracles (3).
Outre les dons en nature et en argent des pèlerins , elles peuvent
recevoir par legs testamentaires des propriétés qui prennent le nom
de hahbous, et sont, comme la terre des pauvres, labourées au
moyen de corvées générales que fournissent les villages environ-
nans. La zaouïa dépense son budget en frais d'entretien et d'hospi-
talité; les pauvres surtout, dussent-ils frapper vainement à toutes
les portes, ont l'assurance que celle d'une zaouïa ne leur sera ja-
mais fermée.
L'école ou mammera s'ouvre à tous les élèves, de quelque point
qu'ils viennent, et perçoit d'eux, à leur entrée, pour frais d'in-
struction, une faible somme une fois payée. Elle leur offre l'ensei-
gnement : c'est à eux de subvenir à leur existence par des quêtes
ou achours; ils en font trois par an, après la moisson, cà Tépoque
des figues, à celle des olives, et ne laissent pas de promener leur
besace au milieu des fêtes du voisinage (5). La mammera ne refuse
(1) Elle est située dans la tribu des Aît-Smaïl (confédération des Guechtoulas).
(2) Abd-el-Kader lui-même était khouan de Sid-Abderraman. Les savans travaux d«
M. le général de Neveu et de M. Brosselard ont contribué à élucider la question des
khouans, jadis si obscure.
(3) Voici la légende de la zaouïa de Sid-Abderraman. Le saint marabout Sid-Abder-
raman vivait au commencement de notre siècle. Originaire d'Alger, il passa sa vie et
mourut dans le Djurdjura, chez les Aît-Smaïl, qui élevèrent une koubba ou mosquée
sur sa tombe. Les Algériens , irrités de savoir son corps en terre kabyle, arrivent nom-
breux dans la montagne, comme pour prier près du tombeau, et de nuit ils enlèvent
les restes du saint, qu'ils emportent à Alger et enterrent dans une koubba nouvelle.
Grand émoi des Kabyles; ils ne parlent de rien moins que de marcher sur Alger
quand, dans une dernière visite au tombeau qu'ils croyaient vide, lis y retrouvent
intact le corps de Sid-Abderraman. Dieu avait permis que, par miracle, cette dépouille
se multipliât, et le saint marabout resta connu depuis sous le nom de Bou-Kobarine
(le père aux deux tombes).
(4) Quand les élèves d'une zaouïa sont en nombre, leurs promenades intéressées
LES KABYLES DU DJURDJURA. 5&5
pas l'instruction élémentaire; toutefois c'est plutôt une sorte d'uni-
versité où l'on arrive ayant déjà quelques notions de lecture et d'é-
criture que peut donner dans le village le prieur de la mosquée. Les
élèves y séjoiu'nent, à leur gré, plusieurs années» recevant les le-
çons de professeurs divers sur l'explication du Koran, les élémens
du calcul et de l'astronomie, la versification, les commentaires du
droit musulman.
Il semble aller de soi que, dans les zaouïas kabyles, l'enseigne-
ment se fasse en langue kabyle; non, il se fait en arabe. C'est d'a-
bord que le fond de cet enseignement est religieux, et que, pour
toute population islamique, il y a défense expresse d'étudier le Ko-
ran dans une autre langue que celle du propliète; puis la langue
kabyle ou berbère, langue entièrement originale, qui n'est ni sœur
ni parente de l'arabe, manque complètement d'une écrltm'e qui lui
soit propre : les signes qui, dans l'ancien temps, ont dû représenter
la langue kabyle écrite ont disparu sans que l'histoire ni la tradi-
tion en puissent expliquer la perte. Tout ce qui se trouve écrit, —
comme les kanouns des villages, — ou s'écrit aujourd'hui en kabyle
emprunte forcément les caractères arabes. Aussi, tandis que la ré-
putation des zaouïas est grande par toute l'Algérie et qu'elle attire
des élèves de tous les points de l'Afrique du nord, la Kabylie n'y
envoie guère que des fils de marabouts dont les familles tiennent à
conserver le prestige de la science et de la religion, et peu de Ka-
byles savent lire ou écrire parmi ceux-là même qui dirigent les
affaires publiques. Il faut le dire d'ailleurs, l'instinct du Kabyle ne
le pousse pas à l'instruction; il n'a point le goût du livre. Son in-
telligence et sa conception, bien que très vives, ne sont pas portées
vers les travaux de l'esprit. Sur sa propre histoire, il manque de
tout document sérieux. Ses légendes, les Arabes les savent mieux
que lui. De sens historique, il n'en a pas, et quand il parle de ses
anciennes guerres contre le dey d'Alger, il cite sans cesse comme
chef des forces ennemies le même bey Mohammed, qui, tout calcul
fait, aurait vécu trois cents ans.
La seule littérature nationale et populaire dans le Djurdjura,
c'est la chanson. Elle se transmet sans s'écrire, mais simplement
de bouche en bouche, en se chantant sur une musique originale,
un peu sauvage dans les accens guerriers, traînante et douce dans
les couplets d'amour. Sujets de guerre, satires, poésies amoureuses
ou légères, la chanson embrasse tout. Dans ce genre de littérature,
pèsent comme de durs impôts sur les environs. La zaouïa de Ben-Dris, chez les Illoula-
Oumalou, a fini par inspirer ainsi une terreur véritable; elle sert de rendez-vous aux
malfaiteurs et détrousseurs de chemins, et l'on y devient beaucoup plus « thaleb
(savant) du bâton » que « thaleb de la science. »
596 REVUE DES DEUX MONDES.
le seul où il se soit essayé, l'esprit kabyle réussit à merveille;
qu'on en juge par quelques exemples (1).
Quand le maréchal Bugeaud eut, en 18/i7, amené à soumission,
sur la rive droite de l'Oued-Sahel, la fière tribu des Aït-Abbès, un
poète se rencontra (2) pour stigmatiser ceux qui s'étaient rendus.
Dans sa chanson, il peint en deux mots la figure du maréchal,
V homme sans barbe habitué à imposer l'obéissance^ — en deux
mots encore la tactique du grand chef français, qui tombe sur son
ennemi prompt et terî'ible comme la panthère; puis :
« Personne ne sait donc plus mourir (s'écrie-t-il)! Ne sommes-nous plus
que des tribus de Juifs? Oui, nos hommes, jadis des lions, aujourd'hui por-
tent le bât.
« Le chrétien n'a peur de rien, le maudit! Ses tambours de cuivre don-
nent le frisson... L'Islam a manqué à la guerre sainte... Nos hommes sont
devenus des femmes.
« Honneur aux femmes chrétiennes! Celles-là peuvent porter haut la
tête; elles au moins, elles ont donné le jour à des braves!... »
En tout pays, certes cela s'appellerait de l'éloquence. Et quel
mépris dans la suite du poème pour ceux qui ne se battent pas!
« Les Imsissen (3) ont assisté impassibles au désastre. Ils sont sans cesse
à marmotter des prières ou à dire leur chapelet; qu'ils laissent donc de
côté toutes ces pratiques! Celui qui ne fait pas la guerre ne doit être
compté pour rien. »
Le même souffle de patriotisme et d'honneur anime la plupart
de leurs chansons de guerre, et toujours, comme trait caractéris-
tique de l'esprit kabyle, on pourra remarquer la précision et la
vérité des métaphores. Ce n'est jamais, comme l'Arabe, par goût
du style imagé et mystique que le Kabyle fait ses comparaisons;
il les fait parce qu'il les trouve positives et justes. Quand le chan-
sonnier raconte la défense des Maatkas, en 1851, contre le général
Pélissier, il dépeint les ghoums arabes « occupés surtout à piller
les fruits , » — les zouaves « ne connaissant aucun danger, » — et la
montagne «passée au crible par les jambes rouges. » Pour prendre
même un exemple plus frappant, lorsque nos soldats débarquèrent
en Afrique, leur sac et leur vaste coiffure de 1830 parurent étranges
aux indigènes; voici le portrait qu'en fit alors une chanson kabyle :
(1) Nous devons en grande partie ces exemples aux obligeantes communications de
M. le lieutenant-colonel Hanoteau, qui, durant son commandement de Fort-Napoléon,
a recueilli et traduit nombre de chansons kabyles.
(2) 11 était de la tribu des Aït-Mellikeuch, sur la rive gauche de l'Oued-Sahel , alors
restée insoumise.
(3) Les Imsissen ou Msisnâ sont une tribu de la confédération des Aït-Aïdel, sur la
rive droite de rOued-Sahel.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 597
« Le soldat français ressemble à une béte de somme sans croupière ; son
dos est chargé; sa chevelure inculte est enfermée dans un boisseau... »
Et cependant cette tendance à saisir les aspects matériels n'exclut
ni l'élévation ni les élans qui viennent de source, car le poète pour-
suit :
« Infortunée reine des cités, ô Alger, ville aux beaux remparts, colonne
de Tislamisme, te voilà maintenant l'égale des habitans du tombeau! La
bannière française t'enveloppe!... Les fondemens du monde sont ébranlés,
la base sur laquelle il reposait s'écroule. Nous, les survivans, nous sommes
sur une barque à la surface des eaux, sans commandant et sans pilote...
Heureux celui qui dort sous la terre! Au moins son sommeil est paisible;
les nouvelles de ce monde n'arrivent pas jusqu'à lui. »
Parfois à ses accens guerriers le Kabyle mêle une certaine pointe
de vantardise qui a sa couleur : « Le Français parade! Il s'ima-
gine, le malheureux, que nous allons nous soumettre!... » Ainsi
commence une chanson faite en 1856 sur notre expédition contre
les Guechtoulas (1), et elle finit par ce trait dont le tour vif et fan-
faron porte comme un cachet parisien : « Les grandes capotes (2),
c'est peu de chose; je n'en fais pas plus de cas que du vent! »
Veut-on de la satire acérée et mordante , le Kabyle la manie en
maître. Un poète de la tribu des Boudrar alla un jour demander
l'hospitalité chez les Ouassif, dans le village d'Aït-Erba, réputé
pour son commerce de cuirs. Le poète, paraît-il, ne se trouva ni
r€çu ni traité à son gré; il se vengea par une chanson devenue très
populaire dans la montagne, et qui, depuis quarante ans, expose lé
village en question aux quolibets de tous les autres :
« Chantons Aït-Erba, ce village qui ne se bat pas. Ce n'est dans les rues
que cuir puant; l'odeur en arrive de loin... J'ai rencontré des chiens qui
semblaient joyeux; ils arrivaient quatorze par la même route; sans doute
ils venaient de là où ils auront trouvé ripaille...
« ... Les hommes y sont mous comme des chifTons; ce sont des poules
aux mauvaises ailes. Leur honneur ne dépasse pas la haie de leur village (3).,.
Leurs femmes courent les ravins sans entraves et sans pudeur...
« ... Pour moi, j'ai dû dîner dans un village à côté! »
Le poète a dû dîner « dans un village à côté ! » Voilà le grand
mot! Suivent alors des louanges emphatiques sur la générosité du
village où il dîne; mais le bon dîner ne l'excite que davantage con-
tre ceux qui le lui ont refusé, et :
(1) L'expédition de 18ôG prépara celle de 1857 par la soumission des Guechtoulas.
(2) C'est notre infanterie qu'ils désignent de la sorte.
(3) Nous omettons bien des injures qui ne sauraient trouver place ici.
5ift8' ' REVUE DES DEUX MONDES.
« J'en reviens (ajoute-t-il), à ces vils habitans qui au milieu de leurs
voisins sont comme des lézards entre des couleuvres; ils ne piquent pas...
Quand les tribus défendaient l'honneur kabyle, où étaient-ils? Ils étaient
allés faire paître leurs troupeaux...
« Vous pouvez jouer sans crainte devant la bouche de leurs fusils : ils
n'ont jamais tué personne. Je les accepterais volontiers comme porteurs de
oirière, ils sauraient la manœuvrer doucement. »
Cette chanson Girculait déjà dans la montagne quand les Aït-
Erba se firent gloire d'avoir tué un sanglier dangereux, belle occa-
sion pour le poète, qui s'empressa d'ajouter ce couplet de circon-
stanc
« Le samedi fut un jour terrible! Ils commencèrent les hostilités et se
mirent en campagne contre un sanglier... L'animal en extermina deux. Le
moment était solennel; survint heureusement un citoyen d'un village voi-
sin, noble enfant qui frappa le sanglier à la tête. Il les a tifés de peine;
ssms lui ils étaient tous perdus. »
Même esprit dans d'autres chansons du même poète, qui, tout en
déchirant autrui à belles dents, se délivre volontiers un brevet de
justice :
« ... Jamais, dit-il, on ne trouvera rien de défectueux dans mes vers;
quand je frappe, c'est que j'ai vu le but... Un jour que j'avais commis quel-
que faute (le Dieu qui nous conduit l'avait ainsi voulu!), j'allai à Iril-Ma-
had (1)... J'y trouvai non pas un homme, mais une espèce de perche aux
jambes brûlées... On aurait taillé des lanières dans sa peau... Je le vis in-
q^uiet ; un tremblement le saisit à mon approche,, et il murmura ces mots :
« Que chacun aille chez, ses amis! »
Le grand crime de ce pauvre diable était de n'aimer point les pa-
r-asites, crime impardonnable aux yeux du poète, dont la gourman-
dise blessée éclate dans ce trait charmant :
« Le kousskouss était en pleine vapeur: le maître du logis n'a même pas
©u le cœur de m'inviter; ce jour-là s'est dévoilée sa honte!... »
Et il ne quitte pas la demeure inhospitalière sans se venger par
ce vœu méchant :
« La femme a mis bas sept petits dont l'un me paraît être la faim et
Tautre ^'ws2<re; puissent-ils ne jamais sortir de la maison paternelle! »
"Dans le genre léger, — souvent trop léger, — les hommes ont
des chansons particulières et les femmes ont les leurs; il en est
aussi qui forment des espèces de duos où hommes et femmes se ré-
(1) Village de la tribu des Mechdallah, dans l'OuDd-SaheJ.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 599
pondent. A ces duos se mêlent des danses au son du tambourin,
d'une petite flûte et d'une clarinette primitives que danseurs et
danseuses accompagnent de leurs claquemens de mains. Les chan-
sons d'hommes sont toujours des chants d'amour en couplets déta-
chés :
« Oiseau qui as des ailes, perche-toi sur le figuier; quand Fatima sortira,
baise son joli petit cou.
« Toi chez qui tout est mignon, tu m'as dépouillé par ta gentillesse; ma
bourse est vide, et tu me dis toujours : Donne!
« 0 taille de roseau, tu t'es brisée toi-même ; un vieux grisonnant repose
sur ton bras.
« Taille de cep de vigne, pour toi, j'ai quitté ma mère; je te trouvai à la
fontaine, tu me donnas à boire, et je t'embrassai tout à loisir.
« Je passais dans le chemin; ma calotte est tombée; ma raison est par-
tie ; elle voyage avec ma bien-aimée.
« Seigneur Dieu qui fais mûrir les fruits, donne-moi Tasadith aux vête-
mens précieux.
« Seigneur Dieu qui as créé les grenades, donne-moi Fatima aux cils
noircis.
« Seigneur Dieu qui as créé les pommes, fais que lamina me dise :
Viens!... »
Et les couplets se multiplient, énumérant tous les fruits du bon
Dieu, pour conclure par une pensée philosophique éternellement
vraie :
« Seigneur Dieu qui as fait les parts inégales, tu as donné aux uns! les
autres sont jaloux! »
Quand les femmes chantent seules dans leurs maisons ou à la
fontaine, ce sont d'ordinaire de curieuses complaintes contre les
maris :
« 0 ma tendre mère, j'ai épousé un hibou ; il a la figure d'un coq sur un
perchoir. Seigneur, Seigneur! fais-moi vite porter son deuil...
« Hélas! ma tendre mère, j'ai épousé un fumeur; quand il rentre au logis,
il ne rapporte que pipe et tabac avec l'odeur d'un raton...
« Hélas, hélas! j'ai épousé Raba; le jour il ne me regarde point, la nuit
il éteint la lampe. Cette année je me sacrifie, l'an prochain je m'enfuirai. »
En fait de chansons où hommes et femmes se répondent, nous
n'en connaissons pas qui respire tour à tour plus de vaillance et
de mélancolie que les deux couplets suivans :
Les jeunes filles. — « Qui veut être aimé des femmes, qu'il march.e
avec les balles, qu'il donne sa joue à la crosse de son fusil , et il pourra
crier alors : A moi, jeunes filles! »
Les jeunes gens. — « Vous faites bien de nous aimer, jeunes filles; Dieu
600 REVUE DES DEUX MONDES.
nous envoie la guerre, nous mourrons, et il vous restera au moins le sou-
venir du bonheur que vous nous aurez donné. »
Les tribus du versant sud du Djurdjura ont un type de chanson
tout spécial dont le thème est invariable : c'est la guerre, la neige
et l'amour, — trois grandes choses dans la vie du peuple de la
montagne. Comme modèle du genre, nous citerons une pièce due
à un illustre marabout, poète et savant de l'Oued-Sahel, Si-ben-
Ali-Ghérif, presque un jeune homme encore, et déjà un vieil ami
de la France :
« Stamboul a arboré la bannière verte, et les nations se sont ralliées au-
tour d'elle (1). C'est elle qui guide au combat les troupes sorties au son
du tambour. Il n'y a que de mâles guerriers, c'est Abd-ul-Medjid et ses
peuples. Le Russe a vu la ruine portée dans son pays; on le forcera à se
soumettre.
« La neige tombe blanche sur Azrou-AUoul (2), dans une nuit assombrie
par d'épais nuages. Elle courbe les rameaux des arbres et les brise en mor-
ceaux. Les fruits sont perdus sans espoir. Elle emprisonne les Arabes dans
leurs smalahs, elle est descendue jusqu'à Redjas (3).
« Sois mon messager, je t'en conjure, ô faucon au chaperon; depuis long-
temps tu remplis cet office. Si tu es mon ami de cœur, va lui redire mes
chants. Pour Dieu ! pose-toi sur les genoux de celle qui cause mon souci.
Son nom commence par la lettre T... (6); va, dirige-toi vers sa demeure.
« Dis à celle qui est pure comme l'or des pendans d'oreilles, à la jeune
fille aux yeux et aux sourcils noirs, dis-lui que pour elle j'ai abandonné le
soin de mes affaires. J'ai la tête perdue, nuit et jour je ne peux dormir.
Quand je la vois passer drapée dans ses vêtemens, comment modérer l'im-
patience de mes désirs?
« Elle m'a dit : 0 noble jeune homme, nous ne serons pas longtemps sé-
parés. Le serment est inutile, j'ai ta promesse, ô jeune homme brun. Ma
belle-mère est méchante, mon mari est fou : tous les jours, il me fait sur-
veiller; mais, je te l'ai juré sur le livre révélé, je serai à toi, dussent-ils
me couper la tète!
« Ces jours derniers, ô mes amis, je l'ai rencontrée. Comme la lune,
lorsqu'elle se lève, elle projetait au loin devant elle sa lumière. Elle fait
l'admiration des hommes et attire tous les regards. Parmi les Arabes du
Sahara et du Tell, il n'y a pas de beauté comparable à la sienne. C'est l'ar-
gent,— source de tant d'abus, — qui a lié ma bien-aimée à ce mauvais
homme!
« 0 toi qui sais lire dans tous les livres, si tu comprends les comparai-
sons, tu saisiras le sens de mes paroles. Cette enfant a été prise pour femme
(1) Cette chanson a été composée pendant la guerre d'Orient. Si-ben-Ali-Chérif écrit
ses poésies, il est môme capable de les traduire en français; il a été le premier pion-
nier de notre influence dans l'Oued-Sahel.
(2) Village des Aît-Abbès.
(3) Plaine de la Kabylie orientale où la neige tombe rarement.
(4) Tasadill), qui correspond au nom de Félicité.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 601
par un ogre; ses pleurs coulent comme un torrent et flétrissent sa beauté.
Seigneur, rends-lui la liberté, qu'elle puisse choisir un homme semblable
à elle !
« 0 mon esprit , toi qui as de rintelligence, change pour elle de rhythme,
chante en langage fleuri ma colombe bien-aimée, aussi svelte que la pousse
de Toranger! Lorsqu'elle passe avec ses bandeaux flottans, mon cœur as-
pire à devenir l'époux de cette enfant gracieuse et charmante.
« Voici ma tête en feu qui prépare des chants de toute espèce. Monté
sur ma pouliche de deux ans, je parcours le pays en tous sens pour me
rassasier d'espace; mais, rentré dans ma maison, je m'y trouve étranger et
seul ; — il n'est plus de société qui puisse désormais me sourire ! »
Voilà par quels chants le Kabyle se distrait dans ses loisirs, ou,
pour mieux dire, dans son travail, car sa vie est un labeur con-
stant. Qu'il reste au pays ou qu'il émigré, partout nous le trouvons
actif et dur à la peine, et au bout d'une journée de fatigue c'est
tout au plus une natte jetée sur la terre qui lui sert de lit, même
dans sa maison. A personne les heures ne sont plus précieuses
qu'au Kabyle, et pourtant il en consacre fièrement une partie à ses
devoirs de citoyen. Nulle population n'a plus besoin d'exporter et
d'échanger ses produits, et pourtant le Djurdjura sacrifia son com-
merce plutôt que de capituler pendant le long et rigoureux blocus
dont nous l'avons enveloppé avant de le conquérir; l'hectolitre de
blé se vendait alors jusqu'à 50 francs dans la montagne, l'hectolitre
d'orge 30 francs, et souvent on n'y avait de la farine qu'en broyant
de la paille! Ce Kabyle enfin, spéculateur, marchand, ami du gain,
on le voit toujours prêt, dans la moindre question de point d'hon-
neur, à oublier tout intérêt, à dédaigner tout profit. Que ne peut-
on attendre d'un peuple en qui l'amour de l'argent n'a pas affaibli
les susceptibilités de l'honneur!
Telle était avant 1857 l'organisation kabyle. Par ce tableau, que
nous osons donner pour fidèle, le lecteur a dû saisir les analogies
d'aptitudes, de coutumes, de caractère politique, de tendances so-
ciales, qui rapprochent de nous la race vaillante du Djurdjura. Quel
parti la conquête française a-t-elle tiré de semblables élémens?
Quels progrès semblent encore opportuns et possibles pour faire du
Kabyle, non pas seulement un sujet soumis, mais un exemple, un
instrument même, s'il se peut, de l'action civilisatrice de la France
en Algérie? Il y a là un nouvel ordre de questions qui méritent
d'être traitées séparément.
N. BiBESCO.
L'EGLISE ROMAINE
LES NEGOCIATIONS DU CONCORDAT
Î800-18IZ1 —
I.
LE CONCLAVE DE VENISE.
!• Mémoires de Consalvi, traduits par M. Crétineau-Joly. — II. Papiers inédits.
Je ne sais si on a prêté aux mémoires récemment publiés du car-
dinal Consalvi toute l'attention qu'ils méritent (1). Peut-être y au-
rait-il lieu de s'étonner de l'indifférence avec laquelle ont été ac-
cueillies, du moins au début, ces confidences d'un aimable et grave
esprit contant avec candeur et bonne grâce les grandes choses aux-
quelles il lui a été donné de prendre part. J'entrevois plusieurs
motifs à cette froideur du premier moment, et je les indiquerai tout
à l'heure; mais la faute en revient, nous le croyons, pour une
bonne part, à l'éditeur lui-même. Lorsque de nos jours des docu-
mens importans sont, à l'improviste, produits à la lumière, la
première chose que leur demande la critique, c'est leur acte de
(1) La Revue s'est plus d'une fois déjà occupée incidemment des mémoires du cardi-
nal Consalvi, mais ici et nulle part ailleurs encore on n'a touché au vif de la question.
C'est ce qui permet de l'aborder d'une façon directe à l'auteur de cette étude, en
essayant môme de compléter les souvenirs du cardinal par d'autres documens, quel-
ques-uns inédits, et qui fournissent tous les élémens d'une série historique dont cetts
première partie, le Conclave de Venise, indique le plan.
l'église romaine et le concordat. 603
naissance. Cela même ne suffît pas : il lui faut l'assurance et la
preuve qu'on les donne en toute ingénuité et bonne foi, sans ar-
rière-pensée, entiers et purs de toute altération. Rien de moins
avisé, quand on apporte son contingent au dépôt toujours gros-
sissant des archives de l'histoire , que de faire à dessein le mysté-
rieux et de s'envelopper de nuages volontaires. Le comble enfin -de
la méprise serait d'annoncer les pièces nouvelles, comme s'il s'a-
gissait d'une machine de guerre de récente invention dont on at-
tendrait le triomphe de son parti et la confusion de tous les au-
tres. Par malheur, dans l'introduction mise en tète des mémoires
du cardinal, on n'a pas su se garder de ces allures douteuses qui
jettent tout de suite en défiance les esprits soupçonneux. Vous au-
riez par exemple aimé à savoir au juste d'où venaient les précieux
manuscrits; on ne vous en dira rien. En revanche, l'éditeur vous
apprendra volontiers comment, dans cette fatale année 1858, tan-
dis qu'il résidait à Rome, « obsédé , dit-il , par des pressentimens
funestes, » certains personnages dont vous demanderiez vai-nement
les noms se trouvèrent tous d'accord pour reconnaître qu'afin de
conjurer les périls imminens qui menaçaient la papauté, le plus
pressé était de « l'initier au secret du dépôt entre leurs mains des
mémoires de Gonsalvi et de le charger de les mettre en œuvre. »
L'idée de cette mise en œuvre des mémoires du cardinal au profit
des intérêts d'une cause particulière, voilà bien d'où sont provenus
les ombrages qui peut-être persistent encore; hâtons-nous d'ajou-
ter que, pour notre compte, nous ne les croyons pas fondés. Tout
porte au contraire à supposer que si, comme le prouvent quelques-
unes de ses notes, le traducteur de Gonsalvi n'a pas toujours bien
saisi, je ne dis pas le sens ou la pensée, mais la nature même de
l'intérêt qui s'attache aux révélations du cardinal, jamais du moins
il ne s'est, de propos délibéré, appliqué à le défigurer; la meil-
leure preuve m'en paraît être dans le ton d'équité et de douceur qui
règne d'un bout à l'autre de ces mémoires. Chose singulière, il
semble que l'on ait préparé cette publication comme on monte un
coup de parti; en réalité, il se trouve que c'est une œuvre parfaite-
ment modérée, consciencieuse et impartiale. L'auteur nous raconte
tout uniment les choses comme elles se sont passées. Il ne se sur-
fait point lui-même et ne surfait personne. Il dit le bien et le mal,
le fort et le faible de chacun. Aucune opinion extrême n'a le droit
d'aller chercher dans son récit une occasion de complet triomphe
sur l'opinion rivale ; je dirai plus, il n'en est point qui n'ait dû , à
cette lecture, se sentir contrariée et comme atteinte par quelque
côté : de là le silence calculé de quelques-uns des organes de la
publicité, en sorte que la valeur propre et le mérite particuliers
604 REVUE DES DEUX MONDES.
des mémoires de Gonsalvi ont nui peut-être au succès du livre pres-
que à l'égal des maladresses de l'éditeur.
Ah ! si le cardinal Gonsalvi, nous rendant compte avec un lyrisme
enthousiaste des pieuses délibérations du conclave, nous avait uni-
quement montré les cardinaux enfermés dans le monastère de Saint-
George miraculeusement conduits à choisir du premier coup le chef
prédestiné de l'église, il aurait trouvé des plumes toutes taillées
pour célébrer avec lui l'inspiration visible du tout-puissant protec-
teur de la papauté. Par malheur, au contraire, il résulte des mé-
moires de Gonsalvi que, si les membres du sacré-collége ont fini
par préférer le plus digne, celui-là même que le vrai Christ de
l'Évangile aurait désigné entre tous, ils n'en ont pas moins été en
proie, pendant trois mois entiers, à toute sorte de troubles, de per-
plexités, de passions. Et l'habileté du pieux narrateur consiste sur-
tout à nous bien faire saisir comment les respectables auteurs de
cette heureuse élection y furent en fin de compte amenés, laissant
de côté les mots trop mal sonnans , par des ambages et des biais
dont l'habileté n'avait à coup sûr rien que de parfaitement ter-
restre : qu'à cela ne tienne ! Dans un autre camp, n'est-on point
tout disposé à relever les faiblesses des princes de l'église ? D'ac-
cord; mais voyez l'embarras! Du récit de Gonsalvi, il ressort aussi
que ces cardinaux, la plupart vieux et infirmes, tous ruinés, ac-
cueillis à Venise en fugitifs et placés sous la main de l'Autriche
victorieuse, n'en ont pas moins résisté à toutes ses sollicitations et
à toutes ses menaces. Rendre justice à des adversaires, même dans
le passé, quelle duperie! Aussi s'en gardera-t-on bien.
Pareils motifs de se taire en ce qui regarde le concordat. Suppo-
sez le négociateur du concordat principalement appliqué, dans le
récit qu'il nous en fait, à se ménager à lui-même et à sa cour un
rôle toujours prépondérant, imperturbable et magnifique! Doutez-
vous que nombre de voix se fussent élevées pour ce triomphe su-
blime de la sagesse chrétienne sur l'esprit troublé du siècle? Que
si au contraire le premier consul aux prises avec le représentant de
l'église romaine apparaissait dans la nouvelle relation constamment
maître de lui-même, équitable, modéré, ennemi des violens éclats
aussi bien que des misérables supercheries, n'est-il pas également à
parier que d'autres se seraient rencontrés pour proposer à l'admira-
tion universelle ce type idéal de sage accompli et de héros parfait
dont, malgré les données de l'histoire, et quoiqu'il s'y prêtât si mal,
on est convenu d'affubler le glorieux chef de la dynastie impériale?
Les mémoires du cardinal Gonsalvi n'autorisent aucune de ces trans-
formations de fantaisie si chères aux partis, et c'est là, nous le ré-
pétons, ce qui leur a peut-être causé quelque tort. Non-seulement
l'église romaine et le concordat. 605
Gonsalvi apprécie les gens simplement, sans magnifier même les
hommes supérieurs; mais, pour son propre compte, il a garde de se
poser en triomphateur. Loin de là, il nous initie sans fausse honte à
ses faiblesses, à ses perplexités, à ses tremblemens, à toutes ses
épouvantes d'Italien, lorsqu'il est mis tout à coup face à face du
terrible grand homme qu'il redoute à la fois et qu'il aime. Victime,
il ne prétend pas l'avoir été; dupe, il ne le fut jamais de Napoléon
ni de personne. Les grandes scènes jouées devant lui l'ont d'abord
surpris et comme effarouché. Il s'y fait vite, au point de ne s'en
plus troubler et même d'en tirer profit. C'est plaisir, — un plaisir
d'art, sérieux toutefois, — lorsque Gonsalvi arrive à Paris, de voir
le premier consul employant au début l'intimidation, la contrainte
et toute sorte de ruses, battu successivement dans toutes ses voies,
moins irrité toutefois qu'étonné de ses défaites', à la fin presque
calmé, et doucement amené, moitié séduisant, moitié séduit, à
s'entendre avec un adversaire qui l'a si complètement deviné, et
qui possède le don de se défendre si bien, Les scènes de ce genre
abondent dans les mémoires du cardinal, et son mérite est de les
rendre en toute vérité.
La vérité détaillée, familière, animée et vivante, la vérité non-
seulement sur les grandes choses, mais sur les moyennes aussi et
sur les petites, la vérité sur les personnes, non pas seulement sur
l'ensemble de leurs actes et de leurs caractères, mais sur leurs
procédés et leurs allures, n'est-ce point là ce que les esprits réflé-
chis doivent avant tout rechercher dans l'étude des temps passés?
Si la vie des peuples n'est, comme celle des individus, qu'un long
enseignement, à quelle école, nous autres simples mortels, pourrons-
nous apprendre mieux à nous défier des faciles entraînemens et des
pièges de toute espèce tendus à notre crédulité, sinon à celle de,
ces bienfaisans révélateurs qui nous apprennent sans déguisement,
sans emphase , comment se sont réellement traitées entre les plus
grands personnages les plus grandes affaires de ce bas monde? (( 11
y a, dit quelque part un éminent critique , il y a une sorte d'his- _
toire qui se fonde sur les pièces mêmes et les instrumens d'état, les
papiers diplomatiques, les correspondances des ambassadeurs;...
puis il y a une histoire d'une tout autre physionomie, l'histoire
morale écrite par des acteurs et des témoins. » A mon sens, cette
dernière est la meilleure, je veux dire au moins la plus instructive,
la plus profitable, la seule qui serve à dessiller les yeux, à ouvrir
les intelligences, à combattre les funestes engouemens, à éviter les
désagréables mystifications. Ce qui nous importe, c'est de con-
naître les gens par la levée du rideau qui les couvre, suivant l'heu-
reuse expression de Saint-Simon. « Nous devons nous instruire
606 REVUE DES DEUX MONDES.
pour ne pas être des hébétés, des stupides, des dupes conti-
nuelles,... et la grande étude est de ne s'y pas méprendre au mi-
lieu d'un monde la plupart si soigneusement masqué. » On a en-
core porté des masques depuis Saint-Simon, et de nos jours la
mode n'en est peut-être pas entièrement passée. Faisons donc bon
accueil à ceux qui nous aident à découvrir les vrais visages. Nous
touchons d'ailleurs, si je ne me trompe, au moment où la grande
épopée du consulat et de l'empire vient se placer naturellement et
comme d'elle-même à son véritable point de vue. Cette histoire
n'est pas à refaire, elle a été écrite en traits ineffaçables. Peut-être
pourrait-on seulement la compléter en la considérant sous un autre
jour et par de nouveaux aspects. Il s'agirait d'abandonner ce qu'on
appelle la grande méthode, celle qui consiste à s'attacher aux ef-
fets d'ensemble. On se prendrait de préférence aux détails carac-
téristiques, et, pénétrant jusqu'à l'arrière-scène, passant derrière
toutes les décorations extérieures, on introduirait le lecteur jusque
dans l'intérieur des coulisses. Les mémoires du comte Mélito et la
correspondance du roi Joseph serviront merveilleusement ceux qui
entreprendront un jour pareille tâche; mais le cardinal Consalvi
leur sera aussi de grand secours, car personne n'a plus que lui
horreur de l'apprêté et du convenu. Ce n'est pas lui qui se main-
tient de parti-pris dans les régions officielles, son bonheur est d'en
sortir continuellement; il le fait toujours avec justesse et conve-
nance. Ses anecdotes ne sont pas des hors-d'œuvre, elles nous
font au contraire entrer plus avant dans le fond même des choses
qu'il nous raconte. Oserais-je enfin ajouter que la publication de
ces mémoires n'est pas dénuée d'un véritable à-propos?
Certes ce n'est point dans le passé qu'il faut aller chercher la
clé de l'avenir. Les événemens se succèdent d'après certaines rè-
gles plutôt qu'ils ne se reproduisent. Lorsqu'on serait le plus tenté
de les trouver à peu près pareils, on découvre encore entre eux
beaucoup plus de diversité que de ressemblance. Il serait puéril
cependant de dédaigner les utiles leçons qui résultent du rappro-
chement des faits. Dans le recommencement perpétuel des choses
humaines, rien de parfaitement identique, rien non plus d'ab-
solument nouveau : l'esprit politique, n'est-ce pas, à vrai dire, la
faculté heureuse de prévoir à peu près ce qui sortira d'une situa-
tion donnée? A quoi tient l'habileté des plus avisés, sinon à soup-
çonner entre le passé et le présent certaines analogies lointaines et
vagues qui échappent au vulgaire et dont ils savent tirer parti?
Jetons les yeux autour de nous. Si un conclave s'ouvrait à Rome,
— ce qu'à Dieu ne plaise! — avant le 15 septembre 1866, ou plus
tard après l'évacuation des troupes françaises, qu'arriverait -il?
l'église romaine et le concordat. 607
Loin de moi la pensée de comparer la position actuelle du sacré-
collége vis-à-vis de l'empereur Napoléon III ou du roi Victor-Em-
manuel à celle des cardinaux qui s'étaient rassemblés dans les
états vénitiens sous la protection du chef de l'empire d'Allemagne!
On aperçoit d'abord les différences; elles sautent aux yeux. Cepen-
dant, à parler de bonne foi, je ne conseillerais pas au gouverne-
ment français, dont les soldats monteraient la garde aux portes du
Quirinal, non plus qu'au gouvernement italien, dont les sentinelles,
en toute hypothèse, n'en seraient pas bien loin placées, de perdre
entièrement le souvenir de ce qui s'est passé à Venise, en 1800,
dans le monastère de Saint -George. Reportant mes regards en
France et sur nos propres affaires, je suis à mille lieues de m'imagi-
ner que le concordat ait fait son temps, quoique, à vrai dire, il soit
un peu usé à la suite de tant de frottemens survenus entre l'église
et l'état. Je ne crois pas davantage qu'on soit à la veille d'y retou-
cher, encore moins en disposition de s'en affranchir soit à Rome,
soit à Paris. Toute la poussière soulevée présentement autour de
ces questions n'empêche pas les yeux clairvoyans de discerner les
dispositions véritables du gouvernement français et du clergé ca-
tholique. Leurs dissentimens sont, nous le croyons, beaucoup plus
apparens que réels et beaucoup plus bruyans que sérieux. Il en
existait de bien autres et de plus menaçans entre le saint-siége et
le premier consul au moment même où le cardinal Gonsalvi si-
gnait le traité solennel qui avait pour but de réconcilier la papauté
avec la France moderne. Dans les années qui suivirent, le désac-
cord, tacite il est vrai, déguisé avec soin, habilement caché à tous
les regards, s'agrandit démesurément, et porta sur des points qui
touchaient aux matières de foi les plus graves. Si la publicité avait
été alors ce qu'elle est de nos jours, si les guerres terribles des der-
nières années de l'empire n'avaient absorbé l'anxieuse attention de
toutes les classes de la société, nul doute que la rupture n'eût éclaté.
Peu s'en est fallu que nos pères n'aient vu se produire avant la res-
tauration, dans le domaine sacré de la conscience, un de ces trou-
bles poignans dont l'effroyable épreuve, entrevue seulement de nos
jours par de trop vives imaginations, sera, je l'espère, épargnée à
la présente génération.
D'où provint cependant la funeste division entre deux pouvoirs
si intéressés à s'entendre ? On ne saurait la mettre au compte de
Pie VU, si porté par goût vers l'empereur, si empressé à lui don-
ner des preuves répétées de son attachement, de sa résignation et
de sa complaisance; il ne serait pas moins injuste de l'imputer aux
évêques de cette époque, si éloignés de professer les doctrines ul-
ti'amontaines, redevenues aujourd'hui à la mode, si avides au con-
608 REVUE DES DEUX MONDES.
traire de repos après tant d'agitations, si pleins de respect et de
docilité, peut-être exagérée, envers un pouvoir dont ils avaient tout
à espérer et tout à craindre. Ce furent, pourquoi le dissimuler? les
hauteurs intraitables et les brusqueries méprisantes de l'empereur
qui amenèrent le conflit, et l'envenimèrent bientôt jusqu'à la plus
violente irritation ; mais cette ignorance volontaire ou alTectée des
procédés qu'il convient de prendre quand on traite avec une puis-
sance dont la force est toute morale n'était pas nouvelle chez lui :
il en avait fait parade en 1801. Le germe des fautes irréparables
commises en 1810 et dans les années qui suivirent se découvre
déjà, quoique à un plus faible degré, mais se découvre toutefois
dans les façons d'agir du négociateur du concordat. Pareils excès,
qu'expliquaient alors sans les absoudre les habitudes contractées
au milieu des camps pendant la période révolutionnaire, ne sont
plus à redouter de personne aujourd'hui, grâce à la douceur crois-
sante de nos mœurs. Cependant, comme le propre des redoutables
et délicates questions qui s'agitent entre l'église et l'état est de s'en-
chaîner les unes aux autres par un lien fatal et de s'aigrir par la
durée même de la discussion, nous pensons que, de ce côté encore,
il y a des écueils à éviter, des précédons dont il faut se garder. Les
dangers dont nous parlons ne sont nulle part mieux signalés que
dans les mémoires du cardinal Consalvi. C'est pourquoi nous n'en-
treprenons peut-être pas une tâche tout à fait inutile en essayant
de raconter, grâce à son aide et avec le secours de quelques autres
acteurs et témoins de cette même époque, d'abord les scènes inté-
rieures du conclave tenu à Venise en 1800, — puis les épisodes qui
accompagnèrent ou qui suivirent les négociations du concordat.
L
Au moment de la mort de Pie VI à Valence (fin d'août 1799),
l'Italie était de nouveau perdue pour la France. Les Autrichiens,
conduits par Mêlas, les Russes, commandés par Souvarov, nous
avaient successivement repoussés des bords de l'Adige jusque sur
les Apennins. Macdonald, accouru de Naples pour se joindre à Mo-
reau dans les plaines de Plaisance, avait été battu sur la Trebbia.
Joubert avait été défait et tué à la sanglante journée de Novi. De
toutes les brillantes conquêtes du général Bonaparte, parti pour
l'expédition d'Egypte, il ne nous restait plus que Gênes, bloquée
en ce moment par le général en chef des troupes autrichiennes.
Rien n'aurait donc, à la rigueur, empêché le sacré-collége de se
réunir à Rome, évacuée par nos soldats; mais le cardinal-doyen
habitait alors la Vénétie, où résidaient également le plus grand
l'église romaine et le concordat. 609
nombre des cardinaux. L'empereur d'Allemagne offrait le mo-
nastère des bénédictins, dans la petite île de Saint-George à Ve-
nise, pour recevoir le sacré-collége. Plus que toute autre, la ville
paisible des lagunes parut en ces temps agités un lieu sûr et con-
venable. Aussitôt que les membres de l'auguste assemblée furent
réunis en nombre suffisant, ils choisirent pour secrétaire du con-
clave le prélat Hercule Gonsalvi. C'est lui qui fut chargé, en cette
qualité, des communications à faire aux souverains étrangers. Le
30 novembre 1799, après avoir assisté, suivant l'usage, à la messe
du Saint-Esprit, trente-quatre cardinaux entrèrent processionnel-
lement dans le conclave, où ils devaient rester enfermés jusqu'à
l'élection du nouveau pape. Les opérations du sacré-collége et les
négociations relatives au choix à faire furent toutefois ajournées
jusqu'à l'arrivée d'un personnage attendu avec grande impatience,
le cardinal Herzan. Une telle marque d'égards était bien due à l'am-
bassadeur de l'empereur François, car ce monarque possédait non-
seulement les trois légations, mais tout le reste des états pontifi-
caux jusqu'aux portes de Rome, tandis que la capitale même du
saint-siége et les contrées avoisinant Terracine étaient, depuis la
retraite des Français, occupées par les Napolitains.
Le conclave était présidé par le doyen du sacré-collége, le cardi-
nal Albani, vieillard aimable et lettré, dont l'influence ne paraît
pas d'ailleurs avoir été jamais bien grande sur ses collègues. Le
cardinal Braschi, neveu du défunt pape, aurait pu aspirer à deve-
nir, à son défaut, le chef des créatures de son oncle, qui formaient
la majorité des membres du sacré-collége; mais il était loin d'y
prétendre. Sa probité, la droiture de son caractère, et peut-être,
ajoute Gonsalvi, un certain manque de capacité, l'empêchèrent de
le désirer. Quoi qu'il en soit, les premiers jours ne virent point se
former aucune de ces factions qui plus tard devaient diviser les es-
prits. Ghaque cardinal, agissant par lui-même, suivant sa con-
science, son inclination et son jugement, ne songea d'abord qu'à
choisir le plus digne, et ce fut ainsi que sans aucune sorte de pré-
paration ou de manèges secrets, par la seule union des sentimens,
dix-huit voix se portèrent sur la personne du cardinal Bellisomi.
Comme il s'agissait d'un homme estimé, qui n'avait point d'enne-
mis, personne ne douta dans le sacré-collége que les trois quarts
des voix, chiffre nécessaire pour la nomination d'un pape, ne lui
fussent très prochainement acquis. On parlait même d'acclamer
Bellisomi; le conclave, à peine ouvert, semblait donc déjà toucher à
sa fin, lorsque éclata tout à coup l'incident le plus inattendu.
Bellisomi était né à Pavie et par conséquent sujet de l'empereur.
Cette circonstance en d'autres temps lui aurait nui, car les cardi-
TOME LVI. — 18G5. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
naux romains, toujours les plus nombreux dans les conclaves, évitent
de choisir des candidats étrangers. Cette fois elle avait au contraire
déterminé les votes de ceux qui sentaient la nécessité de complaire
à l'Autriche; mais l'Autriche n'était pas pour se contenter de si
peu. Elle avait alors de plus hautes visées. Après avoir, par le traité
de Campo-Formio, pris la Vénétie à ses alliés de la veille, elle ne
songeait à rien moins, à cette heure, qu'à ravir les légations au
saint-siége. Aucune puissance en Europe n'avait plus qu'elle jeté
feu et flamme contre l'invasion des états pontificaux par les troupes
françaises; l'armistice du 23 juin 1796, signé entre Bonaparte et le
saint-siége, avait excité toutes ses colères. C'était un moine alle-
mand parti de Trente qui était venu organiser dans la Romagne
l'armée dite «^ catholique et papale. » Des militaires autrichiens
s'étaient mis ouvertement à la tête des bandes populaires qui s'é-
taient insurgées pour arracher ces provinces aux Français. Le traité
conclu plus tard à Tolentino , entre le chef des armées françaises
et le cardinal Mattei, avait été l'objet de ses plus vives réclamations.
Maintenant que, par suite des événemens de la guerre, le gouver-
nement de l'empereur se trouvait, à son tour, en possession des
territoires cédés à la république française, de plus mûres réflexions
l'avaient amené à changer d'avis sur la valeur de cette convention.
La fortune des armes ayant rendu cette cour héritière des droits
des Français, rien ne lui semblait plus naturel et plus légitime que
de s'approprier des territoires si bien à sa convenance. La combi-
naison inventée par le ministre de l'empereur François, M. de Thu-
gut, était des plus ingénieuses. Pour faire accepter les réclamations
de l'Autriche, il ne s'agissait que de mettre simplement sur le trône
pontifical le signataire même du traité de Tolentino. Son ambassa-
deur, le cardinal Herzan , avait donc pour instructions de favoriser
l'élection du cardinal Mattei, en tâchant d'écarter tous les autres.
Jusqu'à quel point le cabinet autrichien était-il assuré de la con-
descendance de son protégé? — On allait jusqu'à prétendre, lisons-
nous dans les mémoires de Gonsalvi, que la cour de Vienne s'était
assurée des favorables dispositions de ce cardinal avant son entrée
au conclave... Je n'ai pas des preuves proportionnées à l'impor-
tance du soupçon... Toutefois l'éminente piété du cardinal lui fait
croire que ces bruits étaient faux; tout au plus furent-ils occasion-
nés par une parole peu réfléchie de Mattei, que de plus vives lu-
mières ou de plus mûres inspirations l'auraient empêché de tenir
en cas d'élection. — Ce que par charité sans doute Consalvi ne rap-
pelle point, ce que chacun savait dans "le sacré-collége et rappelait
alors volontiers dans l'intimité des conversations particulières, c'é-
tait le manque de dignité dont le cardinal xMattei avait fait preuve
l'église romaine et le concordat. 611
pendant la durée des négociations de Tolentino. Son collègue en
cette épineuse circonstance, le duc Braschi, neveu du défunt pape,
était là pour raconter, au besoin, comment il avait vu à Tolentino
ce prince de l'église se jeter à genoux pour implorer la protection
du second plénipotentiaire français, M. Cacault (1).
La mission du cardinal Herzan était embarrassante; il ne s'y
épargna point. Allant trouver en toute hâte et avec grande inquié-
tude le doyen du sacré-collége, le cardinal Albani, il lui représenta,
dans un discours fort étudié, combien il était nécessaire aux inté-
rêts du saint-siége que le nouveau pape fût agréable à l'empereur,
qui possédait presque tout l'état de l'église, et dont il importait
tant de s'assurer la bienveillance. La personne du cardinal Relli-
somi, bien qu'ornée de toutes les qualités, n'était pas, croyait-il,
celle qui serait, de préférence à toute autre, acceptée par sa ma-
jesté impériale. Herzan ajouta que, de source certaine, il savait
combien le choix du cardinal Mattei serait bien plus volontiers
agréé à Vienne. 11 fallait donc que son éminence le doyen du sacré-
collége usât de tout son crédit sur l'esprit des cardinaux pour qu'ils
unissent leurs forces aux siennes, afin de faire réussir l'élection de
Mattei au lieu de celle de Bellisomi ou de tout autre. Albani étonné
s'empressa de répondre que l'élection de Bellisomi, amenée sans
aucun artifice, sans l'ombre d'intrigue, était maintenant si avancée
par le nombre de voix recueillies et le concours surprenant de tant
de volontés, qu'il n'était plus possible de la contrecarrer. Il y fal-
lait d'autant moins penser qu'il semblait résulter des propres pa-
roles du cardinal Herzan que le choix de Bellisomi ne pourrait être
odieux à sa majesté impériale, mais seulement qu'un autre lui se-
rait plus agréable. Herzan ne se rendant point et reproduisant
toujours les mêmes insistances, le doyen du sacré-collége prit le
parti de le serrer de plus près et de lui demander si, dans le secret
de la cour, on avait formellement prononcé Yexclusive à l'égard
(l) Disons, pour expliquer les terreurs peut-être un peu exagérées du cardinal Mat-
tei à Tolentino, qu'il avait précédemment fait connaissance avec le jeune vainqueur d«s
l'Italie d'une façon propre à jeter quelque trouble dans son esprit. Ce cardinal, arche-
vêque titulaire de Ferrare, voyant en 179G les Français évacuer sa ville après l'armis-
tice de Bologne et sachant que les Autrichiens montraient la prétention de tenir gar-
nison dans la citadelle, y avait introduit les troupes du pape. Bonaparte, à cette
nouvelle, était entré en fureur; il avait mandé Mattei à son quartier-général de Bres-
cia. « Savez-vous bien, monsieur, s'était-il écrié en l'abordant, que je pourrais vous
faire fusiller? — Vous en êtes le maître, avait répondu le cardinal; je ne dcmand«
qu'un quart d'heure pour me préparer. — Il n'est pas question de cela , avait repris
Bonaparte; comme vous êtes animé!... » La menace n'avait pas été bien sérieuse sans
doute; cependant l'émotion était naturelle, et l'on comprend que la vue du général
Bonaparte troublât encore à peu de temps de distance le pauvre cardinal.
612 REVUE DES DEUX MONDES.
de Bellisomi. Dans ce cas, l'usage, la considération de la paix de
l'église, les égards dus à l'empereur feraient songer à quelque
autre élection; mais, s'il n'y avait pas d'exclusion formelle, Belli-
somi ne pouvait manquer d'être pape le lendemain, car déjà un
nombre plus que suffisant de cardinaux étaient décidés à lui donner
leurs voix. Ainsi acculé au pied du mur et obligé de convenir qu'il
n'avait pas l'exclusive de sa cour contre Bellisomi, Herzan chercha
à gagner du temps. « En sa qualité de cardinal profondément at-
taché au saint-siége, il croyait, dit-il, devoir au moins conseiller,
supplier même, s'il le fallait, ses collègues de différer l'élection pen-
dant onze ou douze jours. » il n'en fallait pas davantage au courrier
qu'il allait expédier pour aller et revenir de Vienne. Pareille dé-
férence était bien due au souverain dans les états duquel siégeait
le conclave, qui en fournissait le local et en payait tous les frais.
Peut-être cette démarche suffirait -elle pour calmer le déplaisir
qu'aurait sa majesté d'apprendre la répugnance du sacré-collége à
se conformer à sa volonté. En somme, les cardinaux ne sacrifiaient
rien ou très peu de chose par un si bref délai. Il en résulterait au
contraire un notable bénéfice par suite de la bienveillance qu'en
retour de ce bon procédé sa majesté témoignerait au nouveau pon-
tife et aux intérêts du saint-siége. Albani hésitait. Il était à craindre,
disait-il, que pendant ces jours d'attente, soit naturellement, soit
par intrigue, un parti ne se formât dans le conclave qui tendrait
à faire avorter une élection si admirablement préparée. Herzan lui
répondit en s'engageant verbalement à ne point former une pa-
reille opposition. Si d'autres complotaient, il ne les imiterait point.
Les cardinaux considérés comme les plus attachés à sa cour sui-
vraient son exemple. 11 alla même jusqu'à dire qu'au besoin ils
joindraient tous leurs votes aux dix-huit voix de Bellisomi. Sur cette
assurance formelle , le délai fut accordé , et le courrier partit pour
Vienne. Est -il besoin d'ajouter que du même coup l'élection de Bel-
lisomi était à tout jamais compromise?
Tout le monde dans le sacré-collége savait là-dessus à quoi s'en
tenir, et le prélat secrétaire du conclave était plus indigné que
personne. « Jamais, dit-il, on n'avait vu permettre à un ambassa-
deur d'expédier un courrier pour interroger le bon plaisir de son
gouvernement, le prévenir et lui laisser le temps et les moyens de
faire savoir au candidat proposé qu'il lui devait le pontificat. » —
«Les cardinaux, continue Gonsalvi, remarquèrent aussi que, de
toutes les cours, la cour impériale était celle avec laquelle on au-
rait dû se garder le plus de tenir une telle conduite. Plus tard,
dans la suite des temps, quand le souvenir des circonstances parti-
culières qui avaient motivé cette complaisance impolitique serait.
l'église romaine et le concordat. 6iS
entièrement effacé, on devait craindre d'avoir fourni des prétextes
pour faire revivre l'ancien abus de solliciter la permission de César
avant d'installer le nouveau pape. Il y avait aussi à se préoccuper
d'un péril plus grand et presque certain. Ce délai si malheureuse-
ment accordé pouvait donner lieu à des changemens parmi iei»
électeurs eux-mêmes, soit naturellement à cause de la mobilité de
l'intelligence humaine, soit subrepticement par les tentatives de
ceux qui ne voulaient pas de Bellisomi pour pape. Souvent on avait
vu de ces reviremens par des délais moins courts... » A peine eiî
effet le courrier autrichien eut-il quitté Venise qu'Herzan s'em-
pressa de profiter de cet intervalle pour former une faction qui ren-
dît l'élection de Bellisomi impossible en empêchant le nombre de
ses adhérens d'augmenter. A lui tout seul, l'ambassadeur autiichien
aurait peut-être manqué des talens et de la sagacité nécessaires
pour réussir dans une si difficile entreprise; « mais le hasard (nous
continuons à citer Consalvi), qui gouverne toutes les choses hu-
maines, ou, pour mieux dire, la Providence, qui, par ses vues
secrètes, dispose des événemens selon ses desseins, permit que
d'autres, plus habiles et plus madrés que Herzan, fissent ce qu'il
n'aurait jamais pu ou su accomplir. »
C'est en ces termes que le prélat secrétaire du sacré-collége in-
troduit sur la scène un personnage considérable, qui ne laissa pas
déjouer, depuis ce moment jusqu'à la fin du conclave, un rôle tout
à fait singulier. C'était, quoiqu'il ne soit pas nommé dans les mé-
moires de Consalvi, un certain cardinal Antonelli. Sa haute pro~
bité, paraît-il, était incontestable, aussi bien que son grand mérite.
Il était estimé de tous, mais personne ne l'aimait à cause de la du-
reté de son caractère. Un autre défaut gâtait tous ses avantages.:
c'était le besoin de persuader que tous les événemens importa.ns
étaient son œuvre. En un mot il ambitionnait de dominer partout.
Ce cardinal savait très bien qu'il ne pouvait se flatter de devenir
souverain pontife, mais il avait décidé que lui, et pas un autre, fe-
rait le pape, et que l'élu ne devrait qu'à lui seul la tiare et le trône»
Pour un homme d'un tel caractère, il était facile de prendre la con-
duite de la faction que le cardinal Herzan était incapable de diri-
ger. Par ses discours, auxquels son crédit personnel ajoutait ua
grand poids, par le secours de l'ambassadeur autrichien, avec le-
quel il s'était subitement lié, il réussit assez vite à former un parti,
d'opposition suffisant pour atteindre le but désiré. L'usage des con-
claves veut que les cardinaux aillent chaque jour aux voix pour la
nomination du pape. Ils doivent jeter dans une boîte scellée des
bulletins de vote qui sont ensuite brûlés aussitôt que dépouillés. 1
dater du moment où le cardinal Antonelli eut organisé ses paru-
Qih REVUE BES DEUX MONDES.
sans, les scrutins prirent une physionomie parfaitement uniforme.
Les voix opposées à Bellisomi, qui s'étaient jusqu'alors réparties
comme au hasard entre divers cardinaux, se réunirent à peu près
toutes sur Mattei. Jamais il n'eut moins de dix voix. Le nombre
s'éleva quelquefois jusqu'à onze, douze, et même treize. Bellisomi
garda ses dix -huit voix, qui montèrent jusqu'à vingt et une et même
à vingt-deux. Dans de semblables conditions, les deux camps ainsi
en présence et décidés à ne pas céder, toute élection devenait im-
possible. Le but du cardinal Antonelli était atteint : il n'était plus
nécessaire à Herzan de mettre sa cour en avant. Au doyen du sacré-
collége, qui lui demandait quelles instructions il avait reçues de la
chancellerie impériale, il répondit que le courrier n'était pas re-
venu. Sommé de tenir la parole qu'il avait donnée de favoriser Bel-
lisomi, il prétendit qu'il n'était plus obligé à rien de semblable,
puisque le petit nombre de voix dont il disposait personnellement
n'assurerait pas l'élection. Ces fausses et artificieuses allégations,
car il ne les qualifie pas autrement, arrachent des paroles de co-
lère à Consalvi. « C'est ainsi, s'écrie-t-il, que, dirigé par une
main plus hardie, Herzan se joua de la majorité du sacré-collége,
à qui, peu de temps auparavant, il avait adressé d'humbles prières
en sollicitant quelques jours de répit. C'est ainsi qu'après avoir
foulé aux pieds tous les égards, on sacrifia un homme juste et in-
nocent. Seule, la vertu dont il était doué à un si haut degré put lui
faire supporter sans une ombre de plainte, sans même que la séré-
nité de son visage en fût altérée, la perte de cette tiare qu'il n'a-
vait point ambitionnée, qu'aucune intrigue ne lui avait procurée,
mais que lui avaient décernée dès le principe la seule estime et la
seule vénération de la presque totalité des électeurs. Disons-le
franchement, on la lui arracha de la tête à l'aide des cabales, car
on peut affirmer avec vérité qu'il la portait déjà pendant le temps
accordé pour attendre le courrier de Vienne. Tous les cardinaux se
le montraient du doigt chaque fois qu'ils le rencontraient, soit à la
la chapelle, soit aux scrutins, ou bien se promenant dans les cor-
ridors du monastère de Saint-George, et tous ils se disaient : a Voici
le pape. »
Force était cependant d'arriver à quelque résultat. Plusieurs des
cardinaux les moins engagés dans le parti de Bellisomi s'y entre-
mirent. Il y avait, entre les deux groupes opposés, trois ou quatre
membres bien connus du sacré-collége qui s'étaient fait remarquer
par une neutralité absolue. Ils n'avaient publiquement adhéré à
aucun des deux concurrens, ils avaient même intentionnellement
perdu leurs suffrages en ne les accordant d'une manière stable à
qui que ce fût. Leurs voix s'étaient portées tantôt sur un cardinal,
L EGLISE ROxMAINE ET LE CONCORDAT. 615
tantôt sur un autre. On les appelait , à cause de cette indécision
calculée, les volans {volanti). C'est à eux qu'il était le plus naturel
de songer d'abord. Parmi les volans, puisque c'est le nom qui leur
fut donné dans le conclave, se trouvait un cardinal d'une probité
parfaite, d'une science infinie et d'une vertu particulière, le barna-
bite Gerdil. Tant de mérites, l'avantage de n'avoir appartenu à
aucune des deux factions, sa qualité de régulier, et « son âge
avancé, ajoute Consalvi, qui n'ôterait pas l'espérance de lui suc-
céder à ceux qui éprouveraient l'effet de cette faiblesse humaine, »
lui donnaient de grandes chances ; mais Gerdil était né en Piémont,
pays dernièrement occupé par l'Autriche, qui avait de grandes vues
sur ce royaume. Là était l'obstacle. Consulté par le doyen du sacré-
Gollége, qui voulait éviter au savant barnabite le désagrément d'une
inutile épreuve, Herzan répondit qu'il ne fallait point penser à ce
cardinal, et que le choix en était impossible. Sans cette exclusion,
Gerdil aurait été nommé. C'était le second pape que repoussait le
gouvernement impérial.
A défaut de Gerdil, on essaya de mettre en avant les noms de
ceux qui d'ordinaire votaient avec lui; mais ce fut sans succès.
Après ces nombreuses et vaines tentatives, et pour éviter le dom-
mage et le scandale causés par une vacance trop prolongée du
saint-siége au milieu de circonstances aussi critiques, il ne restait
plus qu'à tâcher de ramener un peu d'accord entre les deux factions
qui se partageaient le conclave. Les plus sages s'y employèrent, et
mirent en avant une assez adroite combinaison. Il fut convenu que
chacun des deux partis désignerait dans son propre sein trois de ses
membres, ceux qu'il jugerait les plus acceptables pour le camp op-
posé. C'étaient six cardinaux sur les noms desquels on devait essayer
les chances du scrutin. L'épreuve ne leur fut pas plus heureuse : on
était ainsi arrivé à la fin de février. Le sacré-collége siégeait depuis
trois mois, et, grâce à l'obstination des partis, il n'était pas plus
avancé qu'au premier jour. L'esprit de faction gagnait insensible-
ment tous les cœurs, et le bruit des murmures publics, perçant à
travers les murailles du conclave, commençait à se faire entendre
jusqu'aux oreilles des cardinaux. C'est alors, dit Consalvi, qu'il ar-
riva ce dont parle le Saint-Esprit dans les divines Écritures et ce
que confirme l'expérience quotidienne des affaires de ce monde :
vexatio dat intellectum.
Mais, afin de mieux comprendre ce qui va se passer au sein du
conclave, il devient nécessaire que nous en sortions pour un instant;
il faut, si nous voulons rester dans la vérité, il faut, dis-je, que
nous fassions leur place dans ce récit à de grands événemens qui
étaient alors en train de s'accomplir loin de Venise et sur un tout
êî6 REVUE DES DEUX MONDES.
Autre théâtre. Malgré le silence gardé par Consalvi, ces événemens
a'ont pas manqué d'agir, plus qu'il ne lui plaît peut-être d'en con-
tenir, sur les déterminations ultérieures du sacré-collége.
II.
Le 8 octobre 1799, six semaines environ après la mort de Pie VI,
Bonaparte, échappé aux croisières anglaises, était rentré en France.
Tous les regards, non pas seulement de ses concitoyens, mais de
TEurope entière, de l'Italie surtout, s'étaient aussitôt portés vers le
Tainqueur de Lodi et le négociateur de la paix de Gampo-Formio.
La journée du 18 brumaire (9 novembre) avait presque coïncidé
avec l'ouverture du conclave. A Venise comme partout, et dans le
sein du conclave autant qu'ailleurs, malgré la clôture, on avait
commenté avec le plus vif intérêt les premiers actes de celui que
les Italiens appelaient il gran console. Plusieurs des membres du
sacré-collége l'avaient connu; ils pouvaient témoigner à leurs col-
M)gues combien, dans les matières qui regardaient la religion, et
surtout dans sa façon de traiter les gens d'église, l'homme mainte-
aant placé à la tête du gouvernement français avait toujours affecté
ies allures différentes de celles de ses compagnons d'armes, les
généraux révolutionnaires de l'ancienne armée d'Italie (1). Ce qu'on
(1) Il ne faudrait pas juger tout à fait de la conduite et de l'altitude du général Bona-
parte en Italie vis-à-vis de la religion catholique et de ses prêtres par le ton de sa cor-
respondance avec le directoire. 11 parlait à Barras et à ses collègues le langage qu'il
savait leur convenir. Sur place, il se comportait un peu différemment. Tandis que dans
ses dépêches expédiées à Paris il affectait de considérer l'établissement pontifical comme
iine vieille machine détraquée et tombée dans le mépris des populations, il témoignait
dans ses proclamations de grands ménagemcns pour les sentimens religieux des habi-
tans de ces contrées. « L'armée française, fidèle aux maximes qu'elle professe, s'écrie-
tî-jl en entrant dans les légations, protégera toujours la religion et le peuple. » Les
actes répondaient aux paroles. A Macerata, il rétablissait les cérémonies du culte catho-
lique. Sans se beaucoup soucier de ce qu'en penseraient les clubs révolutionnaires de
Paris, il donnait les ordres les plus formels pour qu'on cessât de molester les prêtres
français réfractaires qui se trouvaient dans les états du pape. Il s'en servait môme pour
se concilier l'esprit des populations. Pendant les conférences de Campo-Formio et de
son quartier-général de Milan, tandis qu'il demandait des instructions à Paris sur ce
<ju il devrait faire si le pape venait à mourir, au moment môme où il roulait dans sa
tète plus d'un projet qui avait pour point de départ la ruine définitive de ce qui restait
du domaine temporel du pape, le général en chef des armées françaises faisait en même
temps parvenir à Rome des protestations de dévouement au saint-père. Dans ses con-
versations avec les gens d'église, il disait que des temps pourraient arriver où la répu-
blique française deviendrait la meilleure amie du souverain pontife. Dans une note
qu'il écrivait pour être remise par son frère Joseiih, envoyé de la république, au secré-
taire d'état de sa sainteté, il parlait du pape comme du « chef des fidèles » et du
« centre commun de la foi. » Il témoignait de son admiration pour la théologie simple
ftt pure de l'Évangile, pour la sagesse de sa politique. On voit poindre dans ces pre-
l'église romaine et le concordat. 6Î7
apprenait des nouvelles de Paris autorisait les espérances. Le court
message par lequel, en présentant la nouvelle constitution, le pre-
mier consul avait déclaré la révolution finie, la publicité donnée
aux lettres qu'il avait adressées au roi d'Angleterre et à l'empereur
d'Allemagne pour les convier à faire la paix, le ton de ses procla-
mations au peuple français, tout semblait annoncer qu'une ère
nouvelle allait s'ouvrir (1). Elle s'ouvrait en effet sous des auspices
propres à encourager l'attente des membres du sacré-collége. Non-
seulement une direction plus humaine était donnée à la guerre ci-
vile dans les départemens de l'ouest, mais des lois injustes, qui
avaient, dans ces malheureuses contrées, violé la sécurité des ci-
toyens et la liberté des cultes, étaient rapportées. L'usage des
églises était rendu aux catholiques. Ils pouvaient y assister, le di-
manche, au service religieux. Les prêtres étaient désormais dis-
pensés de prêter un autre serment que celui de fidélité à la consti-
tution. Le général qui commandait en Vendée recevait l'ordre tout
nouveau de se concilier les curés. Les ecclésiastiques détenus en
grand nombre à l'île de Ré avaient été rendus sans conditions à la
liberté (2). C'étaient là des mesures qui ne pouvaient manquer
d'être bien venues des grands dignitaires de l'église catholique»
Les plus politiques comprenaient que , si la guerre devait être re-
prise, l'Autriche allait derechef en porter tout le poids. Aucue
d'eux ne soupçonnait de quel côté les premiers coups seraient frap-
pés, nul ne s'attendait aux prodiges qui devaient signaler l'ouver-
ture de la prochaine campagne; mais tous prévoyaient que les ar-
mées françaises, de nouveau conduites par le brillant capitaine tant
de fois vainqueur des armées impériales, ne pouvaient manquer de
remettre en question la prépondérance de l'Autriche en Italie. Ua
homme principalement entre tous les cardinaux réunis dans la pe-
tite église de Saint-George avait les yeux ouverts sur la conditioa
présente de la France et sur l'avenir de l'Europe. Son nom avait été
naguère dans toutes les bouches; souvent, au début de la révolu-
mières communications avec Rome, communications secrètes, et probablement ignorées
du directoire, comme un avant-goùt des dispositions qui ont plus t.ird amené le cob-
cordat. — Voyez la Correspondance de Napoléon /f, l^"" février 1797, — 15 février
1797, — septembre 1797.
(1) Présentation de la constitution (15 décembre 1799), — lettre au roi d'Angleterre
(25 décembre), — lettre à l'empereur d'Allemagne (25 décembre), — proclamation an
peuple français (25 décembre). — Correspondance de Napoléon /«>■, t. VI.
(2) Arrêtés du 28 décembre 1799, — proclamation aux habitans des départemens de
l'ouest (28 décembre 1799), — lettre au général Berthier, ministre de la guerre
(29 décembre 1799), — lettre au général Hédouyille, commandant en chef de l'ar-
mée d'Angleterre (29 décembre 1799), — arrêté pour rendre la liberté aux prêtres
des départemens du Doubs, de la Haute-Saône et du Jura détenus à l'Ile de R€
(30 décembre 1799). — Ibidem.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
tion française, les membres de la droite s'étaient plu dans l'assem-
blée constituante à l'opposer à Mirabeau; puis le silence, un grand
silence, difficile peut-être à supporter, s'était de nouveau fait au-
tour de lui : nous voulons parler du cardinal Maury.
Maury, depuis sa sortie de France, avait parcouru à peu près
toute l'Europe. 11 avait été accueilli avec acclamations au camp des
émigrés et reçu avec beaucoup d'égards dans la plupart des cours
d'Allemagne. Son entrée à Rome avait été un véritable triomphe.
Pie VI l'avait admis dans son intimité et promu à la nonciature de
Francfort. Peu de temps après, il le créait titulaire des évêchés
réunis de Corneto et de Montefiascone. Son élévation au cardinalat
avait couronné tant de faveurs. A la suite d'un voyage qu'il avait
poussé jusqu'à Mittau et Saint-Pétersbourg, il avait été nommé
par Louis XVIII son ambassadeur près le saint-siége. Ce dernier ti-
tre le désignait particulièrement à la malveillance de la république
française. Aussi, dès que les troupes de Berthier menacèrent Rome,
Maury eut-il grand soin de se réfugier, d'abord à Sienne, puis à
Florence. Lorsqu'il vint à Venise prendre place parmi les membres
du sacré-collége, tout le monde se disait qu'un prince de l'église
si répandu, si capable, si plein d'activité, ne pouvait manquer d'a-
voir grande part à l'élection du futur pontife. Pour mener à bien
une entreprise devenue plus difficile que jamais, Maury avait de
grands avantages sur la plupart de ses collègues. Étranger par sa
nationalité aux divisions intestines des cardinaux italiens, il avait
en toutes choses un esprit libre de préjugés et naturellement dé-
gagé des considérations mesquines. Un ensemble de circonstances
fortuites plutôt que son inclination propre l'avait jeté dans le camp
de Mattei. Il n'y avait apporté ni ardeur ni animosité. En sa qua-
lité d'ancien membre d'une assemblée délibérante, il savait mieux
que personne comment s'y prendre pour traiter avec les passions
des partis, et par quels biais il est possible de les conduire à se
concerter pour une œuvre commune. Sa bonne fortune voulut qu'il
rencontrât précisément dans le prélat secrétaire du conclave un
second non moins sagace que lui, capable de l'entendre à demi-
mot et disposé à le seconder de son mieux. Tout en se promenant
avec Gonsalvi sous les portiques du monastère de Saint-George,
après s'être lamenté comme chacun faisait alors sur la longueur du
conclave et les embarras de l'élection, le cardinal Maury s'ouvrit à
lui de tout son plan : il était fort simple. Maury était convaincu de
l'impossibilité du succès pour aucun des concurrens. Les froisse-
mens produits par une lutte si prolongée ne permettaient pas d'es-
pérer qu'une des factions maintenant en présence cédât jamais à
l'autre. 11 fallait cependant de toute nécessité que le pape sortît de
l'un des deux camps, car, parmi les cardinaux appelés les volans
l'église EOIVLAINE et LE CONCORDAT. 619
depuis rexclusion de Gerdil , le choix était devenu impossible , soit
à cause de l'âge, soit par suite de circonstances personnelles. L'u-
nique moyen de concilier les intérêts des deux partis était donc que
l!un d'eux prît le nouveau pontife dans le camp même de son rival.
De la sorte tout le monde serait content, — ceux du parti dans le-
quel on aurait choisi le pape, parce que le pontife nouveau sorti-
rait de leurs rangs, et les autres, parce qu'ils l'auraient eux-mêmes
désigné dans le camp opposé. Par une trame « si bien ourdie » (ce
sojit les expressions de Gonsalvi), Maury se flattait de sauvegarder
l'amour-propre de tous les cardinaux, et de garantir l'affection com-
mune du souverain pontife à des collègues qui apuraient tous éga-
lement contribué à son exaltation^
Le premier pas ainsi heureusement franchi, venait l'embarras de
l'élection à faire. Maury y avait également songé. 11 avait son choix
tout prêt. D'après lui, le candidat ne pouvait être pris que dans le
camp de Bellisomi, et tout de suite il nomma à Gonsalvi étonné le
cardinal Chiaramonti, évêque d'Imola, Jusqu'alors on avait à peine
fait attention à Chiaramonti dans le conclave; son nom n'avait ja-
mais été prononcé comme celui d'un candidat possible, papabile,
ainsi que disent les Italiens. Ge n'est pas que le pieux évêque d'Imola
ne fût entouré de l'estime et de l'affection universelles. Personne
n'était au contraire plus que lui goûté de ses collègues et considéré
dupublic. Une grande douceur de caractère, une très aimable gaîté
dans le commerce habituel de la vie, une pureté de mœurs incompa-
rable, une grande sévérité de conduite sacerdotale jointe à la plus
facile indulgence pour les autres, une sagesse constante dans la con-
duite des deux diocèses confiés à ses soins, une science profonde dans
les études sacrées, le renom enfin d'excellent homme dont il jouis-
sait partout, tels étaient, pour parler la langue ecclésiastique du
sacré-collège, les tihTs intrinsèques qui l'auraient naturellement
désigné au choix des cardinaux, si de graves empêchemens extrin-
sèques n'avaient d'autre côté rendu sa nomination à peu près impos-
sible. A ne consulter que les traditions ordinaires du sacré-collége,
cette nomination était en effet impossible. Personne ne l'ignorait à
Venise, et les témoins des funérailles du défunt pape avaient ex-
primé à la fois leur vénération pour Ghiaramonti et le sentiment
profond des obstacles qui s'opposaient à son élection lorsque, se
montrant les cardinaux assis à l'office et désignant Chiaramonti,
ils s'étaient dit les uns aux autres : « Quel dommage que ce con-
clave soit celui qui va donner un successeur à Pie VI ! S'il y avait
un pape entre les deux, en trois jours on nommerait le nouveau,
et ce serait celui-là!. » Ces obstacles, qu'avec leur finesse italienne
les gondoliers des lagunes devinaient si bien, Gonsalvi nous les
détaille plus au long dans ses mémoires. Ghiaramonti était de Gé-
fôO REVUE DES DEUX MONDES.
zène comme Pie VI. — Comment nommer l'un après l'autre deux
Cézenates? Bien plus, il avait été la créature la plus aimée de
Pie VI. On croyait même, quoiqu'à tort, qu'il était son parent, et
cette circonstance suffisait à faire craindre qu'on ne vît en le nom-
mant se continuer le règne des Braschi. Enfin il n'avait que cin-
quante-huit ans , comme le pontife défunt quand il avait été élu.
« On doit bien penser, dit Gonsalvi, qu'un règne qui avait duré
près de vingt-cinq années détournait absolument de l'idée de nom-
mer un successeur qui pouvait vivre aussi longtemps. On était ha-
bitué à voir les princes occupant le siège de Saint-Pierre changer
presque tous les sept ou huit ans, et les visées de chacun empê-
chent d'ordinaire qu'on s'expose à la durée d'un trop long règne.
€es impossibilités extrinsèques (comme les appelle Consalvi) étaient
si nombreuses et d'un tel poids qu'on peut avouer avec certitude
qu'en toutes circonstances, et spécialement si le conclave se fût tenu
à Rome en temps calme et ordinaire, elles auraient éloigné Chiara-
«lonti du pontificat. »
Toutes ces objections furent présentées à Maury par son interlo-
cuteur, charmé d'ailleurs de l'exposition d'un plan aussi heureux.
Elles n'arrêtèrent en aucune façon le cardinal français. Qui pour-
rait indiquer sûrement aujourd'hui la raison déterminante de la
conduite de Maury? Peut-être l'ancien chef de la droite à l'assem-
Mée nationale, destiné à être placé un jour par Napoléon à la tête
du diocèse de Paris, était-il guidé dans ses préférences par des
motifs dont il ne lui convenait pas d'entretenir à cœur ouvert le
prélat secrétaire du sacré-collége. Toujours est-il qu'à ses yeux
perspicaces le cardinal Chiaramonti ne devait pas tout à fait appa-
raître comme un personnage aussi effacé en politique que Consalvi
se plaît à nous le dépeindre en ses mémoires. Un incident de sa
carrière épiscopale avait naguère attiré sur lui l'attention du public
italien. Le souvenir en était encore présent à chacun, et quoiqu'à
dessein ou par oubli le prélat secrétaire du conclave ne nous en
touche pas un mot, nous avons grand'peine à imaginer qu'il n'ait
pas agi quelque peu sur la détermination du cardinal Maury. Lors
de l'invasion des légations par les armées françaises, au mois de
février 1797, Chiaramonti n'avait point quitté son diocèse, comme
avait fait le cardinal Ranuzzi. Sa conduite avait été remarquée par
fe général Bonaparte, très mécontent de la fuite de l'évêque d' An-
cône. « Celui d'Imola, qui est aussi cardinal, ne s'est pas enfui,
dit-il aux gens du pays qui lui remettaient les clés d'Ancône; je
ïïe l'ai pas vu en passant, mais il est à son poste. » Cette louange
accordée par le vainqueur au cardinal Chiaramonti avait produit
fine assez vive impression sur l'esprit des habitans de ces contrées.
L'émotion fut plus grande encore lorsqu'à la fin de cette même an-
l'église romaine et le concordat. 621
née, à roccasion des solennités de Noël, la petite ville d'Imola vit
paraître une homélie dont le ton différait essentiellement de toutes
celles que publiaient alors les évêques d'Italie. Dans cette pièce re-
vêtue de sa signature, non-seulement Chiaramonti recommandait à
ses diocésains la plus entière soumission au pouvoir établi, c'est-à-
dire à la république cisalpine, reconnue depuis deux mois par le
traité de Gampo-Formio, mais il y professait des sentimens bien nou-
veaux à cette époque dans la bouche d'un prince de l'église. Il van-
tait la forme démocratique du gouvernement adopté par la nouvelle
république, il démontrait que ses principes n'avaient rien de con-
traire aux enseignemens de la sainte Écriture ; il parlait avec éloge
d'Athènes, de Sparte, des lois de Lycurgue, de Garthage, puis enfin
des vertus de son émule la répubUque romaine : rapprochement
assez singulier au moment où le trône du souverain pontife, tout
près de s'écrouler, était directement menacé à Rome par les émis-
saires du directoire. Chose plus étrange encore, ce passage d'un
style tant soit peu déclamatoire, selon l'usage de l'époque, était
suivi d'une citation textuelle de la profession de foi du vicaire sa-
voyard : « La sainteté des Évangiles parle à mon cœur, etc. » Tous
ces antécédens de l'évêque d'Imola étaient évidemment connus de
Maury. Il avait certes assez de sagacité pour prévoir, si la fortune
devenait contraire aux Autrichiens, quel parti la cause du saint-
siége et celle de la religion catholique pourraient tirer du choix d'un
pontife estimé du premier consul, et dont l'esprit était si peu fermé
aux idées du siècle. Si l'on songe qu'à cette époque, fatigué de son
long exil, le futur archevêque de Paris méditait peut-être déjà de
se réconcilier avec le gouvernement de son pays, on sera comme
nous assez porté à lui supposer en cette occasion des arrière-pen-
sées qu'il n'avait point intérêt à dévoiler tout entières au secrétaire
dn conclave. Quoi qu'il en soit, ce fut dans cette conversation entre
Maury et Gonsalvi que fut définitivement arrêté le choix du nou-
veau pontife. En peu d'instans, les deux interlocuteurs tombèrent
d'accord non-seulement sur la convenance de la nomination de Ghia-
ramonti, mais sur la seule marche qu'il y eût à suivre pour la faire
réussir.
Tout n'était pas fini cependant. Un dernier obstacle se présen-
tait, que Gonsalvi fit aussitôt sentir à Maury. 11 était impossible d'es-
pérer que le chef du parti Mattei , cet important personnage dont
nous avons parlé au commencement de ce récit, se prêtât jamais
à un plan dont il n'aurait pas été lui-même l'inventeur. Plus l'en-
treprise de couronner Ghiaramonti était ardue, plus elle flatterait
l'amour-propre du cardinal Antonelli, car il était dans sa nature de
chercher à montrer que rien ne lui était impossible, et qu'il réus-
sissait là où les plus habiles auraient inévitablement échoué; mais
622 REVUE DES DEUX MONDES.
la première condition du succès était qu'il se persuadât à lui-même
et qu'il pût persuader à tout le monde que l'idée de ce choix lui
appartenait en propre. Pour tourner la difficulté, Consalvi offrait
un expédient infaillible. Il se trouvait par hasard que le conclaviste
du cardinal Maury, l'abbé Pinto, homme sans importance, était
admis dans la familiarité du cardinal Antonelli. Par son insigni-
fiance, qui ne pouvait exciter ni jalousie ni défiance, c'était le per-
sonnage le plus propre à souffler au chef du parti Mattei une pen-
sée dont celui-ci n'aurait ensuite aucune peine à réclamer toute la
gloire. Le dévouement et la bonne volonté ne manquaient point à
l'abbé Pinto pour servir son maître. On était sûr de lui. Les choses
dûment arrangées, pendant que Maury faisait la leçon à son con-
claviste, Consalvi alla prévenir le doyen du sacré-collége, le car-
dinal Albani, et le neveu du défunt pape, le cardinal Braschi. Leur
surprise fut non moins grande que leur joie quand ils apprirent
qu'il était question de Chiaramonti; ils n'en pouvaient croire leurs
oreilles. Tous deux promirent le plus grand secret. 11 fut même
convenu, pour plus de sûreté, que le jour où x\ntonelli viendrait,
comme il était maintenant probable, faire lui-même les premières
ouvertures, le cardinal Braschi témoignerait non-seulement de l'é-
tonnement, mais une parfaite indifférence, et qu'il renverrait le
chef du parti Mattei s'entendre à ce sujet avec le doyen du sacré-
collége. Braschi, à ce qu'il paraît, joua très bien son rôle, et la
conduite tenue par lui en cette circonstance contribua beaucoup,
assure Consalvi, au succès d'un dessein si bien formé. C'est dans
son récit qu'il faut lire la scène qui suivit, et qui toucherait vrai-
ment à la plus haute comédie, si elle se fût passée partout ailleurs.
On y voit le cardinal Antonelli rallier d'abord sans trop de difficulté
tous les cardinaux de son parti; c'est la moindre de ses peines. Là
où son habileté triomphe, c'est dans les efforts qu'il fait pour con-
vaincre de l'excellence de son invention les gens qui la lui ont sug-
gérée. Hâtons-nous de dire qu'il y parvint. A force d'instances,
Braschi se rendit. Bien n'empêche de supposer qu'à la longue
Maury lui-même n'ait été amené à convenir que l'idée dont on
l'entretenait pour la première fois était assez heureuse ! Si les mé-
moires de Consalvi ne lui ont pas été communiqués, le majestueux
Antonelli a dû vivre et mourir dans la douce persuasion qu'à lui
seul était due l'élection de Chiaramonti.
A partir de ce moment, tout marcha en effet le plus facilement
du monde, a Cette élection, dit Consalvi, fut semblable à un feu
d'artifice dont les étincelles passent d'une fusée à une autre avec la
rapidité de l'éclair. Tous les cardinaux répétaient sans se cacher et
sans mystère : « Le pape est fait! Chiaramonti est pape! » Le con-
clave retentit de cette nouvelle; bientôt Venise entière l'apprit. Le
l'église romaine et le concordat. 623
baisement des mains, cérémonie touchante qui se pratique la veille
de l'élection, quand elle est faite sans opposition, eut lieu le
13 mars. Le lendemain ih, Chiaramonti fut, à l'unanimité des
votes, proclamé pape sous le nom de Pie YII. Le conclave n'avait
pas duré moins de trois mois et demi.
Maintenant que Consalvi en a fini avec les incidens qui se sont
passés sous ses yeux dans l'intérieur du sacré-coUége, on pourrait
croire que l'intérêt de son récit va languir. 11 n'en est rien. Les
révélations du ministre d'état valent celles du prélat secrétaire
du conclave, et les scènes qui suivent l'élection de Pie VII ne
sont pas moins nouvelles et moins curieuses que celles qui l'ont
précédée. Ainsi qu'il était facile de le prévoir, tandis que la joie
éclatait dans le conclave et à Venise, la déception à Vienne était
am.ère. Ce qui fut tout à fait inattendu, c'est la façon dont la cour
impériale crut devoir témoigner son mécontentement. Il est d'usage
que le pape soit couronné huit jours après son élection. A Rome,
cette magnifique cérémonie a lieu en grande pompe dans l'église
de Saint-Pierre. Chacun à Venise pensait qu'elle s'accomplirait dans
la basilique de Saint-Marc. Les agens impériaux eux-mêmes s'y
attendaient; mais les ordres n'arrivèrent point, ou du moins on pré-
tendit n'en avoir jamais reçu, non plus que l'autorisation de dé-
penser le moindre argent pour cette solennité. Pie VII, afin de ne
faillir à aucune des traditions de la papauté, voulut être couronné
dans la petite église Saint-George, contiguë au monastère où s'était
tenu le conclave. Les frais de la cérémonie furent couverts par-
les dons volontaires des fidèles, sans qu'il en coûtât une obole à la
cour impériale. Le soir, tous les palais, les plus simples maisons,
toutes les places et tous les canaux de Venise étaient illuminés a
giorno. Seuls, les édifices du gouvernement autrichien restèrent
dans l'obscurité. Pourquoi ces signes de mauvaise humeur? C'est
que le couronnement du pape était le signe extérieur et comme la
consécration oflîcielle de sa souveraineté temporelle. Or la chan-
cellerie impériale ne voulait pas restituer au saint-siége les pro-
vinces qu'elle occupait depuis la retraite des troupes françaises.
Dans l'espoir de nouvelles victoires, elle se flattait même (ce sont
les expressions du cardinal Consalvi) que l'aigle germanique éten-
drait bientôt son vol au-delà du Capitole. Quoi d'étonnant si le ca-
binet de sa majesté impériale nourrissait de semblables desseins?
C'étaient précisément ceux que mettaient alors à exécution les
princes d'une autre famille souveraine qui partagent aujourd'hui
avec la maison d'Autriche l'honneur d'être considérés par certains
publicistes comme les défenseurs attitrés du pouvoir temporel. Au
moment où l'Autriche s'en tenait encore à de simples projets, les
commandans des troupes du roi des Deux-Siciles arboraient au châ-
61ll REVUE DES DEUX MONDES.
teau Saint-Ange et dans toute la ville de Rome le drapeau napoli-
tain. Ils apposaient le sceau de sa majesté italienne sur les portes
fermées du Quirinal et du Vatican. Les décrets de leur général en
chef, le prince d'Aragon, étaient rendus au nom du roi de Naples.
Le nom du souverain pontife y était complètement omis. Ordre
était donné de ne reconnaître d'autres pouvoirs que ceux du roi
Ferdinand. Toute l'administration romaine avait été mise à néant
et refondue sur le modèle de celle de Naples.
Les premiers indices de l'ambition autrichienne furent l'invitation
adressée au saint-père de se rendre immédiatement à Vienne, et la
demande non moins instante de vouloir bien choisir pour secrétaire
d'état un certain cardinal Flangini, Vénitien, et par conséquent
sujet de sa majesté impériale. Pour obtenir ces deux objets des
vœux ardens de son cabinet, le cardinal Herzan ne négligea ni les
insinuations ni les démarches; il les redoubla incessamment jus-
qu'au point d'en fatiguer le saint-père. Pie VII refusa avec douceur,
mais sans hésitation. Ses devoirs de pasteur et de souverain ne lui
permettaient pas, disait-il, d'ajourner plus longtemps son départ
pour Rome. Quant au choix d'un secrétaire d'état, pourquoi le tant
presser? Il n'avait pas encore d'états. Provisoirement, il se servi-
rait, pour ses communications avec les cours étrangères, du prélat
secrétaire du conclave. L'Autriche était déjouée dans toutes ses
prétentions. Alors arriva de Vienne à Venise, en qualité d'envoyé
de l'empereur près sa sainteté, un homme tout fraîchement imbu
des conversations de M. de Thugut, et qui avait mission de laisser
voir à découvert la véritable pensée du cabinet autrichien. C'était
un Polonais, simple employé de la chancellerie impériale, nommé
Ghislieri. Le marquis Ghislieri s'ouvrit d'abord au prélat secrétaire
de Pie VI, et lui dit que l'empereur était très disposé à rendre au
saint-père les provinces occupées récemment par ses armes, à
l'exception toutefois des légations de Ferrare, de Bologne et de
Ravenne. Ces trois provinces cédées aux Français n'appartenaient
plus au saint-siége, et la chancellerie impériale demandait une
nouvelle cession confirmative de celle de Tolentino. Gonsalvi, qui
n'avait plus rien à apprendre sur les desseins de l'Autriche, fut
toutefois étonné de l'audace qu'on mettait à oser les lui déclarer
en face. Il répondit qu'il prendrait les ordres de sa sainteté, tout
en prévenant l'envoyé autrichien qu'il n'eût pas à se créer des chi-
mères, et que jamais Pie Vil ne prêterait la main à une semblable
transaction.
Grande fut la colère de Ghislieri quand le prélat secrétaire lui
rapporta peu de jours après la réponse la plus négative. 11 fit alors
connaître ce que, dans la prévision d'un semblable refus, on lui
avait enjoint de proposer comme le dernier arrangement auquel le
l'église romaine et le concordat. 625
gouvernement impérial pourrait consentir. Sa majesté voulait bien
ne réclamer au pape que les deux légations de Bologne et de Fer-
rare; elle lui abandonnerait la troisième, c'est-à-dire les Romagnes.
Tel était le dernier mot de la cour de Vienne; pour le mieux ap-
puyer, le marquis Ghislieri recommençait à prodiguer les menaces.
Pie VII n'en prit aucun souci ; il adressa directement à l'empereur
et à son premier ministre deux lettres dans lesquelles il revendi-
quait énergiquement tous ses droits sur les provinces envahies. La
lettre de Pie VII au souverain de l'Autriche fut-elle interceptée par
le ministre impérial, M. de Thugut, comme une note de Consalvi le
donne à entendre? Cela ne nous paraît guère probable; toujours
est-il qu'aucune réponse n'arriva jamais de Vienne. Cependant le
marquis Ghislieri redoublait d'importunités; il en vint même jus-
qu'à irriter la patience du placide pontife. «Votre maître a tort, lui
dit un jour Pie VII, de se refuser à une restitution que la religion
et la justice lui commandent; qu'il prenne garde toutefois! En pla-
çant dans son vestiaire ces habits qui ne sont pas les siens, mais
ceux de l'église, est-il sûr de ne pas communiquer la vermine à
ses propres vêtemens, je veux dire à ses états héréditaires? » En
entendant ces paroles, l'envoyé autrichien eut peine à se contenir.
« Le nouveau pontife est jeune dans le métier, dit-il tout en colère
au pro-secrétaire d'état; il prouve qu'il ne connaît guère la puis-
sance de l'Autriche. 11 faudrait de bien grands événemens pour en-
tamer les états héréditaires. » Ces événemens étaient cependant
plus proches que ne l'imaginait le marquis Ghislieri, car déjà l'on
touchait aux derniers jours de mai, les troupes françaises se mas-
saient en Suisse derrière le rideau des Alpes, et le premier consul
était arrivé à Lausanne, laissant le gouvernement autrichien incer-
tain jusqu'au dernier moment s'il allait fondre sur les états hérédi-
taires par le lac de Constance, ou remonter la vallée du Mont-Cenis
pour marcher sur Turin.
Au plus fort de ces discussions. Pie VII avait notifié au marquis
Ghislieri son invariable résolution de se rendre à Rome. La route
naturelle que le pape avait à prendre pour rentrer dans sa capitale
lui faisait traverser deux au moins des trois légations, en supposant
qu'arrivé à Bologne, il se décidât à suivre la route de Florence au
lieu du chemin à travers les Romagnes. L'embarras de la cour im-
périale était à son comble : elle appréhendait avec raison les effets
d'un semblable voyage. Ces contrées aimaient mieux encore se re-
placer sous la domination pontificale qua subir le joug toujours pe-
sant des soldats croates et hongrois. Nul doute que les populations
ne se précipitassent partout sur le passage du saint-père afin de le
saluer de leurs acclamations. La décence et les égards dus au chef
TOME LVI. — 1805. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'église ne permettraient pas de sévir contre de pareilles mani-
festations. Comment faire? Un seul parti restait à prendre, dont
l'étrangeté même décelait aux moins clairvoyans les secrets calculs
de la cour autrichienne. N'importe, elle n'hésita point, et déclara au
souverain pontife qu'il devrait faire le voyage par mer, de Venise à
Pesaro. Pesaro est une petite ville dénuée de tout port, mais où les
Autrichiens ne voyaient pas d'inconvénient à débarquer le saint-
père, parce qu'elle n'était point comprise dans les trois légations,
et faisait par conséquent partie du territoire qu'ils consentaient à
lui restituer. Pie VII se soumit afin de ne pas retarder son départ. Le
6 juin, il monta sur la Bellonc, frégate autrichienne mal organisée,
dépourvue de toutes les commodités de la vie et manœuvrée par un
équipage aussi malhabile qu'insuffisant. Quatre cardinaux et le pro-
secrétaire d'état l'accompagnaient avec quelques autres prélats né-
cessaires à son service personnel. Le marquis Ghislieri se joignit à
la petite cour du saint-père, soi-disant pour lui faire les honneurs
de la Bellone, en réalité pour lui servir de geôlier. La Belloiie était
en si mauvais état qu'elle ne put tenir la mer. 11 lui fallut, sans
avoir subi aucune violente tempête, aller chercher un refuge à
Porto-Fino, sur la plage opposée. Au lieu de vingt-quatre heures,
temps ordinaire de la traversée de Venise à Pesaro , ce fut douze
jours que le saint-père eut à passer en tète-à-tête avec l'envoyé
de la cour impériale, devenu pendant le voyage plus exigeant que
jamais. Débarqué à Pesaro, Pie VII se rendit à petites journées à
Sinigaglia, puis à Ancône, toujours sous l'escorte du marquis Ghis-
lieri. Là, une surprenante nouvelle les attendait tous deux : les Au-
trichiens avaient été battus à Marengo, un armistice était signé.
Le Piémont, la Ligurie, la Lombardie, tout le pays jusqu'à l'Adige,
étaient de nouveau cédés à la France. En une seule journée, la cour
impériale avait perdu non-seulement tous les territoires enlevés par
elle à d'autres princes pendant les revers des Français, mais une no-
table partie de ses propres états. La leçon était rude; elle dut être
vivement sentie par le marquis Ghislieri. Certes d'autres que l'en-
voyé autrichien avaient lieu de s'étonner. Jamais fait de guerre n'a-
vait produit de pareilles conséquences; l'Italie entière n'en pouvait
revenir, et nous-même nous souvenons parfaitement d'avoir à Turin,
en 1833, entendu le premier ministre du roi Charles-Albert, le vieux
comte de La Tour, ancien aide-de-camp de Mêlas à cette journée
de Marengo, raconter qu'une chose l'avait encore plus frappé, s'il
était possible, que la victoire de Marengo, c'était le parti prodi-
gieux qu'en avait aussitôt tiré le premier consul.
Quoi qu'il en soit, on devine bien que le marquis Ghislieri n'avait
plus d'objection à rendre au pape ses états. Il commença par lui no-
l'église ROiîAINE ET LE CONCORDAT. 627
tifier à Lorette la restitution du territoire qui s'étendait de Pesaro
jusqu'à Rome. A Foligno, il lui fit remise entière du domaine tem-
porel. Déjà le cabinet napolitain avait, avant l'Autriche, manifesté
une semblable résolution : ce n'est pas qu'il eût été pris d'aucun
scrupule ; mais depuis que par son ambassadeur au conclave, le car-
dinal Ruffo, il avait eu connaissance des projets de l'Autriche sur les
trois légations, il s'était décidé à faire par prudence ce qu'il n'avait
pas voulu faire par désintéressement. Le voisinage immédiat des
Autrichiens sur toute la ligne des états napolitains était trop dange-
reux. Il était préférable d'avoir les états du pape comme intermé-
diaires entre les armées impériales et les soldats de sa majesté sici-
lienne. Cette considération fut si bien la seule qui décida la cour des
Deux-Siciles, qu'après la bataille de Marengo et l'évacuation des lé-
gations par les Autrichiens elle parut hésiter de nouveau. Ses troupes
continuèrent à occuper Rome et Terracine, comme poste militaire,
jusqu'à la paix de Florence, conclue plusieurs mois après le retour
de sa sainteté dans sa capitale. Quant au duché de Rénévent, en-
clavé dans le royaume de Naples, elle ne cessa pas d'y maintenir
ses garnisons; elle y fit, comme par le passé, acte de juridiction
civile, indiquant ainsi par tous ses procédés, dit Consalvi, que les
hasards de la guerre l'empêchèrent seuls de réaliser jusqu'au bout
ses desseins sur le patrimoine de saint Pierre.
Avec cette réintégration du pape dans sa capitale se termine la
première partie des mémoires de Consalvi, celle qui se rapporte au
conclave de Venise. Les révélations du prélat secrétaire du sacré-
collége sont dignes, on le voit, d'une attention particulière, et le
récit que nous lui devons comble une véritable lacune. C'est à peine
en effet si, dans son Histoire cV Italie de 1789 à 1815, Rotta con-
sacre quelques lignes à la nomination de Pie VIL II semble ignorer
de parti-pris, lui d'ordinaire si attentif aux événemens dont Venise
est le théâtre , les scènes si curieuses qui se sont passées au con-
clave de 1800. Coletta n'en parle pas davantage. L'auteur de la Vie
de Pie VII, M. Artaud, en disserte assez longuement, mais c'est
pour les dénaturer. Grâce à l'aimable guide dont nous prenons
congé pour aujourd'hui, et en nous aidant du témoignage de quel-
ques autres personnages du temps, nous essaierons bientôt de re-
tracer les incidens non moins singuliers de la grande traiTsaction
religieuse dont le cardinal Consalvi fut du côté de Rome le princi-
pal négociateur; peut-être même nous hasarderons-nous à raconter
un jour, d'après des documens inédits, les suites du concordat.
0. D'HAUSSOx^'VILLE.
LA
PEINTURE CONTEMPORAINE
EN ALLEMAGNE
KAULBACU ET L'ECOLE REALISTE.
Pendant toute la première moitié de ce siècle, l'Allemagne a porté
dans les arts une activité, une ardeur singulières. Deux villes, Mu-
nich et Dûsseldorf , donnaient leur nom à deux grandes écoles, et
la première surtout avait le privilège d'exciter l'enthousiasme des
voyageurs : on parlait de vingt monumens qui s'achevaient à la
fois, de musées magnifiques qui réunissaient tout à coup des chefs-
d'œuvre jusque-là inconnus ou dispersés. Dévoré de l'amour, quel-
ques-uns ont dit de la manie des beaux- arts, le roi Louis avait rêvé
de faire de sa capitale une des villes les plus monumentales du
monde; lui-même dirigeait les travaux, visitant les ateliers et tirant,
par des prodiges d'économie, d'une liste civile de quelques millions
des ressources inimaginables. Dans ce mouvement, l'architecture
était de tous les arts celui qui se trouvait appelé à prendre le plus
vigoureux essor, et en effet, si féconde, si brillante que fût l'école
de peinture qui se développa en même temps à Munich, elle a
toujours. eu pour caractère d'être presque exclusivement monu-
mentale.
A Dûsseldorf, les circonstances étaient bien différentes. L'art qui
jetait un si vif éclat à Munich s'était épanoui principalement sous
l'influence des encouragemens officiels ; mais Dûsseldorf, qui n'est
LA. PEINTURE EN ALLEMAGNE. 629
ni un centre politique, ni un centre intellectuel, pas même un centre
commercial, ne semblait, à aucun titre, prédestinée à devenir une
capitale du goût. C'est une ville aux mœurs paisibles et régulières,
qu'encadre un paysage aussi monotone que la vie qu'on y mène; le
talent n'a pu y trouver d'excitation qu'en lui-même, et tout doit y
être rapporté à l'initiative des individus. Aussi entre les productions
de cette école et celles des artistes bavarois remarque-t-on une dif-
férence bien tranchée : les travaux de Dlisseldorf restent complète-
ment indépendans de l'architecture; plus libres dans leurs tendances,
les artistes de cette ville ont su se garantir des exagérations sym-
boliques ou allégoriques auxquelles la peinture monumentale se
laisse si facilement entraîner.
Chacune de ces deux écoles a subi, dans son développement, plus
d'une transformation remarquable. L'esprit qui les anime aujour-
d'hui n'est plus celui qui a inspiré leurs premières productions.
Dans l'enivrement d'une nouvelle renaissance, les maîtres allemands
s'étaient posés en régénérateurs de l'art; ils n'avaient pas hésité à
proclamer qu'avant eux la peinture avait fait fausse route, et qu'elle
commençait seulement à prendre conscience de sa véritable mission.
La métaphysique avait envahi le domaine du goût : on ne se croyait
plus le droit de tenir un pinceau avant de s'être construit un système
sur la fin de l'art en général, sur ses rapports avec la science, la
morale et la religion. L'Allemand aime à faire précéder la pratique
d'une théorie; si d'ordinaire il manque de tact dans le choix des
principes, il excelle du moins à en tirer toutes les conséquences
rigoureuses. A-t-il adopté une manière de voir, vraie ou fausse, il
juge à priori que tout ce qui en sera une application doit être beau
et irréprochable ; il admire avec sa logique bien plus qu'avec son
goût. Il en résulte que toute doctrine d'esthétique, quelle qu'elle
soit, a dû avoir en Allemagne un retentissement dans l'art con-
temporain. Au lieu des préjugés de l'ignorance, ce pays a trop sou-
vent les préjugés de l'érudition, et il ne faut pas s'étonner de le
voir revenir dans la peinture à des formes surannées qui paraissent
même en contradiction avec l'esprit et les besoins de l'époque. C'est
encore cette disposition du génie allemand qui explique comment
le symbolisme, le réalisme, l'idéalisme classique et l'idéalisme ro-
mantique, qui au premier abord semblent s'exclure, répondre à des
goûts opposés et appartenir à des périodes bien distinctes du pro-
grès de l'art, ont pu s'y manifester presque simultanément. Il arrive
souvent en Allemagne que la naissance d'une école ou un change-
ment de manière dans cette école est moins un fait spontané ou
commandé par les circonstances que le résultat de vues systéma-
tiques.
Nous voudrions passer en revue les différentes phases que la pein-
630 REVUE DES DEUX MONDES.
ture allemande a parcourues depuis le commencement du siècle.
Deux grands maîtres, Overbeck et Cornélius, lui ont donné l'impul-
sion; mais ces peintres ont été si souvent étudiés en France, les
caractères de leur talent y sont si bien connus, qu'il nous suffira
d'indiquer en quelques mots l'influence qu'ils ont exercée sur le dé-
veloppement postérieur de l'art. Presque tous les peintres de Mu-
nich ont été les élèves de Cornélius, tandis que l'école de Diissel-
dorf s'est inspirée surtout dans ses premiers essais de l'idéalisme
romantique et religieux d'Overbeck. Ce n'est pas que toute la pein-
ture se soit tenue renfermée dans ces deux foyers primitifs : l'Alle-
magne n'est pas un pays de centralisation, et, une fois formées, les
deux écoles ont fondé de nombreuses colonies. Vienne, Dresde,
Prague, Francfort, Berlin, produisirent à leur tour des artistes d'un
talent remarquable. Néanmoins Munich et Dûsseldorf sont restées
jusqu'à présent les deux capitales du goût. A force d'étendre leur
influence, elles ont môme fini par agir l'une sur l'autre et par faire
en quelque sorte un échange de leurs tendances; chacune de ces
deux écoles est entrée depuis quelque temps dans la voie précisé-
ment opposée à celle qu'elle avait suivie à son origine : le réalisme
a pénétré à Diïsseldorf au moment où l'idéalisme classique de Kaul-
bach commençait à tempérer à Munich les exagérations symboliques
ou réalistes de l'école de Cornélius.
Kaulbach n'est guère connu en France que par des œuvres de
jeunesse, exécutées pour la plupart sous la direction de Cornélius.
Parvenu à sa maturité et passé maître à son tour, il a cependant
adopté une manière nouvelle, qui est une véritable réaction contre
ses premières tendances. Dans l'école de Cornélius, la forme avait
été sacrifiée à l'idée : le tableau n'avait plus d'autre but que d'ofllûr
un enseignement historique ou métaphysique; l'élément esthétique
était entièrement négligé; le dessin était devenu d'une incorrection
choquante, le coloris d'une insupportable monotonie. Kaulbach
comprit que le peintre devait au contraire s'adresser au goût plus
encore qu'à l'intelligence; il s'est montré plutôt artiste qu'historien
ou philcfSophe : chez lui, la beauté a repris la première place, et s'il
se hasarde quelquefois encore dans le domaine du symbole ou de
l'histoire, on doit reconnaître qu'il a su conserver dans la manière
tout idéaliste de traduire sa pensée la plus complète indépendance,
Quant à la tendance réaliste, qui a fini par se répandre dans l'Al-
lemagne entière, elle n'a pas, à rigoureusement parler, de chefs re-
connus. Comme c'était de toutes les formes de l'art celle qui répon-
dait le mieux aux exigences et aux doctrines du moment, on a pu la
voir se manifester en même temps chez une multitude d'artistes.
Dans ce système, c'est la foule qui règne, parce que les qualités qui
font régner sont 'à la portée de la foule. Aussi ne sera-t-il pas sans
LA PEINTURli; 'EX ALLEMAGNE. 631
intérêt de mettre en opposition cette monarchie de l'art classique,
où Kaulbach gouverne sans rival, avec la démocratie réaliste, qui
n'a de puissance et d'éclat que par la masse de ses adhérens.
I.
On connaît l'idéalisme religieux d'Overbeck; on sait que ce peintre,
amené par une conviction sincère à se convertir à la foi romaine,
avait rêvé de réaliser dans toute sa perfection le type de l'artiste
catholique. S'il s'en était tenu là, Overbeck aurait pu n'être qu'un
peintre religieux comme il y en a tant; mais c'est sa manière rigou-
reuse d'interpréter le catholicisme qui lui a fait dans la peinture
une place à part. Il distingua en effet deux espèces de catholicisme,
l'un mondain, vivant de transactions, sachant s'accommoder aux
passions humaines et se prêter aux jouissances de la vie, l'autre
austère et pur de tout sensualisme, sanctifiant la souffrance et pres-
crivant le triomphe de l'esprit sur la chair comme un des principes
les plus essentiels de la morale. Le premier peut devenir pour le
goût, comme il l'a été pour la politique, d'une exploitation féconde;
mais, aux Veux d'Overbeck, dès que le catholicisme est pris au sé-
rieux, il conduit à l'ascétisme. Partant de cette manière de voir, il
avait reproché à Raphaël et aux autres peintres de l'Italie d'in-
troduire dans leurs œuvres trop d'élémens païens, trop d'agrémens
plastiques : comment concilier en effet ces figures fraîches et roses,
pleines de vie et de santé, heureuses et souriantes, avec les ensei-
gnemens d'une religion qui est hostile à la beauté du corps, moins
encore parce qu'elle ne développe que certaines qualités de l'âme
que parce qu'elle prêche avant tout la mortification? Pour Raphaël,
l'art était devenu le but principal; la religion n'avait plus qu'une
importance secondaire, et fournissait seulement au génie, avec des
occasions de s'exercer, une matière qu'il élaborait et transformait
suivant tous les caprices du goût. Ce qui avait fait la gloire de Ra-
phaël aux yeux des critiques et des artistes devenait, dans la pen-
sée du pieux Overbeck, une sorte de profanation. Le peintre alle-
mand prit la résolution de soumettre à son tour l'art à la religion,
et de ne s'adresser dans ses œuvres qu'à des sentimens qui fussent
en harmonie complète avec l'esprit chrétien. Ce principe écartait
tout d'abord la beauté, la beauté plastique et italienne. D'un autre
côté, Overbeck n'était pas homme à recourir aux jeux de la couleur
et de la lumière, que recherchent les écoles du nord, et qui, sans
être positivement, comme la beauté du corps, en contradiction avec
l'ascétisme, ne s'y rattachent pas du moins par des rapports néces-
saires. A défaut de la beauté plastique et des effets pittoresques, il
ne lui restait plus que le sublime, c'est-à-dire ce qui porte la pen-
632 REVUE DES DEUX MONDES.
sée à la méditation et à la rêverie. Le sentiment du sublime a tou-
jours dominé le goût de l'Allemagne, et c'est par là qu'Overbeck
est un peintre vraiment national. Son plus grand tort est d'avoir
voulu proscrire tous ceux qui n'assignaient point à l'art la même
fin que lui : de peintre se faisant critique, il nous offre, dans son
célèbre tableau du Triomphe de la Religion dans les Arts, cette
profession de foi exclusive que « l'art est d'origine divine, et que
l'art mis au service de la religion catholique est le seul art digne
de ce nom. » Quand Overbeck condamne ainsi toutes ces écoles qui,
sans préoccupation religieuse, n'ont poursuivi qu'un but esthéti-
que, qui ont aimé et recherché la beauté pour elle-même, et n'ont
pas cru devoir s'astreindre à puiser leurs matériaux dans les annales
de l'église romaine, ce n'est plus un homme de goût qui parle, c'est
un théologien intolérant. Nous ne le blâmons pas d'avoir consacré
sa vie à traduire par le pinceau les élans de la piété la plus austère :
l'ascétisme, s'il ne doit pas être pris pour règle, peut du moins être
accepté comme un fait, et à ce titre il a le droit d'occuper une place
dans les créations de l'art. Le peintre est libre de choisir le thème
qui lui convient; mais cette liberté qu'il revendique pour lui-même,
il doit aussi l'accorder aux autres.
Les qualités du maître sont devenues d'ailleurs des défauts chez
ses imitateurs. Aucun d'eux n'était doué de cette foi profonde qui
seule, dans la peinture religieuse, peut inspirer des chefs-d'œuvre.
Au lieu de peindre la candeur et la piété, ils n'ont à offrir que des
figures efféminées et sans caractère; ce n'est plus l'austérité qu'ils
expriment, c'est la mollesse et l'apathie. Les Schnorr, les Philippe
Veit, les Fuerich, les Schraudolph, les Steinle, n'ont produit que des
œuvres fades où l'insignifiance de la conception n'est guère propre
à dissimuler la pâleur du coloris et le trait languissant du dessin.
C'est cependant à un de ces disciples d'Overbeck, Shadow, qu'ap-
partient la gloire d'avoir fondé l'école de Dusseldorf. L'académie
établie dans cette ville en 1767 était restée, jusque vers 1819, sté-
rile et obscure comme tant d'académies de province. Cornélius, qui
en fut nommé directeur à cette époque, ne fit qu'y passer et ne paraît
pas y avoir exercé d'influence durable. Shadow fut désigné pour le
remplacer. Il avait déjà professé à Berlin, et il amena dans la ville
rhénane ses meilleurs disciples. Peintre médiocre, mais doué pour
l'enseignement d'une grande habileté, il réussit à répandre dans
l'école un esprit de vigoureuse émulation. On y vit bientôt surgir des
talens distingués. Hildebrandt s'est rendu célèbre par son tableau
des Enfans d'Edouard, moins dramatique assurément que celui de
Paul Delaroche, mais supérieur peut-être par l'expression et la dis-
position harmonieuse des figures. Il faut citer aussi Bendemann,
dont les deux tableaux de la Caplività de BaBylone et de Jcrémie
LA PEINTURE EN ALLEJIAGXE. 633
sur les ruines de Jérusalem sont de belles compositions, simples
et grandioses à la fois. Malheureusement presque toutes les autres
œuvres de l'école à cette époque sont empreintes d'un défaut qui
tient aux circonstances mêmes au sein desquelles elles étaient con-
çues. On y sent une timidité toute provinciale, un goût qui n'est
pas sûr de lui-même. Pas d'idées larges et élevées, pas de créations
originales; la conception reste molle et fade, le dessin est vague
et le coloris monotone. La poésie romantique de Tieck et d'Uhland
est à peu près l'unique source d'inspiration où s'abreuve cet art qui
prend pour mot d'ordre ces quatre vers de l'auteur de Phanlasus
si souvent cités en Allemagne .
Mondbegrànzte Zaubernacht,
Die den Sinn gefangen hâlt,
Wundervolle Marchenwelt,
Steig' auf in der alten Praclit (l)!
Scènes de croisades ou de chevalerie, contes de fées, légendes po-
pulaires, voilà ses sujets de prédilection : il s'attache aux dames
blanches et aux chasseurs noirs, aux Geneviève, aux Mignon, aux
Marguerite, à tout ce qui est idyllique et vaporeux, aux anges, aux
elfes et aux chérubins.
On vit cependant, au milieu de cette blon/ie école, se manifester
une brillante exception. Charles Lessing est un des noms illustres
de la peinture moderne: c'est un artiste selon le cœur de l'Alle-
magne; il a cultivé le sentiment national, ce sentiment du sublime
qui occupe la première place dans le goût germanique. Le but
qu'Albert Durer avait poursuivi dans ses compositions humoristi-
ques et Overbeck dans ses toiles religieuses, Lessing s'est appliqué
à l'atteindre dans ses tableaux historiques et surtout dans ses pay-
sages. Lessing, il est vrai, reste parfois en route; souvent on ne
sent chez lui que l'intention et l'effort. Il tombe dans la recherche
et dans la subtilité ; il a trop de prédilection pour tout ce qui est
outré. Il a beau, dans ses compositions d'histoire, s'attacher aux
sujets les plus tragiques et les plus saisissans {Ezzelin en prison,
Jean Iluss sur le bûcher) : les physionomies de ses personnages,
quoique fort travaillées, n'ont pas toujours un sens clair et frappant,
et son coloris manque parfois de vérité. On a prétendu que Lessing
avait fait de la peinture symbolique, que par exemple, dans sa toile
célèbre de Jean Huss devant le concile de Constance, qui se trouve
à l'institut Staedel, de Francfort, tel personnage représentait le
dogme inflexible, tel autre le jésuitisme, un troisième la force bru-
tale, un autre encore la luxure et l'orgueil ecclésiastiques, que
(1) « Nuit magique, éclairée par la lune, et qui captives l'àme, monde plein de
contes merveilleux, renaisse/, dans votre ancienne splendeur. »
63ii REVUE DES DEUX MONDES.
IIiiss enfin était l'apôtre de la libre pensée humaine. Cette subtile
interprétation nous paraît bien hasardée, et l'on ne voit guère ce
qu'y peut gagner l'œuvre de l'artiste. Sans recourir à l'allégorie,
on saisit aisément le sens du tableau; on y trouve simplement l'ex-
pression du caractère des dilTérens personnages mis en scène, et il
n'y a là rien qui s'éloigne des Ijabitudes de la peinture d'histoire;
ce n'est point de l'allégorie, c'est tout au plus de l'idéalisme. Tou-
tefois le plus grand titre de gloire pour Lessing est la beauté de ses
paysages. Qui peut s'empêcher de rêver devant ces toiles profondé-
ment mélancoliques, où l'humanité intervient presque toujours à
côté de la nature? Tantôt l'artiste nous montre un guerrier qui se
repose avec son cheval dans une forêt obscure : il y a là un silence
qui fait frémir; on mesure la profondeur de la forêt à la fatigue du
cheval, on a la conception d'une immensité au sein de laquelle ce
petit groupe est pour ainsi dire perdu; l'homme ne sert là qu'à faire
ressortir la grandeur de la nature. Tantôt c'est un cimetière inculte
sous un ciel sombre et orageux, d'où il ne se détache qu'un seul
rayon de soleil pour éclairer une tombe. Ailleurs nous apparaît un
cloître couvert de neige avec une procession de religieuses qui vont
enterrer une de leurs sœurs; plus loin, le cimetière d'un cloître
encoi'e, également couvert de neige, où un vieux moine vient de
creuser sa tombe. Un tableau moins sombre et empreint pourtant
d'un charme mystique est ce paysage où est suspendue à un chêne
une image de la madone ; un chevalier et une noble damoiselle
viennent de descendre de leurs montures pour s'agenouiller devant
elle. Il est regrettable seulement que chez Lessing l'exécution ne
soit pas toujours à la hauteur de la pensée.
Cette manière de peindre le paysage, non d'après la nature, mais
d'après l'imagination, n'a rencontré en Allemagne que peu d'imi-
tateurs. Cependant un autre artiste de l'école de Dûsseldorf, Schir-
mer, peintre d'une grande habileté et au courant de toutes les res-
sources de son art, a également idéalisé le paysage, mais il ne l'a
pas idéalisé comme Lessing; au lieu de faire la nature plus sublime
ou plus horrible qu'elle ne l'est en réalité, il a voulu la rendre
plus belle. A l'exemple de nos paysagistes classiques, de Claude
Lorrain et de Nicolas Poussin, c'est le côté architectonique du pay-
sage qu'il a surtout cultivé {Chute d'eau de Terni, Grotte de la
nymphe Egérie, etc.). Ses effets de lumière de soir et matin sont
très remarquables.
C'est vers le second tiers de ce siècle que l'école de Dûsseldorf a
changé complètement de caractère, et elle en a changé sous une dou-
ble influence : sous celle des tendances réalistes qui commençaient
à se répandre dans les idées et les mœurs de l'Allemagne, et en outre
sous celle de l'école de Munich, engagée depuis sa naissance dans
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 635
une voie toute contraire et dont les principales productions étaient
devenues l'objet d'un engouement universel. Ce n'est pas que les
peintres de Diisseldorf aient pris ceux de Munich pour modèles et
se soient abaissés au rôle de simples imitateurs : leur réalisme dif-
fère notablement, au contraire, de celui des artistes bavarois ; mais
à leur insu, pour ainsi dire, ils ont été conduits à satisfaire aux exi-
gences d'un goût nouveau que les œuvres de l'école de Munich
avaient contribué à éveiller.
Quand un Français se trouve pour la première fois en présence
des peintures de Cornélius ou de celles de ses disciples , il éprouve
une sorte d'étonnement mêlé d'embarras, et cet embarras est d'au-
tant plus grand que son goût s'est exercé davantage sur les chefs-
d'œuvre des autres siècles et des autres écoles. Il ne trouve là rien
de ce qu'il a l'habitude de demander à la peinture : tout y dérange
ses associations d'idées, il se sent transporté au sein d'une esthé-
tique nouvelle dont le secret lui échappe. La peinture à Munich
devait être subordonnée à l'architecture; mais les peintres ont
compris d'une manière exclusive et trop étroite le rapport qui existe
entre les deux arts. On ne saurait les blâmer d'avoir interprété le
terme de monument dans le sens étymologique le plus rigoureux
et d'avoir pensé que tout ce qui est moimmcnlal doit renfermer un
enseignement soit métaphysique, soit historique. Ils ont eu raison
du moins en ce qui touche la peinture historique : c'est assurément
le genre qui convient le mieux à l'ornementation d'un édifice public;
mais on ne peut en dire autant de la peinture métaphysique. L'al-
légorie est le seul moyen d'exprimer une idée abstraite, une vérité
générale, au moyen de signes sensibles, et dans la peinture ce
n'est jamais qu'un pis-aller auquel il ne faut recourir qu'avec de
grands ménagemens. L'école de Cornélius a eu le tort d'en abuser,
et elle est ainsi tombée dans les plus étranges exagérations. Elle a
commis une seconde faute, bien plus grave encore : les peintres de
Munich ont pensé que l'art avait atteint son but quand le symbole
exprimait suffisamment une idée, ou quand le tableau représentait
exactement un fait historique. Ils n'ont rien fait pour rendre leurs
œuvres attrayantes, pour embellir les matériaux dont ils se ser-
vaient. Leur système est, à vrai dire, une abdication de l'art, car
leur peinture, qui ne s'adresse qu'à l'inteHigence, ne se soucie
d'éveiller aucune émotion esthétique.
On a voulu voir dans le système symbolique de Cornélius une
forme de l'idéalisme : c'est là une erreur. L'idéalisme dans les arts ne
consiste pas à exprimer d'une manière allégorique et détournée une
vérité de l'ordre métaphysique, mais à présenter au goût et à l'ima-
gination un objet idéal. Il y a deux choses à distinguer dans le
symbole, la chose signifiée et le signe; la première peut être une
(336 REVUE DES DEUX MONDES.
idée sans qu'il y ait absolument rien d'idéal dans le second. Plus
d'un artiste a introduit la beauté et le pittoresque dans les con-
ceptions allégoriques : Ingres l'a fait en France, Kaulbach le fait
aujourd'hui en Allemagne. Cornélius, lui, n'y a jamais songé. Exclu-
sivement préoccupé de la valeur du symbole comme signe, il s'in-
quiète peu de lui prêter des agrémens esthétiques. S'il est idéaliste
comme philosophe, il ne l'est pas comme peintre. Les charmes de
la composition, de la couleur et du dessin n'ont pas chez lui plus
d'importance que ceux de la mélodie dans la musique de Richard
Wagner. C'est un singulier artiste que celui qu'on pourrait ranger
dans l'histoire de la métaphysique entre un Schelling et un Hegel.
Une des dernières productions de la vieillesse de Cornélius, l'en-
semble de fresques qu'il a composées pour le mausolée de la famille
royale de Berlin, a été appelée par lui-même sa thèse pour le doc-
torat {meùie Doctordisscrtatiori). Le mot mérite d'être recueilli avec
soin : il nous offre le peintre admirablement peint par lui-même.
Ce n'est pas autre chose en effet qu'une thèse de théologie : « la
peine du péché est la mort ; mais la grâce de Dieu nous rend la vie
éternelle en Jésus-Christ notre seigneur. » Telle est la proposition
que Cornélius a voulu prouver et qui se divise en quatre points ;
chacun de ces points se subdivise à son tour en quatre propositions
principales dont chacune est traitée dans un panneau, et à chacune
desquelles est subordonné un nombre considérable d'autres propo-
sitions relatives qui sont développées dans des niches ou dans les
angles.
Si les critiques français se sont suffisamment occupés des allégo-
ries de Cornélius, ils ont trop négligé d'étudier les tendances de la
peinture historique à Munich. C'est dans cette peinture cependant
qu'on peut retrouver la première et peut-être la plus complète ma-
nifestation du réalisme en Allemagne. Du moment que l'art adopte
pour principe la reproduction des événemens qu'il veut rappeler au
souvenir des peuples, il ne peut atteindre son but qu'en retraçant
fidèlement l'exacte réalité : telle a été la pensée des artistes bava-
rois, et cette manière de voir les a conduits à bannir tout idéalisme
de la peinture d'histoire, comme Cornélius l'avait fait pour la pein-
ture allégorique. La préoccupation tout utilitaire de cet enseigne-
ment monumental dont ils se croyaient chargés les a empêchés de
comprendre que l'artiste doit considérer l'histoire en poète épique
et non pas en arcliéologue, que les matériaux fournis par le passé
ne peuvent satisfaire le goût qu'à la condition d'être élaborés et
transformés par l'imagination. Au lieu d'user de leur droit de mêler
la fiction à la vérité, ils ont mis leur gloire cà faire étalage d'une
érudition méticuleuse, à obtenir dans leurs personnages la res-
semblance la plus rigoureuse, à étudier avec le soin le plus scru-
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. (537
puleux les costumes et les usages du passé. Le réalisme allemand
n'est pas précisément la même chose que le réalisme français : chez
nous, ce mot est le plus souvent pris en mauvaise part; nous ne
désignons point par là l'imitation de la réalité en général, mais
seulement d'une certaine réalité, de celle qui est basse ou gros-
sière : l'imitation de la belle nature ne serait pas à nos yeux du
réalisme. Il n'en est pas de même de l'autre côté du Rhin : tout ce
qui n'est pas un pur produit de l'imagination est considéré comme
du réalisme. Quand l'artiste trouve sur son chemin la beauté, le
pittoresque, le sublime, s'il ne fait que les reproduire dans ses œu-
vres sans les avoir inventés, il ne cesse pas , si élevée que soit la
matière, d'être réaliste, car cette rencontre de la beauté est chez
lui purement accidentelle : elle vient de son modèle et non pas de
son génie. Le réalisme français est surtout le choix d'un cei'tain
modèle; le réalisme allemand est plutôt un procédé de composition.
Les Français tombent dans le réalisme par un abaissement du goût,
quelquefois par la recherche de la bizarrerie ; les Allemands s'y
laissent entraîner par l'esprit de système, et chez eux la corruption
de l'art est encore le résultat d'une théorie préconçue : ils croient
utile de diriger la pensée du public vers les objets réels; leur but
est d'instruire, et leur réalisme devrait être appelé rigoureusement
de la peinture didactique. S'ils font fausse route, c'est par pédan-
tisme. A cet égard, le réalisme allemand est véritablement le frère
du symbolisme : les deux systèmes, nés d'ailleurs ensemble et dans
les mêmes circonstances, ont cela de commun de voir seulement
dans la peinture un instrument pour une fin qui est tout indépen-
dante des émotions du goût.
" Le meilleur moyen de se convaincre de l'affinité qui existe entre
ces deux formes ou plutôt entre ces deux abus de l'art, c'est de
parcourir à Munich ces longues suites de tableaux qui se complè-
tent les uns les autres et se succèdent comme les chapitres d'un
même livre. Un peintre s'est-il attaché à un fait, il faut qu'il en
montre tous les détails; l'objet qu'il a choisi, il le retourne et le
présente sous toutes ses faces. Il suit son héros dans toutes les cir-
constances de sa vie. Les paysages même se débitent par dou-
zaines, se classent par contrées et par provinces. Tout cela sent sin-
gulièrement le cours d'histoire et de géographie. N'est-ce pas déjà'
du réalisme que cette longue histoire de l'art moderne racontée
par Cornélius à la Pinacothèque dans une série de plus de quatre
cents peintures dont aucune peut-être, prise isolément, n'a de va-
leur esthétique, et qui n'étonnent que par leur ensemble? Sur les
murs extérieurs de la Nouvelle-Pinacothèque, Kaulbach a repré-
senté, lui aussi, en une douzaine de fresques immenses, le progrès
de l'art allemand au xix'' siècle. C'est une de ses fautes de jeunesse.
638 REVUE DES DEUX MONDES.
Munich possède à la Nouvelle-Résidence ses galeries de Versailles.
Schnorr y a peint, dans trois grandes salles, les principaux exploits
de Charlemagne, de Frédéric Barberousse et de Rodolphe de Habs-
bourg. Le dessin de Schnorr est moins négligé que celui de Corné-
lius, mais son coloris est aussi faible; il n'y a pas d'ombres dans ses
peintures, et une lumière douce et uniforme se répand avec mono-
tonie sur toutes les figures de ses tableaux. Dans une salle dite des
batailles s'étalent quatorze grandes compositions de Hess, de Ko-
bell, d'Adam, de Monten. A la Basilique, Hess a présenté en vingt-
deux tableaux la vie de l'apôtre allemand saint Boniface, et en
trente-six autres la propagation du christianisme en Allemagne.
Sous les arcades du palais, il a résumé en trente-neuf compositions
à l'encaustique les principaux épisodes de la délivrance de la na-
tion grecque. Il faut reconnaître que le dessin de Hess est d'une
correction remarquable, et qu'il y a dans son coloris plus de vi-
gueur et d'éclat que dans celui des autres peintres bavarois de la
même époque. Sous les arcades du jardin de la Résidence, on peut
voir les exploits des princes bavarois à raison de deux exploits par
siècle, ni plus ni moins. Rappelons enfin les collections de paysages
grecs et italiens de Rottmann. Qu'on n'aille pas s'imaginer que l'ar-
tiste a choisi les sites les plus beaux ou les plus pittoresques :
l'œuvre était commandée, et c'étaient seulement les paysages his-
toriques que Rottmann avait l'ordre de reproduire. Malheureuse-
ment ce ne sont pas toujours les lieux qui ont été le théâtre de
grands événemens qui sont les plus agréables pour l'imagination :
ces vues de Rottmann, tant vantées, ne méritent guère leur répu-
tation; la touche en est très négligée, et il ne faut pas les regarder
de trop près. La lumière qui les éclaire semble plutôt celle du gaz
que celle du soleil, et ils produisent un effet analogue à celui de
décors d'opéra. Ce qu'on doit surtout reprocher à toutes ces collec-
tions ou cycles historiques, c'est d'inspirer la monotonie et l'ennui;
au lieu de promettre les plaisirs du goût, on sent qu'elles provo-
quent plutôt l'étude, et elles sont sans aucun attrait pour tous
ceux qui n'ont pas le désir de s'instruire. Elles prouvent que l'Alle-
mand est, à un très haut degré, doué de l'esprit de suite, qu'il se
plaît à mener à fin de longues entreprises avec une persévérance
que rien ne peut lasser, et qu'il se montre dans les arts aussi mé-
thodique et amateur de classifications qu'il l'^est dans les matières
philosophiques. Ce procédé a d'ailleurs profité plus d'une fois à la
réputation et à la popularité d'un artiste : le public ne se rend pas
toujours bien compte des impressions qu'il reçoit; le grand nombre
des œuvres le frappe quelquefois plus fortement que l'exécution
même. Un tableau médiocre n'attire pas l'attention, mais une suite
de cinquante tableaux médiocres devient quelque chose d'impor-
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 639
tant, et finit par occuper une place considérable parmi les produc-
tions de l'époque.
Le reste de l'Allemagne n'était que trop disposé à subir l'in-
fluence du réalisme qui régnait à Munich. Depuis quelque temps
déjà, la civilisation allemande était entrée dans une voie nouvelle.
Les esprits commençaient à se préoccuper plus vivement des in-
térêts politiques et économiques de la nation; une tendance pra-
tique assez gauche dans ses débuts, et qui jusqu'à présent n'a pas
produit de résultat bien sérieux, s'était répandue peu à peu sur ce
sol du mysticisme et de la rêverie. De contemplative qu'elle était,
la pensée était redescendue vers les choses de ce monde. On avait
craint de rester trop en arrière du progrès utilitaire de l'Angleterre
et de la France; le naturalisme remplaçait la métaphysique trans-
cendantale, la culture des sciences positives prenait un essor jus-
que-là inconnu. D'un autre côté, la poésie proprement dite faisait
place aux recherches savantes de l'histoire nationale et aux études
de mœurs. Tous ces changemens devaient avoir leur contre-coup
dans les arts : au lieu de demander à ces derniers de simples jouis-
sances esthétiques, on exigea d'eux la représentation de ces objets
auxquels on portait tant d'intérêt dans la réalité; on voulut trouver
en même temps futile et l'agréable, utile dulci. Le goût d'ailleurs,
dans cette direction exclusive de l'intelligence, avait dû se rétrécir:
les émotions du beau, du sublime, du pittoresque, n'avaient plus
chez les individus assez d'intensité pour se soutenir seules, et à des
fictions propres à charmer l'imagination on préférait désormais des
œuvres qui répondissent mieux aux exigences d'un public désireux
d'apprendre, avide d'étudier la vie et la nature.
Le réalisme, en s'étendant ainsi hors des limites de son berceau,
devait toutefois subir des métamorphoses. Il avait jusqu'alors offert
avant tout un caractère monumental : en pénétrant à Dûsseldorf, où
la peinture n'avait aucun rapport avec l'architecture, il fut ramené
à des prétentions beaucoup plus modestes. D'un autre côté, à Mu-
nich même, l'architecture, après avoir rempli la ville de ses con-
structions, voyait sa tâche à peu près accomplie, et la place com-
mençait à manquer pour des fresques nouvelles; la fièvre des
beaux-arts s'était peu à peu calmée, et une période de réaction
était devenue inévitable. On s'apercevait aussi que la peinture mu-
rale ne convient pas au climat rigoureux de la Bavière, et que l'é-
cole de Munich, en s'attachant à orner les édifices publics, n'avait
pas travaillé pour la postérité. Il est peu de ses œuvres qui n'aient
subi des altérations plus ou moins graves : quelques-unes sont déjà
complètement effacées, et celles mêmes qui se trouvent à l'intérieur
des monumens n'ont pas été tout à fait à fabri des intempéries de
6/l0 REVUE DES DEUX MONDES.
l'air. Enfin, depuis la révolution de 1848 et l'abdication du roi Louis,
le gouvernement avait changé de politique : il ne faisait plus, comme
vingt ans auparavant, dépendre des beaux-arts le salut de l'état; il
commençait même à trouver onéreuse la seule charge d'entretenir
ce que le passé lui avait légué. Rangé désormais sous l'influence
autrichienne, il faisait fondre des canons au lieu de commander des
fresques, et n'élevait plus, en fait de monumens, que des séminaires
et des casernes ; les intérêts de la cour de Rome lui tenaient plus
au cœur que ceux de l'esthétique, et l'art ne trouvait plus d'aliment
que dans le goût des particuliers. Toutes ces circonstances ont con-
tribué à faire entrer le réalisme dans une période entièrement nou-
velle et très distincte de la première en ce qu'elle reste indépendante
de l'architecture.
Un autre trait caractéristique de cette seconde phase du réalisme
est d'avoir été moins brutale que la précédente. A Diisseldorf, il
était impossible de passer sans transition de ce romantisme dont
l'école s'était jusque-là inspirée à la pure imitation de la nature.
A Munich, les artistes, ne travaillant plus exclusivement pour les
monumens publics, cessèrent de se considérer comme les dispensa-
teurs d'un enseignement national, et purent dès lors accorder une
attention plus libre à la partie esthétique de l'art. On peut dire qu'à
cette époque le réalisme, devenu général, a été tempéré à Diissel-
dorf par l'idéalisme ancien, à Munich au contraire par l'idéalisme
naissant. Tout en se renfermant dans l'imitation de la réalité, les
peintres ont du moins cherché à la saisir sous ses aspects les plus
favorables. Parmi les matériaux, que fournit la nature, ils ont choisi
ceux que le goût préfère ; ils en ont étudié avec un grand soin les
aspects les plus intéressans, et par exemple, dans le paysage, les
clairs de lune, les crépuscules, les effets d'hiver, de printemps ou
de tempête. Grâce à la variété et aux richesses de leur modèle, ils
ont pu s'élever très souvent jusqu'à la beauté là même où ils ne
songeaient qu'à l'exactitude. De plus, ils ont cultivé avec succès le
côté technique de la peinture. Si leur dessin manque de hardiesse
et parfois d'élégance, il est presque toujours d'une correction re-
marquable. Les derniers peintres de Dïisseldorf ont fait notamment
du coloris une étude toute particulière; ils ont distribué et combiné
les teintes avec une habileté savante qui forme contraste avec la
monotonie des premiers peintres de cette école et avec la négli-
gence de Cornélius.
Un dernier caractère du réalisme de cette époque est de ne pas
s'être renfermé, comme autrefois, dans les limites de l'histoire, et
d'avoir envahi le domaine de l'art tout entier. C'est surtout dans la
peinture de genre et dans le paysage qu'il a fait preuve d'une éton-
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 6!li
nante fécondité. Les mœurs populaires, les sites les plus intéressans
de l'Allemagne et même des pays étrangers, tous les événemens im-
portans de l'histoire nationale ont été successivement étudiés avec
la plus scrupuleuse exactitude. Ce qu'il y a de plus remarquable,
c'est l'esprit d'ordre qui a présidé au partage de la besogne : tel
peintre s'est attaché à observer exclusivement les mœurs de telle
profession, tel autre celles de tel âge de la vie, un troisième celles
de telle province. Il en est de même du paysage : chaque région de
l'Allemagne a été décrite. Klein ne peint que des scènes bavaroises
ou les mœurs des charbonniers ; Ritter et Jordan, de Diisseldorf, ne
vivent qu'avec les marins et les pêcheurs; J. Becker ne quitte pas
les villages et les forêts de l'ouest de l'Allemagne; Kaltenmoser ne
représente que des vues et des scènes de la Forêt-Noire; Gauermann
et Ruben, de Vienne, s'établissent, pour n'en plus sortir, dans les
montagnes du Tyrol et de la Bavière; Burkel, de Munich, raconte les
chasses de ces mêmes montagnes; Meyer, de Brème, a consacré sa
carrière d'artiste à peindre des scènes de l'enfance. D'autres ont fait
des excursions en dehors de l'Allemagne : A. Achenbach, de Diissel-
dorf, a confié à la toile ses souvenirs de voyage en Norvège et en
Italie ; il y a dans son talent une grande souplesse et beaucoup de
variété ; les formes du nord et celles du midi lui sont également
familières , et ses marines ne sont pas moins remarquables que ses
vues de montagnes. Il passe en Allemagne pour un des plus grands
paysagistes contemporains, et c'est peut-être celui qui compte au-
jourd'hui le plus d'imitateurs.
La plupart des peintres d'histoire de l'école réaliste ne font que
cacher sous un certain éclat de coloris, ou sous une grande correc-
tion de dessin, la nullité de l'invention et la platitude de la pensée.
Quelques-uns cependant ont su s'élever au-dessus de la médiocrité
et donner à leurs compositions, sans s'écarter de la réalité, un carac-
tère de beauté plus ou moins marqué. Les Allemands se sont d'ail-
leurs dans ce genre inspirés plus d'une fois de l'étranger : Piloty,
par exemple, s'est distingué dans la manière de Gallait et de Paul
Delaroche ; il est aujourd'hui le chef de l'école réaliste à Munich, où
on l'oppose à Kaulbach, considéré comme le plus grand représen-
tant de l'idéalisme classique. Piloty compte de nombreux disciples,
qui tous ont une tendance à négliger, beaucoup plus encore que le
maître, l'idéal au profit du réel (1). La manière de Delaroche a été
(i) Nous citerons, parmi les tableaux de Piloty, l'Astrologue Seni devant le cadavre
de Wallenstein, qui se trouve à la Nouvelle-Pinacothèque ; Wallenstein marchant vers
Egra, où il doit être assassiné, toile qui n'est pas encore achevée; le Triomphe de Ger-
manicus, — la Promenade de Néron ajirès l'incendie de Rome. Son Galilée en prison
TOME LVI, — 1805. ^1
Ôh'2 REVUE DES DEUX MONDES.
encore reproduite par Bewer (4) et par Schrader (2), de Dùsseldorf,
dont on vante trop le coloris. Dietz, de Munich, imitateur d'Horace
Yernet, passe pour le meilleur peintre de batailles que l'Allemagne
possède actuellement; mais il' ne sait pas grouper ses personnages,
et son coloris pèche par des tons criards et tranchans. Les tradi-
tions et les légendes populaires ont été illustrées par Schwind,
qui est, à vrai dire, plus remarquable comme graveur que comme
peintre; il a transporté dans ses tableaux les qualités et les dé-
fauts de son art de prédilection : si ses lignes sont d'une pureté
et d'une correction extraordinaires, jamais peut-être on n'a vu de
coloris plus pâle; on sent que l'artiste a l'habitude d'imaginer des
conceptions sans couleur. Cependant cette imperfection devient
moins sensible dans ses peintures murales, dont les plus célèbres
sont celles de la Wartbourg et de l'académie de Garlsruhe. Un
peintre de Berlin, Menzel, s'est occupé surtout de Frédéric le Grand ;
ses tableaux indiquent un pinceau soigneux jusque dans les moin-
dres détails. On fait grand cas en Allemagne d'une toile d'un ar-
tiste de Diisseldorf, Lentze, qui a vécu quelque temps en Amérique
et qui a représenté le Passage de la Delaware jyar Washington. En-
fin un peintre de Bayreuth qui est actuellement fixé en Italie, Rie-
del, a enrichi la Nouvelle -Pinacothèque d'une admirable Judith.
L'expression de la physionomie est d'une étonnante vérité : la fa-
tigue d'une nuit de débauche, le dégoût et en même temps la pré-
occupation d'un grand dessein, tout cela se peint dans ses yeux et
sur ses lèvres, très sensuelles d'ailleurs, éclairées en dessous par
les premiers rayons du soleil levant. A tous ces noms on peut encore
ajouter celui d'un jeune peintre de Cologne, A. Schmitz, qui s'est
fait connaître dans ces derniers temps par plusieurs toiles vérita-
blement remarquables. Il est , à vrai dire , impossible de donner
aujourd'hui une histoire complète de cette école, car elle se trouve
au milieu même de son développement : elle comprend une multi-
tude d'artistes qui en sont à leurs premiers essais, et que la critique
ne saurait encore juger définitivement.
Il ne faut pas croire que les peintres que nous venons de citer
bannissent de leurs œuvres tout élément idéal. La plupart se tien-
nent plutôt sur la frontière du réalisme et de l'idéalisme, mêlant
dans des proportions variables les élémens de ces deux systèmes. A
côté d'eux se place une catégorie spéciale d'artistes qui ont donné
à leurs compositions de genre un tour spirituel ou humoristique,
offre un effet de lumière remarquable : un rayon de soleil pénétrant par une lucarne
élevée tombe sur le plancher, d'où il est réfléchi sur la figure du captif.
(1) Les Derniers momens de Charles /«»", — Millon, etc.
(2) La Prise de Calais, etc.
LA PEIIVTURE EN ALLEMAGNE. 643
plaisant ou satirique, qui les ont idéalisées, sinon dans le sens de la
beauté, du moins dans le sens comique : Geyer par exemple (1),
Hasenclever (2), Danhauser (3), qui a fait aussi quelques excursions
médiocrement heureuses dans le genre larmoyant et mélodramati-
que {h) ; Spitzweg, qui a poursuivi de ses caricatures la petite bour-
geoisie, les philistins, comme l'on dit en Allemagne; Schrœdter, cé-
lèbre par ses parodies et ses types comiques; enfin Richter, plutôt
dessinateur que peintre, le Gavarni d'outre-Rhin, qui a représenté
avec beaucoup d'esprit et une grande finesse de trait les mœurs de
toutes les classes de la société.
II.
En dehors du mouvement dont nous venons de retracer les
diverses évolutions et de nommer les nombreux représentans, on
rencontre un artiste qui, après avoir sacrifié dans sa jeunesse au
réalisme et à toutes les tendances de l'école de Munich, a fini par
se créer une manière entièrement indépendante. 11 est rentré réso-
lument dans la voie de l'idéalisme classique et se trouve aujour-
d'hui en opposition avec toutes les écoles allemandes. L'élévation et
la fécondité de son talent le placent au premier rang parmi les pein-
tres modernes. Ceux qui en France ont présenté Kaulbach comme
étant simplement le disciple et le continuateur de Cornélius n'ont
assurément pas fait de son œuvre une étude sérieuse et complète.
Ils se seront sans doute contentés d'observer ces fresques de la
]Nouvelie-Pinacothèque à Munich, où l'artiste s'est peint lui-même
chevauchant sur Pégase en croupe derrière Cornélius et Overbeck,
et ils n'auront pu penser que, dans cette représentation monumen-
tale, Kaulbach ne se fut pas rendu justice à lui-même. S'ils avaient
considéré attentivement le reste de ses productions, s'ils avaient
surtout connu les plus récentes, ils se seraient aperçus du con-
traste qui existe entre le style de ces fresques et la manière défini-
tivement adoptée par le peintre. Ces compositions forment une ex-
ception, on pourrait dire une tache dans sa carrière : il ne faut y
voir qu'une concession fâcheuse du peintre au mauvais goût de
ceux qui lui faisaient des commandes. En chargeant Kaulbach de
représenter sur les murs extérieurs de la Nouvelle-Pinacothèque
l'histoire de l'art allemand au xix^ siècle, le roi de Bavière lui avait
imposé un sujet bien ingrat. Demander la reproduction en fresques
immenses d'événemens contemporains dénués pour la plupart de
(1) La Consultation de médecins, etc.
(2) Scènes de la Jobsiade.
(3) L'Atelier de peinture, l'Ouverture du Testament, etc.
(i) Une Jeune fille faisant â son père l'avoi d'une faute, etc.
6A4 REVUE DES DEUX MONDES.
grandeur et d'éclat, et d'ailleurs trop rapprochés de nous pour qu'on
puisse les idéaliser, c'était déjà faire acte d'un réalisme fort exa-
géré. Que cette histoire fut retracée allégoriquement ou par des
scènes tirées de la vie des peintres, ou encore, comme l'artiste a
préféré le faire, par une combinaison des deux procédés, cela de-
vait être également mauvais. Kaulbach l'a senti tout le premier
sans doute; aussi ne s'est-il jamais donné si peu de peine dans la
composition, et n'a-t-il jamais mis tant de négligence dans l'exé-
cution. Qu'on s'imagine les peintres, les sculpteurs et les archi-
tectes de notre siècle représentés avec leurs habits noirs, leurs robes
de chambre vertes ou leurs paletots noisette. Certes, dans un ta-
bleau de genre, il est permis de montrer tout le désordre d'un
atelier, et l'efiet produit peut être très pittoresque; mais placer de
pareilles scènes sur les murs d'un édifice public, où l'on s'attend
à trouver quelque chose de sublime et de grandiose, c'est tomber
dans le ridicule. On est tenté de croire que le peintre a voulu se
moquer de l'école dont on lui avait confié l'apothéose. Dans cette
caricature qui représente le Combat contre le mauvais goût, il
semble qu'il ait entrepris de montrer lui-même où peuvent mener
les exagérations de l'école de Cornélius; peut-être encore a-t-il
voulu mettre en pratique le précepte de certains romantiques, de
Solger et de Frédéric Schlegel, qui considèrent l'ironie comme le
principe le plus élevé de l'art, comme le moment où l'artiste de-
vient tellement maître de sa matière qu'il joue librement avec elle.
Il n'en est pas moins regrettable pour la gloire de Kaulbach que
ces fresques soient, de toutes ses œuvres, celles qui se trouvent
le plus en évidence; elles ôtent à un grand nombre de touristes
mal renseignés l'envie de s'enquérir de ses autres ouvrages, et
plus d'un est revenu d'Allemagne persuadé que le peintre n'avait
jamais rien fait de mieux. Soyons plus juste et passons vite devant
cette mauvaise plaisanterie, ainsi que devant quelques autres al-
légories, productions de jeunesse et de commande que l'on voit
encore à Munich sous les arcades du jardin de la Résidence : il est
temps que nous arrivions aux chefs-d'œuvre.
Deux grandes qualités dominent chez Kaulbach : la première,
c'est l'esprit, quelque chose de fin, de vif, d'ingénieux et de mo-
queur qui tient le milieu entre Fesprit français et Ylinmoiœ britan-
nique, moins gai que l'un, moins enclin que l'autre à la tristesse
et au sarcasme; la seconde, c'est l'amour du beau, qui lui a donné
toutes les perfections qui manquaient précisément à Cornélius. La
correction du dessin, la richesse d'un coloris qui forme contraste
avec celui d'Overbeck et de l'école allégorique, une connaissance
profonde de la technique de la peinture et une admirable fécondité
achèvent de placer Kaulbach au premier rang parmi les représen-
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 6/i5
tans contemporains de l'art classique. Pour bien étudier ses œu-
vres, il convient de les diviser en deux catégories : d'un côté tout
ce qu'il a produit dans le domaine de la fantaisie ou de la satire;
de l'autre, ses grandes compositions historiques.
Les compositions légères, gracieuses ou satiriques de Kaulbach
mériteraient à elles seules un examen approfondi. Doué d'une
grande finesse d'observation, il s'attache à découvrir tout ce qu'il
y a de piquant dans l'expression de certains mouvemens de l'àme,
toutes les charmantes surprises que peut procurer la nature, ou
encore ces traits qui révèlent des caractères et où se trahissent les
travers de l'esprit et les mesquineries du cœur; il met tout cela en
relief dans les situations les plus ingénieuses et les plus imprévues,
et exerce sa sagacité sur les matières les plus variées. Tantôt il nous
fait sourire par des scènes touchantes, pleines de naïveté ou de sé-
rénité, comme dans ces œuvres où il a illustré Goethe, Anacréon et
Wieland; tantôt il prend en main le fouet de la satire, comme dans
ses ciessins pour le Reineke Fuchs; tantôt enfin il entreprend d'ex-
citer le rire, mais ce n'est point par des caricatures qu'il procède ;
dans ses créations comiques, dans sa Maison de fous par exemple,
il se trouve toujours un élément sérieux, et le rire qu'il provoque en
nous, c'est ce rire de Yhumour qui n'est pas le rire de la gaité.
La plupart de ces compositions ne sont pas des peintures, mais
de simples dessins, et en réalité des traits piquans ou gracieux, des
saillies spirituelles ou risibles, n'ont pas besoin du secours de la
couleur. C'est surtout quand il s'agit, comme dans les tableaux des
Flamands et des Hollandais, de plaire par la richesse et la variété
des détails, par le jeu de la lumière, des ombres et des teintes di-
verses, que la couleur contribue à l'effet général pour une très
grande part. Quand c'est le sentiment du beau que l'artiste a pour
but d'éveiller, la couleur est encore utile, et prête à son œuvre
un charme de plus : aussi voit- on l'école italienne la cultiver de
son côté avec le plus grand soin. Cependant il y a cette diflerence,
que chez elle ce n'est plus comme chez les peintres du nord par
l'opposition, mais par l'harmonie des teintes que le coloris produit
son effet. Quant aux genres qui s'adressent plutôt à l'entendement
qu'à l'imagination, le coloris devient chose à peu près secondaire.
Overbeck notamment, qui vise surtout au sublime et au pathétique,^
s'en était presque trouvé gêné, et il prit le plus grand soin de
ne pas lui donner trop d'éclat. En détournant sur des agrémens
extérieurs une partie de l'attention, il aurait craint d'affaiblir l'im-
pression mystique de ses figures; ses teintes sont douces comme
les âmes qu'il met en scène , et se fondent si harmonieusement
qu'elles semblent vouloir passer inaperçues. Le coloris ne rede-
vient utile dans les œuvres de ce genre que si l'artiste se propose,
646 RliVUE DES DEUX MONDES.
comme Albert Diirer, d'unir les agrémens du pittoresque à ceux
de la pensée : on retrouve en effet à un très haut degré, chez ce
grand artiste, l'influence des écoles du nord.
Kaulbach dessine avec la plus grande habileté ; ses lignes sont
d'une précision et d'une fermeté extraordinaires. Même dans ses
œuvres les plus légères, il se plaît à n'offrir que des formes élé-
gantes et correctes. Les Fables de La Fontaine illustrées par Grand-
ville ne peuvent, à aucun égard, soutenir la comparaison avec les
dessins de Kaulbach pour le Reineke Fuchs; il y a chez l'artiste fran-
çais une fâcheuse négligence de dessin et parfois même une incor-
rection grossière, tandis que les compositions du peintre allemand,
bien plus spirituelles au fond et d'une plus grande portée, sont,
quant à la forme, des modèles accomplis. Il y avait là un double
monde à reproduire : il fallait d'abord représenter les animaux
comme animaux, et ensuite offrir en eux l'image de l'humanité;
Kaulbach s'est tiré avec le plus grand bonheur de cette double diffi-
culté. Le grand peintre de Munich, dans ses satires, n'a pas le réa-
lisme d'Hogarth. Il ne se propose pas pour but, comme l'artiste
anglais, de donner une leçon de morale, et ne prend pas le crayon,
pour esquisser un sermon. C'est toujours au goût, non à la raison
qu'il parle ; il choisit, parmi les scènes de la vie, non celles qu'il
est le plus utile de représenter, mais celles qui offrent les traits
les plus piquans ou les plus agréables. Chez Kaulbach, l'art n'est
jamais au service d'un but qui lui soit étranger, et sa plus grande
gloire, selon nous, est de lui avoir rendu son indépendance, si gra-
vement compromise par Cornélius. Kaulbach a même produit, à cer-
tains momens de gaîté, quelques pièces qui, aux yeux de la morale,
sont plus que légères, et qui forment contraste avec la pruderie
ordinaire des peintres allemands; il circule à Munich, sous le man-
teau, bien entendu (1), plusieurs dessins dont on excuse volontiers
la licence quand on considère toute la finesse d'esprit et tout le
talent plastique que l'artiste a trouvé l'occasion d'y déployer.
Il est devenu assez fréquent, à notre époque, de voir les peintres
emprunter leurs sujets à la poésie, et les critiques ont plus d'une
fois éprouvé quelque embarras à classer les œuvres qui étaient l'ap-
plication d'un tel procédé. Faut-il les regarder comme des compo-
sitions historiques, puisqu'elles sont la reproduction d'un fait, ou
bien faut-il les rapporter à la classe des œuvres de genre? 11 est
nécessaire, selon nous, d'établir ici une distinction : si l'artiste, se
bornant à emprunter sa matière au poète, en tire une œuvre indé-
pendante et complète en soi, offrant une signification claire et in-
telligible pour ceux mêmes qui ne connaissent pas le poème, il a
(1) La Génération de la vapeur: ^- Qui veut acheter les dieux d'amour? etc.
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 6^7
fait « un tableau de genre, » comme disent les peintres. Si au con-
traire il a pour but de ramener l'imagination vers le poème, de faire
penser, comme le peintre réaliste, à la chose représentée, si on ne
peut le comprendre qu'à la condition d'avoir lu un livre, comme on
ne comprend tant de toiles historiques qu'à la condition de consul-
ter un livret, son œuvre devient analogue aux compositions d'his-
toire. Dans le premier cas, le dessinateur a cherché avant tout à
produire l'impression propre à son art; dans le second cas, il s'est
attaché principalement à l'exactitude de la représentation. Il faut
avouer que dans ce dernier procédé il y a souvent un véritable abus.
Le peintre est excusable de négliger le côté esthétique de la pein-
ture quand il consacre son talent à représenter de grands événe-
mens dont il est utile de conserver le souvenir; mais cette utilité ne
peut plus être invoquée lorsqu'il s'agit d'un événement fictif et tout
poétique. Si Kaulbach mérite des éloges pour avoir, en traduisant
Goethe, gardé sa propre originalité et avoir offert des scènes char-
mantes à nos regards, il est à blâmer d'avoir entrepris le commen-
taire de Shakspeare, dont les tragédies ne fournissent que rarement
la matière d'un dessin complet en lui-même : il est impossible, par
exemple, de comprendre, sans le secours du poète anglais, les il-
lustrations de Macbeth ou de la Tempête. Pourquoi l'artiste s'est-il
donc engagé dans une voie où il n'est pas capable de marcher seul?
Bien des dessins humoristiques de Kaulbach ont été publiés dans
des almanachs de Munich ou dans des brochures populaires; mais
son chef-d'œuvre en ce genre, et la première production éclatante
qui a commencé d'attirer sur lui l'attention, c'est son célèbre
tableau de la Maison de fous. On ne saurait unir plus intimement
dans le même sujet le grotesque et le pathétique. Ce tableau est
d'une saisissante vérité; la signification en est claire et frappante.
Chacun de ces malheureux a son idée fixe, et ce qui le rend triste-
ment risible, c'est qu'il prend une chimère pour la réalité. Cette
œuvre est trop connue en France pour qu'il soit nécessaire d'en
donner ici une description détaillée. L'esprit qui forme le fond de
ces compositions satiriques se retrouve dans les élémens des grands
tableaux d'histoire de Kaulbach. Il faut toutefois un examen atten-
tif pour le découvrir là où il va se cacher, et voilà pourquoi, lorsque
l'impression produite par l'ensemble de l'œuvre est épuisée, on
trouve encore du charme à la contempler dans ses moindres détails;
là nous attendent de véritables surprises, et l'imagination s'y récrée
sans cesse. La grande fresque de la Tour de Babel montre dans un
coin, à gauche, un jeune veau qui vient avec une docilité char-
mante prendre de l'herbe dans la bouche de sa mère, thème qui,
pour certains peintres d'animaux, suffirait aisément à une com-
position tout entière ; à droite, et sans doute pour faire pendant
(i/iS REVUE DES DEUX MONDES.
à cette petite scène rustique, un enfant se jette au cou de sa mère
et reste suspendu à ses lèvres, comme la grappe au cep qui l'a pro-
duite. On n'en finirait pas, si l'on voulait énumérer tous les traits
de ce genre qui se rencontrent dans ces chefs-d'œuvre de l'art con-
temporain. Pai" exemple, lorsque nous avons visité, au mois de
septembre dernier, l'atelier de Kaulbach, le peintre était en train de
dessiner une scène de Yllennann et Dorothée ; au premier plan,
deux bœufs traînent un chariot et passent près d'une fontaine : ce-
lui qui en est le plus rapproché trouve le temps, en allongeant le
cou, de s'y désaltérer largement; son camarade, attelé de l'autre
côté, voudrait bien profiter de l'occasion ; tourmenté à la fois par
la soif et la jalousie, il fait la mine la plus piteuse. Cela n'est en-
core qu'un détail dans la composition, mais il est impossible de
rien offrir de plus gracieux et de plus expressif.
Nous avons dit que, dans ses grands tableaux d'histoire, Kaulbadi
s'était montré rigoureusement classique. Il excelle en effet à dis-
poser les figures de ses groupes, à établir une correspondance har-
monieuse entre les différentes parties de son œuvre, à les détacher
clairement les unes des autres, et sous ce rapport il rivalise presque
avec Rubens. 11 sait choisir les formes les plus élégantes et les poses
les plus gracieuses; son coloris est distribué de main de maître;
il n'a point , comme plusieurs de ses compatriotes , cette horreur
du nu qui, chez quelques-uns, provient d'une pruderie ridicule, et
chez la plupart d'impuissance. Kaulbach n'est pas classique dans le
sens étroit de l'école de David, qui, au lieu de s'inspirer largement
de l'esprit de l'antiquité, s'est seulement efforcée d'introduire dans
la peinture le style de la statuaire et a confondu deux arts différons.
Le classicisme de Kaulbach est opposé à la fois au réalisme et au
romantisme : au réalisme, en ce qu'il a restitué à la peinture sa
fin véritable et relégué au second plan toute préoccupation d'utilité
ou d'exactitude ; au romantisme, en ce qu'il essaie avant tout d'é-
veiller le sentiment de la beauté.
De toutes les compositions historiques de Kaulbach , la seule
peut-être dont le sens ne frappe pas à première vue, et qu'on ne
puisse comprendre sans avoir lu une page de livret, est celle qui se
trouve au musée germanique de Nuremberg. En l'an 1000, l'em-
pereur Othon III conçut, après une orgie, la fantaisie de visiter le
tombeau de Charlemagne, enterré depuis environ deux siècles dans
son caveau de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle. Tel est l'événement
que l'artiste a voulu représenter. Charlemagne est assis sur son
trône, revêtu des insignes impériaux, terrible encore et plein de
majesté. A sa vue Othon s'arrête étonné sur le seuil. Un vieux
guerrier se laisse tomber à genoux ; un page recule épouvanté ,
tandis qu'un Lombard, encore pris de vin, montre le cadavre d'un
LA. PEINTURE EN ALLEMAGNE. G!lO
air railleur. Un évêque conjure Otlion de respecter ce lieu sacré. Le
tombeau est éclairé par une double lumière : la porte laisse péné-
trer quelques rayons de la lueur bleuâtre des souterrains, et au
premier plan une torche que tient le guerrier à genoux projette ses
jaunes reflets sur le cadavre impérial.
Nous avons pu voir, dans l'atelier même de l'artiste, une magni-
fique toile qu'il vient de terminer pour le Maximilianeum (1). C'est
la Bataille de Salamine. Le peintre a mis tant de soin à l'exécu-
tion de ce tableau, qu'il en a deux fois refait le carton avant de l'en-
treprendre; le coloris est d'une richesse extrême; à la lumière du
jour se mêle de la manière la plus pittoresque la lueur rouge des
vaisseaux incendiés. On y retrouve seulement l'exagération de mou-
vement commune aux tableaux de batailles: tant de gestes, tant
d'efforts violens, brusquement interrompus, rappellent trop que
c'est une toile qu'on a sous les yeux, et obligent le regard de s'en
détourner pour laisser l'imagination se figurer la suite des atti-
tudes. Il n'y a que ce qui est susceptible de permanence et d'une
certaine stabilité qui puisse être contemplé longtemps sans fatigue.
Il est vrai qu'ici l'on peut largement se dédommager en promenant
successivement ses regards sur les nombreux détails de cette œuvre
immense. Là est Thémistocle, ici Aristide: d'un côté Eschyle com-
bat, et Sophocle invoque les dieux; de l'autre, Xerxès, assis sur son
trône, contemple sa défaite. La reine Artémise lutte encore en fuyant,
mais avec toute la bravoure d'un héros. Le vaisseau qui portait les
femmes du roi de Perse est mis en pièces, et ces corps de femmes
qui tombent dans la mer ont fourni au peintre l'occasion de consa-
crer à la beauté plastique un admirable premier plan. Dans le ciel
apparaissent les héros d'Homère, qui volent au secours de leurs
descendans. Ce mélange d'élémens surnaturels avec des faits histo-
riques est une témérité que la critique réaliste ne peut pardonner à
Kaulbach. C'est cependant là une des ressources précieuses de l'art
classique, qui y trouve un moyen d'animer ses ciels, de produire
des contrastes et d'ajouter à la beauté de ses groupes. Cette inter-
vention des héros de V Iliade était d'ailleurs, pour les Grecs eux-
mêmes, l'objet d'une croyance légendaire, et c'est dans Plutarque
que Kaulbach a dû en puiser l'idée.
L'œuvre capitale de Kaulbach , celle que ses admirateurs ont
proclamée la plus remarquable de l'art moderne , ce sont les fres-
ques dont il a décoré le vestibule du nouveau musée de Berlin. Ces
fresques, peintes suivant le procédé stéréochromique, sont au nom-
bre de six. On a dit que le peintre avait voulu y représenter par al-
légorie le développement de la civilisation; mais comment figurer
(1) École normale d'administration à Munich.
(550 REVUE DES DEUX MONDES.
au moyen du dessin le développement d'un principe ou d'une idée?
On ne peut offrir aux yeux ou à l'imagination qu'une succession de
faits; quant au rapport de causalité qui les enchaîne, le livret seul
est capable de l'exprimer, car les abstractions sont du domaine de
la parole. Ce rapport peut être conçu par la raison, il n'est pas sus-
ceptible d'être saisi par les sens. Il est certain que Kaulbach est
tombé plus d'une fois dans les aberrations de la peinture allégo-
rique; c'est la religion dans laquelle il avait été élevé, et dont sa
maturité n'a jamais pu se dépouiller entièrement. Les arabesques
qui entourent les grandes compositions dont nous allons parler, et
qui complètent la décoration du vestibule qui les renferme, sont
tout à fait dans le style symbolique, et cependant c'est dans sa
manière de traiter le symbole et l'allégorie que Kaulbach se montre
précisément en réaction contre tous les défauts de Cornélius et de
son école. Chez ces derniers, le symbole occupait la première place,
il était tout pour ainsi dire; chez Kaulbach, il n'a réellement qu'un
rôle secondaire, ce n'est plus que la matière du tableau. Dans Cor-
nélius, une fois le sens du symbole compris, l'œuvre a produit tout
son effet; elle n'offre rien de beau et de pittoresque, rien d'esthé-
tique, rien qui puisse agir sur la sensibilité. Dans Kaulbach, c'est
précisément le contraire; le tableau se fait admirer tout d'abord par
une qualité frappante, par la beauté et l'harmonie des groupes.
A cet égard, le peintre contemporain ne le cède à aucun des grands
maîtres de l'art classique. Avec lui, c'est le goût qui est le premier
mis en jeu, et c'est seulement par une réflexion qui ne peut venir
que plus tard qu'on s'interroge sur le sens de l'œuvre ; on ne dé-
couvre les défauts du penseur qu'après avoir applaudi le peintre.
Au lieu des hiéroglyphes de Cornélius, on se trouve en face d'un
art empreint de l'idéalisme le plus élevé et en même temps le plus
classique, car il est toujours dans la voie de la beauté.
Non-seulement Kaulbach a restitué au goût toutes ses préroga-
tives, mais il a rendu à l'art son universalité, également compro-
mise par Cornélius. La spéculation métaphysique est un champ
vague où viennent se combattre les systèmes les plus contradic-
toires : le peintre qui fait des excursions sur ce domaine est obligé
d'adopter tel système, et s'expose par cela même non-seulement à
être blâmé par tous ceux qui appartiennent à d'autres écoles, mais
encore à ne plus être compris quand son système aura fait son
temps et sera universellement rejeté; il ne peint réellement que
pour ceux qui ont avec lui une communauté de pensée. C'est ainsi
que Cornélius avait récusé le tribunal impartial du goût pour se
livrer à toutes les vicissitudes de la théorie. Les compositions de
Kaulbach peuvent au contraire, par leur beauté même et en de-
hors de leur signification, produire sur tout le monde, malgré la
LA. PEINTURE EN ALLEMAGNE. 651
diversité des opinions et des systèmes, une impression esthétique.
La première fresque de Kaulbacli représente au premier plan la
Dispersion des peuples, et au second la Destruction de la tour de
Babel, c'est-à-dire deux événemens qui, ])ien que rapprochés et
corrélatifs, n'ont pu être complètement simultanés. Il est évident
qu'au moment même où Jéhovah lança ses foudres sur les idoles et
sur la tour, les peuples n'étaient point déjà en marche pour se ré-
pandre dans l'univers. Les deux actions sont du reste nettement
séparées dans le tableau lui-même. Au centre se trouve le roi de Ba-
bel; à ses pieds, les idoles tombent foudroyées et écrasent son pro-
pre fils dans leur chute; autour de cette scène, le désordre et l'é-
pouvante. Sur une autre ligne se développe la seconde action : au
milieu s'avancent les descendans de Gham, la race nègre et mau-
dite, emportant avec elle ses hideuses divinités; sur les physiono-
mies de ce groupe se peignent l'abrutissement et la sensualité. A
gauche est la race nomade de Sem, chassant ses troupeaux devant
elle; à droite viennent les descendans de Japhet, pleins de noblesse,
de grâce et de vigueur. Dans un coin, l'architecte de la tour est la-
pidé par ses propres ouvriers. Malgré toutes les invraisemblances
et le manque d'unité de cette œuvre, elle offre dans les détails et
dans la disposition des élémens une saisissante beauté.
La seconde fresque représente la Jeunesse de la Grèce. Kaulbach
s'est inspiré de ce passage d'Hérodote qui prétend qu'Homère dota
la Grèce de ses dieux. Homère s'approche en chantant du rivage ,
et la sibylle de Gumes dirige son esquif. Les héros, les poètes, les
artistes, les philosophes se rassemblent pour l'entendre ; on peut re-
connaître parmi eux le vieil Hésiode, Eschyle, Sophocle et Euri-
pide, Aristophane, Pindare, Périclès et Alcibiade. Sur un arc-en-
ciel s'avancent les dieux de l'Olympe, précédés des Grâces et des
Muses; Thétis et les Néréides sortent de la mer pour écouter le
chantre divin. On sait à quelles objections peut donner prise ce mé-
lange du surnaturel avec la réalité. Quant à la réunion dans une
seule assemblée d'un grand nombre de personnages qui n'ont pas
vécu à la même époque, il faudrait être singulièrement préoccupé
de la réalité littérale pour chercher à ce propos chicane à l'artiste.
Ne peut-il pas invoquer l'exemple de l'École d'Athènes? L'action
est une, et cela suffit; on voit un poète qu'admire une foule atten-
tive, et il n'est pas nécessaire, pour que le tableau satisfasse aux
conditions de l'art, de nommer chacun des personnages. Que Kaul-
bach ait voulu prêter à telle de ses figures les traits d'un Grec de
telle époque, à telle autre ceux d'un Grec d'un autre siècle, peu
nous impcfi-te : n'est-il pas libre de prendre ses modèles où il lui
convient? Considérée comme une page d'histoire, cette fresque se-
rait assurément absurde; mais au point de vue de l'art elle devient
652 REVUE DES DEUX MONDES.
un chef-d'œuvre. Le peintre se ferait tort à lui-même, s'il préten-
dait être jugé autrement.
Nous arrivons au troisième tableau, la Destruction de Jérusalem
inir Titus. Ce qu'il y a de plus remarcjuable dans cette composi-
tion, c'est la surabondance des détails, qui, malgré cette profusion,
se distinguent nettement les uns des autres, grâce à une habile dis-
tribution et à d'admirables effets de perspective. En haut, sur des
nuages, sont assis les quatre prophètes, Isaïe, Jérémie, Daniel et
Ezéchiel; plus bas, les sept anges exterminateurs de V Apocalypse,
brandissant des glaives de feu, se précipitent pour exécuter l'arrêt
céleste. Dans le fond, à droite, Titus s'avance avec ses légions vic-
torieuses sur des ruines fumantes. Ses soldats se sont déjà emparés
de l'autel abandonné et y font sonner les fanfares du triomphe. Au
premier plan, le grand-prêtre et les siens se tuent pour échapper à
l'ennemi; des jeunes fdles effrayées se cachent; quelques-unes sont
enlevées par des guerriers. A gauche, le temple est en proie à l'in-
cendie; entre les colonnes, Jean de Gischkala et Simon, fils de Gioras,
attendent, impassibles, le sort qui leur est réservé; sur les mar-
ches, des hommes, des femmes et des enfans tombent sous les
coups des anges. Le tableau serait parfait, s'il ne renfermait pas
autre chose; mais Kaulbach en a affaibli l'intérêt dramatique en y
ajoutant certains détails dont les uns sont en contradiction avec la
donnée principale, et dont les autres, purement symboliques, sont
au moins étrangers à l'action. Ainsi nous voyons, à gauche de l'au-
tel, des femmes tourmentées par la faim se mordre les bras avec
rage ou dévorer leurs enfans; que vient faire ici cette scène hideuse,
puisque la guerre est terminée ? Elle sert sans doute à rappeler le
passé, comme les deux suivantes servent à symboliser l'avenir. D'un
côté, de nouveaux chrétiens, chantant des psaumes, se mettent en
marche sous la conduite de trois anges : c'est le christianisme qui
va se répandre dans l'univers. De l'autre côté, Ahasvère s'enfuit,
poursuivi par des démons : c'est la destinée de la race juive con-
damnée à vivre sans patrie.
En quatrième lieu vient la célèbre Bataille des Huns, un véri-
table chef-d'œuvre. Ce n'est plus ici un fait historique, mais bien
un fait légendaire. Kaulbach a voulu illustrer la tradition d'une
lutte entre les esprits des Huns et des Romains tombés sur le champ
de bataille. Le sol est couvert de cadavres, mais on voit commencer
pour les âmes une vie nouvelle : elles se réveillent peu à peu, se-
couent le poids du sommeil, et s'élèvent par légions dans l'air pour
y reprendre le combat. Des femmes animées de la fureur guerrière
s'efibrcent de rappeler à la conscience de lui-même un barbare
tombé sous son cheval. Les deux races en présence sont parfaite-
ment caractérisées : ici la grossièreté sauvage, là une civilisation
LA IKliMUriE EN ALLExMAGNE. 653
raffinée. Le terrible Attila est porté par les siens sur un bouclier.
La victoire est laissée indécise : si une partie de l'armée romaine
serre vigoureusement les barbares, l'autre plie sous leurs efforts.
Ce tableau fantastique et plein de feu est d'un puissant effet. Les
groupes, disposés en couronne de manière à encadrer la vue loin-
taine des remparts de Rome (ou de Ghâlons suivant quelques-uns),
sont de la plus grande beauté.
La cinquième fresque représente les Croisés arrivant sous les
murs de Jérusalem. Dans le ciel apparaît Jésus-Christ; Godefroy de
Bouillon tend vers lui la couronne de Jérusalem. Du haut d'une col-
line, des chevaliers, des évêques, des prêtres contemplent la ville
sainte. Au premier plan, Pierre l'Ermite à genoux est entouré de
pénitens et de flagellans. La belle Armide, assise sur une litière, est
portée par des Mores et conduite vers la ville par Renaud. Dans ce
tableau, Kaulbach a combiné les données de l'histoire avec celles
de la poésie.
La dernière peinture est le Siècle de la Réforme. Par l'exécu-
tion, c'est une œuvre magnifique; la conception n'en est pas moins
entachée d'un vice capital. Gomme toutes les productions de Kaul-
bach, celle-ci excite l'admiration avant d'être comprise; mais une
attention soutenue y fait découvrir de graves défauts. Elle mérite
une description détaillée. Tous les grands hommes qui ont joué un
rôle dans le double mouvement de la réforme et de la renaissance
se trouvent réunis dans ce tableau. A droite est un groupe dominé
par l'idée de la tradition antique; ce groupe est lui-même subdi-
visé en deux autres, dans le haut les artistes, et au premier plan les
poètes, les philosophes, les érudits. Ges derniers sont assis au mi-
lieu de débris de statues grecques, ou s'appuient sur un sarcophage
orné d'un bas-relief symbolique sur lequel est représenté Promé-
thée sculptant le premier homme, tandis que Minerve lui présente
une âme sous la forme d'un papillon. Pic de la Mirandole apporte
des manuscrits; Pétrarque a ouvert un Homère qu'il montre à
Shakspeare, à Gervantes et au jurisconsulte français Dumoulin.
Erasme s'avance en robe de professeur, un volume de Gicéron à la
main, l'ironie sur les lèvres; Reuchlin l'accompagne. Autour d'eux
se pressent les adversaires de la scolastique, parmi lesquels on dis-
tingue Ulrich de Hutten,.Marsile Ficin, Nicolas de Gusa, Vives, Ma-
chiavel et Gampanella. Un peu à l'écart se tiennent deux poètes al-
lemands, le célèbre cordonnier Hans Sachs et Jacob Balde, l'Horace
bavarois. Dans le groupe des artistes, Albert Diirer travaille à son
célèbre portrait de l'apôtre saint Paul; son préparateur de couleurs,
qui n'est autre que Kaulbach lui-même, vient lui annoncer la visite
de Michel-Ange, de Léonard de Vinci et de Raphaël, tenant à la
main le carton de son Ecole d'A/hrnrs. Auprès d'eux, on remarque
<55A REVUE DES DEUX MONDES.
Pierre Vischer, le sculpteur de Nuremberg. La découverte de l'im-
primerie, que Kaulbach, nous ne savons pourquoi, a mieux aimé
rappeler dans le groupe des beaux-arts que dans celui des sciences,
y est doublement représentée, par Gutenberg, l'inventeur suivant
les Allemands, et par Laurent Koster, l'inventeur suivant les Hol-
landais. De l'autre côté du tableau se développe un second groupe
qui forme contraste avec celui que nous venons de décrire. Au lieu
de débris de l'antiquité, le premier plan est couvert d'instrumens
scientifiques : nous y voyons la boussole, la mappemonde, des com-
pas, et en outre des armes, des costumes, des plantes et même des
oiseaux du Nouveau-Monde. Au milieu se dresse magistralement la
grande figure de Christophe Colomb, dont les mains sont chargées
de chaînes; autour de lui se pressent des voyageurs et des sa-
vans. Bacon, Harvey, Paracelse, Vésale. Dans le fond du tableau
s'élève un observatoire d'astronomie : Copernic y dessine son sys-
tème sur la muraille, Galilée s'appiiie sur un télescope, Cardan
est plongé dans une méditation profonde, Kepler discute avec Ty-
cho-Brahé, tandis que le philosophe italien Giordano Bruno monte
l'escalier qui mène jusqu'à eux. Au centre du tableau, entre le
mouvement des arts et le mouvement des sciences, se trouve con-
centrée toute la vie religieuse du xv^ et du xvi* siècle : devant un
autel où, dans le fond, est peinte la Cène de Léonard de Vinci
sont groupés les chefs de la réforme ; Luther tient la Bible ouverte
à la page où sont écrits ces mots : « Tu aimeras ton prochain
comme toi-même. » Près des réformateurs se trouvent les princes
et les hommes d'état qui ont encouragé ou protégé leurs efforts :
au premier rang s'avancent Gustave-Adolphe et Elisabeth. Au fond
du chœur, le peintre a rassemblé les penseurs du moyen âge qui,
par leurs écrits, ont été les précurseurs de la réforme, Wiclef, Jean
Huss, Abailard, Arnauld de Brescia, Savonarole, Tauler. Devant
Luther, un catholique, le chancelier Ulrich Jasius, et un protestant,
le chevalier Eberhard de Tann, se serrent la main sur le traité de
paix d'Augsbourg de 1555. Mélanchthon se tient près d'eux et leur
montre la Bible de Luther.
Ce tableau semble fait pour prouver combien peut avoir de pres-
tige l'art de disposer les personnages et les élémens d'une compo-
sition; mais, après avoir suffisamment contemplé ce magnifique en-
semble et parcouru cette variété de figures, de costumes et de
poses, si l'on se demande ce que cette toile signifie, on se trouve
singulièrement embarrassé. Ce n'est pas que nous blâmions l'ar-
tiste d'avoir rassemblé dans un seul lieu des hommes de différens
siècles et de différens pays, qui n'ont jamais pu se rencontrer;
nous ne lui demanderons même pas pourquoi, ayant remonté jus-
qu'à Abailard et à Arnauld de Brescia, il n'a pas introduit, pour
LA PEINTURE EN ALLEMAGrsE. 655
être conséquent, Dante dans son œuvre, ni pourquoi, s'il a voulu
représenter la renaissance aussi bien que la réforme, nous n'y
voyons pas Léon X ou François P'' à côté de Gustave-Adolphe ou
d'Elisabeth; ce serait critiquer son œuvre en historien plutôt qu'en
homme de goût. Nous aimons mieux n'y voir, comme dans l'Ecole
d'Athènes, qu'une réunion fictive d'hommes illustres; mais ce que
nous ne pouvons admettre, c'est la combinaison dans le même ca-
dre d'élémens essentiellement contradictoires. En quel lieu sommes-
nous? Au milieu du tableau, c'est le chœur d'une cathédrale; à
droite, c'est un atelier d'artiste; à gauche, c'est un observatoire de
sa vans. Qui pourra concilier ces décors incompatibles? 11 y a plus :
dans toute la composition sont répandus les signes de l'acti-
vité, et cependant, lorsqu'on cherche quelle est l'action vers la-
quelle convei'gent tous les mouvemens particuliers, il n'y a rien à
trouver. Luther, il est vrai, domine tout le tableau; mais cette
Bible qu'il montre à tout le monde, personne ne la regarde, et cha-
cun reste absorbé dans ses occupations personnelles. Est-ce que
par hasard il y aurait là un profond symbolisme? Kaulbach a-t-il
eu l'intention de réfuter ces historiens qui soutiennent que le mou-
vement religieux a déterminé la renaissance, tandis que le pro-
grès des arts et des sciences s'est accompli spontanément et par
lui-même? A-t-il voulu railler cette prétention de la religion d'a-
voir enfanté tout le bien qui s'est fait sans elle? Cela serait par
trop subtil. De mauvais plaisans ont trouvé autre chose : dans le
carton de cette fresque, Kaulbach avait montré Luther tenant la
Bible ouverte au-dessus de sa tête; on prétendit que le tableau
représentait une vente publique de livres à l'époque de la réforme,
La satire était si bien fondée que Kaulbach lui-même la prit au sé-
rieux et reconnut la nécessité de corriger son œuvre. Dans l'exécu-
tion défmitive, Luther tient simplement la Bible devant lui, et, pour
que toute pensée irrévérencieuse soit écartée, des rayons de lu-
mière partent du livre sacré, détail qui, soit dit en passant, a été à
son tour vivement censuré par les critiques réalistes. Il faut donc
se résoudre à ne voir dans ce tableau aucune action générale et à le
considérer comme un assemblage purement accidentel d'élémens
hétérogènes. Tout en jugeant cette œuvre comme répréhensible au
point de vue de la conception, il nous semble cependant que ses
défauts servent encore à faire ressortir dans tout son éclat le mérite
de Kaulbach. Quel talent il a fallu mettre dans la composition ar-
chitectonique et dans la forme de ce tableau pour que, malgré ses
non-sens, il excite encore l'admiration au plus haut degré !
Nous n'avons pas épuisé la liste des tableaux historiques de
Kaulbach; nous avons du choisir les plus importans, et nous croyons
en avoir dit assez pour bien faire Comprendre son rôle dans la pein-
(556 REVUE DES DEUX MONDES.
ture contemporaine. Nous ne parlerons pas non plus de ses por-
traits : son imagination a besoin de trop d'indépendance et se sent
gênée dans les limites d'une reproduction exacte de la figure hu-
maine; ses essais dans cette branche de l'art ne s'élèvent pas au-
dessus de la médiocrité. Kaulbach heureusement n'a pas atteint le
terme de sa carrière; son talent a conservé toute son énergie et pro-
met encore plus d'un chef-d'œuvre. C'est un de ces esprits féconds
qui, aimant à s'exercer sur les matières les plus variées, ne se lais-
sent pas engourdir dans les séductions de la routine et ne consa-
crent pas leur vie à remanier sans cesse le même sujet. Un fait
néanmoins est à noter encore, et il caractérise aussi bien le génie
de Kaulbach que les tendances actuelles de la peinture allemande.
Kaulbach est aujourd'hui le directeur de l'école des beaux-arts de
Munich; mais, malgré toute l'autorité et la popularité de son génie,
il n'a point, à proprement parler, de disciples. Les jeunes peintres
n'osent pas se risquer dans la voie de son idéalisme large et élevé,
et se laissent volontiers entraîner dans la carrière plus facile du
réalisme, qui règne dans la capitale de la Bavière plus encore que
dans le reste de l'Allemagne.
IIL
Telle qu'on vient de la résumer, l'histoire de la peinture alle-
mande au xix^ siècle offre plus d'un enseignement utile. L'abus de
certains systèmes en a mieux fait ressortir les défauts. De vaines
tentatives pour faire exprimer à la peinture des idées qui ne sont
pas de son domaine ont contribué h rappeler dans quelles limites
elle doit savoir se tenir et quelle est sa véritable portée. Sans
doute, aussi bien que la parole, la peinture peut être mise au ser-
vice de tous les modes de la pensée; mais, de même que tout ce
qui s'écrit en vers n'est pas de la poésie, de même il ne suffit pas
de manier un pinceau pour mériter le nom d'artiste. On peut ré-
duire la peinture à n'être qu'un système d'écriture servant à l'ex-
pression d'idées abstraites, et c'est ce qu'a tenté de faire toute l'é-
cole allégorique ; mais une pensée philosophique traduite par des
signes visibles, sans qu'il y ait rien dans ces signes qui puisse
agréer à la sensibiUté, n'est que de la métaphysique peinte, comme
il y a de la métaphysique parlée. Si le réalisme a eu si aisément rai-
son de cet abus, c'est que l'allégorie se trouvait déjà en désaccord
avec les besoins de notre époque. Dans les temps de civilisation nais-
sante, quand le goût n'existe encore qu'en germe dans les sociétés,
que les hommes, soumis aux conditions économiques les moins favo-
rables, concentrent toute leur activité dans la production de ce qui
est nécessaire ou utile, et n'ont point de loisir pour cultiver ce que
LA PEINTURE E\ ALLEMAGNE. 657
Kant a si bien appelé les pouvoirs désintéressés de l'âme, il est tout
naturel alors que la peinture ne soit consacrée qu'à des représen-
tations utiles ou instructives; elle ne peut être encore sa propre
fin à elle-même, et se trouve réduite à servir d'instrument à la
morale ou à la religion. Aussi ne voyons-nous au moyen âge que
des productions naïves de symbolique religieuse, de même que
dans ks siècles les plus reculés de l'antiquité les monumens de
la sculpture oftrent tous un caractère hiéroglyphique et de conven-
tion. En s' efforçant de ressusciter la peinture allégorique, Corné-
lius avait réellement fait injure à son siècle. Le bon sens fournit
d'ailleurs une règle qui peut être considérée comme sa condam-
nation : c'est que la science, l'histoire et l'art ont chacun leur do-
maine, que chacune de ces trois formes de la pensée doit s'atta-
cher de préférence à ces objets ou à ces idées qu'elle présente ou
qu'elle exprime mieux que les deux autres, que la peinture tombe
par conséquent dans le ridicule quand elle s'obstine à mal remplir
un rôle dont la parole seule peut s'acquitter avec succès. A une épo-
que de culture grossière, on comprend que les limites des sciences
et des arts ne soient pas nettement fixées et que les préceptes de la
philosophie ou de la religion empruntent le langage de la poésie;
mais cette confusion des langues, qui se produit spontanément à
l'origine de toute civilisation, ne doit pas être systématiquement
imitée par des esprits éclairés. Quand la peinture entreprend au-
jourd'hui d'exprimer des idées générales, elle empiète sur le do-
maine du livre : elle poursuit un but qu'elle n'est pas capable
d'atteindre, car les représentations visibles ne peuvent aller au-
delà de ce qui est particulier et individuel. Pour expliquer le succès
que ce genre a obtenu pendant quelques années, il fallait cette
disposition, si commune en Allemagne, à prendre l'obscur pour le
sublime. Il y a dans ce pays tant de bonnes gens qui diraient vo-
lontiers comme ce baron de Destouches : « Quand je vois quelque
chose et que je ne le comprends pas, je suis toujours dans l'admi-
ration ! » Au moyen âge , le peintre allégorique sentait du moins
qu'il était nécessaire d'ajouter une inscription à son tableau , ou
d'écrire sur une sorte de ruban qu'il faisait sortir de la bouche
de ses personnages les pensées qu'il leur attribuait. Nous n'avons
plus d'inscriptions ni de rubans, mais on peut dire que c'est le
livret qui les a remplacés. Combien d'œuvres modernes dont il est
devenu l'accessoire indispensable ! Combien de fois on ne retrouve
que péniblement dans le tableau ce qu'on a vu clairement dans le
livret! Combien de fois le livret est lui-même plus intéressant à
lire que le tableau à regarder! Ce contraste entre les prétentions
du peintre métaphysicien et l'impuissance de la peinture est porté
TOME LYI. — 1805. ' 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
à un si haut degré chez Cornélius, qu'on est tenté de lui crier,
chaque fois qu'on rencontre ses œuvres : « Prenez donc une plume
et jetez là vos pinceaux ! »
Le réalisme a, vis-à-vis du genre symbolique, le mérite d'avoir
ramené la peinture vers des objets qu'elle est du moins capable de
présenter d'une manière claire et complète; mais d'un autre côté
il offre encore avec lui plus d'un caractère commun. Le réalisme,
quand il est brutal, quand il ne s'attache qu'à la simple reproduc-
tion des faits, et a pour règle, non la beauté, mais l'exactitude,
quand il se renferme en un mot dans les limites d'une copie, n'est
pas plus de l'art que le symbolisme; il n'est à l'égard de la peinture
que ce que l'histoire est à là poésie. Ce n'est pas cependant que
nous voulions le proscrire d'une manière absolue. Malgré nos pré-
férences pour l'idéalisme, nous devons reconnaître que la repré-
sentation du vrai est quelquefois utile et même agréable. Aristote
fait observer avec raison que toute imitation de quelque objet que
ce soit cause déjà du plaisir en tant qu'imitation, et parce qu'elle
excite notre imagination à s'exercer sur la chose représentée; mais
ce charme n'est que celui que l'on rencontre aussi dans la médita-
tion de l'histoire, quand notre pensée se reporte vers les événe-
mens racontés. L'élément esthétique est là à son minimum, et nous
n'avons en pareil cas que l'art à son plus bas degré. Au-dessus du
réalisme se placent déjà tous ces peintres qui, en prenant encore
la nature, la vie réelle ou l'histoire pour base, savent ne choisir
que les matériaux les plus propres à nous charmer, ou qui, tout en
reproduisant des événemens et des paysages, ou en offrant des por-
traits, élaborent les élémens de leur représentation de manière à
leur prêter plus de beauté, de pittoresque ou de grandeur qu'ils
n'en ont dans la réalité. Cette combinaison de l'agréable et du vrai
comporte une multitude de degrés. Ce réalisme plus ou moins mi-
tigé est aujourd'hui très répandu en Allemagne, et, pour peu que
le côté esthétique y prenne plus d'importance, on peut s'attendre à
en voir sortir quelque jour un idéalisme nouveau.
L'idéalisme, c'est l'art lui-même dans toute sa pureté et son in-
dépendance; c'est ce système dans lequel l'artiste, affranchi de
toute préoccupation étrangère à l'art, recherche avant tout la beauté
et les autres qualités esthétiques. Il peut encore emprunter des ma-
tériaux à l'histoire, quelquefois même, comme l'a fait Kaulbach,
au symbolisme; mais c'est le goût, et non l'exactitude ou l'esprit
philosophique, qui le dirige dans le choix et la distribution des
élémens qu'il demande à ces diverses sources. C'est ainsi que dans
les toiles de Raphaël la religion n'a plus que l'importance d'un
prétexte : ce que le génie de l'artiste a voulu avant tout, c'est in-
spirer ce sentiment de beauté qui naît, dans la peinture, de la per-
LA PEINTURE EN ALLEMAGNE. 659
fection du dessin, de l'élégance des formes, de la disposition rela-
tive des personnages, de la richesse et de l'harmonie des couleurs,
de l'expression des gestes et des figures. Il n'est pas nécessaire,
pour que telle de ses saintes familles nous transporte d'admira-
tion, de penser précisément que cette femme est Marie, que cet
homme est Joseph, et que cet enfant est Jésus : on voit un père,
une mère et un enfant groupés d'une manière charmante, et cela
suffit. De même les écoles flamande et hollandaise, arrivées à leur
plus haut degré de développement, n'ont plus d'autre but que de
procurer, sinon le sentiment du beau, du moins celui du pittores-
que. Enfin l'école allemande, réalisant sa perfection dans Albert
Diirer, s'est efforcée d'éveiller surtout le sentiment du sublime.
C'est à ce même sentiment que se sont adressés dans notre siècle
l'idéalisme religieux d'Overbeck et l'idéalisme romantique des pre-
miers peintres de Diisseldorf et particulièrement de Lessing. Quant
à l'idéalisme de Kaulbach, il se rapproche plutôt, par ses tendances
classiques, de celui des Italiens.
Des deux tendances qui régnent aujourd'hui en Allemagne, est-ce
le réalisme qui est destiné à triompher? Cette victoire serait le signe
d'un grand affaiblissement du goût. Nous ne croyons pas heureuse-
ment qu'elle soit à craindre, et nous sommes même persuadé que
dans le réalisme actuel, qui est loin d'exclure tout élément esthé-
tique, on pourrait déjà trouver le germe d'une transformation pro-
chaine. Nous croyons aussi qu'à toutes les époques le réalisme doit
se conserver au moins dans une certaine mesure, et rester le par-
tage des imaginations ordinaires et des talens de second ordre. De
tout temps il y a eu des peintres qui ne faisaient que copier. L'idéa-
lisme, dans sa forme la plus élevée, suppose. des qualités supé-
rieures et toujours rares : il est facile sans doute de devenir idéa-
liste par irritation, et c'est ce qui est souvent arrivé dans les écoles
classiques; mais, pour l'être avec indépendance et originalité, il faut
une puissance d'imagination dont les natures d'élite peuvent seules
être douées. N'oublions pas d'ailleurs que notre siècle n'est pas une
époque de pure contemplation : nous vivons dans une période de
transition et d'effort, d'amélioration économique et de transforma-
tion sociale, et il ne faut pas trop se plaindre de voir l'activité con-
temporaine s'absorber en grande partie, en vue d'un progrès né-
cessaire, dans les préoccupations positives et pratiques. Tout ce
qu'on peut demander, c'est que le goût ne perde pas entièrement
ses droits, et que, si le temps n'est pas encore venu pour lui de
régner seul dans les arts, il y reprenne du moins la grande place
qui lui convient.
LÉON DUMONT.
LES ANTIQUITÉS
LES FOUILLES D'EGYPTE
Sur le Nil, d'Assouan au Caire, décembre 1864.
J'ai vu l'Egypte, et je peux vous dire mon impression d'ensemble
sur cet étrange pays. Mon voyage dans la Haute-Egypte, en com-
pagnie de M. Mariette, n'a fait que confirmer les vues que je m'é-
tais formées tout d'abord lors de ma première course à Sakkara et
aux pyramides. La solidité parfaite de l'histoire d'Egypte est pour
moi une chose démontrée. J'avais quelques hésitations : je craignais
que l'on ne donnât la valeur de dates absolues à des séries toutes
relatives, qu'on n'étendît démesurément les origines et qu'on ne
prît pour historiques des données fabuleuses. La vue des monu-
mens, Hérodote et Manéthon lus sur place, par-dessus tout les en-
tretiens de M. Mariette (1), ont dissipé mes doutes. Je crois voir
maintenant la suite de cette histoire avec une grande clarté.
Les synchronismes certains entre l'histoire égyptienne d'un côté,
les histoires grecque, perse, assyrienne, hébraïque de l'autre, se
continuent jusqu'au x*" siècle avant Jésus -Christ. Au vi" siècle
avant Jésus-Christ, la chronologie égyptienne se suit à un ou deux
ans près. La conquête de Cambyse, qu'on plaçait autrefois en 525,
est déterminée maintenant à l'an 5*27 par une stèle du Sérapéum
découverte par M. Mariette. Les épitaphes des Apis, trouvées dans
le même Sérapéum , ont permis de calculer l'avènement de Psam-
(1) On sait que M. Mariette, après avoir commencé ses fouilles en 1850 avec une mis-
sion du gouvernement français, les continue depuis 1858 pour le gouvernement égyp-
tien. Le précieux musée de Boulaq, près du Caire, est un des résultats de ces fouilles.
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 661
métique I" (commencement de la vingt-sixième dynastie) à quel-
ques jours près (665 ans avant Jésus-Christ). Sésac, qui prend
Jérusalem sous Roboam (vers 970 avant Jésus-Christ), est le pre-
mier souverain de la vingt-deuxième dynastie; la chronologie bi-
blique, vers ce temps, flotte dans des limites d'erreur assez res-
serrées. Par conséquent, avant l'an 970 ou à peu près, il faut de
toute nécessité caser vingt et une dynasties, et trouver de l'espace
pour presque tout le développement de la grandeur égyptienne.
En effet, loin que l'Egypte, au temps de Salomon, traverse sa pé-
riode la plus florissante, il faut dire qu'à ce moment elle est en
pleine décadence. Les pressions du dehors l'enserrent de toutes
parts; elle est à moitié vaincue déjà par l'Asie. Tous les ouvrages
insignes des cinq ou six u Louis XIV » qui ont couvert la plaine de
Thèbes des monumens de leurs victoires et de leur orgueil sont no-
toirement antérieurs à l'an 1000 avant Jésus-Christ. Cette grande
ère des dix-huitième, dix-neuvième, vingtième dynasties, des Amo-
^^is, des Aménophis, des Touthmès, des Séthi, des Ramsès, nous a
laissé une masse énorme d'inscriptions, et on peut dire que nous la
connaîtrions avec autant de certitude que l'état de l'empire romain
au III'' siècle de notre ère , si le nombre des savans qui copient et
traduisent les textes égyptiens était plus considérable. Thèbes aux
cent pylônes (1) est le livre toujours ouvert de cette triomphante
histoire. Je suis resté quatre jours en cette bibliothèque sans égale,
guidé par M. Mariette, mon admirable « exégète (2), » d'obélisque
en obélisque, de chapelle en chapelle. Sans doute une foule de ré-
serves sont ici à faire. Plus d'une fois, à la vue de ces files de vain-
cus humiliés ou exterminés par le pharaon, j'ai pu regretter que
les vaincus aussi n'aient pas su peindre. Le style oflîciel des scribes
royaux me faisait involontairement songer à cette relation chinoise
de l'une des dernières expéditions anglaises, où l'on voit la dé-
faite des barbares, ceux-ci se jetant aux pieds de l'empereur pour
lui demander grâce, et l'empereur, par pitié pure, leur accordant
un territoire. Dans le Pentaoïir lui-même (3), que j'ai vu gravé en
deux endroits, quelle basse flatterie! quelle éloquence de Moniteur!
quel style de journaliste officiel! mais aussi quelle pleine sécurité
sur l'authenticité du texte! quelle certitude directe, et, si j'ose le
dire, documentaire! Or cette grande époque des Aménophis, des
Touthmès, des Ramsès commence dix-sept cents ans avant Jésus-
Ci) Et non « aux cent portes, » car la ville n'était pas fermée.
('2) On appelait « exégète,» dans les temples anciens, la personne qui montrait aux
étrangers les curiosités du temple, leur en racontait la légende, leur en lisait les inscrip-
itions.
(3) Poème sur une campagne de Ranisès II traduit par M. de Rougé.
662 REVUE DES DEUX MONDES.
Christ. Ce n'est pas ici de la conjecture. Les listes de rois, soit
grecques, soit égyptiennes, sont pour l'époque dont il s'agit en par-
fait accord les unes avec les autres. Qu'on veuille Lien consulter le
Kœidgsbuch de M. Lepsius, on n'aura nul doute sur ce point. Ainsi
à une date où la conscience nationale de la Grèce et celle de la
Judée n'existent qu'en germe, où Ninive et Babylone ne sont pas
encore entre les mains des races qui feront leur puissance, l'Egypte
est en pleine possession d'elle-même, que dis-je? en un état de
maturité voisin de la décadence. L'histoire positive nous permet
du reste de remonter bien au-delà.
Avant la dix-huitième dynastie en effet s'étend une période dont
le caractère est parfaitement connu. C'est l'époque des Hyksos ou
« pasteurs, » époque d'invasion violente et de conquête. L'Egypte,
comme la Chine, reçoit des hordes d'étrangers, les absorbe, se les
assimile, leur impose avec le temps ses institutions et ses lois. On
pouvait soupçonner tout cela avec les seuls textes grecs; les fouilles
de M. Mariette à San (Tanis) ont répandu sur ces siècles obscurs
un jour inattendu. Nous avons sans doute des monumens des pas-
teurs dans ces colosses étranges, dans ces sphinx aux formes toutes
particulières, dont une partie est déjà au musée de Boulaq. L'ori-
gine sémitique des Hyksos a été mise dans une évidence de plus
en plus frappante. Il n'est pas permis de parler de synchronismes
rigoureux pour une époque si reculée. Peut-on oublier cependant
que le grand mouvement des peuples sémitiques du nord de la Mé-
sopotamie vers la Syrie et l'Arabie paraît s'être opéré vers ce temps,
que c'est vers ce temps qu'il commence à être question d'Hébreux,
de Phéniciens, enfin que le passage des Israélites en Egypte répond
au règne des Hyksos? Peut-on oublier surtout ce curieux synchro-
nisme établi au chapitre xiii des Nombres, v. 22, entre la fonda-
tion d'Hébron et celle de San ou Tanis? La conquête des Hyksos
semble n'avoir été que le contre-coup du mouvement qui jeta sur
la Syrie et l'Arabie ces peuples nouveaux. Pleins de- force et d'élan,
ils auront momentanément conquis à leur profit la vieille civilisa-
tion égyptienne; mais celle-ci les aura conquis à leur tour, et, re-
trouvant elle-même toute sa force, elle aura repris sa revanche du-
rant la brillante période dont nous parlions tout à l'heure, et dont
les vestiges se sont conservés dans la plaine de Thèbes avec un
éclat sans égal.
Manéthon évalue la durée du règne des pasteurs à cinq cent onze
ans, ce qui porte leur entrée en Egypte à l'an 2200 environ avant
Jésus-Christ. Il n'y a pas une ombre de raison de douter de ce
chiffre; mais qu'on le réduise si l'on veut, il faudra toujours placer
avant l'an 2000 tout un vieil empire ayant duré des siècles. Mané-
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 663
thon en effet compte avant l'arrivée des pasteurs quatorze dynas-
ties formant un total de deux mille huit cents ans. Quand on a soi-
gneusement réfléchi sur les listes des rois trouvés à Abydos, à
Thèbes, à Sakkara (1), cette assertion n'a rien qui surprenne. Ma-
néthon n'étant en défaut sur aucun des points où l'on peut le con-
trôler, pourquoi rejeter son témoignage sur cette partie? Je ne nie
pas cependant que des réductions plausibles en apparence ne puis-
sent ici être proposées. Plusieurs savans croient qu'il est possible
que Manéthon ait présenté comme successives des dynasties par-
tielles simultanées : possible, assurément; mais des faits presque
démonstratifs établissent que cela n'est pas.
Et d'abord, dans la partie de la liste de Manéthon qui se rapporte
aux temps postérieurs à l'invasion des pasteurs, nulle trace des
dynasties simultanées présentées comme successives. Pour cette
partie, nous avons le contrôle perpétuel des historiens grecs, hé-
breux, et des textes hiéroglyphiques. Loin que Manéthon, dans
cette partie, cède au penchant d'allonger sa liste en mettant bout à
bout des dynasties simultanées, on le voit au contraire suivre dans
la formation de son canon royal un principe strictement « légiti-
miste, » c'est-à-dire qu'il n'admet à un moment donné qu'une
seule dynastie légitime , même quand il y en a eu d'autres tout
aussi réellement existantes. Manéthon, en d'autres termes, a déjà
fait sa réduction , et ce qu'il nous présente n'est qu'une liste ré-
duite, à peu près comme la liste classique des rois de France à l'é-
poque mérovingienne omet des rois tels que Contran, qui ont aussi
bien régné que Clotaire ou tout autre, mais qui ne sont pas néces-
saires pour dresser une série ne laissant aucun vide, ou bien en-
core de même que la liste des papes, selon le système ultramon-
tain, exclut les papes de l'obédience française. Ce qui prouve que
Manéthon procéda bien de la sorte, ou, pour mieux dire, que la sé-
rie officielle des anciens rois, acceptée du temps des Ptolémées,
avait subi toute sorte d'éliminations, c'est que les différentes listes
de rois que nous possédons en caractères hiéroglyphiques , et en
particulier la plus importante de toutes, la nouvelle liste que
M. Mariette a récemment découverte à Abydos, contiennent un
grand nombre de rois dont il n'y a pas de trace dans Manéthon.
Nous en avons une autre preuve pour l'époque des pasteurs. Du-
rant la domination de ces étrangers, il se conserva dans diverses
(1) Ces listes sont au nombm de cinq : le papyrus de Turin, la salle des Ancêtres de
Touthmès III h la Bibliothèque impériale à Paris, la première table d' Abydos au Musée
britannique, la table de Sakkara au musée de Boulaq, enfin une nouvelle table tout
récemment découverte dans le grand temple d'Abydos par M. Mariette, et qui est en-
core k sa place primitive.
664 REVUE DES DEUX MONDES.
parties de l'Egypte, surtout dans la Tliébaïde, de petites dynasties
indigènes. Les pasteurs cependant, à cause de leur puissance, ayant
fini par passer pour légitimes (à peu près comme la dynastie carlo-
vingienne, bien que purement allemande , est adoptée par les his-
toriens légitimistes dans la série des h rois de France »), Manéthon,
suivant son principe, qu'à un moment donné il n'y a eu qu'une
seule dynastie légitime, omet toutes les autres et ne parle que des
pasteurs. M. Mariette a réuni d'autres exemples de ces élimina-
tions (1); mais voici un fait bien plus grave, et qui, j'ose le dire, est
à lui seul presque décisif.
Il est clair que le système des dynasties locales et simultanées
est renversé par la base, si l'on trouve dans toutes les parties de
l'Egypte des monumens des dynasties qu'on prétend avoir été lo-
cales. Or c'est ce qui a lieu. Dans la plupart des systèmes, la cin-
quième dynastie règne à i'iléphantine pendant que la sixième règne
à Memphis. Si cela était vrai, chaque dynasiie aurait eu son terri-
toire propre; aucun monument.de la cinquième dynastie ne devrait
se trouver sur le territoire de la sixième, ni réciproquement. Or les
fouilles de M. Mariette ont révélé des monumens de la cinquième
dynastie à la fois à Éléphantine et à Sakkara, et des monumens de
la sixième à la fois à Sakkara et à Éléphantine. Si Ton en croyait
les partisans des dynasties simultanées, la quatorzième dynastie,
originaire de Xoïs, aurait été contemporaine de la treizième, origi-
naire de Thôbes. Or M. Mariette a trouvé des colosses de la treizième
dynastie à San, à quelques kilomètres seulement de Xoïs, ce qui
suppose notoirement que la dynastie thébaine qui les fit élever pos-
sédait la Basse-Egypte. M. Mariette pense que de nombreux faits de
ce genre démontreront un jour avec évidence que les quatorze pre-
mières dynasties de Manéthon représentent une suite chronolo-
gique aussi rigoureuse que les règnes de l'époque postérieure aux
pasteurs.
Est-ce à dire que le tissu de l'histoire égyptienne soit pour cette
antique période aussi solide que pour les temps qui suivent? Non
certes. Il y a quatre dynasties dont il n'y a pas de monumens, la
septième, la huitième, la neuvième et la dixième. Les deux pre-
mières ont été de courte durée; quant à la neuvième et à la
dixième, elles ont régné à Iléracléopolis (Ahnas), où l'on n'a ja-
mais fait de fouilles. M. Mariette espère que des recherches en cet
endroit lui rendront de précieux débris. Qu'obtient-on d'ailleurs
par ces éliminations qui ont au moins l'inconvénient d'être arbi-
traires? Des réductions relativement insignifiantes. M. Brugsch ré-
(1) Aperçu de l'histoire d/Ègypic, Alexandrie 1804, p. 73.
LES INTIQUITES EGYPTIENNES. 6G5
cluit le chiffre de Manéthon de cinq cents ans, M. Lepsius de qua-
torze cents. Pour le premier, le commencement de la royauté
égyptienne est porté à l'an /i500 ; pour le second, à l'an 3600
avant Jésus-Christ. Prenons ce minimum; n'est-il pas déjà fort
extraordinaire? Or ce minimum, on a toute sorte de raisons de fe
trouver insuffisant; mais bien certainement il n'y a pas un homme
attentif et instruit qui puisse songer à y faire de nouvelles réduc-
tions.
En effet, la onzième, la douzième et la treizième dynastie (ces
deux dernières indubitablement universelles) forment un ensemble
d'Iiistoire parfaitement suivi. On voit, au moins sous les deux der-
nières, l'Egypte forte, unie, florissante, ayant déjà son centre à
Thèbes et en possession de toute sa civilisation. L'origine de quel-
ques-unes des formes classiques de l'architecture égyptienne pa-
raît de ce temps. Le plus ancien obélisque, celui de Matarieh (Hélio-
polis) est de 2800 ans avant Jésus-Christ. L'ordre architectonique
des tombeaux de Beni-Assan, qui semble avoir servi de modèle au
dorique, est de la même époque. Les Osortasen et les Aménemha,
les jNofréhotep et les Sébekhotep (douzième et treizième dynas-
tie) ressemblent pour la puissance aux Touthmès et aux Ramsès;
plusieurs élémens du Sésostris des Grecs (personnage artificiel
composé de pièces et de morceaux) sont empruntés à ces rois. Or
ces rois, il faut de toute nécessité les placer de l'an 3000 à l'an
2,200 avant Jésus-Chi'ist. Les monumens de ce temps ne manquent
pas. J'ai vu à Thinis les colosses d'Osortasen I" et d'Osortasen ÎII.
A San, il y en a de bien plus grands, des Osortasen, des Aménemha
et des Sébekhotep. Quoi de plus frappant que ces hypogées de
Beni-Hassan, où l'Egypte de la douzième dynastie est en quelque
sorte prise sur le fait? L'agriculture, la navigation, le bien-êcre
domestique ne furent jamais portés plus loin. Dans un de ces tom-
beaux, le mort lui-môme prend la parole et raconte sa vie. Comme
général, il a fait une campagne dans le Soudan; il fut en outre chef
d'une caravane escortée de quatre cents hommes qui ramena à Keft
l'or provenant des mines du Gebel-Atohy (1). Comme préfet, il mé-
rita les louanges du souverain par sa bonne administration, u Toutes
les terres, dit-il, étaient labourées et ensemencées du nord au sud.
Rien ne fut volé dans mes ateliers. Jamais petit enfant ne fut af-
fligé, jamais veuve ne fut maltraitée par moi. J'ai donné également
à la veuve et à la femme mariée, et je n'ai pas préféré le grand au
petit dans les jugemens que j'ai rendus. » Ce qu'il y a de plus ex-
traordinaire, c'est de voir dès cette époque reculée des peuples au
(1) Montagnes près de Suez.
666 REVUE DES DEUX MONDES.
type fortement accusé, au nez aquilin, aux gros yeux, à la mine
patriarcale, venir avec leurs femmes, leurs enfans, leurs pauvres
ustensiles de nomades, leurs instrumens de musique, demander au
gouverneur égyptien des terres pour les mettre à l'abri de la fa-
mine. Voici sans doute les premiers venus pacifiques de la terrible
invasion de races nouvelles qui changera, quelques siècles plus
tard, la face de l'Asie occidentale et mettra l'Egypte elle-même en
désarroi pour cinq cents ans. Ainsi, dès le troisième millénaire avant
Jésus-Christ, on entend déjà dans l'histoire égyptienne l'écho des
pas des autres grandes races ; mais désormais il faut dire adieu à
tout synchronisme. C'est seule, et comme en une planète isolée,
que l'Egypte va poursuivre l'énorme tronçon d'histoire qu'elle a
encore derrière elle, et pour laquelle il faut de toute nécessité trou-
ver du temps.
Nous avons presque atteint, en notre examen rétrograde, l'an
3000 avant Jésus-Christ avec les dynasties parfaitement histoiiques
de la première époque thébaine. Je sais ce que ces chiffres énormes
ont d'effrayant et les appréhensions naturelles qu'ils soulèvent. J'ai
partagé ces appréhensions; mais que faire contre des séries concor-
dantes données à la fois par Manéthon, par Ératosthène, par les
tables égyptiennes d'Abydos, de Thèbes, de Sakkara, par le papy-
rus de Turin? Je voudrais que les incrédules vissent ce couloir du
grand temple d'Abydos récemment découvert par M. Mariette. Il
présente une nouvelle liste de rois analogue à celles que l'on con-
naissait déjà, mais cette fois admirablement conservée. Le monu-
ment est du temps de Séthi P'' (1200 ans avant Jésus-Christ). Le
nombre des rois prédécesseurs qu'on a jugé à propos de rappeler
est de soixante-seize; la liste débute comme celle de Manéthon,
comme celle du papyrus de Turin, par Menés et Atothis. C'est donc
un îiiinimum de soixante-seize règnes qu'il faut placer avant Sé-
thi, et certes ce minimum est bien inférieur à la réalité. Cette liste
en effet, comme celle des soixante et un rois ancêtres auxquels
Touthmès III (vers 1500) fait des offrandes dans le précieux monu-
ment que possède la Bibliothèque impériale, cette liste, dis-je, est
un choix, non une suite complète. Cela est indubitable, puisque les
monumens des diverses provinces de l'Egypte présentent, en de-
hors de ces listes, beaucoup de souverains qui n'y sont pas men-
tionnés.
Mais je vais beaucoup plus loin. Supposons que Manéthon et
toutes les listes de rois nous manquent au-delà de Fan 3000, que
nous soyons réduits aux monumens encore existans sur le sol : je
dis que nous serions presque forcés d'admettre pour l' Egypte, avant
ce terme reculé, environ 2000 ans d'histoire. Nous avons bien rendu
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 667
compte de tous les monumens de Thèbes; mais, sans parler de quel-
ques-uns de ceux de Tliinis, un colossal ensemble nous reste en-
core à expliquer et à caser : c'est l'ensemble des pyramides et de
Sakkara, l'ensemble de Memphis en un mot. Ces restes prodigieux
qui s'étendent sur la rive gauche du Nil, à partir de Gizeh, seraient-
ils de la période classique des Touthmès et des Ramsès, de la pé-
riode des pasteurs, de la période des Osortasen et des AménemhaV
Une telle hypothèse serait absurde, puisque les monumens dont il
s'agit portent des noms royaux étrangers à ces dynasties, que les-
dites dynasties ont été universelles, et que les dynasties mem-
phites à leur tour, conime en général les premières de Manéthon,
ont régné sur toute l'Egypte. Une des dynasties memphites, par
exemple la quatrième de Manéthon, fut une splendide époque ana-
logue à celle des Osortasen, des Ramsès; c'est le temps de Ghéops,
de Ghéphren, des grandes pyramides. La sixième dynastie, celle
d'Apapus, qui a son siège à Eléphantine, a laissé des monumens à
Éléphantine, à Abydos, à Tanis. Force est donc de créer encore un
« ancien empire, » renfermant les dix premières dynasties de Ma-
néthon, s'étendant approximativement de l'an 5000 à l'an 3000
avant Jésus-Christ, ayant ses centres à ïhinis, à Memphis, à Elé-
phantine, comprenant toute l'Egypte et développant une civilisation
complète au milieu d'une sorte de vide de tout le reste de l'huma-
nité. C'est l'Egypte des pyramides, cette Egypte que nous voyons res-
pirer et vivre avec une vérité sans pareille dans ces tombeaux dits
« tombeaux de l'ancien empire. » Les fouilles de M. Mariette ont
prodigieusement élargi ce qu'on savait de cette époque. Grâce à lui,
nous possédons un nombre énorme de sculptures, d'rnscriptions, de
statues, remontant à ÙOOO ou Zi500 avant Jésus -Christ. Il faut,
pour se bien figurer ceci, avoir vu Sakkara, le pied des pyramides
et le musée de Boulaq. Je n'ai jamais éprouvé d'impression aussi
forte, pas môme dans la Haute-Egypte. Il s'agit d'un monde anté-
rieur de ÛOOO ans à tout ce que nous connaissons, et se décelant lui-
même à des signes d'une évidence absolue. Ailleurs hautement
utiles et fructueuses, les fouilles de M. Mariette ont amené ici des
résultats hors ligne. Suivez-moi pas à pas. Je veux vous faire com-
prendre combien ce point capital du monde renferme de trésors et
de révélations.
Nous abordons au village de Bedreschin, sur la rive gauche du
Nil, à A6 kilomètres environ au sud du Caire. Nous sommes ici pro-
bablement sur l'emplacement d'un des quais de Memphis; mais tout
a disparu. Des murs en briques crues encore assez bien conservées se
voient çà et là; seulement toute la pierre de taille a été enlevée pour
bâtir le Caire. On se croirait à peine sur le site d'une ville antique
668 REVUE DES DEUX MONDES.
sans ce gigantesque colosse d'Aménophis III, maintenant renversé et
couvert d'eau, que nous laissons sur notre gauche. Nous arrivons
au village de Sakkara, au pied de la chaîne libyque, vers le milieu
de cette file de pyramides qui s'étend sans interruption d'Abou-
Roascli au Fayyoun, sur une longueur de vingt-cinq à trente lieues;
il y en a en tout de soixante à soixante-dix. La plus voisine de nous
est à gradins et bâtie de la façon la plus étrange, composée qu'elle
est d'épaulemens successifs se recouvrant comme les enveloppes
d'un noyau. M. Brugsch conjecture avec toute vraisemblance que
c'est la pyramide de Cochomé, laquelle fut bâtie par le quatrième
roi de la première dynastie. Ce serait donc ici le monument le plus
ancien de l'Egypte et du monde; mais c'est là un témoin bien muet
auprès de ceux que nous allons consulter. Négligeons même, à
deux pas de nous, le Sérapéum, cette première et surprenante dé-
couverte de M. Mariette, malgré sa haute importance scientifique.
N'ayons d'attention que pour les tombeaux dont le sable est par-
semé, et dont la plupart ont été trouvés également par notre infa-
tigable ami.
Ces tombeaux offrent la physionoiiiie la plus caractérisée (1). Ce
sont de petits pylônes ou des pyramides tronquées, formant par
leur rapprochement des rues étroites, des impasses, une vraie ville
des morts. La façade est décorée de longues rainures prismatiques
terminées par des feuilles de lotus liées en bouquet par le pédon-
cule ('2). La porte est très étroite et n'est jamais au milieu de la
façade. Elle est surmontée d'un tambour cylindrique présentant
le nom du mort. Le nom de ces monumens, en égyptien , signifie
a maison éternelle. » L'intérieur est fort divers sous le rapport du
nombre et de la distribution des pièces; mais l'idée qui a présidé à
la construction de cette « maison éternelle » est toujours la même.
C'est bien la demeure du mort pour l'éternité. On vient l'y voir
à certains jours. Il est là au milieu des siens, de sa femme, de ses
enfans, de ses domestiques, de ses scribes, de ses chiens, de ses
singes verts, représentés en petite imagerie sur les parois de cha-
que chambre. Le portrait du défunt, en bas-relief, se trouve à la
place d'honneur; d'ordinaire il est répété plusieurs fois. Une grande
stèle donne ses titres et quelquefois sa biographie. S'il y avait dans
la maison un personnage ayant un trait caractéristique, une infir-
mité par exemple, on le représente, pour que les souvenirs du mort
ne soient pas dérangés. Tous les détails de la vie du temps se voient
(1) M. Mariette les a parfaitement décrits dans son catalogue du musée de Boulaq,
dont l'impression s'achève en ce moment (p. 20 et suiv.).
(2) Voyez des spécimens de ces curieux monumens dans Lcpsius, Denkmœler ans
jEgyplen und éthiopien, première partie, pi. 25 et 2G.
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. Q69
à l'entour : cette vie est presque uniquement agricole; elle se passe
dans des fermes ou édifices légers portés sur des colonnettes élé-
gantes. Le nombre des animaux domestiques que possédait le dé-
funt (bœufs, ânes, chiens, singes, antilopes, gazelles, oies, demoi-
selles de jNumidie, canards, cigognes domestiques, tourterelles) est
soigneusement écrit sur le mur (1). A ces détails domestiques se
mêlent tous les souvenirs de la carrière du défunt, de ses voyages,
de son commerce. Jeux, danses, luttes, joutes sur des barques,
chanteurs, danseuses aux cheveux tressés et ornés de plaques d'or,
rien n'y manque. Tout cela est d'un réalisme absolu, d'une jolie
petite sculpture peinte très fine, visant surtout à être expressive;
des légendes hiéroglyphiques expliquent surabondamment ce que
les images auraient d'obscur. Jamais une trace de vie militaire
avant la douzième dynastie, assez peu de religion, aucune trace de
ces chapitres du rituel qui plus tard seront la décoration obligée
de toutes les sépultures. La divinité n'est représentée par aucune
image, ni désignée par aucun nom. Anubis est déjà le gardien de la
« maison éternelle. » Quant à Osiris, le dieu funèbre par excellence,
on ne le voit jamais représenté à cette époque. Ces tombeaux ne
sont nullement des chapelles funéraires consacrées à un dieu. C'est
le mort qui est le maître et en quelque sorte le dieu de céans; tout
est pour lui, tout converge vers lui. D'un autre côté, rien ne res-
semble moins au tombeau de famille, à ces sortes de grandes salles
communes, où venaient se coucher tour à tour les générations^
comme on en trouve chez les Hébreux et les Phéniciens. Le tom-
beau ici est tout individuel; la femme même, sauf quelques excep-
tions, n'y est pas admise avec son mari! Ce sont, en un mot, des
maisons imaginaires que l'âme du mort habite, qu'il hante, où il
trouve ses aises, ses habitudes. Aucune lumière n'y pénétrait quand
la porte était fermée. On n'y entrait qu'à certains anniversaires et
pour renouveler les objets d'oftVande. On partait de cette idée en
effet, que le mort conservait des goûts et des besoins analogues à
ceux qu'il avait eus de son vivant. On lui servait des mets, on met-
tait à sa disposition des ustensiles. Noble et touchante obstination!
ces alimens, ces objets eurent beau chaque fois rester intacts; du-
rant des milliers d'années, on n'eut pas d'yeux pour voir. Aujour-
d'hui encore, malgré l'islamisme, ces pieuses croyances n'ont pas
disparu. Quelque temps après la mort d'une personne regrettée, le
fellah va manger près de son tombeau, y dépose des oignons. D'au-
tres, à l'article de la mort, consentent à révéler leur trésor à la con-
(1) On ne voit, figurer ni chevaux, ni chameaux, ni girafes, ni éléphans, ni moutons,
ni chats, ni poules.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
dition qu'on en laissera une partie pour subvenir à leurs nécessités
dans l'autre vie.
Au premier coup d'oeil, rien absolument, dans les singulières
constructions que nous venons de décrire, ne rappelle un tombeau.
Ce sont des maisons, et c'est ici que l'on comprend la parfaite jus-
tesse de ce passage de Diodore de Sicile : « les Égyptiens appellent
les demeures des vivans des gîtes, parce qu'on y demeure peu de
temps; les tombeaux au contraire, ils les appellent « maisons éter-
nelles, » parce qu'on y est pour toujours. Voilà pourquoi ils ont peu
de souci d'orner leurs maisons, tandis qu'ils ne négligent rien pour
la splendeur de leurs tombeaux (1). » Le cadavre, en ces maisons
mortuaires, est soigneusement dissimulé. Au plus épais de la ma-
çonnerie, à l'endroit qu'on pouvait le moins soupçonner, se trouve
un puits vertical, toujours carré ou rectangulaire, d'environ 25 mè-
tres de profondeur; au fond de ce puits s'ouvre un couloir horizontal
menant à une chambre : là est le sarcophage monolithe, immense
cuve en granit ou en calcaire blanc, dont les pans sont quelquefois
décorés de rainures prismatiques et d'autres ornemens analogues
à ceux de la façade extérieure du tombeau. La préoccupation qui
domine est de mettre le corps à l'abri de toute profanation. On sent
que, dans la croyance générale, une telle profanation est un im-
mense malheur, que le salut éternel du mort est compromis, si le
cadavre est dérangé de son repos, que l'âme, au jour de*la ré-
surrection, aura besoin de trouver le corps intact, principe qui se
trahit du reste si naïvement dans l'usage de la momification. Une
autre particularité non moins importante a été découverte par M. Ma-
riette. Dans l'épaisseur de la maçonnerie, également dissimulés avec
soin, ont été ménagés des réduits complètement obscurs, où se trou-
vent des statues en ronde bosse du mort, statues semblables, au
mode de travail près, à celles qui se voient en bas-reliefs dans les
chambres ouvertes du tombeau. Ces précieux spécimens de la sculp-
ture égyptienne 4000 ans avant Jésus-Christ, tantôt en bois, tan-
tôt en granit, tantôt en calcaire, sont maintenant fort nombreux;
ils forment la principale richesse du musée de Boulaq; à l'époque
où M. Mariette travaillait pour la France, il en envoya plusieurs au
Louvre. Vous connaissez cet admirable petit scribe du musée Char-
les X, et vous savez par conséquent quelle finesse d'exécution, quel
réalisme minutieux, quelle précision ethnographique, si j'ose le
dire, les artistes égyptiens y ont portés. Tout cela est laid, com-
mun, vulgaire, assurément; mais jamais on n'a mieux fait ce qu'on
voulait faire. C'est un prodige sans égal que cette statue de bois du
(I) Diodore de Sicile, I, 51,
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 671
musée de Boulaq, à laquelle les fellahs donnèrent, tout d'une voix,
quand ils la trouvèrent, le nom de sclieickh-el-beled, a le sclieickh
du village. » C'est la statue d'un certain Plitah-sé, gendre du roi.
La statue de sa femme a été trouvée près de lui. L'expression de
contentement naïf répandue sur la figure souriante de ces deux
bonnes gens est chose indicible. On dirait deux Hollandais du temps
de Louis XIV. On ne peut douter, à la vue de ces statues, qu'avant
sa période de royauté despotique et somptueuse l'Egypte n'ait eu
une époque de patriarcale liberté. L'art officiel et pompeux des
Touthmès et des Ramsès ne se fût pas abaissé à des représentations
d'une telle bonhomie, pas plus que les artistes de Versailles ne se
fussent plies à peindre des « magots. » Ces deux étonnans morceaux
sont en effet de la quatrième ou de la cinquième dynastie.
Est-ce là un art primitif, direz-vous, et est-il croyable qu'on ait
débuté par de telles minuties dans la carrière des représentations
figurées? Considérez d'abord, je vous prie, que l'art égyptien, au
temps dont nous parlons, n'en est pas à ses débuts; il est à sa per-
fection. Ce qu'il y a de plus extraordinaire dans cette civilisation
mystérieuse, c'est qu'elle n'a pas d'enfance. On cherche en vain
pour l'art égyptien une période archaïque. Cela s'explique sans
peine pour l'architecture, laquelle arrive d'ordinaire bien plus vite
que les arts plastiques à trouver des moyens suffîsans pour rendre
son idée; mais pour que la sculpture réussisse à se débarrasser de
toute raideur et de toute gaucherie, il faut des siècles : la Grèce,
l'Italie du moyen âge en font foi. Or une statue comme celle de
Chéphren, dont je vous parlerai tout à l'heure, et en général toutes
les statues sépulcrales de l'ancien empire ne sont nullement en
style moyen âge. Elles sont en style définitif. Vu la mesure du gé-
nie de la nation, on ne pouvait faire mieux. L'Egypte, à cet égard
comme à tant d'autres, contredit les lois auxquelles nous ont habi-
tués les races indo-européennes et sémitiques. Elle ne débute pas
par le mythe, l'héroïsme, la barbarie. L'Egypte est une Chine, née
mûre et presque décrépite, ayant toujours eu cet air à la fois en-
fantin et vieillot que révèlent ses monumens et son histoire. La di-
vine jeunesse des Yavanas (1) lui fut toujours inconnue. Qu'elle ait
débuté par le réalisme, par la platitude, cela ne m'étonne pas plus
que de la voir débuter par le bon sens, la bonne économie domes-
tique, le droit sens de dignes fermiers sachant exactement le nom-
bre de leurs oies et de leurs ânes. Nous ne sommes point ici en la
terre d'Homère et de Phidias; nous sommes en la terre de la con-
science claire et rapide, mais bornée et stationnaire. Ce prêtre de
(1^ Nom primitif des Grecs au sein de la famille arienne. Yavanas-lones , les jeunes
(^juvenes).
67*2 REVUE DES DEUX MONDES.
8aïs que vit Solon crut sans doute faire une amère critique de la
Grèce : « Vous êtes desenfans! il n'y a pas de vieillards parmi vous,
vous êtes tous jeunes d'esprit. » Erreur profonde d'un conservateur
étroit, fier de ce qui fait son infériorité. Il est permis de n'être plus
jeune; mais il faut l'avoir été. Ces gardiens inintelligens de lettres
mortes ne voyaient pas ce qui faisait la force et la beauté de la
Grèce, comme beaucoup d'esprits pesans de nos jours croient avoir
tout dit contre la France, lorsqu'ils lui ont appliqué l'épithète de
révolutionnaire.
Les tombeaux que nous venons de décrire, si nombreux dans le
sable de Sakkara et au pied des pyramides, sont tous datés des
six premières dynasties, et ne le seraient-ils pas, ils porteraient
l'indication de leur âge relatif dans leur style et dans l'ordre d'idées
qu'ils expriment. Qu'on les compare à ceux des grottes de Béni-
Hassan (2500 ans avant .lésus-Ghrist). L'idée qui a présidé à la
construction de ces derniers tombeaux est encore en un sens la
même. Le mort est le dieu de sa maison éternelle; cette maison est
une grande chambre, gaie, peuplée, vivante, sans représentations
superstitieuses, sans terreurs. Aux tombeaux de Bibnn-el-Molouk,
près de Thèbes, lesquels sont en moyenne de 1500 avant Jésus-
Christ, tout est changé. Ces deux classes de tombeaux ne se res-
semblent pas plus qu'un tombeau païen ne ressemble à un tombeau
chrétien. Le défunt n'est plus chez lui. Un panthéon nombreux a
envahi la demeure dés morts. Les images d'Osiris et les chapitres
du rituel couvrent les murs. On prête des vertus surnaturelles à ces
images et à ces grandes pages d'interminable catéchisme , puis-
qu'elles étaient destinées à une nuit éternelle et néanmoins gravées
avec autant de soin que si le public avait dû les lire. D'horribles
fictions, les plus folles qu'un cerveau humain en délire ait jamais
conçues, se déroulent sur les parois. Le prêtre l'a emporté; ces
effroyables épreuves que l'âme traverse sont pour lui autant de
bonnes aubaines; il a le pouvoir d'abréger les épreuves de la pau-
vre âme. Quel cauchemar que ce tombeau de Séthi I"! Qu'on est
loin de cette première religion de la mort, résultat d'une croyance
simple et invincible en une survivance, sans rien de sacerdotal,
sans aucune de ces longues séries de noms divins qui devaient
aboutir à la plus sordide superstition. Je le répète, un tombeau de
nos cathédrales gothiques diffère moins de l'un des tombeaux de la
voie Appienne que les tombeaux de Sakkara ne diffèrent de ceux
qui remplissent cette étrange vallée de Biban-el-Molouk.
Et voyez comme tout cela est en parfait accord avec l'esprit qui
a présidé à la construction des pyramides, comme les tombeaux que
nous venons de décrire d'une part, les pyramides de l'autre, procè-
dent bien de la préoccupation de se bâtir à soi-même une demeure
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 673
inaccessible pour l'éternité. La pyramide n'est autre chose que la
« maison éternelle » des rois ou des personnes de la famille royale.
Toutes les particularités en apparence bizarres et parfois encore
inexpliquées de ces dernières constructions n'ont qu'un but, dissi-
muler soigneusement la place du cadavre, créer une chambre in-
trouvable où le corps attende en repos le jour de la résurrection.
De là ces entrées habilement bouchées et qu'on a soin de ne jamais
placer au milieu des faces du monument, de là ces couloirs inté-
rieurs remplis de blocs, ces ruses, ces efforts pour dépister le pro-
fanateur et l'éloigner de la cellule royale, ces échappées en forme
de puits, ménagées afin de faire sortir les ouvriers qui avaient tra-
vaillé au dedans à combler les couloirs. Les précautions étaient si
bien prises, que, pour la grande pyramide, la chambre de Ghéops
n'a été trouvée que sous le kalife Mamoun. Ghéops y a donc re-
posé en paix, selon son désir, plus de cinq mille ans. Tout ici res-
pire en effet la haute antiquité ; tout est simple, fort, naïf, exagéré
quant au choix des moyens, scrupuleux dans l'exécution. Quel
chef-d'œuvre que cette chambre intérieure de la grande pyramide!
Le poli et le jointoiement des blocs de granit rose qui lui servent
de revêtement ne le cèdent en rien aux ouvrages les plus parfaits
de l'antiquité. Malgré l'épouvantable poids que porte cette cham-
bre, elle n'a pas fléchi d'un millimètre ; le fil à plomb n'y accuse
pas la moindre déviation. Pas un ornement; la beauté n'est de-
mandée qu'à la seule perfection de l'exécution. Sincérité absolue;
nul ne devait entrer dans cette chambre ; tout le soin qu'on a pris
de la construction est uniquement par respect pour le mort. Au mi-
lieu de la chambre est le sarcophage en granit, colossal, sans aucun
ornement. La partie conservée du revêtement de la seconde pyra-
mide porte également le cachet d'un art primitif, ne donnant rien à
l'ostentation ni à l'apparence, supposant un sérieux parfait, ne tri-
chant ni avec Dieu ni avec les morts. Comparez cela aux grandes
constructions de Thèbes, plus modernes de .trois mille ans. La dif-
férence se voit au premier coup d'œil. Je ne puis vous dire la dé-
ception que causent ces temples, d'ailleurs si étonnans, de Thèbes
et d'Abydos, quand on en étudie la construction en détail. L'en-
semble est des plus grandioses, mais l'exécution est souvent fort
médiocre; il semble qu'on a surtout en vue de fournir un soutien à
la peinture décorative : matériaux peu choisis, pierres posées en
délit, irrégularité choquante des assises, joints verticaux disposés
sans nulle précaution, tous les signes de la négligence et de la
précipitation s'y font remarquer. On sent une hâte extrême; la per-
sonnalité du souverain, qui a voulu que l'édifice élevé à sa gloire
fût vite fini, perce à chaque instant. Pressé, bâtonné peut-être,
TOME LVI. — 18C5. 4.3
674 REVUE DES DEUX MONDES.
l'architecte a assemblé les pierres comme elles lui venaient de la
carrière, au jour le jour, sans s'occuper de celles qui lui arrive-
raient le lendemain, faisant les lits comme il le pouvait, calculant
si peu d'avance qu'à chaque instant il aboutit à des impasses, d'où
il sort par des moyens désespérés. Ces édifices, dont l'importance
scientifique est de premier ordre, trahissent une époque où l'ar-
chitecture est déjà un art gâté, c'est-à-dire où la perfection de
l'exécution passe pour une chose secondaire, une époque, dis-je,
qui bâtit pour l'effet, bâtit à tout prix, sans trêve ni repos, et qui
par cela même se résigne à bâtir mal. L'architecte croit son but
atteint, si l'édifice tient debout; le scrupule, cette condition de la
perfection dans tous les arts, lui est inconnu; le choix, l'assem-
Ï3lage irréprochable des matériaux lui paraissent des choses insi-
gnifiantes : c'est de la décadence; mais aux pyramides il en est tout
autrement. Grâce à M. Mariette, cet ensemble, depuis si longtemps
connu et admiré, s'est augmenté d'un inappréciable monument, que
je mets pour ma part en tête des résultats dont l'archéologie égyp-
tienne s'est enrichie depuis un demi-siècle.
Vous connaissez par de nombreuses photographies, en particulier
par celles de M. Maxime Du Camp, ce sphinx gigantesque, ou, pour
mieux dire, ce rocher taillé en sphinx dont la tête se dresse si bizar-
rement dans la petite vallée qui est au pied de la grande pyramide.
Qu'était-ce que ce « père de la terreur, » comme l'appellent les
Arabes? Il était évident, avant toute recherche, que ce n'était pas
ici un accessoire, un simple décor d'un autre édifice. Ce sphinx en
effet est isolé; il existe par lui-même et pour lui-même. Une asser-
tion de Pline, qui s'est trouvée n'être qu'une grosse bévue, tendait
à faire croire que dans l'épaisseur du monstre était enseveli un
prétendu roi Armais. Cela était étrange et peu croyable. Quelques
relations modernes néanmoins parlant de chambres trouvées dans
le sphinx, un homme dont le nom est mêlé à presque toutes
les grandes découvertes archéologiques de notre siècle, M. le duc
de Luynes, invita M. Mariette, alors au début de ses travaux en
Egypte, à fouiller à ses frais en cet endroit. Le résultat fut la dé-
couverte, à 20 ou 30 mètres sud-est du sphinx, d'un vaste temple,
absolument différent de ceux que l'on connaît ailleurs. L'édifice
n'est encore déblayé qu'à l'intérieur. Cet intérieur, qui rappelle
beaucoup la chambre de la grande pyramide , est en forme de T.
L'aile principale est divisée en trois travées, l'aile transversale en
deux. Les murs sont revêtus de granit rouge; les architraves, en
albâtre, posent sur des piliers carrés, monolithes en granit rose.
Pas un ornement, pas une sculpture, pas une lettre. Quelle confir-
mation frappante de ce passage du précieux traité « de la déesse de
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 675
Syrie, » attribué faussement à Lucien : « autrefois, chez les Égyp-
tiens, il y avait aussi des temples sans images sculptées! » Et n'é-
taient-ce pas des édifices comme celui dont nous parlons que Stra-
bon avait en vue quand il dit « qu'à Héliopolis et à Memphis, il y
a des édifices d'un ordre barbare, à plusieurs rangées de colonnes,
sans ornemens ni dessin? » Voici un de ces temples primitifs, mo-
nument absolument unique et séparé par un intervalle énorme des
temples de l'époque classique des Aménophis et des Touthmès.
L'extérieur est encore caché par le sable, il est en énormes blocs de
calcaire et rappelle beaucoup par le mode de construction la cha-
pelle qui est en face de la seconde pyramide. Il ne faut pas s'atten-
dre, quand on le dégagera, à le trouver d'une belle conservation;
mais une conjecture ingénieuse de M. Mariette, conjecture vérifiée
par les fouilles déjà faites, permettra de le compléter. L'entrée des
tombeaux de l'ancien empire, en eflet, offre, comme nous l'avons
déjà dit, la figure d'édicules qui ne sont sans doute que des réduc-
tions de façades de temples. Un sarcophage surtout du musée de
Boulaq présente cette décoration d'une façon si juste et si précise,
qu'il est permis provisoirement de le regarder comme fournissant
une image de la façade du grand temple dont nous parlons. Des
fouilles ultérieures trancheront la question; mais il est bien pro-
bable qu'elles révéleront sur les blocs de calcaire de grandes lignes
verticales terminées en feuilles de lotus et relevées par la poly-
chromie.
Je ne crains pas d'exagérer en disant que ce temple ne ressemble
pas plus à ceux de Thèbes et d'Abydos qu'une église catholique
d'Espagne ou de Naples ne ressemble au temple de Jérusalem. Qui
l'a bâti? A qui était-il dédié? 11 est permis de répondre à ces
questions : C'est Ghéphren, le troisième roi de la quatrième dy-
nastie, le successeur de Ghéops, qui l'a fait élever. Gela résulte, en
premier lieu, de divers rapprochemens singuliers existant entre
ledit temple et la pyramide de Ghéphren , en second lieu d'une
circonstance tout à fait décisive. Dans un puits faisant partie du
temple ont été trouvées, entassées et à demi brisées, plusieurs sta-
tues en diorite, toutes semblables entre elles, ou à peu près, toutes
portant le cartouche de Ghéphren. Nul doute que ce ne soient là
les statues du fondateur, lesquelles, dans un moment de révolu-
tion, auront été renversées et précipitées. Ces statues, dont M. Ma-
riette a fait transporter au musée de Boulaq les spécimens les mieux
conservés, sont sûrement les plus anciennes statues datées que l'on
connaisse, car le grand sphinx, qui est encore antérieur, mérite à
peine le nom de statue. Elles sont exécutées avec une rare habi-
leté; ce sont des portraits pleins de vie et d'accent.
A qui le temple était-il dédié? Sans nul doute au sphinx, ou
676 REVUE DES DEUX MONDES.
mieux à la divinité représentée par le sphinx, Eorem-hou ou Ar-
machis. Le temple, il est vrai, ne fait pas face directement au
sphinx; mais le couloir d'entrée s'incline à dessein vers le monstre
colossal. Il est probable qu'une construction déjà existante aura
empêché de mettre le temple en rapport plus direct avec l'image
du dieu auquel il était dédié. Toute cette première naissance de la
chaîne libyque était couverte de temples. Une inscription trouvée
là même par M. Mariette, et maintenant au musée de Boulaq (1),
mentionne les constructions qu'y fit Chéops, les temples qu'il res-
taura, les réparations qu'il fit au grand sphinx. Ce grand Hou ou
sphinx apparaît ainsi comme la plus ancienne idole du monde (2).
Chéops, ^500 ans avant Jésus-Christ, le répare. Cet être étrange a
cent soixante-dix-sept pieds de long; il était autrefois complété par
de la maçonnerie; la stèle du musée de Boulaq dont je parlais tout
à l'heure présente son image telle qu'elle était du temps de Chéops.
Vraiment je m'étonne moi-même quand je me surprends à parler
avec assurance d'une antiquité aussi reculée. Pendant la moitié au
moins de mon voyage, je me sentais retenu par toute sorte de con-
sidérations sceptiques. Le principe de Ileyne : « toute histoire d'an-
cien peuple commence par des mythes, » me revenait sans cesse à
l'esprit. Chaque fois que M. Mariette me parlait avec fermeté du
premier roi Menés, je l'arrêtais. « Toutes les vieilles listes royales,
lui disais-je, débutent par des dieux transformés en rois, selon le
procédé évhémériste de toute l'antiquité. N'est -il pas probable
qu'en votre Egypte, comme partout ailleurs, les premiers rois sont
des dieux, que plus tard on aura pris pour des hommes? Et voyez
en effet votre roi Menés et son successeur Atothis : ils jouent le rôle
de législateurs primitifs, d'anciens sages, d'anciens révélateurs,
comme Manou, Minos, Romulus, Numa, Thésée et autres person-
nages sans réalité ou d'une réalité fort douteuse. » Impossible de
s'arrêter à de tels doutes. Menés n'a rien de mythique. C'est bien
réellement, non certes le plus ancien roi d'Egypte, mais le premier
dont les annalistes égyptiens retrouvèrent le cartouche. Ce cartou-
che en effet se lit encore sur divers monumens; mais aucun de ces
monumens n'est contemporain de Menés lui-même. Quand on dressa
le canon historique des rois (et cela se fit à une époque fort an-
cienne), on le mit en tête, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y eût pas
(1) Cette inscription est toutefois si bizarre qu'on peut garder quelques doutes.
(2) Ce nom de Hou fait naître bien des conjecturas. Je n'ose m'arrôter à l'hypothèse
qui y rattacherait le nom propre du dieu des Israélites, Ihoua, nom si bizarre chez un
peuple où le trait essentiel de la Divinité est de n'avoir pas de nom propre. Il est remar-
quable que l'ancienne Diospolis s'appelle encore aujourd'hui Ilou. On sait que les noms
arabes des villes ou villages de l'Egypte sont presque toujours les anciens noms égyp-
tiens; mais je me garde d'insister.
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 677
eu (le rois avant lui. Il ne faut pas poser de principe absolu en cri-
tique historique. Telle loi qui est vraie dans le sein de la famille
indo-européenne n'est pas vraie dans le sein de la famille sémiti-
que. Ce qui est vrai de la famille indo-européenne et de la famille sé-
mitique peut se trouver totalement faux, si on l'applique à l'Egypte
et à la Chine. Une distinction capitale en tout cas doit être faite
entre les peuples qui ont écrit de très bonne heure, Chinois, Egyp-
tiens, Babyloniens, et les peuples qui ont écrit tard, tels que les
peuples sémitiques et surtout les peuples indo-européens. Chez ces
derniers, le mythe, la légende occupent toutes les avenues de l'his-
toire. Chez les premiers, on entre tout de suite dans le monde po-
sitif. Est-ce à dire que l'histoire égyptienne et l'histoire chinoise
n'aient pas besoin d'être rectifiées par la critique? Elles en ont,
en un sens, plus besoin qu'aucune autre. Ce sont des histoires
officielles, fausses par conséquent : comme tous les Moniteurs du
monde, elles n'offrent qu'une vérité relative; mais de là aux fables
qui composent les origines grecques, romaines, hindoues, ira-
niennes, hébraïques, arabes, il y a l'infini. Certes je ne veux pas
dire que les traditions des peuples indo-européens et celles des
peuples sémitiques soient moins intéressantes que les textes fournis
par l'égyptologie. L'importance du rôle joué par ces deux grandes
races est telle que leurs fables ont en somme plus de prix que l'his-
toire la plus authentique des Égyptiens et des Chinois; mais, s'il
s'agit d'histoire documentaire, l'Egypte et la Chine ont une im-
mense supériorité. Ces peuples, chez lesquels l'écriture est presque
contemporaine de la parole, qui depuis une incalculable antiquité
eurent l'hiéroglyphe comme partie intégrante du langage, nous ont
légué leurs annales avec une suite que n'ont pu égaler les peuples
chez lesquels l'écriture a été une invention tardivement connue.
Notre grand principe a myihis oinnis priscorwn hominum his-
toria procedit est-il d'ailleurs complètement démenti en Egypte?
Expliquons-nous. Le règne de Menés n'est pas pour les annalistes
égyptiens le début de l'histoire d'Egypte. Avant Menés, il y a, selon
eux, le règne des dieux, des demi-dieux, des mânes [Necyes, Be-
faîm, géans). Osiris, Anubis, Typhon, régnent des milliers d'an-
nées. L'évhémérisme, inhérent à toutes les traditions sur les ori-
gines de peuples, trouva sa place en ces supputations imaginaires.
A partir de Mènes au contraire, l'on est en pleine histoire : plus de
surnaturel, plus d'impossibilités. Il n'est nullement invraisemblable
du reste que quelque monument contemporain de ces âges reculés
vienne un jour trancher tous les doutes en nous offrant les noms des
rois de la première dynastie comme ceux de souverains existans et
doués de la plus incontestable réalité.
L'identité étonnante de la religion, de l'écriture, de l'esprit na-
678 REVUE DES DEUX MONDES.
tional, des mœurs, pendant l'énorme dm'ée que nous prêtons à
l'empire égyptien, n'est pas davantage une objection. Cette iden-
tité n'est, sur bien des points, qu'apparente. Sur d'autres, elle tient
à ce que l'Egypte se copia indéfiniment elle-même. Il n'est pas plus
singulier de voir les temples ptolémaïques ou romains d'Edfou,
d'Esneli, d'Ombos, de Denderah, de Philœ, rappeler les vieilles
formes architectoniques des temples de Thèbes, qu'il ne l'est de
voir telle église bâtie de nos jours, Saint-Vincent- de -Paul par
exemple, ressembler aux basiliques constantiniennes. Les sculp-
tures de Denderah rappellent beaucoup celles d'Abydos; or il est
indubitable qu'il y a quinze cents ans de distance de l'un de ces
deux temples à l'autre. Pourquoi de Séthi 1*"' aux premières dynas-
ties le même esprit de conservation n'aurait-il pas produit le même
résultat d'apparente similitude. Les formes extérieures du catholi-
cisme oriental ont peu varié depuis seize cents ans. La royauté
française a eu pendant mille ans des usages, des traditions iden-
tiques. La ressemblance qu'il y a entre les hiéroglyphes de l'ancien
empire et ceux des époques modernes est, au premier coup d'œil,
très surprenante. Elle s'explique cependant. Une écriture consis-
tant en images d'objets réels varie moins qu'une écriture linéaire.
Je comprends que Yaleph phénicien et notre a ne se ressemblent
guère, bien que le second vienne sûrement du premier, car, depuis
l'invention de l'alphabétisme, chaque lettre n'est plus qu'un signe
absolument sans relation avec ce qu'il signifie; mais l'image d'un
ibis, d'un épervier, sera la même à des siècles de distance. Le style
de la gravure changera seul; il y aura des révolutions de glyptique,
non de paléographie. Encore faut-il à cet égard ne rien exagérer.
11 existe des monumens égyptiens d'écriture archaïque renfermant
des caractères qui sont tombés plus tard en désuétude : par exem-
ple le tombeau d'Amten, au musée de Berlin; celui de Tothotep,
découvert par M. Mariette. Il y à d'un autre côté, dans les inscrip-
tions tracées sous les Ptolémées et sous les Romains, des caractères
nouveaux qu'on chercherait en vain dans les inscriptions du temps
des pharaons.
Ne prenons donc pas pour mesure du mouvement chez ces races
étranges l'échelle de progression à laquelle nous ont habitués les
histoires qui nous sont le plus familières. L'Egypte fut de tous les
pays le plus conservateur. Pas un révolutionnaire, pas un réforma-
teur, pas un grand poète, pas un grand artiste, pas un savant, pas
un philosophe, pas même un grand ministre ne s'est rencontré en
son histoire. Si des hommes capables de jouer de tels rôles s'éle-
vèrent en son sein, ils furent étouffés par la routine et la médiocrité
générale. Le roi seul existe, a un nom. Ne dites pas que cela est
arrivé par la faute des annalistes et des biographes, que l'Egypte
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 679
eut peut-être aussi des grands hommes, mais qu'il ne s'est pas
trouvé d'iiistorien pour nous raconter leurs actions et nous retracer
leur caractère. C'est là précisément la plus sévère condamnation
de ce pauvre pays. L'oubli le plus souvent est juste à sa manière.
Une grande civilisation a toujours de grands historiens. « Il y a
eu des braves avant Agamemnon, et pourtant tous, à jamais écra-
sés par la nuit, dormiront sans qu'on les pleure, « car ils n'ont
pas eu de poète sacré (1). » C'est ce poète sacré qui a manqué aux
grands hommes de l'Egypte, et s'il leur a manqué, ce fut leur faute.
Il leur a manqué, car eux-mêmes n'eurent pas cette haute origina-
lité qui transporte un siècle, s'imprime en la mémoire des hommes,
commande le génie à l'artiste, à l'écrivain, s'impose à l'avenir,
triomphe de la mort. Les grands hommes de la Grèce ont eu des
poètes et des historiens immortels, car ils appartenaient à un monde
noble, fier, léger, distingué, aristocratique dans le vrai sens du
mot. Là tout était du même ordre. Miltiade, Thémistocle, Cimon,
Périclès, procédaient du même souffle divin qu'Eschyle, Hérodote,
Thucydide, Phidias. Socrate trouvait Xénophon pour l'écouter,
Platon pour l'idéaliser, Aristophane pour le railler. En Grèce, le
poète et l'historien font le grand homme; mais le grand homme, de
son côté, fait le poète et l'historien. Il n'en est pas de même en
Egypte. Dans cette triste vallée d'éternel esclavage, on dura des
milliers d'années, on cultiva son champ, on fut bon fonctionnaire,
on porta sa pierre sur son dos, on vécut fort bien sans gloire. Un
même niveau de médiocrité intellectuelle et morale pesa sur tous.
Voilà la cause qui a produit ce phénomène de persistance extraor-
dinaire dont les histoires grecques, romaines, germaniques, mo-
dernes, nous laissent à peine concevoir la possibilité.
Et c'est ici que s'offre à nous un rapprochement qui, depuis que
je suis en ce pays, m'obsède et m' apparaît chaque jour plus frap-
pant : je veux parler des rapports entre la civilisation égyptienne
et la civilisation chinoise. L'Egypte et la Chine sont vraiment deux
sœurs en histoire, non en ce sens qu'il faille chercher entre elles
aucune analogie de langue ni de race, mais en ce sens qu'elles ont
suivi des lignes de développement parallèles. De part et d'autre,
l'usage de l'écriture, d'abord idéographique, puis hiéroglyphique,
se perd dans la nuit des temps et se rattache presque aux origines
de la parole. Une conséquence de ce fait capital fut, des deux cô-
tés, une historiographie très riche, remontant, non par des fables,
mais par des récits positifs, à une haute antiquité, — des annales
en un mot infiniment mieux tenues que celles d'aucune autre race.
De part et d'autre encore, nous trouvons une royauté de sages, sans
(1) Curent quia vate sacro. — Horace,
680 REVUE DES DEUX MONDES.
aucun caractère féodal ou militaire, une société gouvernée par une
sorte d'académie des sciences morales et politiques, une nuée de
fonctionnaires, une administration très développée, une notion fort
limitée des droits de l'individu, une idée énormément exagérée des
droits de l'état, un grand bon sens, une certaine douceur de mœurs,
moins de sang répanda que dans toutes les vieilles histoires; avec
cela, nulle science, nulle philosophie, nulle critique, nul progrès, —
règne absolu de la médiocrité. Le principe de telles sociétés en effet
n'était pas l'individu énergique, libre, violent, mais l'état person-
nifié dans le roi. Le roi n'est point ici, comme au moyen âge, le
représentant d'une conquête; il est censé l'homme le plus sage de
son royaume. A ce titre, il s'occupe de tout, règle tout. L'absence
d'esprit militaire enlevait à ce pouvoir tout contre-poids. La vitrine
qui surprend le plus au musée de Boulaq est celle des armes. Elles
sont de la onzième dynastie, trouvées à Thèbes, et toutes en bois!
Grâce à de telles institutions, l'Egypte était florissante, riche, sa-
vamment organisée, quand les ancêtres des peuples indo-européens
et ceux des peuples sémitiques ne formaient qu'un petit nombre
de familles pastorales errant dans les steppes de la Tartarie et vi-
vant à peu près comme les Kirghiz d'aujourd'hui, c'est-à-dire sans
rien de ce que nous appelons civilisation, dans une indépendance
absolue, n'ayant d'autre gouvernement que celui de la famille et de
la tribu, pleins d'une fierté indomptable, animés d'un profond sen-
timent de l'infini. Deux mille cinq cents ans avant Jésus -Christ,
quand les pasteurs représentés dans les grottes de Beni-Hassan
vinrent demander l'hospitalité aux gouverneurs de l'Égyple, ceux-
ci sourirent probablement de la simplicité de ces bonnes gens. Les
Beni-Israël (18 ou 1900 ans avant Jésus-Christ), les Ilyksos, phé-
niciens et arabes, vers le même temps, sont traités de barbares.
Quelques siècles après, pendant que les Touthmès, les Aménophis,
les Séthi, les Bamsès, couvrent leurs pylônes d'images orgueil-
leuses, certes, s'ils avaient pu connaître les pauvres tribus d'origine
hyperboréenne qui chantaient les Védas sur les bords du Haut-In-
dus, la tribu énergique et passionnée qui, bien plus près d'eux,
courait les aventures héroïques à la suite de Barak et de Débora,
ils auraient eu peine à croire qu'à ces misérables poignées de no-
mades appartenait l'avenir. Cela était vrai cependant. Au vii^ siècle,
l'i'^gypte, désorganisée, ne reprend un peu d'ordre que grâce à une
bande de mercenaires grecs jetés par hasard sur ses côtes et enrô-
lés par Psammétique. En 528, il suffit de l'apparition d'une armée
achéménide pour l'abattre; Alexandre et ses successeurs inaugu-
rent définitivement pour elle ce long régime de servitude qui ne
finira plus.
Yoilà la signification de l'Egypte dans le développement de l'im-
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. G81
inanité. Elle forme à elle seule le premier livre de toute philoso-
phie de l'histoire. Sans doute elle ne fut pas, à ces époques recu-
lées, un phénomène aussi unique qu'elle le paraît. La Chine,
Babylone, eurent de très bonne heure de grandes monarchies ad-
ministratives; mais on n'osera parler avec assurance de la cln'ono-
logie chinoise que quand les principes de la critique moderne y
auront été appliqués : il y faudi'ait un sinologue qui fût à la fois un
Wolfet un Mommsen. Ce que nous savons de Babylone et de l'As-
syrie ne remonte pas à beaucoup près aussi haut que ce qu'il nous
est donné de connaître de l'Egypte; l'archéologie et la philologie
assyrienne sont d'ailleurs bien moins avancées que l'égyptologie.
L'Egypte reste donc, dans l'antiquité, comme un grand tronçon
historique isolé, comme une sorte de Nil sans allluens, sans bassin,
sans vallées adjacentes, coulant seul au milieu du désert. Essen-
tiellement orighial, surtout par ce qui lui manqua, ce premier essai
de société constitue une expérience d'un prix sans égal. Ah! quand
aurons-nous aussi une Chine étudiée philosophiquement? Gomment
rMlemagne, qui semble prendre pour elle presque tout le fardeau
du travail de la critique, ne donne-t-elle point cà cette branche ca-
pitale de la philologie une escouade de vaillans travailleurs, comme
elle en fournit à toutes les autres branches du savoir humain?
Ce que nous avons dit de l'état d'isolement où vécut l'Egypte de-
puis Menés jusqu'au triomphe du christianisme signifie-t-il que, du-
rant cet immense espace de temps, elle n'ait rien donné au reste du
monde, ni rien reçu de lui? Nullement. Dans sa longue carrière de
nation, l'Egypte reçut peu, il est vrai, mais donna beaucoup. C'est
le sort de tous les pays profondément pénétrés de l'idée de leur su-
périorité. La base de la civilisation égyptienne, comme celle de la
civilisation chinoise, était l'opinion enracinée que le reste du monde
était barbare, ou, en d'autres termes, qu'on était barbare quand
on n'avait pas les manières et les idées regardées dans le pays
comme celles d'un homme bien élevé. Ces sortes de civilisations
exclusives ne supportent pas d'être touchées. Elles résistent long-
temps; elles croulent dès qu'on veut les réformer. L'Egypte en par-
ticulier se défendit avec une opiniâtreté sans égale. Les Grecs et les
Romains, si forts à s'imposer, les premiers par la séduction de leur
génie, les autres par la puissance de leur gouvernement, ne l'enta-
mèrent pas. Sous les Ptolémées, sous les Romains, l'Egypte garda
son style en architecture et en sculpture. Hors d'Alexandrie, il n'y
eut guère de monumens grecs ou gréco-romains. L'écriture hiéro-
glyphique se conserva jusqu'au m'' siècle de notre ère; du moins le
dernier cartouche d'empereur que l'on connaisse est celui de Dèce.
Mais si l'Egypte fit peu d'emprunts aux civilisations étrangères,
on ne peut nier que ces civilisations, à l'inverse, ne lui doivent des
(582 REVUE DES DEUX MONDES.
élémens considérables. La Phénicie, je l'ai établi par mes recher-
ches, fut, dès la haute antiquité, sous la dépendance de la civili-
sation égyptienne. Les Hébreux, qui ont donné au monde leur re-
ligion, ont beaucoup pris à l'Egypte en fait de matériel religieux.
L'arche est sûrement une chose égyptienne. Presque tous les tem-
ples égyptiens de l'époque classique en présentent l'image gravée
sur leurs pylônes; le temple de Chous, à Thèbes, en possédait une
des plus célèbres, qui fit des voyages lointains. Ces arches porta-
tives sont ombragées, comme celle des Hébreux, par des sphinx
[cheruhs) aux ailes repliées en avant. — Le temple de Salomon
était, quant à ses traits essentiels, un temple égyptien. — Et la
grande idée monothéiste, que le peuple juif a la gloire d'avoir
prêchée et répandue dans le monde entier? Autrefois je la regar-
dais comme l'apanage propre du Sémite nomade. Je n'abandonne
pas cette idée, que je crois fondamentale dans l'étude comparée
des religions, car, en supposant que d'autres peuples aient eu la
même doctrine, ce ne sont pas eux qui l'ont fait triompher; ce
n'est pas leur monothéisme que le monde a adopté, c'est le mono-
théisme sémitique, prêché par des Juifs, des chrétiens ou des mu-
sulmans. Une idée du même genre cependant ne se cachait-elle pas
au fond de ces temples sans images, sans idoles, comme celui que
M. Mariette a découvert près des pyramides ? Je ne sais. — Certes,
l'Egypte n'est pas le pays du rationalisme, il n'y faut chercher rien
d'analogue à la philosophie des Grecs; mais elle eut un puissant
génie religieux. Après la religion juive et le christianisme, la reli-
gion égyptienne, avec son Osiris rédempteur, fut celle qui fit dans
le monde antique, à l'époque romaine, le plus de prosélytes. Elle
n'était plus à cette date qu'un amas de superstitions, un poly-
théisme intéressé, bassement populaire, presque grotesque, une re-
ligion de vœux, de pèlerinages, de guérisons miraculeuses. Que fut-
elle cependant à l'origine? Je comprends très bien le principe delà
religion aryenne, religion toute de poésie, naturalisme profond, tou-
chant, plein d'une haute moralité ; je crois bien comprendre le prin-
cipe de la religion des Sémites nomades, telle que le livre de Job
nous la présente, telle que le musulman de race arabe la pratique
encore de nos jours; je comprends même jusqu'à un certain point ces
cultes bizarres de Babylone et de la Syrie , cultes non sémitiques,
encore moins aryens, répondant à des sensations d'un ordre à
part : l'idée première de la religion égyptienne m'échappe. Peut-
être ici encore l'analogie avec la Chine se retrouverait-elle. Une
hypothèse qui satisferait, après tout, à la plupart des données
qu'on a pu réunir sur le culte primitif de l'Egypte serait d'y voir
une sorte de religion naturelle, s' exprimant en symboles qui très
vite auraient été pris pour des réalités. Cette marche, je le sais.
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 683
ne s'aperçoit pas chez les peuples sémitiques, lesquels ont tou-
jours eu en horreur les symboles sculptés. Chez les Aryens, ce n'est
nullement le déisme qu'il faut placer à l'origine; mais l'esprit hu-
main a des variétés infinies : il n'y a pas deux points de l'espace et
de la durée où il ait agi de la même manière. La Chine a bien dé-
buté par où les autres peuples finissent, par des aphorismes de mo-
ralistes et une pleine indifférence pour toute croyance surnaturelle.
Il ne faut jamais dire à priori qu'une combinaison est impossible
en histoire. C'est vraiment dans le sein de l'humanité que tous les
possibles ont existé ou existeront. Les races plates, comme l'Egypte,
la Chine, bien que fort inférieures aux races idéalistes, les ont de-
vancées en bien des choses et sont parfois arrivées du premier bond
aux résultats qui chez ces dernières ont été le fruit lent de la ma-
turité ou de la décrépitude.
Et la Grèce , cette mère glorieuse de toute vraie civilisation , de
toute science, de tout art, de toute philosophie, de toute éloquence,
de toute vie noble, ne dut-elle pas quelque chose à l'Egypte ? Elle
lui devrait beaucoup, s'il fallait en croire les assertions des Grecs
eux-mêmes; mais, chose étrange, les Grecs sont en pareille ma-
tière ceux qui doivent être le moins écoutés. Les Grecs, comme
toutes les races fines, spirituelles, dégagées de préjugés, admi-
raient beaucoup les civilisations étrangères et volontiers les préfé-
raient à la leur. Pendant que l'Égyptien borné s'imaginait, comme
le mandarin chinois, que le cercle étroit où régnaient ses habitudes
d'éducation était la limite du monde, les Grecs, guidés en ceci par
une vue juste de l'antiquité de la monarchie des bords du Nil, ai-
maient à s'attribuer une origine égyptienne, et trouvaient en cette
origine prétendue un titre de noblesse. Ne voyons-nous pas de
même l'Anglais, à l'esprit lourd, étroit et absolu, n'admirer que
l'Angleterre, ne parler que de l'Angleterre, tandis que le Français,
libre de préjugés, ouvert à toutes les idées, passe sa vie à criti-
quer son pays, à simuler l'anglomanie? Le fait est que, ni dans les
découvertes de la philologie comparée , ni dans les renseignemens
positifs fournis par l'égyptologie, rien n'est venu donner une ombre
de vraisemblance à ces colonies égyptiennes rattachées aux noms
fabuleux d'Inachus, de Cécrops, de Danaûs. C'est à une époque
relativement moderne , à l'époque de la dynastie saïte (665-527
avant Jésus-Christ) (1), que la Grèce commence à faire des emprunts
à l'Egypte. Ces emprunts, à ce qu'il semble, portèrent principale-
ment sur l'art de bâtir. Bien certainement les ancêtres des Grecs,
quand ils arrivèrent sur les bords de la mer Egée, ne construi-
(1) Sais est en effet donnée comme le point de départ de la colonie de Cécrops, et
mise en rapport direct avec Athènes. — Voyez le Timée et ce qu'Hérodote dit des pro-
pylées de Sais.
684 REVUE DES DEUX MONDES.
saient pas de temples. L'idée d'élever une maison aux dieux n'est
nullement aryenne. Le temple aryen, c'est le tcmenos, l'endos en
plein air, le bois sacré (1). Les Sémites nomades pratiquaient aussi
leur culte au milieu de la libre nature, à la face du ciel. L'idée de
loger la Divinité suppose ou une imagerie religieuse déjà fort déve-
loppée, ou un culte fixé et devenu traditionnel depuis des siècles.
Cette idée, nous l^i voyons naître avec une naïveté charmante chez
les Hébreux, quand ils commencent à s'asseoir d'une manière du-
rable, 1000 ans environ avant Jésus-Christ. « Quoi, dit David, je
suis logé dans un palais de cèdre, et Jéhovah n'a qu'une tente! »
De là le temple de Jérusalem. L'idée analogue naquit-elle chez les
Crées spontanément ou par une influence étrangère? Je l'ignore;
mais ce qui me paraît probable, c'est que dans le choix des mo-
dèles ils s'adressèrent à l'Egypte. Plusieurs des données matérielles
du temple grec me semblent avoir été empruntées au temple égyp-
tien. Le naos, de part et d'autre, est la partie génératrice de l'en-
semble. Le pronaos, parfois même le péristyle, sont conçus des
deux côtés de la même manière. La colonne égyptienne et la co-
lonne grecque, avec leur fût diversement calibré, leur chapiteau
aux formes végétales, leur polychromie, partent du même type
organique , en opposition avec la raideur du pilier. Les cariatides
et les Atlas ou ïélamons de la Grèce, de la Sicile, de l'Italie, rap-
pellent les colosses osiriens de l'Egypte; mais ce qui est bien plus
frappant, c'est l'ordre d'architecture égyptienne que Champollion
nomma « protodorique, » et dont le modèle le plus parfait se voit
aux grottes sépulcrales de Béni- Hassan (2500 ans avant Jésus-
Christ.) Le galbe général, la cannelure, le chapiteau, l'architrave,
les mutules, rappellent tout à fait le dorique grec. Certes les Grecs
ne firent pas un emprunt si important à des monumens aussi se-
condaires que ceux de Beni-IIassan; mais l'ordre dont nous par-
lons eut en Egypte une grande extension. Memphis et Saïs étaient
probablement ])âties en ce style. Là peut-être les Grecs en virent
des spécimens et en comprirent la solide beauté. Sous le rapport
du goût, du sentiment de la proportion et de l'harmonie, de la per-
fection exquise de l'exécution, les Grecs gardent une immense su-
périorité; emprunter de la sorte, c'est vraiment créer. Cependant
il est certain qu'en ce qui concerne les règles essentielles de l'archi-
tecture ils furent devancés; à vrai dire, cet art est de telle nature
•que, les principes en étant une fois trouvés, on ne les réinvente
plus.
Il en fut de môme pour l'industrie. J'ai sous les yeux des ob-
(1) Templum est le même mot que temenos, Selon moi, le neinet celtique a la mûme
origine.
LES ANTIQUITÉS EGYPTIENNES. 685
jets d'albâtre datés de la sixième dynastie. Ce sont de petits chefs-
d'œuvre, égalant les meilleurs produits de l'art chinois. Les Grecs
atteindront à peine une telle perfection. Ces grands maîtres de l'i-
déalisme seront des industriels de second ordre. Le génie et l'ha-
bileté de main sont choses si diverses!
Et quand on songe que cette civilisation, vieille au moins de
six mille cinq cents ans, n'a pas d'enfance connue, que cet art, dont
il reste d'innombrables monumens, n'a pas d'époque archaïque,
que l'Egypte de Chéops et de Ghéphren est supérieure en un sens
à tout ce qui a suivi, on est pris de vertige. On se demande si la
race qui a peuplé l'Egypte n'était pas déjà complètement civilisée
quand elle entra dans la vallée du Nil, ou si toutes les lois qui pré-
sident d'ordinaire aux origines ne sont pas ici renversées. A vrai
dire, j'incline à croire que tout cela naquit sans beaucoup de tàton-
nemens. Ce qui est médiocre est ce qu'on trouve tout d'abord. Les
statues de « l'ancien empire » sont infiniment supérieures pour le
savoir-faire à celles de l'art grec primitif, et cependant l'essai le
moins réussi des vieilles écoles grecques a bien plus de valeur aux
yeux de l'artiste que ces chefs-d'œuvre d'habileté pratique. Les
peintures des tombeaux de Sakkara indiquent moins d'inexpé-
rience que celles de Giotto; auprès d'aussi fins ouvriers, ce grand
homme n'était qu'un maladroit. Et pourtant quelle différence d'ave-
nir! D'un côté, le réalisme infécond; de l'autre, l'aspiration invin-
cible vers l'idéal. La Grèce n'a pas reculé parfois devant la re-
présentation des scènes ordinaires de la vie, témoin cette frise
occidentale du Parthénon, où l'on voit les scènes les plus naïves,
un homme passant sa tunique, un cheval chassant les mouches qui
le piquent. Cela ne porte nulle atteinte à la noblesse du style.
Ces Athéniens qui se préparent à la fête, en quelque sorte derrière
la coulisse, ont plus de vraie majesté que le mieux drapé des em-
pereurs romains. L'ensemble de la représentation est conçu d'une
façon si peu réelle qu'à quelques pas de là les dieux et les êtres al-
légoriques s'y mêlent. Pour l'artiste grec, le trait réaliste est des-
tiné à mieux faire ressortir l'idéal. L'artiste égyptien au contraire
se complaît dans les scènes communes représentées d'une façon
commune. Content de son ouvrage, il ne rêve rien de plus; il est
satisfait à la façon des hommes vulgaires que ne tourmente pas la
soif du divin. On ne sent pas en lui ce désespoir de ne pouvoir
mieux faire, cette espèce d'effort pénible qui ne laisse point de re-
pos à l'artiste grec archaïque, à l'artiste italien du xiii'' et du xiv^
siècle. Ces étonnantes statues de Sakkara sont impossibles à amé-
liorer, car le problème de l'art y est mal abordé. Fourvoyé dans
l'impasse du médiocre, cet art, durant des siècles, se répétera indé-
finiment, sculptera des kilomètres de surfaces lisses, couvrira d'ima-
<386 REVUE DES DEUX MONDES.
ges des fûts de colonnes innombrables, et cela sans progrès, sans
luttes d'écoles, sans arriver au parfait. Et pourquoi y arriver? Le
roi, le prêtre, de qui vient la commande, ne font pas la distinction
de ce qui est passable ou exquis. Une grande partie de ces ouvrages
ne sera jamais sérieusement regardée (1). Rien ici d'analogue à ce
merveilleux public grec, à cette agora d'Athènes où l'artiste trou-
vait ce qu'il lui faut pour l'encourager et le guider, l'admiration
des uns, la' raillerie des autres, l'émulation de ses rivaux, la rage
de bien faire, un peuple possédé tout entier de la sainte fièvre du
beau. Oui, la Grèce a inventé l'art comme elle a inventé la science.
On sculptait, on bâtissait, on faisait de la géométrie pratique qua-
tre mille ans avant elle. Seule néanmoins, elle a eu un Phidias,
un Archimède; seule, elle mérite d'être appelée la terre des no-
bles origines. Une exception doit être faite pour la religion. Notre
religion vient de Jérusalem, non d'Athènes. Pour tout le reste, la
Grèce a tracé le contour vrai de l'esprit humain, contour suscep-
tible d'être indéfiniment élargi, mais parfait en ses proportions. —
Notre médecine, notre physique, notre astronomie sont supérieures
à la médecine, à la physique, à l'astronomie des Grecs; mais elles
n'en sont que la continuation. — Notre art n'est qu'une tentative,
d'avance condamnée à l'infériorité, pour renouveler en un monde
laid et bourgeois ce que la Grèce fit un jour, sous l'influence d'un
rayon de grâce divine, en un monde jeune, noble et beau. — Quant
à la philosophie, elle est à la fois science et art. En tant que science,
nous l'avons fort développée ; mais l'art exquis de jouer de la lyre
sur les fibres les plus intimes de l'âme, de poser sans les résoudre
les problèmes de l'ordre transcendant, — la philosophie, dis- je,
entendue comme la musique sacrée des âmes pensantes, quel chef-
d'œuvre produira-t-elle jamais comparable aux dialogues qu'ont
entendus les jardins de l'Académie et les bords de l'Ilissus?
Revenons à l'antiquité égyptienne. Elle est en d'excellentes
mains. M. Mariette vraiment a fondé et dirigé la plus grande entre-
prise scientifique de notre siècle. Il la dirige avec un jugement sûr
et une fermeté inflexible. Pas une concession faite à la frivolité des
gens du monde, à la sottise du public, à cette vaine recherche des
objets de musée qui fait dégénérer la science en un chétif amuse-
ment. Jamais on ne fut plus loin de l'archéologie de bric-à-brac,
des petites manies du curieux. M. Mariette emploie des mois, oc-
cupe des centaines d'ouvriers pour trouver une stèle dont les savans
seuls peuvent comprendre l'importance. A peine se détourne-t-il
pour recueillir ces objets d'apparat dont le badaud s'émerveille. Il
(1) On a découvert à Denderah et ailleurs des hypogées dont l'entrée était complète-
ment dissimulée, où personne par conséquent ne devait ni ne pouvait enti-er. Ges hypo-
gées sont sculptées avec le même soin que les parties exposées aux regards.
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 687
s'est imposé surtout pour loi absolue de ne jamais enrichir son mu-
sée aux dépens des monumens. Tandis que la collection égyptienne
de Berlin par exemple a été formée en portant la scie et la hache
dans de précieux monumens qui n'offrent plus, depuis le passage
de M. Lepsius, que l'aspect de la destruction, l'inappréciable musée
du Caire n'a pas amené la démolition d'un seul édicule. On s'est
borné à prendre les objets détachés, et qu'on ne pouvait songer à
laisser sur place. Il faut louer hautement le gouvernement égyptien
de la droiture d'esprit dont il a fait preuve en tout cela. Non-seu-
lement Saïd-Pacha et son successeur Ismaïl-Pacha ont compris
qu'en un pays comme l'Egypte le service des antiquités doit comp-
ter au nombre des premiers services publics, mais, avec une intel-
ligence dont peu de gouvernemens européens se seraient montrés
capables, ils n'ont pas cherché une seule fois à faire dévier M. Ma-
riette de sa grande ligne sérieuse pour lui demander de ces choses
voyantes ou puériles qui captivent l'admiration des gens peu éclai-
rés. Les gouvernemens qui veulent bien patroner la science ne font
rien, si en même temps ils ne la laissent libre de suivre ses direc-
tions, ne lui demandant autre chose que la grande et solide gloire
qu'elle sait conférer.
Les difficultés contre lesquelles M. Mariette a dû lutter pour ar-
river à ces résultats sont inouies. Depuis plus d'un demi-siècle, les
antiquités égyptiennes étaient au pillage. Ce qui a été détruit en ce
laps de temps est incalculable. Les pourvoyeurs de musées ont
couru le pays en vrais vandales; pour obtenir un lambeau de tête,
un fragment d'inscription, on a réduit en morceaux de précieux
monumens. Presque tous revêtus d'un titre consulaire, ces avides
destructeurs ont traité l'Egypte comme leur propriété. Plus d'une
fois M. Mariette s'est vu arrêté dans ses fouilles par des gens qui
sont venus alléguer des privilèges ou des droits prétendus sur les
objets à découvrir en tel ou tel endroit. Cependant le pire ennemi des
antiquités égyptiennes, c'a encore été le vojageur anglais ou amé-
ricain, systématiquement protégé dans tous ses méfaits par son
consul. Les noms de ces idiots iront à la postérité, car ils ont pris
soin de les écrire eux-mêmes, sur les monumens célèbres , en tra-
vers des dessins les plus délicats. C'est ainsi que les peintures
inappréciables des grottes de Beni-Hassan ont presque disparu. Les
plus beaux tombeaux de Biban-el-Molouk sont odieusement lacérés.
Un endroit inappréciable des sculptures de Deir-el-Bahari (àThèbes)
fut volé quelques jours après que M. Mariette venait de le rendre
au jour. On a proclamé le sage principe que les antiquités sont la
propriété du gouvernement, des surveillances consciencieuses sont
établies; mais que faire contre un brutal étranger qui arrive se
688 REVUE DES DEUX MONDES.
moquant de toute loi, ne tient aucun compte du gardien, brûle la
porte du monument, s'il y en a une, casse tout à son aise, et, si
le gardien ose le toucher, se plaint à son consul , qui fait bâton-
ner le pauvre homme? Les capitulations sont ainsi faites que de tels
abus ne peuvent guère être réprimés.
Les destructions cependant se sont bien ralenties depuis quel-
ques années. Ce qui le prouve, c'est que les gens du pays qui vi-,
valent en servant la sotte curiosité des voyageurs se sont rabattus
sur la fabrication des fausses antiquités. Nous avons vu un de ces
établissemens, et nous étiojis tentés de l'encourager. Ces objets
apocryphes en effet, suffisans pour satisfaire le touriste, ne sont
pas de nature à induire en erreur la science sérieuse. La vente des
morceaux authentiques s'est presque arrêtée; mais, hélas! je vois
poindre pour cette antiquité, venue jusqu'à nous par miracle, des
dangers mille fois plus terribles. Les prodigieux monuniens de la
Haute-Egypte disparaîtront à leur tour, et peut-être le jour de leur
destruction n'est pas bien éloigné.
Ce qui en effet a valu à la Haute-Egypte une situation privilégiée
pour la conservation des monumens de l'antiquité, c'est l'état de
mort et d'isolement où elle fut placée depuis son adjonction aux
grands empires romain, byzantin, musulman, turc. Cette longue
bande verte, parfois de quelques mètres de largeur, s'étendant au
bord du Nil, jouit, grâce à la protection des grands empires, d'une
paix absolue. Toute la vie se concentra dans la Basse-Egypte.
Alexandrie dévora Sais, les immenses constructions du Caire furent
fatales à Memphis, à Héliopolis; au-delà, tout mouvement dispa-
rut. Les croisades, qui firent en Syrie une si grande destruction
des monumens anciens, ne pénétrèrent pas en Egypte; on n'y
bâtit pas de ces forteresses colossales qui ont été le tombeau de
l'antiquité, il ne s'y éleva pas de grandes villes. Or on ne déplace
et on ne débite de grands matériaux antiques que pour s'en ser-
vir. Les révolutions, les guerres, les sièges, l'action du climat,
auxquels on a coutume d'attribuer la démolition des monumens,
y contribuent assez peu. Le climat compte à peine. Combiné avec
la mauvaise qualité de la pierre, il peut bien émousser les in-
scriptions, détruire la délicatesse des ornemens; mais il faut des
circonstances bien particulières pour qu'il mine une grande con-
struction. La guerre n'atteint non plus que la surface. Désunir les
blocs d'un édifice, jeter à bas les pierres du sommet, n'est pas le
détruire au point de vue de l'antiquaire. Un architecte, par une
étude de quelques heures, a bientôt réparé le tort causé par le plus
farouche conquérant. Détruire un édifice pour l'archéologie, c'est
en faire disparaître les matériaux. Or des pierres de plusieurs mè-
LES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES. 689
très de long se font respecter. Jamais il ne s'est trouvé d'année
conquérante qui, au lendemain de la victoire, se soit donné de gaîté
de cœur le plaisir de charrier ou de dépecer de tels blocs. Il en faut
dire autant des révolutions. Les révolutions ont rarement le temps
de détruire les édifices; on a durant ces mois de fièvre bien autre
chose à faire. Les destructions qu'on met sur le compte de la révo-
lution française en particulier ont eu lieu sous l'empire, ou même
sous la restauration, quand l'industrie et la prospérité publique
commencèrent à renaître.
Une seule cause, à vrai dire, détruit les monumens anciens :
c'est le mouvement qui, après la ruine d'une civilisation, développe
sur le même sol une autre civilisation exigeant de nouvelles con-
structions. Les pays où l'antiquité s'est le mieux conservée, par
exemple le Hauran, la Pérée, Palmyre, la région de Lambèse en
Algérie, sont les pays occupés par des tribus qui vivent sous la
tente, en d'autres termes ceux où, depuis la ruine de la civilisation
antique, on n'a point bâti. Ce qui a fait disparaître tant de belles
églises romanes ou gothiques, c'est l'usine qui, dans les premières
années de ce siècle, s'est établie dans le voisinage. Ce qui, à
l'heure présente, fait abattre dans les villes de province tant de
beaux remparts antiques, c'est le conseil municipal, qui veut ce
qu'on appelle dans le jargon moderne « un boulevard. » En ce qui
concerne l'Egypte, l'activité extraordinaire qui s'y est développée
depuis Méhémet-Ali a plus détruit de monumens en un quart de
siècle que les Perses, les Grecs, les Romains, les chrétiens, les mu-
sulmans réunis. Les sucreries, les usines à vapeur, les palais ont
dévoré plus de dix temples. Un ingénieur conseilla la destruction
de la grande pyramide à Méhémet-Ali! Gela est triste à dire; mais
cette gigantesque construction, le miracle de la force humaine eR
ce monde, est plus sérieusement menacée qu'elle ne l'a jamais été.
Qu'un moment l'Europe savante cesse de peser de son autorité mo-
rale pour la garde de tels trésors, et cette masse de belles pierres
taillées sera exploitée comme une carrière pour la construction de
digues, de ponts, de barrages! L'œuvre de Ghéops court aujourd'hui
les plus grands dangers qu'elle ait traversés depuis six mille ans.
Pour moi, j'estime au nombre de mes grandes jouissances d'avoir
contemplé ce monde étrange, peu attrayant, si l'on veut, mais sai-
sissant au plus haut degré, et d'avoir eu pour guide, en ce voyage
chez les plus vieux d'entre les morts, celui qui a ouvert l'accès de
leurs tombeaux.
Ernest Renan.
TOME LVi. — 1865. 44
LA
VILLE DE TRÊVES
SON HISTOIRE ET SES MONUMENS
A quelques lieues de notre frontière du nord-ouest, à trois heures
à peine de Metz , se trouve une antique cité qui a gardé un nom
longtemps célèbre dans l'histoire, celui de Trnnris, aujourd'hui
Trêves. Elle est en dehors de ces routes que les touristes aiment à
suivre avec la machinale docilité de l'étincelle qui court le long du
fil électrique. Pour gagner Trêves par le chemin de fer, quand on
remonte le Rhin ou qu'on le descend, il faut faire un long détour par
Aix-la-Chapelle, Liège et Luxembourg, ou par Neun-Kirchen et
Sarrebruck, et on sait ce que c'est qu'un détour multiplié par la
lenteur allemande. Sur dix personnes qui visitent la vallée du Rhin,
il n'y en a souvent pas une qui se détourne pour voir Trêves;
parmi les rares voyageurs qui, pour se souvenir du vieux cenom de
Trêves et pour avoir vaguement entendu parler de ses ruines ro-
maines et des beautés pittoresques de la Moselle, se décident à
quitter les routes tracées, plus d'un peut-être revient désappointé.
C'est que Trêves n'est plus aujourd'hui que le chef-lieu d'un dé-
partement prussien et de la seizième division militaire, une petite
ville de province où trois régimens tiennent garnison. On ne trouve
pas ici le mouvement et le bruit de Cologne, de Goblentz ou même
de Bonn; pas d'industrie, pas même d'université; des rues mornes
comme celles de l'une de ces villes qui n'ont plus de raison d'être
et qui ne durent que par la force de l'habitude. Pas de théâtre qui
mérite ce nom; il n'y aurait, pour entretenir une troupe, ni un petit
souverain mélomane comme à Carlsruhe, ni une nombreuse et riche
LA VILLE DE TREVES. 691
société bourgeoise comme à Cologne. Les officiers, qui tiennent ici
le haut du pavé, passent leur temps à dresser des conscrits sur les
places et les promenades désertes et à étudier, à comparer l'un à
l'autre les divers crus de la Moselle, en rêvant de Cologne ou de
Berlin.
11 y a pourtant mieux à faire à Trêves. Pour peu d'abord que l'on
sache goûter les paysages aimables et tempérés, on trouvera les
environs de Trêves disposés à souhait pour le plaisir des yeux, soit
que l'on rentre en France par le bassin de la Sarre, soit que l'on
descende vers Goblentz en s' abandonnant au cours de la Moselle.
La vallée de la Moselle est toujours aussi fraîche, aussi verte, aussi
variée d'aspect que du temps où ses beautés naturelles avaient le
pouvoir d'inspirer au froid versificateur Ausone quelques vers vrai-
ment poétiques et charmans; mais ce qui intéressera surtout qui-
conque ne voyage pas uniquement pour s'étourdir de mouvement
et de bruit, ce sont les imposans édifices qu'a conservés jusqu'à nos
jours cette ancienne capitale de la Gaule belgique, cette cité qui fut
de fait, pendant un siècle environ, la capitale de l'empire d'Occi-
dent. Dans ces grandes ruines du passé qui se dressent au-dessus
des maisons de la ville moderne, dans ces débris de toute espèce
que chaque année un hasard heureux ou des fouilles intelligentes
font sortir du sol, il y a de quoi intéresser, de quoi retenir pendant
plusieurs jours l'historien qui sait que toute l'histoire n'est pas dans
les livres. Ici comme à Athènes, comme à Rome, on ressent quel-
que chose qu'il est plus facile d'éprouver que de décrire. Quand
nous nous trouvons en présence de ces lieux historiques auxquels
tant de siècles n'ont point réussi à enlever leur physionomie, et que
nous contemplons ces images, ces symboles, ces édifices qui sont
autant de pensées humaines réalisées, il nous semble qu'un charme
magique opère en nous; notre intelligence se replace d'elle-même
dans la disposition où étaient habituellement les hommes dont
l'effort a imprimé ces formes durables à la matière; des milliers
d'années ne nous séparent plus d'eux; au lieu de nous borner à
comprendre par le raisonnement quel était leur mode d'existence
et l'attitude naturelle de leur génie, nous le devinons par une sorte
d:'intuition et comme par une pénétrante sympathie. Il y a un sin-
gulier plaisir à s'échapper ainsi à soi-même, à franchir ainsi les
limites de sa courte vie et de son être borné. C'est un rêve que le
réveil suit trop vite, mais dont il n'efface pas la vive impression;
on a cru un instant sentir passer en soi l'âme des races ensevelies
et des peuples qui ont vécu.
692 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Ante Romam Treviris stetit annis mille trecentis.
Perstet, et aeterna pace fruatur! Amen!
Ce distique barbare, dont l'auteur inconnu traite avec tant de
sans-façon les règles de la quantité latine, se lit, inscrit en grandes
lettres noires, sur la façade de la Maison-Rouge y élégant, irrégu-
lier et bizarre édifice, construit au xv'" siècle, qui passe pour avoir
été autrefois l'hôtel de ville; c'est là que se trouve installée aujour-
d'hui la meilleure auberge de Trêves. Ainsi la première chose qui
frappe ici les yeux de l'étranger, c'est cette naïve forfanterie du
patriotisme local. A en croire l'interprète anonyme de la croyance
populaire. Trêves serait plus vieille que Rome de treize siècles ! On
ajoute même que la fondation de Trêves serait due à un certain Tre-
beta, fils de Ninus et de Sémiramis. Metz, sa voisine sur la Mo-
selle, est plus modeste : elle se contente de remonter à la guerre
de Troie et de se donner pour premier auteur un compagnon d'Enée;
il lui suffit de se dire contemporaine de Rome. Quelque fantastique
que puisse paraître toute cette chronologie, les traditions relatives
à l'ancienneté de Trêves jouissaient au moyen âge d'un grand cré-
dit dans toute la vallée du Rhin; ce qui le prouve, c'est que nous
les voyons acceptées par ceux-là mêmes dont la vanité aurait eu in-
térêt à les contester. On lit sur la tour de la grosse horloge de So-
leure, en Suisse, ces deux vers qui ne valent guère mieux que ceux
de Trêves :
In Celtis nihil est Soloduro antiquius, unis
Exceptis Treviris, quorum ego dicta soror.
Ce qui est certain, c'est que les Trévires appartenaient à la bran-
che kymrique de la race gauloise; sous un nom qui s'est conservé,
avec une légère altération, jusqu'à nos jours (Trêves en français,
Trier en allemand), la tribu kymrique qui s'était établie sur la Basse-
Moselle jouissait déjà d'une grande réputation de richesse et de puis-
sance au moment où Jules César attaqua la Gaule chevelue. « Ce peu-
ple, dit Jules César en parlant des Trévires, est de beaucoup le
plus fort en cavalerie de toute la Gaule ; il met aussi sous les armes
une nombreuse infanterie, et son territoire va jusqu'au Rhin. » Les
Trévires formaient comme l' avant-garde de la famille celtique, au
nord-est de la Gaule belgique, sur la rive gauche de ce grand fleuve
souverain que la nature semble avoir destiné à servir de frontière
entre les empires ; leurs habitudes militaires et leur ardeur belli-
queuse s'entretenaient dans une lutte incessante contre les Ger-
LA VILLE DE TREVES. 693
mains, qui 'commençaient dès lors à peser sur la Gaule et à lancer
leurs chevaux dans les flots du Rhin. La nécessité de repousser
ces perpétuelles attaques occupait toute l'attention des Trévires ; le
vainqueur des Helvètes et des bandes suèves d'Arioviste leur appa-
rut d'abord comme un allié, comme un libérateur; en 57 avant
notre ère, ils laissèrent écraser par les légions, sans intervenir dans
la lutte, les autres Belges leurs frères, Bellovaques, Suessons, INer-
viens, Ambiens, Atrébates, Ménapiens, Éburons. Au bout de quel-
que temps, ils s'aperçurent que le protecteur devenait un maître,
et, malgré toutes les précautions prises par César, ils s'associèrent
au soulèvement qui éclata pendant l'hiver de l'an bh. Un de leurs
chefs, Indutiomar, qui avait des premiers signalé le danger et con-
seillé la résistance, tomba glorieusement, les armes à la main, après
avoir manqué détruire le corps d'armée de Labiénus. Son nom mé-
rite d'être inscrit sur la liste des martyrs de l'indépendance gau-
loise, à côté de ceux d'Ambiorix, de Camulogène, de Gorrée, de Luc-
ter et de Vercingétorix.
Distraits par de nouvelles attaques des Germains, les Trévires ne
s'étaient que faiblement associés à l'héroïque et suprême effort que
fit échouer la chute d'Alise. Labiénus n'eut pas de peine, pendant
la dernière année de la guerre, à obtenir leur soumission définitive.
Quand Auguste s'occupa d'organiser la Gaule transalpine, que Cé-
sar avait quittée aussitôt après l'avoir conquise, et de régler l'état
des différens peuples qui l'habitaient, les Trévires furent rangés
parmi les peuples libres {civitates liberœ), c'est-à-dire qu'ils ob-
tinrent de garder leurs usages et leurs lois et de se gouverner eux-
mêmes , sous la condition de payer un tribut et de fournir un corps
d'auxiliaires. Leur capitale, dont il est fait alors mention pour la
première fois dans l'histoire, prit le nom d'Augusta Trevirorum.
Les Trévires avaient heureusement choisi l'emplacement de leur
cité principale, de leur ville du milieu^ comme on disait chez les
Gaulois. Elle s'était élevée à peu près au centre de leur territoire,
à égale distance environ du Rhin, frontière de la Germanie, et de
Bivodiirwn, aujourd'hui Metz, capitale des Médiomatrikes. Elle
était assise sur la rive droite de la Moselle, un peu au-dessous de
l'endroit où la Sarre, en y versant ses eaux, la rend plus aisément
navigable en toute saison. Autour du point où durent se grouper
les premières habitations, tandis que les collines de la rive gauche
serrent de près le cours du fleuve, celles de la rive droite s'écar-
tent de la berge et décrivent un vaste cercle; la ville naissante de-
vait donc être libre de se répandre dans la plaine aussi loin qu'elle
le voudrait et de s'entourer de spacieux faubourgs. De fertiles terres
d'alluvion, propres à la culture de toutes les céréales, forment
694 REVUE DES DEUX MONDES.
le fond de la vallée de la Moselle et de celles de ses afiluens , par-
tout où elles présentent quelque largeur; les pentes des coteaux
sont merveilleusement propres à la culture de la vigne, qui com-
mençait à s'introduire dans la Gaule belgique vers le temps de la
conquête. La forêt, qui s'étendait d'un côté jusqu'au Rhin , de
l'autre jusqu'à la Meuse, était pleine de gibier de toute sorte, et on
y chassait sans doute encore l'élan et l'aurochs, ces géans de notre
jfaune, que le défrichement et l'adoucissement du climat ont re-
poussés depuis vers les extrémités septentrionales de l'Europe.
Sous les chênaies de l'Ardenne erraient des porcs sans nombre,
croisés avec les sangliers et presque aussi sauvages qu'eux; la chair
du porc occupait une place importante dans l'alimentation des peu-
ples gaulois. Sur le lit de gravier où court la claire et rapide Mo-
selle, le poisson abondait, et on peut lire dans Ausone le nom des
espèces variées que nourrissait autrefois la féconde rivière. Le sau-
mon ne se rencontre que par accident aujourd'hui dans les eaux
de Trêves et de Metz : les barrages et les roues des usines l'ont
effrayé, les bateaux à vapeur l'ont mis en fuite; mais alors il re-
montait la rivière jusqu'au pied des Vosges. La Sarre et la Moselle
avaient de vastes et fraîches prairies où tout gros bétail pouvait
prospérer; c'était là aussi que grandissaient et que venaient se re-
faire, entre deux campagnes, parmi les hautes herbes du printemps
et les plantureux regains de l'automne, les chevaux des Trévires,
de ces hardis cavaliers, heureux rivaux des cavaliers suèves. Enfin
ce qui permettait de jouir avec plus de sécurité de tous ces avan-
tages, c'est que vingt ou vingt-cinq heures de marche à travers un
pays montagneux et boisé séparaient, en ligne directe, la capitale
des Trévires du Rhin, limite de la Germanie. Si l'ennemi prétendait
remonter la vallée de la Mosel-le et en suivre les longs détours, la
distance était encore bien plus grande. Trêves n'était donc pas ex-
posée à être enlevée ou tout au moins inquiétée par un coup de
main, à voir un jour, en se réveillant, les pillards suèves dans la
plaine et l'incendie dans ses faubourgs.
Trêves s'agrandit et se développa rapidement sous la domination
romaine. Capitale de la Gaule belgique, une des trois nouvelles
provinces établies par Auguste, elle servait de résidence au gouver-
neur [legatiis Angusti pro prœtore) que nommait l'empereur. Les
Trévires fournissaient aux armées qui gardaient la frontière du
Rhin des corps de cavalerie [alœ), que l'on trouve mentionnés sur
les inscriptions comme dans les récits des historiens, et qui se dis-
tinguèrent souvent dans la guerre de Germanie. Avant le règne
même de Claude, des nobles trévires, s'étant signalés par le con-
cours qu'ils prêtaient à l'administration romaine ou par de bril-
LA VILLE DE TREVES. 695
lans exploits à la tête de leur contingent, obtinrent une faveur qui
n'était que fort rarement accordée aux habitans de la Gaule cheve-
lue : ils reçurent le titre de citoyens romains.
Au moment où Jules César attaqua l'indépendance celtique, une
partie de l'aristocratie gauloise avait déjà commencé à se laisser ga-
gner par le goût du bien-être et l'amour du luxe. On voit par les
Commentaires que, dans beaucoup de cités, tandis que le peuple
voulait résister à outrance et se déclarait prêt à tous les sacrifices,
la haute classe, après les premiers échecs, apportait des entraves à
la défense, recherchait la faveur du proconsul, et se résignait sans
trop d'effort à l'assujettissement, déguisé sous le nom d'alliance et
d'amitié. Après la conquête, comme on pouvait s'y attendre, cette
disposition devint plus marquée, et ce changement plus sensible.
Les officiers civils et militaires envoyés par l'empereur, les négo-
cians italiens qui marchaient toujours sur les traces des armées ro-
maines, donnaient aux riches gaulois l'idée et l'exemple d'un nou-
veau genre de vie et de jouissances qui leur avaient été inconnues
jusqu'alors. La politique, les affaires, la curiosité, avaient poussé
beaucoup des principaux personnages de la Gaule transalpine à
faire le voyage de la Province, comme on appelait d'un seul mot la
Narbonnaise, déjà toute latinisée; d'autres avaient été jusqu'à Rome
et avaient contemplé de près, non sans admiration, les splendeurs
de cette cité superbe, où s'élevaient alors, par l'ordre d'Auguste et
sous sa direction, tant de somptueux édifices. Les Gaulois, partout
où ils s'étaient trouvés en présence d'une civilisation supérieure, ou
du moins d'une société plus riche et plus raffmée, mieux pourvue
d'arts variés et plus savante en plaisirs, s'étaient toujours laissé fa-
cilement séduire par ce spectacle, et s'étaient montrés imitateurs
empressés et habiles des talens et des vices de leurs voisins; tout ce
qui charmait les sens, tout ce qui flattait les yeux, tout ce qui di-
vertissait l'esprit, les avait bien vite tentés et conquis. 11 en fut ici
comme dans la Gaule méridionale et comme dans la Gaule asiatique:
la fusion se fit avec une singulière rapidité. Tous ceux qui avaient
quelque fortune voulurent, pour l'augmenter, entrer en relation
avec les nouveau-venus, et, pour en mieux jouir, se mettre à leur
école et s'initier à leurs arts. Il y eut donc redoublement d'activité
et surexcitation de toutes les forces. La hache fit de grandes trouées
dans les bois, la culture s'étendit et se perfectionna. Les chaussées
que les ingénieurs romains conduisaient à travers marécages et fo-
rêts, les ponts qu'ils jetaient sur les rivières, permirent d'amener
plus facilement à la ville les produits des vergers et des champs
Sollicitée par le commerce, l'industrie prit naissance. Les débou-
chés ne manquaient pas aux producteurs. Sous Auguste et Tibère,
696 REVUE DES DEUX MONDES.
Rome travaillait à s'emparer de la rive droite du Rhin pour que
ses sujets et ses colons pussent habiter en sûreté la rive gauche.
Sur cette étroite et longue bande de terrain dont on fit la double
province de Germanie se trouvaient groupés, en moyenne, près de
cinquante mille légionnaires et à peu près autant de soldats auxi-
liaires. Ajoutez que partout se construisaient alors des châteaux forts
sur les bords du Rhin et dans les vallées qui viennent y aboutir; des
villes se bâtissaient, où affluait une population mêlée des élémens
les plus divers. C'étaient, comme nous dirions aujourd'hui, des
fonctionnaires romains, avec leur suite souvent nombreuse; c'é-
taient des vétérans, fils de l'Italie ou soldats des cohortes auxiliaires
recrutées sur tous les points de l'empire, qui avaient épousé des
femmes gauloises ou germaines, et qui, leur congé obtenu, res-
taient dans la contrée où étaient nés leurs enfans; c'étaient de pe-
tits marchands, accoutumés à suivre les armées et à spéculer sur
les besoins, les goûts et les vices du légionnaire; c'étaient enfin des
hommes du pays, gens de métier, sûrs de trouver du travail là où
tout était à créer, propriétaires et chefs indigènes séduits par les
douceurs de la vie citadine. 11 y avait donc là tout un peuple, toute
une société nouvelle à pourvoir et à nourrir. Bientôt reliée au centre
de la Gaule par une grande voie dont on retrouve encore mainte-
nant les traces en plusieurs endroits, et qui allait aboutir à la riche
capitale des Rèmes, Burocortorum, aujourd'hui Reims, Trêves était
admirablement placée pour servir d'entrepôt. On ne peut donc dou-
ter, quoique les détails nous manquent, que Y oppidum celtique des
Trévires n'ait bientôt vu s'élever, au milieu de ses anciennes mai-
sons aux parois faites de claies revêtues de terre battue, aux toits
couverts de chaume ou de paille hachée et pétrie avec de l'argile,
des demeures plus vastes et plus commodes, ornées de ces pein-
tures murales, de ces stucs, de ces meubles d'une sévère élégance,
que l'on admire à Pompéi. La génération des compagnons d'armes
de Vercingétorix n'avait pas encore disparu que déjà la plupart des
nobles gaulois se piquaient de parler la langue et de copier les ma-
nières de leurs vainqueurs. C'était en partie désir inné d'apprendre,
de briller et de jouir, goût instinctif du luxe et de l'éclat, en partie
calcul d'ambition et envie d'attirer sur soi les yeux et la faveur de
l'empereur et de ses délégués. On sait la politique qu'Auguste avait
inaugurée en Gaule, et que suivirent ses successeurs immédiats : ce
qu'ils tentèrent, ce qu'ils voulurent avec persévérance et succès,
c'était détruire les anciennes associations, effacer les vieux noms et
les vieux souvenirs, dépayser les Gaulois, si l'on peut ainsi parler,
ôter à la Gaule la conscience et la mémoire. On comprend que le
gouvernement romain ne dut pas être avare de ses encouragemens-
LA VILLE DE TREVES. 697
et de ses récompenses pour ceux des Gaulois qui l'aidaient dans
son entreprise, qui se faisaient ses instrumens et ses complices.
11. y avait pourtant quelques âmes plus fières qui résistaient en-
core à la tentation, et qui se raidissaient contre l'exemple; tout en
ne laissant rien paraître de leurs sentimens, elles conservaient en
secret le culte et le regret de l'ancienne liberté, et n'avaient point
perdu toute espérance de la voir renaître un jour dans la Gaule af-
franchie par leur courage. Nulle part ces pensées et ces dispositions
n'étaient mieux justifiées que chez les Trévires : ils avaient assez
peu souffert dans la grande lutte dont le principal effort avait porté
sur les peuples de la Gaule centrale; depuis l'établissement delà
domination romaine, pendant que la paix dont jouissait la Gaule
l'es aidait à fermer leurs blessures et à réparer leurs foi ces, les Tré-
vires avaient envoyé l'élite de leur jeunesse s'exercer à l'école des
légions, dans les rudes campagnes de Germanie, et leurs chefs se
former au commandement sous des capitaines comme Drusus, Ti-
bère et Germanicus. Les Trévires étaient alors. Tacite le dit expres-
sément, la population la plus belliqueuse de la Gaule ; ils ne se fai-
saient pas faute de mépriser la mollesse des autres Gaulois, qui
avaient bien vite perdu l'habitude et le goût des armes; ils allaient
même, pour mieux faire sentir la différence, jusqu'à vouloir se don-
ner pour les frères de ces Germains qu'ils étaient accoutumés à
combattre. Nerviens et Trévires se vantaient d'avoir dans les veines
plus de sang teutonique que de sang celtique. Quoi qu'il en soit de
cette prétention, qui ne paraît point justifiée, c'est du pays des
Trévires que partirent les dernières protestations armées contre la
domination romaine. En l'an 21 de notre ère, un noble Trévire,
Julius Florus, l'un des personnages principaux de sa cité, conspira
avec l'Éduen Julius Sacrovir, lui aussi un des chefs de sa nation,
pour délivrer la Gaule des Romains. 11 était déjà trop tard; trop
de liens d'habitude et d'intérêt rattachaient la Gaule à l'Italie;
l'influence romaine avait déjà trop profondément pénétré. Un fait
curieux, qui prouve avec quelle promptitude s'était opérée cette
transformation, c'est que, dès l'époque de Tibère, en Gaule aussi
bien qu'en Galatie, tous les noms gaulois ont disparu, au moins
dans la haute classe. Ces chefs mêmes, qui s'apprêtent à braver la
puissance romaine au nom de la vieille patrie celtique, n'ont plus
que des noms latins, Julius Florus, Julius Sacrovir, noms qui rap-
pellent l'un et l'autre le conquérant dont la main puissante avait
terrassé, une fois pour toutes, l'héroïque nation. C'était là comme
un signe de vasselage, comme un secret aveu de sujétion sans es-
poir et de subordination enfin acceptée. Florus et Sacrovir eurent
beau choisir avec assez d'à-propos, pour donner le signal de la ré-
698 REVUE DES DEUX MONDES.
Yolte , le moment où la mort de Germanicus semblait avoir affaibli
et désarmé l'empire; ils eurent beau nouer des intelligences jusque
dans les cités de l'Aquitaine et les soulever un instant, envoyer
partout des agens dévoués qui rappelaient aux Gaulois la gloire de
leurs pères et leur représentaient la lourdeur des impôts et les
durs caprices des gouverneurs : dès qu'elle osa montrer la tête,
la rébellion fut écrasée chez les Trévires comme chez les Éduens.
C'était dans les clairières de la vaste et sombre forêt d'Ardenne
[ar-duîrm, la profonde) que Florus avait commencé à réunir ses
partisans; mais il n'avait réussi à séduire qu'un bien petit nombre
de ces cavaliers trévires , accoutumés à servir auprès des légions,
qui auraient pu rendre peut-être la lutte un instant sérieuse. Les
troupes ou plutôt les bandes qu'il mit sur pied n'étaient composées
que d'un ramassis de gens sans aveu et de quelques cliens dévoués,
suivant l'ancienne coutume gauloise, à la fortune de leur patron;
aussi ne tinrent- elles pas un instant devant des détachemens de
l'armée de Germanie , envoyés en toute hâte sur les lieux par les
commandans romains. Florus se cacha pendant quelques semaines
au plus épais des bois. Il y a encore au nord du département de la
Moselle et dans le Luxembourg d'obscures forêts dans lesquelles le
proscrit ou la bête fauve peut dérober longtemps sa trace au soldat
ou au chasseur; il y a d'impénétrables fourrés d'épine noire où hé-
sitent à s'engager, pour atteindre le sanglier, les chiens les plus
ardens, les veneurs les plus passionnés. C'était bien pis alors, quand
il n'y avait guère à travers ces broussailles d'autres passages que
les étroits sentiers frayés et foulés par le gibier. La haine sut pour-
tant découvrir la retraite du fugitif; un autre chef trévire, ennemi
personnel de Julius Florus, se mit à la tête des cavaliers envoyés
à sa poursuite , et guida leurs pas à travers les halliers et les clai-
rières. Se sentant serré de près , le malheureux Florus se donna la
mort de ses propres mains. Presque au même moment, Sacrovir
finissait de même à Autun ; il n'avait pas opposé plus de résistance
aux légions, et son entreprise aventureuse n'avait pas un instant
paru offrir plus de chances de succès.
Malgré ce triste dénoûment, les projets de Julius Florus et de son
associé ne périrent point avec eux; ils furent repris, cinquante ans
plus tard, par d'autres Trévires, Classions et Julius Tutor. C'était
pendant que durait l'ébranlement profond causé dans tout l'empire
par la chute de Néron. Tandis que d'éphémères césars se disputaient
le monde et s'arrachaient l'Italie, tandis que les armées romaines,
jalouses et ennemies l'une de l'autre, ne songeaient qu'à faire cha-
cune son empereur qui lui donnât part aux fruits de la victoire,
ceux des peuples sujets qui avaient conservé quelque énergie et
LA. VILLE DE TREVES.
quelque fierté, durent naturellement songer à mettre à profit ces
temps d'anarchie. L'énorme édifice de la domination romaine ne
craquait-il point de toutes parts? ne semblait-il pas à la veille de
se disjoindre et de s'écrouler tout entier? Ce Capitole, vers lequel
étaient tournés les yeux de toutes les nations et auquel la cité reine
aimait elle-même à rattacher ses destinées, ne venait-il pas de s'a-
bîmer dans les flammes? Les druides surtout faisaient valoir ces
présages et échauffaient les imaginations. Quoique leur nombre fût
déjà très diminué et leur autorité très affaiblie, ils avaient survécu
aux édits et à la persécution de Claude ; au milieu de l'agitation et
du trouble qui se répandaient alors dans la Gaule, à peu près aban-
donnée à elle-même, on les voyait reparaître, ranimant des souve-
nirs mal éteints, annonçant dans un langage mystique et coloré que
les temps étaient accomplis, qu'une nouvelle période allait s'ouvrir
pour le genre humain, que le ciel s'apprêtait à transférer la supré-
matie aux peuples transalpins et à leur donner le sceptre du monde.
Les Trévires étaient restés fidèles à l'empire sous Galigula, sous
Claude, sous Néron même. Galigula était né et avait grandi au mi-
lieu d'eux, auprès de sa mère Agrippine, qui passait fhiver à Trêves
quand son glorieux époux ne lui permettait pas de partager ses fa-
tigues et ses dangers. Claude était le frère de ce Germanicus dont
la mémoire était restée chère à toute la Gaule et aux Germains
même qu'il avait domptés ; quelque chose du même prestige cou-
vrait encore, malgré tous ses crimes, Néron, le petit-fils du héros.
Lorsque C. Julius Vindex avait soulevé contre Néron la Narbon-
naise, la Lyonnaise et l'Aquitaine, les Belges s'étaient joints aux
légions du Rhin pour marcher contre lui et l'écraser. Galba, quoi-
que bientôt reconnu par toute la Gaule, avait sévi contre tous ceux
qui avaient combattu Vindex. Ainsi, pendant qu'il dépouillait les
Lingons d'une partie de leur territoire, il ôtait aux Trévires leur
liberté pour les réduire au rang de sujets provinciaux; de là dans
toute la Belgique un profond mécontentement. Yitellius, proclamé
par l'armée de Germanie, avait été aussitôt accueilli et soutenu par
toute la Gaule septentrionale; mais Yitellius emmena en Italie l'é-
lite des troupes qui défendaient les abords du Rhin. 11 avait à peine
franchi les Alpes que, sur la frontière de la Belgique et des deux
Germanies, l'une et l'autre dégarnies et presque abandonnées, écla-
tait l'insurrection dos Bataves. Elle était provoquée et dirigée par
Civilis, barbare d'un hardi génie, qui savait assez l'histoire de cette
Rome qu'il haïssait pour s'annoncer comme l'émule des Annibal
et des Sertorius. Les Trévires commencèrent par essayer de cou-
vrir l'empire : ils construisirent à travers leur territoire un vaste
retranchement destiné à protéger leur capitale et à arrêter la mar-
700 REVUE DES DEUX MONDES.
che des Germains , ils parurent disposés à combattre à côté de ce
qui restait de ces vaillantes armées du Rhin, leurs vieilles compa-
gnes de fatigue et de gloire; mais les troupes romaines, mal com-
mandées, trahies ou se croyant trahies par leurs chefs, se firent
vaincre et reculèrent, tandis que Civilis, par les égards qu'il témoi-
gnait, par les promesses qu'il faisait aux soldats et aux officiers
gaulois tombés entre ses mains, ébranlait les esprits des Belges et
les poussait à la révolte. Cependant Vitellius avait succombé devant
les généraux de Vespasien, que les légions, malgré leurs comman-
dans. secrètement gagnés, s'obstinaient à ne point vouloir recon-
naître. L'incertitude et le trouble étaient partout, aussi bien chez les
défenseurs officiels de l'empire que chez ces sujets à qui Rome ne
semblait plus capable d'accorder une protection efficace contre les
barbares du nord, contre un Arioviste, contre un Arminius nouveaux.
C'est alors qu'un chef trévire prit une audacieuse initiative, qui
pouvait changer tout le cours des événemens. Classicus, c'est le
seul nom que lui donnent les historiens latins, était à la tête de la
cavalerie trévire. «C'était, dit Tacite, par sa naissance et sa ri-
chesse, le premier personnage de sa nation; il descendait des an-
ciens rois du pays, et sa maison avait fait grande figure dans la
paix et dans la guerre; il aimait à se vanter que, dans sa famille,
on avait toujours été plutôt ennemi qu'arai des Romains. » Était-it
issu de cet Indutiomar qui avait lutté contre le conquérant des
Gaules? Comptait- il aussi Julius Florus parmi ses ancêtres? C'est
ce que nous ignorons. Toujours est-il qu'aidé par un autre officier
trévire, Julius Tutor, à qui Vitellius avait récemment confié la garde
du Rhin, il décida les Trévires à la révolte; Julius Sabinus entraî-
nait en même temps les Lingons. La Gaule belgique, déjà remuée
par les prédications et les prophéties des druides, fut bientôt tout
entière en armes. Depuis Claude, les habitans de la Gaule chevelue
pouvaient recevoir le titre de citoyens romains; Vitellius, emmenant
pour conquérir l'Italie l'élite de ses troupes, avait comblé les vides
que son départ laissait dans les légions de Germanie en y versant
beaucoup de ces nouveaux citoyens. Un grand nombre de ces re-
crues étaient peu disposées à tourner leurs armes contre leurs
frères et à mourir pour l'honneur militaire de Rome. La désertion
se mit dans leurs rangs; les légions laissèrent des émissaires de
Classicus donner la mort au chef qui essayait de les retenir dans le
devoir, et, se sentant serrées entre les Germains et les Belges,
entre Civilis et Classicus, elles perdirent la tête, elles se rendirent
sans condition, et prêtèrent serment à Yeyyipire des Gaules^ devant
Classicus, assis sur son tribunal au milieu du camp, en costume de
général romain. L'armée de la Germanie supérieure, cernée aussi-
LA VILLE DE TREVES. 701
tôt après par Tutor, auprès de Mayence, prit, malgré ses officiers,
qui furent mis à mort, les mêmes engagemeus. Un autre corps, qui
se défendait depuis longtemps contre Civilis, dans le Vieux-Camp
(Santen, dans le pays de Clèves^, eut beau accepter les mêmes
conditions: il fut, au mépris de la capitulation, massacré tout entier
par les Bataves et les Germains.
Le serment imposé aux troupes romaines indique jusqu'où allaient
en ce moment les espérances des chefs insurgés. Maîtres, par l'al-
liance de Civilis, de tout le cours du Rhin et de la Gaule septentrio-
nale, Classicus, Sabinus et Tutor ne se contentaient plus de penser
à s'affranchir; ils voulaient substituer l'empire gaulois à l'empire
romain, ils songeaient à franchir les Alpes et parlaient de recom-
mencer l'expédition des Senons leurs aïeux, d'aller brûler une se-
conde fois cette Rome que ne sauverait plus son Capitole, au-
jourd'hui réduit en cendres par le bras des Romains eux-mêmes,
acharnés à leur propre perte. Les Gaulois , comme après eux les
Français, se sont toujours montrés aisément eni\Tés d'un premier
succès et prompts à croire fait ce qu'Us désirent. C'était aussi un
événement inoui jusqu'alors que cette défection de deux années
romaines, consentant, presque sans combat, à incliner leurs aigles
devant un Trévire , et engageant leur foi à cette Gaule qui avait
coutume de trembler au bruit de leurs pas. On sent encore, à l'in-
dignation contenue avec laquelle Tacite raconte toutes ces péri-
péties, à celle qu'il laisse éclater dans les paroles qu'U prête à
Vocula, combien l'orgueil romain dut souffrir d'un pareil affront,
Rome, dès que l'ordre se rétablirait sous l' habile et ferme Vespa-
sien. chercherait sans doute à venger cette injure; mais ce prince
n'était pas encore arrivé en Italie, et la Gaule avait tout le temps
nécessaire pour se concerter et organiser la résistance, au besoin
même pour prendre l'offensive. Ce qui la perdit, ce furent, sous
Yespasien comme sous Jules César, ses dissions intestines. L'em-
pire des Gaules aurait été plus grand que ne l'est aujourd'hui l'em-
pire français, il aurait eu cette rive gauche du Rhin que nous avons
su conquérir et que nous n'avons pas su garder: mais beaucoup de
siècles devaient encore s'écouler, plus d'une invasion passer sur
notre sol et bien du sang l'abreuver, de nombreuses générations
et beaucoup de grands hommes s'user à la tâche, avant que se fon-
dât l'unité française, avant que fussent réunies dans un seul e:
même effort toutes les populations qui habitent le pays compris
entre les Alpes et les Pyrénées, la Méditerranée et la Manche,
l'Océan et le Rhin.
Les armées romaines n'avaient pas franchi les Alpes , que déjà
la guerre civile avait éclaté en Gaule. Julius Sabhius, avec ses
702 REYUE DES DEUX MONDES.
Lingons, avait attaqué les Séquanes, restés fidèles à l'alliance ro-
maine, et s'était fait battre. Pour mettre fm à ces luttes fratricides,
les Rêmes convoquèrent dans leur capitale, Durocortorum, une as-
semblée de tous les délégués de la Gaule. L'heure était solennelle.
La Gaule paraissait livrée à elle-même et maîtresse de son propre
sort. Les Gaulois avaient été jusqu'à la conquête romaine les enfans
terribles de l'ancien monde; ils s'étaient joués en toute sorte de
hardis caprices et d'aventureuses expéditions; ils avaient touché à
tout et brisé tout ce qu'ils touchaient; ils avaient eu, en toute en-
treprise , et que n'avaient-ils pas tenté? des débuts brillans,
foudroyans, pour arriver bientôt à de subits échecs, à des chutes
rapides et profondes. Il s'agissait de savoir si, après avoir détruit,
ils sauraient fonder, après avoir conquis, administrer, après avoir
secoué le joug romain, dérober à Rome cet art de commander qui
lui avait donné l'empire du monde.
Dans ce grave débat, les Rêmes, ces cliens obstinés de Rome,
qui avaient commencé à douter et à désespérer de la liberté cel-
tique avant même qu'elle fût sérieusement menacée , se firent les
défenseurs de l'ordre établi, les avocats du repentir et de la fidélité
soumise; ils traitèrent l'empire gaulois de vain fantôme : c'était,
dirent-ils, entre la tutelle bienfaisante de Rome et la domination
tyrannique des avides et cruels Germains que la Gaule avait à
choisir. Les Trévires, qui s'étaient mis, dès le premier jour, à la
tête du mouvement, firent au contraire appel aux vieux souvenirs
d'indépendance, au patriotisme, à l'ambition nationale. L'assemblée
parut un moment se laisser entraîner par ces exhortations et séduire
par ces brillantes perspectives; mais lorsqu'il fut question de poser
les bases de Y empire gaulois , toutes les anciennes rivalités écla-
tèrent. Avant même d'avoir commencé d'être, le nouveau royaume
était déjà scindé en provinces rivales, voué à une profonde et lamen-
table anarchie. Avec leur ordinaire mobilité, ces vifs esprits aper-
çurent toutes les difficultés , tous les dangers auxquels on les pous-
sait : « le dégoût de l'avenir, dit Tacite, fit aimer le présent. » II
serait trop long de raconter en détail la débâcle qui suivit, com-
ment, à l'approche des troupes de Vespasien, les légions qui avaient
trahi Rome retournèrent à leurs anciens drapeaux, comment les
Trévires, les Lingons et les Nerviens, qui avaient seuls persisté
dans la révolte, se firent battre les uns après les autres, sans avoir
su concerter leurs efforts, ni donner à Civilis le temps d'arriver à
leur aide. Glassicus et Tutor, ces derniers et malheureux champions
de l'indépendance gauloise, allèrent, avec cent treize sénateurs
îrévirois compromis dans la révolte, vieillir et mourir loin de leur
patrie, parmi les Germains d'outre-Rhin.
LA VILLE DE TREVES. 70S
L'issue de la révolte et de la guerre faillit être fatale à cette or-
gueilleuse Trêves qui se croyait déjà devenue la capitale d'un grand
royaume. Trêves se réveilla de ce beau songe aux furieuses cla-
meurs des légions de Géréalis , qui demandaient à grands cris
l'ordre de piller et d'incendier la cité rebelle, la patrie de Glassicus
et de Tutor, la prétendue Rome gauloise. Il fallut, pour contenir
les soldats, toute la prudence et la vigueur de Géréalis ; ce digne
lieutenant de l'habile et sage Vespasien se refusa énergiquement à
marquer en Gaule, par de sanglantes vengeances, les débuts du
nouveau règne. Les événemens de la dernière guerre n'avaient- ils
pas montré combien la Gaule était déjà plus profondément romaine
qu'elle ne le savait elle-même, par quels forts et secrets liens
d'habitudes et d'intérêts elle était déjà rattachée à l'Italie, tandis
qu'elle sentait dans les Germains, ces alliés d'un moment qu'elle
n'avait point acceptés sans hésitation et sans effroi, d'héréditaires
et impatiens ennemis, de farouches conquérans que Rome seule
était capable d'arrêter sur la rive du fleuve et de rejeter dans leurs
marécages et leurs forêts?
A partir de ce moment, pendant près de deux siècles, l'histoire
ne nous apprend plus rien de la Gaule, surtout de la Gaule belgi-
que. L'effort de la pression barbare, sous les Antonins, se porta
plutôt sur la frontière du Danube et des Alpes que sur celle du Rhin.
Gardées par des tribus germaines établies dans les limites de l'em-
pire, les deux Germanies couvraient, comme d'une forte barrière»
la Lyonnaise et la Belgique, qui, pendant toute cette période, n'eu-
rent même pas à craindre une fois pour leur sécurité. Aucune pro-
vince de l'empire, pas même l'Italie, n'était alors plus riche et plus
prospère que la Gaule; nulle ne profita mieux du gouvernement de
ces bons et grands princes dont, maintenant même, après tant de
siècles écoulés, on ne peut prononcer le nom sans quelque respect.
Nous ne voyons pas qu'Hadrien, qui décora de tant de beaux édi-
fices les villes de la Gaule narbonnaise, ait rien fait pour Trêves et
pour les autres cités de la Gaule belgique ; mais un fait attesté par
un écrivain du iv^ siècle montre quelle situation Trêves occupait
dans l'empire vers la fin du m''. En 275, quand le sénat romain,
sur l'invitation des soldats, fatigués de faire et de défaire les empe-
reurs, eut désigné pour ce haut rang le sénateur Tacite, cet illustre
corps fut saisi d'un accès de joie et de vanité un peu puérile; sem-
blant craindre de ne pas conserver longtemps un privilège qu'il
était tout étonné d'avoir recouvré comme par enchantement, il se
hâta d'annoncer aux principales villes de l'empire la marque de dé-
férence que venaient de lui donner les légions et de leur notifier
l'élection de Tacite. Ces lettres furent adressées aux sénats de Car-
704 REVUE DES DEUX MONDES.
thage, d'Ântioche, d'Aquilée, de Milan, d'Alexandrie, de Thessalo-
nique et d'Athènes, ainsi qu'à celui de Trêves. Voici la lettre en-
voyée à Trêves : « L'auguste sénat de Rome à la curie de Trêves.
— Comme vous êtes libres et que vous l'avez toujours été, vous
vous réjouirez, croyons-nous, de ce qui vient de se passer. Le droit
de choisir le prince a été rendu au sénat, et tous les appels ressor-
îiront désormais du préfet de la ville. »
On le voit, Trêves est la seule ville de la Celtique à qui le sénat
de Rome fasse le même honneur qu'aux plus célèbres cités de l'an-
cien monde, Athènes, Corinthe, Alexandrie, Carthage. C'est que,
pendant le cours du iii^ siècle, Trêves s'était trouvée, à plusieurs
reprises, la résidence des empereurs, et de fait, sinon par une offi-
cielle proclamation, la capitale de l'empire. La confédération des
Francs apparaît dans l'histoire vers 250; elle réunit, sous une fiêre
et menaçante dénomination (les hardis, les indomptables), ces
Istewungs, ces Germains occidentaux avec lesquels l'empire était
en contact depuis trois siècles. A la formation de cette ligue corres-
pond une recrudescence d'attaques sur la frontière rhénane. Les
empereurs sont obligés d'accourir et de séjourner tout près de ces
marches orientales sans cesse envahies et ravagées. Gallien réside à
Trêves et y déploie un faste oriental, en même temps que son lieu-
tenant Posthumus, grand capitaine à qui les légions gauloises défé-
rèrent bientôt après l'empire, combat sur le Rhin. Posthumus, pen-
dant ce règne ou plutôt pendant cette bataille de neuf ans qui lui
valut le titre de restaurateur de la Gaule, restitiUor Galliœ, dut pren-
dre parfois ses quartiers d'hiver à Trêves; une voie militaire reliait
Trêves à Cologne [Colonia Agrippina) par Coblentz [Confluentes),
tandis que deux autres la mettaient en communication avec Mayence
[Moguntianim). C'est à Trêves, bientôt après, que l'on battait
monnaie à l'effigie de Victoria, u la mère des camps, » cette femme
d'une haute intelligence et d'un génie héroïque qui fit successive-
ment quatre empereurs, son fils, son petit-fils. Marins, l'ouvrier
armurier, et Tetricus, gouverneur d'Aquitaine. On comprend pour-
quoi, après la mort d'Aurélien et l'élection de Tacite, le sénat de
Rome témoigna tant d'égards au sénat de Trêves. Cette cité apparais-
sait déjà comme une de ces capitales secondaires qui, dans les deux
derniers siècles de l'empire, se partageraient les empereurs et rem-
placeraient Rome, trop entêtée de son passé, trop éloignée aussi
des frontières menacées.
La lettre du sénat romain n'arriva d'ailleurs probablement pas à
son adresse : au moment où partait le message, la curie de Trêves
était dispersée, égorgée ou captive; un déluge de barbares, Ger-
mains et Slaves, inondait la Gaule, où soixante cités tombaient au
LA VILLE DE TREVES. 705
pouvoir de l'ennemi. On manque de détails sur cette invasion,
comme sur les opérations de l'empereur Probus. On sait seulement
que, partout vainqueur, ce nouveau Trajan balaya devant lui tous
les envahisseurs, détruisit, disait un des bulletins qu'il envoya au
sénat, quatre cent mille ennemis, et repeupla aux dépens des vain-
cus les provinces qu'ils avaient ravagées. Les deux Germanies, la
Toxandrie (Zélande), même le pays des Nerviens et des Trévires,
reçurent, comme colons ou Icles, un très grand nombre de captifs
germains.
Les grands propriétaires gaulois employèrent sans doute beau-
coup de ces colons à revêtir de vignes ces coteaux de la Moselle qui
rappelaient à Ausone, un siècle plus tard, les coteaux de la Ga-
ronne. Domitien, craignant que le raisin ne fît tort au blé, avait
défendu de planter, en Italie et dans la Narbofinaise, de nouvelles
vignes, et ordonné d'arracher celles que l'on avait commencé à
cultiver dans la Gaule chevelue. Les guerres civiles, qui séparèrent
plusieurs fois la Gaule de l'Italie pendant un temps plus ou moins
long, avaient déjà dû suspendre momentanément l'effet de ces res-
trictions et peut-être les faire tomber en désuétude; ce n'est pour-
tant qu'au iii'^ siècle, avec Probus, qui faisait planter des vignes
par ses légions, que cette culture paraît avoir gagné du terrain.
Des Vosges au Rhin, les collines qui bordent la Moselle se couvri-
rent de vignes qui gardent encore aujourd'hui une réputation
qu'elles eurent bientôt conquise dans la Gaule septentrionale (1).
La nouvelle division de l'empire, établie par Dioclétien, fut fa-
vorable à la grandeur et aux intérêts de Trêves. La Belgique était,
il est vrai, partagée en deux ; mais Trêves, chef-lieu de la pre-
mière Belgique , était en même temps la résidence du vicaire pré-
(1) Est-ce à cette époque que remonte le dicton qu'aiment à citer les anciens chroni-
queurs trévirois : vinum mosellanum est omni tempore sanum? Un des historiens les
plus anciens de Trêves, le docte et excellent évoque Hontheim, développe cet éloge en
des termes qui font plus d'honneur à son patriotisme qu'à son austérité. « Personne
n'ignore, dit-il, l'abondance, la bonté, la salubrité, la force du vin de Moselle; il y a
plaisir à s'en griser, sans que ni le cœur ni la tête en souffrent, sans que l'on ait à
craindre de fatigue pour le lendemain. » Ce qui prouve quelle quantité de viii produisit
bientôt la vallée de la Moselle, et quel commerce en fit Trêves, c'est l'explication que
donne une vieille tradition populaire de l'existence d'un aqueduc ruiné qui semble
avoir suivi, à quelques écarts près, la grande voie de Trêves à Cologne. Les savans qui
en ont étudié les débris croient qu'il y avait là deux aqueducs, partant d'un réservoir
commun placé quelque part sur la ligne de faîte, réservoir où se seraient réunies les
eaux du massif de l'Eifel, et qui les aurait versées en partie vers Cologne, en partie
vers Trêves; mais, dans les villages que traversent les restes de ces conduits, on attri-
bue à cet ouvrage une autre destination : les gens de Trêves, raconte-t-on , avaient
construit ce canal pour faire passer plus facilement et plus abondamment du vin à
leurs amis de Cologne.
TOME LVI. — 18G5. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
fectoral chargé d'administrer le diocèse des Gaules. Il y eut mieux :
un des césars, Constance Chlore, y établit sa cour, et il fut imité
plus tard par son fils Constantin , tant que celui-ci resta en Occi-
dent; Maximien y avait déjà séjourné avant Constance Chlore.
Trêves était devenue alors la cité la plus populeuse de la Gaule, sa
vraie capitale. Constantin y éleva de somptueux édifices, que le
rhéteur Eumène a célébrés en termes magnifiques et dont il sub-
siste des restes importans, un cirque, une basilique, un forum, un
prétoire. A peine les arènes de Trêves étaient-elles construites, que
le sang y coulait à flots ; soixante mille prisonniers francs , disent
les historiens, y furent exposés par Constantin à la dent des bêtes
ou forcés de s'égorger les uns les autres. A l'une des extrémités de
l'amphithéâtre, on distingue parfaitement encore aujourd'hui le
haut et spacieux canal voûté, bâti en gros blocs soigneusement ap-
pareillés, qui déversait dans un petit ruisseau, affluent de la Mo-
selle, les eaux troubles et rougies qui sortaient de cet abattoir,
alors qu'au lendemain de. pareilles boucheries on lavait les dalles
sanglantes, et que l'on préparait l'arène pour des fêtes nouvelles,
pour de nouveaux massacres.
Cette ville qui se passionnait si fort, comme nous l'apprend Sal-
vien, pour les cruels spectacles de l'amphithéâtre, était pour-
tant déjà pleine de chrétiens. C'est à la légende qu'appartient la
prédication de saint Euchaire, qui aurait été envoyé chez les Tré-
vires par saint Pierre lui-même pour leur prêcher l'Evangile;
mais ce qui est certain , c'est qu'Agritius , évêque de Trêves , qui
assista, en cette qualité , au concile d'Arles (314), avait déjà eu
trois prédécesseurs. En 353, au moment où Constance convoque à
Arles cet autre concile où il cherche à faire consacrer par le clergé
occidental la doctrine d'Arius, le siège de Trêves est occupé par
saint Paulin, que sa courageuse résistance aux caprices théologi-
ques de l'empereur fait exiler en Orient, en même temps que saint
Hilaire de Poitiers. Vers le même moment, et par suite des mêmes
discussions et de la même tyrannie, le célèbre patriarche d'Alexan-
drie, Alhanase, venait, pendant quelques années, habiter Trêves,
où l'avait relégué un ordre impérial. Un peu plus tard, c'est saint
Jérôme, que son père envoie à Trêves pour l'arracher aux séduc-
tions de Piome et pour le faire entrer dans la vie active en l'atta-
chant au préfet du prétoire. Le jeune homme, emporté dès lors par
une vocation impérieuse, employa tout le temps qu'il séjourna en
Gaule à rechercher, pour les lire et les copier, de vieux livres de
théologie (1).
(1) Voyez sur la jeunesse de saint Jérôme l'étude de M. Amédée Thierry, Revue du
15 novembre ISGL
LA VILLE DE TREVES. 707
Trêves est mentionnée parmi les villes qui, dans l'hiver de 355,
am'aient été forcées par les Francs et les Alamans. Il est difficile de
préciser quelle fut l'étendue de ce désastre, bientôt réparé d'ail-
leurs par le courage et le génie de l'héroïque Julien. Le jeune césar
s'arrêta quelque temps à Trêves, mais il préféra passer les hivers
dans « sa chère Lutèce, » sur la rive gauche de la Seine, où il trou-
vait un climat plus doux. Après lui, Valentinien, quand il eut balayé
les hordes qui avaient de nouveau envahi la Gaule après la mort
de Julien, revint s'établir à Trêves, où résida aussi son fils et suc-
cesseur Gratien, l'élève d'Ausone. Celui-ci, rhéteur et poète re-
nommé, appelé de Bordeaux à Trêves par l'empereur, a chanté,
dans un poème qui est une de ses moins mauvaises productions, les
rives enchanteresses de la Moselle. On connaît son apostrophe à la
Moselle : « Salut, fleuve qui arroses des campagnes dont on vante
la fertilité et la belle culture, fleuve dont les bords sont ou plantés
de vignes aux grappes parfumées, ou parés de fraîches et vertes
prairies (1). » Plus loin, il célèbre la limpidité des eaux de cette Mo-
selle (( qui n'a pas de secrets, secreti niliil amnis habens, » les
images du ciel et de la terre qu'elle réfléchit dans son clair et mo-
bile miroir, le gravier où les remous creusent de légers sillons, les
grandes herbes qui se tendent sous l'effort du courant et qui livrent
au flot leur longue et frémissante chevelure. Il peint ailleurs « les
faîtes des villas qui s'élèvent sur les collines suspendues au-dessus
de la rivière. » Comme je relisais ces vers en me promenant sur la
grève, j'avais en face de moi la Maison-Blanche, charmante rési-
dence d'été qui appartient au prince héréditaire de Hollande, gou-
verneur du Luxembourg. La gracieuse demeure couronne la falaise
qui, de la rive gauche, regarde Trêves, ses clochers et ses ruines;
elle brille parmi les arbres, au sommet d'une côte où de place en
place le grès affleure et fait saillie ; ces sombres rocs , ces larges
taches d'un rouge foncé font ressortir la joyeuse verdure des ga-
zons, des taillis et des vignobles qui tapissent les pentes. En bas
coule paisiblement l'aimable rivière, qui laisse monter vers les ha-
bitans de la colline son vague et doux murmure. C'est ce qu'Au-
sone appelle si bien :
Amœna fluenta
Subterlabentis tacito rumore Mosellie.
On trouve encore dans le poème d'Ausone deux longues descrip-
tions, l'une consacrée aux différentes espèces de poissons que ren-
(1) Salve, amnis laudate agris, laiulate colonis,
Amnis odorifero juga vitea consite Baccho,
Consite gramineas amnis viridissime ripas.
708 REVUE DES DEUX MONDES.
ferme la Moselle et aux plaisirs de la pêche, l'autre qui a pour objet
les vendanges et la gaîté bruyante qui les suit. On rencontre par-
tout quelques traits heureux qu'affaiblissent presque aussitôt la
prolixité et la recherche; c'est toujours le même effort pour tout
peindre par le menu, pour n'omettre aucun détail, pour tout dire
et tout rendre , effort qui trahit la décadence et qu'on retrouve
dans toutes les littératures vieillies et fatiguées. Ausone termine en
comparant la Moselle à sa Garonne natale, « semblable à une mer, »
et il finit, comme il avait commencé, par une nouvelle et plus en-
thousiaste apostrophe à ce fleuve, sur les bords duquel il avait
retrouvé une autre patrie : (( Salut, mère féconde des fruits de la
terre et des vaillans hommes, Moselle! Tu as, pour parer et illus-
trer tes rives, une noblesse renommée, une jeunesse exercée à la
guerre, une éloquence qui rivalise avec celle que l'on entend aux
bords du Latium. » Laissons de côté pourtant le mérite littéraire
du poème et le plaisir que le voyageur peut trouver à le parcourir,
tout entaché qu'il soit d'affectation et de faux goût, aux lieux mêmes
où il fut écrit. Ce qui fait, en tout cas, l'intérêt historique de cette
composition, c'est qu'elle nous montre combien cette société, à la
veille de la ruine et du suprême naufrage , avait encore une appa-
rence de richesse et de force, quels coups répétés furent nécessaires
pour détruire et dissiper tout le capital amassé, — pour anéantir
l'agriculture et l'industrie, pour tuer les arts, — pour dégoûter
l'homme de la vie. Le territoire de Trêves avait déjà été deux fois
ravagé, la ville même avait été, à ce qu'il semble, deux fois prise
et pillée; les indomptables Francs, ennemis farouches qui venaient
battre sans cesse la frontière, ou alliés douteux cantonnés dans les
limites de l'empire, étaient là tout près de Trêves, mal contenus
par les forteresses du Rhin ou campés dans le territoire trévirois,
et le tableau que nous trace Ausone n'offre que de riantes et douces
images ! Il semble que toutes les traces des maux passés aient déjà
disparu, et que partout régnent la sécurité et la confiance en l'ave-
nir. Ausone lui-même, tout léger qu'il soit, paraît avoir été surpris
de trouver un calme si profond dans le menaçant voisinage du fleuve
déjà tant de fois franchi. « Trêves, dit-il , toute proche qu'elle soit
du Rhin, se repose tranquille comme en pleine paix. »
Ce qui contribuait encore à animer la ville et ses environs, c'é-
taient les grands établissemens publics qu'y entretenait le gouver-
nement romain. Gomme le rappelle Ausone dans les espèces de qua-
trains qu'il a consacrés aux villes illustres de l'empire, et comme
nous l'apprend la Notitia dignitalum, sorte d'almanach impérial
ou d'annuaire qui nous a été conservé , Trêves possédait un hôtel
des monnaies, un gynecium, fabrique où des femmes étaient em-
LA VILLE DE TREVES. 70^
ployées à filer de la laine et à faire du drap pour l'armée, — deux;
fabriques d'armes, — une direction générale de l'orfèvrerie et des
mines. Les écoles de Trêves étaient célèbres. De tous les professeurs
de rhétorique des Gaules, le mieux payé d'après u«ne constitutioE
de Gratien, c'était celui de Trêves. C'est que de toutes les villes où
résidèrent les empereurs du iv« siècle, pendant le cours de leurs,
règnes laborieux et troublés , ce fut encore Trêves qui les vit sé-
journer le plus souvent dans ses murs avec leur cortège d'officiers
généraux et de hauts fonctionnaires. On trouve dans le code théo-
dosien, entre 314 et 390, cent quarante-huit lois et rescrits datés
de Trêves, tandis que le même recueil n'en contient guère qu'une
trentaine qui aient été, pendant cette même période, donnés et si-
gnés à Rome.
Cependant le moment était venu où la force de l'attaque allait
dépasser celle de la résistance. Gratien s'était déconsidéré, auprès
des légions et des auxiliaires germains, en passant sa vie à tuer des
bêtes fauves dans les amphithéâtres de Trêves et de Paris. Sor
meurtrier et successeur Maxime, qui résida aussi à Trêves, y donne
le premier, malgré saint Martin cle Tours, l'exemple d'une condam-
nation à mort prononcée pour crime d'hérésie. C'est à Trêves que
fut scellée dans le sang du malheureux Priscillianus cette funeste
alliance entre l'église et l'état qu'avaient ébauchée Constantin et
ses fils. Que de victimes fera, pendant le long et triste moyen âge,
ce pacte odieux,- ce pacte sacrilège que l'on ose parfois, aujourd'hui
même, célébrer et admirer à grand brait !
C'est là le dernier souvenir de quelque importance qui se rat-
tache à la Trêves romaine et à son rôle de capitale. Bientôt après à
Maxime succédèrent Yalentinien III, puis le rhéteur Eugène, créa-
ture du Franc Arbogaste. Théodose, dont le nom redouté suffisait
pour contenir les barbares, réunit un instant pour la dernière fois
les deux empires, puis mourut, laissant l'Occident à un incapable
et lâche enfant, Honorius. La nouvelle de sa mort s'était à peine
répandue au-delà du Danube et du Rhin, qu'Alamans et Francs
forçaient la frontière. En 399, Trêves fut surprise et pillée par les
Germains. L'apparition de Stilicon, ce barbare qui mérita d'être
appelé le dernier des Romains, fit reculer les envahisseurs; pour-
tant, dès Zi02, on trouve la résidence du préfet du prétoire des
Gaules transférée à Arles, changement qui devint officiel et définitif
en Zil8. Stilicon était mort, assassiné par Honorius. Ni le patrice
Constance ni Aëtius ne songèrent à recouvrer la frontière du Rhin,
contens de conserver à l'empire le pays compris entre la Somme,
la Saône et la Loire. Trêves fut saccagée de nouveau en /ill, en
420 et en 440, Après une cinquième destruction dont la date ne
nous est pas connue, elle ne trouva un peu de repos que sous la dô-
710 REVUE DES DEUX MONDES.
mination des Francs- Ripuaires, qui s'y établirent en Zi6/i; mais
Trêves, sous ses nouveaux maîtres, ne reconquit pas sa situation
de métropole. Toujours rattachée, lors des divers partages qui eu-
rent lieu sous les Mérovingiens, au royaume d'Austrasie, elle se vit
préférer comme capitale l'ancien chef-lieu des Médiomatrikes ,
Divoduriim, qui prit alors ce nom de Metz qu'elle a toujours gardé
depuis lors.
Il serait trop long de suivre la ville de Trêves dans ses diverses
fortunes et sous les régimes différens qu'elle a subis depuis la chute
de la puissance romaine. Ce qu'il importe de remarquer, c'est que
lors du démembrement de l'empire carolingien, Trêves, qui avait
été d'abord une des principales cités de la Gaule, puis sa capitale,
se trouva détachée du royaume de France et réunie à l'empire ger-
manique; son archevêque était prince temporel et souverain indé-
pendant, un des sept électeurs reconnus par la bulle d'or. C'est une
monotone histoire que celle de la lutte que soutinrent les bourgeois
contre leurs archevêques pour conquérir et défendre leurs franchises
municipales; là comme partout ailleurs sur le continent, vers la fin
du xvi" siècle, malgré tout le sang versé et toute l'énergie déployée
dans ces longs et obscurs combats, la liberté municipale finit par
succomber devant le pouvoir absolu.
Un des souvenirs les plus intéressans qui se rattachent à l'histoire
des archevêques de Trêves est celui de la lutte que l'un d'entre eux,
Richard de Greifenklau, soutint contre Franz de Sickingen, l'ami de
Luther et d'Ulrich de Hutten et le dernier chevalier de l'Allemagne.
C'est contre les murs de Trêves que vint échouer la fortune de ce
brillant aventurier, en qui l'histoire a signalé de si étranges con-
trastes. Cet intrépide champion des droits surannés de la noblesse
immédiate, cet infatigable batailleur qui ne voulait point renoncer
au droit de guerre privée et qui se rattachait ainsi aux traditions
du moyen âge, s'était fait en même temps le plus hardi champion
des idées nouvelles en matière de religion (1). Son rôle était trop
complexe et trop contradictoire pour que ses entreprises fussent
couronnées de succès; il avait compté sur l'alliance des campagnes
et des villes libres : bourgeois et paysans restèrent sourds à son
appel. Après l'avoir forcé à lever le siège de Trêves, l'archevêque,
aidé du comte palatin et de l'électeur de Hesse, le poursuivit jusque
dans le château de Landstuhl. Franz ne se rendit qu'une fois blessé
à mort, et sa fin héroïque attendrit ses ennemis agenouillés autour
de sa couche funèbre.
Pendant les guerres du xvir siècle. Trêves, sans cesse prise,
(1) Sur ce noble et singulier personnage, on trouvera d'intéressans détails dans les
Études sur les réformateurs du seizième siècle, de M. Chauffour-Kestner, t. I". Voyez
l'étude consacrée à Ulrich de Hutten.
LA VILLE DE TREVES. 711
évacuée, reprise par les Français, souffrit beaucoup de ces occupa-
tions répétées, suivies ou précédées de bombardemens et d'incen-
dies. Le xviil^ siècle fut pour elle une ère de tranquillité relative,
bien qu'elle ait été occupée par nos troupes en 1734 et 1735. Pour-
tant l'université que la ville avait ouverte en Ihlli, et qui se main-
tint jusqu'à la révolution française, ne fut jamais très florissante:
on ne compte parmi ses professeurs aucun de ces grands savans
qui, dans le courant du siècle dernier, ont commencé en Allemagne
à renouveler toutes les méthodes de l'archéologie et de la philologie
classique.
La prescription des droits historiques de la France sur Trêves
fut interrompue , à la fin du siècle dernier, par la conquête répu-
blicaine. De 179Zi à 181 A, Trêves fut le chef-lieu du département
de la Sarre et d'une division militaire. La domination française fit
beaucoup pour la viabilité de l'ancien électorat et pour la conser-
vation des monumens; c'est à l'empereur Napoléon que l'on doit
et la première restauration du Dôme et l'ouverture des routes de
Trêves à Metz, à Strasbourg et à Liège. Le congrès de Vienne reprit
Trêves à la France, supprima l'électorat, et en donna à la Prusse la
capitale et le territoire.
Trêves, nous l'avons déjà indiqué, ne compte guère aujourd'hui
une population plus nombreuse, n'a guère plus de vie que beau-
coup de nos sous-préfectures; on n'y rencontre même pas ces
groupes d'étudians qui, pendant l'hiver et le printemps, répandent
une si joyeuse animation dans les rues et les promenades de Bonn
et d'Heidelberg. Il fait bon pourtant s'arrêter quelques jours à
Trêves et errer parmi ses ruines, sous les belles allées de noyers
qui l'entourent d'une ceinture d'ombre et de fraîcheur. Je ne con-
nais guère de vieilles villes qui aient fait moins d'efforts que Trêves
pour se transformer et se dénaturer, pour devenir des villes neuves
et insignifiantes. Les saints n'ont pas été renversés au portail de ses
vieilles églises, les fresques n'ont pas été effacées aux piliers de ses
nefs. Là où l'on exécutait quelques travaux, comme à la Porta-
I\igra, à la basilique, c'était pour réparer les ravages du temps,
pour rendre aux monumens leur ancienne forme, leur physionomie
primitive. Il nous reste à étudier ces monumens en eux-mêmes, à
décrire ce qui subsiste encore de ce passé dont nous avons essayé
d'esquisser rapidement l'histoire.
II.
Le plus ancien des édifices d'Âugusta Trevirorum, c'est le pont
de la Moselle, le seul que possède encore aujourd'hui la ville de
Trêves. Jusqu'à la fin du xvii^ siècle, il était resté intact , construit
7Î2 REVUE DES DEUX MONDES.
tout entier, piles et arches, en gros blocs de basalte appareillés
sans ciment. En mot de Tacite nous montre que ce pont existait
déjà en l'an 70 de notre ère, et qu'il reliait alors la ville à de grands
faubourgs situés sur la rive gauche. Il avait duré pendant plus de
seize siècles; il a fallu pour le ruiner employer ces puissans moyens
de destruction dont disposent les ingénieurs modernes. Les Fran-
çais l'ont, fait sauter en 1(589; il n'en resta que les piles, encore
deux de ces piles furent-elles entièrement détruites. Celles-ci furent
refaites, ainsi que toutes les arches, par l'électeur Charles-Louis,
vers 1720; mais on n'a pas pris de basalte, «pour éviter, dit un
'historien de Trêves, la forte dépense de la taille, qui revient k cinq
ou six louis par pièce, et du transport, les carrières étant à une
distance de vingt lieues à peu près. » Les Romains, on le voit, re-
gardaient moins à la dépense; il semble qu'ils aient toujours voulu
construire pour l'éternité. Les deux piles modernes sont faites de
pierre calcaire bleue, beaucoup moins dure que le basalte, et taillée
en plus petits moellons. Peut-être même ces vieilles assises ro-
maines verront-elles encore s'écrouler, sous l'effort d'une crue de
printemps, toute cette maçonnerie d'hier; peut-être, appuyées sur
leurs profonds et indestructibles fondemens, se défendant par leur
poids, survivront-elles à plus d'une réparation moderne.
Ln autre monument, qui paraît, d'après de récentes recherches,
appartenir aussi à cette même époque, au premier siècle de l'occu-
pation romaine, c'est la plus célèbre et la plus imposante de toutes
les ruines de Trêves, l'édifice que l'on trouve désigné dans les do-
cumens du moyen âge sous les noms de Porte de Siméon, Porte de
Mars, et surtout Porte-lNoire {Porta-Nigra). On a beaucoup discuté,
on discute encore sur l'âge et la destination de cet édifice. La va-
îiité des archéologues trévirois avait commencé par y chercher un
ouvrage celtique ou étrusque, rêveries qui ne méritent pas l'hon-
ïieur d'une réfutation. Dans des travaux postérieurs et qui méritent
plus d'attention, on a attribué cette construction tantôt à Constan-
tin, tantôt à Gratien ; d'autres même sont descendus jusqu'à la do-
mination franque. Quelques archéologues ont voulu voir un palais
nu une basilique là où la tradition populaire reconnaissait une des
portes principales de la cité antique. Une curieuse et savante étude,
présentée dernièrement à l'Académie de Berlin par un des premiers
épigraphistes de l'Allemagne, M. Hiibner, vient, sinon de lever
toutes les difficultés, au moins de trancher, pour beaucoup d'esprits
non prévenus, la question principale.
11 est difficile, sans le secours de la gravure, de faire comprendre,
à qui ne l'a point vu, la disposition et le plan d'un édifice quel-
conque. Disons pourtant que la Porte-Noire (c'est là le nom le plus
^néralement employé) est une construction rectangulaire, dont
LA. VILLE DE TREVES. 71S
une sorte de cour occupe le centre. Il y a donc deux façades, l'une
tournée vers l'ouest ou l'intérieur de la ville, l'autre qui regarde
l'est, c'est-à-dire le PJiin et l'Allemagne. Ces deux façades sont per-
cées chacune de deux larges passages voûtés qui se correspondent
de l'une à l'autre. Au-dessus de ces deux spacieuses arches court de
part et d'autre un double étage de galeries ; des colonnes doriques
adossées séparent des fenêtres en plein-cintre. Ce corps central est
flanqué de deux tours saillantes, carrées du côté de la ville, semi-
circulaires à l'extérieur. Les tours ont ou plutôt elles avaient trois
étages. C'est que cet édifice, comme tant d'autres nobles débris de
l'antiquité, a été mutilé et transformé au moyen âge. L'évoque
Poppo ayant entrepris, en 1028, le pèlerinage de la Terre-Sainte,
en ramena un anachorète, nommé Siméon, qui, à son arrivée à
Trêves, s'établit au sommet de la Porte-Noire et y passa tout le
reste de sa vie. Cet émule de saint Siméon Stylite, ce rival des
santons de la Turquie et des fakirs de l'Inde, se fit ainsi une telle
réputation de sainteté, qu'après sa mort on le canonisa. De plus
Poppo convertit en une église le bâtiment où son ami avait mené
une vie si méritoire, et qui désormais lui fut consacré. En consé-
quence, une abside semi-circulaire dut être ajoutée à l'une des
extrémités. Cette église, qui en formait trois l'une au-dessus de
l'autre, servit au culte jusqu'à la fin du siècle dernier. Transformée
en arsenal et en magasin pendant la domination française, elle est
aujourd'hui un musée; on y a réuni des antiquités romaines et du
moyen âge trouvées sur divers points de la ville et de son terri-
toire. C'est le gouvernement prussien qui, reprenant une pensée
de l'empereur Napoléon, l'a rétablie autant que possible telle
qu'elle était avant que la destination n'en fût changée; seulement
il a laissé subsister l'abside romane, et il n'a pas restauré celle des
tours dont l'étage supérieur avait été abattu pour donner à l'en-
semble l'apparence d'une église. C'est en -1825 que la double porte
a été rouverte au public; c'est là qu'aboutit la Smieon-strasse, une
des principales rues de Trêves.
Personne ne doute plus guère maintenant que la Porte-Noire ne
soit bien une porte de ville. Une première présomption dont il faut
tenir grand compte, c'est d'abord cette persistance d'une tradition
qui, nous le voyons dans des documens écrits remontant au xi" siè-
cle, n'a jamais varié, ne s'est jamais interrompue. Se met-on à étu-
dier de plus près l'édifice, toute l'ordonnance confirme cette im-
pression première. Ce sont ces deux passages voûtés qui se répètent
sur les deux façades; ce sont, du côté de la campagne, ces deu?:
tours saillantes et semi-circulaires, ces deux propugnacula., appen-
dice presque nécessaire de toute porte romaine, disposition que
l'on retrouve, dans des constructions analogues, à Pérouse, à^Yé-
714 REVUE DES DEUX MONDES.
rone, à Barcelone et dans plusieurs autres villes. C'est la cour qui
sépare les deux faces du bâtiment, avec les fenêtres qui s'ouvrent
dans chacune d'elles; du poste élevé qu'ils occupaient, les défen-
seurs de la place accablaient de leurs traits l'ennemi qui s'appro-
chait des murs. Celui-ci avait-il forcé la première porte, on pouvait
encore l'écraser sous une grêle de projectiles dans cet espace étroit
où il était forcé de s'engager; quelques-uns des assaillans avaient-
ils réussi à franchir la porte intérieure, et commençaient-ils à pé-
nétrer dans la rue, ils risquaient encore d'être pris à dos, de se
trouver serrés entre les défenseurs des premières maisons et les
combattans restés maîtres des galeries supérieures de la porte. On
a signalé la même combinaison et un semblable arrangement dans
deux édifices dont la destination ne fait pas l'objet d'un doute, les
portes romaines d'Autun et d'Aoste. Le plan est sensiblement le
même; la diflerence est surtout dans les détails de l'architecture
et dans les proportions. Ici, comme à Aoste, on reconnaît la place
de la herse mobile, dont l'emploi fut adopté par notre architecture
du moyen âge. Ajoutons un dernier trait : les recherches faites sur
la direction de l'ancien mur de Trêves ont prouvé qu'il venait se
rattacher des deux côtés à la Porte-Noire, que des passages faciles
à barricader reliaient à la courtine. Tout concourt donc à démon-
trer que c'était bien là une porte fortifiée qui couvrait le côté le
plus exposé de l'enceinte, l'endroit où venaient aboutir les voies
militaires qui se dirigeaient vers la Germanie et qui en ramène-
raient les invasions barbares. De petites poternes s'ouvraient pro-
bablement en différens points des murailles; mais on avait voulu
faire de l'entrée principale une sorte de fort détaché capable de
contenir une garnison nombreuse et d'opposer une longue et vigou-
reuse résistance. Des planchers de bois, aujourd'hui détruits, sé-
paraient les différens étages, et formaient ainsi, au-dessus de la
double voie comme dans les tours latérales , de vastes salles qui
pouvaient renfermer, outre les défenseurs de la forteresse, de
grands dépôts de provisions et d'armes de toute espèce.
Il reste à déterminer l'époque où fut construit l'édifice. Les ma-
tériaux employés fournissent une première indication. L'édifice est
tout entier bâti en gros blocs de grès, dont la couleur sombre a
valu à ce monument son surnom populaire. Beaucoup de ces blocs
ont de 2 à 3 mètres de long. Tous sont assemblés sans ciment, au
moyen de crampons de fer, dont la plupart ont disparu; on en montre
pourtant encore quelques-uns dans l'intérieur de la Porte-Noire.
C'est là un appareil qui ressemble fort à celui du pont de la Moselle,
et que l'on rencontre souvent dans les constructions romaines de la
république et des deux premiers siècles de l'empire; mais est-ce
celui qu'aimaient à employer les architectes des iv' et v^ siècles de
LA. VILLE DE TREVES. 715
notre ère? est-ce celui que l'on trouve dans les autres monumens de
Trêves, — dans l'amphithéâtre, les thermes et la basilique, — à Con-
stantinople, dans le palais de Constantin ou dans les parties même
les plus anciennes de l'enceinte, — à Rome, dans les murs d'Aurélien
ou dans la grande basilique du Forum, — à Paris, dans les thermes
de Julien? Ne préférait-on pas alors le petit appareil, des moellons
noyés dans un bain épais de mortier, et reliés de place en place
par des cordons de briques? Au contraire, c'est ce grand appareil
sans ciment que l'on rencontre à Aoste , dans cette porte qui date
certainement de la fondation même de la colonie, et qui appartient
ainsi au règne d'Auguste.
M. Hiibner a signalé le premier un autre ordre d'indices qui con-
duisent aussi à reporter au i" siècle de notre ère la construction de
la Porte-jNoire : je veux parler des caractères, qui se lisent encore
très distinctement gravés sur une des faces d'un très grand nombre
des blocs de grès. Ces caractères forment des groupes de deux, trois
ou même quatre lettres qui ne sont que des abréviations de noms
propres. Je citerai âge, mar, mag, aivl, sec, coji, crobi, cam, etc.
D'autres exemples analogues, les inscriptions que portent les bri-
ques, les tuiles, les tuyaux d'argile, les noms écrits en entier ou en
abrégé, que M. Hiibner a lus sur les blocs de travertin du Colisée,
conduisent à penser que l'on a là des espèces de marques de fa-
brique. Les lettres se trouvant souvent ici renversées la tête en bas,
par suite de la position qui a été donnée dans la construction au
bloc qui les porte, on peut conclure de ce fait que c'est sur les
chantiers que les pierres ont reçu ces empreintes. J'inclinerais donc
à croire que nous devons chercher dans ces groupes les noms, les
marques des différens entrepreneurs appelés à concourir aux tra-
vaux. Quoi qu'il en soit de cette explication, ce qui est certain, c'est
que la forme de ces lettres, contemporaines de l'érection de l'édi-
fice, nous fait songer aussitôt à une époque très voisine de la fin
de la république. Sans suivre ici M. Hiibner dans la discussion pa-
léographique où il s'est engagé au sujet de ces inscriptions, il nous
suffira de dire que nous en avons, l'automne dernier, recopié plu-
sieurs nous-même, et que nous avons pu ainsi reconnaître la par-
faite exactitude du tableau qu'il en a dressé. A quelques lettres
près, qui ne se sont encore trouvées jusqu'ici dans aucun des
groupes, vous pourrez tirer de ces listes l'alphabet dont se ser-
vaient les tailleurs de pierre trévirois au moment où fut construite
la Porte-Noire. Or comparez cet alphabet à ceux que nous fournit,
pour le dernier siècle de la république, le célèbre paléographe de
Bonn, Frédéric Ritschl, et aux graffiti de Pompéi; vous serez frappé
de la ressemblance. Comme vous le reconnaîtrez tout d'abord, plu-
sieurs de nos lettres de Trêves ont encore une physionomie archaï-
716 REVUE DES DEUX MONDES.
que, et toutes se rapprochent plutôt de ces formes rondes et car-
rées qui dominent jusque vers la fin du i" siècle que de ces formes
allongées et grêles qui commencent à se rencontrer vers l'époque
de Trajan. Quant à croire ces caractères contemporains de Con-
stantin ou de Gallien , on ne peut y penser un instant. Pour faire
descendre jusqu'au iv« siècle la construction de la Porte-Noire, il
faudrait admettre une hypothèse qui ne présente guère de vraisem-
blance : il faudrait prétendre que l'architecte de ce monument au-
rait employé des matériaux préparés deux siècles plus tôt pour
quelque autre édifice de la Trêves primitive.
L'esthétique s'accorde ici avec l'archéologie et la paléographie
pour nous conduire à reporter bien plus loin qu'on ne le fait ordi-
oairement la construction de la Porte-Noire. Dans l'ordonnance de
Fensemble, dans la sévérité des lignes et la fermeté des profils,
dans ces fenêtres cintrées que séparent des colonnes adossées, on
retrouve quelque chose du théâtre de Marcellus et de plusieurs au-
tres monumens de cette grande époque. C'est le même esprit, le
même principe , comme on dit en termes d'atelier, mais avec une
exécution moins fine et moins soignée. C'était ici, qu'on ne l'oublie
pas, une forteresse, non un ouvrage de luxe, comme un théâtre; en-
fin Trêves n'était pas Rome, c'était une colonie militaire fondée sur
une terre barbare. Aussi bases et chapiteaux, architrave, frise et
corniche, tout a été aussi simplifié que possible; tout ce qui était
de pure ornementation a été supprimé ou seulement indiqué. Je ne
sais pourquoi M. Hïibner a négligé cette comparaison, qui vient si
à propos confirmer l'opinion qu'il a eu le mérite d'émettre le pre-
mier. Il me semble y avoir là un nouvel et très fort argument à l'ap-
pui de la thèse qu'il soutient.
Nous venons de donner un curieux exemple des services que
peuvent rendre à l'histoire des études que volontiers, en France,
nous traitons encore avec dédain; c'est, à tout prendre, la paléogra-
phie qui nous a fourni ici le plus sûr critérium. On peut faire un
pas de plus à l'aide d'un mot de Tacite. « Les légions, nous dit-il
en racontant la guerre de l'an 70, viennent camper, sans changer
de route, sous les murs de Trêves. » Trêves était donc entourée dès
ee moment d'une enceinte fortifiée, et il est probable que la Porte-
Noire faisait déjà partie de cette enceinte. En effet, cet édifice ne pa-
raît pas avoir jamais porté d'inscription; si à une époque postérieure
il avait été ajouté à l'enceinte primitive, une inscription, tout le
fait présumer, aurait rappelé le nom du prince sous lequel aurait
été exécuté un si grand ouvrage. Si au contraire ce monument
appartient à un travail d'ensemble, exécuté en une seule fois lors
de l'établissement de la colonie, on comprend qu'aucune inscrip-
tion spéciale n'ait été jugée nécessaire pour indiquer l'époque de la
LA VILLE DE TREVES. 7l7
construction. On a fait la même remarque pour la porte d'Aoste,
qui, elle aussi, ne porte pas d'inscription. M. Hûbner croit, à divers
indices, que la colonie aurait été fondée, comme la Colonia Aggrip-
pina (Cologne), sous Claude, c'est-à-dire vers 40 après Jésus-
Christ. Dans cette hypothèse, on s'expliquerait aisément une parti-
cularité qu'il importe de remarquer. A la Porte-Noire, sur bien des
points, le ravalement n'a pas été terminé; beaucoup de chapiteaux
n'ont été que dégrossis. C'est que les désordres qui suivirent la
mort de Néron auraient fait suspendre les travaux avant que les ou-
vriers eussent entièrement fini leur tâche ; interrompus par la ré-
volte des Trévirois, ils n'auraient jamais été repris depuis lors. On
pourrait citer, dans l'antiquité et dans les temps modernes, plu-
sieurs exemples d'édifices qui sont restés ainsi inachevés. Nous au-
rions donc aujourd'hui la Porte- Noire dans l'état même où l'ont
laissée la rébellion de Classions et de Tutor, la guerre de Civilis et
des Bataves. •
La Porte-Noire est le plus imposant des monumens antiques de
Trêves, celui qui, par sa masse, par la noblesse de son style, par
sa surprenante conservation, produit le plus grand efl'et sur le voya-
geur et témoigne le mieux, pour qui n'aurait point vu l'Italie, de
la puissance et de la grandeur romaines. Les autres ruines de
Trêves nous font descendre au iii'^ siècle; elles datent du temps où
Trêves était la première ville des Gaules et la résidence des empe-
reurs, et pourtant qu'elles sont moins belles et moins intéressantes
que la Porte-Noire! C'est que les temps sont bien changés: on cher-
che surtout l'apparence, l'ostentation de la richesse; l'architecte,
comme s'il sentait que le temps lui manque et qu'il n'est point sûr
du lendemain, aime les matières qui sont d'une mise en œuvre
facile et rapide, telles que la bjique. Il la cache, il est vrai, sous des
peintures à fresque, sous des revêtemens de stuc et de marbre;
mais, une fois ces revêtemens abattus par le temps, que reste-t-il
d'une construction en briques, sinon des masses énormes et con-
fuses, sans contours arrêtés, sans cette nette et vive silhouette que
conserve, même aux trois quarts détruit, un monument de pierre
ou de marbre? La brique d'ailleurs, par sa nature même, se prête
difficilement à recevoir des moulures en saillie; partout où elle est
seule employée, l'œil est exposé à rencontrer souvent de grandes
surfaces verticales, plates et froides, où manquent ces passages
d'un plan à un autre et ce jeu des ombres qui font la beauté d'une
façade, ou même d'une muraille en pierre, dès qu'elle a son sou-
bassement et son entablement.
Tel a toujours dû être le défaut de la basilique, grand édifice
rectangulaire terminé par une abside, construit tout entier en bri-
ques. Ce monument, où l'on a voulu chercher aussi un palais, un
718 REVUE DES DEUX MONDES.
bain, un théâtre, un hippodrome, paraît bien mériter le nom sous
lequel il est généralement connu à Trêves, celui de basilique de
Constantin. Ce serait, selon toute apparence, cette demeure de la
justice, sedes jiistitiœ, dont parle avec admiration le rhéteur Eu-
mène, et que Constantin, selon lui, aurait élevée «jusqu'au ciel et
jusqu'aux astres qu'elle était digne d'atteindre (1). » La basilique
était extérieurement revêtue d'un enduit qui portait des peintures;
sur un fragment de fresque retrouvé il y a quelques années, on
voit des enfans parmi des arabesques, motif bien agencé et d'un
mouvement agréable. Malgré cette décoration, ils ne durent jamais
flatter beaucoup le regard ces grands murs unis percés de deux
rangs de fenêtres encadrées entre d'assez lourds contre-forts.
Intérieurement, l'effet devait être plus heureux, autant que l'on
peut en juger par les admirables basiliques de Rome et par la res-
tauration qu'a fait entreprendre ici le gouvernement prussien, et qui
est maintenant achevée. L'ancien tribunal sert aujourd'hui d'église
luthérienne. La muraille occidentale existait presque dans toute sa
hauteur; la muraille orientale n'a été détruite qu'au siècle dernier
par les archevêques de Trêves, qui avaient compris cette ruine
dans leur palais; enfin quelques restes de soubassemens ont fait
retrouver les dimensions de l'abside. Ce qui a manqué pour que
l'édifice reti'ouvât sa première splendeur, ce sont les matériaux
précieux, dont l'emploi aurait été trop dispendieux; ainsi on n'a
pas rétabli le beau pavé de marbre noir, blanc et rouge, mêlé à du
porphyre vert, dont on a ramassé les débris et relevé le dessin dans
le vestibule. Sur les parois internes, des peintures ont aussi rem-
placé les revêtemens de marbre. A cela près, la restauration paraît
avoir été bien entendue, et semble reproduire assez fidèlement
l'aspect primitif du monument. Une charpente apparente, peinte
d'uH ton de chêne, supporte la toiture. L'œil, que rien n'arrête
dans cette vaste salle, atteint tout d'abord la spacieuse abside, au-
dessus de laquelle s'arrondit une demi-coupole. Cette abside est
élevée sur plusieurs degrés; l'autel marque le milieu. Derrière la
place qu'il occupe se dressait, adossé au fond de la basilique, ce
siège du magistrat où l'évêque s'est assis quand le christianisme
s'est emparé des basiliques, moins souillées à ses yeux que les
temples, et les a consacrées au Dieu unique, au juge miséricor-
dieux et redoutable, au rémunérateur suprême. Par un singulier
hasard, la basilique de Trêves devait attendre quinze siècles avant
d'être convertie en église; nous ne voyons pas qu'au moyen âge
elle ait jamais reçu cette destination. Sous le nom de Palaliimi
(1) La muraille occidentale, tout entière antique, a 75 mitres de longueur et 32 de
hauteur.
LA VILLE DE TREVES. 719
Trevirense, cet édifice est sous les Francs la résidence du gouver-
neur de la ville ou du roi. Plus tard, ce sont les archevêques qui
s'y établissent et s'y fortifient, à l'abri de ces épaisses murailles
romaines. Quand les temps furent plus tranquilles, ils en abat-
tent une partie pour se mettre plus à l'aise et pour élargir leurs
appartemens. Pendant l'occupation française, ce fut une caserne.
Malgré les grands travaux exécutés par la Prusse, la basilique n'est
pas encore détachée complètement des lourdes constructions où
l'avaient englobée les électeurs de Trêves. L'administration qui a
commencé cette œuvre de réparation devrait tenir à honneur de
l'achever, fût-ce même aux dépens de la caserne qui occupe en-
core le palais des électeurs; mais le gouvernement prussien d'au-
jourd'hui poussera-t-il l'amour de l'archéologie jusqu'à risquer de
démolir une caserne pour restaurer une basilique?
On a pris, disions-nous plus haut, la basilique pour un bain;
c'est évidemment là une erreur qui ne soutient pas l'examen. Ce
qui a causé cette méprise, c'est un fait réel, mais d'abord mal ex-
pliqué. Au pied et en dehors du mur occidental, on a trouvé un
grand fourneau d'où partaient des conduits se dirigeant vers l'inté-
rieur de l'édifice. Après réflexion, on a reconnu qu'à ce détail près
l'édifice ne présentait aucune des dispositions qui conviennent à
des thermes. On a donc vu là un simple calorifère destiné à chauf-
fer, l'hiver, la haute et large salle où juges, plaideurs et curieux
avaient souvent à rester immobiles pendant de longues heures. Péné-
trant dans l'épaisseur des murs, courant sous le dallage, des tuyaux
d'argile versaient, par de nombreuses bouches, l'air chaud dans la
vaste nef. C'est d'hier seulement que nous avons commencé à chauf-
fer nos églises, nos tribunaux, tous nos grands édifices publics : à
vrai dire, nous avons bien moins inventé que nous n'aimons à nous
le figurer et à le dire. Cet art, ce procédé, vous croyez l'avoir dé-
couvert le premier; prenez la peine de chercher dans cette riche
succession que l'antiquité a léguée au moyen âge, succession que
cet insouciant et incapable héritier n'a pas su gérer et exploiter,
qu'il n'a même pas eu soin d'inventorier au moment où il la rece-
vait : souvent, parmi tant d'objets précieux qu'a laissé s'accumu-
ler en désordre et se détériorer lentement une triste incurie, parmi
tant de trésors qui sont devenus des débris et des rebuts, vous ren-
contrerez tout d'un coup ce que vous croyiez le plus moderne, le
plus nouveau, le plus complètement inédit.
Un de ces secrets d'autrefois que nous venons de retrouver, c'est
l'usage ordinaire et fréquent des bains chauds. Sans l'ordre exprès
du médecin, dans nos campagnes, un paysan ne songerait jamais à
prendre un bain; dans nos villes, c'est à peine si, grâce aux efforts
de l'assistance publique et de la charité privée, l'habitude de ces
720 REVUE DES DEUX MONDES.
soins hygiéniques commence enfin à pénétrer dans les classes infé-
rieures de la population. C'est là un legs du moyen âge, un fruit
de son ignorance et de son ascétisme, une suite naturelle du mépris
qu'il professait pour le corps. Chez les anciens au contraire, à l'é-
poque romaine surtout, grands et petits, riches et pauvres, ont
également l'usage et le goût de ces continuelles ablutions; il en
est encore ainsi en Orient, où le portefaix ne saurait pas plus que
le pacha se priver d'aller au bain une fois au moins par semaine.
La Trêves romaine, capitale des Gaules et même, pendant un siècle,
capitale de l'empire d'Occident, devait avoir ses thermes, imités
de ces thermes de Titus, de Caracalla et de Dioclétien qui comptaient
parmi les plus somptueux et les plus gigantesques monumens de
l'art romain et de la magnificence impériale.
On a généralement cru reconnaître les bains pul lies de Trêves
dans un édifice, tout entier construit en briques, auquel s'appuvi.lt
l'angle sud-est des fortifications. Il y a peu d'années, ces rumes
étaient tellement enfouies , que les fenêtres du premier étage for-
maient l'une des entrées de la ville; c'était ce que l'on appelait la
Porte-Blanche [Porta-Alba] , la couleur des briques étant plus
chaude et plus gaie que celle du sombre grès de la Pofte-INoire. Le
gouvernement prussien a fait déblayer ces ruines, et les fouilles se
prolongent encore sur un terrain voisin qu'il a récemment acquis
et où se continuent les constructions. Jusqu'à ce que l'on ait dégagé
tout le périmètre de ce monument, que l'on en ait étudié toutes les
dispositions, et qu'on en ait dressé un plan exact, il sera difficile
d'en déterminer avec quelque certitude le véritable caractère; on
pourra y voir, tantôt un théâtre de pantomimes, tantôt une basi-
lique plus tard transformée en église chrétienne, tantôt une partie
du Capitole de l'ancienne Trêves. L'opinion de Wyttenbach, qui a
le premier parlé de thermes, me paraît pourtant la plus vraisem-
blable. L'étendue considérable que paraît avoir occupée cet édifice
est déjà une première présomption; on sait quel espace couvraient
à Rome les thermes de Caracalla ou ceux de Dioclétien. L'aspect
général rappelle aussi celui de ces ruines célèbres; ce sont de
grandes salles avec des absides semi-circulaires , ce sont des sou-
terrains soigneusement voûtés où conduisent de nombreux escaliers.
11 semble que l'on distingue aussi l'emplacement de larges bassins,
de piscines placées au centre des plus vastes pièces. Il y a certai-
nement, près de l'entrée actuelle et de la maison du gardien, les
restes d'un énorme fourneau. Quoi qu'il faille en penser, ces ruines
sont, après celles de la Porte-Noire, les plus pittoresques de Trêves
et celles qui rappellent le mieux l'Italie. A travers les hautes arches
béantes, on aperçoit ou les clochers de la ville ou les riantes cam-
pagnes qui l'entourent; les rougeurs de la brique se marient heu-
LA VILLE DE TREVES. 721
reusement à la fraîche verdure des gazons et des broussailles qui
poussent parmi les décombres , des grands noyers dont la tête ne
parvient pas à atteindre le faîte de ces murs croulans.
Un édifice qui ne prête point aux mêmes incertitudes, c'est l'an-
cien amphithéâtre, situé à cinq cents pas des thermes, à l'en-
trée de YOleivigihal. Comme celui de Cyzique, en Asie-Mineure,
cet édifice a été en grande partie taillé dans le tuf d'une colline, et
les architectes ont ainsi abrégé singulièrement la durée du travail
et probablement diminué les frais. Les gradins ont complètement
disparu ; pendant le moyen âge, l'amphithéâtre servait de carrière.
Un diplôme d'un archevêque de Trêves fait don de ces ruines, en
1211, à l'abbaye de Himmerode, qui avait des bâtimens à élever,
« attendu , dit cette charte, qu'il ne peut résulter aucun avantage
public de ces vieilles masures , restées inutiles depuis tant de
siècles. » Il ne subsiste aujourd'hui que l'arène avec son dallage et la
rigole qui règne tout à l'entour, le podium, fait de pierre de taille
de petite dimension, soigneusement appareillée avec du ciment,
l'entrée de quelques caveaux s' ouvrant dans le mur du podium ,
enfin les deux grandes allées qui avaient été creusées dans la col-
line pour que, du nord et du sud, chars, chevaux, bêtes féroces et
gens pussent entrer de plain-pied dans l'arène. Gomme le Colisée,
l'amphithéâtre de Trêves a servi de forteresse; ainsi l'on sait que
lors de l'invasion des Vandales, en /i07, la plus grande partie de la
population de Trêves se réfugia dans l'amphithéâtre et s'y retrancha.
En 176/i , il servit au contraire à l'ennemi qui attaquait la ville.
Les Français s'y établirent et s'y fortifièrent, pour de là bombarder
Trêves.
C'est à cet amphithéâtre que se rattachent les derniers souve-
nirs de la Trêves romaine; dans le cours du v^ siècle, c'est sur ces
gradins, qui pouvaient contenir environ soixante mille personnes,
que les habitans de la malheureuse Trêves venaient se presser entre
deux catastrophes, pour chercher dans les fiévreuses émotions de
ces cruels spectacles quelques heures d'insouciance et d'oubli.
Quand les barbares s'étaient retirés, rassasiés de pillage et de
meurtres , emportant leur butin , emmenant leurs prisonniers ,
quand fumaient encore les décombres des édifices livrés aux
flammes et que dans chaque famille il y avait quelque place vide,
ce qu'imploraient à grands cris les survivans, ce n'ét^dt point qu'on
arrachât aux barbares leurs victimes, ni que l'on mît les murs de
la cité en état de résister à une nouvelle attaque, c'était que l'on
se hâtât de réparer le cirque et d'y mêler le sang des hommes à
celui des ours et des panthères. C'est cette passion, c'est ce délire
qui inspire à Salvien, un prêtre de Cologne qui a étudié et vécu à
TOMR I.VI. — ISfif). il)
722 REVUE DES DEUX MONDES.
Trêves, cette éloquente et pathétique apostrophe : « Vous désirez
des jeux publics, habitans de Trêves; après le sang, après les sup-
plices, vous demandez des théâtres, vous réclamez du prince un
cirque; mais pour qui? pour une ville épuisée et perdue, pour un
peuple captif et ravagé, qui a péri ou qui pleure! »
C'est encore un édifice romain, le palais, dit-on, de l'impératrice
Hélène, mère de Constantin, qui forme la partie centrale, le noyau
du Dom de Trêves, la plus ancienne cathédrale de l'Allemagne. Il
est difiicile à première vue de reconnaître la construction primitive
sous toutes les additions, sous tous les changemens postérieurs.
Consacrée à saint Pierre, par l'évêque Agritius, vers le commen-
cement du iV siècle, elle subit déjà une première restauration au
vi^ siècle, par les soins d'un archevêque correspondant de Justi-
nien, Nicetius, qui demande des ouvriers à l'empereur et les ob-
tient. L'église est brûlée, après Charlemagne, par les Normands, et
reste quelque temps abandonnée; puis elle est rétablie et agrandie
en J0i9, et encore remaniée au xiii*' siècle. Les réparations exécu-
tées en 1717 et ISIO, à la suite d'incendies, n'ont pas pu ne point
faire chacune disparaître quelques parties de l'ancienne construc-
tion. Aussi éprouve-t-on quelque perplexité quand on se trouve au
milieu de l'édifice actuel, au centre de cette croix qui se compose
d'une triple nef et d'un double chœur. Si l'on veut sortir d'embar-
ras et apprendre par quelle série d'altérations l'église est devenue
le monument complexe et bizarre que l'on vient de visiter, il faut
tâcher de se faire présenter au chanoine Wilmosky, et d'avoir le
plaisir de parcourir avec lui la cathédrale.
Je ne sais ce qui a conduit M. le chanoine Wilmosky à commen-
cer ses études sur l'ancienne Trêves; mais personne ne connaît
comme lui ce que cache ce terrain tout formé de la poussière du
passé, et où le sol romain se trouve, dans certains quartiers de la
ville, à quinze pieds au-dessous du sol actuel. Il ne s'est pas, de-
puis une vingtaine d'années, trouvé à Trêves un fragment antique,
découvert les soubassemens d'un édifice, les restes d'une maison,
que M. Wilmosky n'ait aussitôt examiné, décrit, dessiné d'un ha-
bile et fidèle crayon ce débris de la cité romaine ; il vous fera, par
l'archéologie, l'histoire de la civilisation qui a laissé ici tant de
monumens, il vous expliquera comment, sous les premiers Flaviens,
après la défaite de Classions et de Tutor et l'apaisement de la révolte,
Trêves commence à devenir tout à fait une ville latine, qui appelle
à son aide, pour s'orner et s'embellir, tous les arts de l'Italie; c'est
à cette époque qu'il attribue des fragmens de fresques exécutées
dans un style élégant et sobre, tout à fait digne des peintures de
Pompéi, fragmens qu'il a retrouvés dans les couches les plus pro-
LA VILLE DE TREVES. 723
fondes du sol. C'est aussi du ii'' siècle que daterait l'admirable
mosaïque découverte à Nennig, dans les ruines d'une villa ro-
maine, magnifique demeure de quelque sénateur trévirois. Cette
mosaïque est l'une des plus remarquables qui existent, la plus belle
certainement qui ait été trouvée de ce côté-ci des Alpes. La compo-
sition en est heureuse et d'un grand effet décoratif, la couleur a
une franchise et une hardiesse rares. Au iV siècle, l'élégance est
remplacée par la richesse. Sous Valentinien et Gratien, aux fres-
ques succède partout un étalage de matériaux précieux ; les murs
des maisons et des édifices publics se recouvrent de marbre et de
porphyre. Par-dessus tous ces débris s'étendent aujourd'hui d'é-
paisses couches de cendres, monument du passage des Francs et
de tant de cruelles et successives dévastations. Enfin çà ei là se dé-
couvrent les traces des restaurations franques, des maladroits ef-
forts tentés par quelques grands personnages du vi^ et du vii'^ siècle
pour copier le luxe de la civilisation romaine; des peintures à la
détrempe essaient d'imiter sur les murailles les veines du cipollino
ou les capricieux dessins de la brèche africaine.
Mais ce que possède surtout M. Wilmosky, c'est l'histoire ar-
chitecturale du Dom. Il a dirigé, comme architecte, la dernière
restauration, qui a duré, si je ne me trompe, dix ans, et qui a été
terminée en 18/iZi. Pendant tout ce temps, il a fouillé le sol de la
cathédrale, il en a interrogé les murs et sondé les énormes piliers;
il a pu, grâce à sa situation exceptionnelle et à cette étude inces-
sante et passionnée, déterminer à quel siècle appartenait chaque
partie de l'édifice et distinguer, dans ces massifs épais, les con-
tours et l'étendue de la basilique primitive. Dans son ardeur de
recherches, il a dégagé peu à peu la vieille basilique de tout ce
qui la cachait aux regards. Seul M. Wilmosky sait où commence et
où finit l'antique construction, et il lui déplaît de découvrir aux
profanes ce qu'il a eu tant de peine à trouver; mais qu'il recon-
naisse en vous un frère en archéologie, quelqu'un d'initié à ces
études et qui admirera, au lieu d'en sourire, une si sincère pas-
sion, il vous fera les honneurs de sa cathédrale et de ses beaux
et fidèles dessins; vous y trouverez toutes ces parties de l'église
d'Agritius que la marche des travaux a mises à jour pour un temps,
et que les exigences de la restauration ont conduit ensuite ta recou-
vrir et à cacher de nouveau.
Le bâtiment converti en église sous Constantin paraît à M. Wil-
mosky avoir été une basilique; il a retrouvé des restes du tribunal
qui en occupait une des extrémités. Cette nef aurait été agrandie
quand la destination de l'édifice fut changée. Les travaux terminés,
la première cathédrale de Trêves aurait formé une vaste salle car-
72/l REVUE DES DEUX MONDES.
rée où trois grandes portes donnaient accès; intérieurement, les
murs étaient revêtus de marbre jusqu'à hauteur d'appui; au-dessus
brillaient des mosaïques; quelques fragmens retrouvés sont d'un
goût fort élégant. Le plafond, sans doute peint et doré, était sup-^
porté par quatre hautes colonnes de granit surmontées de chapi-
teaux en marbre de Paros. On a, dans le cloître et devant la porte
de la cathédrale , des débris de ces énormes colonnes , qui furent
renversées dans la première destruction de l'édifice; ce qui peut
donner quelque idée de l'effet que produisait cette ordonnance,
c'est cette grande pièce des thermes de Dioclétien dont Buonarotti
a fait à Rome l'église de Sainte-Marie-des-Anges (1).
Il resterait encore beaucoup à dire des monumens de la Trêves
romaine; nous n'avons parlé ni de ceux qui ont disparu depuis un
siècle ou deux, comme l'arc de triomphe de Gratien, ni des tours
ou propugnacula qui se voient encore, très bien conservées, dans
deux rues de la ville, ni de débris d'aqueducs et de réservoirs que
l'on a signalés aux abords mêmes de Trêves et dans les environs.
Le monument d'If/d, obélisque à quatre pans, haut de 26 mètres
et tout couvert d'inscriptions et de sculptures assez mal expliquées
jusqu'ici, mériterait aussi d'attirer l'attention : cette singulière
construction, qui était, il y a soixante -dix ans, mieux conservée
qu'aujourd'hui, a vivement frappé Goethe, comme on peut le voir
dans son récit de la campagne de France. Dans les pensées que lui
suggèrent, dès 1792, les bas-reliefs de ce monument, on peut trouver
le germe et comme l'ébauche de conceptions et de préférences qui,
surtout après le voyage en Italie, exerceront-une influence si mar-
quée sur les œuvres de toute la seconde moitié de sa carrière. Cette
impression qu'éprouva Goethe devant l'obélisque d'Igel, nous avons
essayé de la demander aux ruines imposantes de Trêves. Puisse
cette tentative être bien accueillie de tous ceux qui aiment l'an-
tiquité, qui comprennent que les livres ne suffisent pas à nous la
révéler, que son âme nous parle aussi dans les moindres débris de
ses arts, dans tous les monumens de sa vie publique et privée!
George Perroï.
(1) Le seul travail imprimé de M. Wilmosky est, à ma connaissance, une intéressante
étude sur une maison antique découverte à Trêves; elle est intitulée Das Haus des Tri-
bunen M. PiUmhis Victorinus in Trier, Trêves 1803. On ferait un magnifique ouvrage des
dessins qu'il a entre les mains, et qui se divisent en deux séries, ceux qui représentent
la cathédrale telle qu'elle était aux différons momens de sa vie, et ceux qui compren-
nent toutes les peintures et mosaïques de Trêves et des environs; mais ce serait là un
ouvrage très coûteux, dont un gouvernement seul pourrait faire les frais.
DEUX NEGOCIATIONS
LA DIPLOMATIE EUROPÉENNE
POLOGNE ET DANEMARK. — 1863-64.
Denmark ai}d Germany : correspondcnce respecting tlie a (f airs of the duchiex Holstein, Lauenbury
and Schleswig , preiented to both JJouses of Parliamenl (mars-juin 1864). — Protocols of
conférences held in London relative to the affairs of De.imark, prescnted to both llouses of
Parliament {juillet 1864).— Exposé de la situation de l'empire et Documens diplomatiques, etc.
(novembre 1863, mars 1864 et février 1865). — Papiers d'état communiqués au rigsraad de
Copenhague (1861). — Pièces inédites, etc.
IV.
LES DUCHÉS DE L'eLBE ET LES INTERVENTIONS ANGLAISES (1).
I.
Le 21 avril 18/i9 fut, dans les annales parlementaires de la
Prusse, une de ces dates que l'histoire est appelée à recueillir à
plus d'un titre. Ce jour-là, le roi Frédéric-Guillaume IV fit con-
naître son refus d'accepter la couronne impériale que lui avait dé-
cernée le parlement de Francfort, et le président du conseil vint lire
à la tribune de la chambre de Berlin un manifeste écrit dans un
style poétique bien connu du peuple, et qui contenait à la fin cette
phrase demeurée célèbre : u Je reconnais la force de l'opinion pu-
blique, mais ce n'est pas une raison pour s'abandonner en aveugle
aux courans et aux tempêtes; jamais ainsi le vaisseau n'atteindrait
(1) Voyez la Revue des 15 septembre et l" octobre I8G4, et du l'^'' janvier I8G5,
726 REVUE DES DEUX MONDES.
le port, jamais, jamais!.... » Au milieu du silence consterné qui
accueillit ce triple jamais, un seul député se leva pour féliciter le
gouvernement de sa résolution. « Je suis de la Marche de Brande-
bourg, dit-il, je suis du sol même où la monarchie prussienne a été
bâtie, cimentée avec le sang de nos pères, » et cette considération
lui suffisait pour ne pas vouloir troquer la couronne auguste de ses
rois contre un jouet forgé par des professeurs de Francfort. Non
content de blesser à ce point les sentimens de la majorité, l'orateur
osait condamner sévèrement une autre convoitise de ses compa-
triotes encore plus chère à leurs cœurs, et il s'élevait avec force
contre leurs prétentions sur les pays de l'Eider, alors que ces pré-
tentions étaient 'soutenues par les armes et les vœux de l'Allema-
gne tout entière. Le député de la Marche de Brandebourg eut le
courage méritoire de déplorer que « les troupes royales prussiennes
fussent allées défendre la révolution dans le Slesvig contre le sou-
verain légitime de ce pays, le roi de Danemark. » Il affirma qu'on
faisait à ce roi « une véritable querelle d' Allemand , » qu'on lui
cherchait noise « k propos de bottes » {iim des Kaisers Bart), et
l'orateur n'hésita pas à déclarer, au milieu d'une chambre frémis-
sante, que la guerre provoquée dans les duchés de l'Elbe était
« une entreprise éminemment inique, frivole, désastreuse et révo-
lutionnaire (1)... ')
L'homme qui prononçait en 18/i9 ces paroles remarqug,bles n'é-
tait autre que M. de Bismark - Schœnhausen ; mais, pour rendre
son jugement complet, l'honorable député de la Marche de Bran-
debourg aurait dû ajouter que cette entreprise constituait de plus
un monument insigne de l'ingratitude du génie allemand envers
une monarchie qui de tout temps l'avait comblé de ses bienfaits.
On ne saurait l'oublier, l'agitation des duchés de l'Elbe a été sur-
tout l'œuvre des savans et des écrivains de la Germanie; l'idée
même de Slesvig-Holstein n'est due qu'à leur esprit inventif. Les
généraux de Wrangel, de Gablentz, et jusqu'au prince royal, le
héros de Misunde, n'ont donné, à vrai dire, que le dernier assaut
à une place qu'assiégeaient déjà depuis plus d'un quart de siècle
les Dahlmann, les Arndt, les Falk, les Droysen, les Waitz, et les
autres grands capitaines de la république des lettres. Historiens,
publicistes, poètes et romanciers de l'Allemagne ont fait pendant
plus de trente ans au Danemark une guerre sans relâche, une
guerre de pamphlets et de livres, de chansons et de romans, d'ar-
(1) « Ein hbchst ungerechtes, frivoles und verderbliches Unternehinen zur Untcr-
stutzung einer ganz unmotivirten Révolution. » — Voyez à ce sujet l'interpellation de
M. Temme sur les affaires de Slesvig-Holstein dans les débats de la seconde chambre
prussienne du 17 avril 1803; voyez aussi les débats de la même chambre du 7 avril 1849.
DEUX NEGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 727
chéologie passionnée et de statistique haineuse ; pendant trente
ans, ils ne se lassèrent pas de prêcher une doctrine qui finit par
embraser les esprits teutons, par triompher même des scrupules de
M. de Bismark, et la remarque a déjà été souvent produite, que le
récent démembrement de la monarchie de Christian IX présentait,
entre tant d'autres singularités, l'étrange spectacle d'une propa-
gande littéraire aboutissant à une invasion armée. Ce qui a été moins
remarqué à notre sentiment, c'est l'étrange manière dont le génie
allemand s'est acquitté, dans tout ce différend, de sa dette de re-
connaissance envers une dynastie étrangère jadis si tutélaire, si
généreuse pour lui, et dont il avait si souvent célébré les bontés
magnanimes.
Il y eut un temps où les docteurs et littérateurs de la Germanie
furent loin d'avoir dans leur pays la considération et l'inlluence
dont ils jouissent de nos jours; ils étaient bien humbles au dix-
huitième siècle, négligés et oubliés, et ils attendaient en vain un
regard d'encouragement ou d'estime de leurs nombreux princes et
souverains. Frédéric le Grand écrivait en 1780 son fameux libelle
plein de mépris et de dédain pour sa langue nationale; il deman-
dait malicieusement à Mirabeau si le meilleur service à rendre aux
lettres allemandes n'était pas de les ignorer; il ne voulait recon-
naître à ses compatriotes d'autres qualités que celles de savoir
« manger, boire et batailler, » — et ni Marie-Thérèse, ni Joseph II,
ni aucun des grands ou petits potentats du saint -empire d'alors
ne songèrent à donner sur ce point de démenti au royal disciple de
Voltaire. « Longtemps, lui disait le chantre de la Messiade dans des
strophes demeurées célèbres, longtemps nous avons espéré que tu
protégerais la muse allemande : les Gleim et les Ramier t'avaient
imploré en sa faveur; mais tu as répondu de manière à la faire
rougir de honte! Il est vrai que tu t'es chargé toi-même de nous
venger de tes outrages; tu as essayé de balbutier des sons dans
une langue étrangère, et pour récompense on t'a répondu en rica-
nant que, malgré tout le lavage de tes Arouet, ton vers ne laissait
pas de rester tudesque... » Combien différons par contre sont les
accens du même Klopstock lorsqu'il parle des souverains du Da-
nemark, de ce Frédéric V notamment qu'il aimait à placer en re-
gard de son homonyme de Berlin ! Il opposait au conquérant ce
prince « bien plus noble [der Edlere) qui, dans un temps de paga-
nisme renouvelé, avait su demeurer chrétien, » et il lui faisait hom-
mage de son poème du Messie. « C'est Frédéric le Danois, — lit-on
dans la dédicace bien connue, — qui, devant tes pas, sème de fleurs
les cimes où tu dois t' élever, ô ma muse ! » Il appelait ce prince
l'honneur de l'humanité; il célébrait la nation Scandinave à l'égal
7*28 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa propre patrie , et , vieux encore , il décernait au peuple da-
nois « la plus belle des palmes qu'ait jamais portées dans ses mains
l'Immortalité! »
C'est qu'à une époque où le goût français dominait tyrannique-
raent et exclusivement dans les châteaux et les résidences des pays
d'outre-Rhin, la cour de Copenhague, cette cour des Christian et des
Frédéric, était la seule à cultiver les lettres allemandes, à honorer
les talens de la Germanie, et, pour rappeler une autre expression
encore du barde de Quedlinburg, « à faire signe au mérite silencieux
et lointain. » Elle recueillait Klopstock errant et lui assurait une
existence exempte de soucis; elle attirait les Cramer, les Schlegel, les
Sturz, les OEder, les Kratzenstein, tant d'autres écrivains et artistes
d'au-delà de l'Eider, et les retenait par ses munificences. Les graves
professeurs de Gœttingue portaient alors aux nues les Danos dona
ferentcs-, le grand Michaëlis prodiguait les éloges aux Mécènes Scan-
dinaves, et c'est aussi le chargé d'affaires du Danemark près l'em-
pereur d'Allemagne, Niessen, qui protégea la veuve et adopta les
enfans du sublime compositeur de Don Juan, mort dans la misère,
et à qui la ville impériale de Vienne n'avait su accorder d'autre
tombe que la fosse commune de ses pauvres! La tradition de ces
libéralités s'est maintenue en partie jusque dans notre siècle : le
poète dramatique le plus renommé de l'Allemagne contemporaine,
Hebbel (le même qui plus tard, au fameux couronnement de Kœ-
nigsberg, devait saluer Guillaume P' de Prusse comme un a libé-
rateur»), avait longtemps joui d'une pension que lui faisait le roi
Christian YIII, et il n'est pas jusqu'au hargneux professeur Dahlmann
qui n'ait rempli à son heure quelque fonction lucrative à Copen-
hague; ce père terrible du slcsvig -holsteinisme scsa^ii même com-
mencé par écrire dans cette langue danoise vouée depuis à tant de
malédictions. Du reste, le gouvernement danois a bien autrement
encore mérité, dans ce xix^ siècle, du monde savant de la Germa-
nie au moment des plus douloureuses épreuves, alors que le cé-
lèbre mémoire du conseiller russe Stourdza dénonçait, devant les
souverains réunis au congrès d'Aix-la-Ciiapelle, les hautes écoles
d'outre-Rhin comme les antres redoutables de l'esprit révolution-
naiie, alors que le Bund instituait des commissions inquisitoriales
contre les « menées démagogiques » de la jeunesse universitaire, et
que la persécution était à l'ordre du jour contre les professeurs pa-
triotes et les candides affiliés de la Burschemchaft. A cette époque
si pleine de calamités pour les docentes et siudiosi de la docte et
studieuse Allemagne, seule Yahna mater de Kiel offrait asile et sé-
curité à la pensée fière et généreuse. Là, maîtres et élèves avaient
libre carrière, là seulement ils étaient à l'abri des décrets de Caris-
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 729
bad et des réquisitoires de Mayence. C'est que Frédéric VI de Da-
nemark tenait à honneur de préserver son duché de Holstein de
l'odieuse police fédérale, et de laisser à la science allemande toute
indépendance et toute dignité au sein d'une grande école que lui
et ses devanciers n'avaient cessé de protéger et de chérir.
C'est pourtant cette même université de Kiel qui, dès les pre-
miers temps de la restauration, devint le berceau du slesvig-hohtei-
m'smc, l'officine où l'érudition germanique se mit à forger contre la
monarchie danoise l'arme meurtrière qui passa ensuite aux mains
des Wrangel et des Bismark, et jamais science cordialement ac-
cueillie n'a mieux justifié qu'à cette occasion et dans le sens de la
fable son antique emblème du seipent. Dès 1815 s'établissait à l'u-
niversité de Kiel et y préludait à son action fatale le futur 0 Connell
des duchés de l'Elbe, — un O'Connell tout d'étude et de plume, un
Warwick faiseur de rois au moyen d'interminables dissertations
sur la lex regia et la constitutio Valdemari, — ce même et célèbre
Dahlmann qui , après avoir jeté les assises d'une nouvelle dynas-
tie sur les bords de l'Eider, devait encore un jour, en 18/i9, relever
le saint-empire romain à Francfort et venir à Berlin présenter la
couronne de Charlemagne au romantique descendant des Hohen-
zollern. Frédéric-Christophe Dahlmann est un type remarquable de
cette génération toute moderne de professeurs allemands dont les
origines remontent aux guerres du premier empire, mais dont l'im-
portance s'est surtout accrue depuis 18/iO, et qui, à l'heure qu'il est,
domine souverainement dans les écoles, les chambres et les assem-
blées'populaires de l'autre côté du Rhin, — génération d'esprits vio-
lens et acerbes, poussant parfois au délire, toujours à l'injustice,
un patriotisme haineux et farouche , mettant une érudition infati-
gable, spécieuse, fallacieuse même, au service de toutes les pas-
sions et de toutes les convoitises du génie national, ne rêvant et ne
prêchant qu'annexions, revendications et conquêtes, et assujettis-
sant en imagination l'univers entier « à la majesté de l'idée germa-
nique, npro/essoria lingiia regimen mimdi expostulans... Du reste,
l'élu du Seigneur dans la Bible allait seulement à la poursuite des
ânes de son père, et trouva une royauté sur sa route; de même le
jeune professeur de Kiel fit la découverte d'une Atlantide, de tout
un pays à revendiquer pour la grande pairie, là où il n'avait d'a-
bord cherché que des argumens pour les immunités et privilèges
de l'ordre équestre du Holstein, dont il était le mandataire judi-
ciaire (1) , car ce n'est pas une des moindres bizarreries de ce dé-
(1) Il était secrétaire payé de la députation permanente de l'ordre équestre à Kiel, et
c'est en cette qualité qu'il élabora dès 1810 (8 octobre) son premier mémoire pour la
noblesse de ce pays, où se trouvait déjà en germe toute la théorie du siesvig-holstei-
730 REVUE DES DEUX MONDES.
bat lamentable que la cause qui devait passionner plus tard en Al-
lemagne la démocratie et y enrôler sous sa bannière les partis les
plus avancés ait eu son point de départ dans les prétentions obso-
lètes d'une caste féodale. Pour défendre ces prétentions, pour jus-
tifier certaines prérogatives réclamées par ses cliens « les prélats
et chevaliers du duché de Holstein, » Dahlmann avait commencé
par établir qu'il existait une communauté d'intérêts et de droits,
— un nexus socialis, — entre la noblesse du Holstein et celle du
Slesvig. Il creusa plus profondément le sillon, et finit par décou-
vrir que le ncxus s'étendait à l'ensemble des institutions, à « l'or-
ganisme même » des deux pays, et que « les duchés » étaient in-
dissolublement « unis » l'un à l'autre, bien que l'un fut une terre
fédérale et que l'autre n'eût jamais fait partie de l'empire. Le sa-
vant historien concluait de là que le Slesvig devait « partager » les
institutions, la langue et « les destinées futures » du Holstein
Ainsi se trouva formulé le (Tcdo du slesvig-holsleînisme, que l'ar-
dent professeur ne se lassa pas de propager depuis et <( d'élucider »
dans maint mémoire, cours, livre, pamphlet et journal. Il invo-
quait les textes les plus obscurs, les chartes les plus poudreuses,
des diplômes de 1326, de lilùS et de 1^60; mais, si confuse et peu
attrayante que fût la démonstration, les honnêtes patriotes de la
Germanie saisirent parfaitement « le très bref sens du très long dis-
cours, » pour parler le langage de leur Schiller. Il y avait là évi-
demment une province à réoccuper, un magnifique port à acqué-
rir, une mer à dominer; plus tard, ils devaient même s'apercevoir
qu'il y avait là aussi des frères à délivrer !
La belle découverte de Dahlmann ne put donc pas manquer
d'être chaleureusement acclamée par toutes les universités de la
grande patrie allemande. Dans le Holstein même, les idées de
Yunion descendaient peu à peu des <( prélats et chevaliers » aux
couches populaires et y prenaient racine ; elles commençaient aussi
à gagner une partie de la noblesse du Slesvig que nourrissait de
son lait fortifiant Y aima mater de Kiel; enfin tout bas on se di-
sait encore que la nouvelle foi avait des confesseurs discrets, mais
très zélés et très intéressés, jusque sur les marches du trône du
bon Frédéric VI. Un des principaux points de la discussion soulevée
par Dahlmann avait porté sur la lex regia, la loi salique du Da-
nemark : le savant historien contestait la validité de cette loi pour
nisme. D'ailleurs Dahlmann, remarquons-le en passant, n'était nullement originaire
des duchés : il était né à Wismar, dans le Meoklembourg, et avant de s'établir à Kiel
il avait occupé une chaire d'histoire à l'université de Copenhague. Ce fut pendant ce
séjour à Copenhague qu'il publia sur Oehlenschlaeger un travail très sympathique, et
en langue danoise.
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 731
plusieurs états du royaume; il affirmait que, si l'ordre de succession
était cognato-agnatique dans les îles et le Jutland septentrional,
il n'était par contre que purement agnatique dans le duché du
Slesvig, qui, sous ce rapport aussi, devait partager « les destinées
futures » du Ilolstein. Les simples et les candides parmi les Danois
ne comprirent d'abord rien au but de toute cette discussion, et ils
crurent devoir charitablement prévenir les Allemands que leur in-
génieux dktinguo pourrait bien ne tourner qu'au profit de l'em-
pereur Nicolas, qui n'avait déjà que trop de titres à faire valoir
éventuellement comme descendant des Gottorp; mais l'énigme s'é-
claircit pour tout le monde alors qu'en 1837 parut à Halle une
brochure anonyme sur la succession dans le Slesvig -lîolslein.
Cette succession dans les « duchés unis, » la brochure la reven-
diquait (dans l'éventualité, alors déjà très probable, de l'extinc-
tion delà ligne directe de la maison royale du Danemark) pour
le duc Christian-Auguste d'Augustenbourg, beau-frère du roi ré-
gnant Frédéric VI. On ne tarda pas non plus à savoir que l'auteur
du pamphlet ou plutôt du manifeste anonyme n'était autre que le
duc d'Augustenbourg lui-même... Tous les voiles sont loin encore
d'être levés sur la ténébreuse conduite tenue par le duc Christian
et son frère, le prince Frédéric de Noer, pendant l'époque qui
précéda la révolte de 18Û8; mais ce qu'on en sait déjà maintenant
suffît, et au-delà, pour constater la félonie la plus patente qu'ait
jamais eu à enregistrer l'histoire. Les papiers d'état publiés depuis
par le gouvernement danois (1) prouvent, jusqu'à la dernière évi-
dence, que les deux princes n'avaient cessé, dès l'origine, d en-
tretenir avec les meneurs du slesvig-holsleinisme les relations les
plus intimes, d'alimenter l'agitation et de lui inspirer les plus dé-
cisives démarches. En même temps ils profitaient de la haute po-
sition qu'ils occupaient auprès du trône, de la faiblesse du roi en-
vers des parens si proches, des assurances toujours renouvelées de
loyauté et de dévouement, pour détourner le gouvernement de
toute mesure prévoyante et préventive, pour recommander et
obtenir la tolérance la plus excessive, la plus injustifiable, envers
un mouvement dont ils se présentaient comme les habiles modé-
rateurs. « Je reconnais pleinement, écrivait encore en date du
14 juillet 1845 le prince Frédéric de Noer au roi Christian YIII,
je reconnais pleinement qu'il n'y a point d'état nommé Slesvig-
Holstein; mais il me semble indifférent que tel journal l'affirme... »
(1) Surtout une collection de lettres saisies en 1848 dans le château des Augusten-
bourg, et dont de curieux extraits ont été publiés par M. C.-F. Wegener, directeur des
archives, dans l'important ouvrage : Ueber das Verhdltniss der Herzoge von Augus-
tenburg zuni holsteinischen Aufruhre; Copenhague 1849.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
Et le prince de Noer continuait d'être investi de la dignité de com-
mandant en chef de l'armée et de gouverneur dans les duchés ! Le
double jeu fut ainsi joué jusqu'au bout, jusqu'au moment où l'un
des frères s'emparait de la forteresse de Rendsbourg, et l'autre
adressait au « peuple de Slesvig-Holstein » un appel aux armes.
Encore le langage hypocrite n'était-il pas complètement dépouillé
à ce moment même , et dans cet appel aux armes le duc Christian
expliquait son acte de rébellion ouverte par le fait que le roi « était
entouré de Danois violemment excités et n'avait pas la liberté de
ses résolutions!... »
C'est de cette connivence (de ce connubio, diraient les Italiens)
entre la science germanique avide d'annexions et une famille prin-
cière ambitieuse, — toutes les deux également comblées de faveurs
par une dynastie généreuse et débonnaire, — que date la période
active et vraiment politique d'une propagande dont les phases an-
térieures intéressent surtout l'archéologie et l'histoire littéraire.
Le slesing-holsteinisme eut, à partir de 1838, ses chefs influens, ses
visées précises, son prétendant même plus ou moins avoué, et la
longanimité du gouvernement danois pendant toute cette période
envers une agitation d'un caractère si dangereux et d'une portée
si évidente est un phénomène assurément fait pour surprendre, —
qu'il devient presque impossible d'expliquer par le seul désir d'évi-
ter les embarras et de conjurer une catastrophe. Il faut bien le
dire, les vicissitudes contemporaines (les plus récentes même) du
Danemark présentent ainsi plus d'un point encore demeuré obscur,
et qui sait si, pour les éclairer tous, le futur historien ne devra pas
faire le dénombrement de la classe gouvernante de la monarchie
Scandinave, étudier en détail les familles traditionnellement inves-
ties dans ce royaume des hautes charges de la cour et de la diplo-
matie, et dont une grande partie n'a peut-être pas complètement
dépouillé une origine holsteinoise et des attaches allemandes? Tou-
jours est-il que le roi Christian VIII notamment (1) crut longtemps
à l'efficacité d'un système d'indulgence et de tempéramens dont les
princes d'Augustenbourg se faisaient auprès de lui les interprètes
insinuans et perfides. Le prince de Noer assurait son auguste maître
« que les fonctionnaires et habitans des duchés étaient animés en-
vers sa majesté de sentimens beaucoup plus loyaux que ses propres
sujets du Danemark, » et le souverain se plaisait à confier, sur la
présentation de son cousin, les postes les plus importans du pays à
des personnes enrôlées de longue date sous la bannière de Yunion',
(1) On sait qu'il succéda en 1830 au roi Frédéric VI, qui avait régné depuis 1808. Le
successeur de Christian VUI en 18i8 fut Frédéric VII, mort en 1863.
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOJLVTIQUES. 733
il accepta même un jour (18A2), et en toute intimité, les excuses
du duc Christian alors que celui-ci avait pris sur lui de faire suppri-
mer une phrase significative dans le message royal à la diète de
Slesvig, la phrase qui rappelait simplement que le duché de Sles-
vig était placé sons la couronne de Danemark ! On se doute bien
que, sous un pareil régime, l'éclat et la protection ne manquèrent
pas non plus à la grande école de Kiel, veuve depuis longtemps de
son Dahlmann, mais demeurée toujours le foyer principal de la
propagande germanique sur l'Eider. Le gouvernement tint à hon-
neur d'y réunir les maîtres les plus renommés de l'Allemagne pour
leur science et leur j!?«/;'/6)//.w2(?; les Droysen, les Waitz, se rendi-
rent k l'appel, et ils ne furent pas plus tôt installés qu'ils se mirent
à démontrer les droits sacrés de la grande pairie sur le Slesvig.
Plus tard ils devaient siéger tous dans le gouvernement jyrovisoire
des duchés. Le croirait-on? jusqu'en 1850, le Danemark maintint la
bizarre loi nommée biennhim imiversitatis, loi qui interdisait tout
emploi, même dans le Slesvig, aux personnes qui n'auraient pas
justifié d'un séjour de deux ans ù l'université de Kiel!...
Grâce ainsi à la simplicité de Christian VIII et à la duplicité de ses
« cousins, )) le mouvement séparatiste se fortifiait de plus en plus
dans les duchés, et ce qui ajoutait à la gravité de la situation, c'est
que cette recrudescence coïncidait précisément avec une période où
l'Allemagne, de son côté, avait pris un essor tout nouveau après de
longues années d'engourdissement et d'apathie. Depuis l'alerte cau-
sée en ISZiO au sujet du « Rhin allemand » et l'avènement de Fré-
déric-Guillaume IV en Prusse, les peuples de la Germanie, on s'en
souvient, sont entrés dans une époque critique, dans cette époque
d'agitation unitaire et réformiste dont rien encore n'annonce la fin.
Or il arriva qu'alors, comme maintes fois plus tard, les aspirations
de nos voisins vers l'unité et la liberté furent bien vite traversées,
primées même, par ces vues d'agrandissement et de conquête qui
semblent être l'épanouissement naturel du génie tudesque à son
état d'exaltation. Les esprits en Allemagne commencèrent donc à
être puissamment attirés vers l'Eider; des publicistes ingénieux se
demandèrent même si le Danemark n'était pas au fond appelé par
la « politique rationnelle » à devenir « l'état- amiral » {Admi-
ralsstaat) de la Germanie future, d'une Germanie libre, unie et ré-
générée; l'hymne national du « Slesvig-Holstein enlacé par la mer
{meer -iimschlungen) » remplaça peu à peu dans toute réunion
populaire la fameuse chanson de Becker sur « le Rhin allemand, »
et quand le roi Christian VIII, averti enfin sur le danger, publia
la célèbre lettre -patente du 8 juillet 18A6, qui maintenait sim-
plement les droits incontestables de la couronne de Danemark sur
734 REVUE DES DEUX MONDES.
le Slesvig, la grande pairie poussa déjà un long cri d'indignation
et d'horrear. Les professeurs de Heidelberg élevèrent les pre-
miers la voix contre « l'injure » faite à l'honneur et au droit de
leur nation; les universités de Bonn, de Leipzig, de Goettingue,
suivirent cet exemple; les chambres de Bade, de Wurtemberg, de
Bavière, retentirent d'imprécations violentes; le duc d'Augusten-
bourg, le duc de Glûcksbourg, le grand-duc d'Oldenbourg, protes-
tèrent devant la diète de Francfort, et il n'est pas jusqu'à cette
diète fédérale elle-même, — jadis si sourde à tous les mémoires de
Dahlmann (1), — qui ne crût devoir maintenant, dans sa résolution
du 17 septembre 18/i6, réserver « les droits de tous et de chacun,
spécialement de la confédération germanique et des agnats, » et
« reconnaître le sentiment patriotique qui s'est manifesté à cette
occasion dans plusieurs états allemands. » Les événemens mar-
chèrent vite dans ces mois fiévreux qui précédèrent la catastrophe
de février. Alors du reste comme de nos jours la crise fut pré-
cipitée par un changement de règne à Copenhague, — la mort de
Christian VIII et l'avènement de Frédéric YII, — et bientôt il y eut
une émeute de plus dans cette année 18/i8, année de grâce et de ré-
volutions. Le Holstein s'insurgea contre le souverain légitime, que
les Danois tenaient prisonnier-, un gouvernement provisoire fut
installé à Rendsbourg sous la direction des princes d'Augusten-
bourg, et les volontaires de l'Allemagne pénétrèrent dans le duché
de Slesvig pour y délivrer a des frères opprimés. » L'armée danoise
eut promptement raison de ces bandes indisciplinées des « corps
francs; » mais à leur suite vinrent les soldats de la Prusse et de la
confédération, le général Wrangel s'avança jusque dans le Jutland,
et il ne fallut rien moins que l'intervention de l'Europe pour faire
cesser un pareil scandale, pour mettre fin à une entreprise que la
conscience indignée de M. de Bismark a si bien qualifiée alors de
frivole, d^ inique et de révolutionnaire...
Il faut rendre cette justice à la diplomatie européenne dans ces
années agitées de 1848-/i9, qu'elle n'eut pas les moindres doutes
(I) Par sa décision, entre autres, du 17 novembre 1823, la diète fédérale avait « rejeté
comme non fondée» la plainte portée par les prélats et chevaliers de Holstein dans une
pétition datée du 5 décembre de l'année précédente, et il est curieux de consigner
(d'après les protocoles de la diète) l'opinion émise alors par le gouvernement prussien
au sujet de ce différend. « Les auteurs de la pétition (déclarait le plénipotentaire prus-
sien dans la séance du 10 juillet 1823) demandent que l'union soit maintenue entre les
duchés de Holstein et de Slesvig; mais, h part toutes les autres objections que ce main-
tien de l'union pourrait soulever par lui-même, il est évident que la diète fédérale ne
saurait exercer une influence quelconque sur ce sujet, et cela par la raison que le duché
de Slesvig n'appartient pas au territoire fédéral allemand, et reste par conséquent en
dehors de l'autorité de la confédération germanique. »
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 735
touchant le caractère et la moralité de la <( guerre de délivrance »
sur l'Eider, et qu'elle agit dans ces occurrences avec une louable
fermeté. L'Angleterre s'entendit alors avec la Russie et la France
pour préserver le Danemark de l'agression germanique et maintenir
dans son intégrité une ancienne et glorieuse monarchie. Peu porté
déjà par ses principes et ses intérêts à favoriser cette Allemagne
unitaire « dont la première pensée a été une pensée d'extension in-
juste, le premier cri un cri de guerre (1), » le tsar Nicolas sut éga-
lement mettre de côté toute sensibilité intempestive pour son bien-
aimé beau-frère le roi Frédéric-Guillaume lY, et il fut le plus ardent à
provoquer le concert européen qui finit par arracljer aux Prussiens
la proie tant convoitée. Disons-le toutefois, la diplomatie se mon-
tra beaucoup moins résolue et surtout beaucoup moins prévoyante
alors qu'après avoir fait cesser la guerre elle se mit à jeter les fon-
demens de la paix future : dans ce moment décisif, elle ne sut point
remédier à des inconvéniens pourtant bien sensibles, ni même por-
ter la main sur le siège véritable du mal. Le mal, il était évidem-
ment dans la position des rois de Danemark vis-à-vis du Bmid
comme suzerains du Holstein, et surtout dans l'équivoque qu'on
avait laissé s'établir au sujet du Slesvig, formant d'un côté (( par-
tie intégrante de la monarchie danoise » et gardant de l'autre une
« autonomie » qui le rapprochait du Holstein. A cette confusion
déjà si nuisible en elle-même, l'Allemagne ajoutait encore la con-
fusion qui lui était propre, — l'embarras de sa constitution fédé-
rale, la multiplicité de ses arrangemens territoriaux, le mécanisme
compliqué de ses souverainetés particulières et de sa diète uni-
taire, — et parvenait ainsi à envelopper le litige dans un réseau
vraiment inextricable. Ce vice de son organisme qu'elle ne cessait
de déplorer, cet état mal défini de ses relations extérieures qui fai-
sait l'éternel sujet de ses plaintes, la Germanie le mettait précisé-
ment à profit dans ses démêlés avec le Danemark pour échapper à
toute obligation ; elle semblait vouloir prouver à cette occasion la
fameuse identité de l'être et du non-être que lui avaient enseignée
ses grands philosophes, et, sommée de s'expliquer ou de répondre,
elle posait toujours la question préalable de maître Jacques. Était-
ce au cocher qu'on voulait parler? Elle prenait alors la casquette du
roi de Prusse. Était-ce au cuisinier? Dans ce cas, elle mettait le bon-
net de son Bundestag, et cocher et cuisinier ne se trouvaient jamais
d'accord, ni présens sur les mêmes lieux pour les mêmes stipula-
tions... C'est ainsi qu'un jour (J" juillet 18/i8) une suspension
(1) Expressions de la célèbre circulaire russe du G juillet 1846, adressée par le comte
Nesselrode à ses asens en Allemagne.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
d'armes fut signée entre la Prusse et le Danemark sur la médiation
de l'Angleterre; mais le général Wrangel refusa péremptoirement
d'exécuter l'armistice. Ce servitem* éprouvé de Frédéric- Guil-
laume IV, et qui devait bientôt diriger le coup d'état à Berlin, dé-
clara en ce moment désobéir à son roi : il était soldat de la con-
fédération, et n'avait d'ordre à recevoir que de l'archiduc Jean, le
nouveau vicaire de l'empire (1). De même plus tard la confédération
germanique prétendait ne pas reconnaître le traité de Londres, vu que
la Prusse et l'Autriche seules l'avaient signé, et qu'il n'avait pas été
soumis à l'approbation de la diète de Francfort. Les « progressistes
décidés, » les Brutus et honourable men de la grande association
patriotique du National Verein devaient même bientôt affirmer (2)
qu'il n'est pas jusqu'à l'Autriche et la Prusse qui ne pussent au
besoin, et comme membres de la confédération germanique^ <( s'af-
franchir des obligations d'un traité qu'elles avaient signé unique-
ment en leur qualité de puissances européennes ! . . . »
En face d'un problème à ce point confus et de la convoitise alle-
mande si habile dans l'art de créer les ténèbres et de « fendre les
mots (3), » les puissances appelées, en 1850 et 1852, à établir un
arrangement définitif auraient donc dû rechercher surtout une com-
binaison nette et précise qui ne laissât aucune place à l'équivoque
et mît hors d'emploi la chicane. Le plus simple à coup sûr, le plus
sensé aussi, eût été de débarrasser complètement le Danemark de
son fardeau du Holstein, de mettre ce duché à la disposition d'un
de ces nombreux princes que la féconde Allemagne tient toujours
prêts pour tout autel nuptial de haut lignage ou pour tout trône
fraîchement décoré. On aurait ainsi rendu la monarchie Scandinave
à elle-même, brisé la chaîne qui la rongeait en la rivant au corps
germanique. Un programme si rationnel concordait toutefois bien
peu alors avec les vues routinières et intéressées d'une partie de In
classe gouvernante à Copenhague; il aurait paru excessif même à ce
-parti de VEider, qui ne voulait « qu'isoler » le plus possible le du-
ché de Holstein des autres provinces de la monarchie; il aurait enfin
trouvé un obstacle invincible dans la mesquine obstination du tsar
(1) Lord Palmerston ne cacha pas alors le sentiment que lui inspirait cette politique
cauteleuse de l'Allemagne, et, dans une dépêche à lord Westmoreland du 25 juillet
1848, il menaça d'abandonner tout essai de médiation, si la Prusse ne faisait pas respecter
l'armistice : « Tke office of médiation ivould otherwise be of such a description that il.
xvould not be consistent loith the dignity of England to undertake il. »
(2) Voyez la curieuse dépêche de sir A. Malet à lord John Russell (Francfort, 30 mal
1863). Du reste, M. de Bismark tint un Inngage presque identique à lord Wodehouse;
voyez aussi la dépêche de ce dernier à lord Russell du 12 décembre 18G3.
(3) Splilling of luords, expression de lord Palmerston à l'adresse de M. Gagern dans
sa dépêche à lord Cowley du 13 mars 1S59.
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 737
Nicolas et du prince Schwarzenberg à rétablir partout et en tout
le statu quo absolu d'avant le bouleversement de février. Cepen-
dant, à défaut d'une solution vraie et radicale, tout devait au moins
engager à ne laisser subsister aucun doute sur la nature du statu
quo qu'on entendait maintenir. Le roi de Danemark pouvait conti-
nuer à être le suzerain du duché allemand de Holstein comme le
roi de Hollande était le suzerain du duché allemand du Luxem-
bourg; mais il devait être bien établi que les provinces extra-fédé-
rales de la monarchie danoise demeuraient aussi complètement
étrangères au Bund que l'étaient les provinces néerlandaises du
royaume des Pays-Bas. C'était du reste dans ces termes que le pro-
blème fut nettement et honnêtement posé dès l'origine par le roi
Frédéric VII. Dès le h avril 1848, le monarque danois repondit à
la députation que lui avaient envoyée les insurgés de Rendsbourg
qu'il accorderait au Holstein tout ce qu'on pourrait désirer, et
s'associerait, pour ce qui regardait ce duché, très franchement à
l'œuvre de l'unité allemande qu'on allait tenter à Francfort, mais
que le Slesvig était un patrimoine de la nation danoise qu'il n'avait
« ni la volonté, ni le pouvoir, ni le droit » d'aliéner, — et rien
assurément déplus légitime, de plus loyal que cette déclaration.
H importe bien de le rappeler : ni alors, ni depuis, ni à une épo-
que quelconque de l'histoire, la couronne de Danemark n'a pré-
tendu enchaîner le Holstein, peser de manière ou d'autre sur les
destinées de ce pays fédéral, y « daniser » la moindre parcelle de
terre. Ce qu'elle demandait, c'était de préserver ses provinces
propres de l'envahissement toujours croissant du germanisme, de
mettre à l'abri des empiètemens du Bund ce duché de Slesvig qui
n'a jamais fait partie de la confédération allemande, de demeurer
indépendante au-delà de ce fleuve qui, depuis les temps les plus
reculés, depuis Charlemagne, a toujours constitué la frontière de
la monarchie Scandinave : Eîdora romani terminus impcrii! C'é-
tait donc là le statu quo que les puissances de l'Europe auraient
dû établir en 1850 et 1852 dans les termes les plus précis et les
plus clairs; elles auraient dû hautement proclamer le droit de
Frédéric VII d'être maître indépendant dans ses possessions au-
delà de l'Eider, maître d'y introduire les changemens qu'il juge-
rait nécessaires au salut et à l'unité de ses états, maître en un mot
d'incorporer pleinement et complètement dans la monarchie da-
noise ce duché de Slesvig qui, de l'aveu de tous, eu était une
« partie intégrante. »
Mais il y avait des Allemands de l'autre côté de l'Eider! s'écrie-
ront ici les défenseurs farouches du <( droit nouveau, » les fanati-
ques de ce principe de nationalité devenu, à ce qu'on assure, le
TOME LVI. — 1865. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
dogme souverain de « la politique de l'avenir, » l'arche sainte, la
loi et les prophètes, Yultima ratio des peuples... Sans doute il y
avait-et il y a en effet des Allemands de l'autre côté de l'Eider : grâce
à la tolérance, à la sociabilité, à la sympathie traditionnelle des
Danois pour cette race germanique dont ils avaienl^raême maintes
fois défendu les intérêts les armes à la main depuis l'époque de
Witikind, des colons, des émigrans teutons ont pu de tout temps
s'établir dans le Jutland méridional ^ appelé plus tard le Slesvig^
ils s'y sont établis et multipliés, ils y ont prospéré, comme ils ont
également prospéré dans plusieurs provinces de la Pologne ( dans
celle de Posen notamment), où ils avaient jadis cherché refuge
contre les persécutions politiques ou religieuses de leur saint-em-
pire; mais depuis quand le bienfait de l'asile accordé a-t-il pour
conséquence légale ou morale la spoliation du bienfaiteur? Depuis
quand Tartufe, hospitalièrement reçu, est-il sérieusement admis
à dire que la maison est à lui, et que c'est à l'honnête Orgon d'en
sortir? Le premier, le plus simple devoir de tout colon et émi-
gré n'est-il pas de respecter les lois du pays qui l'accueille, de
suivre les destinées de la patrie de son choix? Et que dirait la
France, si les nombreux Allemands domiciliés à Paris engageaient
le Bund à procéder à une petite exécution fédérale dans le quar-
tier de la Yillette? La population tudesque de Paris est pourtant
assez près déjà d'atteindre ce chiffre des frères que le général
Wrangel est allé « délivrer » dans le Slesvig, et il est vraiment heu-
reux que les grands patriotes du National Verein se bornent pour
le moment à gémir sur le sort de leurs « frères opprimés » dans
l'Alsace et la Lorraine!... Hélas! et pour parler plus sérieusement,
l'histoire ne cite que trop de peuples broyés, anéantis et expropriés
par ces Germains dont le bon Froissart disait déjà au xiv" siècle :
« Allemans de nature sont rudes et de gros engin, si ce n'est à
prendre leur proffit, mais à ce sont-ils assez experts et habiles; item
moult couuoiteux et plus que nulles autres gens, jà ne tiendroyent
rien de choses qu'ils eussent prorais; telles gens valent pis que Sar-
razins ne payens... » Humbles à la fois et présomptueux, sobres et
prolifiques, expansifs et tenaces, pratiquant avec persistance leur
ancien proverbe ubi bene, ibi patria^ et gardant néanmoins tou-
jours un âpre attachement à la mère-patrie, les Allemands s'infd-
trent en tout pays, pénètrent dans toutes les régions, ne dédaignent
aucun coin de la terre habitable. Ils ont leurs familiers et consan-
guins sur tous les trônes et dans tous les comptoirs du monde; ils
peuplent les centres industriels de l' Europe et les nouveaux terri-
toires des États-Unis; ils exproprient la Pologne et la Hongrie et
administrent la Grèce ; ils décident la nomination du président Lin-
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES.
73f^
coin, ils fournissent le contingent le plus fort à la classe gouver-
nante dans le vaste empire des tsars, et l'esprit reste confondu de-
vant les perspectives qu'ouvre sur l'avenir cette ubiquité du génie
et de l'influence de la Germanie. A ne tenir compte que du pré-
sent, la langue tudesque « résonne (1) » déjà dans assez de pays
demeurés jusqu'à ce jour en dehors du Bund pour que la doctrine
qui vient de triompher sur l'Eider devienne l'objet de sérieuses ré-
flexions. Cette langue domine dans la moitié des cantons suisses,
persiste dans l'Alsace et fait journellement des conquêtes dans les
districts flamands de la Belgique. Les provinces russes de la Bal-
tique sont sans contredit bien plus germanisées que l'ancien Jut-
land méridional; les habitans de Mittau et de Riga s'enorgueillissent
même du plus pur accent allemand, et sans parler du Luxembourg,
au sujet duquel le parlement de Francfort avait déjà en I8Z18 élevé
les mêmes plaintes et prétentions qu'à l'égard des duchés de l'Elbe,
nous ne voyons pas en conscience les Tsàsous philologiques que pour-
raient faire valoir les Néerlandais pour ne pas subir le sort des Fri-
sons du Slesvig, pour échapper un jour à l'honneur de former, eux
aussi, un état-amiral de la grande confédération. « Au bas-allemand
appartiennent les dialectes frisons, ainsi que le hollandais et le fla-
mand; » tel est l'arrêt de la plus irrécusable des autorités, de cet il-
lustre Max Mûller que l'université d'Oxford a su-^enlever à l'Allema-
gne, et qui n'a pas du reste négligé de faire, lui aussi, et devant les
Anglais, son plaidoyer pour la Germanie C^.) dans la question du
Slesvig-Holstein. « Les nations et les langues contre les dynasties
et les traités, voilà ce qui a refait et ce qui refera encore la carte de
l'Europe, » a dit aussi le même savant dans son cours classique sur
la science du langage, aux applaudissemens de l'auditoire exquis
du Royal Institute, et il est à parier que ce mot fera encore for-
tune dans tel organe voué à la jjolitique de r avenir!... Pourvu, —
ajouterions-nous humblement, — que ces langues, idiomes et pa-
tois ne soient pas tournés contre les organismes vivaces, historiques
et traditionnels des nations, pourvu que le despotisme ne soit pas
seul à trouver son compte au déchirement de ces traités , qui con-
tenaient peut-être plus d'une stipulation favorable pour les pays
opprimés, les dernières garanties des peuples malheureux, subju-
gués, et qui ne garderaient plus alors aucun lambeau de droit pour
(1) « La patrie allemande doit s'étendre partout où résonne (klingt) la langue alle-
mande, » dit le célèbre chant national d'au-delà du Rhin, le chant d'Arndt.
(2) Voj'ez les articles intitulés A Gennan plea for Germany, by professer Millier, dans
!e Times de 1864. Voyez aussi la Science du Langage de Max Mûller dans l'élégante
traduction de MM. Harris et Perrot; les paroles que nous rapportons dans le texte se
trouvent aux pages 185 et 13 de cette traduction.
7/10 REVUE DES DEUX MONDES.
couvrir leur corps meurtri : nudi in midal... Il est triste de penser
que le principe tant prôné des nationalités n'a jusqu'ici rapporté de
profits clairs qu'à l'absolutisme. L'Autriche s'est armée en 18/i8 de
ce principe de la nationalité des Croates, des Slovaques, des Serbes,
des Ragusiens, etc., pour en accabler la Hongrie défendant ses
libertés antiques et sa constitution. A l'heure qu'il est, la Russie
« protège et développe » dans le royaume de Pologne les nationa-
lités « ruthène, allemande, Israélite, lithuanienne, samogitienne et
lette, » pour dissoudre la vie organique de la nation, écrasée jus-
que dans son dernier réduit. Enfin c'est M. de Bismark qui est le
champion du droit nouveau sur l'Eider, ce même M. de Bismark
qui n'en est pas à donner ses gages au libéralisme, et qui au début
de sa campagne dans les duchés déclarait à lord Wodehouse qu'il n'y
avait pas d'entente possible aussi longtemps que les institutions
démocratiques seraient maintenues dans le Danemark (1)!... Qu'on
y prenne garde, la politique a, tout aussi bien que la littérature,
son history of fiction, et plût à Dieu que le futur Dunlop qui se
chargerait d'écrire une telle histoire n'eût pas à consacrer tout un
chapitre au principe sacré des nationalités comme* à la plus déso-
lante duperie du xix^ siècle!...
La grave diplomatie se montre d'ailleurs, elle aussi, bien souvent
encline à d'étranges illusions. Elle avait cru par exemple mettre un
terme au différend dano-allemand par les arrangemens qu'elle prit
dans les années 1850-52. A première vue, il est vrai, tout dans ces
arrangemens semblait dicté par une politique saine, désintéressée
même, et on pouvait se flatter d'avoir procédé dans les formes vou-
lues, selon les préceptes éprouvés de l'art. Un protocole signé à
Londres, le h juillet 1850, par les représentans de l'Angleterre, de
la France, de la Russie, de V Autriche, de la Suède et du Dane-
mark, établissait en principe le maintien, pour l'avenir, de « l'in-
tégrité de la monarchie danoise » par le règlement de V ordre
éventuel de la succession, et il importe de constater que la Prusse
elle-même avait donné dès lors (dans une convention secrète) son
assentiment plein et entier, sans nulle restriction ni réserve, à ce
principe capital (2). Les puissances pensèrent ensuite à régler cet
(1) Dépêche de lord Wodehouse du 12 décembre 1863. « His excellency said... Ger-
many would never be on good terms with Denmark as long as the présent démocratie
institutions of Denmark were maintained. »
(•2j Ce n'est pas là un des moins étranges incidens des affaires du Slesvig-Holstein, et
c'est M. Layard, le sous-secrétaire d'état au foreign-oftlce , qui est venu récemment
(dans la séance de la chambre des communes du 7 juillet 186i) nous révéler cette
«secrète et curieuse histoire, » ainsi cju'il l'a lui-même appelée. En effet, la Prusse
avait ostensiblement refusé de signer le protocole de Londres du 4 juillet 1850 concer-
nant la succession danoise, et son plénipotentiaire, M. de Cunsen, crut môme de bonne
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOxMATIQUES. 741
ordre éventuel de succession : elles reconnurent le prince Christian
de Glûcksbourg comme l'héritier futur, unique et légitime de tous
les états de Danemark, et s'appliquèrent à mettre ses droits à l'abri
de toute contestation ultérieure. A cet effet, l'empereur Nicolas dé-
clarait, dans un protocole daté de Varsovie, 5 juin 1851, céder au
prince de Glûcksbourg et à ses descendans les titres que la branche
aînée des Holstein-Gottorp pourrait faire valoir sur une partie quel-
conque des états de Frédéric VII. Une cession analogue fut égale-
ment obtenue des autres branches agnatiques ou cognatiques (la
vieille landgrave de Hesse, le prince Frédéric de Hesse, la prin-
cesse Marie d'Anhalt, etc.), et il n'est pas jusqu'au sujet félon, le
duc d'Augustenbourg, dont la diplomatie n'ait alors songé à s'as-
surei" le concours pour l'œuvre durable qu'elle croyait ainsi fonder.
Prétendant désabusé et seigneur besoigneux, le duc Christian-Au-
guste, qui vivait alors dans l'exil à Francfort, voulut bien signer en
1852, et contre une forte somme que lui paya la cour de Copen-
hague, un acte solennel de renonciation : il s'engageait u pour lui
et sa famille^ sur l'honneur et la foi de prince, à respecter toutes
les mesures prises ou encore à prendre par sa majesté le roi de Da-
nemark concernant la succession. » Et par cette ironie du sort qui
semble décidément devoir marquer la question du Slesvig-Holstein
jusque dans les moindres détails, c'est M. de Bismark-Schoenhau-
sen, alors plénipotentiaire de la Prusse près la diète fédérale, qui
ménagea toute cette délicate transaction avec le chef des Augus-
ten bourg et y attacha son nom! Enfin, et pour donner à ces divers
arrangemens « un gage additionnel de stabilité par un acte euro-
péen, » les puissances signataires du protocole du h juillet 1850,
foi devoir motiver ce refus dans un long mémoire et faire pressentir une protestation
formelle de la part de son gouvernement. Or ce gouvernement avait déjà deux jours
auparavant, à l'insu de son plénipotentiaire, reconnu cette succession dans un article
secret rédigé à Berlin, et qui fut ajouté au protocole de Londres! « C'est que le baron
de Bunsen, disait M. Layard, était un Slesvig-Holsteinois violent (a violent Slesvig-
Holsteiner), et que le gouvernement prussien craignait qu'il ne se refusât à exécuter
ses instructions en cette matière; on préféra donc signer à Berlin cet article secret, qui
donnait suite {carrying eut) au protocole de Londres...» Cette «curieuse et secrète his-
toire, » bien digne de la politique de M. de Manteuffel, a du reste son importance au
point de vue légal. Elle détruit, comme l'a dit M. Layard, le raisonnement des Alle-
mands, qui prétendaient que la Prusse n'a reconnu la succession danoise que depuis
le traité de Londres, en 1852, et à la suite des fameux « éclaircissemens « donnés par le
cabinet de Copenhague dans le courant de 1851 : la Prusse avait, tout aussi bien que
l'Autriche, reconnu cette succession dès 48^0 et avant tout « éclaircissement » de la
part du Danemark. Ce fait, il est vrai, fut longtemps ignoré, et M. Gosh lui-même
(dans son ouvrage souvent consulté, Denmark and Germany, London 180^2, voyez sur-
tout page 182, en note) n'en a pas eu connaissance. Seul V Annuaire des Deux Mondes
entrevit la vérité dès 1850. — Voyez VAnnuaire de cette année à la page 93.
742 REVUE DES DEUX MONDES.
auxquelles vint s'adjoindre la Prusse, — cette fois ouvertement et
publiquement, — proclamaient, dans le traité de Londres du 8 mai
1852 et d'une manière irrévocable, les droits du prince de Glûcks-
bourg à « succéder à la totalité des états actuellement réunis sous
le sceptre de sa majesté le roi Frédéric VII, » et reconnaissaient en
outre (( comme permanent le principe de l'intégrité de la monar-
chie danoise (1). »
Par malheur, bien plus permanent se montrait dès lors un autre
(( principe » qui devait tôt ou tard détruire l'œuvre de Londres. Les
Allemands n'avaient cessé de camper sur le territoire danois pen-
dant que la diplomatie européenne était occupée de ces labo-
rieuses négociations. Ils étaient entrés en 1848 dans les duchés
pour les ravir au roi Frédéric VII : ils y restaient pendant les an-
nées 1850 et 1851 afin de rétablir dans le Holstein « l'autorité légi-
time » du même roi au nom de la confédération! et ils ne se re-
tirèrent définitivement au commencement de 1852 qu'après avoir
obtenu de la cour de Copenhague certains « éclaircissemens » dont
il était aisé de prévoir les conséquences fatales et désastreuses. Ce
n'étaient, à vrai dire, que de simples explications (2), ou, si l'on veut,
un échange « amical » d'idées, et le traité définitif de Londres n'en
faisait aucune mention. Le tout s'était borné à quelques phrases
insérées dans une correspondance du ministre danois avec les cours
allemandes; mais c'était assez pour fournir à l'adversaire une arme
redoutable dont il se promit bien de faire usage au moment op-
portun. Dans cette correspondance malheureuse, il était parlé en
(1) Ont déclaré adhérer au traité de Londres (outre la Hollande, la Belgique, l'Es-
pagne, le Portugal, la Grèce et les souverains de l'Italie) parmi les états de la confédé-
ration germanique : le Hanovre, la Saxe, le Wurtemberg, la Hesse électorale et l'Olden-
bourg; seuls la Bavière, Bade, la Hesse-Darmstadt, le Meeklembourg et la Saxe-Weimar
n'avaient pas accédé. Or les états allemands qui avaient donné leur sanction au traité
formaient, avec l'Autriche et la Prusse, plus de la moitié, plus des deux tiers môme de
la confédération, et cependant la confédération devait plus tard déclarer ne pas être
liée par un traité auquel manquait l'assentiment de la diète fédérale!... Il est utile aussi
de rappeler les termes dont s'est servi M. de Beust dans sa note du 2 décembre 1852 à_
l'égard de ces stipulations de Londres qu'il devait si co-mplétement répudier en 18G4
Dans cette note, M. de Beust « se plaisait à reconnaître la sagesse des vues et la sollici-
tude pour les grands intérêts politiques de l'Europe dont les hautes parties contractantes
ont donné dans cette circonstance un nouvel et éclatant témoignage. » Le ministre de
Saxe n'hésitait pas à déclarer son assentiment au traité signé à Londres le 8 mai passé,
« s'associant ainsi à une combinaison qui servait à maintenir l'intégrité de la monar-
chie danoise et à assurer en même temps la conservation de la paix générale. »
(2) « Les droits souverains du roi de Danemark nous sont sacrés; mais, selon notre
conviction la plus profonde, il ne leur serait porté aucune atteinte, si la position de sa
majesté l'amenait à donner des éclaircissemens {Erlâuterungen) à ses confédérés. »
(Dépêche du prince Schwarzenberg du 26 décembre 1851.)
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 7/i3
effet des « intentions » de la cour de laisser au Slesvig son « au-
tonomie, » d'y placer les deux nationalités (allemande et Scan-
dinave) « sur le pied d'une égalité parfaite, » et d'élaborer pour
l'ensemble des états une constitution commune. Or la non -in-
corporation du Slesvig dans le royaume était déjà une calamité
immense, «l'égalité des deux nationalités » ouvrait les portes à
toutes les interprétations et réclamations imaginables; mais que
dire d'une « constitution tommune » pour l'ensemble des états du
Danemark? C'était à la fois une monstruosité et une impossibi-
lité qui ne pouvaient avoir pour effet qu'un déchirement intérieur
permanent et un assujettissement final à l'omnipotence du Bund
étranger. Et ce sont là les conditions que dut subir le Danemark
en 1852 malgré tant et de si puissans protecteurs, liélas! et en
partie sur l'insistance même de ces protecteurs! Alors, comme
plus tard en 1863, lord Palmerston (il faut bien avoir cette vérité
toujours présente à la mémoire) était fermement résolu à ne ris-
quer aucun conflit sérieux avec les Allemands malgré leurs vio-
lences, leurs audaces même, et il amenait le Danemark récalci-
trant à des concessions déplorables (1). De son côté, l'empereur
Nicolas tenait avec une étrange persistance au statu quo, et par
conséquent à « l'autonomie » du Slesvig. En outre la charte très
libérale accordée par le roi Frédéric à ses provinces danoises en
18Zi9 portait ombrage au tsar : une nouvelle constitution a com-
mune » qui passerait au creuset de M. de Manteuffel et du prince
Schwarzenberg souriait bien plus à son esprit, — et c'est ainsi
qu'on se garda bien de retirer du corps meurtri de la nation les
traits empoisonnés qu'y avaient laissés les Allemands au moment
de partir.
Quelques mots suffiront à résumer toute cette situation. Après
une guerre désastreuse interrompue par deux armistices et termi-
née par une paix entre les belligérans et un traité européen, « gage
additionnel de stabilité, » après tant de conférences et de proto-
coles, l'intégrité de la monarchie danoise se trouvait, en 1852,
plus menacée que jamais : l'épée avait été tirée deux fois, et le
nœud gordien n'était en fin de compte que bien plus compliqué,
plus resserré encore. En vérité, à la vue de son impuissance si
(1) En 1848, lord Palmerston était allé jusqu'à proposer de céder la moitié du Slesvig
à la confédération germanique, — proposition que les deux parties furent unanimes à,
rejeter. Rien de plus curieux, pour le dire en général, que l'indulgence inépuisable
dont le superbe ministre fit preuve envers l'Allemagne pendant toutes ces négociations
de 1848-52; on ferait bien de relire les dépêches du foreign-office de cette époque : on
y trouve l'explication de la conduite de l'Angleterre en 1863 et 1864 au sujet du même
différend.
7!lh REVUE DES DEUX MONDES.
manifeste à résoudre ne fût-ce que cette « petite affaire » des du-
chés, quoi d'étonnant que la diplomatie européenne ait eu une juste
méfiance d'elle-même, ait fini par se récuser complètement, alors
qu'au mois de novembre 1863 une parole auguste la sommait sou-
dain de régler hardiment et d'un coup les plus grosses affaires du
monde, et de « reconstruire sur de nouvelles bases » tout l'édifice
de l'humanité?
« La paix que nous fit avoir l'Europe 'en 1852 n'a été en réalité
qu'un armistice^ » disait, dans la séance du rigsraad du 11 mai
1863, l'homme considérable qui avait lui-même, comme ministre
danois, pris une part active dans les négociations d'alors. Cette pa-
role de M. Bluhme est à la fois la définition la plus exacte et la cri-
tique la plus méritée des arrangemens que couronna le traité de
Londres. La guerre était au fond même des stipulations de la paix,
dans la fatalité de la situation qu'on venait de créer. Après une ex-
périence si chèrement acquise, le Danemark devait bien naturelle-
ment, dans l'intérêt de son salut et de son indépendance, n'épar-
gner désormais aucun effort pour « isoler » le Holstein autant que
possible et pour resserrer en même temps les liens entre ses pos-
sessions extra-fédérales. Et il était non moins naturel que l'Alle-
magne se prévalût, elle, du statu quo malencontreusement restauré
sm' l'Eider, des « éclaircissemens » surtout de 1851, pour em-
pêcher à la fois cet isolement d'une part et cette unification de
l'autre, pour se plaindre tantôt de a l'atteinte portée à l'autonomie
du Slesvig, » et tantôt pour exiger cette « constitution commune
à tous les états du Danemark, » qui devait définitivement asservir
« l'état-amiral » à la grande patrie. Ceci bien établi, nous nous
dispenserons volontiers d'entrer dans les détails des interminables
récriminations de l'Allemagne contre « la perfidie Scandinave, »
de ses plaintes au sujet des « violences » exercées dans le Slesvig
par les false Danish dogs , ainsi qu'on s'exprimait alors de l'au-
tre côté du Rhin, en empruntant une citation à Shakspeare, ap-
paremment pour mieux toucher le cœur de lord Palmerston. Les
mêmes hommes qui, en violation audacieuse des traités, extirpaient
l'élément national du grand -duché de Posen et proclamaient le
Mincio « une frontière allemande » poussaient des cris de rage à
la moindre apparition d'un nouveau pasteur ou maître d'école da-
nois aux environs de Tôndern ou de Flensborg. Il importe même de
remarquer que le bataillon sacré des défenseurs de la « sainte
cause » s'était notablement accru en Allemagne, depuis le rétablis-
sement de la paix, de toute une classe de Holsteinois compromis
dans l'insurrection, et qui trouvèrent ensuite dans les divers états
germaniques un accueil enthousiaste et même les positions les plus
DEUX NEGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 745
hautes (1). Disons-le toutefois : depuis 1852 jusqu'en 1858, le Da-
nemark jouissait d'une paix relative du côté de ses redoutables voi-
sins. La guerre des pamphlets et des journaux continuait, il est
vrai ; mais les cabinets évitaient volontiers de reprendre le débat,
et, si le Bund intervenait de temps à autre avec ses remontrances
à Copenhague, c'était plutôt pour empêcher les libertés constitu-
tionnelles de se développer à l'aise dans la monarchie de Frédé-
ric YII que pour entamer « la grande œuvre. » Le vent soufflait
alors à la réaction : M. de Manteuffel et M. de Buol avaient garde
de se créer des embarras au dehors et d'exciter les passions à l'in-
térieur. Rien ne peint mieux les dispositions résignées des hommes
d'état germaniques à cette époque que la réponse faite par M. de
Pfordten le 23 mai 1853 à une députation des Holsteinois qui vin-
rent porter devant lui les doléances de leurs frères opprimés dans
le Slesvig. « Les gouvernemens allemands, dit alors le premier mi-
nistre de Bavière, ont bien mal apprécié la cause des duchés, et par
leur assistance n'ont fait qu'empirer la situation de ces provinces,
que des avocats et des professeurs avaient agitées et entraînées.
Les duchés sont la propriété du Danemark, et si j'étais ministre
holsteinois, je daniserais le pays, dût une migration des peuples
s'ensuivre,.. (2). »
Peu d'années s'écoulèrent, et M. de Pfordten vint tenir un tout
autre langage ; il devait même se signaler parmi les avocats (3) les
plus ardens, les plus intraitables de la sainte cause des duchés!
C'est que depuis 1859 les esprits de l'autre côté du Rhin avaient
reçu une forte impulsion, et que, selon une expression officielle,
une (( ère nouvelle » {Neue Aéra) venait de commencer. Grâce aux
événemens du dehors et de l'intérieur, à la guerre d'ItaUe et à la
régence du prince Guillaume de Prusse, la Germanie reprenait son
essor vers la vie politique, sa course éperdue à l'unité et à la li-
berté à travers les trente-huit barrières de ses trente-huit souverai-
netés, et, comme toujours, la pensée du Slesvig-Holstein finit par
l'emporter bien vite sur toutes les autres idées de progrès et de ré-
(1) M. Reventlow-Preetz fut promu en Prusse à la pairie à vie, M. Beseler à la
dignité de chancelier de l'université de Bonn, M. Droysen devint professeur à la même
université, M. Esmarch fut nommé conseiller de la cour d'appel suprême en Poméranie,
M. Geertz capitaine de l'état-major-général de la Prusse, le docteur Lorentzen rédacteur
du journal officiel de Berlin; MM. Francke et Harbou ne tardèrent pas à être premiers
ministres à Gotha et à Saxe-Meiningen, etc. Ils avaient tous figuré dans le gouvernement
provisoire ou dans l'insurrection des duchés. Ajoutons que Dahlmann vivait encore : il
était professeur à Bonn et exerçait une influence considérable sur toute l'Allemagne.
(2) Voyez la Gazette de Cologne du il mars 1865.
(3) Voyez le Rapport du baron de Pfordten, ministre de Bavière près la diète ger-
manique, sur la succession dans le Schlesivig-Holstein. Francfort ISGi.
7ll6 REVUE DES DEUX MONDES.
forme. Déjà, dans son discours d'ouverture devant les chambres de
Berlin (12 janvier 1859), le prince-régent ne put se dispenser de
toucher à la question des duchés ; son ministre le baron de Schlei-
nitz ne tarda point à entamer avec M. Hall, le chef du cabinet à
Copenhague, une correspondance de plus en plus aigre, et bientôt
un haut fonctionnaire dans le Holstein portait dans un banquet pu-
blic un toast chaleureux « à Guillaume le conquérant!... » L'Alle-
magne tressaillit d'aise et d'allégresse; les chambres de Bade, de
Bavière, de Wurtemberg, etc., retentirent d'accens belliqueux; le
Bimd de Francfort redoubla de vigueur : il accabla le gouverne-
ment de Copenhague de ses monitoria, exciialoria et inhibitoria.
Au commencement de 1861, il prononçait déjà contre le Danemark
une « exécution fédérale » que personne, il est vrai, ne se pressa
di exécuter... Ce qui' ajoutait aux espérances et rehaussait le cœur
de tous les bons citoyens, c'était de voir le cabinet de Vienne lui-
même venir rejoindre la croisade diplomatique, ce cabinet si lent
d'ordinaire dans ses mouvemens, et qui avait jusque-là donné si
peu de gages à la cause du Slesvig- Holstein! L'Autriche, en effet,
n'avait pris aucune part à la première u guerre de délivrance » sur
l'Eider; elle s'était même alors unie aux autres grandes puissances
pour s'opposer à la convoitise prussienne, et son ambassadeur n'a-
vait pas quitté Copenhague dans le courant de 1848. Dès cette
époque toutefois, et pendant les négociations de 1851, le prince
Schwarzenberg avait subitement « changé d'attitude; » la prépon-
dérance de la Prusse une fois écartée, la cour de Vienne voulut
montrer qu'elle était aussi bonne gardienne du patriotisme germa-
nique que sa rivale, et c'est surtout à la pression de la diplomatie
aulique que Frédéric VII avait dû accorder des « explications » si
grosses d'avenir. Ainsi avait agi déjà l'Autriche absolutiste de
Schwarzenberg. De combien plus de zèle n'était donc pas tenue de
faire preuve l'Autriche libérale de M. de Schmerling, l'empire des
Habsbourg régénéré par le progrès, s' essayant dans la vie parle-
mentaire et aspirant à l'hégémonie parmi les peuples de la confé-
dération! L'empereur François-Joseph, devenu souverain constitu-
tionnel, ne put vraiment pas se dispenser d'entendre à son tour un
grido di dolore; il crut l'entendre très distinctement même du
côté de la Baltique, et M. de Bechberg tint à honneur de ne pas se
laisser dépasser par M. de Schleinitz dans l'amertume de son lan-
gage à l'égard de M. Hall. M. de Rechberg fut d'autant plus éner-
gique dans ses paroles qu'il crut ne devoir jamais leur donner suite
par les actes, — car il faut bien ne pas l'oublier : par toutes ces
violentes démonstrations contre le Danemark, c'était plutôt et même
exclusivement une expédition à Vintérieur qu'entendaient faire les
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 1kl
différens gouvernemens de l'Allemagne. Les gouvernemens des pe-
tits états voyaient dans la question du Slesvig-Holstein un utile
dérivatif à l'agitation unitaire si menaçante pour les souverainetés
particulières des princes; l'Autriche et la Prusse n'y cherchaient
que le moyen de faire « des conquêtes morales en Allemagne, »
selon le mot célèbre du prince-régent : de toutes parts on faisait
les enchères du patriotisme avec des billets tirés sur le Danemark,
et qu'on savait devoir être protestés. Quant à passer l'Eider et à
renouveler l'expérience de 18/i8, certes MM. de Rechberg et de
Schleinitz y songeaient aussi peu que MM. de I^eust et de Pfordten.
L'entreprise avait échoué à une époque bien autrement favorable,
au moment d'une crise révolutionnaire universelle, alors que le
monde était livré à toutes les angoisses d'une commotion politique
et sociale : comment réussirait-elle en 1862, au milieu d'une paix
générale et en face des puissances jouissant de la plénitude de leur
liberté et de leur force?
Ainsi pensaient tous les hommes sérieux, même en Allemagne;
ainsi pensait surtout le Danemark, et il ne s'effrayait pas outre
mesure des démonstrations germaniques. Il avait confiance dans
son droit, dans l'opinion et l'appui de l'Europe. La rivalité mani-
feste et toujours croissante entre l'Autriche et la Prusse devenait
d'ailleurs pour lui un motif de sécurité de plus. Du reste, depuis la
fin de 1861, le grand flux libéral qui avait jusque-là porté les es-
prits en Allemagne perdait visiblement de son niveau , et avec lui
devait inévitablement s'apaiser aussi l'agitation pour les duchés.
Vère nouvelle s'était déjà éclipsée; le régent de Prusse, devenu le
roi Guillaume I", était entré en lutte avec les « hommes du pro-
grès » [Fortschrittsmânner) , un conflit constitutionnel des plus
graves avait éclaté, et le 1k septembre 1862 M. de Bismark venait
d'être placé à la tête du cabinet de Berlin. Or on connaissait de
longue date l'opinion de M. de Bismark sur la « querelle à' Alle-
mand ^y faite au roi de Danemark, « souverain légitime dans les du-
chés; » on savait de plus que le parti auquel appartenait le nou-
veau ministre, et qui lui prêtait son appui indispensable, que le
parti de la Croix avait toujours répudié le slesvig-holsteinisme
comme une invention de la démagogie : on avait donc toute raison
de croire à l'assoupissement prochain de ce que les diplomates de
la Grande-Bretagne n'avaient cessé d'appeler a tediousand a vexed
question. Telle était la situation dans l'automne de 1862, quand
soudain, le jour même de l'arrivée au pouvoir de M. de Bismark,
au moment le moins opportun et du quartier le plus inattendu,
partit une dépêche incroyable qui fut accueillie en Allemagne avec
les transports d'une joie frénétique, et remplit par contre Gopen-
7A8 REVUE DES DEUX MONDES.
hague d'une stupeur et d'une consternation faciles à comprendre.
La missive sonnait en effet le glas funèbre de l'intégrité du Dane-
mark : elle déchaîna en Allemagne la tempête qui au bout d'un an
devait engloutir la moitié des états de la monarchie Scandinave. La
dépêche était datée : Gotha, 24 septembre 1862, et portait la si-
gnature de lord John Russell.
IL
« La question des duchés, disait ingénument un mémorandum
germanique du commencement de 1863 (1), a donné matière à
un entassement de pièces d'une abondance qui n'a été égalée par
aucun procès politique ou civil des temps modernes, » et il est
juste d'ajouter que la Grande-Bretagne n'a pas fourni le contingent
le plus mince de cette formidable collection de papiers. Le cabinet
de Saint-James n'a cessé de suivre attentivement, scrupuleusement
le démêlé dano-allemand dans ses oscillations les plus fugitives, et
d'intervenir à tout moment par des conseils, des remontrances et
des notes. Lord Malmesbury n'a fait qu'un court passage au pouvoir
dans l'année 1858, à l'époque relativement la plus calme du long
différend : il a pourtant trouvé le moyen (ainsi que le racontait
plus tard M. Layard, à la grande hilarité de la chambre des com-
munes) pendant les quinze mois de son ministère d'enrichir le fo-
reign-office de « sept nouveaux et gros volumes in-folio » de cor-
respondance relative aux duchés. On se doute combien plus fertile
a du être dans les temps qui suivirent la plume remuante, diserte
et volontiers dissertante de lord John : sa correspondance fut infa-
tigable, intarissable, pragmatique, comme devait l'appeler plus
tard « et sans malice » le très honorable M. Disraeli (2). Toutefois,
pour être plus agité et agitant, le comte Russell n'en gardait pas
moins, jusqu'en l'automne 1862, l'attitude traditionnelle des mi-
nistres britanniques dans ce litige ; il suivait la ligne de conduite
(1) Voyez le mémorandum du baron Plessen au comte Platen, ministre de Hanovre
(dépêche de M. Howard au comte Russell, 26 février 1863).
(2) Le nombre des pièces présentées au parlement anglais pendant la première ses-
sion législative de 1864, et relatives aux affaires du Danemark dans la seule année 1863,
montait à huit cent quarante-cinq numéros, sans compter le volume des protocoles de
la conférence de Londres. Ces pièces, distribuées par intervalles, au furet à mesure
de l'impression, portaient le titre général de Denmark and Germany , qui n'a pas
varié; mais le sous-titre subit une altération caractéristique dans le cours de l'impres-
sion... et des événemens. Le sous-titre de la première lirraison disait encore : « Cor_
respondence respecting the maintenance of the integrity of the Danish monarchy ; »
dans les livraisons suivantes, il fut modestement changé en « Correspondence respecting
the affairs of the duchies Holstein, Schleswig and Laucnbourg. »
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 749
qu'avaient tenue avant lui lord Malmesbury et lord Palmerston. II
recommandait au Danemark la patience, la circonspection, et à
l'occasion les sacrifices les plus pénibles; mais en même temps il
ne se lassait pas de faire aux cours allemandes de très vertes se-
monces sur leurs prétentions et empiétemens injustifiables. — Ré-
sumons pour la dernière fois ces prétentions germaniques et éta-
blissons-en la valeur. Au point de vue du droit international et des
traités, elles n'en avaient aucune. La fameuse théorie de «l'union des
deux duchés, » la théorie au slesviff-holsleimsme, n'ayant pas triom-
phé en 1852, ayant même été expressément abandonnée alors (1),
la confédération n'avait pas l'ombre d'un droit écrit à invoquer pour
une ingérence dans le Slesvig, et quant au Holstein, le gouver-
nement de Copenhague se gardait bien d'y donner sujet à une
plainte sérieuse quelconque. A défaut de tout traité, l'Allemagne se
prévalait donc des « éclaircissemens » fournis en 1851 par le mi-
nistère danois sur le régime futur dans les duchés, sur « l'intention »
du roi de ne pas incorporer le Slesvig et de proclamer une consti-
tution commune à tous les états de la monarchie. Ce terme Erlihite-
rungen (a éclaircissemens »), les diplomates germaniques s'ingé-
niaient à le supplanter dans leurs factums par celui de Erkllirungen,
qui signifiait à la fois « explications » et « déclarations', )> à la
suite et sous leur plume toujours glissante, les « déclarations » de-
venaient des « engagemens » {Verpflichlungen)^ des engagemens
formels, solennels, sacrés, — des slipulaiions ! Mais outre que ces
u explications » n'en demeuraient pas moins de simples pourparlers
ministériels dépourvus de tout caractère juridique et obligatoire, le
roi Frédéric VII s'y était conformé dans la mesure du possible et
selon toute la rigueur de la lettre, sinon de l'esprit. Il n'avait pas
incorporé administrativement le Slesvig, et quant à la constitution
commune, il l'avait promulguée dès le 2 octobre 1855; mais l'essai
avait été démontré si impraticable au bout de deux ans que la diète
fédérale elle-même en avait demandé (2 novembre 1858) et obtenu
la suspension pour le Holstein et le Lauenbourg. 11 est vrai qu'après
avoir exigé eux-mêmes la séparation qui venait de s'accomplir, les
Allemands sommaient derechef le gouvernement de Copenhague
de présenter une nouvelle constitution commune, capable de les
satisfaire : c'était là procéder sans ambage à l'assujettissement dé-
finitif de la monarchie Scandinave aux volontés du Bund étran-
(1) « Le gouvernement impérial reconnaît absolument au roi de Danemark le droit
^''annuler l'ancienne union entre le Slesvig et le Holstein en ce qui regarde l'adminis-
tration et la justice; il reconnaît également le principe que l'autorité de la dit te fédérale
et la compétence de la diète ne peuvent avoir aucune force sur un pays n'appartciuint
pas à la confédération... » (Dépêche du prince Schwarzenberg du 20 décembre 1851.)
750 REVUE DES DEUX MONDES.
ger, c'était prétendre tenir par le Holstein, non-seulement le Sles-
vig, mais le Jutland même et les îles ! Bien plus, avant d'absorber
« r état-amiral, » les Allemands voulaient encore le dissoudre. En
attendant l'élaboration de la nouvelle constitution commune, ils
demandaient que la charte du 2 octobre 1855 fût abrogée pour
toutes les parties du royaume indistinctement , et remplacée par
quatre assemblées législatives indépendantes (dans le Holstein, dans
le Lauenbourg, dans le Slesvig, dans le Jutland et les îles), quatre
assemblées qui discuteraient, chacune séparément, la future loi
commune, et auraient, dans le jyrovisoire, « une influence égale
sur les intérêts généraux. » Or, pour faire voir la portée de pa-
reilles exigences, il suffira de rappeler simplement les observations
qu'elles suggérèrent, dans les premiers jours de 1862, au comte
Russell lui-même. « L'Autriche, demandait excellemment le mi-
nistre britannique dans sa missive à lord Loftus du 6 janvier 1862,
l'Autriche souffrirait-elle que la diète hongroise votât sa quote-
part du budget de l'armée et de la marine, et la Prussse con-
sentirait-elle à ce que son budget militaire fût soumis à une assem-
blée composée exclusivement de représentans de Posen? Supposons
que le Danemark fût sous le coup de quelque danger extérieur,
serait-il conforme à l'intérêt de la nation de* convoquer quatre as-
semblées diverses afin d'obtenir les subsides pour l'armée et la ma-
rine? L'Autriche consentirait-elle à voir son armée et sa flotte dé-
pendantes des votes séparés des diètes de Hongrie, de Bohême, de
Galicie et de Vénétie?... »
Ainsi parlait en janvier 1862 lord John Russell. Dès l'automne de
cette année, le même homme d'état devait tenir un tout autre lan-
gao-e, un langage assurément bien étrange, en contradiction com-
plète avec tout ce que le cabinet de Saint-James avait jusque-là
soutenu et défendu! Dans sa fameuse dépêche du 2il septembre
1862, le chef du foreign-office commençait d'abord par transcrire
une récente note prussienne (du 22 août) pleine de récrimina-
tions contre le Danemark : il adoptait comme authentiques les faits
allégués dans un document émanant du cabinet de Berlin! Par
un procédé encore plus inusité dans les traditions de chancellerie,
et comme si sa majesté la reine Victoria n'avait pas eu d'ambas-
sadeur officiel à Copenhague, lord Russell en appelait aux rapports
de ses agens secrets sur l'Eider, rapports « dignes d'une parfaite
confiance, » et qui attestaient la violente oppression que le gou-
vernement de Frédéric VII n'aurait cessé d'exercer sur la population
allemande dans le Slesvig. On avait rempli cette province de fonc-
tionnaires danois dans l'administration, -de prêtres danois dans les
églises et dans les écoles; on avait laissé exprès en oubli la dispo-
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 75i
sition du hiennium iiniversîtatis, c'est-à-dire qu'on avait confié des
emplois dans le Slesvig à des personnes que n'avait pas préalable-
ment endoctrinées la grande et patriotique école de Kiel; enfin on
avait tja'annisé les particuliers et les familles par des ordonnances
vexatoires. Après avoir dressé cet acte d'accusation étrange contre
une puissance « amie, » le noble lord rappelait avec force les <( ex-
plications » données autrefois en 1851 par le cabinet de Copenhague
aux cours allemandes sur le régime futur des duchés. On a vu plus
haut les périphrases diverses, toujours ascendantes et dimatêri-
ques, que les diplomates de la Germanie avaient su employer pour
le mot fameux de ErUiuterungen; le comte Russell inventa pour
son usage une périphrase tout à fait nouvelle, celle de hounds of
honour. Des «liens d'honneur, » affirmait-il, avaient été formés
par le gouvernement danois en 1851, et, pour sauver cet « hon-
neur, )) le principal secrétaire d'état ne trouvait rien de mieux à
proposer au monarque que de souscrire à la perte de la monarchie.
En eff'et, pour réparer le mal, lord John conseillait de détacher tout
à fait le Slesvig du Demnark propcr, et de reconnaître à chacune
des quatre provinces dont se composerait le royaume (le Holstein,
le Lauenbourg, le Slesvig et le Benmark proper) une autonomie
complète et une assemblée législative indépendante! « En général,
devait bientôt dire au sujet de cette conception ingénieuse, mais
peu originale et visiblement traduite de l'allemand, un homme
d'état Scandinave, — en général les souverains de l'Europe trouvent
déjà de la difficulté à manier un seul parlement; le principal secré-
taire d'état fait au roi de Danemark assurément un grand honneur
en le croyant capable d'en manier jusqu'à quatre... » Il est vrai que,
pour pallier les inconvéniens possibles d'une pareille « constitu-
tion, » l'imperturbable réformateur proposait d'établir, en dehors
des représentations provinciales, un budget annuel fixé pour dix
ans(l); seuls, les crédits supplémentaires « inévitables » seraient
votés « librement » par les quatre assemblées législatives ! . . .
Telle fut la panacée merveilleuse découverte pour les maux de
la situation et formulée « en quatre points » par le grand auteur
du reform-bill, que M. Disraeli devait plus tard saluer en plein
(1) Pour dix ans!... Toujours la préoccupation constante, la pensée fixe du juste
Ézéchias : sit pax in diebus meis! C'est ainsi que, l'année suivante, le comte Russell ne
répugnait pas à voir les aspirations de la Pologne se réaliser dans quinze ou vingt ans,
pourvu qu'on eût une paix immédiate (dépèche à lord Blomfield du 17 mars 1863)
— et il était tout prêt alors à suggérer même un projet de constitution pour la Russie
comme il l'avait fait en 1862 pour le Danemark. « Pourquoi en effet, demandait-il au
baron Brunnow, pourquoi des institutions représentatives ne seraient-elles pas accor-
dées en même temps au royaume de Pologne et à l'empire de Russie? » (Dépêche à lord
Napier du 10 avril 1863.)
752 REVUE DES DEUX MONDES.
parlement comme le Sieyès contemporain de l'Europe. Ainsi, par
sa missive célèbre du 22 septembre 1862, le comte Russell ne fai-
sait pas seulement un acte manifeste d'intervention dans les af-
faires intérieures d'un état indépendant, mais il prenait en main
la cause de l'Allemagne contre le Danemark, et se prononçait hau-
tement pour les prétentions les plus excessives et les plus injus-
tifiables de MM. de Beust et de Pfordten! Le noble lord était su-
bitement touché de la grâce du National Verein, et c'est une des
belles allées du charmant parc de Gotha qui devint la route de
Damas pour cette conversion foudroyante! Certes il y a quelque
chose de piquant, ou plutôt, comme on dirait de l'autre côté du
Rhin, quelque chose de « symbolique » dans le fait qu'une note si
mortelle pour le Danemark (1) ait été écrite le jour même de l' avè-
nement de M. de Bismark et dans la ville qui a donné son nom au
parti unitaire de la Germanie, sous les ombrages hospitaliers d'un
patriote aussi ardent que le duc de Cobourg. Faut-il pourtant tout
attribuer aux seules séductions du lieu et de l'entourage? Ne doit-
on pas accorder au noble lord les bénéfices d'une pensée un peu
plus sérieuse et politique? Rappelons-nous que depuis l'annexion
de la Savoie l'Angleterre avait commencé à tourner ses regards
vers l'Allemagne, à cultiver avec une certaine tendresse un grand
peuple si rapproché par ses origines et sa foi, placé si providen-
tiellement entre la France et la Russie. Les hommes d'état britan-
niques avaient pris l'habitude régulière de faire une tournée de va-
cance sur les bords du Rhin et d'y resserrer les liens d'amitié avec
les princes et les ministres de la Germanie. Ainsi faisait chaque été
lord Clarendon; ainsi, en septembre 1862, fit lord John Russell,
qui accompagna sa gracieuse majesté la reine Victoria dans son
voyage à Cobourg. Or cette année 1862 était singulièrement tour-
mentée et ténébreuse; l'explosion de la Pologne n'avait pas encore
eu lieu, l'intimité entre les deux cabinets des Tuileries et de Saint-
Pétersbourg devenait de jour en jour plus grande, et plus grande
aussi l'inquiétude des autres puissances; on parlait de vastes pro-
(1) C'est l'expression même de la Revue, qui, dès le n" du 1" janvier 1863, signalait,
avec un douloureux pressentiment, les graves conséquences de « l'étourderie » de lord
Russell. Le ministre anglais s'est plus tard défendu d'avoir subi l'influence de l'entou-
rage de Gotha lorsqu'il écrivait sa note : il affirmait en avoir déjà porté le germe avant
de toucher aux frontières de l'Allemagne, et il citait en témoignage le bizarre passage
suivant de la dépêche de son agent a Copenhague : « Je me rappelle parfaitement, —
lui écrivait M. Pagct le 28 janvier 1863, — que votre seigneurie m'a parlé, pendant notre
rencontre à Bruxelles au commencement de septembre dernier, des affaires dano-alle-
mandes. Votre seigneurie m'a donné alors les contours {outlines) de l'arrangement qui
s'était présenté à son esprit {occurred)., et qu'elle a ensuite développé dans sa dépèche
du 24 septembre. »
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 753
jets en l'air pour le remaniement de la carte de l'Europe, tant à
l'occident qu'à l'orient, et lord Palmerston déclarait en plein parle-
ment que la situation lui semblait « grosse au moins d'une demi-
douzaine de guerres respectables (1). » Serait-ce donc l'appréhen-
sion de pareilles éventualités qui aurait converti de la sorte le
ministre britannique à la foi du National Vereîn, et aurait- il
voulu s'assurer le concours futur de l'Allemagne dans des occur-
rences redoutables par cette concession faite à sa passion la plus
chère? Dans une telle hypothèse, lord John pourrait du moins plai-
der les circonstances atténuantes de sa démarche incroyable, et
prétendre avec le bon Polonius que la folie n'avait point manqué
de méthode (2). 11 aurait ainsi, en septembre 1862, abandonné le
roi Frédéric VII pour s'attacher la Germanie en face de l'alliance
franco-russe, comme il devait l'année suivante sacrifier la Pologne
pour sauver le traité de Londres et lâcher de nouveau le traité de
Londres devant l'épouvantail d'un congrès européen à Paris. Singu-
lier pilote dans tous les cas, dont tout l'art de navigation consiste-
rait à jeter invariablement par-dessus le bord une partie de sa car-
gaison à la moindre annonce d'une tempête!
Quoi qu'il en soit, la dépêche de Gotha devint le signal d'une
recrudescence violente du slesvig-holsteinisme de l'autre côté du
Rhin, et c'est d'elle, à dire vrai, que date diplomatiquement le dé-
membrement de la monarchie danoise. Le chef du foreign-office
fut si glorieux de son œuvre qu'il s'empressa de la communiquer à
tous les cabinets intéressés;... il n'y eut d'exception que pour les
deux puissances Scandinaves. Le gouvernement de Copenhague
n'eut connaissance officielle de la note que le ilx octobre; quant à
la Suède, bien que signataire du traité de Londres, elle fut dédai-
gneusement laissée à l'écart, ce qui donna au comte Manderstroem
l'occasion d'écrire « qu'il était tenté de féliciter le ministre anglais
d'un silence si opportun, ses dépêches paraissant écrites à l'adresse
des cours ennemies du Danemark ou fort ignorantes de ses affaires,
et la cour de Stockholm n'étant dans l'un ni dans l'autre cas.» Par
contre, les cours allemandes, celles de Vienne et de Berlin notam-
ment, ne manquèrent pas d'adresser au cabinet de Saint- James
leurs complimens sincères : le débat « ramené à ces termes, » elles
l'acceptaient de grand cœur! 11 faut bien noter ceci : les u quatre
points » et les quatre parlemens de la note anglaise du 2/i septem-
bre devaient être, pendant toute l'année 1863, le mot d'ordre de la
(1) Voyez la première partie de ce travail dans la Bévue du 15 septembre 1864 : les
Alliances depuis le congrès de Paris.
(2) « Is it madness, bas it metbod. »
TOME LYI. 18C5. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
diplomatie germanique dans la question des duchés. Le ministre
du Hanovre, comte Platen, ne tarissait pas, aux mois de mars et
d'avril de cette année , en éloges sur les ingénieuses propositions
deUord Russell; il tenait absolument à les introduire « de manière
ou 'd'autre » dans la motion qu'il préparait pour la diète fédérale;
il les mit enfin en préambule (1) ! Le comte Rechberg avait au mois
de janvier 1863 une grande confiance dans les « puissans argumens
employés par le principal secrétaire d'état; » en avril et encore en
juin, il regardait la dépêche de Gotha « comme la meilleure base
pour une entente véritable (2). » M. de Bismark ne manqua point
non plus (dans sa dépêche à M. de Balan du 15 avril) de s'emparer
de l'expression anglaise de boiinds of honour et de reprocher au
Danemark d'avoir résisté dans l'automne passé « à la médiation
d'une puissance amie et impartiale. » Dans le rapport présenté à la
diète fédérale au nom de sa commission executive, M. de Pfordten
insérait tout au long les passages principaux du document britan-
nique, et dans les résolutions du 9 juillet le Bund lui-même faisait
au comte Russell l'honneur de proclamer sa proposition de sep-
tembre 1862 « une base acceptable pour un arrangement. » La
diplomatie germanique se maintint jusqu'au bout dans la position
que lui avait livrée si inconsidérément lord John Russell ; encore à
la veille de l'invasion, le président de la diète fédérale se déclarait
prêt à traiter sur le terrain de la note du 24 septembre (3), et
c'est la dépêche de Gotha en mains que l'Allemagne devait s'avan-
cer jusqu'à la ligne du Danevirke.
En Angleterre, l'œuvre du principal secrétaire d'état eut un suc-
cès bien moins durable. Dans une nouvelle dépêche du 20 novem-
bre 1862, lord Russell avait, il est vrai, maintenu encore et même
développé son projet de Gotha. « Nul argument ab inconvenîente,
y disait-il, ne peut être admis à prévaloir contre des stipulations
positives et des engagemens d'honneur. « Il insistait déjà plus fai-
blement dans une missive du 21 janvier 1863; mais depuis il se tut,
et lord Palmerston devait bientôt venir déclarer à la chambre des
communes que le projet de son noble ami était aussi excellent
qu'impraticable. D'ailleurs les complications de Pologne commen-
çaient dès lors d'absorber toute l'attention du cabinet de Saint-
James; peut-être aussi le résultat immédiat de ces complications,
le refroidissement de l'entente franco-russe, rendait-il les hommes
d'état britanniques moins soucieux maintenant des bonnes grâces
(1) Voyez les dépêches de sir H. Howard au comte Russell des 20 mars, 17 avril,
20 avril 1863, etc.
(2) Dépêches de lord Blomfield des 23 avril et 2 juin 1863.
(3) Dépêche de sir A. Malet du 24 septembre 1863.
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 755
de la Germanie et plus favorables au Danemark. Le gouvernement
de Copenhague, de son côté, voulut évidemment profiter de la
nouvelle tournure des affaires, du toile diplomatique surtout que
venait de soulever contre M. de Bismark sa fameuse convention
militaire avec la Russie (février 1863), afin de tenter un coup dé-
cisif « pour sortir d'une position intolérable, et qu'il ne pouvait
prolonger à moins de courir le risque d'une dissolution complète de
la monarchie (1). » Déjà, par un décret du 12 novembre 1862, le roi
Frédéric Vil avait essayé de rendre l'autonomie du Holstein bien
plus complète en établissant un gouvernement local au sein même
du duché : il convoqua l'assemblée législative de ce pays fédéral,
afin d'arriver à un arrangement amiable ; mais, selon l'expression
même de l'ambassadeur anglais, M. Paget (dépêche du 18 février
1863), les prétentions des états du Holstein n'allèrent à rien moins
« qu'à faire passer dans leurs mains l'administration de toute la
monarchie. » Enfin le 30 mars le gouvernement danois publia la
célèbre patente à laquelle l'Allemagne devait répondre bientôt par
un long cri de guerre. La patente n'était cependant qu'à l'adresse
du Holstein et lui faisait les concessions les plus larges : une in-
dépendance législative absolue, un ministère des finances particu-
lier, une armée séparée et formant à elle seule le contingent pour
la confédération germanique.
Examinant la proclamation du 30 mars à tous les points de vue,
l'ambassadeur anglais, M. Paget (dépêche du 29 avril), arrive à la
conclusion « qu'elle n'est ni blessante pour les intérêts du Holstein,
ni calculée de manière à placer ce duché dans une position infé-
rieure à l'égard des autres parties de la monarchie danoise. Je crois
au contraire que c'est là la création d'un état de choses dont peu de
contrées en Europe seraient disposées à se plaindre, et dont le Hols-
tein lui-même devrait être satisfait, si ses pensées se bornaient à
ses intérêts légitimes et à son bien-être national. » Et l'ambassa-
deur ajoutait que , « si la Germanie voulait désormais moins tenir
à la lettre des cngagemens^ elle pourrait faciliter l'amélioration pra-
tique d'un état de choses dont elle s'est si souvent plainte avec tant
de véhémence. » La véhémence de la Germanie redoubla précisé-
ment à cause de ces concessions mêmes. Ce n'est pas l'autonomie
du Holstein que demandaient les Allemands, mais le maintien d'une
situation qui leur permît toujours d'intervenir à propos de ce duché
dans les affaires de V état-amiral . Les cabinets de Yienne et de
Berlin adressèrent aussitôt à Copenhague (13 et 15 avril) des pro-
testations énergiques contre la patente du 30 mars, et ils en réfé-
(1) Dépêche de M. Maiulcrstrocm à M. Wachtmeister du 11 février 1863.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
rèrent k la diète de Francfort, qui remit immédiatement l'examen
de la cause à ses « comités réunis. » Déjà le 9 mai sir A. Malet ap-
pelait de Francfort l'attention du gouvernement britannique sur la
gravité de ces événemens, tout en indiquant avec une rare sagacité
l'automne de 1863 comme l'époque décisive de la crise. La diète,
pensait-il, traînerait avec intention les affaires en longueur jus-
qu'au moment où la saison rigoureuse ne permettrait plus aux Da-
nois de faire usage de leur marine, qui seule pourrait devenir dan-
gereuse aux Allemands, et c'est dans le même sens que s'exprimait
quelques jours plus tard lord Loftus dans une dépêche du 26 mai
datée de Munich.
En face de pareilles éventualités , lord Russell se décida enfin à
sortir de la réserve qu'il avait gardée dans le différend dano-alle-
mand depuis le commencement de l'année (1), et il écrivit, sous la
date du 27 mai, une missive identique à l'adresse des cours de
Vienne et de Berlin, dont il fit remettre aussi une copie au prési-
dent de la diète fédérale, le baron Kubeck. Le ministre britannique
voulait sans doute, par ce premier acte d'intervention, réparer le
grand mal qu'il avait fait au Danemark; mais ce qui le préoccupait
surtout, c'est que ce nouvel incident ne compliquât la situation gé-
nérale, assez aggravée déjà par les affaires de Pologne. « Sans dis-
cuter la déclaration du roi de Danemark du 30 mars, » il se bornait
donc à exprimer « combien il serait désirable que rien ne vînt aug-
menter les dangers déjà existans et les complications de l'Europe. »
En même temps il faisait observer que les affaires du Slesvig regar-
daient la politique internationale, « et ne pouvaient être décidées
par la diète de Francfort. » Quelques jours plus tard (9 juin), il de-
mandait au baron Kubeck si la diète entendait ne discuter que les
affaires du Holstein, en ajoutant que « d'autres puissances, non
germaniques, faisaient une grande distinction entre le Holstein et
le Slesvig. » La diète répondit en insérant dans le rapport de son
comité (18 juin), avec force éloges, les principaux passages de la
dépêche de Gotha, et en la proclamant même dans ses résolutions
une « base acceptable d'arrangemens » (9 juillet); mais le princi-
pal secrétaire d'état avait garde maintenant de passer par cet arc
de triomphe qui ressemblait trop bien à des fourches caudines, et
il maintenait son importante distinction avec d'autant plus de force
(1) Le i\ mars, il avait répondu sèchement au comte Manderstroem, qui lui demandait
de prêter un appui moral au Danemark dans son essai d'arrangement avec les états du
Holstein : Her majesty's government will not interfère (dépêche à M. Jerningham). —
Après la publication de la patente du 3 mars, il se. borna à recommander au Danemark,
selon l'habitude, « de procéder avec la plus grande prudence et circonspection, eu égard
surtout au moment présent. » (Dépêche à M. Paget du 22 avril.)
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 757
que la diète de Francfort, par ses dernières résolutions, avait
sommé le gouvernement de Copenhague de retirer la patente du
30 mars, et d'informer le Bundestag , dans un délai de six se-
maines, des préparatifs qu'il aurait faits pour l'établissement d'une
constitution commune, — faute de quoi il serait procédé à une
exécution fédérale.
La cause en réalité n'était ni des plus claires, ni traitée avec
toute bonne foi et décence. La majorité des états composant la con-
fédération germanique avait accepté le traité de Londres, mais la
confédération elle-même déclarait ne pas reconnaître ce traité!
Tout en ne reconnaissant pas « ce gage européen de stabilité , »
elle en appelait cependant « aux éclaircissemens » auxquels avait
donné lieu la négociation du traité, et ces éclaircissemens, elle en-
tendait les expliquer suivant ses convenances! Elle voulait l'auto-
nomie du Slesvig, et pour y arriver plus sûrement, elle prétendait
imposer aux états du Danemark une constitution plus unitaire ! En-
fin elle voulait procéder à une exécution fédérale au sujet d'un pays
qui n'était pas un pays fédéral! Les ténèbres cimmériennes qui en-
veloppaient « le droit » s'étendaient aussi jusqu'à la mesure par
laquelle on voulait « le rétablir. » Qu'était-ce par exemple que la
mesure dont le Danemark était menacé ? « Une exécution fédérale
ne signifie pas la guerre, » disait le comte Rechberg à lord Blom-
field, l'ambassadeur anglais à Vienne. Le sous-secrétaire d'état à
Berlin, M. Philipsborn, « niait pertinemment [demed) qu'une exé-
cution fédérale dans le Holstein pût signifier une invasion dans le
Slesvig. » Le plus rassurant fut sans contredit le comte Platen,
ministre du Hanovre. Selon cet homme d'état, « la mesure serait
exécutée de manière à empêcher un conflit, et le tout se bornerait
à l'envoi d'un commissaire assisté seulement d'une escorte ou d'une
brigade. » C'était, comme on le voit, la question banale de quatre
hommes et un caporal. Le prix toutefois de la lucidité dans le lan-
gage, c'est, comme de juste, M. de Bismark qui l'emporta; le mi-
nistre prussien déclarait dans sa note à M. de Katte, chargé d'af-
faires à Londres, « qu'il ne voyait pas les complications ultérieures
qui pourraient résulter de la mesure fédérale; mais si la guerre en
résultait néanmoins, ce serait alors une guerre offensive de la part
du Danemark contre la confédération germanique (1) ! »
Pour introduire un peu de clarté dans le débat, le chef du
foreign-office fit le 31 juillet une seconde démarche officielle au-
(1) Voyez les dépêches de lord Blomfield du 0 juin, du M. Lowthor.du 4 septembre,
de M. Howard des 4 et 25 juillet, et enfin la dépôche de M. de Bismark à M. de Katte
du 11 septembre.
758 REVUE DES DEUX MONDES.
près des deux grandes puissances allemandes. Dans une dépêche à
l'adresse du comte Rechberg et dont copie fut ensuite donnée à
M. de Bismark, lord Russell demandait d'abord qu'on voulût bien
indiquer les défauts [defects] trouvés à la patente du 30 mars, et
il insista surtout pour qu'on séparât la question holsteinoise de
celle du Slesvig, qui ne pouvait dépendre que d'une négociation
européenne. « Si l'Allemagne, poursuivait le ministre britannique,
persiste à confondre le Slesvig avec le Holstein, d'autres puissances
de l'Europe pourraient bien confondre le Holstein avec le Slesvig
et lui contester le droit de se mêler des affaires de l'un comme de
l'autre. Une telle prétention pourrait devenir aussi dangereuse à
l'indépendance et à l'intégrité de l'Allemagne que le serait une in-
vasion du Slesvig à l'indépendance et à l'intégrité du Danemark. »
Ce langage était significatif et cachait presque une menace. C'est
que l'opinion en Angleterre commençait à s'émouvoir des procédés
de la Germanie et que des interpellations pressantes se produisaieiit
au sein du parlement. Lord Derby, qui blâmait sévèrement le ca-
binet pour son intervention diplomatique en Pologne, s'exprimait
d'une manière toute différente au sujet de ses efforts pour la mo-
narchie Scandinave. « L'intégrité de la monarchie danoise, disait
le chef du parti tory, est d'une importance vitale pour notre pays;
il est de notre intérêt de soutenir {supjjort) le Danemark contre
toute prétention mise en avant par des nations ambitieuses : je ré-
pugne à la guerre, mais si la question était posée, si le Danemark
devait être détruit ou lésé dans son intégrité, il ne pourrait exister
alors aucun doute sur le devoir de l'Angleterre. » Aussi lord Pal-
merston faisait-il, le 23 juille^t, dans la chambre des communes,
la déclaration hautaine et depuis si souvent rappelée « que ceux
qui voudraient s'attaquer à la monarchie de Frédéric VII pour-
raient bien ne pas avoir en définitive le Danemark seul à com-
battre! »
Plus tard, quand l'opposition reprochait au gouvernement an-
glais avec tant d'amertume la dépêche du 31 juillet et les fières
paroles qui l'avaient précédée de quelques jours au parlement, les
ministres britanniques devaient expliquer qu'en affirmant que le
Danemark ne serait pas seul à lutter pour son intégrité, ils avaient
cru qu'il serait secouru par... la Suède (1)! Sans doute le comte
Manderstroem intervenait alors activement en faveur du gouverne-
ment de Copenhague. « Nos intérêts les plus chers, disait une note
du cabinet de Stockholm, ne pourraient guère nous permettre de
(1) Voyez les débats du parlement des 8 et 9 juillet 1804, surtout les discours de
M. Layard, sous-secrétaire d'état, et du duc d'Argyll, membre du gouvernement.
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 759
voir d'un œil tranquille écraser nos voisins sous des prétextes qui
plus tard pourraient mettre en danger notre propre indépen-
dance (1).» Sans doute aussi la Suède aurait dû se trouver à côté du
Danemark au moment du danger, elle aurait dû affronter une dé-
faite même certaine (peu périlleuse cependant), ne fût-ce que dans
un intérêt purement égoïste, en vue de l'avenir et de «l'union
Scandinave, » qui tente, à ce qu'on affirme, plus d'un esprit élevé
sur le bord du Maekr, car il est bon, dans l'occasion, de combattre
non-seulement, mais d'essuyer même un revers « pour une idée, »
et le Piémont en est un exemple éclatant. Toutefois il sera bien per-
mis de chercher ailleurs que dans ce secours espéré des Suédois les
raisons qui faisaient tenir aux ministres britanniques un langage si
affirmatif quant à la sécurité du Danemark. Ces raisons, elles étaient
évidemment dans la bonne entente avec la France et le malaise de
l'Allemagne elle-même à l'approche de la crise.
Depuis l'insurrection de "Varsovie, on pouvait remarquer un peu
plus de cordialité dans les rapports entre les deux cabinets de
•Saint-James et des Tuileries ; le spectre de l'alliance franco-russe
s'était évanou-i, les deux gouvernemens faisaient des efforts communs
pour la Pologne, et de même la France appuyait les démarches de
l'Angleterre dans le différend dano- allemand. Sans prendre en
effet dans ce dernier débat le rôle actif et principal, M. Drouyn de
Lhuys ne cessait pourtant, jusqu'au mois de septembre, de seconder
lord Russell dans sa sollicitude pour la monarchie de Frédéric VU.
Dès le mois d'avril, il avait recommandé la modération aussi bien
à Vienne qu'à Copenhague (2). Deux mois plus tard, il déclarait
vouloir agir de concert avec le gouvernement de sa majesté bri-
tannique dans cette affaire-, il donnait son approbation à la dé-
pêche significative de lord Russell du 31 juillet, et déclarait vouloir
écrire en ce même sens à ses agens (3). Enfin, dans les commence-
mens de septembre encore, le ministre français adhérait pleinement
à une nouvelle missive du principal secrétaire d'état dont lord
Cowley lui donnait lecture, et où le comte Russell établissait devant
M. de Bismark des distinctions toujours plus précises : il y main-
tenait non-seulement le caractère non germanique du Slesvig, mais
rappelait de plus que le Holstein lui-même, bien que pays fédéral,
<( n'en faisait pas moins partie du territoire d'un souverain indépen-
dant dont les possessions sont comptées pour un élément nécessaire
à l'équilibre de l'Europe [h). » Or, si cet accord entre la France et
(1) Dépêche de M. Manderstroem au comte Wachtmeister du 26 juillet.
(2) Voyez les dépêches de lord Blomfield du 23 et de M. Paget du 28 août.
(3) Dépêches de lord Cowley du 31 juillet et du l'"'' août.
(4) Dépêche du comte Russell à M. Lowther à Berlin du 31 août. — Dépêche de k)vd
760 REVUE DES DEUX iJOiNDES.
l'Angleterre était déjà' de nature à faire sérieusement réfléchir l'Al-
lemagne même progressiste^ il y avait plus d'un indice qui mon-
trait les gouvernemens de l'autre côté du Rhin beaucoup moins
décidés que ne l'auraient fait croire les « résolutions » du Bund.
M. de Bismark se tenait sur le pied d'une neutralité armée, et par-
lait avec une absence de préjugés tudesques qui semblait rendre
un accommodement pour le moins possible; quant à l'Autriche,
il n'était que trop évident que dans toutes ses démonstrations elle
cédait seulement au désir de s'assurer les bonnes grâces des petits
états. Le moyen imaginé par la diplomatie germanique d'aller
chercher dans le Holstein un gage matériel pour l'exécution des
« promesses » danoises rappelait trop le procédé analogue de l'em-
pereur JNicolas lorsqu'il passait le Pruth pour ne pas faire penser
aussi aux conséquences qu'avait eues pour le tsar cette manœuvre
spécieuse, et lord Loftus ne manqua pas d'insister sur ce rappro-
chement historique devant le ministre de Bavière, le baron de
Schrenk (dépêche du 26 mai). « D'après tout ce que j'ai pu ap-
prendre, — mandait de Francfort en date du 10 juillet M. Gorbett
au comte Russell, — il paraîtrait que le gouvernement de Prusse
et surtout celui d'Autriche croient s'être déjà trop avancés pour
abandonner le terrain sans se rendre ridicules aux yeux de l'Eu-
rope, bien qu'ils ne fussent .pas fâchés de le faire, s'ils en trou-
vaient le prétexte dans l'intervention d'une puissance quelconque
qui apporterait une solution pacifique (1). » Enfin , dans le mois
suivant (août), se passa un événement qui mit à nu toutes les di-
visions intestines de la Germanie, et semblait presque le prélude
d'une guerre civile... L'empereur François-Joseph, on s'en sou-
vient (2), fît à cette époque une tentative plus hardie que réflé-
chie pour réformer le Bund, et donna le signal d'une vaste agi-
tation que lord Glarendon vint étudier sur place. La journée des
princes à Francfort échoua piteusement, mais elle entraîna à sa
suite, entre l'Autriche et la Prusse, un antagonisme violent, une
hostilité qui allait en s'envenimant. Un déchirement intérieur de
la grande patrie et une rivalité si manifeste de l'Autriche et de
Gowley du 7 septembre. — « Le chargé d'affaires de France s'en est rapporté à la der-
nière déclaration de lord Russell , qui a été communiquée à Paris. On partage à Paris
les vues du ministre britannique,... » écrit également M. de Bismark à M. de Katte à
Londres dans sa dépêche du M septembre.
(1) De môme le ministre danois, M. Hall, écrivait à M. de Bille à Londres le 3 sep-
tembre : « On a si souvent répété que la diète ne désirait rien plus vivement que de
pouvoir se retirer de la position trop avancée où elle s'était engagée un peu malgré
elle... »
(2) Voyez la troisième partie de ce travail, M. de Bismark et l'alliance du nord, —
Revue du f"" janvier 1865.
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 761
la Prusse ne permettaient guère de croire que les Allemands s'en-
tendissent pour une action commune dans une entreprise qui n'é-
tait pas certes dépourvue de dangers, et le cabinet de Saint-James
eut d'autant plus lieu d'espérer en une solution pacifique que la
réponse danoise à la sommation fédérale venait d'arriver, et était
rédigée dans le ton le plus conciliant. En effet, tout en se déclarant
u hors d'état dé révoquer l'ordonnance du 30 mars, » le cabinet
de Copenhague, dans sa note du 27 août, laissait la porte ouverte
aux négociations; il était prêt à donner à la diète fédérale « toutes
les explications qu'elle pourrait désirer » sur les différentes dispo-
sitions de l'ordonnance tant incriminée.
Le comte Russell se trompait néanmoins. Cet antagonisme même
de la Prusse et de l'Autriche, pendant et après la journée des
princes à Francfort, devait avoir précisément pour effet de stimuler
leur action dans l'affaire des duchés. C'était une lutte d'influence et
d'hégémonie en Allemagne entre la cour de Vienne et celle de
Berlin, et il était évident que dans cette lutte le prix ne serait ac-
cordé qu'à celui qui aurait montré le plus « d'énergie » dans la
question du Slesvig-Holstein. A son retour de Francfort, le comte
Rechberg s'exprimait devant lord Blomfield (dépêche du 10 sep-
tembre) avec une ardeur inaccoutumée [with much fervency) au
sujet des duchés; il déclarait qu'il lui était impossible d'intervenir
dans les résolutions de la diète fédérale, à quoi l'ambassadeur anglais
répondit que la question devenait décidément sérieuse. De son côté,
M. de Bismark, dans sa note du 11 septembre, en réponse à la der-
nière communication du cabinet britannique, prenait tout à coup un
ton tranchant dont il s! était jusque-là toujours gardé. Il ne se refusa
pas le plaisir de rappeler la dépêche de Gotha ; il établit la thèse
étonnante, que si par impossible une guerre résultait de l'exécution
fédérale, ce serait une guerre offensive que le Danemark ferait alors
au Bu7id, et il finit par déclarer qu'il ne pouvait que « donner libre
carrière aux procédés fédéraux. » La situation s'aggravait, le terme
qu'avait fixé dès le printemps sir A. Malet approchait; le Bnnd allait
voter l'exécution, et il sembla tout naturel à lord Russell de s'adres-
ser de nouveau à la puissance qui avait approuvé jusque-là toutes
ses démarches. Il demanda donc au gouvernement français (16 sep-
tembre) si le moment n'était pas venu d'offrir en commun leurs
« bons offices, » ou même de rappeler l'Autriche, la Prusse et la
confédération aux obligations du traité de Londres; mais là une
déception nouvelle attendait le principal secrétaire d'état. Cette fois
la France se refusait d'une manière assez catégorique... C'est que
le cabinet des Tuileries avait déjà éprouvé la bonne volonté de
l'Angleterre dans cette négociation polonaise à laquelle le prince
7(32 REVUE DES DEUX MONDES.
Gortchakov venait précisément de mettre une brusque fin par sa
réponse du 7 septembre ; c'est qu'on était parfaitement instruit à
Paris des obstacles que n'avait cessé d'opposer la politique anglaise
à une entente sérieuse entre l'Autriche et la France ; on y savait
aussi le langage tenu tout récemment par lord Glarendon à Franc-
fort. L'homme d'état britannique y avait plaidé devant l'empereur
François-Joseph la cause de la paix sur l'Eider; mais il avait éga-
lement dissuadé le Habsbourg de rien entreprendre sur la Yistule
et mis l'Allemagne en garde contre les desseins ténébreux de l'em-
pereur Napoléon. M. Drouyn de Lhuys était d'autant moins disposé
à suivre lord Russell dans une passe d'armes contre l'Allemagne
qu'il ne désespérait pas encore à ce moment de pouvoir gagner
l'Autriche à une action sérieuse en faveur de la Pologne. Aussi
répondit-il à M. Grey que le mode de procéder suggéré par sa sei-
gneurie serait analogue à la marche qu'on avait suivie dans la
question polonaise, et dont on n'avait pourtant guère lieu d'être
fier. « Je n'ai aucune inclination , dit le ministre français, à placer
la France vis-à-vis de l'Allemagne dans la position où elle avait été
placée vis-à-vis de la Russie, et j'avoue franchement que je parlerai
dans ce sens à l'empereur. A moins que le gouvernement britan-
nique ne fût décidé à faire quelque chose de plus, si c'était néces-
saire, que de présenter une simple note et de se contenter d'une
réponse évasive, je suis sûr que l'empereur ne consentira point à
accepter la suggestion de sa seigneurie... (1). »
L'avertissement était formel, et il eut son contre-coup curieux
dans les négociations au sujet de la Pologne. Désireux de mainte-
nir l'accord avec la France dans la question des duchés, irrité aussi
de la réponse hautaine du prince Gortchakov, lord Russell imagina
alors, dans les derniers jours de septembre, de déclarer l'empereur
de Russie déchu de ses droits sur la Pologne, et il en fit la proposi-
tion formelle aux cabinets des Tuileries et de Vienne. On a raconté
ici déjà les incidens dramatiques de cette transaction si piteusement
avortée (2), et on se bornera maintenant à n'indiquer que le côté par
lequel elle touchait aux affaires du Danemark. Le moment était des
plus graves. La France adhérait pleinement au projet du ministre
britannique, et l'Autriche consentait à y souscrire sous la condition
d'une assurance en cas d'attaque de la part de la Russie. Si l'An-
gleterre eût alors accordé les garanties demandées par la cour de
"Vienne, la situation aurait peut-être radicalement changée, le salut
du Danemark devenait dans tous les cas certain; mais lord Russell se
(1) Dépêche de M. Grey au comte Russell du 18 septembre.
(2) Voyez la Revue du l''"" janvier 1865.
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 763
refusait à donner la moindre des garanties, et il rejeta ainsi l'Autri-
che irrévocablement dans l'agitation allemande. Restait encore une
politique beaucoup plus modeste, mais toujours sensée et saine : c'é-
tait de donner, au moins pour sa part, suite au projet de déchéance,
d'accorder à la France cette satisfaction et ce gage de fermeté, et
de tenir l'Allemagne en respect par la manifestation éclatante de
l'accord toujours conservé entre les deux grandes puissances de
rOccident. Lord Russell y pensa un instant : il formula sa déclara-
tion de forfeiture, il l'expédia même pour Saint-Pétersbourg; puis
soudain il la révoqua, et donna tête baissée dans le piège que lui
tendait depuis longtemps M. de Bismark.
Rien de plus curieux que de suivre, dans les rapports multipliés
de sir Andrew Buchanan, le langage ondoyant et fuyant de M. de
Bismark, au sujet de la controverse dano-allemande, jusqu'à la fin
du mois d'octobre. Au moment où la question venait de se poser
dans sa forme nouvelle et inquiétante, à la suite de l'ordonnance
du roi Frédéric Yll du 30 mars, le ministre prussien en était encore
à se débattre contre la tempête qu'avait soulevée en Europe sa con-
vention militaire avec la Russie. Le comte Russell fit alors tout ce
qui était en son pouvoir pour détourner l'orage, et les hommes po-
litiques d'au-delà du Rhin se demandaient si déjà ces obligations
envers lord John ne paralyseraient pas toute action « énergique et
patriotique » de la Prusse dans la question des duchés. Les pro-
gressistes de la chambre de Berlin ne faisaient pas même à M. de
Bismark l'honneur de lui supposer aune pensée allemande, « et
M. Temme lui rappelait les termes « sacrilèges» dans lesquels l'an-
cien député de la Marche de Brandebourg avait parlé en 1849 de la
sainte cause du Slesvig-Holstein. « Ce n'est pas le moyen de me
faciliter l'action tant réclamée que de me citer des lambeaux des
discours d'autrefois, » répondit ironiquement le chef des hobereaux
devenu président du conseil, et il ajouta avec hauteur : « Quand je
croirai nécessaire de risquer une guerre, je la risquerai avec ou
sans votre approbation, messieurs les députés! » Toutefois il s'em-
pressa de rassurer l'ambassadeur anglais sur ses intentions toutes
pacifiques; il n'admettait pas (18 avril) que la guerre pût être la
conséquence du conflit, mais en même temps il exprimait dès lors,
et lui le premier, l'appréhension que les droits du prince Christian
de Gliicksbourg à la succession ne fussent sérieusement ébranlés
par ce nouvel incident... Le mois suivant (23 mai) et à plusieurs
reprises, il affirmait à M. Buchanan que la Prusse n'avait pas d'm-
térét spécial dans cette question, qu'elle ne prendrait pas l'initia-
tive, et M. de Quaade lui-même, l'ambassadeur danois à la cour de
Berlin, crut un moment que la Prusse exercerait son influence dans
764 REVUE DES DEUX MONDES.
le sens de la modération! Le plus plaisant, c'est que, dans le cas
d'une occupation militaire du Holstein, M. de Bismark se promet-
tait de bien veiller à ce que la diète n'y employcât les troupes prus-
siennes : il avait dès lors probablement jeté les yeux sur le gé-
néral de Haak ! Un autre jour (juillet), il étonna le diplomate
anglais par la brusque mention d'un congrès européen possible : il
lança le premier alors ce mot fatidique qui, quatre mois plus tard,
devait retentir d'une autre place et avec un tout autre éclat. Du
reste, il affirmait confidentiellement (30 mai) Jie pas partager du
t'Ont l'effervescence allemande dans cette affaire du Slesvig-Hol-
stcin, et encore au mois de septembre (19) il déclarait avoir fait
tout son possible pour recommander la modération à Vienne et à
Francfort...
Pendant tout l'été de 1863 en effet, M. de Bismark ne se seiTait
auprès du cabinet de Saint-James du différend dano-allemand que
pour assister le prince Gortchakov dans la controverse relative à la
Pologne (1). Ferme et inébranlable dans la question polonaise, et
affirmant toujours sa solidarité complète sur ce point avec la Rus-
sie, le ministre prussien se montrait par contre beaucoup plus facile
et traitable en ce qui regardait les duchés, et l'agitation du Slesvig-
Holstein semblait le contrarier plutôt que l'exciter. Ce n'est que
vers le milieu de septembre qu'il commença d'accentuer avec suite
et avec force sa politique contre le Danemark : c'était après la
journée des princes à Francfort, alors qu'approchait le terme fixé
pour le vote de l'exécution fédérale, alors aussi que la dernière ré-
ponse du prince Gortchakov allait décider de l'abandon définitif de
la question polonaise. A la nouvelle de la « déclaration de dé-
chéance » que lord Russell projetait de lancer contre l'empereur
de Russie, M. de Bismark fit jouer tous ses ressorts (fin septembre
et commencement d'octobre). Il parla d'un casus belli, insinua que
le roi de Danemark pourrait bien, lui aussi, être déclaré déchu de
ses droits sur les duchés pour ne pas avoir rempli les « conditions »
qui avaient accompagné le traité de Londres, et parvint ainsi à
ébranler le principal secrétaire d'état dans la résolution qu'il avait
annoncée à toute l'Europe par son célèbre discours de Blairgowrie.
Ajoutons qu'au même moment l'horizon semblait tout à coup s'é-
. claircir du côté de la Baltique. La diète, il est vrai, avait décidé-
ment voté le 1" octobre l'exécution fédérale; mais à l'exaspération
de l'Allemagne il y eut un temps d'arrêt inexplicable. C'est que
M. de Bismark venait de faire entrevoir à lord Russell la possibilité
d'un arrangement, et que la minute suivante était convenue le
(1) Voycr. la Revue du l"""" janvier 1805.
DEUX NÉGOCIATIONS DIPLOMATIQUES. 765
ik octobre entre le ministre prussien et l'ambassadeur anglais,
sir A. Buchanan : « Si le Danemark déclare à la diète qu'il est prêt
à lui donner satisfaction quant aux demandes du Holstein et du
Lauenbourg de contrôler la législation et toutes les dépenses des
duchés, prêt à accepter la médiation de la Grande-Bretagne pour
l'arrangement de la question internationale, la Prusse s'efforcera de
prévenir l'exécution (1). » Lord Russell s'était mis courageusement
à l'œuvre, et le télégraphe joua continuellement entre Londres, Co-
penhague et Berlin. Le Danemark céda aussi sur ce point : il con-
sentait même à déclarer provisoire la patente du 30 mars. « Rien
de plus courtois et de plus conciliant que le langage de ce docu-
ment, écrit sir A. Paget le 26 octobre au sujet de la nouvelle dé-
claration que le Danemark venait de faire à la diète. Si la confédé-
ration veut négocier au lieu à' exécuter, elle en a maintenant tous
les moyens. » On suit avec anxiété dans les state-papers le cours
de cette dernière transaction; on respire, avec lord John Russell,
en lisant des dépêches qui, tantôt de Vienne, tantôt de Francfort et
même de Stockholm, annoncent une évolution « favorable; » puis
on est brusquement réveillé par la missive du foreign-office à sir
Andrew Buchanan, du 9 novembre, conçue en ces termes : « Si les
informations parvenues de Vienne au gouvernement de sa majesté
sont exactes, M. de Bismark n'oppose plus aucune objection [no
longer offers any objection) à l'exécution fédérale dans le Holstein.
D'un autre côté, le gouvernement de sa majesté est informé que
le ministre d'Autriche à Francfort a reçu pour instructions de con-
former sa conduite à celle de son collègue de Prusse. » Et lord Rus-
sell ajoute à la fin : « Le gouvernement de sa majesté ne peut que
laisser à l'Allemagne la responsabilité d'exposer l'Europe à une
guerre générale... »
Ainsi, après avoir leurré pendant un mois le cabinet de Saint-
James en lui faisant entrevoir la possibilité d'un arrangement,
après l'avoir amené à obtenir du Danemark les concessions les
plus extrêmes, M. de Bismark changeait subitement d'attitude et
pressait l'exécution fédérale! C'est que, pendant ce temps, lord
Russell avait déjà rappelé de l'Allemagne certain courrier envoyé
avec une « communication importante » pour Saint-Pétersbourg, et
qu'il avait même écrit (le 20 octobre) sa célèbre dépêche à lord
(1) Voyez la dépèche de M. Buchanan du 17 octobre. Inclosure. — Minute of conver-
sation between M. de Bismark and sir A. Buchanan. « If Denmark would déclare to
the Diet that shc is ready to give them satisfaction as to the claim of Holstein and
Lauenburg to control their ovvn législation and the expedituro of ail moneys raised in
the duchies, to accept the médiation of Great-Britain for the arraiigment of the inter-
national question, Prussia cndeavour to prevent exécution. »
766 REVUE DES DEUX MONDES.
INapier, où il déclarait que « le gouvernement de sa majesté avait
reçu avec satisfaction l'assurance que l'empereur de Russie conti-
nuait à être animé d'intentions bienveillantes vis-à-vis de la Po-
logne et conciliatrices vis-à-vis des puissances étrangères... « La
situation désormais était aplanie de toutes parts. Il était à présumer
que la France, après cette dernière épreuve, ne s'empresserait guère
de suivre le descendant des anciens whigs dans une nouvelle grand-
remonstrancc, le comte Rechberg avait dès les premiers jours d'oc-
tobre fait amende honorable à la Russie , et quant au prince Gort-
chakov, on pouvait bien espérer qu'ft saurait récompenser tant et de
si éminens services par une abstention bienveillante. Restait seu-
lement l'homme éconduit avec tant d'audace , le ministre d'une
fière puissance qui avait déclaré qu'au moment du danger le Da-
nemark ne combattrait pas seul ; mais le président du conseil à
Berlin avait eu l'occasion de reconnaître l'humeur singulièrement
endurante des hommes d'état britanniques de notre temps. D'ail-
leurs le discours impérial du 5 novembre venait de retentir dans le
monde : le comte Russell avait déjà une tout autre préoccupation,
et quelques jours plus tard, oubliant la minute de sir A. Buchanan,
il devait insister d'une manière très pressante et très amicale au-
près de M. de Bismark pour qu'il voulût bien décliner l'appel fait
à un congrès européen à Paris !
JuLiAN Klaczko.
REVUE SCIENTIFIQUE
LES VULGARISATEURS DE LA SCIENCE.
I. L'Année scientifique et industrielle, par M. Louis Figuier. — II. Causeries scientifiques, par
M. Henri de Parville. — III. La Science et les Savans en i864, par M. Victor Meunier. —
IV. Aimuaire scientifique publié par M. P. Dehérain.
Jl y a de jour en jour un plus grand nombre de personnes qui désirent
être initiées aux progrès des sciences. Les travaux des savans ne restent
plus confinés dans un milieu restreint; l'écho en parvient jusqu'à la foule.
Nous voyons par exemple l'exposé des théones et des applications scienti-
fiques jouer un rôle important dans les nombreuses conférences qui se fon-
dent autour de nous; mais l'institution de ces conférences est encore trop
récente pour que nous puissions apprécier dans quelle mesure elles con-
tribuent à instruire la masse du public. Pendant ces dernières années,
c'est par un groupe assez considérable d'écrivains vulgarisateurs que les
connaissances scientifiques ont surtout été propagées. Enregistrer pério-
diquement les faits, les travaux, les découvertes qui peuvent intéresser le
monde scientifique, c'est une œuvre utile, mais c'est un labeur difficile.
Les vulgarisateurs actuels remplissent-ils d'une façon satisfaisante la fonc-
tion qu'ils se sont donnée? N'y mettent-ils pas trop de hâte et de légèreté?
Ne jettent-ils pas dans le public, avec quelques idées vraies, beaucoup de
notions fausses? Telles sont les questions que nous nous sommes posées en
lisant quelques-uns des annuaires scientifiques qui ont récemment paru. On
en publie tous les ans une assez grande quantité. Il serait préférable sans
contredit qu'ils fussent moins nombreux et meilleurs. Nous parlerons de
plusieurs de ces livres dont les auteurs se sont proposé de retracer le
mouvement des sciences pendant l'année I86Z1. Cet examen nous permettra
de signaler, chemin faisant, quelques-uns des défauts que de pareils livres
76S REVUE DES DEUX MONDES.
ont à éviter et peut-être de marquer quelques-unes des qualités qu'ils doi-
vent offrir.
M. Figuier s'est acquis une certaine notoriété dans la presse scientifi-
que. Quand il traite un sujet de quelque importance, il sait l'exposer avec
clarté, dans une langue facile et suffisamment précise. C'est du moins
une qualité que présentent quelques-uns des feuilletons qu'il publie
dans les journaux quotidiens. Elle est moins sensible dans son annuaire,
beaucoup trop vite composé, et qui est un amas de petits faits présentés
sans méthode et sans soin. M. Figuier d'ailleurs, et il a cela de commun
avec beaucoup de ses concurrens, ne s'est pas mis en frais pour faire son
livre; ce sont ses feuilletons mêmes, gâtés plutôt qu'améliorés, qu'il a dé-
coupés en en classant les lambeaux sous des rubriques diverses, astrono-
mie, météorologie, physique, mécanique, chimie, histoire naturelle, hygiène
publique, médecine, agriculture, statistique, arts industriels, etc. Il y a
joint un grand nombre d'emprunts faits très crûment aux comptes-rendus
de l'Académie des sciences. Aucune liaison entre ces matériaux confus.
Si du moins les faits entassés dans les pages de V Année scientifique et in-
dustrielle étaient tous exacts et présentés dans leur vrai jour, on aurait
une sorte de compendium utile à consulter, mais cet annuaire n'est point
un guide sûr. Hâtons-nous d'ajouter qu'un pareil guide n'est pas facile à
trouver. Les théories scientifiques sont encore bien incohérentes, et au mi-
lieu du désarroi général il n'est pas aisé de discerner ce qui est vrai et ce
qui est véritablement important. Les comptes-rendus de l'Académie, qui
sont comme le Moniteur de la science, présentent à ce sujet un spectacle
singulier que reflètent le livre de M. Figuier et les livres analogues. Une
grande quantité de mémoires et de communications de toute sorte sont
adressés à l'Académie des sciences et viennent s'entasser sur le bureau des
secrétaires perpétuels. Ceux-ci en font ou sont censés en faire un dépouil-
lement tout à fait sommaire en vue d'éliminer ce qui serait grossièrement
erroné; le reste est livré pêle-mêle à la publicité. Travaux sérieux ou fu-
tiles, mémoires inutiles ou importans vont se confondre dans les comptes-
rendus. Par ce temps de production hâtive, il y a des gens qui accablent
l'Académie de communications puériles et qui arrivent à se faire connaître
du public à force de faire citer leur nom. Les assertions les plus légères,
les plus hasardées se produisent effrontément et prennent place à côté de
l'exposé des recherches les plus consciencieuses. En présence de ce mé-
lange bizarre, que fait le publiciste, le rédacteur d'un annuaire? Il recher-
che les faits les plus piquans ou les plus nets, ceux qui se prêtent le mieux
à une exposition lucide et agréable, les théories les plus propres à éveiller
l'attention du lecteur. Tout paradoxe est sûr d'être recueilli et colporté .
Les annuaires fourmillent donc d'indications fausses. Il y a plus : tel fait
qui est vrai par lui-même, qui a été contrôlé par des savans dignes de foi,
qui présente toutes garanties d'authenticité, devient faux parce qu'on lui
donne une importance exagérée; c'était un incident, une exception, on
REVUE SCIENTIFIQUE. 769
rérige en principe. Ainsi naissent tant de théories trompeuses dont la
presse scientifique leurre le public.
On ne saurait trop le répéter aux vulgarisateurs , l'essentiel n'est pas de
raconter des faits, même jolis et intéressans, mais d'apprécier et de choi-
sir les matériaux qu'ils offrent au public. Qu'ils soient sobres d'hypothèses»
Il semble que depuis quelque temps il y ait réaction contre cette sage mé-
thode qu'on nous a prêchée depuis cinquante ans, et qui consiste à accu-
muler des observations soigneusement vérifiées, sans essayer des synthèses
prématurées. L'impatience gagne beaucoup de gens. Sur un détail minime,
ils veulent construire de vastes ensembles. Tel, avec une expérience de
spectroscopie, fait la théorie complète du soleil. Tel autre, en comparant
les cheveux de quelques Arabes et de quelques nègres, refait la géologie.
Des vérités intéressantes deviennent presque des erreurs, parce qu'on en
tire des conséquences forcées. Le vulgarisateur doit se défendre contre
cette tendance et faire œuvre de saine critique.
Le livre de M. Figuier peut nous donner un autre enseignement. A quelle
classe de lecteurs s'adresse cet annuaire ? Est-ce à ceux qui , à peu près
étrangers aux sciences, veulent acquérir sur quelques points principaux
quelques idées sommaires? Est-ce au contraire aux gens spéciaux qui con-
naissent assez exactement une ou plusieurs parties de la science? M. Fi-
guier prétend sans doute écrire pour les uns et pour les autres. C'est pour
les premiers qu'il essaie de prendre de temps en temps un ton enjoué;
mais ses grâces paraissent un peu lourdes, ses plaisanteries, qui ne sont
que dans les mots et qui jurent avec le fond des choses, manquent ordi-
nairement leur effet. C'est aux autres que s'adresse cette quantité de faits,
réunis de toutes mains et confusément juxtaposés dans des pages com-
pactes; mais, nous l'avons dit, tous ces renseignemens n'offrent point assez
de garanties d'exactitude. Ainsi l'auteur ne réussit pas à être assez agréa-
ble pour le gros public, ni assez vrai pour les gens instruits. Aussi biea
n'est-ce pas chose aisée que de faire un recueil qui satisfasse à ces deux
conditions. Sans doute nous connaissons des livres qui peuvent à la fois
ravir les simples et instruire les savans ; mais ils sont rares. Les rédac-
teurs d'annuaires feraient peut-être sagement de ne se proposer que l'une
de ces deux fins, ou du moins d'incliner résolument de l'un ou de l'autre
côté. Ceux qui désirent cependant que leur livre puisse intéresser tous les
lecteurs arriveraient peut-être à ce résultat, s'ils divisaient le volume en
deux parties. La première contiendrait les généralités, les vues d'ensemble,
les idées, les faits principaux sans détails arides; nous ne tiendrions pas
d'ailleurs à y rencontrer ce ton badin que prennent beaucoup de vulgari-
sateurs sous prétexte d'enduire de miel, pour les lèvres de la foule, les
bords du calice amer; un ton ferme, une exposition lucide nous suffiraient.
La seconde partie contiendrait sous forme de tableaux, de notes, de mé-
moires spéciaux, de pièces justificatives, le détail soigneusement contrôlé
TOME LVI. — 1865. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
des travaux de l'année qui paraissent pouvoir être portés à l'actif des con-
naissances humaines. Chacun trouverait ainsi dans l'une ou l'autre partie
du livre ce qu'il désire plus particulièrement rencontrer.
C'est aux personnes qui veulent avoir des progrès de la science une no-
tion tout à fait superficielle que s'adresse le livre de M. de Parville. Ses
Causeries scientifiques sont légères, bien légères, assez vives d'ailleurs et
d'une lecture facile. M. de Parville ne se donne pas des airs de savant. Il
cherche à tous les points de l'horizon ce qui paraît de nature à provoquer
l'attention du lecteur blasé, il se contente d'annoncer les faits principaux
ou de recueillir les détails piquans. Ce modeste rôle lui suffit. Il reste en
quelque sorte en dehors des questions et les envisage par leui's côtés ex-
térieurs. Il décrira l'empressement du public à l'ouverture des conférences
de la Sorbonne et le succès éclatant de M. Jamin dans cette première le-
çon où il traita des trois états de la matière, comment, au milieu de cette
salle immense, la table du professeur est chargée ou entourée d'instru-
mens de physique d'un aspect imposant, bobines énormes d'induction,
grosses machines pneumatiques, marmite de Papin, appareil Carré pour
faire le froid, appareil de Thilorier monté sur des roues et semblable à une
pièce d'artillerie , appareil de Bianchi pour la liquéfaction du protoxyde
d'azote; comment le professeur, debout au milieu d'un grand nombre
d'aides et de préparateurs, dont plusieurs ont un nom dans la science,
commande à cette légion d'opérateurs et à cet attirail d'instrumens, fai-
sant surgir un soleil électrique, éteignant ou rallumant d'un geste tous les
becs de gaz de la salle, métamorphosant d'un mot la matière, produisant
les froids les plus intenses et les plus hautes températures. Congelant du
mercure au fond d'un creuset de platine chauffé à blanc, volatilisant les
métaux par le courant électrique. L'aspect de la salle, la physionomie
même de la leçon sont vivement esquissés par M. de Parville. Ailleurs il
décrira le mascaret dans les eaux de la Seine, Caudebec envahi par une
armée de touristes, toutes les lorgnettes braquées sur Villequier, comment
le flot, après avoir franchi le coude du fleuve , s'avance majestueusement
sur une seule ligne, se gonflant jusqu'à Caudebec, puis tout à coup secoue
la Seine, jusque-là tranquille, et la soulève furieusement hors de son lit au
milieu de torrens d'écume. M. de Parville ne manque pas d'enregistrer
l'arrivée de deux cucujos par un des paquebots du Mexique : ce sont de pe-
tits coléoptères qui répandent une lumière très vive et dont les dames
mexicaines, dit-on, font des objets de toilette en les attachant vivans sur
leurs jupes ou dans leurs cheveux; on pense si elles prennent soin de ces
bijoux animés, qu'il faut baigner deux fois par jour et nourrir de frag-
mens de canne à sucre.
Toute cette petite chronique est faite agréablement par M. de Parville.
On pourrait dire, sans lui en faire ni un blâme ni un éloge, que son livre
paraît surtout écrit pour les dames. Il répond à ce mouvement de plus en
plus marqué qui porte le monde parisien à s'occuper de physique amu-
REVUE SCIENTIFIQUE. 771
santé et d'expériences de salon. M. de Parville a d'ailleurs, plus peut-être
que ses concurrens, ce défaut commun aux vulgarisateurs, et qui consiste
à accueillir comme vraie toute hypothèse qu'on peut facilement exprimer
en langage ordinaire. Son livre est plein d'assertions tranchantes sur les
questions les plus controversées. Il ne connaît pas le doute, et les difficultés
disparaissent sous sa plume comme par enchantement. Qui ne croirait,
par exemple, en lisant ce qu'il dit de la goutte, que cette maladie ne soit
près d'être complètement vaincue? Rien de plus simple en effet que de la
combattre. La cause de la goutte est une accumulation d'acide urique dans
les articulations. Chassons l'acide urique. Or tous les sels formés par l'acide
benzoïque ont la vertu de dissoudre l'acide urique , qu'ils transforment en
acide hippurique. Le goutteux n'a donc qu'à choisir parmi les benzoates
de soude, de chaux, de magnésie, de potasse, de fer, d'ammoniaque, celui
qui convient le mieux à sa constitution. Voilà l'acide urique dissous et éli-
miné. Il n'y a plus pour compléter la guérison qu'à fortifier l'organisme par
une infusion de quinquina, de chamadrys ou de toute autre plante amère.
C'est donc une affaire entendue, il ne restera plus de goutteux sur la terre
que ceux qui voudront bien l'être. Dans un autre ordre d'idées, M. de Par-
ville vient, après beaucoup d'autres il est vrai, et en s'appuyant de l'auto-
rité d'un ingénieur distingué, apporter son projet pour la fertilisation des
landes de Gascogne. Il s'agit de désagréger les collines secondaires des
Pyrénées par une chute d'eau empruntée aux sources élevées de la Nesle.
La roche diluvienne, broyée par un torrent artificiel, donnera un limon
que des canaux pourront répartir sur 1,200,000 hectares de landes; ces
plages stériles formeront en moins de soixante ans la plus riche province
de France. Ce n'est pas que les théories que M. de Parville, comme les
autres vulgarisateurs, aime ainsi à présenter n'aient souvent pour origine
un fait vrai; mais ce fait originel, simplifié outre mesure, dépouillé de
toutes les circonstances qui l'accompagnent dans la réalité, donne des con-
séquences ou radicalement fausses ou manifestement exagérées.
M. Victor Meunier, au début de son livre la Science et les Savans en
i86i, se rend à lui-même le témoignage que cet ouvrage ne fait double
emploi avec aucun de ceux que ses confrères du feuilleton scientifique ont
pris l'habitude de publier à la fin de chaque année. C'est qu'en eff'et M. Meu-
nier se distingue par des qualités et par des défauts qu'on chercherait en
vain chez ses concurrens. Et d'abord c'est un écrivain. Que ses idées nous
choquent ou nous charment, nous sommes séduits par son style chaud,
coloré. Nous nous trouvons en face d'un homme passionné, dont l'enthou-
siasme, dont la colère s'expriment dans une langue nerveuse. M. Meunier
est tour à tour, et souvent même à la fois, un apôtre et un polémiste.
Commençons par l'apôtre. M. Meunier a une foi ardente dans les progrès
de la science et dans son action sur l'avenir du monde. Cette foi est d'ail-
leurs inséparable de ses convictions politiques. On retrouve tout entier
dans le vulgarisateur scientifique d'aujourd'hui l'ancien rédacteur de la
772 REVUE DES DEUX MONDES.
Démocratie pacifique. On ne peut se défendre d'un certain étonnement
quand on relit, dans leur forme ancienne, ces dithyrambes sur l'avènement
du peuple par la science, sur la constitution d'un nouvel ordre social, et il
semble que ce que M. Meunier vient d'écrire soit écrit depuis trente ans.
Ce n'est pas que ses conceptions ne soient vraies dans une certaine me-
sure, ce n'est pas que ses tendances ne soient celles où nous marchons
tous résolument, savans et ignorans, gouvernans et gouvernés; mais ce qui
caractérise la foi de M. Meunier, ce qui caractérisait celle des écoles so-
cialistes il y a trente ans, c'est une préoccupation exclusive de rapprocher
]es fins lointaines, c'est un désir excessif de formuler ce qui peut être à
peine entrevu. Telle conséquence que l'homme le plus froid admettra vo-
lontiers , si elle se présente sans forme trop précise et si elle se rapporte
à une époque indéterminée, choquera son bon sens, si on essaie de la des-
siner nettement pour un avenir prochain. C'est ce que nous pourrons
constater à chaque pas, si nous suivons un instant M. Meunier dans le
développement de son utopie (1).
La science doit transformer le monde matériel. Ce siècle, qui n'a que
soixante ans, a créé vingt sciences nouvelles, la géologie, la paléontologie,
Tembryogénie, l'anatomie comparée, la chimie organique, la météorologie,
la physique du globe, etc.; il a fait les chemins de fer, les bateaux à va-
peur, le télégraphe électrique, la galvanoplastie, le daguerréotype, cent
autres découvertes auxquelles le passé n'a rien de comparable. Où donc
tout cela doit-il aboutir, sinon à l'âge d'or, qu'une aveugle tradition a mis
dans le passé et qui est devant nous? «Les temps sont proches où il y aura
d'autres cieux et une terre nouvelle. » C'est dans un véritable Éden que va
entrer le prolétaire, le patricien de l'avenir. Là toutes les puissances de la
nature le serviront docilement, la nourriture y sera facile et abondante.
«Une pièce de terre qui rapportait 17 hectolitres d'orge, ayant été soumise
à l'action de l'électricité atmosphérique, a produit 37 hectolitres, plus du
double! » Inquiétez-vous après cela des moyens de nourrir la population!
A l'aide des réactifs de la chimie, on convertit les bois les plus vulgaires
en bois de luxe. En Éden, « l'acajou, le palissandre, le citronnier, le sandal,
le bois de rose, sont les moins précieuses des essences employées à la con-
fection des meubles et des boiseries. » Ebelmen a fabriqué des pierres pré-
cieuses dans son laboratoire, Despretz a fait du diamant, d'ailleurs l'essence
de térébenthine est composée de diamans infiniment petits; donc en Éden
les diamans, les pierres flamboyantes abonderont, et ces objets « ne tire-
ront plus leur valeur de leur rareté, mais simplement de leur magnificence.»
Devenu véritablement roi de la création, l'homme modifie le sol, corrige
ies climats, crée des animaux pour son usage. « On a vu que chaque être
reproduit transitoirement dans le cours de son développement fœtal les ca-
(!) Les principaux traits de cette utopie se retrouvent dans la Science et les Savans
en !S6i; mais, pour en connaître les détails, on peut voir un livre de M. Victor Meunier,
publié en 18ô7, l'Apostolat scientifique.
REVUE SCIENTIFIQUE. • 773
ractères d'êtres qui lui sont inférieurs. Ainsi il y a un moment où le cer-
veau du mammifère ressemble à celui du poisson, comme si le poisson
s'était arrêté sur le chemin qui mène au mammifère... Chez certains êtres,
une reproduction en sens inverse s'opère. Ainsi tel genre placé au plus bas
degré d'une famille, avant de revêtir ses caractères propres, présente suc-
cessivement ceux de tous les genres de la même famille qui lui sont supé-
rieurs. » Rien de plus facile, à l'aide de ces observations, que de créer des
races d'animaux, des castes zoolorjiques propres à accomplir les différens
travaux qu'on voudra leur assigner. « C'est ainsi que la science s'en va
multipliant et améliorant de telle sorte les produits du sol et ceux de l'in-
dustrie, qu'il devient clair comme le jour que les besoins naturels et arti-
ficiels de tous les hommes peuvent recevoir leur pleine et légitime satis-
faction. » Les hommes ne sont pauvres que parce qu'ils sont ignorans.
Mais ce rôle matériel n'est qu'une des fonctions secondaires de la science.
En créant la doctrine universelle de ce qui est, elle est en train d'instituer
une religion, une religion dont l'homme aura été le révélateur, elle est en
train surtout de faire une société conforme à la nature de l'homme, « qui
sera pour lui non un tombeau ou un bagne, mais un milieu bienfaisant,
sain à la fois pour le corps, pour l'ùme et pour l'esprit, où tous les devoirs
et tous les droits, ceux de l'individu et ceux de la collectivité, seront
remplis et garantis. » La science règle la morale et la politique comme la
religion. « Elle est l'église et l'état. » Toutes les actions des individus et
des nations se réduisent à des opérations scientifiques. « La science gou-
vernera la société, mais à sa manière : en se bornant à faire éclater le
vrai. Ses arrêts ne sont pas ceux du nombre et de la force, ce sont des
preuves. » La science prend donc possession du gouvernement, elle orga-
nise les rapports des hommes, elle règle la production, elle dirige l'in-
struction. « Il faut se représenter ainsi le gouvernement de l'avenir :
îlambeau des esprits, directrice des bras, la science tient à la fois la place
de l'église et de l'état. Non pas qu'elle forme une caste ou une classe, un
corps extérieur et supérieur à la nation. Non. Où réside-t-elle donc, cette
double souveraine? Qu'on nous montre son palais et ses gardes! Elle réside
dans les esprits; sa force est dans les habitudes qu'elle leur a inculquées. »
Maîtresse de l'enseignement, elle a formé une génération qui sait apprécier
la force des preuves, des hommes chez qui l'accord sur le vrai est tou-
jours unanime. On ne vote plus, car l'habitude de voter ne témoigne que
de l'incertitude où nous sommes à l'égard du vrai et du faible empire que
la vérité exerce sur nous. La nouvelle société constituée par la science
apparaît comme une agglomération d'innombrables sociétés particulières
correspondant à toutes les divisions du travail. A sa tête est un conseil,
« assemblée politique et concile, » qui enregistre les lois théoriques et
pratiques, à la découverte desquelles tout le monde a concouru, et qui
érige en préceptes, en maximes, les conséquences logiques de ces lois.
A des époques déterminées, une assemblée se réunit pour donner aux pro-
77i REVUE DES DEUX MONDES.
positions du corps scientifique la confirmation du consentement populaire;
cette assemblée se retire ensuite, « laissant au conseil exécutif le soin de
conduire à bonne fin les entreprises logiquement déduites des lois faites
par Dieu, découvertes par l'esprit humain, reconnues par tous. »
En voyant ce que la science doit faire pour Thomme, M. Meunier se pré-
occupe de ce que l'homme doit faire pour la science. Le vulgarisateur, tel
qu'il le comprend, doit être un apôtre, un tribun. Autrefois on s'attachait
à exposer en langue commune ce qui pouvait être mis à la portée de tous;
mais aujourd'hui il s'agit de « raconter dans la langue de tout le monde les
eflbrts de la science pour arriver à la constitution d'un ordre social nou-
veau, c'est-à-dire d'un nouvel organisme matériel et d'une doctrine nou-
velle. » Il faut montrer les choses scientifiques « par leur résultat der-
nier, » de chaque objet dire en quoi il concourt au but, de combien il
nous en rapproche. Ce n'est pas tout : il faut organiser ce mouvement
scientifique. Sans doute, livré à lui-même, ce mouvement se continue sans
relâche. Tout travail trouve son ouvrier, « et quand sur une moitié du
globe les chercheurs se livrent au repos, les chercheurs sur l'autre moitié
se mettent à la besogne; les deux hémisphères se relèvent tour à tour
comme des sentinelles. Le mouvement de la science, insensible comme
celui de la planète, est ininterrompu comme le sien. » Ainsi, sans se ra-
lentir, les savans accumulent les matériaux de la régénération sociale,
pendant qu'à côté d'eux les hommes d'état s'agitent sur des questions vides
et « tournent une meule sous laquelle il n'y a pas de grain ; » mais ce tra-
vail est bien lent. Pour réunir les efforts des travailleurs isolés et les mul-
tiplier l'un par l'autre, il faut quelque association puissante, quelque corps
déjà organisé qui puisse mettre son autorité au service de la grande œuvre.
M. Meunier cherche autour de lui et jette les yeux sur l'Académie des
sciences. Quel beau rôle elle pourrait prendre! « Ce siècle se donnerait à
elle; tous les regards, toutes les espérances se tourneraient de son côté; le
retentissement de sa parole serait tel qu'on n'entendrait pas d'autre
bruit... La société lui devrait de se connaître et d'avoir conscience de son
propre travail. » Ici l'on ne sait si l'on doit sourire ou frémir en songeant
à l'utopie sociale dont M. Meunier veut confier l'exécution à une classe de
l'Institut. Bientôt d'ailleurs il se détourne avec colère du palais Mazarin :
il a vu des académiciens endormis, dénués de toute initiative et de toute
vocation sociale; il a vu les séances incolores de cette assemblée officielle,
dont tout le travail se réduit à celui des secrétaires perpétuels lisant au
milieu de l'inattention générale une correspondance dépourvue de tout in-
térêt. C'est donc à une réunion privée qu'il remettra le soin de diriger le
mouvement rénovateur, et il formera V association pour la consiitulion des
sciences. Cette association se recrutera largement parmi tous ceux qui tra-
vaillent, soit de la pensée, soit des bras. Ses cadres ne seront remplis que
lorsqu'elle aura réuni tous ceux qui vivent dans les laboratoires et dans
les ateliers. M. Meunier en trace le plan : sociétés spéciales réparties sur
REVUE SCIENTIFIQUE. 775
tout le territoire, sociétés générales ou académies dans les principaux
centres de population, congrès électif se réunissant annuellement à Paris,
administration centrale ou ministère des sciences, ayant son siège dans la
capitale et dirigée par un chef que nomme le congrès. Vassociation publie
un Moniteur universel quotidien; elle a en outre un recueil mensuel pour
chaque espèce de travaux, et par conséquent autant de recueils différens
qu'elle établit de spécialités.
Tels sont, dans leurs lignes principales, les projets et les vues qui font
l'objet de l'apostolat de M. Meunier. Nous ne pouvons d'ailleurs donner au-
cune idée de l'accent de conviction qui anime l'auteur, ni de la vigueur
qu'atteint parfois son langage. Si nous avons exposé avec quelques déve-
loppemens ces rêveries scientifiques , c'est qu'on y saisit à chaque instant
sur le vif ce procédé qui consiste à grossir démesurément un détail pour
en tirer des conséquences fantastiques. Les thèses que M. Meunier sou-
tient commencent souvent par être vraies, puis il les pousse violemment
hors de la vérité. Veut-on voir, par exemple, comment une idée pratique
diffère d'une conception utopique, on comparera le projet d'association
dont nous venons de parler avec celui que M. Le Verrier a réalisé dans le
courant de l'année dernière en fondant l'association pour l'avancement de
l'astronomie et de la physique du globe. Cette société recrute ses adhérens
de toutes parts; chaque membre, en y entrant, s'engage à amener un nou-
vel associé; en vertu de cette clause d'apparence modeste, la France en-
tière, que disons-nous? le monde entier, doit entrer dans l'association de
M. Le Verrier, comme il devait le faire dans celle de M. Meunier. Il n'est
pas jusqu'au bulletin international de l'Observatoire qui n'ait un faux air du
moniteur social des sciences.' Cependant l'association pour l'avancement
de l'astronomie et de la physique du globe n'aspire point à fonder un nou-
vel ordre social; elle prétend, tout au plus, à constituer une science nou-
velle, la météorologie.
Nous en avons fini avec l'utopie de M. Meunier. Aussi bien, dans le do-
maine des choses réelles, remplit-il une fonction qui ne manque pas d'in-
térêt. Il s'y charge de redresser les torts. Dans les régions de la science
comme dans les autres, il y a des hommes qui souffrent et des hommes qui
oppriment; M. Meunier le dit, et nous le croyons sans peine. Soutenir les
uns, attaquer les autres, voilà ce qu'il se propose. C'est là un rôle trop né-
gligé de ses confrères pour qu'il ne soit pas certain de s'y rendre utile,
alors même qu'il y mettrait quelque exagération. Il y déploie beaucoup
d'entrain; ses traits dépassent quelquefois le but, mais ils portent souvent.
Sa verve gagne le lecteur, et on se sent porté à lui abandonner les gens à
qui il distribue des volées de bois vert.
Protéger les inventeurs méconnus est naturellement un de ses premiers
soins. On trouve par exemple dans son livre l'histoire d'une machine agri-
cole, d'une piocheuse à vapeur, dont l'auteur est pendant dix ans renvoyé
de l'Académie au Conservatoire des Arts et Métiers, du Conservatoire à la
776 REVUE DES DEUX MONDES.
maison de l'empereur, et ainsi de suite; le récit des tribulations de cet in-
venteur est tout à fait vivant. « J'ai vu une machine. C'était une machine
glorieuse entre toutes. Elle devait libérer des millions d'hommes de la
partie la plus rude de leur tâche et accroître dans d'énormes propoi-tions
la masse des subsistances... Qui chargea-t-on, croyez-vous, d'examiner l'in-
vention? Un paysan? Non. Un général d'artillerie... Cependant l'empereur
avait approuvé l'idée de la machine. Il ordonna qu'on la construisît à ses
frais... Or voici : on mit à la construire autant d'années qu'il eût été rai-
sonnable d'y mettre de mois, après quoi on la jeta dans un champ où elle
resta deux ans exposée à l'injure du temps. Quand elle fut bien rouillée, ou
se décida à l'essayer; on reconnut alors qu'elle n'était pas construite de
manière à fonctionner sérieusement. Elle avait dévoré une somme énorme,
absurde. La chose en resta là. Le souverain perdit son argent, l'inventeur
son temps, le peuple l'espérance d'un grand bien. »
L'Académie des sciences tient, comme on le pense bien, une place impor-
tante dans la polémique de M. Meunier. Il la relève du péché de paresse. Si
elle possède dans son sein un grand nombre de savans éminens, elle n'exerce,
comme corps, aucune influence sur le travail scientifique de la nation.
Aussi les chercheurs, les inventeurs, désapprennent la route du palais Ma-
zarin. « Avez-vous vu qu'on ait informé l'Académie de la création des mo-
teurs à gaz par exemple, ou d'aucun des perfectionnemens apportés aux
anciens moteurs, qu'on l'ait entretenue de ces admirables machines-outils
qui ont porté si haut la puissance de l'atelier industriel , qu'on lui ait parlé
de tant d'innovations réalisées dans nos moyens de transport, dans l'archi-
tecture navale, dans la télégraphie? Lui a-t-on demandé son avis sur l'ap-
plication de l'air comprimé au percement des tunnels et sur l'emploi de la
vapeur en agriculture? L'a-t-on avertie de l'invention des moissonneuses?
Sait-elle que la machine à coudre existe? « Ici, comme d'ordinaire, il y a
du vrai et du faux dans les reproches que M. Meunier fait à l'Académie.
Qu'un grand mouvement se produise sans elle, que l'industrie des chemins
de fer par exemple, remuant d'énormes capitaux, suscite des découvertes
qui ne vont pas se faire consacrer au palais Mazarin, que des inventions
naissent et grandissent toutes seules, sans appui officiel, il n'y a qu'à s'en
louer, et il n'est point d'ailleurs exact de dire que l'Académie reste com-
plètement étrangère à ce mouvement; mais quand M. Meunier aiguillonne
les secrétaires perpétuels qui devraient donner de l'intérêt aux séances de
l'Académie, quand il évoque l'ombre d'Arago pour les rappeler à leurs de-
voirs, sa critique porte juste et sa voix prend une véritable autorité. Arago
était le modèle du secrétaire perpétuel. « Arrivé longtemps avant la séance
publique, il lisait attentivement, il annotait toutes les pièces de la corres-
pondance. Quand, à trois heures, il prenait place au bureau, son thème
était fait, sa leçon était apprise, car c'était un enseignement véritable, et
souvent de l'ordre le plus élevé. Méthodiquement classées et groupées de
manière à former une suite, un ensemble, soit qu'elles se complétassent
REVUE SCIENTIFIQUE. 777
réciproquement, soit qu'elles se fissent opposition l'une à l'autre, les pièces
de la correspondance devenaient tour à tour l'objet d'explications plus ou
moins étendues, toujours lumineuses. »
Les morts servent ainsi souvent à M. Meunier pour flageller les vivans.
Il fait revivre la figure de Biot, qui refusa toute sa vie d'occuper des fonc-
tions publiques, et il le cite en exemple aux savans qui couronnent leur
carrière en acceptant des dignités administratives ou politiques. — Est-ce
que Biot, dit M. Meunier, n'aurait pas perdu, pour sa gloire et pour la
science, tout le temps qu'il eût donné à des fonctions publiques? Tel grand
chimiste joue un rôle administratif, qui gaspille ainsi son talent loin des
travaux de sa profession : on se souviendra du chimiste ; qui se rappellera
l'homme politique? — Ici, comme on le voit, nous ne sommes plus sur les
terres de l'utopie, où la chimie et la politique ne font qu'un, où la science
gouverne et administre. Dans le monde pratique que M. Meunier consi-
dère, la science et le gouvernement différent du tout au tout. Ce que
M. Meunier veut défendre avant toute chose, c'est l'indépendance de la
théorie scientifique, c'est l'esprit de libre recherche. Dès que les savans
prennent place dans la hiérarchie politique, l'auteur les voit préoccupés
exclusivement d'étouflèr les témérités de la libre investigation; ils ne re-
gardent plus les problèmes sous leur vrai jour, ils ne songent plus qu'à
sauvegarder l'ordre établi. Leurs doctrines deviennent des moyens d'auto-
rité. Ils se font les « doctrinaires de la science. » C'est sur Cuvier que
M. Meunier venge la libre recherche, sans se priver d'ailleurs d'interpeller
directement ceux qui suivent l'exemple de Cuvier. Cuvier a excellé dans
l'art de parvenir et dans la science de conduire habilement sa vie. Devenu
maître du domaine scientifique, où il ne tolère aucune indépendance, il fait
de son autorité un instrument de l'omnipotence impériale. Cuvier ne croit
pas à la génération spontanée et ne permet pas qu'on y croie, « parce que
l'empereur ne le veut pas. »
Ce qui indigne surtout M. Meunier, c'est l'espèce de féodalité qu'il dé-
couvre dans le monde de la science. A son avis, chaque savant officiel tient
en fief une spécialité des connaissances humaines, y dispose de tous les
instrumens de travail et y exploite à son profit ou au profit des siens tous
les moyens de progrès. Ce tableau est manifestement noirci, et personne
n'admettra qu'il corresponde exactement à l'état de choses actuel. 11 fau-
drait sans doute remonter d'un demi -siècle dans l'histoire des sciences
pour trouver une époque à laquelle il s'applique dans toute sa rigueur.
C'est du moins à des années déjà lointaines que se rapporte une anecdote
que M. Meunier a recueillie dans l'éloge de Duméril prononcé à la fin de
1863 par M. Flourens. M. de Candolle avait besoin du titre de docteur pour
être nommé professeur de botanique dans une faculté. Grâce à l'amitié de
Duméril, il fut admis sans trop de rigueur à l'examen. Plein de reconnais-
sance, il court chez son protecteur; mais il trouve celui-ci grave et com-
passé, qui lui déclare que tout n'est pas fini, et qu'il faut maintenant passer
778 REVUE DES DEUX MONDES.
devant un nouveau jury. Les portes s'ouvrent alors; le nouveau docteur
voit avec étonnement Cuvier et d'autres graves académiciens, revêtus des
insignes réglementaires, s'approcher de lui, l'affubler d'un grand chapeau
garni de lampions et lui faire subir la cérémonie du Malade imaginaire,
sans épargner ni les bene, ni les juro, ni les dignus est intrare. M. Meu-
nier, que ne séduisent pas les gaîtés académiques, prend cette mascarade
par le côté moral. Il s'étonne, et il n'a sans doute pas tort, que ni Duméril,
qui a imaginé cette plaisanterie, ni Cuvier, qui l'a exécutée, ni le secré-
taire perpétuel, qui la raconte comme un trait de bon goût, n'aient remar-
qué qu'elle couvrait un acte de favoritisme.
Si M. Meunier est ardent dans ses attaques contre les savans officiels, il
ne montre pas moins de passion dans le choix de ses doctrines. Il est le
champion-né de toutes les théories qui déplaisent aux grands feudataires
de la science. Il défend la cause des générations spontanées avec une
énergie qui se traduit par de regrettables violences de langage contre
M. Pasteur. Nous avons à peine besoin de dire qu'une pente naturelle le
porte à tirer du livre de M. Darwin les conséquences les plus désagréables
pour les partisans de la fixité des espèces. Les différentes découvertes qui
tendent à prouver l'existence antédiluvienne de l'homme n'ont pas de
défenseur plus convaincu que lui. Il venge M. Boucher de Perthes de la
longue indifférence du monde savant. On s'est tu pendant vingt ans sur les
découvertes de M. Boucher de Perthes, et on ne se hasarde maintenant à en
admettre la réalité que par suite d'une manœuvre qui assure les derrières
des « doctrinaires de la science. » Obligés de reconnaître que l'homme a été
contemporain des grands quadrupèdes éteints, de l'éléphant primitif, de
l'ours et du lion des cavernes, ils prétendent aujourd'hui que ces animaux
ne sont pas fossiles et qu'ils ont perdu la vie dans le déluge de la Genèse.
Quand M. Meunier a devant lui des adversaires dont le caractère lui est
antipathique, il prend un ton acerbe qui non-seulement gâte son style,
mais qui ôte même à sa polémique toute justesse. Il faut, pour le goûter,
suivre les discussions qu'il soutient sans animosité; il est très suffisamment
vif quand il est de sang-froid. Nous pouvons citer en ce genre sa querelle
avec M. Hœfer au sujet des habitations lacustres. On sait que, depuis une
dizaine d'années, des habitations bâtieé sur pilotis ont été retrouvées au
fond de plusieurs lacs de la Suisse, et que la plupart des savans qui les ont
examinées se sont accordés à y reconnaître la trace de races humaines
disparues avant les temps historiques. M. Hœfer eut l'idée d'attribuer ces
demeures à des castors qui auraient été, à une époque reculée, les pos-
sesseurs de la contrée. M. Meunier lui montre que jamais castors n'ont pu
fendre des troncs de chêne, de hêtre, de bouleau et de sapin, ni employer
le feu et la hache pour façonner en pointe des extrémités de pieux. On
trouve, il est vrai, dans les habitations lacustres, des os de castors; mais
on y trouve aussi des os de gros mammifères. Les castors auraient donc
mangé des bœufs et des chevaux? Mais mille objets trahissent la présence de
REVUE SCIENTIFIQUE. 779
Phomme dans ces restes anté-historiques, des couteaux, des scies, des poin-
çons, des bracelets, des amulettes, des poteries travaillées à la main, des
cordes fabriquées avec l'écorce des arbres. M. Meunier presse vivement
son adversaire et ne le quitte enfin que quand il espère lui avoir fait re-
gretter de s'être trop légèrement encastoriné.
De tout ce qui précède, on pourra conclure que M. Meunier occupe dans
la critique scientifique une place utile, et que, s'il s'attaque souvent à des
torts imaginaires, il lui arrive parfois de signaler des abus réels. Son exalta-
tion mystique et son tempérament batailleur l'entraînent malheureusement
à des excès d'imagination ou de polémique que son talent ne suffit pas à ex-
cuser. On aurait une étrange idée du mouvement des sciences et du monde
des savans, si on ne s'en rapportait sur ce sujet qu'à M. Meunier.
Avec VAnnuaire de M. Dehérain, nous revenons sur un terrain plus
ferme. Nous avons gardé ce livre pour le dernier, parce que c'est celui qui
nous paraît le mieux combiné et dont le plan nous semble conçu dans les
meilleures conditions. Et d'abord M. Dehérain ne fait pas tout seul son an-
nuaire; il a raison. La collaboration de plusieurs personnes nous paraît
indispensable pour un ouvrage de cette nature. Qui peut se vanter d'être
assez encyclopédique pour parler pertinemment de choses tout à fait di-
verses, pour avoir à la fois une opinion raisonnée sur tous les problèmes
de la physique, de la chimie, de la physiologie, de la mécanique appliquée,
de l'agriculture? Nous nous défions de ce savoir d'occasion que les vulga-
risateurs déploient sur des questions qui ne leur sont point familières. Us
ont lu avec soin, nous le voulons bien, les derniers mémoires qui ont paru
sur la matière qui les occupe ; mais ils n'ont pas tout compris, ils n'ont
fait qu'entrevoir quelques côtés du sujet. Comment en donneraient-ils une
idée exacte au public? Les plus étourdis, ceux qui ne doutent de rien,
tranchent les questions et commettent de lourdes bévues. Les plus con-
sciencieux, sentant bien qu'ils n'ont qu'une notion imparfaite des travaux
originaux dont ils veulent rendre compte, s'avancent prudemment, évitent
avec soin les explications trop nettes, se réfèrent dans des termes vagues à
des précédens que leurs lecteurs ignorent comme eux-mêmes, et s'esqui-
vent dans un épais brouillard. La première condition pour parler des
sciences au public est d'en savoir beaucoup plus long qu'on ne veut en
dire. Sans vouloir parquer chacun dans une spécialité trop restreinte, nous
aimerions que chacun ne traitât que de cette partie de la science à laquelle
sa vie est plus particulièrement consacrée. Il faudrait donc, pour faire
l'annuaire que nous désirerions voir paraître, réunir par exemple un phy-
sicien connaissant les mathématiques et la chimie, un physiologiste instruit
dans toutes les sciences naturelles, un ingénieur qui se tiendrait au cou-
rant des grands travaux ; ce serait le moins qu'on dût faire. Nous ne men-
tionnons pas les autres auxiliaires auxquels on pourrait recourir, un as-
tronome, un médecin, un géologue, un agriculteur, etc. Les rédacteurs se
. concerteraient entre eux pour coordonner leur œuvre, en fixer l'esprit et
780 REVUE DES DEUX MONDES.
les lignes principales, éviter les doubles emplois et établir les points de-
jonction. Rien ne les empêcherait de faire sortir des idées générales de
l'ensemble de leurs travaux ; leurs généralisations inspireraient d'autant
plus de confiance et présenteraient d'autant plus d'intérêt qu'elles émane-
raient d'hommes dont les vues sur chaque question particulière seraient
plus sûres. Il serait naturel d'ailleurs qu'un de ces collaborateurs fut
chargé de la direction de l'œuvre commune et remplît les fonctions de ré-
dacteur en chef. Voilà un plan qui paraîtra sans doute bien solennel. Il est
en tout cas fort éloigné de la pratique actuelle. V Annuaire de M. Dehérain
semble au premier abord répondre à notre désir, mais il n'y satisfait que
fort incomplètement. M. Dehérain n'est pas seulement le rédacteur en chef
de son Anmiuire, il en est presque le rédacteur unique; la collaboration de
ses auxiliaires est plutôt apparente que réelle. Il emprunte à ses amis quel-
ques pages, publiées déjà pour la plupart dans d'autres recueils, quelques-
unes intéressantes, la plupart vides ou confuses. Ces travaux juxtaposés
précipitamment forment un volume, mais non point un livre. Nous n*y
trouvons pas les véritables avantages de la collaboration, quoique nous y
rencontrions avec plaisir quelques sujets traités sérieusement par des
hommes compétens.
M. Dehérain ne se préoccupe pas d'enregistrer dans son Annuaire tous
les faits, grands et petits, qui peuvent former le bagage scientifique de
l'année I86/1. Il ne prend qu'un nombre restreint de questions et il les
traite avec développement. C'est évidemment, en principe, la meilleure
méthode à suivre que de présenter les sujets dans leur ensemble au lieu
de les hacher en menus morceaux. Nul doute qu'il ne faille choisir ce pro-
cédé dans la rédaction d'un annuaire; mais il offre dans l'exécution un
genre particulier de difficultés. Chaque année agite plus ou moins tous
les sujets; il faut que le rédacteur n'en prenne que quelques-uns. Il faut
donc qu'il néglige beaucoup de faits, même importans, des travaux, des
controverses qui ont éveillé l'attention publique. Il faut du moins qu'il
répartisse cette provision entre plusieurs années, car, à moins de se répé-
ter sans cesse, ce n'est qu'au bout de trois ou quatre ans qu'il peut s'oc-
cuper de nouveau d'un sujet qu'il a déjà touché. Chaque annuaire particu-
lier présente ainsi des lacunes; il ne peut en être autrement. Le lecteur
le sait, et pourtant il se résigne avec peine à ne pas être renseigné sur tel
travail, telle théorie dont il a récemment entendu parler. Nous signalons là
une difficulté qui est dans la nature des choses, et nous serions vraiment
bien embarrassé s'il nous fallait donner quelques indications générales sur
la meilleure manière de la résoudre. C'est au rédacteur de l'annuaire à
faire un choix judicieux entre les matériaux dont il peut disposer, tout
en conservant autant que possible les bénéfices de Vaclualité.
Pour juger en toute connaissance de cause de la manière dont M. Dehé-
rain a résolu ce problème, il faudrait rapprocher son livre de ceux qu'il a
publiés les années précédentes ; mais il nous suffit d'avoir indiqué que sc-ii
REVUE SCIEiNTIFIQUE. 78i
procédé général nous paraît bon. L'astronomie n'est représentée dans le
volume de cette année que par un article de M. Guillemin sur l'histoire des
nébuleuses. Bien que l'astronomie soit une science qui ne chôme jamais et
qu'elle ait dans les deux hémisphères des lunettes incessamment braquées
vers le ciel, nous nous résignons facilement à attendre un nouvel annuaire
pour être renseigné sur les trois comètes et les trois planètes nouvelles qu'a
vues l'année ISGZi. Les planètes qu'on découvre maintenant n'offrent plus
qu'un médiocre intérêt. « Les planètes! il en pleut depuis qu'on les paie! »
disait Auguste Comte, faisant ainsi allusion à la découverte d'un astre de gros
calibre qui, trouvé à propos, avait fait rapidement la fortune scientifique
d'un savant. — M. Dehérain consacre à la querelle des générations sponta-
nées un article sage, éclectique, dont les conclusions sont incontestables :
la question n'est pas près d'être résolue, si, comme le veulent de part et
d'autre quelques esprits passionnés, le problème à trancher est celui de
l'origine de la vie sur la terre ; mais cette discussion nous a déjà donné et
nous donnera encore une foule de connaissances nouvelles sur la vie des
êtres inférieurs, ce sera le résultat le plus certain. — Les leçons de
M. Claude Bernard sur les poisons végétaux sont analysées dans leur en-
semble. — L'histoire des voyages entrepris pour la découverte des sources
du Nil est résumée dans un article intéressant. — Nous nous arrêterons de
préférence à un travail de M. Dehérain sur la chaleur solaire et à un article
de M. Reitop sur les systèmes de montagnes. Les cadres en sont heureuse-
ment tracés, et les auteurs y font entrer sans confusion un grand nombre
de notions utiles et de faits nouveaux.
Tous les phénomènes de mouvement et de vie qui se produisent à la sur-
face de notre planète peuvent être rapportés à la chaleur solaire : elle est
l'origine des vents, des grands courans réguliers qui s'établissent dans
notre atmosphère, comme des courans accidentels qui viennent la trou-
bler. C'est la chaleur solaire qui pompe l'eau des mers, la charrie à l'état de
vapeur dans les régions atmosphériques, la distribue en pluies, la con-
dense sur les montagnes en neiges ou en glaciers, puis la résout en rivières
et en fleuves. C'est aux dépens de la chaleur solaire que se produit toute
la vie végétale, s'il est vrai que les végétaux vivent en décomposant l'acide
carbonique, car cette décomposition demande de la chaleur que le soleil
seul peut fournir. Cette action du soleil se trouve dès lors comme emma-
gasinée dans le végétal. Nous la retrouvons quand nous employons celui-ci
soit comme combustible, soit comme aliment. Toute nutrition provient
d'ailleurs, en fin de compte, d'élémens végétaux; c'est donc à la chaleur
solaire que se rapporte ainsi l'entretien de la vie animale. C'est elle qui,
par l'alimentation et la respiration, fournit à nos muscles la chaleur qu'ils
transforment en mouvement et en travail. Cette esquisse générale se prête
aux développemens les plus variés. M. Dehérain y introduit facilement la
théorie des vents alizés, celle des grands courans d'ouest qui nous vien-
nent de l'Atlantique, les récens travaux de M. Tyndall sur le pouvoir aî>-
7S-2 REVUE DES DEUX MONDES.
sorbant et émissif de la vapeur d'eau, les explications nouvellement données
sur le rôle des montagnes et des glaciers, toute la théorie de l'équivalence
de la chaleur et du travail mécanique. M. Dehérain termine son travail par
l'exposé des idées de Mayer sur l'origine même de la chaleur solaire. Com-
ment se conserve ou se renouvelle cette chaleur dont l'influence entretient
la vie sur la terre? Le soleil ne se refroidira-t-il pas? Il se refroidirait vite,
en quatre ou cinq mille ans tout au plus, si la chaleur n'était sans cesse
régénérée. Dans les idées de Mayer, les pertes que le soleil subit sans cesse
par rayonnement sont compensées par la chute des corps célestes qui
viennent se précipiter sur la surface de l'astre. Les aérolithes communi-
quent au soleil , sous forme de chaleur, l'énorme quantité de mouvement
qu'ils possédaient dans leur gravitation à travers l'espace. Nous l'avons dit,
toute cette masse de faits est bien groupée et nettement présentée par
M. Dehérain. D'ordinaire son ton est sérieux, son langage précis; mais
pourquoi de temps en temps, au moment où l'on s'y attend le moins, se
jette-t-il dans le dithyrambe? Pourquoi ce lyrisme intermittent? Pourquoi
par exemple, quand il nous a rassurés sur la question du refroidissement
solaire, s'écrie-t-il que « le carquois d'Apollon est inépuisable? »
M. Reitop retrace en quelques pages très substantielles la théorie de la
déformation de l'écorce terrestre et des soulèvemens des montagnes. Il ré-
sume les grands travaux que M. Élie de Beaumont poursuit à ce sujet de-
puis longues années. Il explique comment les couches géologiques, dont
l'ancienneté relative est connue, donnent des indications sur l'âge des
montagnes. Une montagne a-t-elle soulevé un terrain, c'est qu'elle est plus
jeune que lui. Si une couche vient s'étendre horizontalement à ses pieds,
la montagne est plus vieille que la couche. On sait ainsi, par exemple,
que les Pyrénées sont plus anciennes que les Alpes, car les mêmes couches
tertiaires qu'on trouve soulevées au sommet des Alpes viennent s'étendre
horizontalement au pied des Pyrénées. Les chaînes de montagnes se sont
d'ailleurs soulevées suivant des directions rectilignes, ainsi que le mon-
trent les Pyrénées, le Caucase, les Andes, l'axe volcanique de la Méditer-
ranée, et alors même qu'elles présentent, comme les Alpes, plusieurs
soulèvemens successifs, leurs lignes enchevêtrées peuvent toujours être
ramenées à quelques directions principales. Ces directions se coupent sous
des angles liés entre eux par des rapports simples (1), et cette loi, facile à
contrôler dans l'étendue d'une même région, se vérifie sur toute la sur-
face du globe, si on compare entre eux les arcs de grand cercle qui cor-
respondent sur la sphère à la direction des chaînes de montagnes. L'en-
semble de ces arcs, patiemment étudié par M. Élie de Beaumont et ramené
(1) Cela est vrai non-seulement des montagnes, mais aussi des fentes souterraines
qui ont produit les filons. A la surface même de la terre, les cours des rivières, les
contours des rivages, se prêtent à cette décomposition en lignes droites. Les cartes
exactes que l'on dresse maintenant présentent des arêtes anguleuses au lieu de ces
formes arrondies qu'aimaient les anciens géographes.
REVUE SCIENTIFIQUE. 783
à ses élémens essentiels, forme sur la sphère un réseau pentagonal dont
les mailles régulières représentent les principaux accidens qui ont succes-
sivement déformé Técorce terrestre. On peut jusqu'à un certain point se
figurer cette écorce comme une coquille d'œuf légèrement concassée sur
toute sa surface. Le long des lignes de fracture, les montagnes se sont
soulevées. Ces lignes, alors même qu'on n'y trouve pas de montagnes, ja-
lonnent quelquefois des accidens entre lesquels on n'avait jusqu'ici soup-
çonné aucune relation. Le parallélisme des chaînes de montagnes et des
autres accidens remarquables, la situation relative qu'ils occupent sur le
réseau pentagonal, donnent, pour en fixer la chronologie, des indications
qui se combinent avec celles qu'on sait tirer de l'étude des terrains géolo-
giques. M. Reitop, tout en présentant avec beaucoup de netteté ces faits
intéressans et en développant l'hypothèse qui sert à les expliquer, les ac-
compagne des réserves qu'il y a lieu de faire au sujet de travaux encore
controversés; tout ce morceau peut être cité comme un modèle d'exposi-
tion élémentaire.
Nous en resterons sur cet éloge; aussi bien n'avons-nous pas ménagé les
critiques dans l'examen des récentes tentatives de vulgarisation de la
science. Ces critiques d'ailleurs, nous n'hésitons guère à le dire, ne sont
point spécialement applicables aux annuaires que nous avons pris pour
exemples; il serait facile de les étendre à la plupart des livres analogues.
Ainsi généralisées, elles embrassent de droit presque toute cette partie de
la presse quotidienne qui se rapporte aux sciences, puisque, ainsi que nous
l'avons déjà indiqué, les annuaires ne sont guère composés que de feuille-
tons que les auteurs n'ont pas toujours pi'is la peine de revoir. Si nous
nous sommes montré sévère envers ces vulgarisateurs superficiels de la
pensée scientifique, c'est qu'il nous a paru vraiment opportun de leur dire
que le public attend d'eux autre chose que ce qu'ils font. Que les articles
qu'ils écrivent au jour le jour soient plus sérieux et mieux étudiés, on
peut déjà le leur demander sans montrer trop d'exigence; mais quand ils
prétendent résumer dans un livre les progrès, les conquêtes scientifiques
d'une année, il faut qu'ils y apportent plus de soin et plus de méthode,
qu'ils ne parlent que de ce qu'ils savent complètement, qu'ils se réunissent
au besoin en nombre suffisant pour traiter pertinemment toutes les ques-
tions, qu'ils choisissent et contrôlent les faits à placer dans leur annuaire,
qu'ils en composent un tableau où les lois de la perspective soient respec-
tées, où l'attention soit naturellement appelée sur les choses principales.
Voilà quelques-unes des conditions qu'ils ont à remplir pour être d'utiles
intermédiaires entre les savans et le public. Un proverbe accusateur a
longtemps pesé sur les faiseurs de traductions; ils avaient mérité qu'on
dît : traduire c'est trahir. Nos vulgarisateurs ont à prendre garde qu'on ne
leur applique un jour le célèbre proverbe : il suffirait d'y changer un mot.
Edgar Saveney.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mars 1865.
Avec la place exceptionnelle qu'occupe dans notre vie politique la dis-
cussion de l'adresse au sein du corps législatif, peut-être pour bien juger
de l'importance du débat de cette année, pour en mesurer exactement les
tendances logiques et les suites nécessaires, faudrait-il laisser s'écouler
quelque temps et choisir son point de vue à distance. Dans le moment de
îa vie politique de la France où nous nous trouvons , on ne doit pas se le
dissimuler, les controverses engagées au Palais-Bourbon ne sont point un
exercice oratoire, elles sont des actes et des événemens. Elles font marcher
les questions intérieures ; elles hâtent le développement de notre vie con-
stitutionnelle; elles prennent par conséquent un grand intérêt historique.
C'est pour cela qu'il nous semble qu'on les apprécierait avec plus de jus-
tesse, si l'on en était moins rapproché que nous ne le sommes aujourd'hui.
Nous n'avons assisté encore qu'au prologue de la discussion de l'adresse,
à la discussion générale. La question du progrès constitutionnel y a été
posée avec plus de netteté, abordée avec plus de décision, serrée de plus
près qu'on ne l'avait fait jusqu'à présent. M. Ollivier, M. Thiers, M. Thuil-
îier, placés dans des situations bien diverses et à des hauteurs de talent
bien différentes, se sont partagé ce débat. Le libéralisme qui ne voudrait
pas être une opposition , le libéralisme qui ne craint point d'être une op-
position, et le gouvernement se sont prononcés et expliqués sur le pro-
grès constitutionnel. De cet échange d'idées accompli devant le pays at-
tentif, il sortira nécessairement quelque chose, et les positions prises par
les orateurs en qui les opinions se sont personnifiées influeront sans doute
snv le mouvement des esprits. Ce sont ces résultats de la discussion que
BOUS ne voudrions point nous hâter de prévoir et de prédire, et que pour-
tant nous sommes forcés d'avoir en vue en réfléchissant à la discussion
générale qui vient de finir.
REVUE. — CHRONIQUE. 785
L'objet véritable de cette discussion générale peut fort aisément et fort
simplement se définir. Lorsqu'on demande au gouvernement le progrès
constitutionnel et le rétablissement ou l'accroissement de la liberté poli-
tique, ce qu'on lui demande, c'est la participation des citoyens individuel-
lement et collectivement au gouvernement, c'est ce que l'on appelle en
Angleterre et en Amérique le self-government , c'est ce que nous-mêmes
depuis 1789 nous appelons en termes très expressifs et en excellent fran-
çais le gouvernement du pays par le pays. La participation au gouverne-
ment ouverte à tous, voilà ce que la révolution française a voulu, voilà la
formule politique des sociétés modernes, voilà l'œuvre que tous les peu-
ples civilisés de notre époque pratiquent ou sont en train de réaliser. Ce
que nous nommons libertés, ce sont les moyens naturels et indispensables
par lesquels peut et doit s'accomplir la participation de tous au gouverne-
ment; liberté d'initiative individuelle, liberté de la presse, liberté de réu-
nion, liberté d'association, liberté électorale, liberté parlementaire, ne
sont pas autre chose. Il n'y a point à faire de finesse, il n'y a point à s'em-
barrasser dans les subtilités : les moyens pratiques par lesquels une nation
exerce son droit de participation au gouvernement nous seront-ils donnés
ou refusés? nos droits seront-ils reconnus ou niés? En supposant que l'ap-
plication de ces libertés, que l'exercice de ces droits soient encore incom-
plets, sera-t-il permis ou interdit d'espérer, de solliciter, de poursuivre'
l'institution progressive des moyens par lesquels les peuples participent au
gouvernement d'eux-mêmes? Voilà la question qui domine toute la poli-
tique intérieure de la France. C'est celle qui a été traitée à trois points de
vue dans la discussion générale de l'adresse.
A notre avis, la discussion d'un intérêt de cet ordre, au lieu de diviser
et d'irriter les esprits, devrait avoir par excellence la vertu de les disposer
à se comprendre et de les concilier. Cette discussion, bien loin en efifet
d'ébranler les principes de la constitution qui nous régit, est entièrement
conforme à ces principes. Cette constitution a son principe dans la souve-
raineté nationale apparaissant sous sa forme la plus complète, qui est le
suffrage universel. Elle a été l'œuvre d'une délégation solennelle de la
souveraineté nationale. Le prince qui a été revêtu de cette délégation en a
parfaitement compris la portée. D'une part, il a placé la constitution sous
l'autorité des principes de 1789, qui ont précisément signalé sinon organisé
les libertés politiques par lesquelles vit et s'exerce la souveraineté natio-
nale; d'une autre part, sachant bien que cette souveraineté ne peut se lier
absolument et pour toujours à une forme constitutionnelle irrévocable-
ment déterminée, que cette souveraineté ne peut se proclamer en abdi-
quant, ne peut se manifester en se détruisant, — il a déclaré la constitution
perfectible et a reconnu qu'elle attendait son couronnement. La constitu-
tion peut donc se développer, et ses développemens doivent s'accomplir
dans la direction indiquée avec éclat par les principes de 1789. En un tel
CME LVI. — 18G5. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
état de choses, il semble que se préoccuper seulement des développemens
à donner à la constitution, c'est déjà travailler à augmenter le nombre et
la force des adhésions sur lesquelles cette constitution est destinée à s'ap-
puyer. De notre temps, sous le présent régime, étudier, élaborer dans un
débat contradictoire les libertés complémentaires par lesquelles peut se
continuer et s'achever l'organisme constitutionnel, ce n'est pas seulement,
ce nous semble, obéir à une généreuse inspiration libérale, c'est montrer
encore et surtout un véritable esprit de conservation prévoyante. Tel est
pour notre compte l'effet que nous eussions attendu de la discussion géné-
rale de l'adresse.
Cette discussion a été ouverte par un discours de M. Emile Ollivier, dis-
cours très médité et fort digne d'attention à plus d'un titre. Indépendam-
ment de sa valeur doctrinale, ce, discours a ce caractère de manifester une
curieuse évolution exécutée par l'homme politique qui l'a prononcé. Nous
parlerons peu de cette évolution ; nous croyons que la France présente a
un trop grand besoin de voir pratiquer dans son sein la tolérance politique
pour avoir la volonté, quand même nous enaurions la tentation, de juger
avec intolérance la conduite politique de M. Emile Ollivier. Les antécédens
de cet orateur sont connus, il y a fait allusion lui-même l'autre jour : ses
premières opinions le ralliaient à une forme politique différente de celle
qui prévaut aujourd'hui; il avait été envoyé au corps législatif avec un bap-
tême d'origine qu'il invoqua hardiment une fois par ces propres paroles :
« moi qui suis républicain ! » M. Ollivier a cessé de croire à l'excellence ab-
solue d'une forme particulière de gouvernement; il offre son concours à un
empire libéral. Nous n'essaierons point de porter un jugement sur cette
conversion. Peut-être M. Ollivier eût-il agi plus sagement, s'il en eût évité
l'éclat inutile; peut-être eût-il pu s'épargner un empressement surabon-
dant, peu opportun et assez mal motivé sur un échange de procédés per-
sonnels entre la majorité et lui, et ne pas tant se hâter d'annoncer qu'il
voterait l'adresse. M. Emile Ollivier a été un peu jeune en cela, et qui sait
si tel incident imprévu de la discussion de l'adresse ne rendra point péni-
ble à son cœur l'exécution d'une telle promesse? Mais nous ne recherchons
point contre M. Ollivier des sujets de blâme; nous nous attachons plutôt
à comprendre ses intentions. Avec le talent et l'amour ardent et raisonné
que nous lui connaissons pour la liberté, nous ne pouvons attribuer à
M. Ollivier que des intentions généreuses. Ce sont les intérêts de la liberté
qui ont inspiré sa conduite. Il aura cru que, pour seconder la cause de la
liberté, il ne lui suffisait point de demeurer avec une loyauté stoïque dans
la limite légale de son serment de député; il aura pensé que, pour amener
le gouvernement à la liberté, il fallait faire au gouvernement, au nom de
cette cause aimée, des avances extraordinaires et signalées. Une démar-
che qui pouvait attrister ses anciens amis aura pris alors à ses yeux les
proportions d'un devoir supérieur qu'il fallait remplir au prix des sacri-
REVUE. — CHRONIQUE. 787
fices personnels les plus douloureux. Qui sait? le pouvoir, la majorité, se-
raient peut-être touchés de ces sacrifices courageusement consentis. Le
jeune et éloquent libéral ferait tomber ainsi le prétexte de la défiance qu'a-
vaient pu rencontrer du côté du gouvernement ses premières revendica-
tions. On ne pourrait plus l'accuser d'arrière-pensée, le soupçonner d'hosti-
lité, dénoncer dans ses protestations libérales le calcul et les manœuvres
d'un ennemi. Il aura espéré que la liberté ne serait plus suspecte quand
son défenseur aurait cessé lui-même d'être suspect. Il n'y avait plus à hé-
siter : pour rendre le gouvernement libéral, il fallait faire la moitié du che-
min et inaugurer le libéralisme gouvernemental. M. Emile OUivier aura
vu là sans doute un rôle qui n'était point rempli, un rôle qui peut être
utile à la liberté et au pays. Ce rôle hardi et difficile l'aura tenté : il s'en est
emparé avec décision. La tâche que M. Emile Ollivier s'est assignée lui eût
été assurément plus aisée, si M. de Morny eût vécu. Le président du corps
législatif lui eût continué les encouragemens qu'il lui avait déjà donnés
depuis quelque temps d'une façon très ouverte et fort engageante. En mon-
trant qu'il ne se laissait point détourner de son but par une perte telle que
celle de M. de Morny, M. Emile Ollivier a fait preuve d'une grande résolu-
tion et d'une grande confiance en lui-même. Nous le répétons, nous ne ju-
geons point M. Ollivier; nous nous efforçons de le comprendre. Aussi bien
des évolutions de ce genre ne sont point sans précédons dans notre his-
toire. Qui ne se souvient du concours donné à Napoléon pendant les cent
jours par d'éminens libéraux et de sincères patriotes? Qui ne se rappelle
la conversion de Benjamin Constant après le 20 mars? Seulement Benjamin
Constant, en se rendant au grand homme qui venait tenter encore une fois
la fortune, obtenait en échange l'acte additionnel. M. Ollivier est un Ben-
jamin Constant qui n'a pas encore l'acte additionnel dans sa poche.
Quoi qu'il en soit, si on lit le discours de M. Ollivier à tête reposée, on
est bientôt frappé du service que peut rendre à la cause libérale une situa-
tion semblable à celle que le jeune député s'est créée. Toute la partie de
son discours où il montre que l'intérêt du gouvernement, d'accord avec
son devoir envers le pays, lui conseille de compléter la constitution par
l'organisation des libertés publiques nous paraît irréfutable. M. Ollivier a
le juste sentiment, le sentiment moderne de ce que les institutions doivent
aux générations contemporaines et de ce que la participation libre des ci-
toyens aux affaires apporte de sève et de force à un pouvoir populaire. Les
peuples modernes, la France surtout, rajeunie et sans cesse inspirée par le
grand effort de 1789, ne peuvent plus se gouverner de haut en bas. Le gé-
nie politique, la connaissance des intérêts, les capacités dirigeantes ne
peuvent plus résider exclusivement dans une sphère élevée et isolée; les
gouvernans ne sauraient plus trouver leur force dans une orgueilleuse et
inaccessible solitude. Il faut que la vie monte sans cesse et redescende par
tous les canaux du corps social et politique. C'est cette saine et magnifique
788 REVUE DES DEUX MONDES.
circulation de la vie que veulent assurer ceux qui demandent la liberté.
Sans doute la liberté est belle à invoquer au nom des dogmes de la foi re-
ligieuse et des principes de la philosophie; mais elle est bonne aussi à dé-
fendre avec les maximes du sens commun et au nom de l'utilité pratique la
plus sensible. Les peuples modernes ne peuvent être gouvernés sagement,
utilement, avec sécurité, avec une force et une prospérité durables, qu'en
puisant sans cesse en eux-mêmes par les voies naturelles et libres les élé-
mens de leur gouvernement. Il n'y a pas de mécanisme administratif agis-
sant de haut en bas, ayant la prétention de choisir ses instrumens et de les
diriger discrétionnairement, qui puisse égaler l'équilibre naturel qui naît
du jeu des libres concurrences. Il n'est ni juste, ni humain, ni sage par con-
séquent de se mettre en travers et de retarder l'expansion des libertés poli-
tiques, car en agissant ainsi on frappe de paralysie, d'étiolement, d'impuis-
sance des intelligences et des caractères que Dieu, la nature et l'histoire
avaient faits et préparés pour donner tous les fruits de la vie, car en agis-
sant ainsi on n'anéantit pas seulement des individus, on affaiblit la société
tout entière et on débilite en peu de temps le pouvoir lui-même. M. Emile
Ollivier a exprimé de bien justes sentimens lorsque dans la cause de la
liberté il a plaidé la cause des générations jeunes à qui nous sommes tenus
de transmettre la vertu virile d'une éducation civique, et lorsqu'il a si-
gnalé ce besoin vital du pouvoir qui, à mesure que la mort éclaircit les
rangs des hommes qui avaient acquis l'expérience du gouvernement dans
les agitations de la liberté, exige que cette forte école où se forment les
esprits politiques ne demeure point plus longtemps fermée. En passant
par la bouche d'un libéral qui est devenu l'ami du gouvernement au prix
de sacrifices personnels qui ne sont compensés par aucune satisfaction am-
bitieuse, de tels conseils acquièrent une autorité nouvelle et particulière.
Celui qui les donne n'est soutenu que par l'espérance de les voir suivis.
Soit, cette espérance ne sera point une épreuve seulement pour M. Olli-
vier; le sort qu'elle aura est attendu par le parti libéral tout entier
comme une expérience décisive.
La situation de M. Thiers est à coup sûr bien différente de celle de M. Olli-
vier: elle prête une autorité plus imposante à la simple et belle harangue
de l'inimitable orateur. M. Thiers a pris une trop grande et trop longue
part aux affaires de la France, il a trop vécu, pour s'abandonner aux re-
grets amers ou aux espérances hâtives. Il n'a point voulu cependant se sé-
parer des destinées de son pays, et il a accepté avec dignité les conditions
auxquelles il lui était permis de prendre part encore aux affaires publi-
ques. C'est au nom d'une expérience dont la gloire rejaillit sur notre pa-
trie et sur notre temps, au nom d'un complet désintéressement, au nom
de la constance et de la modération d'une- vie entière, que ses conseils
se recommandent, et il les a donnés sous cette forme qui est à lui, et qu'on
ne se lasse pas d'admirer. Quelle simplicité, quelle limpidité, quel bon
REVUE. — CHRONIQUE. 789
sens, quelle grâce! Nulle récrimination, nulle aigreur, nulle rudesse, une
modération exquise; par momens, une étincelle de cette fierté qui sied si
bien à un grand esprit qui a le sentiment de soi-même et qui sent aussi la.
grandeur de la patrie pour Thonneur de laquelle il parle; de l'esprit tou-
jours. Comme M, Thiers a fait comprendre que c'est la liberté qui est na-
turelle, et que c'est le contraire de la liberté qui est ingénieux! Que ré-
pondre à rénumération des libertés nécessaires qu'il a expliquées avec la
logique du bon sens? Comment ne pas être ému de cette comparaison qui
nous afflige tant lorsque nous sortons de France, et qui nous montre les
pays voisins jouissant de libertés qu'ils ont apprises à notre école et à
notre exemple, et dont nous sommes cependant privés? Quelle parole éle-
vée et sage que celle qui rappelle que c'est le devoir des peuples de ne
point perdre l'espérance, et que c'est le devoir des gouvernemens de ne
point la leur retirer!
Nous ne comprenons point qu'à un discours à la fois aussi élevé et aussi
calme il ait été opposé par M, Tliuillier une réplique aussi véhémente. Il
nous semble qu'un orateur officiel n'eût point dû laisser s'échapper l'occa-
sion de s'établir dans la région élevée et sereine où M. Ollivier d'abord et
M. Thiers ensuite appelaient le gouvernement. Cette occasion n'aurait-elle
pas dû attirer surtout le premier orateur du gouvernement, M. Rouher,
qui s'est montré plus d'une fois capable de parler dignement des questions
qui intéressent la liberté et le progrès? M. Rouher, en homme qui doit
songer à l'avenir, a-t-il répugné à se compromettre dans un débat où.
pour le moment, il aurait été obligé d'opposer à la pétition des libertés
nécessaires des ajournemens qu'on aurait pu travestir en fins de non-rece-
voir? En ce cas, il faudrait donner une interprétation favorable à l'absten-
tion de M. le ministre d'état. Nous n'en regrettons pas moins le ton et l'ar-
gumentation du discours de M. Thuillier. Cet orateur a du feu et de
l'énergie; mais les circonstances ne demandaient point qu'il mît enjeu ces;
côtés de son talent, au contraire. M. Thuillier, nous le reconnaissons d'ail-
leurs, a été peut-être entraîné par le système de son argumentation plu-
tôt que par sa volonté. M. Thuillier a fait de la politique rétrospective; il
a cherché ses argumens dans le passé; aux libertés régulières et modérées
réclamées aujourd'hui, il a opposé le souvenir des excès qui ont pu être
commis autrefois au nom de ces libertés dans des momens de fièvre révo-
lutionnaire. Cette méthode de récriminations ne nous paraît point con-
forme à la véritable éloquence gouvernementale, à qui il sied moins qu'à
toute autre de passionner les discussions. L'inconvénient de ces retours
sur le passé, c'est d'amener un déluge de citations; ces citations nécessai-
rement tronquées paraissent injustes; les comparaisons arbitraires que l'on
établit ainsi entre le passé et le présent, sans tenir compte de la différencfi
des circonstances, blessent les esprits impartiaux et irritent en sens con-
traire les esprits violens. C'est surtout la presse qui a supporté le poids des
790 REVUE DES DEUX MONDES.
récriminations de M. Thuillier; nous croyons que la cause de la presse
n'aura point à souffrir beaucoup de cet ardent réquisitoire. Qu'a prouvé
M. Thuillier par ses citations relatives aux journaux? Que la presse, dans
les temps de révolutions, a pu être un instrument de désordre? Croit -il
qu'on l'ignorât, et qu'y a-t-il à cela de surprenant? Les époques révolution-
naires sont des époques de désordre, et tout y devient aux mains des fac-
tions qui s'entre-choquent instrument de perturbation. Est-il philosophi-
que et politique de chercher dans ces terribles exceptions des motifs plus
particuliers de condamnation contre la presse que contre les autres mani-
festations de la vie publique? Est-il équitable de toujours parler à propos
de la presse des excès commis par les hommes qui en ont été la honte et
le rebut, et de se taire systématiquement sur les services rendus par les
hommes qui en ont été la force et l'honneur? Qui pourra calculer ce que
la presse a fait, même en France, dans les temps réguliers pour l'instruction
et l'éducation politique du public? Qui pourra dire les exemples de fer-
meté et les leçons de courage qu'elle a donnés dans les troubles révolu-
tionnaires, non-seulement à la foule des citoyens, mais aux hommes d'état?
Si l'on avait à porter un jugement impartial , équitable sur la presse fran-
çaise, on prouverait facilement que ce n'est point elle qui est responsable
des violences qu'on lui impute. On a commis chez nous la première faute
de donner une importance politique excessive à la presse en la soumettant
à un régime légal exceptionnel, en la faisant sortir du droit commun pour
soumettre les délits ou les crimes commis par la voie des publications à
des mesures répressives ou préventives spéciales. Presque toujours com-
primée, ne se manifestant que par intermittences, il est naturel que la li-
berté de la presse chez nous se soit laissé emporter dans ses réveils à des
réactions violentes, et n'ait jamais eu le temps de prendre son aplomb ré-
gulier. On ne réfléchit pas assez en outre que la presse n'a jamais été équi-
librée en France par le contre-poids des autres libertés, et que ses écarts
sont surtout provenus de ce défaut d'équilibre : l'influence des journaux
n'a point été tempérée par la pratique des droits de réunion et d'associa-
tion; l'initiative individuelle ou collective dans la vie publique n'a guère
trouvé d'issue que dans le journal. De là un surcroît d'importance pour la
presse française dans ses momens de liberté et pour elle aussi un accrois-
sement de péril. En Belgique, en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, la
presse ne traverse point les éclipses qu'elle a subies en France parce qu'elle
y est contre-balancée par l'ensemble des autres libertés politiques . Dans un
pays où la liberté de la presse a été affermie par le temps et par l'exercice
simultané des autres libertés, nous venons de voir un gouvernement po-
pulaire subir l'épreuve de la plus formidable guerre civile qui ait jamais
déchiré un état au milieu de journaux complètement libres, plusieurs des
plus influens parmi ces journaux soumettant la politique du président et
la conduite des généraux aux critiques quotidiennes les plus sévères et
REVUE. — CHRONIQUE. 791
quelquefois les plus injustes. La liberté de la presse, soumise au droit
commun, n'empêche point aujourd'hui les États-Unis de mener à fin une
guerre civile gigantesque. Il est absurde et peu fier de s'imaginer et de
prétendre que nous ne savons quelle infirmité originelle et constitution-
nelle empêche les Français de supporter une liberté que d'autres peuvent
exercer avec un tel succès. Nous le répétons, les accidens antérieurs de la
liberté de la presse en France ne prouvent rien. L'impuissance des gouver-
nemens antérieurs ne saurait nous être opposée comme une fin de non-re-
cevoir. D'ailleurs la liberté de la presse est un problème que les principes
de 1789 nous ont imposé. Les échecs des régimes précédons ne nous affran-
chissent point de la nécessité d'en poursuivre la solution, et tant que nous
ne l'aurons point résolu, les principes de 1789 demeureront en souffrance.
Les deux séances du corps législatif qui ont suivi celle où M. Thiers a
parlé nous ont montré dans la majorité des dispositions tout autres que
celles sur lesquelles nous comptions après les avances si conciliantes de
M. Emile Ollivier et les exemples de modération donnés par M. Thiers.
Dans l'avant-dernière séance, un mot sur le 2 décembre a été malencon-
treusement introduit dans le débat par un député de la majorité. Il paraît
que dans le tumulte des interruptions un autre mot prononcé par M. Pi-
card, mais qui n'est point arrivé à la publicité, aurait blessé les suscepti-
bilités de la majorité de la chambre. La faute ou le contre-temps est d'avoir
gratuitement parlé du 2 décembre. Cette date et l'événement qu'elle rap-
pelle devraient être écartés avec soin des discussions régulières du corps
législatif, et nous sommes heureux que ce ne soit point l'opposition qui ait
manqué à cet égard à l'esprit de prudence et de convenance. Le gouverne-
ment actuel, c'est son droit et son devoir, exige pour l'état légal et consti-
tutionnel du pouvoir le respect des citoyens et notamment des députés de
l'opposition. Cet état légal se rattache à une date postérieure à celle qui
était rappelée l'autre jour dans le corps législatif. Pourquoi donc ne pas
s'en tenir à la date légale du plébiscite qui a conféré à l'empereur le pou-
voir constituant, et remonter à un événement que ceux pour qui il a été
le succès peuvent généreusement abandonner aux appréciations de l'his-
toire? Ne nous replaçons pas de gaîté de cœur au lendemain du 2 décem-
bre, puisqu'entre cette époque et le présent il y a le 20 décembre. Quand
on est dans la régularité d'un régime constitutionnel, il ne faut point in-
voquer ces actes exceptionnels qui se sont passés au-dessus des lois. Cé-
sar, avant de franchir le Rubicon, avait toujours à la bouche deux vers
d'Euripide qu'on peut répéter sans pédanterie dans la traduction latine de
Cicéron :
Nam si violandum est jus, regaandi gratia
Violanduni est; aliis rébus pietatem colas.
Nous en sommes maintenant aux aliis rébus, et nous sommes tous inté-
ressés à répéter la devise pietatem colas. Ce premier incident a été suivi
792 REVUE DES DEUX MONDES.
le lendemain d'un incident qui ne nous paraît pas moins regrettable.
M. Jules Favre développait le premier amendement de l'opposition. 11 cher-
chait, ce nous semble, à lire dans les anciennes déclarations du prince
Louis les desseins constitutionnels de l'empereur sur l'avenir. La majorité
a paru voir dans cette investigation historique, entreprise pour arriver à
I-'intelligence des développemens futurs de la constitution, un procédé peu
respectueux pour le chef de l'état, une discussion de la personne même de
l'empereur. Interrompu à plusieurs reprises et avec vivacité, M. Jules
Favre a cru devoir renoncer à la parole. Il nous est difficile de nous expli-
quer ce fait pénible. Il nous est difficile de comprendre que des membres
de la majorité qui connaissent l'éloquence de M. Jules Favre aient pu ap-
préhender que cette pensée toujours si élevée, cette parole à la fois austère
et élégante, pussent manquer au respect dû par un député au chef de l'é-
cat. La sollicitude de la majorité pour l'empereur a été, nous le craignons,
en cette circonstance déplacée et outrée. C'est bien ce qui s'appelle être
plus royaliste que le roi. L'empereur ne nous semble jamais avoir éprouvé
la crainte d'être discuté. Il a permis que ses écrits politiques fussent réu-
nis, les soumettanf apparemment à la libre appréciation de la conscience
publique. Il est en train de publier un livre dont il s'attend bien à voir
contredire certaines doctrines et certaines assertions par de libres dissi-
dens. 11 y a plus, ceux qui ne veulent point que la suite des idées de l'em-
pereur soit discutée méconnaissent le principe même de la constitution
impériale, ou tombent dans une étrange inconséquence. Si on leur té-
moigne le désir de voir rétablir la responsabilité ministérielle : « Vous vio-
lez, disent-ils, la constitution; l'empereur seul est responsable, les minis-
tres ne le sont plus.» Et maintenant, si on se permet d'interroger en d'an-
ciens écrits la pensée impériale : «Vous discutez la personne d.* l'empereur,
s'écrient -ils, cela n'est pas permis. » Il faudrait pourtant se mettre d'ac-
cord avec soi-même et nous apprendre ce que devient la responsabilité,
si le chef responsable n'est point discutable. Il ne faudrait pas cumuler les
avantages de la constitution de 1852 avec les vieux erremens parlemen-
taires. Sous la monarchie parlementaire, le roi, étant irresponsable, était
tenu comme ne pouvant mal faire, et il n'était pas permis de le discuter;
c'est ce que l'on appelait la fiction de l'irresponsabilité. Prétendre que l'on
ne peut pas discuter, quand même ce serait avec dignité et convenance, les
opinions ou les actes de l'empereur, le souverain ayant été déclaré respon-
sable et les ministres ne l'étant plus, c'est vouloir introduire aussi dans la
constitution de 1852 une fiction qui s'appellerait cette fois la fiction de la
responsabilité. Nous sommes convaincus, pour notre part, qu'une telle pré-
tention est contraire à la pensée de l'empereur. Ceux qui veulent mettre
cette entrave à la liberté de discussion dans le corps législatif sont trahis
par un zèle maladroit. Ils se méprennent sur l'esprit de nos institutions,
ils essaient d'enlever à l'empereur un des grands côtés de son attitude.
Sans prendre en ce moment la liberté déjuger l'économie de la respon-
REVUE. — CHRONIQUE. 798
sabilité telle que la constitution do 1852 l'a fondée, nous n'hésitons point
à dire qu'il y a quelque chose de saisissant dans la courageuse franchise
avec laquelle l'empereur a lié la responsabilité à l'initiative. Voilà un sou-
verain qui s'avance seul devant son pays et devant le monde et qui déclare
avec un accent résolu : « J'exerce l'initiative suprême, mais je prends tout
sur moi, je réponds seul de tout! » Ce spectacle a sa grandeur. Les inter-
rupteurs de M. Jules Favre cherchent sans le savoir à priver de cette
grandeur le souverain. Nous nous plaisons à placer d'autres sentimens dans
l'âme de l'empereur et à croire qu'il préfère au zèle pusillanime des en-
nemis de la discussion l'expression grave et mâle de l'opinion de ceux qu'il
invite à le juger.
Les scènes parlementaires ne doivent point nous faire perdre de vue le
changement qui vient de s'opérer à la tête d'un de nos départemens minis-
tériels les plus importans. M. Boudet a quitté le ministère de l'intérieur; ii
est remplacé par M. le marquis de Lavalette. Par une coïncidence curieuse,
M. Thiers rendait à l'esprit modéré de M. Boudet un hommage mérité le
jour même où M. Boudet cessait d'être ministre. Il est délicat pour un
écrivain de louer un ministre de l'intérieur, qui se présente particulière-
ment à nous sous la forme de ministre des avertissemens. Nous croyons
cependant devoir remercier M. Boudet de s'être montré moins féroce en-
vers la presse que certains de ses prédécesseurs et d'avoir apporté à l'in-
térieur les bonnes traditions administratives. Lvos antécédens de M. de
Lavalette, la présence d'esprit et l'habileté avec laquelle il conduisit autre-
fois à Constantinople la grande négociation des lieux saints, la franchise et
la fermeté courtoise qu'il a montrées plus récemment à Rome, donnent à
présumer que l'ancien diplomate ne sera point un ministre de l'intérieur
ordinaire. Son entrée au ministère, à ce qu'on suppose, augmentera l'ho-
mogénéité du cabinet. M. de Lavalette est un moins nouveau venu au
ministère de l'intérieur que beaucoup de gens ne s'en doutent. Si notre
juémoire ne nous trompe, il fut attaché au cabinet du ministre sous M. de
Martignac. Ce nom de Martignac est à la fois un aimable souvenir et un
bon augure. Espérons que celui qui fut l'un des jeunes aides de camp du
ministre libéral de Charles X ramènera un éclair de cette élégante gaîté,
de cette humeur facile de 1828, si regrettées par nos pères ou par nos
aînés, dans ce ministère, depuis si longtemps rébarbatif, qui nomme les
préfets, écoute la police, avertit et supprime les journaux.
■ La politique étrangère, quoiqu'elle ait été effleurée dans quelques dis-
cours lus pendant la discussion générale de l'adresse au corps législatif,
n'a point été sérieusement abordée encore. L'affaire sera chaude, nous
nous y attendons, surtout à propos de l'Italie et de la convention du
15 septembre. Nous aimons mieux attendre ces débats frais que de revenir
vers ceux qui se sont engagés au sénat sur le même sujet, et qui seraient
oubliés, s'ils n'avaient été terminés par une allocution très logique, très
condensée et très chaleureuse de M. Rouher. Après les discours alternés
794 REVUE DES DEUX MONDES.
de nos cardinaux et de nos légistes, le discours sensé et net de M. Rou-
her nous semble avoir ramené le débat au vrai. Au lieu d'entasser mille ima-
ginations sur ce que feront ou ne feront pas dans deux ans le pape et
ritalie, pourquoi ne pas prendre la convention au sens littéral et ne pas
attendre l'avenir avec confiance? Croyons que la convention sera exécu-
tée. Elle le sera, nous en sommes convaincus, par l'Italie, beaucoup moins
friande qu'on ne le suppose en France d'accroître ses difficultés religieuses,
de transporter son gouvernement à Rome, et qui ne serait pas médiocre-
ment désappointée, si elle cessait de posséder la papauté dans son sein. Que
ne laisse-t-on en présence l'un de l'autre et en tête à tête le royaume
d'Italie et la cour de Rome? On est Italien des deux côtés, on se connaît à
fond, on n'est point sot : ce serait bien le diable si l'on ne parvenait point
à s'entendre entre soi, quand l'étranger, le barbare aura tourné les talons.
Si l'on ne prend pas le parti d'accepter la convention dans sa signification
littérale, on n'est en présence de tous côtés que de chimères, d'utopies, de
projets irréalisables, de visions impossibles. On prétend que la convention
du 15 septembre rencontrera au corps législatif un redoutable adversaire;
il nous charmera par son esprit, mais nous serons bien étonnés s'il peut
nous suggérer une solution de la question italienne et romaine plus mo-
dérée et plus praticable que la convention du 15 septembre. L'Italie, en
attendant, achève de terminer ses préparatifs et de se mettre en règle.
Les lois d'unification administrative sont votées. Ce sont surtout les me-
sures financières projetées par M. Sella qui méritent d'être prises en con-
sidération. Le ministre des finances s'est décidé à recourir à l'emprunt
plus tôt que nous ne nous y étions attendus. M. Sella, envisageant la situa-
tion financière de l'Italie, a voulu l'embrasser dans une période qui dépasse
l'exécution de la convention du 15 septembre. Il est très sage d'avoir
étendu ainsi les prévisions financières au-delà de la grande échéance poli-
tique. Il a calculé que les insufTisances du trésor s'élèveraient au milieu de
1867 à 625 millions, et ces insuffisances, il a voulu les combler immédiate-
ment par une aliénation des chemins de l'état qui doit rapporter 200 mil-
lions et par un emprunt de /i25 millions. Ce parti-pris, que M. Sella com-
plète par des mesures et des augmentations d'impôt qui doivent accroître
les revenus ordinaires, créera sans doute à l'Italie une situation financière
exceptionnellement favorable. L'Italie pourra voir venir, munie d'argent, les
événemens que les deux prochaines années peuvent réserver à l'Europe. Il
y a peu d'états sur le continent qui seront aussi bien lestés pour affron-
ter l'inconnu. Cette sécurité financière relative ne peut manquer, une fois
l'emprunt négocié, d'exercer une influence favorable au crédit du pays et
à la hausse des fonds italiens. A ce point de vue, il n'est point inoppor-
tun de rendre au prédécesseur de M. Sella, à M. Minghetti, une justice qui
lui est due et qui doit aussi profiter au crédit de l'Italie. Les attaques de parti
dirigées contre les anciens ministres, MM. Minghetti et Peruzzi, avaient
beaucoup nui depuis six mois au crédit des fonds italiens. Les ennemis de
REVUE, — CHRONIQUE. 795
M. Minghetti avaient prétendu que les documens présentés par ce ministre
sur la situation financière étaient inexacts et ne laissaient point voir toute
la gravité de cette situation; on l'accusait encore de n'avoir préparé au-
cune ressource pour faire face aux découverts. L'exposé financier de
M. Sella, qui n'est certes point intéressé à se faire l'apologiste complaisant
de son prédécesseur, a dissipé ces calomnieuses erreurs. Les cliifi"res du
découvert donnés par M. Sella ont à très peu de chose près coïncidé avec
les chiffres de M. Minghetti. Rien donc n'avait été dissimulé. En quittant le
ministère à la fin de septembre, M. Minghetti laissait à son successeur un
encaisse au trésor de 75 millions; la vente des chemins de l'état avait été
convenue; enfin les nouveaux impôts établis par M. Minghetti ont donné
des résultats si satisfaisans, que c'est dans l'augmentation de certains de
ces impôts, celui de la richesse mobilière par exemple, que M. Sella cher-
che les nouveaux produits qu'il doit ajouter au revenu ordinaire. Ces faits
sont intéressans à noter à. un double point de vue : d'abord ils lavent un
serviteur éminent de l'Italie e-t le cabinet qu'il présidait d'imputations im-
méritées; ensuite ils montrent au public financier de l'Europe que l'on
peut avoir confiance dans la sincérité des chiffres présentés par les mi-
nistres italiens, puisque les états financiers exposés par deux ministres
appartenant à des partis différons se confirment en se contrôlant l'un par
l'autre, et donnent des résultats concordans. e. forcade.
LE CONGRES SUD -AMERICAIN ET LE PEROU.
On connaît aujourd'hui les clauses du traité conclu entre l'Espagne et
le Pérou. Le dernier mot est resté à la force. Le gouvernement péruvien
a dû accepter l'ultimatum qui lui a été signifié par l'amiral Pareja. L'Es-
pagne a désavoué ses premiers plénipotentiaires pour s'être servis du mot
de « revendication » dans la déclaration qui a suivi la prise des îles Chin-
chas; mais en même temps le Pérou a dû reconnaître toutes les dettes ré-
clamées par le gouvernement espagnol et payer les frais de l'expédition.
L'opinion publique, dans le continent du sud tout entier, a profondément
ressenti la blessure faite par ces derniers événemens à l'amour-propre, à
l'orgueil de la jeune race américaine. A ce moment, chacune des petites
républiques néo-latines de l'Amérique du Sud était doublement représentée
au Pérou ; à côté et indépendamment du corps diplomatique ordinaire, ac-
crédité auprès du général Pezet, un congrès sud-américain siégeait à Lima.
Dans les premiers mois de I86/1, une circulaire du ministre des relations
extérieures du Pérou, M. Ribeyro, avait invité tous les états du continent
sud-américain à former un congrès où seraient discutées les bases d'une
ligue propre à « fusionner les forces matérielles et intellectuelles de la
race néo-latine. » En présence d'une chambre qu'il se sentait impuissant à
contenir, et où les aspirations les plus démagogiques tendaient à se faire
796 REVUE DES DEUX MONDES.
jour violemment, le gouvernement du général Pezet avait cru pouvoir dé-
tourner le danger qui le menaçait en prenant Tinitiative d'un mouvement
national vers l'unification des peuples de l'Amérique du Sud. M. Ribeyro
voulait jouer avec la révolution comme M. de Cavour et pour les mêmes
motifs : l'Autrichien n'était-il pas au Mexique? Du reste, l'idée d'une grande
ligue néo-latine n'était pas nouvelle en Amérique, et depuis quelques années
elle y préoccupait certains esprits qui cherchaient le moyen, peut-être
insoluble, d'unifier la patrie hispano-américaine sans toucher à la jalouse
indépendance des divers états qui la composent. Un écrivain est allé jus-
qu'à indiquer les bases que devrait avoir cette confédération nouvelle (1) :
réunion annuelle d'une diète centrale, levée d'un contingent militaire fé-
déral, Zollverein sud-américain plus libéral que le ZoUverein allemand, as-
similation des législations diverses, uniformité des monnaies, poids et me-
sures. Un autre écrivain, un poète, a déjà donné un nom à la grande patrie
pour laquelle il rêve des destinées éclatantes : comme réparation d'une sé-
culaire injustice, l'Amérique du Sud, unie et pacifiée, s'appellerait la Co-
lombie.
Le gouvernement du Pérou cherchait donc à faire passer du domaine
des idées spéculatives dans celui des réalités politiques un projet que l'opi-
nion publique était toute disposée à comprendre. De là l'enthousiasme avec
lequel la presse américaine accueillit la circulaire de M. Ribeyro. La plu-
part des gouvernemens conviés au congrès durent répondre presque im-
médiatement qu'ils adhéraient à la proposition qui leur était faite. De
toutes ces réponses, la plus remarquable fut celle de la plus faible et de
la dernière venue des républiques néo-latines, la Bolivie. Tout en s'en-
gageant à se faire représenter au congrès, le gouvernement du général
Belzu insistait sur la nécessité de ne pas froisser les susceptibilités euro-
péennes, et aussi de restreindre les efforts de la future fédération à l'étude
des améliorations qu'une entente commune pouvait seule amener; il indi-
quait comme exemple l'opportunité qu'il y aurait à proclamer la liberté
de la navigation des fleuves et des rivières du continent sud-américain.
Malgré les sympathies qui lui étaient acquises, la proposition de M. Ri-
beyro serait restée saqs effet probablement et n'aurait réuni que des adhé-
sions stériles sans l'incident qui surgit tout à coup dans les eaux mêmes
du Pérou, comme pour justifier les appréhensions de son gouvernement,
îl serait inutile de revenir sur ce qui a été dit dans la Revue au sujet de la
mission de M. Salazar. Ne pouvant se faire recevoir au Pérou avec son
titre, qui, bien que reconnu par le droit diplomatique, avait le tort de
rappeler, dans cette circonstance, la dénomination sous laquelle sa ma-
jesté très catholique envoyait autrefois les inspecteurs chargés de la sur-
veillance de ses colonies, le commissaire espagnol était allé rejoindre
l'amiral Pinzon à la hauteur des îles Chinchas,dont les forces de la reine
(,l) Correo d'Ultrainar, février 18G2.
REVUE. — CHRONIQUE. 797
avaient immédiatement pris possession. Dès que cet événement était connu,
les membres du corps diplomatique accrédité à Lima se réunissaient pour
maintenir le principe de l'intégrité du territoire péruvien et pour protester
contre le droit de revendication énoncé dans la déclaration que les agens
de l'Espagne venaient de rendre publique. Eu même temps une crise poli-
tique renversait M. Ribeyro et le remplaçait, comme ministre des affaires
étrangères, par un membre de l'extrême gauche, M. Paclieco.
Le nouveau ministre se rattacha aussitôt à l'idée émise par son prédé-
cesseur; il rédigea une nouvelle circulaire pour réclamer avec instance le
concours des républiques sud-américaines et pour hâter la réunion du
congrès. Le gouvernement du général Pezet choisit, pour donner l'exem-
ple, le délégué qui devait le représenter dans l'assemblée future. C'était le
docteur Paz Solivan, appartenant aux opinions extrêmes du pays : ce choix
indiquait l'esprit qui , dans l'intention du ministère Pacheco, devait prési-
der aux délibérations du congrès et aux actes ultérieurs du gouvernement.
Obéissant à la même tendance, la chambre nationale imposait au pouvoir
exécutif, par une loi du 13 septembre 186Zi, l'obligation de déclarer la
guerre à l'Espagne. Peu de jours après, la corvette chilienne Esmeralda
amenait au Callao M, Montt, plénipotentiaire au congrès. L'arrivée de ce
beau navire, dans lequel les Péruviens se plaisaient à voir déjà l'avant-
garde des forces auxiliaires de l'Amérique latine, rendit un peu d^e con-
fiance aux masses ébranlées. Des saints sans fin furent échangés entre les
forts du pays et la corvette alliée. M. Montt, ancien président du Chili,
resté le chef incontesté d'un parti puissant, apportait à Lima l'autorité de
son nom et les conseils de son expérience, A ce moment, le congrès n'a-
vait pas encore commencé à se réunir officiellement; mais plusieurs des
membres qui devaient le composer étaient arrivés déjà. On comptait à
Lima, outre les représentans du Pérou et du Chili, les envoyés de la Nou-
velle-Grenade, du Venezuela et de la Bolivie. MM. Sarmiento et Pedro Ita,
plénipotentiaires de la République Argentine et de l'Equateur, étaient pro-
chainement attendus. Le Brésil, à qui, malgré sa forme politique, une invi-
tation avait été aussi adressée par le Pérou, n'avait pas répondu par un
refus absolu, et demandait à connaître, avant de se décider, l'attitude de
la future assemblée.
Pendant ce temps, les événemens marchaient, et la situation devenait
plus compliquée. La chambre péruvienne, livrée aux passions qui avaient
inspiré l'imprudente loi du 13 septembre, continuait à pousser des cris de
guerre et à menacer par ses orateurs non-seulement l'Espagne, mais en-
core les états vieillis de l'Europe. La violence, dans ce qu'elle a de plus
exagéré, éclatait à chaque instant dans les gestes, dans les regards des
membres de l'assemblée. C'était le réveil de l'esprit indien jetant un der-
nier défi aux envahisseurs de quatre siècles. Un député plus modéré, ayant
essayé d'émettre un doute sur l'étendue des ressources militaires du pays
et sur les dangers possibles d'une lutte , était violemment expulsé de la
798 REVUE DES DEUX MONDES.
salle des séances. Le président Pezet, un peu moins persuadé que la chambre
de l'invincibilité du Pérou, comprenait vers quel abîme ces manifestations
irréfléchies l'entraînaient. Il cherchait à sortir de la voie sans issue dans
laquelle il se sentait engagé. Les conseils de guerre qu'il réunissait étaient
d'ailleurs d'accord pour lui démontrer l'impossibilité d'une résistance
contre les forces même réduites de l'Espagne. Malgré la perte de la frégate
Triunfo, la division navale de l'amiral Pinzon était suffisante pour anéantir
toutes les défenses maritimes du Pérou. Une activité inaccoutumée régnait
pourtant dans le port du Callao. On remuait la terre avec une ardeur fé-
brile pour élever des remparts. Un ingénieur blindait une corvette avec
des rails empruntés au chemin de fer. Pour convertir un ponton en batte-
rie flottante, on y transportait une des locomotives desservant la voie du
Callao à Lima. Malheureusement ces tentatives mêmes n'aboutissaient qu'à
démontrer l'impuissance du pays. Autorisé par les conseils des quelques
hommes politiques que compte le Pérou, le général Pezet se décidait alors
à dégager sa conduite des passions de l'assemblée et à changer son minis-
tère. Le portefeuille des relations extérieures, abandonné par M. Pacheco,
échut à M. Calderon, connu pour ses opinions modérées et pour ses ten-
dances sympathiques vers les hommes et les idées du vieux monde. Cette
espèce de coup d'état n'eut pas lieu sans provoquer des protestations. Les
comités démocratiques s'agitèrent et poussèrent les hauts cris. L'associa-
tion des défenseurs de l'indépendance demanda à la chambre de proclamer
la déchéance du président. Le désordre devint tel que le vieux général
Castilla lui-même conseilla une prompte répression. Les émeutiers furent
chargés sur la place publique par un piquet de cavalerie, et tout finit par
quelques arrestations. L'opinion s'émut peu, du reste, de ces manifesta-
tions, auxquelles le peuple de la capitale ne prit aucune part. On ne pou-
vait en effet contester sérieusement au président, dans les circonstances
suprêmes où il était placé, le droit de changer ses ministres.
Bien qu'il ne fût pas encore officiellement installé, le congrès crut le
moment venu de se mêler à la politique active et de tenter une démarche
qui constatât son existence politique. Dans la nuit du 31 octobre, le va-
peur Talca, de la compagnie anglaise du Pacifique, partait secrètement
pour les îles Chinchas, ayant à son bord le secrétaire de la légation chi-
lienne porteur d'une communication adressée par le congrès à l'amiral
Pinzon. Le commandant des forces espagnoles fit à cet envoyé un accueil
poli, mais réservé; il dut lui répondre que ses instructions ne l'autorisaient
^ traiter qu'avec le Pérou. Les membres du congrès crurent que cette ré-
ponse leur avait été faite parce qu'ils ne s'étaient pas encore officiellement
constitués. Ils se trompaient : une seconde démarche qu'ils essayèrent un
peu plus tard auprès de l'amiral Pareja, successeur de l'amiral Pinzon,
n'eut pas plus de succès, bien que leurs séances fussent déjà ouvertes.
Pouvait-il en être autrement? A quel titre le congrès sud-américain vou-
lait-il se faire représenter auprès du commandant des forces espagnoles?
REVUE. — CHRONIQUE. 799
Pouvait-il avoir une existence officielle aux yeux de l'agent militaire d'une
puissance européenne? Il n'était pas encore, comme le parlement de Franc-
fort, une diète diplomatiquement accréditée, formant la tête d'une grande
confédération et constituant elle-même un gouvernement. En présence du
corps diplomatique ordinaire, résidant au Pérou, chacun des membres du
congrès ne représentait même pas aux yeux de l'amiral espagnol le gou-
vernement qui l'avait envoyé à Lima. On comprend du reste que, fidèle à
une pratique ordinaire de la guerre, M. Pareja, comme M. Pinzon, ait tenu
à séparer les adversaires qui se présentaient à la fois, et ait insisté pour
n'avoir affaire qu'à l'un d'eux, le seul qui l'intéressât réellement.
Repoussée dans ses tentatives de négociation, l'assemblée sud-améri-
caine n'en serait pas moins intervenue d'une manière utile dans le conflit
hispano-péruvien, s'il faut en croire un article inséré dans l'un des jour-
naux les plus importans de Lima sous le titre de Révélations. D'après cet
article, le gouvernement du général Pezet aurait invoqué l'appui du con-
grès pour le soutenir dans sa lutte contre les exagérations de la chambre
péruvienne. Les membres de l'assemblée sud-américaine, se jugeant supé-
rieurs, comme représentans de la patrie commune, aux députés du pays,
auraient suspendu l'effet de la loi du 13 septembre, et ce serait en vertu
de leur autorisation formelle que le cabinet de Lima aurait pu se dispen-
ser de déclarer la guerre à l'Espagne. Cette version du Comercio n'a rien
d'invraisemblable; elle a été admise sans difficulté au Pérou, et nous avons
tout lieu de la croire conforme à ce qui s'est réellement passé. Bien que
représentant les opinions les plus avancées, les députés du congrès ont
tous pris une part plus ou moins directe à l'administration des affaires
publiques dans leur pays; ils ont donc tous' pu acquérir un peu de ce sens
pratique, de cette mesure politique que ne manque jamais de donner l'exer-
cice du pouvoir. C'aurait été là, du reste, la dernière intervention de
l'assemblée sud - américaine dans les événemens du jour; elle n'aurait pris
aucune part aux négociations, qui ont été conduites par l'une des indivi-
dualités les plus remarquables du Pérou, le général Vivanco. De manières
élégantes, d'un esprit habile et insinuant, d'une énergie sans brutalité, cet
ancien président du Pérou est parvenu à calmer sur plusieurs points les
susceptibilités de l'amiral espagnol, et il a fait certainement pour son pays
tout ce que lui permettaient les difficiles conjonctures qù il était placé.
C'est au moment où l'amiral Pareja venait embosser son escadre devant
Callao, où la chambre péruvienne se déclarait en permanence, où le géné-
ral Pezet, enfermé dans l'arsenal, acceptait enfin l'ultimatum qui lui était
signifié, c'est alors que l'on apprenait au Pérou la chute du gouvernement
bolivien, succombant sous une émeute de quelques hommes provoquée par
un bas officier. Pendant cette succession d'événemens qui constataient
d'une façon si triste et si vraie l'impuissance de ces états à se gouverner
eux-mêmes et à se défendre au dehors, le congrès annonçait officiellement,
un peu trop bruyamment peut-être, qu'il avait signé « premièrement un
800 REVUE DES DEUX MONDES.
traité d'union et d'alliance défensive entre les républiques représentées
dans l'assemblée, en second lieu un traité destiné à assurer la conservation
de la paix entre lesdits états. »
Est-ce là l'obscur commencement d'une grande œuvre? Les efforts de
quelques hommes politiques parviendront-ils à établir les élémens de cette
fédération qui doit communiquer à l'Amérique latine cette puissance que
des institutions analogues ont déjà donnée à une autre partie du même con-
tinent? Une race nouvelle se forme dans ces jeunes états de la fusion de
tous les peuples que plusieurs siècles y ont violemment réunis. Les restes
des anciennes familles espagnoles disparaissent peu à peu. Le sang indien,
qu'aucune défaveur de caste n'a jamais frappé sérieusement, apporte à la
descendance affaiblie des conquérans la sauvage énergie de sa sève. Élé-
gante et vigoureuse de formes, douée de passions ardentes, d'une intel-
ligence peut-être trop rapide parce qu'elle est exposée à rester superfi-
cielle, possédant l'esprit de ruse, bien qu'elle ait des manières expansives,
d'une imagination vive et poétique, — sa littérature naissante le prouve,
— cette race hispano-américaine a semblé jusqu'à présent manquer d'une
qualité essentielle : elle a été impuissante à constituer un gouvernement
stable. Dieu lui a donné, du Mexique à l'extrémité du Chili, un splendide
domaine ; mais l'immensité même de cet espace ne sera-t-elle pas un pre-
mier obstacle à l'établissement de la nouvelle confédération? Les trente-
deux millions d'habitans qui la peupleraient seraient répartis sur une
surface de trois cent quatre-vingt-dix milles carrés, c'est-à-dire qu'une
population numériquement inférieure à celle de la France devrait occuper
et détenir un territoire trente-huit fois plus grand! Comprend-on quelles
étendues vides, inconnues, recèleraient les profondeurs du nouvel état?
Comment établir la cohésion politique nécessaire entre des pays si séparés,
si lointains? Ne verrait- on pas, au sein même du congrès néo-latin, se
réveiller l'antagonisme des élémens espagnol et portugais qui ensanglante
encore aujourd'hui, avec une violence nouvelle, l'une des rives de la Plata?
Quelle serait d'ailleurs l'impuissance du gouvernement central à faire exé-
cuter ses volontés! Quelles difficultés ne rencontrerait-il pas pour trans-
mettre même ses ordres à de telles distances, des bords du Pacifique à
ceux de l'Océan, à travers les solitudes de l'intérieur ou les tempêtes du
cap Horn! La nature, les circonstances, ne sont-elles donc pas, quant à
présent, opposées à un projet dont il convenait toutefois de constater la
grandeur, et dont la réalisation appartiendra peut-être à un avenir moins
éloigné que nous ne le croyons aujourd'hui? j. de lasselbe.
V. DE Mars.
L'ITALIE
ET LA VIE ITALIENNE
IV.
LES ÉGLISES. — LA SOCIETE R O M A I IV E (t).
15 mars 1864, les églises.
Il paraît que tes amis m'accusent d'irrévérence; quand on est
à Rome, c'est pour admirer et non pour remarquer que les men-
dians sont sales, et qu'aux coins de rue il y a des tronçons de chou.
Mes chers amis, comme il vous plaira; je vais vous choquer encore
davantage. Dites que je viens ici dans la mauvaise saison, que je
note les impressions du moment, que je parle en profane, en simple
curieux, en amateur d'histoire, que je n'ai manié ni l'ébauchoir,
ni le pinceau, ni le tire-ligne : tout cela est vrai; mais laissez cha-
que instrument rendre le son qui lui est propre, n'exigez pas un
air approuvé, vérifié, transmis de serinette en serinette, pour la
plus grande gloire de la tradition.
Par exemple, je ne pourrai jamais admettre que les églises de
Rome soient chrétiennes, et j'en suis bien fâché, car cela me fera
du tort. S'il y a un endroit au monde où il est à propos d'éprou-
ver l'attendrissement, la componction, la vénération, le sentiment
grandiose et douloureux de l'infini, de Y au-delà, c'est ici, et par
(1) Voyez la Bévue du 15 décembre 1864, du 1" et du 15 janvier 1865.
TOME LYI. — 15 AVRIL 1865. 51
802 KEVUE DES DEUX MONDES.
malheur on y éprouve des sentimens contraires. Que de fois par con-
traste j'ai pensé à nos églises gothiques, — Reims, Chartres, Paris,
Strasbourg surtout! J'avais revu Strasbourg trois mois auparavant,
et j'avais passé une après-midi seul dans son énorme vaisseau
noyé d'ombre. Un jour étrange, une sorte de pourpre ténébreuse et
mouvante, mourait dans la noirceur insondable. Au fond, le chœur
et l'abside avec leur cercle massif de colonnes .rondes, la forte
église primitive et demi-romaine, disparaissaient dans la nuit, tige
antique enfoncée dans la terre, tige épaisse et indestructible autour
de laquelle était venue s'épanouir et fleurir toute la végétation go-
thique. Point de chaises dans la grande nef, à peine cinq ou six
fidèles à genoux ou errant comme des ombres. Le misérable mé-
nage, la friperie du culte ordinaire, l'agitation des insectes hu-
mains, ne venaient point troubler la sainteté de la solitude. Le
large espace entre les piliers s'étalait noir sous la voûte peuplée de
clartés douteuses et de ténèbres presque palpables. Au-dessus du
chœur tout noir, une seule fenêtre lumineuse se détachait, pleine de
figures rayonnantes, comme une percée sur le paradis.
Le chœur était rempli de prêtres, mais de l'entrée on n'en dis-
tinguait rien, tant l'ombre était épaisse et la distance grande. Point
d'ornemens visibles ni de petites idoles. Seuls dans l'obscurité,
parmi les grandes formes qu'on devinait, deux chandeliers , avec
leurs flambeaux allumés, luisaient aux deux coins de l'autel, pareils
à des âmes tremblantes. Des chants montaient et redescendaient à
intervalles égaux comme des encensoirs qui se balancent. Parfois
les voix claires et lointaines des enfans de chœur faisaient penser à
une mélodie de petits anges, et de temps en temps une ample mo-
dulation d'orgue couvrait tous les bruits de sa majestueuse har-
monie.
On avance, et les idées chrétiennes envahissent l'esprit par un
jet nouveau à mesure qu'un nouvel aspect s'ouvre. Arrivé à l'ab-
side, lorsque dans la crypte déserte et froide on a vu le grand
archevêque de pierre, un livre à la main, couché pour l'éternité,
comme un pharaon, sur son sépulcre, et qu'on se retourne au sor-
tir de la voûte mortuaire , la rosace orientale éclate au-dessus de
l'énorme obscurité des premiers arceaux, dans sa bordure noire et
bleue, avec ses broderies d'incarnat violacé, avec ses innombrables
pétales d'améthyste et d'émeraude, avec la douloureuse et ardente
.splendeur de ses pierreries mystiques, avec les scintillemens entre-
croisés de sa sanglante magnificence. C'est là le ciel entrevu le soir
en rêve par une âme qui aime et qui souffre. Au-dessous, comme
une muette forêt septentrionale, les piliers allongent leurs files co-
lossales. La profondeur des ombres et la violente opposition des
l'italie et la. vie italienne. 803
jours rayonnans sont une image de la vie chrétienne plongée dans
ce triste monde avec des échappées sur l'autre. Cependant des
deux côtés, à perte de vue, sur les vitraux, les processions violettes
et rougeâtres, toute l'histoire sacrée scintille en révélations appro-
priées à la pauvre nature humaine.
Comme ces barbares du moyen âge ont senti le contraste des
jours et des ombres ! que de Rembrandts il y a eu parmi les maçons
qui ont préparé ces ondoiemens mystérieux des ténèbres et des
lueurs! Gomme il est vrai de dire que l'art n'est qu'expression,
qu'il s'agit avant tout d'avoir une âme, qu'un temple n'est pas un
amas de pierres ou une combinaison de formes, mais d'abord et
uniquement une religion qui parle! Cette cathédrale parlait tout
entière aux yeux, dès le premier regard, au premier venu , à un
pauvre bûcheron des Vosges ou de la Forêt-Noire, demi-brute en-
gourdie et machinale, dont nul raisonnement n'eût pu percer la
lourde enveloppe, mais que sa misérable vie au milieu des neiges,
sa solitude dans sa chaumine, ses rêves sous les sapins battus par
la bise, avaient rempli de sensations et d'instincts que chaque
forme et chaque couleur réveillaient ici. Le symbole donne tout du
premier coup et fait tout sentir; il va droit au cœur par les yeux
sans avoir besoin de traverser la raison raisonnante. Un homme
n'a pas besoin de culture pour être touché de cette énorme allée,
avec ses piliers graves régulièrement rangés, qui ne se lassent pas
de porter cette sublime voûte; il lui suffit d'avoir erré dans les
mois d'hiver sous les futaies mornes des montagnes. 11 y a un
monde ici, un abrégé du grand monde tel que le christianisme le
conçoit : ramper, tâtonner des deux mains contre des parois hu-
mides dans cette vie ténébreuse, parmi les vacillemens de clartés
incertaines, parmi les bourdonnemens et les chuchotemens aigres
de la fourmilière humaine, et, pour consolation, apercevoir çà et là
dans les sommets des figures rayonnantes, le manteau d'azur, les
yeux divins d'une Vierge et d'un petit enfant, le bon Christ tendant
ses mains bienfaisantes, pendant qu'un concert de hautes notes
argentines et d'acclamations triomphantes emporte l'âme dans ses
enroulemens et dans ses accords.
15 mars, le Gesu.
Ce sont ces souvenirs et d'autres pareils qui me gâtent ou plutôt
qui m'expliquent les églises de Rome. Elles sont presque toutes du
xvii« siècle ou de la fin du xvi% en tout cas modernisées, et portent
la marque de la restauration catholique qui suivit le concile de
Trente. A partir de cette époque, le sentiment religieux se trans-
forme; l'ascendant est aux jésuites. Ils ont un goût, comme ils ont
SOh REVUE DES DEUX MONDES.
une théologie et une politique; toujours une conception nouvelle
des choses divines et humaines produit une façon nouvelle d'en-
tendre la beauté : l'homme parle dans ses décorations, dans ses
chapiteaux , dans ses coupoles, parfois plus clairement et toujours
plus sincèrement que dans ses actions et ses écrits.
Pour voir ce goût dans tout son éclat, il faut aller près de la place
de Venise, au Gesu, monument central de la société, bâti par Vi-
gnoles et Jacques de La Porte dans le dernier quart du xvi^ siècle.
La grande renaissance païenne s'y continue, mais s'y altère. Les
voûtes à plein-cintre, la coupole, les pilastres, les frontons, toutes
les grandes parties de l'architecture sont, comme la renaissance
elle-même, renouvelées de l'antique; mais le reste est une déco-
ration, et tourne au luxe et au colifichet. Avec la solidité de son
assiette et les rondeurs de ses formes, avec la pompeuse majesté de
ses pilastres chargés de chapiteaux d'or, avec ses dômes peints où
tournoient de grandes figures drapées et demi-nues, avec ses pein-
tures encadrées dans des bordures d'or ouvragé, avec ses anges en
relief qui s'élancent du rebord des consoles, cette église ressemble
à une magnifique salle de banquet, à quelque hôtel de ville royal
qui se pare de toute son argenterie, de tous ses cristaux, de son
linge damassé , de ses rideaux garnis de dentelle , pour recevoir un
monarque et faire honneur à la cité. La cathédrale du moyen âge
suggérait des rêveries grandioses et tristes, le sentiment de la mi-
sère humaine, la divination vague d'un royaume idéal où le cœur
passionné trouvera la consolation et le ravissement. Le temple de
la restauration catholique inspire des sentimens de soumission,
d'admiration, ou du moins de déférence, pour cette personne si
puissante , si anciennement établie , surtout si accréditée et si bien
meublée, qu'on appelle l'église.
De toute cette décoration imposante et éblouissante, une idée
jaillit pareille à une proclamation : « L'ancienne Rome avait réuni
l'univers dans un empire unique; je la renouvelle et je lui succède.
Ce qu'elle avait fait pour les corps, je le ferai pour les esprits. Par
mes missions, mes séminaires, ma hiérarchie, j'établirai universel-
lement, éternellement et magnifiquement l'église. Cette église n'est
pas, comme le veulent vos protestans, l'assemblée des âmes alar-
mées et indépendantes, chacune active et raisonneuse devant sa
Bible et sa conscience, ni, comme le voulaient les premiers chré-
tiens, l'assemblée des âmes tendres et tristes mystiquement unies
par la communauté de l'extase et l'attente du royaume de Dieu :
elle est un corps de puissances ordonnées, une institution sainte,
subsistante par elle-même et souveraine des esprits. Elle ne réside
pas en eux, elle ne dépend pas d'eux, elle a sa source en soi. Elle
l' ITALIE ET LA VIE ITALIENNE. 805
est une sorte de Dieu intermédiaire substitué à l'autre et muni de
tous ses droits. »
Une pareille ambition a sa grandeur et provoque des sentimens
puissans. Sans doute elle n'a rien de commun avec la vie spirituelle
intérieure, avec le dialogue continu de la conscience chrétienne
occupée à s'examiner devant le Dieu juste : elle est tout humaine,
et ressemble au zèle qu'un moine avait pour son ordre, un sujet
français du xvii* siècle pour la monarchie; mais par elle l'homme
se sent compris dans un grand établissement durable qu'il préfère
à lui-même, dans lequel il s'oublie, pour lequel il travaille et se
dévoue. C'était la passion d'un Romain pour sa Rome; en effet, la
Rome nouvelle est à la Rome antique ce qu'une de ces églises à
coupole est au Panthéon d'Agrippa, je veux dire une copie altérée,
surchargée, la même au fond pourtant, sauf cette différence, que le
gouvernement de la seconde Rome , étant spirituel , non temporel ,
va de l'âme au corps, non du corps à l'âme. Dans l'une comme
dans l'autre, il s'agit de régler la vie humaine tout entière d'après
un plan préconçu, au-dessous d'une autorité absolue, hors de la-
quelle tout semble désordre et barbarie. Là où l'un employait la
force, l'autre emploie l'habileté, les ménagemens, la patience, les
calculs de la diplomatie et de la politique ; mais le fond du cœur
n'a pas changé, et, pour les habitudes de l'âme, rien n'est plus
semblable à un sénateur romain qu'un prélat catholique.
C'est à ce point de vue qu'il faut se mettre pour comprendre les
édifices ecclésiastiques de ce pays. Ils glorifient non le christia-
nisme, mais l'église. Ce nouveau catholicisme s'appuie sur des sup-
ports nombreux et tous solides :
Sur l'habitude. — L'homme a l'intelligence moutonnière; sur
cent, il n'y en a pas trois qui aient le loisir ou l'esprit de se faire
par eux-mêmes une opinion en matière religieuse. La voie est toute
faite : quatre-vingt-dix-sept la suivent; des trois qui restent, il y
en a deux et demi qui, ayant tâtonné infructueusement, rentrent
fatigués dans le sentier frayé.
Sur le bel ordre régulier et l'extérieur imposant de l'institution.
— Depuis le concile de Trente, la discipline ecclésiastique s'est res-
serrée; sous le contre-coup de la réforme, on a pourvu à l'instruc-
tion et à la décence du clergé.
Sur la pompe et le prestige du culte et des édifices, sur les
grandes œuvres opérées, missions, conversions, sur l'antiquité de
l'institution, et tout ce que M. de Chateaubriand a développé dans
son beau style.
Sur l'imagination superstitieuse, plus ou moins grande selon les
climats, très forte dans les pays du midi, terrible au moment de 1%
806 REVUE DES DEUX MONDES.
mort. — Un homme à sang chaud, à conceptions colorées et pas-
sionnées, est pris par les yeux. J'en ai vu qui se croyaient raison-
neurs et voltairiens : un enterrement, la vue d'une madone dans sa
châsse étincelante, parmi les flamboiemens des cierges et les nuages
de parfums, les met hors d'eux, les jette par terre à genoux. Dans
ces sortes de têtes, l'idée ne peut pas résister à l'image.
Sur l'utilité répressive. — Les gouvernemens, les gens établis,
propriétaires et conservateurs, y trouvent une police de surcroît,
celle des choses morales.
Sur la portion de vertu qui s'y développe. — Certaines âmes y
naissent nobles, ou, par délicatesse naturelle, retrouvent la poésie
de la tradition mystique; telle Eugénie de Guérin.
Ce ne sont là que les lignes générales; il y a d'autres traits plus
particuliers ajoutés par les jésuites, et qui sont le propre de l'ordre :
on fait vingt pas dans cette église, et tout de suite on les aperçoit.
Entre ces mains ingénieuses et délicates, la religion s'est faite mon-
daine; elle veut plaire, elle pare son temple comme un salon,
môme elle le pare trop; on dirait qu'elle fait montre de sa richesse :
elle tâche d'amuser les yeux, de les éblouir, de piquer l'attention
blasée, de paraître galante et pimpante. Les petites rotondes sur
les deux côtés de la grande nef sont de charmans cabinets de mar-
bre, frais et demi-obscurs comme des boudoirs ou des bains de
belles dames. Les colonnes de marbre précieux dressent de toutes
parts leurs fûts polis, où serpentent des teintes orangées, roses et
verdâtres. Une tapisserie de marbres revêt les murs de ses bigar-
rures luisantes; aux corniches, de jolis anges de marbre blanc s'é-
lancent, déployant leurs jambes élégantes. Les dorures multipliées
courent parmi les chapiteaux, scintillent autour des peintures, s'é-
panouissent en gloires au-dessus des autels, rampent le long des
balustrades en filets lumineux, s'entassent dans les sanctuaires en
bouquets ouvragés, en prodigues efîlorescences, avec un air de fête
qui fait penser à une galerie princière prête pour un bal. Dans ces
fauves reflets de l'or, parmi ces incrustations de marbres colorés,
à travers l'air encore chargé de vagues parfums d'encens, on voit
se remuer de grands groupes de marbre blanc qui proclament le
nouvel esprit, celui d'orthodoxie et d'obéissance : la Religion qui
terrasse V Hérésie, l'Eglise qui accable les faux Docteurs. Sur la
gauche s'élève le trône du patron du lieu, le grand autel de saint
Ignace, derrière une balustrade de bronze toute peuplée d'aimables
petits anges dorés qui jouent, tout encadrée de boules d'agate, tel-
lement ornée et enjolivée que rien ne J'égale, sauf l'échafaudage de
figures, de flambeaux, de feuillages, de dorures qui montent au-
dessus, entassés et emmêlés comme une garniture de cheminée
l' ITALIE ET LA VIE ITALIENNE. S07
royale ou comme un reposoir. Là, dans la main du Père éternel,
est le célèbre globe, le plus grand morceau de lapis-lazuli que l'on
connaisse; là est la statue d'argent de saint Ignace, haute de neuf
pieds. Un prêtre qui balaie le pourtour soulève les tapis pour me
montrer les incrustations de marbre; il passe sa main avec complai-
sance sur le luisant des agates; il me parle avec regret des flam-
beaux d'or qui ont été enlevés pendant les guerres de la révolution;
il est heureux de servir un si bel autel, et le préfère à celui du
chœur, qu'il juge trop simple. Il m'engage à revenir demain, pour
voir de mes yeux la statue d'argent, haute de neuf pieds; aujour-
d'hui elle est dans ses enveloppes : « Toute d'argent, monsieur, et
haute de neuf pieds; il n'y a rien de pareil au monde! » Le paysan,
l'ouvrier du xvii" siècle, se découvraient avec crainte dans la mai-
son d'un personnage si riche. Le gentilhomme, l'élégant s'y trou-
vait dans son monde, parmi des meubles aussi pomponnés et aussi
fastueux que les siens. En outre il y rencontrait des femmes parées
et écoutait de la bonne musique.
Tout cela fait partie d'un système. Dès qu'on parcourt les pays
du midi, on s'en trouve pénétré. Je l'ai déjà vu en Belgique, dans
le bon pays tranquille et docile regagné par le duc de Parme, dans
l'église des jésuites d'Anvers, dans la décoration intérieure de
presque toutes les vieilles cathédrales, dans cette célèbre chaire de
Sainte-Gudule, véritable jardin, où l'on a mis des treillages, des
feuillages, un paon, un aigle, toute sorte de bêtes, toute la ména-
gerie du paradis, Adam et Eve ^*êtus décemment, l'ange, qui veut
être en colère, et qui a l'air riant. Toute chose jésuitique porte
ainsi un air riant et de commande, réveille des idées de commodité
et d'agrément : par exemple, au-dessus de la tête du prédicateur,
un ciel de lit en nuages pareil à une alcôve; plus haut encore, la
Madone, une jeune demoiselle svelte et gracieuse, prête pour le
bal, aux jolis bras minces. Le commentaire de ces décorations est
Y Imago primi sœculi, superbe livre illustré qui est comme le ma-
nifeste du goût jésuitique. On y voit le jésuite en nourrice berçant
le divin poupon, ou bien encore le jésuite pêcheur prenant les âmes
au filet; plus bas, des vers latins et des vers français en style de
collège. Ce ne sont que gentillesses mignardes, jeux de mots pré-
cieux, agrémens de bel esprit, doucereuses fadeurs, bref tous les
bonbons de la confiserie dévote.
S'ils ont fabriqué des bonbons, c'est avec génie; la preuve est
qu'ils ont reconquis de cette façon la moitié de l'Europe, et s'ils y
sont parvenus, c'est qu'ils ont trouvé une des idées capitales de
leur temps. A ce moment, le catholicisme devait pour subsister
faire une volte-face; c'est par eux qu'il l'a faite. Après la glorieuse
808 REVUE DES DEUX MONDES.
et universelle renaissance, au milieu de ces industries, de ces arts,
de ces sciences nouvelles qui abritaient, embellissaient, élargissaient
la vie humaine, la religion ascétique du moyen âge ne pouvait plus
durer. On ne pouvait plus regarder le monde comme un cachot, ni
l'homme comme un ver de terre, ni la nature comme un voile fragile
et temporaire, misérablement interposé entre Dieu et l'âme, pour
laisser entrevoir çà et là par ses déchirures le monde surnaturel»
seul solide et subsistant. On avait pris confiance en la force et en la
raison humaine ; on commençait à sentir la stabilité des lois natu-
relles; on jouissait de la demi-protection établie par les monarchies
régulières; on goûtait avidement le bien-être que toutes les sources
versaient à flots. La santé et la vigueur étaient revenues, et les
muscles bien nourris, le cerveau équilibré, la chaude et rouge on-
dée de la vie abondamment épandue dans les veines, répugnaient à
la fièvre mystique, aux douloureuses visions, aux angoisses et aux
élancemens extatiques que la maigreur du jeûne et le trouble des
nerfs surexcités avaient produits. Il fallait que la religion s'accom-
modât à la nouvelle condition des hommes; elle était forcée de se
tempérer, de retirer ou d'alléger la malédiction qu'elle avait je-
tée sur la terre, d'autoriser ou de tolérer les instincts naturels,
d'accepter ouvertement ou par un détour l'épanouissement de la vie
temporelle, de ne plus condamner la recherche et le goût du bien-
être. Elle se conforma au temps, et au nord comme au midi, chez
les peuples germaniques comme chez les peuples latins, on vit in-
sensiblement le christianisme se rapprocher du monde. Le protes-
tant honora l'examen libre, le travail utile, le mariage grave, la vie
de famille, l'acquisition honnête de la richesse, la jouissance mo-
dérée des contentemens domestiques et des aisances corporelles.
« Notre affaire, disait Addison, est d'arriver ici-bas à la vie com-
mode, et là-haut à la vie heureuse. » Le jésuite atténua la redou-
table doctrine de la grâce, tourna les prescriptions rigides des
conciles et des pères, inventa la direction indulgente, la morale
relâchée, la casuistique accommodante, la dévotion facile, et par
le plus adroit maniement des distinctions, des restrictions, des in-
terprétations, des probabilités et de toutes les broussailles théo-
logiques, parvint, de ses mains souples, à rendre à l'homme la
liberté du plaisir. « Amusez-vous, soyez jeunes; seulement venez
de temps en temps me conter vos affaires. Croyez en outre que je
vous rendrai bien des petits services. »
Mais pour relâcher un frein il fallait en resserrer un autre. Contre
les déréglemens des instincts à demi déchaînés , le protestant avait
trouvé une digue dans l'éveil de la conscience, dans l'appel à la
raison, dans le développement de l'action ordonnée et laborieuse. Le
l'italie et la vie italienne. 809
jésuite en chercha une dans la direction méthodique et mécanique
de l'imagination. C'est là son coup de génie: il a découvert dans la
nature humaine une couche inconnue et profonde qui sert de sup-
port à toutes les autres, et qui, une fois inclinée, communique son
inclinaison au reste, en sorte que dorénavant tout roule sur la pente
ainsi pratiquée. Notre fond intime n'est pas la raison ni le raison-
nement, mais les images. Les figures simples des choses, une fois
transportées dans notre cerveau, s'y ordonnent, s'y répètent, s'y
enfoncent avec des affinités et des adhérences involontaires; quand
ensuite nous agissons, c'est dans le sens et par l'impulsion des
forces ainsi produites, et notre volonté sort tout entière, comme une
végétation visible, des semences invisibles que la fermentation in-
térieure a fait germer sans notre concours. Quiconque est maître de
la cave obscure où l'opération s'accomplit est maître de l'homme;
il n'a qu'à semer les graines, à gouverner la pousse souterraine :
la plante adulte sera ce qu'il lui plaira. 11 faut lire leurs Exercitia
spiritualia pour savoir comment, sans poésie, sans philosophie, sans
aucun emploi des forces nobles de la religion, on peut s'emparer de
l'homme. Ils ont une recette pour rendre les gens dévots et l'appli-
quent dans leurs retraites; l'effet est certain.
« Le premier point, disent ces savans psychologues (1), est de
construire le lieu en imagination, c'est-à-dire de se figurer qu'on
voit les synagogues, les fermes, les villes que le Christ parcourait
dans ses prédications... Il faut se représenter, par une sorte de vi-
sion de l'imagination, un endroit corporel, par exemple un temple
ou une montagne sur laquelle nous trouvons Jésus-Christ ou la
vierge Marie et les autres choses qui ont rapport à la méditation...
Le second point est d'entendre par l'ouïe intérieure ce que disent
tous les personnages, par exemple les personnes divines conversant
ensemble dans le ciel sur le rachat du genre humain, ou bien la
Vierge et l'ange dans une petite chambre traitant ensemble du mys-
tère de l'incarnation... Si notre méditation a pour fond une chose
incorporelle, comme par exemple la considération des péchés, on
pourra construire le lieu en telle sorte que par l'imagination nous
voyions notre âme enchaînée comme dans une prison dans ce corps
corruptible, et l'homme lui-même exilé dans cette vallée de larmes
parmi les bêtes brutes. » De même, pour bien sentir la condition du
chrétien, il est à propos de se figurer deux armées, le Christ avec
les saints et les anges dans un vaste champ près de Jérusalem, et
Lucifer, « chef des impies, dans un autre champ près de Babylone,
assis sur un siège pleia de feu et de fumée, horrible d'aspect
(1) Édition 1044, p. 62, 96, 120, 106, 80, 104.
810 REVUE DES DEUX MONDES.
et le visage terrible. Ensuite il faudra se mettre devant les yeux ce
même Lucifer convoquant les démons innombrables et les en-
voyant pour nuire dans tout l'univers, sans qu'aucune cité, aucun
lieu, aucune classe de personnes soit exempte de leurs attaques. »
Tous les tours de la roue sont comptés. S'il s'agit de l'enfer, a le
premier point est de contempler par l'imagination les vastes incen-
dies des enfers et les âmes enfermées dans certains feux corporels,
• comme en des cachots. Le second est d'entendre par l'imagination
les plaintes, les sanglots, les liurlemens et les blasphèmes qui écla-
tent là contre le Christ et ses saints. Le troisième est de respirer
par l'imagination la fumée, le soufre et la puanteur d'une sorte de
sentine ou de boue et de pourriture. Le quatrième est de goûter
aussi en imagination les choses les plus amères, comme les larmes,
l'aigreur, le ver de la conscience. Le cinquième est de toucher en
quelque sorte ces feux dont le contact consume les âmes. » Chaque
dent de l'engrenage mord à son tour : d'abord les images de la vue,
puis celles de l'ouïe, puis celles de l'odorat, du goût, du toucher;
la répétition et la persistance du choc approfondissent Fempreinte.
On travaillera ainsi cinq heures par jour. Dans les intervalles de re-
pos, on ne se laissera pas distraire. On ne verra personne du dehors.
On évitera de parler aux religieux de la maison. On se gardera de lire
ou d'écrire quelque chose qui n'ait pas rapport à la méditation du
jour. On y reviendra la nuit. Expérience faite, le traitement produit
son effet en quatre semaines. A mon sens, c'est beaucoup; je connais
bon nombre de gens qui, à ce régime, au bout de quinze jours, au-
raient des hallucinations; il n'en faudrait pas dix à une tête chaude,
à une femme, à un enfant, à une cervelle ébranlée et triste. Ainsi
martelée et enfoncée, l'empreinte est indestructible. Vous pouvez
laisser passer le torrent des passions et de la vie mondaine ; dans
vingt ans, trente ans, aux approches de la mort, au temps des
grandes angoisses, on verra reparaître la marque profonde sur la-
quelle il aura vainement coulé.
18 mars. Santa-Maria del Popolo, les couvens, le Quirinal.
Nous sommes allés aujourd'hui à cinq ou six églises; l'architec-
ture est souvent emphatique , affectée , même extravagante , mais
jamais plate.
D'abord à Santa-Maria del Popolo, qui est du xv'^ siècle, moder-
nisée par le Bernin, mais encore sérieuse. — De larges arcades se
déploient en files, séparant la grande nef des petites, et l'effet de
toutes ces fortes courbes est grave et grand. Quantité de tombeaux
portent l'impression jusqu'à l'émotion tragique; l'église en est
l'italie et la vie italienne. 811
peuplée, vingt cardinaux y ont leur monument. Leurs statues dor-
ment sur la pierre ; d'autres effigies rêvent à demi couchées, ou
prient; souvent il n'y a qu'un buste, parfois une seule tête de mort
au-dessus d'une inscription et d'un mémorial; plusieurs sépulcres
sont dans le pavé, et les pieds des fidèles ont usé le relief des
figures. Partout la mort présente et palpable; sous la dalle funé-
raire, on sent qu'il y a des ossemens, les misérables débris d'un
homme, et ces froides formes de marbre immobile qui reposent
éternellement dans le coin d'une chapelle, levant leur doigt maigre,
sont tout ce qui subsiste d'une chaude vie frémissante, qui s'est
brûlée avec des flamboiemens et des éclairs aux yeux du monde,
pour ne laisser d'elle-même qu'un petit tas de cendre. Nos églises
de France n'ont pas cette pompe mortuaire. Dans ce cimetière de
marbre, parmi ces magnificences et ces menaces, devant ces cha-
pelles aussi brillantes que l'agate et parées d'os en sautoir, devant
ces statues de saints imposans et ces crânes de cuivre qui luisent
incrustés dans la pierre, on est ébloui et on a peur. C'est avec des
décorations riches et des dénoûmens meurtriers que nos théâtres
populaires prennent le peuple.
Le procédé est bien plus visible encore chez les capucins de la
place Barberini. Nous avons rencontré en arrivant un enterrement
qui passait; par derrière marchait une procession de moines blancs,
des cierges à la main, et leurs yeux noirs luisaient, seuls vivans,
à travers leurs cagoules. Une seconde file suivait, celle des capu-
cins, quelques-uns à barbe grise, la tête toute blanche, roulant
dans leurs mains les grains de leur chapelet et chantant je ne sais
quelle psalmodie lugubre. Nous en voyons de pareils à l'Opéra, où
ils font rire. Ici le sérieux de la mort vous prend à la gorge.
Nous sommes entrés dans leur couvent, qui est médiocre. La
longue arcade intérieure est tapissée de mauvais portraits de moines
avec des inscriptions en vers sur la mort, toutes édifiantes, c'est-
à-dire terrifiantes. Ces pauvres gens, presque tous d'âge mûr, inu-
tiles, sans parens, sans amis, ayant employé leur vie à s'éteindre,
font peine à voir. Sur les murs sont des imprimés indiquant les
prières et stations de la semaine sainte qui procurent l'indulgence
plénière, puis les pratiques d'efficacité moindre par lesquelles on
gagne dix années d'indulgences applicables à autrui et partant
transmissibles. A quoi un moine ordinaire peut-il songer ici, sinon
à s'approvisionner de pardons? C'est un gros capital à gagner; s'il
a des amis, un neveu, un filleul, un vieux père mort, il leur fera
cadeau de son surplus. Tout son souci doit être de bien employer
son temps, de choisir les chapelles les plus fructueuses, de faire le
plus de génuflexions et de récitations qu'il pourra. S'il est bon
812 REVUE DES DEUX MONDES.
ménager et assidu, il rachètera cinq ou six âmes outre la sienne.
Le grand saint Liguori, le théologien le plus accrédité du dernier
siècle, avait ce principe : un chrétien zélé est à peu près certain
d'éviter l'enfer; mais comme nul n'est exempt de péché, il est à
peu près certain de ne pas éviter le purgatoire : donc, s'il est sensé,
il ajoutera tous les jours à son capital d'indulgences. Mettons qu'il
gagne cent jours seulement aujourd'hui, — et il le peut par une
seule prière, — il sortira du purgatoire trois mois et dix jours plus
tôt.
Faute de débouchés et par pauvreté, les paysans doivent fournir
des recrues, et, une fois moines, thésauriser en matière d'indul-
gences comme un campagnard en matière d'écus; l'occupation est
appropriée à leur condition, à leur éducation et à leur intelligence.
En outre ils sortent, et pour cinq sous accompagnent les enterre-
mens. Comme l'ordre a gardé quelque chose de son ancien esprit
populaire, ils vont visiter les bonnes femmes, indiquent des re-
mèdes, enseignent des oraisons, vendent des amulettes. — Envi-
ron quatre mille moines à Rome (1) !
Nous avons parcouru l'église, et nous avons vu plusieurs ta-
bleaux du Guide , un charmant Saint Michel, les jambes nues ,
chaussé de bottines , aimable et brillant page militaire , avec une
tête d'amoroso; tout à côté, et pour contraste, un Saint François
du Dominiquin, hâve et consumé. Dans un autre bâtiment est la
cellule d'un moine célèbre; on y a mis un autel, et le pape y vient
dire la messe. Toutes ces traces du moyen âge ascétique, cette dé-
votion d'enfant ou de barbare, cette façon d'exalter et de rabougrir
l'homme, me désolent. Le frère qui nous conduit est à peu près fou,
c'est un idiot triste; il pousse de grands soupirs, et répète toujours
les mêmes mots, d'une voix détraquée, avec des yeux hagards. In-
tende poco, dit le frère qui le remplace.
Celui-ci nous mène dans la chapelle souterraine, horrible et
étonnant amas de momies. Cinq ans suffisent à la terre du cimetière
pour dessécher un corps; au bout de ce temps, il est tout préparé,
et on l'étalé. Quatre chambres sont remplies de ces squelettes, et
on les y a groupés en manière de décoration. Les fémurs, les omo-
plates, les humérus, les bassins font des bouquets, des guirlandes,
une élégante tapisserie. Un goût curieux et raffiné a disposé tout
cet ameublement; parfois un crâne au bout d'une chaîne de ver-
tèbres descend du plafond, formant une lampe suspendue; deux
bras, avec leurs articulations et leurs mains noueuses étendues, se
correspondent en guise de pendans de cheminée. Les os creux de
(1) Stato Délie Anime dell' aima città di Roma, 1863; — en tout 6,494 ecclésiastiques.
l'italie et la vie italienne. 813
la hanche s'entassent les uns au-dessus des autres comme des files
d'aiguières sur un buffet de parade. Sur tout le mur et toute la
voûte, on voit courir les fémurs et les radius en dessins contour-
nés, en jolies et capricieuses arabesques; çà et là, dans un coin,
un buisson de cages thoraciques hérisse ses étages blanchâtres de
clavicules et de côtes. Le sol est une rangée de fosses, les unes
pleines, les autres qui attendent. Les morts récens sont dans leur
froc; le moine nous en montre un, son ami, mort en 1858 : il était fort
grand, mais le cimetière l'a atténué, réduit à l'extrême, et sa peau
jaune colle sur ses bras raidis, sur son visage, dont k chair semble
avoir fondu. Le moine ajoute que deux frères sont fort malades, que
l'un d'eux probablement mourra cette nuit, et nous montre la fosse
déjà faite. Ce pauvre homme, avec sa barbe grise et ses vieux yeux
noyés, a l'air tout guilleret en donnant cette explication, il rit; im-
possible de rendre l'effet de cette gaîté en pareil lieu et en pareil
sujet. Songez que chaque moine vient prier tous les jours dans cette
chapelle, et sentez par quelles prises corporelles la machine ainsi
maniée doit enserrer et ployer l'homme !
Nous avions besoin de changer d'air, et nous sommes allés tout
près de là, à Santa- Maria degli Angeli. C'était la bibliothèque des
Thermes de Dioclétien; les Romains y venaient, après le bain, cau-
ser, passer les heures chaudes de la journée. Michel-Ange en a fait
une église, et sous Benoît XIV Vanvitelli a remanié tout l'édifice.
Pour une salle de lecture ou de promenade, on ne peut imaginer
rien de mieux entendu, de mieux aéré et de plus grave; on était
bien là pour penser, et les magnifiques et gigantesques colonnes
qui subsistent encore sont dignes de porter la noble courbe, l'ample
rondeur de l'énorme voûte. Toujours la même impression revient
à Rome, celle d'un christianisme mal plaqué sur le vieux paga-
nisme.
Un honnête chartreux tout gris. Alsacien et bonhomme, nous a
conduits jusqu'à la fresque du Dominiquin qui est dans le chœur.
Cette vaste fresque, qui représente le martyre de saint Sébastien,
est d'une extrême beauté, mais vise à l'effet. L'intention visible est
de rassembler une quantité d'attitudes; on y voit un homme à che-
val, plusieurs bourreaux penchés en arrière ou en avant, un autre
à genoux qui choisit des flèches, une femme toute portée sur une
jambe, comme si elle allait courir, une autre à genoux presque
sous les pieds du cheval; tous ces personnages vont se heurter.
Au-dessus, les anges, qui apportent une couronne, planent et sem-
blent nager, comme s'ils avaient plaisir à déployer leurs membres.
Les chairs sont vivantes, il y a des portions de corps qui rappellent
la manière des Vénitiens, en outre plusieurs femmes de la physio-
814 REVUE DES DEUX MONDES.
nomie la plus expressive, partout une sorte d'éclat et de joie répan-
due dans l'agitation, l'entassement des corps renversés, des drape-
ries qui ondoient, des belles chairs lumineuses. L'effet total est celui
d'un grand et riche air de bravoure soigné et réussi. Cette peinture
si mondaine est l'accompagnement de la restauration jésuitique.
Le cloître des Chartreux, qui est derrière, a été dessiné par Mi-
chel-Ange. Je crois qu'il y a peu de choses au monde aussi grandes
et aussi simples; la simplicité surtout, si rare dans les édifices de
Rome, produit une impression uniqu-e et qu'on n'oublie pas. Une
cour énorme, carrée, solitaire, se découvre tout d'un coup, enca-
drée de colonnes blanches qui portent de petites arcades. Au-des-
sus luit gaîment le rouge pâle des tuiles. Rien de plus; de chaque
côté, pendant cent trente pas, on voit s'arrondir et s'abaisser la
courbe élégante des arcs au-dessus des fûts légers, qui ne se lassent
pas de répéter leur svelte colonnade. Au centre jaillit et ondoie
une fontaine entre quatre cyprès de douze pieds de tour; ils bruis-
sent éternellement d'un murmure sonore et charmant, qui fait venir
aux lèvres le vers de Théocrite : « les cyprès qui babillent se con-
tent ton h y menée. » Leur bruissement est un vrai chant, et au-
dessus d'eux, aussi doucement qu'eux, l'eau chante dans sa vasque
de pierre. On ne se lasse pas de regarder ces énormes troncs gri-
sâtres, dont la sève surabondante a de siècle en siècle crevassé
l'écorce, qui tout de suite montent en un faisceau de branches,
mais qui, redressant et serrant leurs rameaux, les gardent tous
collés contre leur corps. La pyramide noirâtre, d'une forte et saine
couleur, remue incessamment et monte haut dans la lumière, en
découpant le clair azur du ciel. La cour, plantée de laitues, d'ar-
tichauts, de fraisiers, rit dans ses verdures nouvelles, et de loin
en loin, sous les arcades, on voit passer des chartreux silencieu-
sement dans leurs robes blanches.
Notre brave moine, pour compléter notre plaisir, a voulu abso-
lument nous montrer le trésor du couvent, j'entends la chapelle
aux reliques. C'est une sorte de crypte où l'on allimie de petites
torches de cire, dont on porte le bout enflammé jusque sur les vi-
trines. Au premier coup d'oeil, on se croit dans un muséum : toutes
les pièces sont étiquetées, et il y en a de toutes les parties du
corps. Quelques squelettes sont complets, et l'on voit des carti-
lages, des portions de peau sous les bandelettes. Dans une vitrine,
au-dessous de l'autel , est une momie, saint Liber; en face est un
enfant trouvé avec son père et sa mère dans les catacombes. Rien
ne se perd à Rome; voilà, toute vivante. encore, la dévotion du plus
noir moyen âge, celle qui régnait au xi" siècle, lorsque le roi Kanut,
venant en Italie, achetait pour 100 talens d'or un bras de saint
l' ITALIE ET LA VIE ITALIENNE. 815
Augustin. Elle avait commencé avec l'invasion des barbares, elle
a duré jusqu'à Luther. A partir de ce moment, avec Pie V, Paul lY,
Sixte-Quint, une autre religion épurée et savante s'est établie, celle
qui, par les séminaires, la discipline, la restauration des canons, a
formé le prêtre tel que nous le connaissons, tel que le catholicisme
noble et lettré de la France au xvii'' siècle nous l'a montré, c'est-
à-dire régulier dans sa conduite, d'extérieur correct et décent, sur-
veillé, se surveillant lui-même, sorte de préfet ou de sous-préfet
moral, fonctionnaire d'une grande administration intellectuelle,
qui aide les gouvernemens laïques et maintient l'ordre dans les
esprits. La différence est énorme entre les papes guerriers, épicu-
riens, païens du commencement du xvi" siècle, et les papes dévots,
pieux, ecclésiastiques de la fm du même siècle, entre Léon X, bon
vivant, grand chasseur, amateur de farces crues, entouré de bouf-
fons, passionné pour les fables antiques, et Sixte- Quint, ancien
moine franciscain, qui démolit le Septizonium de Septime-Sévère,
qui transporte l'obélisque devant Saint-Pierre pour le faire chré-
tien (1) et veut purger Rome de toutes les traces de l'ancien paga-
nisme.
iNous sommes revenus par Santa-Maria délia Yittoria pour voir
la sainte Thérèse du Bernin. Elle est adorable : couchée, évanouie
d'amour, les mains, les pieds nus pendans, les yeux demi-clos, elle
s'est laissée tomber de bonheur et d'extase. Son visage est maigri,
mais combien noble! C'est la vraie grande dame qui a séché « dans
les feux, dans les larmes, » en attendant celui qu'elle aime. Jus-
qu'aux draperies tortillées, jusqu'à l'allanguissement des mains
défaillantes, jusqu'au soupir qui meurt sur ses lèvres entr'ouvertes,
il n'y a rien en elle ni autour d'elle qui n'exprime l'angoisse vo-
luptueuse et le divin élancement de son transport. On ne peut pas
rendre avec des mots une attitude si enivrée et si touchante. Ren-
versée sur le dos, elle pâme, tout son être se dissout; le moment
poignant arrive, elle gémit; c'est son dernier gémissement, la sen-
sation est trop forte. L'ange cependant, un jeune page de quatorze
ans, en légère tunique, la poitrine découverte jusqu'au-dessous du
sein, arrive gracieux, aimable; c'est le plus joli page de grand sei-
gneur qui vient faire le bonheur d'une vassale trop tendre. Un sourire
demi-complaisant, demi-malin, creuse des fossettes dans ses fraî-
ches joues luisantes; sa flèche d'or à la main indique le tressaille-
ment délicieux et terrible dont il va secouer tous les nerfs de ce
corps charmant, ardent, qui s'étale devant sa main. On n'a jamais
fait de roman si séduisant et si tendre. Ce Bernin, qui me sem-
(1, Voyez l'inscription dans laquelle il se glorifie de cette victoire sur les faux dieux.
816 REVUE DES DEUX MONDES.
blait si ridicule à Saint-Pierre, a trouvé ici la sculpture moderne
toute fondée sur l'expression, et pour achever il a disposé le jour
de manière à verser sur ce délicat visage pâle une illumination qui
semble celle de la flamme intérieure, en sorte qu'à travers le mar-
bre transfiguré qui palpite on voit luire comme une lampe l'âme
inondée de félicité et de ravissement.
Le commentaire d'un pareil groupe est dans les traités mystiques
contemporains, dans ce célèbre Guide de Molinos, réimprimé vingt
fois en douze ans, et qui de palais en palais, dans cette Rome inoc-
cupée, conduisait les âmes par les sentiers embrouillés d'une spi-
ritualité nouvelle jusqu'à l'amour sans amant, et de là plus loin (1).
Tandis que l'Espagne exaltée se consumait dans son catholicisme
comme un cierge dans sa flamme, et par ses peintres, par ses
poètes, prolongeait l'enthousiasme fiévreux dont saint Ignace et
sainte Thérèse avaient brûlé, la sensuelle Italie, ôtant les épines
de la dévotion, la respirait comme une rose épanouie, et dans les
belles saintes de son Guide, dans les séduisantes Madeleines de son
Guerchin, dans les gracieuses rondeurs et les chairs riantes de ses
derniers maîtres, accommodait la religion aux douceurs volup-
tueuses de ses mœurs et de ses sonnets. « Il y a six degrés dans la
contemplation, disait Molinos : ce sont le feu, l'onction, l'élévation,
l'illumination, le goût et le repos... L'onction est une liqueur suave
et spirituelle, qui, se répandant dans toute l'âme, l'instruit et la
fortifie... Le goût est un goût savoureux de la divine présence...
Le repos est une suave et merveilleuse tranquillité, où l'abondance
de la félicité et de la paix est si grande qu'il semble à l'âme qu'elle
est dans un sommeil suave, comme si elle s'abandonnait et se re-
posait sur la divine poitrine amoureuse... Il y a beaucoup d'autres
degrés de la contemplation, comme l'extase, les transports, la li-
quéfaction, la pâmoison, le triomphe, le baiser, les embrasse-
mens, l'exultation, l'union, la transformation, les fiançailles, le
mariage (2). » Il professait tout cela et arrivait à la pratique. Dans
ce monde affaissé et gâté, où l'esprit, vide de grands intérêts, n'é-
tait rempli que d'intrigues et de parades, la partie passionnée et
imaginative de l'âme ne trouvait d'autre débouché que la conver-
sation sentimentale et galante. De l'amour terrestre, quand venait
le remords, on passait à l'amour céleste, et au bout d'un temps,
sous une pareille doctrine , on éprouvait que de l'amant au direc-
teur rien n'était changé.
J'ai lu dernièrement VAdone de Marini, et c'est dans ce poème,
(1) Voyoz les articles 41 et 42 de son interrogatoire. « En ces cas et autres, qui sans
cela seraient coupables, il n'y a pas péché, parce qu'il n'y a pas consentemeui. »
{-) Guida Spiriliiale, 1675, liv. ii, p. 183.
l'italie et la vie italienne. 817
le plus populaire du siècle, qu'on peut voir plus clairement qu'ail-
leurs la grande transformation des sentimens, des mœurs et des
arts. Elle apparaît déjà dans l'Armide et dans la pastorale du Tasse.
Quel contraste, si l'on regarde la tragique Léda de Michel-Ange !
Gomme tout s'est tourné vers la grâce et vers la mollesse ! comme
on est descendu vite jusqu'à la fadeur et à la mignardise! comme
on voit arriver les mœurs des sigisbés! Ce poème de vingt chants
semble fait pour être soupiré par un bel adolescent aux pieds d'une
dame oisive, sous les colonnades d'une villa de marbre, aux tièdes
soirées d'été, parmi les bruissemens des jets d'eau qui murmurent,
sous les parfums des fleurs allanguies par la chaleur du jour. Ils
parlent d'amour, et pendant dix mille vers ils ne parlent pas d'autre
chose. Le magnifique étalage des fêtes galantes et des jardins allé-
goriques, l'engageant et inépuisable roman des aventures amou-
reuses s'emmêle dans leur esprit comme les senteurs trop fortes
des roses innombrables amoncelées autour d'eux en bouquets et en
buissons. Dans cette volupté universelle, leur cœur se noie. Que
peut-il faire de mieux, et que leur reste-t-il encore à faire? L'éner-
gie virile s'est dissoute ; sous la minutieuse tyrannie qui interdit
tout essor à la pensée et à l'action, l'homme s'est efféminé; il ne
sait plus vouloir, et ne songe plus qu'à jouir. Aux genoux d'une
femme, il oublie le reste; une robe ondoyante qui traîne suffît à ses
rêves. En revanche, son âme affaissée a perdu tout accent noble
et mâle; parce qu'il ne veut plus qu'aimer, il ne sait plus aimer : il
est à la fois doucereux et grossier, il n'est plus capable que de des-
criptions licencieuses ou d'adorations fades; il n'est plus qu'un ga-
lant de cabinet et un domestique de boudoir. Avec son sentiment,
sa parole s'est gâtée. Il délaie son idée et la charge d'affectations,
il abonde en exagérations et en concetti, il s'est fait un jargon avec
lequel il bavarde. Pour comble, il est hypocrite; il met en tête de
ses chants les plus risqués une explication savante, afin de prouver
que ses indécences sont morales et pour désarmer la censure ec-
clésiastique, dont il a peur. Amour profane, amour sacré, tout
tombe au même niveau avec le xvii^ siècle, et, dans le Bernin
comme dans Marini, la grâce maniérée et abandonnée laisse aper-
cevoir l'abaissement de l'homme exclu de la vie virile et réduit au
culte des sens.
Nous avons achevé la journée aux jardins du Quirinal, qui ont
été bâtis par un pape du temps, Urbain VIII. Ils sont sur une col-
line, et s'étagent depuis le sommet jusqu'au bas de la pente; il
nous semblait nous promener dans un paysage de Pérelle : hautes
charmilles, cyprès taillés en forme de vases, plates-bandes bordées
de buis qui font des dessins, colonnades et statues. Le jardin a la
TOME LVI. — 1865. 52
81S REVUE DES DEUX MONDES.
régularité froide et la correction grave du siècle, celle qui avec l'éta-
blissement des monarchies bien assises et de l'administration dé-
cente se répandit sur tous les arts de l'Europe. L'église à cette
époque est, comme la royauté, un pouvoir incontesté, qui repré-
sente aux yeux de ses sujets avec dignité, sérieux et convenance.
Mais ces jardins ainsi entendus conviennent mieux en Italie que
chez nous. Les charmilles sont en lauriers et en buis, qui durent l'hi-
ver, et qui l'été préservent du soleil; les chênes-liéges, qui ne per-
dent jamais leur verdure, font en tout temps un ombrage épais;
les murailles d'arbustes vivaces arrêtent le vent. Les eaux qui jail-
lissent de tous côtés occupent les yeux par leur mouvement et con-
servent la fraîcheur des allées. Des balustrades, on aperçoit toute
la ville, Saint-Pierre et le Janicule, dont la ligne sinueuse ondule
dans la pourpre du soir. Pour un pape et des dignitaires ecclésias-
tiques qui sont câgés, graves, et se promènent en robe, ces allées ré-
gulières, cette décoration monumentale, c'est justement ce qui con-
vient. Au printemps, il est doux de passer ici une heure, sous les
rayons tièdes du soleil, devant la grande arcade de cristal que le
ciel clair étend au-dessus des allées. On descend ensuite par de
grands escaliers, ou sur des pentes adoucies, jusqu'au bassin cen-
tral où cinquante jets d'eau partis des bords viennent rassembler
leurs eaux bleuâtres. Tout à côté une rotonde pleine de mosaïques
offre sous sa voûte l'ombre et la fraîcheur. Ces bruits, cette agita-
tion de l'eau, ces statuettes, ce grand horizon en face de cette salle
d'été, servent de distractions et reposent l'esprit fatigué par les
affaires. Un jour on y ajoute un groupe, un autre jour on abat ou
on plante un massif; le plaisir de bâtir est le seul qui reste à un
prince, surtout à un prince âgé, ennuyé par les cérémonies.
20 mars, Sainte-Marie-Majeure, Saint-Jean de Latran.
Mes amis me disent qu'il faut s'abandonner davantage, goûter
les choses en elles-mêmes, ne plus songer à leur origine, laisser
là l'histoire. Fort bien aujourd'hui, ils ont raison, mais c'est qu'il
fait beau.
Ces jours-là, on va au hasard devant soi dans les rues, et on re-
garde là-haut l'admirable azur. Pas un nuage au ciel. Le magni-
fique soleil y luit en triomphe, et le dôme bleu de velours immaculé,
tout rayonnant d'illuminations matinales, semble rendre à la vieille
ville ses journées de fête et de faste. Les murs et les toits tranchent
avec une force extraordinaire dans l'air limpide. A perte de vue,
on suit l'arcade du ciel serrée entre les deux fdes de maisons. On
avance sans y penser, et on trouve à chaque tournant des décora-
l'italie et la vie italienne. 810
tions d'opéra toutes fraîches : — un énorme palais massif étayé sur
ses bossages, — une rue en pente qui s'abaisse et se redresse jusqu'à
un obélisque lointain, et qui, frappée en travers par le soleil, en-
veloppe ses personnages, comme ferait un tableau, dans une alter-
native d'ombre et de lumière; — un ancien palais démantelé, dont on
a fait un magasin, où des dragons rouges dorment contre un mur
grisâtre, où fleurissent des amandiers blancs à côté d'un pin-para-
sol debout sur un tertre vert ; — une place où ruisselle une large
fontaine, des églises à gauche pompeuses et parées comme d'opu-
lentes mariées, souriantes dans la splendeur de l'azur, en face une
promenade jetée en travers, et dont les arbres commencent à ver-
dir; —à la fm une interminable rue solitaire, entre les hauts murs
de quelque couvent, de quelque villa invisible; sur les crêtes, des
fleurs pendantes, çà et là des armoiries lézardées par l'invasion des
giroflées et des mousses, toute la rue tranchée en deux par l'ombre
noire et la lumière éblouissante ; — au loin dans l'air transparent
une porte monumentale : c'est Porta-Pia; delà on voit la campagne
grise, et à l'horizon la neige sur les arêtes des montagnes.
En revenant, nous avons suivi cette rue, qui monte et descend,
bordée de palais et de vieilles haies d'épines, jusqu'à Sainte-Ma-
rie-Majeure. Sur une large éminence, la basilique, surmontée de
ses deux dômes, s'élève noblement, à la fois simple et complète,
et lorsqu'on est entré, le plaisir devient plus vif encore. Elle est
du v^ siècle, et lorsqu'on l'a refaite plus tard, on a gardé le plan
général, toute l'idée antique. Une ample nef à voûte horizontale
s'ouvre soutenue par deux rangées de blanches colonnes ioniennes.
On est tout réjoui de ce grand efl'et obtenu par des moyens si sim-
ples; on se croirait presque dans un temple grec : ces colonnes
ont été dérobées, dit-on, à un temple de Junon. Chacune d'elles,
nue et polie, sans autre ornement que les délicates courbures
de son petit chapiteau, est d'une beauté saine et charmante. On
sent là tout le bon sens et tout l'agrément de la vraie construc-
tion naturelle, la file de troncs d'arbres qui portent des poutres
posées à plat et qui font promenoir. Tout ce qu'on a bâti de-
puis est barbare, et d'abord les deux chapelles de Sixte-Quint et
de Paul Y, avec leurs peintures du Guide, du Joseppin, de Gigoli,
avec leurs sculptures du Bernin et leur architecture de Fontana et
de Flaminio. Yoilà des noms célèbres, et l'on a prodigué l'argent;
mais tandis qu'avec de petits moyens l'antique fait un grand efl'et,
le moderne fait un petit efl'et avec de grands moyens. Quand on
s'est rempli et ébloui les yeux par les pompeuses rondeurs de ces
voûtes et de ces dômes , par les splendeurs de ces marbres multi-
colores, de ces frises et de ces piédestaux d'agate, de ces colonnes
820 REVUE DES DEUX MONDES.
en jaspe oriental, de ces anges pendus par le pied, de ces reliefs
de bronze et d'or, on se dépêche de sortir comme d'une boutique
et d'une bonbonnière. Il semble que cette grande boîte resplendis-
sante, dorée, ouvragée du parvis à la lanterne, ait accroché et dé-
chiré par toutes les pointes de ses colifichets la toile délicate de
l'imagination songeuse, et le svelte profil de la moindre colonne
vous remue plus que cet étalage de tapissiers et d'enrichis. — Pa-
reillement la façade, chargée de balustres, de frontons courbes et
aigus, de statues juchées sur les pierres, est une devanture d'hôtel
de ville. Seul, le campanile du xiv^ siècle est agréable à voir; en ce
temps-là, c'était une des tours de la ville, le signe distinctif qui la
marquait dans les vieux plans si noirs et si âpres, et la gravait à
jamais dans la pensée toute corporelle encore du compagnon voya-
geur et du moine. — H y a des traces de tous les âges dans les
vieilles basiliques; on y voit les divers états du christianisme, d'a-
bord engagé dans les formes païennes, puis traversant le moyen
âge et la renaissance, pour s'afl'ubler enfin et s'attifer des parades
modernes. L'âge byzantin lui-même y a laissé sa marque dans ces
mosaïques de la grande nef et de l'abside, dans ces christs et dans
ces vierges vides de sang et de vie, spectres aux grands yeux fixes,
immobiles sur les fonds d'or et les parois rouges, fantômes d'un
art épuisé et d'un monde évanoui.
Voici tout près de là Saint-Jean de Latran, encore plus gâté; le
plafond est demeuré horizontal, mais les colonnes antiques ont dis-
paru pour faire place à des pilastres plaqués et à des arcades. Le
Bernih y a mis douze statues colossales des apôtres, et ces grands
gaillards de marbre blanc, chacun dans sa niche de marbre vert,
se démènent avec des poses de matamores et de modèles. L'agita-
tion de leurs draperies, leur geste voulu, semblent dire au public :
« Regardez comme nous sommes remarquables! » C'est ici le mal-
heureux goût du XVII® siècle, ni païen, ni chrétien, ou plutôt l'un
et l'autre, et chacun des deux gâtant l'autre. Joignez-y les dorures
du plafond, les festons et les rosaces du parvis, les agréables cha-
pelles; l'une, celle des Torlonia, toute neuve, est un charmant
boudoir de marbre pour prendre le frais; elle est blanche, brodée
d'or sous une jolie coupole bosselée de caissons, parée d'élégantes
statues bien propres, bien sentimentales, bien fades, bien sem-
blables à des poupées de mode. Tout à côté s'ouvre la chapelle de
Clément XII, plus ample et plus somptueuse; là du moins les figures
de femme ont de l'esprit, de la réflexion, de la finesse; ce sont des
dames du xviii'' siècle sachant leur monde, capables de garder leur
rang, et non des bourgeoises de keepsakc, qui veulent avoir de l'âme.
Mais les deux chapelles sont des salons, l'une pour les falbalas,.
l'italie et la vie italienne. 821
l'autre pour les crinolines. En manière de contraste et de complé-
ment, on nous montre le grand autel, où sont les têtes de saint
Pierre et de saint Paul. « Sur cet autel même, nous dit un jeune
prêtre, saint Pierre disait la messe. » Tout à l'heure, en passant,
je suis entré à Santa-Pudentiana, et j'ai vu la margelle d'un puits
où la sainte recueillit le sang de plus de trois mille martyrs. A côté
de Saint-Jean de Latran est une chapelle avec trois escaliers. L'un
d'eux vient du palais de Pilate; on l'a recouvert de bois, et les dé-
vots le montent sur leurs genoux : je viens de les voir, trébuchant,
cahotés et grimpant; ils mettent une demi-heure à se hisser ainsi
jusqu'au haut, s'accrochant des mains aux marches et aux mu-
railles pour mieux s'imprégner de la sainteté du lieu. Il faut voir
leur sérieux, leurs grands yeux fixes. Un paysan surtout, en veste
et pantalon bleus déchirés, avec de gros souliers à clous, aussi in-
culte et lourd que ses bestiaux , cognait de ses genoux le bois re-
tentissant, et, quand le marbre devenait visible, baisait et rebaisait
la place. Au sommet est une image sur une grille entre des cierges,
et l'on baise incessamment la grille. Une pancarte affichée porte
une prière de vingt mots à, peu près : quiconque récitera la prière
gagnera une indulgence de cent jours. La pancarte invite les fidèles
à apprendre la prière par cœur, afin de la réciter le plus souvent
possible et d'augmenter ainsi leur provision d'indulgences. On se
croirait en pays bouddhique : des dorures pour les gens du monde,
des reliques pour les gens du peuple; c'est bien ainsi que depuis
deux cents ans on entend le culte en Italie.
Toutes ces idées s'effacent lorsque de l'entrée on contemple la
majestueuse ampleur de la grande nef, toute blanche sous l'or de
sa voûte. Le soleil, qui baisse, traverse les fenêtres et s'abat sur le
parvis en grandes chutes de lumière. L'abside, sillonnée de vieilles
mosaïques, courbe ses rondeurs d'or et de pourpre sombre entre
les blancheurs éblouissantes des rayons lancés comme des poignées
de dards. On avance, et tout à coup, du péristyle, l'on voit se
déployer l'admirable place. 11 n'y a rien d'égal à Rome, et l'on ne
peut imaginer un spectacle plus simple, plus grave et plus beau :
d'abord la place en pente, énorme, déserte; au-delà, une esplanade
où l'herbe pousse, puis une longue allée verte où s'allongent des
files d'arbres sans feuilles; tout à l'extrémité, sur le ciel, une grande
basilique, Santa-Croce, avec son campanile brun et ses toits de"
tuile. On n'a pas l'idée d'un tel déploiement d'espace si bien peu-
plé, d'une solitude si calme et si noble. Les paysages qui l'enca-
drent sur les deux flancs l'ennoblissent encore. Sur la gauche se
hérisse un entassement rougeâtre d'arcades ruinées, de massifs dé-
mantelés, la vieille ceinture disloquée de la muraille de Bélisaire.
822 REVUE DES DEUX MONDES.
Sur la droite se développe la large campagne, au milieu un aque-
duc éclairé, dans le lointain des montagnes rayées et bleuâtres,
marbrées de grandes ombres, et çà et là tachetées de villages
blancs. L'air lumineux enveloppe toutes ces grandes formes; le bleu
du ciel est d'une douceur et d'un éclat divins, les nuages y nagent
pacifiquement comme des cygnes, et de toutes parts, entre les bri-
ques roussies, sous les créneaux disjoints, au milieu du réseau des
cultures, on voit se lever en bouquets des chênes-liéges, des cy-
près, des pins, illuminés par le soleil qui penche.
Je suis resté une heure sur l'escalier du tricUnium^ sorte d'abside
isolée qui borde la place. L'herbe y pousse et descelle les marches;
les lézards sortent des trous et viennent se chauffer au soleil sur
le marbre. Nul bruit; de temps en temps, une charrette, quelques
ânes, traversent le pavé abandonné. S'il y a au monde un endroit
propre à reposer les âmes fatiguées, à les assoupir insensiblement,
à les caresser par l'attouchement de rêves mélancoliques et nobles,
c'est celui-ci. Le printemps est venu : des lumières jeunes se posent
avec un ton doux sur les assises de pierre ; le soleil nouveau luit
avec une grâce inexprimable, et sa bonté se répand dans l'air at-
tiédi. Les bourgeons sortent de leur enveloppe, et ces grands édi-
fices de pierre, relégués dans un coin oublié de Rome, semblent,
comme des exilés, avoir acquis dans leur solitude une sérénité har-
monieuse qui atténue leurs défauts et augmente leur dignité. Au
premier coup d'oeil, la façade est choquante; ses arcades coupées
au milieu comme les appartemens trop hauts dont on fait deux
étages, ses colonnes empilées, son balustre chargé de saints qui se
remuent et s'étalent comme des acteurs pendant un finale, toute la
décoration semble emphatique. Au bout d'une heure, les yeux sont
habitués, on se laisse gagner aux impressions de bien-être et de
beauté qui sortent de toutes choses; on trouve l'église riche et so-
lide, on pense aux processions pontificales qui à des jours réglés
se déploient sous ses voûtes, et on les compare à quelque arc de
triomphe érigé pour recevoir dignement le césar spirituel, succes-
seur des césars romains.
Les rues, San-Andrea délia Valla, Santa-Maria del Transtevere.
Il y a trois cent quarante églises à Rome ; tu n'exiges pas que je
les visite toutes.
Ce qu'il y a de mieux, je crois, c'est d'entrer à l'église qu'on
rencontre quand l'envie vous en prend, à Santa-Maria-sopra-Mi-
nerva, pour entendre un chant qui roule dans la solitude des nefs
et voir une large ondée de lumière qui tombe des vitraux violets;
l' ITALIE ET LA VIE ITALIENNE. 823
à Santa-Trinita del Monte, pour regarder la Descente de Croix si
délabrée de Daniel de Volterre, surtout pour jeter un coup d'œil au
passage sur les cours de ce couvent de nonnes, pareil à une forte-
resse fermée, murée, muette, au-dessus du tumulte de la place
d'Espagne. On sort avec une quantité de demi-idées ou de com-
mencemens d'idées qui s'enchevêtrent, se développent sourdement
d'elles-mêmes; tout ce petit peuple intérieur travaille comme une
couvée de vers à soie qui filent : la toile, incessamment agrandie,
finit par se compléter sans qu'on le veuille et recevoir dans ses
mailles les événemens courans, les rencontres vulgaires, un détail
qui d'abord passait inaperçu, et qui maintenant prend de l'intérêt.
Dès lors tous ces objets s'accordent, s'attachent et font un ensemble;
il n'est rien qui ne trouve sa place, par exemple aujourd'hui, sous
cette bande d'azur et de riche lumière soyeuse tendue comme un
dais au-dessus des rues, cette vieille boue grise qui, de ses vénéra-
bles mouchetures, encrasse les devantures des maisons, — ces bornes
écornées, ces barreaux rouilles où des générations d'araignées hé-
ritent des toiles paternelles, — ces corridors noirs dont le vent a seul
agité la poussière, ces marteaux de porte dépeints qui ont fini par
user le boulon de fer sur lequel ils retombent , — ces fritures qui
bouillottent dans une graisse noire au pied d'une colonne lépreuse,
ces âniers qui arrivent sur la place Barberini avec leurs bêtes char-
gées de bois, surtout ces campagnards vêtus de laine bleue et chaus-
sés de grosses jambières de cuir, qui devant le Panthéon s'entassent
silencieusement, pareils à des animaux sauvages vaguement effarou-
chés par la nouveauté de la ville. Ils n'ont pas l'air niais, comme
nos paysans; ils ressemblent plutôt à des loups et à des blaireaux
pris au piège. Beaucoup de têtes parmi eux sont régulières et fortes;
elles tranchent tout de suite parmi celles des soldats français, plus
mignonnes et plus gentilles. Un de ces paysans, avec ses longs
cheveux noirs et son visage noble et pâle, a l'air du Suonatore de
Raphaël; ses sandales, attachées à ses pieds par des lanières de
cuir, sont les mêmes que celles des statues antiques. Il a orné d'une
plume de paon son mauvais chapeau gris bossue, et se campe
avec un air d'empereur contre une borne qui est un dépôt d'or-
dures. Dans les femmes qui lorgnent et se montrent aux fenêtres,
on démêle d'abord deux types. L'un est la tête énergique au men-
ton carré, au visage fortement appuyé sur sa base, aux yeux noirs
flamboyans, au regard fixe; le nez est saillant, le front busqué, le
col court et les épaules larges. L'autre est la tête de camée, mi-
gnarde, amoureuse; le contour des yeux finement dessiné, les traits
spirituels, nettement marqués, tournent à l'expression affectée et
doucereuse.
82ZI REVUE DES DEUX MONDES.
Les bureaux de loterie sont pleins et les numéros affichés aux vi-
tres. Voilà la grande préoccupation de ces gens-là : ils calculent des
ambes et des ternes, ils rêvent des numéros, ils tirent des indices
de leur âge, du quantième du mois, ils raisonnent sur la forme des
chiffres, ils ont des pressentimens, ils font des neuvaines aux saints
et à la madone; la cervelle Imaginative travaille, s'encombre de
rêves, déborde tout d'un coup du côté de la peur et de l'espérance;
les voilà à genoux, et cet accès de désir ou de crainte est leur reli-
gion.
Cette façon de sentir est ancienne. Nous venons d'entrer à San-
Andrea délia Valle pour voir les peintures de Lanfranc et surtout
les quatre évangélistes du Dominiquin. Ils sont très beaux, mais
tous païens, et ne parlent qu'à l'imagination pittoresque; saint
André est un Hercule vieux. Autour des évangélistes s'étalent de
superbes femmes allégoriques, l'une, poitrine et jambes nues,
levant ses bras nus vers le ciel, l'autre, coiffée d'un casque, se
penchant avec la plus hautaine arrogance. A côté de saint Marc,
des enfans folâtres jouent sur l'énorme lion, et d'en bas, parmi les
grandes draperies soulevées, on voit dans les raccourcis les cuisses
nues des anges. Certainement le spectateur ne venait chercher ici
que des gestes hardis, des corps puissans, capables de remuer les
sympathies d'un athlète gesticulateur. 11 n'était pas choqué, bien
au contraire; son saint lui était représenté aussi fort et aussi fier
que possible : il se le figurait ainsi. Si vous aviez pour prince un
personnage d'outre-mer que vous n'eussiez jamais vu, mais qui, par
quelque moyen merveilleux, pût à volonté vous tuer ou vous faire
riche, c'est avec de pareils traits que vous l'imagineriez.
Je n'ai pas grand'chose à te dire de Santa-Maria del Transtevere
ni des autres églises; les impressions déjà reçues s'y répètent. Une
double rangée de colonnes empruntées à un temple antique, un
plafond plat surchargé de bossages et de moulures d'or, une As-
somption du Guide trop haut placée, effacée par cet entassement
de dorures, une abside ronde où de vieilles figures raides se déta-
chent sur un fond d'or, des statues de morts couchées gravement
et dormant pour toujours sur leur tombe, voilà Sainte-Marie du
Transtevere. Chaque église pourtant a son caractère propre ou quel-
que pièce frappante. — A San-Pietro-in-Montorio, c'est une Flagel-
lation de Sébastien del Piombo; les attitudes sculpturales, le vigou-
reux corps, les muscles tendus et tordus du patient et des bourreaux
rappellent que Michel-Ange fut le conseiller du peintre et souvent
son maître. — A San-Clemente, c'est une église enfouie, nouvelle-
ment déterrée, où parmi des colonnes de vert antique, sous la clarté
d'une torche, on voit des peintures qui passent pour les plus vieilles
l'italie et la. vie italienne. 825
de Rome, raides et piteuses figures byzantines : une vierge dont la
poitrine tombe comme celle d'une bête à lait. — A San-Francesco à
Ripa, c'est une décoration intérieure de dorures et de marbres la
plus fastueuse et la plus exagérée qu'on puisse voir, construite au
siècle dernier par les corporations de métier, savetiers, fruitiers,
meuniers, chaque morceau portant le nom de la corporation qui l'a
fourni. Il y a ainsi, presque dans chaque rue, un curieux fragment
d'histoire. Ce qui n'est pas moins frappant, c'est le contraste de
l'église et de ses alentours. Au sortir de San-Francesco à Ripa, on
se bouche le nez, tant l'odeur de la morue est forte; le Tibre jaune
roule entre des restes de piles, près de grands bâtimens blafards,
devant des rues mornes et mortes. — En revenant de San-Pietro-
in-Montorio, j'ai trouvé un quartier indescriptible, horribles rues et
ruelles infectes, pentes raides bordées de bouges, corridors grais-
seux peuplés de cloportes humains, vieilles femmes jaunes ou
plombées qui fixent sur le passant leurs yeux de sorcières, enfans
en pleine sécurité qui s'accroupissent à la façon des chiens et les
imitent sur ce pavé sans vergogne, chenapans drapés dans leur
guenille rousse, qui fument inclinés contre le mur, cohue sale et
fourmillante qui se presse aux boutiques de friture. Du haut en bas
de la rue, les ruisseaux dégringolent dans les débris de cuisine,
rayant de leur fange noirâtre les pavés pointus. Au bas est le pont
San-Sisto ; le Tibre n'a point de quais, et les taudis suintans y
trempent leurs escaliers effondrés, comme autant de torchons ter-
reux lavés dans la bourbe. Dorures et taudis, mœurs et physiono-
mies, gouvernement et croyances, présent et passé, tout cela se
tient, et au bout d'un instant on sent toutes ces dépendances.
22 mars, la société, la bourgeoisie.
Je t'ai décrit à peu près tout ce que je puis observer par moi-
même, le dehors : quant au dedans, je veux dire les mœurs et les
caractères, tu comprends bien qu'au bout d'un mois je ne puis dire
grand' chose de mon crû; mais j'ai des amis de diverses classes et
d'opinions diverses, tous très complaisans, plusieurs très judicieux.
Voici le résumé de cinquante ou soixante conversations et discus-
sions menées à fond et sans réticences.
Très peu d'artistes dans cette ville peuplée d'œuvres d'art. Il y a
trente ans, on avait M. Gamuccini et des imitateurs froids de Da-
vid; aujourd'hui on tourne à la fadeur gracieuse; les sculpteurs
donnent au marbre un poli parfait pour plaire aux enrichis d'outre-
monts : c'est là leur fort, et ils ne vont guère au-delà. La plupart
sont des ouvriers qui confectionnent des copies. Le gros public est
826 REVUE DES DEUX MONDES.
tombé aussi bas; les Romains ne sentent leurs chefs-d'œuvre que
par l'admiration des étrangers. C'est que la vraie culture leur est
interdite. Impossible de voyager sans un passeport du pape, et ce
passeport est souvent refusé. Un artiste italien qu'on me nomme
n'a pu obtenir d'aller à Paris. — Allez-y, si vous voulez, mais vous
ne rentrerez pas. On craint qu'ils n'en rapportent des maximes
libérales.
Les médecins sont des donneurs de lavemens, les avocats des
praticiens de chicane. Tous sont confinés dans leur spécialité. La
police, qui laisse faire ce que l'on veut, ne souffre pas qu'on s'oc-
cupe d'aucune des sciences qui avoisinent la religion ou la poli-
tique. Un homme qui étudie et lit beaucoup, même chez lui et
portes closes, tombe sous sa surveillance. On le tracasse, on l'as-
siège de visites domiciliaires pour saisir des livres défendus; on
l'accuse d'avoir des gravures obscènes. Il est soumis au precetto,
c'est-à-dire à l'obligation de rentrer chez lui à \Avc Maria et de
n'en pas sortir le soleil couché; s'il y manque une fois, on l'en-
ferme; un diplomate étranger me nomme un de ses amis à qui la
chose est arrivée. — On cite à Rome un mathématicien et un ou
deux antiquaires; mais en somme les savans y sont méprisés ou
inquiétés. Si quelqu'un est érudit, il le cache ou demande excuse
pour sa science, la représente comme une manie. L'ignorance est
bien venue, elle rend docile.
Quant aux professeurs, les premiers, ceux de l'université, ont
trois cents ou quatre cents écus par an et font cinq leçons par se-
maine; ceci montre la haute estime qu'on fait de la science. Pour
vivre, les uns se font médecins, architectes, les autres employés,
bibliothécaires; plusieurs, qui sont prêtres, ont l'argent de leurs
messes, et tous vivent plus que sobrement. J'ai compté dans l'al-
manach quarante-sept chaires, il y a cinq cents élèves à l'univer-
sité, environ dix élèves par chaire. Le pape vient d'autoriser un cours
de géologie qui a quatre auditeurs; il n'y a pas de cours d'histoire
profane. En revanche, les cours de théologie sont fort nombreux.
Ceci montre l'esprit de l'institution; les sciences du moyen âge y
fleurissent, les sciences modernes restent à la porte. Dans la faculté
de médecine, point de clinique d'accouchement : pour tout ensei-
gnement, on y trouve des tableaux représentant les organes, et ces
tableaux sont couverts d'un rideau; un sot célèbre par son igno-
rance vient d'y être appelé par une intrigue de femmes. Le reste est
à l'avenant. Les professeurs sont des barbiers de village, quelques-
uns seulement ont passé une ou deux semaines à Paris, et prati-
quent dans les hôpitaux des traitemens qui sont arriérés d'un siè-
cle. Dans l'hospice des maladies de peau, on fait aux teigneux des
l' ITALIE ET LA VIE ITALIENNE. 827
incisions à la tête; la plaie cicatrisée, on les range en file, et on
leur passe sur la tête un pinceau enduit d'une certaine mixture; le
même pinceau sert à tous, et il y a peut-être des années qu'il sert.
On peut juger sur tout cela de la dignité et de l'importance des
professions libérales.
Y a-t-il ici quelque ressort moral? La plupart de mes amis ré-
pondent que non; le gouvernement a gâté l'homme. Les gens sont
extraordinairement intelligens, calculateurs, rusés, mais non moins
égoïstes; personne ou presque personne ne risquera pour l'Italie sa
vie ou son argent. Ils crieront fort, laisseront les autres se mettre
en avant, mais ne feront pas le plus petit sacrifice. Ils trouvent que
se dévouer c'est être dupe; ils sourient finement en voyant le Fran-
çais qui s'enflamme, qui, au mot de patrie et de gloire, va se faire
casser les os.
Ils ne se livrent pas, ils s'accommodent à vous, ils sont infiniment
polis et patiens, ils ne laissent pas échapper le plus léger sourire
au milieu des barbarismes et des fautes de prononciation grotesques
que commet toujours un étranger. Ils restent maîtres d'eux-mêmes,
ne veulent point se compromettre, ne songent qu'à tirer leur épin-
gle du jeu, à profiter, à duper autrui, à se duper les uns les autres.
Ce que nous appelons délicatesse leur est inconnu; tel antiquaire
illustre reçoit fort bien des marchands une remise sur tous les ob-
jets qu'il leur fait vendre, et il y a nombre d'usuriers parmi les
personnages les plus riches et les plus nobles.
Chacun ici a son protecteur; impossible de subsister autrement :
il en faut un pour obtenir la moindre chose, pour se faire rendre
justice, pour toucher son revenu, pour garder son bien. La faveur
règne. Ayez à votre service ou dans votre famille une jolie femme
complaisante, vous sortirez du plus mauvais pas blanc comme
neige. Un de mes amis compare ce pays à l'Orient, où il a voyagé,
avec cette différence que ce n'est pas la force ici, mais l'adresse
qui mène les choses ; l'homme habile et bien appuyé peut tout ob-
tenir. La vie est une ligue et un combat, mais sous terre. Sous un
gouvernement de prêtres, on a horreur de l'éclat; point d'énergie
brutale : on se mine et on se contremine avec des manœuvres sa-
vantes et des chausse-trapes creusées dix ans d'avance.
Comme l'initiative et l'action sont nuisibles et mal vues, la pa-
resse est en honneur. Quantité de gens vivent à Rome on ne sait
comment, sans revenu ni métier. D'autres gagnent dix écus par
mois et en dépensent trente; outre leur place visible, ils ont toute
sorte de ressources et d'expédiens. D'abord le gouvernement fait
pour deux ou trois cent mille écus d'aumônes, et chaque prince ou
noble se croit obligé à la charité par rang et tradition : tel donne
828 REVUE DES DEUX MONDES.
six mille écus par an. Comptez encore qu'il y a des huona manda
partout; certaines gens portent quinze placets par jour, et sur
quinze un ou deux réussissent; le pétitionnaire peut dîner le soir,
et voilà un métier tout trouvé. Ce métier a ses suppôts; à cet effet,
on voit des écrivains publics en plein vent, le chapeau sur la tête,
un parapluie à côté d'eux, leurs papiers maintenus par de petits
pavés, écrivant des suppliques. Enfin, dans cette misère univer-
selle, tout le monde s'assiste; un mendiant n'est pas un homme
déclassé, un galérien non plus; ce sont d'honnêtes gens, aussi hon-
nêtes que les autres, seulement il leur est arrivé malheur : sur cette
réflexion, les plus pauvres donnent quelques baïoques. Ainsi s'en-
tretient la fainéantise ; dans la montagne, du côté de Frascati, je
trouvais à chaque pâturage un homme ou un enfant pour ouvrir la
barrière ; aux portes des églises, un pauvre diable s'empresse de
vous lever la portière de cuir. Ils attrapent ainsi cinq sous, six sous
par jour, dont ils vivent.
Je connais un custode qui a six écus par mois; outre cela, de
loin en loin, il raccommode un vieil habit moyennant trois ou qua-
tre baïoques; la famille meurt de faim, et parfois emprunte deux
pauls (vingt sous) à un voisin pour achever la semaine. Néan-
moins le fils et la fille vont à la promenade le dimanche très bien
vêtus. Cette fille est sage parce qu'elle n'est pas encore mariée;
une fois le mari accroché, ce sera autre chose : on trouvera tout
naturel qu'elle pourvoie à sa toilette et aide son mari. Quantité de
ménages vivent ainsi de la beauté de la femme : le mari ferme les
yeux et parfois les ouvre; dans ce cas, c'est pour mieux remplir ses
poches. La honte ne le gêne pas; il y a tant de pauvreté dans le mezzo
ceto, et quand les enfans viennent, l'homme est si à plaindre, qu'il
souffre sans se gendarmer un protecteur riche. « Ma femme veut
des robes, qu'elle se gagne des robes! » D'ailleurs l'effet général
du gouvernement est déprimant; l'homme est plié aux bassesses,
il est habitué à trembler, à baiser la main de l'ecclésiastique, à
s'humilier; de génération en génération, la fierté, la force et la ré-
sistance virile ont été extirpées comme de mauvaises herbes; celui
qui les porte en soi est foulé, il a fini par en perdre la semence. Un
type de cet état d'esprit est le calendrino des anciennes marion-
nettes, c'est le laïque accablé, affaissé, en qui le ressort intérieur
est cassé, qui a pris parti de rire de tout, même de lui, qui, arrêté
par des brigands, se laisse dépouiller en plaisantant et en leur di-
sant : « Vous êtes des chasseurs! » amère bouffonnerie, arlequi-
nade volontaire qui aide à oublier les maux de la vie ! Ce caractère
est fréquent; le mari, résigné, avili, subit le bonheur de sa femme.
Sa part faite, il se promène, va prendre au café sa tasse de trois
l' ITALIE ET LA VIE ITALIENNE. 829
SOUS, regarde le temps qu'il fait et se donne le plaisir d'étaler dans
les rues le drap neuf de sa redingote. Un Romain, une Romaine
mettent sur eux tout l'argent qu'ils gagnent ou qu'on leur donne.
Ils se nourrissent peu et mal, mangent des pâtes, du fromage, des
choux, du fenouil; point de feu l'hiver; leurs meubles sont misé-
rables, tout est pour l'apparence. On voit dans les rues, au Pincio,
quantité de femmes en superbes manteaux de velours, une foule
de jolis jeunes gens frisés, en gants neufs : le dessus est pimpant,
reluisant, frais; mais n'allez pas jusqu'au linge.
A côté de la paresse fleurit l'ignorance, comme un chardon à
côté d'une ortie. Un de nos amis a vécu quelque temps aux envi-
rons du lac Némi; impossible l'après-midi d'avoir une lettre; le mé-
decin, le curé et l'apothicaire choisissaient cette heure-là pour leur
promenade, et il n'y avait qu'eux dans le village qui sussent lire.
Il en est à peu près de même à Rome. On me cite une famille de
nobles qui vivent dans deux chambres et en louent cinq autres;
c'est là tout leur revenu. Des quatre filles, une seule est capable
d'écrire une note; on l'appelle la savante [la dotta). Le père et les
fils vont au café, boivent un verre d'eau bien claire, lisent le jour-
nal; voilà leur existence. Nul avenir pour un jeune homme; il est
tout heureux d'obtenir dans la daterie ou ailleurs une place de
six écus par mois; ni commerce, ni industrie, ni armée; beaucoup
se font moines, prêtres, viyent de leurs messes ; il n'osent pas cher-
cher fortune hors du pays; la police ferme la porte au verrou sur
ceux qui sortent.
Partant les intérieurs sont des taudis. Les demoiselles en ques-
tion restent en robes de chambre fripées, fagotées comme des souil-
lons, jusqu'à quatre heures du soir. Je connais un intérieur où long-
temps j'ai pris les femmes pour des ravaudeuses; je les trouvais
nettoyant des bottes : ce n'était que désordre, linge sale, écuelles
cassées sur la table et sur le pavé; toute la marmaille mangeait
dans la cuisine. Un dimanche, je les vois en chapeau, ayant l'air
de dames, et j'apprends que le frère est avocat; ce frère paraît, il a
la tenue d'un gentleman.
Je demande à quoi tous ces jeunes gens passent leur temps. — A
rien ; la grande affaire en ce pays est d'agir le moins possible. On
peut comparer un jeune Romain à un homme qui fait la sieste ; il est
inerte, il hait l'effort, et serait très fâché d'être dérangé, d'être
forcé d'entreprendre quoi que ce soit. Quand il est sorti de son bu-
reau, il s'habille du mieux qu'il peut, et va passer sous une cer-
taine fenêtre; cela dure des après-midi. De temps en temps, la
femme ou la jeune fille lève un coin du rideau pour lui montrer
qu'elle le sait là. Ils ne pensent pas à autre chose; cela n'a rien
830 REVUE DES DEUX MONDES.
d'étonnant, la sieste prédispose à l'amour. Ils se promènent inces-
samment sur le Corso, suivent les femmes, savent leur nom, leur
petit nom, leur amant, tout le passé et tout le présent de leur in-
trigue; ils vivent ainsi la tête remplie de commérages; du reste, à
ce métier, l'esprit s'aiguise et devient perspicace. Entre eux, ils
sont polis, sourians, complimenteurs, mais dissimulés, toujours en
garde, occupés à se supplanter et à se jouer de mauvais tours.
Dans la classe moyenne, il y a des soirées, mais singulières. Les
amans s'observent d'un bout du salon à l'autre; impossible de cau-
ser avec une jeune fille, son amant le lui a défendu. On prend des
verres d'eau sans sucre; chacun s'occupe à suivre sa pensée ou à
observer autrui. On sort par momens de cette réflexion silencieuse
pour écouter un morceau de musique. Dans la très petite bourgeoi-
sie, on ne sert rien du tout, pas même un verre d'eau. Il y a un
piano, le plus souvent quelqu'un chante. Point de feu l'hiver, les
dames font cercle gardant leurs manchons. Les plus favorisées re-
çoivent une chaufferette pour les mains. Gela paraît suffisant; ici
on n'est pas difficile.
On tient les jeunea filles enfermées; par conséquent elles tâchent
de sortir. Dernièrement une d'elles, qui s'échappait le soir pour
aller à un rendez-vous, a pris froid, est morte; ses amies ont fait
une sorte de démonstration, et sont venues en troupes baiser le
corps; à leurs yeux, c'était une martyre, morte pour la cause de
l'idéal. Leur vie consiste à se dire tout bas qu'elles ont un amant,
entendez un jeune homme qui pense à elles, leur fait la cour, passe
devant leur fenêtre, etc. Cela occupe leur imagination et leur tient
lieu d'un roman écrit; elles en font au lieu d'en lire. De cette façon
elles ont eu souvent cinq ou six passions avant leur mariage. Pour
ce qui est de la vertu, elles ont une tactique particulière : livrer les
approches, garder la forteresse, et chasser habilement, continû-
ment et résolument au mari.
Notez que cette galanterie n'est pas fort décente ; au contraire,
elle est singulièrement naïve ou singulièrement crue. Ces mêmes
jeunes gens qui tournent dix-huit mois autour d'une fenêtre et se
nourrissent de rêveries abordent avec des mots de Rabelais une
femme qui marche seule dans la rue. Même avec la femme qu'ils
aiment, ils ont des paroles à double entente, des gentillesses in-
décentes. Un de mes amis se trouve un jour dans une partie de
campagne avec un jeune homme et une jeune femme qui parais-
saient fort épris; à chaque instant, ils oubliaient qu'ils étaient en
public. 11 dit à son voisin : « Voilà sans doute de nouveaux mariés,
mais ils se croient dans leur chambre. » Le voisin ne répond pas,
semble embarrassé, c'est lui qui était le mari. — Notre ami prétend
l'italie et la vie italienne. 831
que la grande passion italienne tant vantée par Stendhal, l'adora-
tion persévérante, le culte absolu, l'amour capable de se suffire et
de durer toute la vie, devient aussi rare ici qu'en France. A tout
le moins la délicatesse y manque; quelques femmes s'éprennent,
mais du dehors; ce qu'elles admirent, c'est un beau garçon, bien
portant et bien habillé, qui a du linge blanc et des chaînes d'or.
Rien de doux ni de féminin dans leur caractère; elles seraient de
bonnes compagnes en des occasions dangereuses où il faudrait
déployer de l'énergie, mais dans les circonstances ordinaires elles
sont tyranniques et en fait de bonheur toutes positives. Les ex-
perts en pareille matière déclarent qu'on entre en servitude dès
qu'on devient l'amant d'une Romaine; elle exige de vous des soins
infinis, accapare tout votre temps; vous devez être toujours à votre
poste, offrir le bras, apporter des bouquets, donner des colifichets,
être attentif ou en extase, faute de quoi elle conclut que vous avez
une autre maîtresse , vous ramène à l'instant à votre devoir, de-
mande sur place des preuves parlantes. Dans ce pays, le temps d'un
homme, n'étant réclamé ni par la politique, ni par l'industrie, ni
par la littérature, ni par la science, est une marchandise sans ache-
teurs; selon la règle économique de l'oflre et de la demande, la
valeur est diminuée d'autant, et même devient nulle; à ce taux-là,
une femme peut l'employer en génuflexions et en phrases.
Ils se sont accommodés à cette vie, qui nous semble si réduite et
presque morte. Faute de lectures et de voyages, ils ne font pas de
comparaison ni de retour sur eux-mêmes; les choses ont toujours
été ainsi, elles seront toujours ainsi : une fois acceptée, cette néces-
sité ne paraît pas plus étrange que la rnalaria. D'ailleurs beaucoup
de choses contribuent à la rendre supportable. On vit ici à très bon
marché : un ménage qui a deux enfans et une servante dépense
2,500 francs; 3,000 francs sont autant que 6,000 à Paris. On peut
sortir en casquette, en habit râpé ; personne ne contrôle autrui ,
chacun songe à prendre du plaisir; les fredaines sont tolérées; ayez
votre billet de confession, fuyez les libéraux, faites preuve de doci-
lité et d'insouciance, vous trouverez le gouvernement patient, ac-
commodant, d'une indulgence paternelle. Enfin les gens d'ici ne
sont pas exigeans en fait de bonheur ; une promenade le dimanche
en bel habit cà la villa Borghèse, un dîner dans une tratloria à la
campagne , voilà une perspective qui défraie leurs rêves pour une
semaine. Ils savent flâner, bavarder, se contenter du peu qu'ils ont,
savourer une bonne salade fraîche, jouir d'un verre d'eau bien pure
dégusté en face d'un bel efl"et de lumière. De plus il y a chez eux un
fonds de bonne humeur; ils croient qu'il faut passer son temps agréa-
blement, que l'indignation inutile est une sottise, que la tristesse
est une maladie ; leur tempérament va vers la joie , comme une
832 REVUE DES DEUX MONDES.
plante vers le soleil. A La bonne humeur joignez la bonhomie. Un
prince parle familièrement à ses domestiques, rit avec eux; un pay-
san des environs, pour qui vous êtes une sorte de seigneur, vous
tutoie sans difficulté; un jeune homme du monde décrit et détaille
une jeune fille du monde comme si elle était sa maîtresse. Le sans-
gêne est complet; ils ne connaissent pas les petites contraintes de
notre société, la réserve et la politesse.
Souhaitent-ils vivement devenir Italiens? Oui et non. Mes amis
prétendent qu'ils détesteraient les Piémontais au bout d'un mois.
Ils sont habitués à la licence, à l'impunité, à la paresse, au régime
de la faveur, et se sentiraient mal à l'aise, s'ils en étaient privés.
En somme, ici quiconque est bien appuyé, bien apparenté, peut
faire ce qu'il veut, pourvu qu'il ne s'occupe pas de politique. Les
nouveaux tribunaux établis dans les Romagnes, à Bologne par
exemple, ont dissous et puni des sociétés de voleurs qui trouvaient
des receleurs dans la meilleure compagnie. Un paysan qui a tué son
ennemi, miais dont le cousin est domestique d'un cardinal, en est
quitte pour deux ans de galères ; il est condamné pour vingt ans,
mais on le gracie par degrés, et il revient dans son village, où il
n'est pas moins considéré qu'auparavant. Ce sont des sauvages, ils
ne se soumettraient pas aisément à la contrainte de la loi. — D'ail-
leurs le sentiment moral leur manque, et s'ils ne l'ont pas, la faute
n'en est pas toute à leurs chefs. Considérez les mauvais gouverne-
mens allemands du siècle dernier, tout aussi absolus et arbitraires
que celui-ci : les mœurs y étaient honnêtes et les principes sévères,
le tempérament des sujets atténuait les vices de la constitution; à
Rome, il les aggrave. L'homme ici n'a pas naturellement l'idée de
la justice ; il est trop fort, trop violent, trop Imaginatif, pour ac-
cepter ou s'imposer un frein ; quand il se croit en guerre, il ne li-
mite pas son droit de guerre. Il y a six jours, une bombe fit ex-
plosion chez le principal libraire papal ; le parti avancé veut ainsi
faire preuve d'énergie en Europe, et croit effrayer ses ennemis; ils
admettent, comme Orsini, la souveraineté du but; on sait comment
ils ont assassiné Rossi. Les peuples d'au-delà des monts ont là-
dessus des sentimens qui manquent aux Romains.
23 mars, la noblesse.
Quant à l'aristocratie, on la dit bête. On passe en revue devant
moi les principales familles : plusieurs ont voyagé, sont passable-
ment instruits, ne sont pas méchans; mais, par une particularité
singulière qui tient sans doute au nombre trop petit des croise-
mens, à la stagnation du sang, toujours enfermé dans les mêmes
veines, presque tous ont l'esprit foncièrement obtus et borné; on
peut regarder leurs portraits dans la jolie comédie du comte Giraud,
l' ITALIE ET LA VIE ITALIENNE. 833
rAjo nel mihai'razzo. Pareillement le prince Lello, dans la Tolla
de M. Edmond About, est pris sur le vif, et ses lettres ridicules sont
authentiques. — Je réponds que je connais quatre ou cinq nobles
ou grands seigneurs romains, tous parfaitement bien élevés et ai-
mables, quelques-uns érudits ou cultivés, l'un entre autres pré-
venant comme un prince, spirituel comme un journaliste, savant
comme un académicien, outre cela artiste et philosophe, si fin, si
fécond en mots piquans et en idées de toute sorte qu'il défraierait
à lui seul la conversation du plus brillant et du plus libre salon pa-
risien. — On me réplique qu'il ne faut pas juger sur des exceptions,
et que dans une compagnie de sots, si sots qu'ils soient, il y a tou-
jours des gens d'esprit. Trois ou quatre (sans plus), ouverts, actifs,
tranchent sur la foule moutonnière. Ceux-ci sont libéraux, les au-
tres papalins, enfermés dans leur éducation, dans leurs préjugés,
dans leur inertie, comme une momie dans ses bandelettes. On
trouve sur leur table de petits livres dévots ou des chansons gri-
voises; à cela se réduisent leurs importations françaises. Leurs fils
servent dans la garde noble, se font une raie au milieu de la tête,
et poursuivent les femmes de leur sourire de coiffeur.
Très peu de salons; l'esprit de société manque, et on ne s'amuse
guère. Chaque grand seigneur reste au logis, et le soir reçoit ses
familiers, gens qui appartiennent à la maison comme les tentures
et les meubles. On ne va pas dans le monde, comme à Paris, par
ambition, pour se ménager des relations, pour acquérir des appuis;
de pareilles démarches seraient inutiles. C'est dans d'autres eaux,
dans les eaux ecclésiastiques, qu'il faut pêcher. Les cardinaux sont
le plus souvent fils de paysans ou de petits bourgeois , et chacun
d'eux a son entourage intime qui le suit depuis vingt ans; son mé-
decin, son confesseur, son valet de chambre arrivent par lui et dis-
pensent ses grâces. Un jeune homme ne parvient qu'en s'attachant
ainsi à la fortune d'un prélat ou à celle de ses gens; cette fortune
est un gros vaisseau que le vent pousse et qui traîne après lui les
petites barques. Notez que ce grand crédit des prélats ne leur donne
pas de salons. Pour obtenir une faveur ou une place, il ne faut
pas s'adresser à un cardinal, à un chef de service; il répond très
obligeamment et s'en tient là. Poussez des ressorts plus secrets,
adressez-vous au barbier, au premier domestique, à l'homme qui
passe la chemise. Un matin, il parlera de vous et dira avec insis-
tance : « Ah ! éminence, un tel pense si bien , il parle de vous si
respectueusement! »
Une autre circonstance mortelle à l'esprit de société, c'est le
manque de laisser- aller. Les gens se défient les uns des autres,
veillent sur leurs paroles, ae s'épanchent pas. Un étranger qui pen-
TOME LVI. — 18G5. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
dant vingt ans a tenu ici un salon important nous disait que, s'il
quittait Rome, il n'aurait pas dans six mois deux lettres à y écrire;
eu ce pays-ci, on n'a point d'amis. Partant la seule occupation est
l'amour; les femmes passent la journée à leur balcon, ou, si elles
sont riches, vont à la messe, de là au Corso, puis encore au Corso.
La sensibilité, n'ayant pas comme ailleurs son débouché journa-
lier, produit, quand elle trouve son emploi, des passions violentes,
et parfois des explosions terribles.
Le grand malheur pour les hommes, c'est de n'avoir rien à faire; ils
se rongent ou s'endorment sur place. Faute d'occupation, ils rusent
l'un contre l'autre, ils s'épient et se tracassent comme des moines
oisifs et clos dans leur couvent. C'est surtout vers le soir que le poids
du désœuvrement devient accablant; on les voit dans leurs immenses
salons, devant leurs fdes de tableaux, bâiller, tourner, attendre.
Viennent deux ou trois habitués, toujours les mêmes, apportant des
commérages; Rome à cet égard est tout à fait une ville de province.
On s'enquiert d'un domestique renvoyé, d'un meuble acheté, d'une
visite trop tard ou trop tôt rendue; incessamment le ménage et la
vie intime sont percés à jour; nul ne jouit du grand incognito de
Londres ou de Paris. Quelques-uns s'intéressent à la musique ou à
l'archéologie; on parle des fouilles récentes, et l'imagination, les
affirmations, se donnent carrière : c'est la seule étude demi-vi-
vante; le reste est languissant ou mort; les -journaux et les revues
étrangères n'arrivent pas ou sont arrêtés une fois sur deux, et les
livres modernes manquent. Ils ne peuvent pas causer de leur car-
rière, ils n'en ont pas; la diplomatie et les hauts emplois sont aux
prêtres, et l'armée est étrangère. Reste l'agriculture : plusieurs s'y
adonnent, mais indirectement; ils louent aux paysans par l'inter-
médiaire des mercanti di campagna , ceux-ci ordinairement sous-
louent aux possesseurs de troupeaux napolitains qui viennent ici
passer l'hiver et le printemps. La terre est fort bonne, l'herbe très
abondante. Tel mercanle sous-loue 2.5 écus pour six mois ce qu'il a
loué il écus pour l'année; il recueille encore à peu près 5 écus sur
les foins, et gagne ainsi 3 pour 1 ; on peut compter qu'en moyenne
il gagne 2 pour 1; aussi font-ils de grandes fortunes. Quelques-uns
se ruinent pour trop entreprendre : ils achètent et engraissent des
bestiaux, et l'épidémie se jette en travers; mais les autres, enrichis,
sont les chefs de la bourgeoisie, s'habillent bien, commencent à rai-
sonner, sont libéraux, souhaitent une révolution qui les mette à la
tête des affaires, surtout des affaires municipales. Quelques-uns,
ayant atteint une opulence énorme, achètent une terre, puis un
titre; l'un d'eux est duc. — Un noble de Rome ne peut pas se passer
d'eux; il ne connaît pas les paysans, il ne vit pas parmi eux; s'il
voulait leur louer directement, il rencontrerait une ligue. Il n'a
L ITALIE ET LA VIE ITALIENNE. 835
rien de commun avec eux, il n'est point aimé d'eux; il joue à leurs
yeux le rôle de parasite. D'autre part, il est mal avec le mercante^
par lequel il se sent exploité. A son tour, le mercante passe aux
yeux des paysans pour une sorte d'usurier nécessaire. Les trois
classes sont séparées, il n'y a pas de gouvernement naturel.
Il n'en est pas de même dans la Romagne devenue italienne, où
les nobles sont campagnards, dans un ou deux cantons de l'état
papal; mais les nobles de Rome qui voudraient vivre sur leur
terre, l'exploiter eux-mêmes, prendre le gouvernement écono-
mique et moral du pays, trouvent aujourd'hui plus de difficultés
que jamais. D'abord les bras manquent : les conscriptions de Vic-
tor-Emmanuel ont pris beaucoup d'Abruzzais qui venaient faire les
gros travaux; les chemins de fer romains occupent un assez grand
nombre de Romains, et la campagne romaine est presque vide d'ha-
bitans. En outre les affaires sont soumises au régime du bon plaisir:
la sortie des grains n'est pas libre; il faut une permission spéciale
pour toute opération ou entreprise, et vous n'obtenez de permis-
sions que selon votre degré de faveur. Le gouvernement intervient
jusque dans vos affaires privées. Par exemple, un locataire ou fer-
mier ne vous paie pas ; vous lui accordez trois mois , au bout des
trois mois trois autres, et ainsi de suite. A la fin, excédé, vous vous
décidez à le mettre à la porte ; mais son neveu est chanoine, et le
gouverneur du district vous fait demander un nouveau répit pour le
pauvre homme. Un an se passe, vous envoyez l'huissier; l'huissier
s'arrête, apprenant à la porte qu'un cardinal s'intéresse à l'affaire.
Vous rencontrez le cardinal dans le monde ; il vous prie de la part
du pape d'user de miséricorde envers un honnête homme qui n'a
jamais manqué au devoir pascal, et dont le neveu marque par ses
vertus dans la daterie.
L'homme a besoin d'une occupation forte qui l'emploie et d'une
justice exacte qui le contienne : il est comme l'eau, il~lui faut une
pente et une digue; sinon, le fleuve limpide, utile, agissant, de-
vient un marécage stagnant et fétide. Ici la répression ecclésias-
tique barre la voie au fleuve, et le régime du bon plaisir perce in-
cessamment la digue; le marécage s'est fait, et on vient d'en voir
le détail. Si l'on trouve tant de vilenies et de misères, c'est que
l'action libre manque, et aussi la justice exacte. Mes amis m'aver-
tissent de ne point juger cette nation sur son état présent : le fond
vaut mieux que l'apparence; il faut distinguer ce qu'elle est de ce
qu'elle peut être. Selon eux, la force et l'esprit y abondent, et pour
m'en convaincre ils vont demain me conduire dans les faubourgs et
la campagne pour me montrer les hommes du peuple, surtout les
paysans.
H. Taine.
UNE PAGE
LA VIE DE VOLTAIRE
l'aventure de FRANCFORT d'APRÈS LES RÉCITS ALLEMANDS.
On s'est fort occupé de Voltaire depuis quelques années en An-
gleterre et en Allemagne. L'humoriste puritain Thomas Garlyle,
dans la longue étude qu'il consacre à Frédéric le Grand, ayant
rencontré sur sa route le convive de Potsdam, avait beau jeu pour
donner carrière à sa verve fantasque, aiguillonnée par les incartades
du poète, et on peut croire qu'il n'a point manqué l'occasion (1).
Qu'on se figure l'imagination la plus vive et le rigorisme le plus
acéré, qu'on se représente un Michelet et un Joseph de Maistre réu-
nis dans le même écrivain : ce sera Carlyle jugeant Voltaire. Avant
lui, l'énergique Macaulay, à propos du livre de M. Thomas Ca-mp-
bell sur Frédéric et son temps, avait buriné le portrait de l'au-
teur du Mondain avec une netteté magistrale. Au-delà du Rhin,
un critique libéral, disciple de Goethe et non pas de Schlegel,
M. Hermann Hettner, dans un large tableau de la culture intellec-
tuelle au xviii^ siècle, a consacré à la France tout un volume où
Voltaire est l'objet d'une étude impartiale et précise (2). M. Preuss,
(1) History of Friedrich II of Prussia, callcd Frederick the Great, by Thomas Car-
lyle. L'ouvrage, dont neuf volumes ont paru (18o8-186i), n'est pas encore terminé.
(2) Literaturgeschichte des achtsehnten Jahrhùnderts, von Hermann Hettner. Quatre
volumes ont paru; Brunswick 1856-1864.
VOLTAIRE A FRANCFORT. 837
le savant éditeur des œuvres complètes de Frédéric le Grand, avait
déjà publié une biographie considérée comme classique chez nos
voisins, et qui l'avait désigné d'avance pour la tâche laborieuse
qu'il vient d'accomplir. A cette vie de Frédéric, l'auteur avait ajouté
des monographies sur divers épisodes du même sujet : ici un li\Te
sur la jeunesse du prince et son avènement au trône, là une série
d'études sur les amis, les parens, les compagnons du héros. Enfin
n'oublions pas un ouvrage spécialement consacré aux rapports du
poète et du roi : Frédéric le Grand et Voltaire^ tel est le titre de
ce livre, ou plutôt de ce manifeste, où un démocrate allemand,
élève de Louis Boerne, M. Jacob Yenedey, se porte le défenseur du
roi de Prusse avec une incroyable violence de parti-pris, et, n'ad-
mettant pas même de circonstances atténuantes pour le poète ou-
tragé, le condamne à un pilori éternel (1).
Parmi tant d'écrivains qui ont surtout considéré Voltaire dans ses
relations av^c l'Allemagne, comment se fait-il que pas un seul n'ait
cherché à compléter nos renseignemens sur ses trois années de sé-
jour à Berlin? rs'y a-t-il donc à ce sujet aucune trouvaille à faire?
Les archives de l'état, les papiers de Frédéric, les mémoires des
contemporains, sont-ils donc obstinément muets sur un deie plus
étranges épisodes du siècle passé ? On a rassemblé , il y a une
-soixantaine d'années, les documens du procès intenté à Voltaire
par le Juif Hirschel, triste aventure qui dès le début souleva l'opi-
nion du pays Contre l'hôte de Frédéric, et qui n'est pas plus claire
aujourd'hui qu'il y a cent ans, malgré la publication de toutes les
pièces. Ce qui serait plus clair et surtout plus digne de l'histoire»
ce seraient des renseignemens familiers sur la vie de Voltaire à Ber-
lin, sur l'emploi de ses loisirs à Potsdam, des renseignemens di-
rects, sincères, comme les confidences que M'"* de Graifigny écrivait
du château de Cirey à son ami Panpaii, comme les témoignages du
secrétaire Collini sur les voyages du poète et sa manière de travail-
ler en voiture. Nous n'avons que les actes publics de tel ou tel épi-
sode, les lettres de Voltaire et de Maupertuis, du roi de Prusse et
de la margrave de Bayreuth ; les actes privés seraient ici le complé-
ment indispensable des documens officiels, et tant que la grande
décacheteuse de lettres, comme on l'a spirituellement nommée, tant
que la critique de nos jours n'aura pas retrouvé la vie de Voltaire
à Berlin comme on a retrouvé la vie de Voltaire à Cirey, il y aura
une lacune considérable dans le tableau de la société européenne
au xv!!!*" siècle. Ikie tradition conservée chez les Berlinois affirme
que Voltaire était avare et rapace; Macaulay, d'après cette tradi-
'1) Friedrich cler Grosse und Vollaire, von J. Venedey, 1 vol. in-S"; Leipzig 1859.
838 RETUE DES DEUX MONDES.
tion sans doute, raconte que le roi, dans ses heures de colère contre
le poète, lui retranchait sa ration de sucre et de chocolat, si bien
que le poète, pour se venger, faisait main basse sur les bougies des
antichambres et les enfermait dans ses malles. Quelle est la valeur
de ces traditions populaires? Macaulay a-t-il eu raison de les ré-
péter? Voilà bien des questions sans réponse. Ne dites parque ce
sont là des choses indignes de l'histoire littéraire; à ces détails mi-
sérables, si on en retrouvait l'origine, viendraient se joindre infail-
liblement des révélations plus importantes.
En attendant que la critique allemande pousse de ce côté ses dé-
couvertes, nous avons jugé utile de recueillir et d'examiner de près
certaines pièces publiées assez récemment sur l'arrestation de Vol-
taire à Francfort. Si le séjour de l'auteur du Mondain auprès de
Frédéric II est un épisode décisif en cette turbulente carrière, l'a-
venture de Francfort a droit à une enquête spéciale, car elle est
le dernier mot de cet épisode et le point de départ de toutes les
fureurs du poète contre le roi. En vain leur vieille amitié parut-
elle se renouer quelques années plus tard, en vain la réconciliation
fut-elle scellée par une nouvelle correspondance où s'entre-croisent
les paroles flatteuses : il n'est pas besoin d'y regarder bien avant
pour voir que l'affection si sincère et si vive des premiers jours a
disparu à jamais. Et que vais-je parler d'affection? Leurs esprits
seuls s'unissent encore ; il y a désormais entre ces deux cœurs un
abîme de sentimens amers, haine d'un côté, défiance de l'autre.
Lorsque Voltaire, dans la dernière période de sa vie, prodigue à
Frédéric tant d'éblouissans hommages, c'est précisément l'époque
où il trace de son ami un portrait tout différent, peinture intime,
secrète, comme le Justinien de Procope, et destinée à déshonorer
devant l'avenir celui qu'il a glorifié devant ses contemporains.
D'autre part, lorsque Frédéric, après la mort de Voltaire, prononce
son éloge funèbre à l'académie de Berlin, personne n'a besoin de
lui apprendre que Voltaire était son ennemi implacable, que Vol-
taire l'avait poursuivi de ses ressentimens à l'heure du plus grand
péril, que la haine de la tsarine Elisabeth, cette haine qui avait
failli lui être si funeste pendant la guerre de sept ans, avait été en-
tretenue par Voltaire. D'où venait donc cette ardeur obstinée de
vengeance chez un esprit si mobile et au fond si humain? Du scan-
dale de Francfort.
Ce scandale, on ne le connaissait jusqu'ici que par les clameurs
du poète et la relation de son secrétaire, le Florentin Collini. Je dis
les clameurs du poète, vrai charivari en effet, cris de colère, cris de
honte, dissimulés et rassemblés sous ce titre : Mémoires pour servir
à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. Ces pages étaient-
VOLTAIRE A FRANCFORT. 83^
elles destinées à voir le jour? On l'a nié, nous le savons; il faudrait
cependant aujourd'hui une certaine candeur pour se payer de telles
excuses. L'auteur, dit-on, voulait brûler son manuscrit; que ne l'a-
t-il jeté au feu? L'auteur, après l'affront subi à Francfort, l'âme
aigrie,'le cœur gros, avait épanché sa rancune dans ces pages sar-
castiques, simple résumé de ses conversation^, simple écho d'un
ressentiment qu'il devait bien vite oublier. Pourquoi donc ce récit
composé avec tant d'art? pourquoi ce mélange d'éloges et d'ou-
trages entrelacés avec une si perfide industrie? pourquoi ces deux
copies gardées si soigneusement ou si complaisamment divulguées?
En 1781, presque au lendemain de la mort de Voltaire, le marquis
de Luchet, son ami, expose l'aventure de Francfort à peu près
comme la raconteront les Mémoires. Les Mémoires eux-mêmes ne
tardent pas à paraître dans l'édition de Kehl (1785-1789), et les
éditeurs ont beau affirmer que cet écrit n'était pas destiné au pu-
blic, ils ne regrettent pas de l'avoir produit au grand jour. Laissons
là toutes ces comédies. Voltaire, en rédigeant les mémoires qui ont
si fort irrité les défenseurs de Frédéric II, savait très bien ce qu'il
faisait. Les accusations de l'auteur s'adressaient à la postérité, c'est
à la postérité de les juger. Le texte est là, comique et cynique;
c'est à nous de voir ce que le besoin de vengeance a mêlé de ca-
lomnies odieuses aux bouffonneries rabelaisiennes. Pour accomplir
cette tâche et débrouiller ce chaos, de nouveaux témoins sont né-
cessaires; tcslis umis, tcstis mdlus. Ici se place le second document
de notre enquête, l'ouvrage posthume de Gollini publié en 1807 (1).
CoUini, secrétaire de Voltaire à Berlin et son compagnon d'infor-
tune à Francfort, avait raconté aussi ses souvenirs, et bien qu'il
soutienne la même cause que son patron, c'est déjà un témoignage
de plus qui modifie un peu l'aspect des choses. Voilà les mémoires
secrets de l'irascible poète exposés à une sorte de contrôle. Or, sans
parler des imputations flétrissantes lancées par le poète à l'adresse
du roi et contre lesquelles proteste la vie entière de Frédéric le
Grand, il était difficile de ne pas tenir pour suspectes certaines par-
ties de l'aventure de Francfort, quand on voyait le récit de Gollini
s'écarter sensiblement de la narration du maître. A supposer même
que Voltaire n'ait pas eu intérêt à déguiser la vérité, la colère, une
juste colère, ne devait-elle pas troubler sa vue?
L'affaire en était là depuis bien des années, les doutes se prolon-
geaient et se prolongeraient encore sans l'incident inattendu que
nous voulons faire connaître à nos lecteurs. Un troisième témoin
(1) Mon séjour auprès de Voltaire et lettres inédites que m'écrivit cet homme célèbre
jusqu'à la dernière année de sa vie, par Côme-Alexandre Gollini, 1 vol. in-S"; Paris
i807.
840 BEVUE DES DEUX MONDES.
Tient d'apparaître après un siècle de silence, et ce témoin n'est au-
tre que l'agent même de Frédéric II, ce trop célèbre Freytag im-
mortalisé par les sarcasmes de Voltaire. Un des derniers représen-
tans de la tradition du xViii" siècle en Allemagne et l'un des hommes
qui ont inauguré l'âge nouveau, un ami de Goethe et d'Henri Heine,
M. Varnhagen d'EnSe, a eu l'heureuse chance de retrouver à Berlin
presque toutes les pièces de ce singulier procès, les ordres de Fré-
déric, les rapports de M. le baron de Freytag, son résident h Franc-
fort, les lettres de ce même baron aux ministres du rai, ses commu-
nications avec ses employés, ses requêtes, ses plaintes, ses cris, bref
tout le dossier de l'aventure, un doss'ier sur Voltaire rédigé par une
chancellerie tudesque (1) ! Ce dossier, M. Varnhagen d'Ense l'a étu-
dié avec une partialité tout allemande; je voudrais le débrouiller
sans parti-pris. Il s'agit de détails qui ont leur importance, puis-
qu'ils éclairent d'un jour nouveau un épisode intéressant à plus
d'un titre de l'histoire du xviii'^ siècle; mais ni l'Allemagne ni la
France, il faut le dire tout de suite, ne sont engagées dans ce
débat.
1.
Nous n'avons pas à raconter en détail les querelles d'académie et
d'antichambre à la suite desquelles l'auteur du Mondain fut obligé
de quitter la cour de Prusse; qu'il nous soit permis seulement de
les rappeler en peu de mots pour la commodité de notre récit. C'est
tant pis pour Voltaire, si, au moment d'apprécier sa parole dans
l'aventure de Francfort, nous le trouvons à Berlin en flagrant délit
d'injustice et de cruauté envers un écrivain français des plus res-
pectables et qu'il avait précédemment glorifié lui-même en termes-
magnifiques. La raillerie de Voltaire, à quelque objet qu'elle s'at-
taque, est tellement incisive, que tous ses adversaires, sérieux ou
frivoles, innocens ou coupables, une fois atteints et mordus, en ont
gardé la trace. Qu'est-ce que Maupertuis aujourd'hui pour qui-
conque admet la tradition sans y regarder de près? Un personnage
ridicule et burlesque. Qu'était ce même homme il y a cent ans? On
|)eut le comparer ta ce qu'a été de nos jours M. Alexandre de Hum-
boldt. La république des sciences n'avait guère de citoyen plus con-
sidérable. Disciple de Newton, il avait été le premier interprète, le
pi'emier défenseur des découvertes du savant anglais contre les par-
tisans de la physique cartésienne. En 1736, âgé de trente-huit ans
(1) DenkwtirdigkeUen und vermischte Schriften, von K. A. Varnhagen von Ense, acli-
ter Band; Leipzig 1859. — C'est nn recueil des œuvres posthunics de Varnhagen pu-
bliées par sa uièce, M"<^ Ludmila Assing.
VOLTAIRE A FRANCFORT. 84f
à peine, il est envoyé en Lapouie à la tête d'une grande expédition
scientifique pour vérifier une des conjectures les plus hardies de ^^ew—
ton, la théorie de l'aplatissement de la terre aux deux pôles. La com-
mission chargée du même travail dans l'Amérique du Sud est pré-
sidée par M. de La Condamine; Maupertuis préside la commission
du nord. Il part au printemps de 1736, et Voltaire le salue de ses-
vers spirituellement et joyeusement enthousiastes. Le poète anime
les constellations polaires qui s'écrient, frappées d'admiration à la
vue des intrépides voyageurs : a Ces gens sont fous ou ces gens
sont des dieux! » Il prédit que Newton va être justifié, que les cal-
culs du génie vont être consacrés par des observations solennelles,
que le globe sera bien et dûment convaincu d'être plat aux deux
extrémités de son axe, et mêlant sa gaîté intarissable à ses chants
inspirés, il plaisante en passant le pauvre jjeuple rimeur privé
désormais de cette métaphore classique, de ce beau nom de machine
ronde
Que nos flasques auteurs, en chevillant leurs vers,
Donnaient à l'aventure à ce plat univers.
Partez donc, Maupertuis, Clairault, Lemonnier, Outhier, vous aussi
leur digne auxiliaire, vous le poète virgilien et le vulgarisateur de
la science, brillant comte Algarotti, allez.
Sous le ciel des frimas,
Porter en grelottant la lyre et le compas,
Et sur des monts glacés traçant des parallèles,
Faire entendre aux Lapons vos chansons immortelles!
Ils partent, et, deux ans après, lisant le rapport de Maupertuis,
Voltaire éclate en transports de joie. Il admire le voyageur et le sa-
vant, il le glorifie en prose et en vers, il écrit une page où il y a
plus de souffle épique assurément que dans toute la Heiiriade, il
montre les dieux étonnés de l'audace de l'homme, les cieux émus,
l'empyrée qui s'agite, et parmi les mondes que mesure le génie
les grands maîtres apparaissant soudain, Newton et Descartes ve-
nant féliciter le Leibnitz de la France. Ces magnifiques éloges po-
pularisent le nom du hardi voyageur, et, je le répète, celui qu'on
appelait le nouveau Leibnitz ne paraissait pas tout à fait indigne
alors de ce prodigieux triomphe.
Quelques années plus tard, Maupertuis est à Berlin; le roi l'a
marié, l'a doté, l'a comblé d'honneurs, l'a nommé enfin président
perpétuel de son académie. Voltaire va l'y rejoindre, et bientôt ce
Maupertuis, si poétiquement célébré en des épîtres enthousiastes,
est l'objet des plus violentes satires, tracées par la même plume et
signées du même nom. Il n'y a pas pour Voltaire de bouITomierie
842 REVUE DES DEUX MONDES.
assez aristophanesque dès qu'il s'agit de ridiculiser Maupertuis. On
connaît cette histoire; on sait les occasions ou du moins les pré-
textes, la querelle de Maupertuis et du mathématicien Koenig, les
torts évidens de Maupertuis, enfin l'intervention soudaine de Vol-
taire, qui n'a que faire dans ce débat, mais qui va le détourner à
son profit pour assassiner moralement l'ami du roi, le protégé du
roi, le président de l'académie du roi. Telle est au fond la véritable
explication de ce duel : c'est le duel de deux favoris, l'un qui tient
le sceptre de la science avec des prétentions un peu lourdes, l'autre
qui d'une main légère fait étinceler à tous les yeux le sceptre de
l'esprit moqueur. Frédéric osera-t-il encore donner la préférence à
l'homme qui sera devenu la risée de l'Europe? Ainsi pense Voltaire,
et au moment où la querelle des deux savans agite la ville, au mo-
ment où Maupertuis, malgré l'appui d'Euler, semble condamné par
l'opinion, il écrit la Diatribe du docteur Akakia. Impossible d'être
plus alerte et de mieux saisir l'occasion au vol.
Ce n'est pas assez pourtant d'avoir l'esprit alerte, il faut mesurer
ses coups. Voltaire avait trop chargé la mine, et, tout en blessant
l'ennemi avec sa mitraille, il sera forcé de battre en retraite. Fré-
déric défend le président de son académie; il n'a pu s'empêcher de
sourire en lisant les railleries du docteur, mais il jette le manuscrit
au feu, ordonnant que toutes ces querelles finissent. Le poète ne se
rend pas; une autre copie de son œuvre est imprimée en Hollande,
et voilà bientôt le pamphlet qui court la ville. A la nouvelle de
cette rébellion , le roi se sent blessé ; le pamphlet sera brûlé une
seconde fois, non plus par Frédéric souriant et sous le manteau de
la cheminée, mais publiquement, sur la, place des Gendarmes, de la
main du bourreau. Voltaire indigné renvoie à Frédéric les joujoux
dont il se moque, la clé d'or et la croix bleue; il veut quitter la
Prusse, qui n'est plus à ses yeux qu'^«^ grossier corps de garde.
Frédéric refuse de le laisser partir avant d'avoir calmé sa colère, il
le mande presque militairement de Berlin à Potsdam (1), et on sait
quels cris cette violence arrache au prisonnier. Ses lettres à M'"^ De-
nis, au comte d'Argental, sont pleines de lamentations tragiques.
Que faire? que devenir? comment échapper à un homme qui dispose
de cent mille baïonnettes? Ce Salomon du Nord n'est désormais
qu'un tyran de la plus vile espèce, un Denys de Syracuse, un maître
(1) Une des feuilles publiques de Berlin, le Journal de Spener, annonce officiellement,
dans un numéro de février 1753, que le roi a ordonné à M. de Voltaire de se rendre à
Potsdam avec sa suite le 30 janvier, afin de s'installer de nouveau dans son apparte-
ment, et que M. de Voltaire est en effet installé à Sans-Souci. — Ce détail est donné
par M. Jacob Venedey, si empressé pourtant à défendre tous les actes de Frédéric II. —
Voyez Friedrich der Grosse und Voltaire, pages 132-133.
VOLTAIRE A FRANCFORT. 8^3
plus absolu que le Grand-Turc. Qui délivrera Voltaire de ses griffes?
Enfin, à force de se plaindre, il obtient la permission de partir, sous
condition toutefois : il reviendra, il reprendra sa place à la cour,
tous les griefs seront oubliés, et les beaux jours de Sans-Souci re-
commenceront. Le roi ne veut pas que cette rupture soit un scan-
dale public et devienne l'amusement de l'Europe. Point de bruit si
je ne le fais, c'était là sa devise. Voltaire promet tout, sauf à ne rien
tenir, et la comédie est jouée de part et d'autre jusqu'à la dernière
heure. C'est le 20 mars 1753 que Voltaire reçoit la permission de
quitter la Prusse; il n'en profite que six jours plus tard, et pendant
ces six jours il soupe chaque soir chez le roi. Quels soupers, quel
entrain, quel retour d'enthousiasme chez Voltaire, si vous en croyez
sa lettre au duc de Richelieu! Quelle tendresse aussi dans l'âme de
Frédéric, à ne juger que ses actes apparens! Frédéric s'éloigne de
Potsdam le jour même où son ami malade se met en route pour les
eaux de Plombières; une fois Voltaire parti, quel serait l'ennui du
roi dans son palais abandonné! Pour un tel chagrin, il n'y a que la
distraction des affaires; il s'en va donc en Silésie faire l'inspection
des troupes. C'est ainsi que les deux amis se quittèrent le 26 mars
1753 pour ne plus se revoir, ni à Berlin ni ailleurs, a Qu'il ne re-
vienne jamais! disait Frédéric; c'est un homme bon à lire, mais^
dangereux à connaître. » Voltaire écrivait de son côté : « Il voulut
que je soupasse avec lui; je fis donc encore un souper de Damo-
clès, après quoi je partis avec promesse de revenir et avec le ferme
dessein de ne le revoir de ma vie (1). »
Voilà donc Voltaire en route pour Plombières avec son secrétaire
Gollini. De Berlin , il se rend directement à Leipzig, où il séjourne
une vingtaine de jours, mettant ordre à ses affaires, rangeant ses
livres et ses papiers dans ses malles, écrivant force lettres à ses
amis de Paris, rendant visite à l'illustre Gottsched, conférant avec
l'imprimeur Breitkopf qui a sous presse plusieurs de ses ouvrages,
respirant les premières émanations du printemps sous les ombrages
délicieux de la Rosenthal, en un mot occupé des choses les plus in-
offensives du monde. Il part ensuite pour Gotha, où le grand-duc
et la grande-duchesse, apprenant qu'il vient de descendre à l'hôtel
des Hallebai^des, l'obligent à loger au château et l'y gardent trois
semaines. De là il va rendre visite au landgrave de Hesse; puis, se
dirigeant vers la France, il arrive à Francfort. C'est là que l'atten-
dait cette aventure de Vandales au souvenir de laquelle il poussera
des cris de rage jusqu'à la fin de sa vie. Écoutons le récit qu'il en
fait. L'Allemagne nous envoie aujourd'hui la justification des Van-
(1) Mémoires pour servir à la vie de M. de Voliaire, écrits par lui-mêms.
Shh REVUE DES DEUX MONDES.
dales accusés par Yoltaire et CoUi ni; avant d'entendre la défense,
il faut lire l'acte d'accusation :
« Il y avait à Francfort un nommé" Freytag, banni de Dresde après y avoir
été mis au carcan et condamné à la brouette, devenu depuis dans Franc-
fort agent du roi de Prusse, qui se servait volontiers de tels ministres,
parce qu'ils n'avaient de gages que ce qu'ils pouvaient attraper aux pas-
sans. Cet ambassadeur et un marchand nommé Sclimid, condamné ci-devant
à l'amende pour fausse monnaie, me signifièrent, de la part de sa majesté
le roi de Prusse, que j'eusse à ne point sortir de Francfort jusqu'à ce que
j'eusse rendu les effets précieux que j'emportais à sa majesté. « Hélas!
messieurs, je n'emporte rien de ce pays-là, je vous jure, pas même les
moindres regrets. Quels sont donc les joyaux de la couronne brandebour-
geoise que vous redemandez? — C'étre, mon sir, répondit Freytag, l'œuvre
de poës/ùe du rot mou gracieux mailre. — Oh ! je lui rendrai sa prose et
ses vers de tout mon cœur, lui répliquai-je, quoique après tout j'aie plus
d'un droit à cet ouvrage. 11 m'a fait présent d'un bel exemplaire imprimé
à ses dépens. Malheureusement cet exemplaire est à Leipzig avec mes au-
tres effets. » Alors Freytag me proposa de rester à Francfort jusqu'à ce
que le trésor qui était à Leipzig fût arrivé, et il me signa ce beau billet :
« Monsir, sitôt le gros ballot de Leipzig sera ici, où est l'œuvre de poë-
shie du roi mon maître, que sa majesté demande, et l'œuvre de poëshin
rendu à moi, vous pourrez partir où vous paraîtra bon. A Francfort, 1 de
juin 1753. Freytag, résident du roi mon maître. » J'écrivis au bas du billet :
Bon pour V œuvre de pocsltie du roi voire luailrë; de quoi le résident fut
très satisfait.
« Le 17 de juin arriva le grand ballot de poëshie. Je remis fidèlement ce
sacré dépôt, et je crus pouvoir m'en aller sans manquer à aucune tète cou-
ronnée; mais dans l'instant que je partais on m'arrête, moi, mon secré-
taire et mes gens; on arrête ma nièce : quatre soldats la traînent au milieu
des boues chez le marchand Schmid, qui avait je ne sais quel titre de con-
seiller privé du roi de Prusse. Ce marchand de Francfort se croyait alors
un général prussien : il commandait douze soldats de la ville dans cette
grande affaire avec toute l'importance et la grandeur convenables. Ma
nièce avait un passeport du roi de France, et de plus elle n'avait jamais
corrigé les vers du roi de Prusse. On respecte d'ordinaire les dames dans
les horreurs de la guerre; mais le conseiller Schmid et le résident Freytag,
en agissant pour Frédéric, croyaient lui faire leur cour en traînant le
pauvre sexe dans les boues. On nous fourra tous dans une espèce d'hôtel-
lerie à la porte de laquelle furent postés douze soldats : on en mit quatre
autres dans ma chambre, quatre dans un grenier où l'on avait conduit ma
nièce, quatre dans un galetas ouvert à tous les vents, où l'on fit coucher
mon secrétaire sur de la paille. Ma nièce avait, à la vérité, un petit lit; mais
ses quatre soldats, avec la baïonnette au bout du fusil, lui tenaient lieu de
rideaux et de femmes de chambre.
« Nous avions beau dire que nous en appelions à César, que rempereur
avait été élu à Francfort, que mon secrétaire était Florentin et ï^ujet de.
VOLTAIRE A FRANCFORT. 845
sa majesté impériale, que ma nièce et moi nous étions sujets du roi très
chrétien, et que nous n'avions rien à démêler avec le margrave de Bran-
debourg; on nous répondit que le margrave avait plus de crédit dans
Francfort que l'empereur. Nous fûmes douze jours prisonniers de guerre,
et il nous fallut payer cent quarante écus par jour. Le marchand Schmid
s'était emparé de tous mes effets, qui me furent rendus plus légers de
moitié. On ne pouvait payer plus chèrement Vœiivre de poëshie du roi de
Prusse. Je perdis environ la somme qu'il avait dépensée pour me faire
venir chez lui et pour prendre de mes leçons. Partant, nous fûmes quittes.
« Pour rendre l'aventure plus complète, un certain Van Duren, libraire
à La Haye, fripon de profession et banqueroutier par habitude, était alors
retiré à Francfort. C'était le même homme à qui j'avais fait présent, treize
ans auparavant, du manuscrit de l'Anli-Machiavel de Frédéric. On retrouve
ses amis dans l'occasion. 11 prétendit que sa majesté lui redevait une ving-
taine de ducats et que j'en étais responsable. Il compta l'intérêt et l'inté-
rêt de l'intérêt. Le sieur Fichard, bourgmestre de Francfort, qui était
même le bourgmestre régnant, comme cela se dit, trouva, en qualité de
bourgmestre, le compte très juste, et en qualité de régnant il me fit dé-
bourser trente ducats, en prit vingt-six pour lui, et en donna quatre au
fripon de libraire.
« Toute cette affaire d'Ostrogoths et de Vandales étant finie, j'embrassai
mes hôtes et je les remerciai.de leur douce réception. »
La narration est charmante, très vive, très fine, très française
par la netteté du langage; est-elle française aussi par la droiture et
la sincérité? n'y manque-t-il pas des choses essentielles? C'est ce
qu'il s'agit d'examiner à la lumière des documens nouveaux. Nos
voisins les Allemands, libéraux ou démocrates, sont impitoyables
aujourd'hui contre Voltaire; ils veulent absolument en faire un
fourbe, un élève des jésuiles, un esprit égoïste et sans flamme,
tandis que Frédéric en face de lui exprimerait l'idéal de son temps.
Singulier entêtement du patriotisme! En répondant à Varnhagen
d'Ense comme à M. Venedey, donnons-nous le mâle plaisir de l'im-
partialité, élevons-nous par la justice au-dessus des passions d'un
autre âge.
Je né veux pas faire le philosophe de Sans-Souci meilleur qu'il
n'était; il faut reconnaître pourtant qu'à travers toutes les comé-
dies de sa rupture avec Voltaire, il se conduisit royalement envers
lui, puisqu'il eut confiance dans sa loyauté. Parmi les bagages du
fugitif se trouvait un recueil de poésies de Frédéric, recueil secret,
confidentiel, imprimé seulement pour quelques amis, car les prin-
cipaux cabinets de l'Europe, surtout le gouvernement de Louis XV
et de M"'* de Pompadour, y étaient l'objet des plus injurieux sar-
casmes. Frédéric, en se séparant de Voltaire, et bien qu'il ne
comptât point sur son retour, ne lui avait pas redemandé ces dan-
REVUE DES DEUX MONDES.
gereuses confidences. Or, à peine sorti de Berlin, le prisonnier s'en
donne à cœur joie. Quel bonheur de respirer librement! Quelles dé-
lices de préparer sa vengeance! A Leipzig, à Gotha, il commence
le feu, tantôt harcelant Maupertuis de nouvelles attaques au point de
s'attirer une provocation au pistolet à laquelle il répond publique-
ment par une véritable mitraille de bouffonneries et d'insultes, tantôt
criblant le roi de Prusse de traits empoisonnés et lui suscitant par-
tout des ennemis. Il avait pour cela des armes terribles dans les
poésies du roi. Le recueil en question renfermait les vers que Vol-
taire lui-même, au temps de sa plus grande faveur à Berlin, signa-
lait en ces termes dans une lettre à M'"" Denis : « Savez-vous bien
qu'il a fait un poème dans le goût de ma Pucelle, intitulé le Palla-
dium? Il s'y moque de plus d'une sorte de gens... » Parmi ces gens
de plus d'une sorte bafoués par Frédéric se trouvaient au premier
rang les chefs de la politique européenne , souverains et ministres;
les personnages officiels des cours allemandes n'y étaient pas épar-
gnés, et l'on comprend que Voltaire eût beau jeu pour soulever
contre son ami de la veille des ressentimens implacables. S'il com-
mence à Gotha, que sera-ce donc à Versailles? Potsdam s'émeut des
premières indiscrétions du poète émancipé; Frédéric, prévenu par
ses amis, n'hésite pas à y couper court, et, à peine revenu de Silé-
sie , il se décide à faire saisir entre les mains de Voltaire le livre
accusateur.
Gomment s'y prendre pour exécuter ce coup de main? On re-
connaît ici le stratégiste impétueux, le maître accoutumé à être
obéi sur un signe, et non le diplomate consommé. M. Varnhagen
d'Ense, ancien membre des légations prussiennes, et, bien que de-
venu démocrate vers la fin de sa vie, fort attaché aux formes de
l'étiquette, estime que tous les scandales de l'aventure de Francfort
ont eu pour principe un ordre mal conçu. Au lieu de confier l'af-
faire à son ministre des relations extérieures, c'est-à-dire à un
homme qui devait connaître l'importance des termes clairs et pré-
cis, Frédéric en chargea un personnage à tout faire, le maître Jac-
ques du palais, M. de Fredersdorff. Le 11 avril 1753, M. de Fre-
dersdorif adresse à M. le baron de Freytag, résident prussien à
Francfort, une instruction dont voici le résumé : — Par ordre de sa
majesté le roi, lorsque Voltaire passera par Francfort, ce qui ne
saurait tarder, M. le résident et conseiller de guerre baron de
Freytag, accompagné de M. le conseiller aulique Schmid, ira lui
redemander sa clé de chambellan ainsi que la croix et le ruban de
l'ordre pour le mérite. En outre, comme les bagages de Voltaire
sont adressés de Berlin à Francfort, et qu'il s'y trouve beaucoup
de lettres et d'écritures de l'auguste main de sa majesté, M. de
YOLTAIRE A FRANCFORT. 8â7
Freytag fera ouvrir en sa présence toutes ces malles, toutes ces
caisses, sans oublier les coffres particuliers du voyageur, et saisira
tous les papiers susdits, ainsi qu'un livre pareillement contenu dans
les bagages. — Le chambellan ajoute : « Gomme ce Voltaire est
fort intrigant, vous aurez soin l'un et l'autre de prendre toutes les'
précautions pour qu'il ne puisse rien soustraire à vos recherches.
Quand vous aurez tout fouillé, les objets saisis devront être empa-
quetés avec soin et envoyés à Potsdam à mon adresse. Dans le cas
où Voltaire ne consentirait pas de bonne grâce à la saisie, on le me-
nacera de l'arrêter; si cela ne suffît point, on l'arrêtera en effet,
puis, l'opération terminée sans complimens, on le laissera pour-
suivre son voyage. » Est-ce donc là un ordre mal rédigé? M. Varn-
hagen a-t-il raison de vouloir absolument que Frédéric soit irrépro-
chable en cette affaire, et que ses agens seuls, par leurs maladresses,
endossent la responsabilité du scandale? Mais qui ne voit la main
du roi de Prusse dans cet ordre impatient, impérieux, formulé avec
injure? Il fallait, dit le méthodique Varnhagen, indiquer nettement
le livre réclamé par le roi, au lieu de signaler en termes vagues
de « nombreuses lettres et écritures (1), » dont la recherche allait
prolonger une situation scabreuse, embrouiller les agens prussiens,
exaspérer Voltaire et transformer une affaire secrète en un scandale
européen. Ehl mon Dieu, ce n'est pas la désignation plus ou moins
précise du livre qui a troublé la cervelle de ce baron, c'est l'ordre
même, l'ordre où se révèle si visiblement une personne despotique,
l'ordre de fouiller et d'arrêter Voltaire au nom du roi de Prusse
dans une ville libre, dans une ville où se faisait le couronnement
des empereurs. Le résident devait penser que l'affaire était bien
grave pour qu'on violât tant de convenances à la fois. Après cela,
qu'un homme d'esprit s'en fût tiré plus habilement, que M. de
Freytag ait été, non pas un scélérat, comme l'affirme Voltaire, mais
un triple sot, comme M. Varnhagen l'a prouvé sans le vouloir, ce
n'est pas nous qui soutiendrons le contraire.
Voyez-le à l'œuvre dès le premier jour. L'instruction du facto-
tum de Frédéric était arrivée à Francfort le 19 avril ; sans perdre
une minute, le baron propose un plan de campagne à son collabo-
rateur, j'allais dire à son complice M. Schmid. « 1° Les gardiens de
la porte de Tous-les-Saints et de la porte de Friedberg (2) seront
chargés de surveiller avec la plus grande attention l'arrivée de
M. de Voltaire ; non-seulement on lui demandera dans quel logis il
se propose de descendre, mais on fera suivre immédiatement la
(1) Viele Briefe und Scripturen.
(2) Littéralement les écrivains de la porte, Thorschreiber, espèce de'surveillans, em-
ployés d'octroi ou de police.
8Zi8 REVUE DES DEUX MONDES.
voiture afin de s'assurer si elle se rend en effet à l'hôtellerie indi-
quée. En même temps, un exprès sera envoyé à M. Sclimid pour
le prévenir. 11 sera expressément défendu aux gardiens des portes
de laisser soupçonner à M. de Voltaire les mesures prises à son
égard ; mais comme il faut prévoir les indiscrétions ou les trahisons
de ces agens, on trouvera un prétexte qui expliquera ces mesures à
leurs yeux; on leur dira, par exemple, qu'il s'agit de remettre à
M. de Voltaire un paquet à lui destiné. Il faut prévoir aussi le cas
où M. de Voltaire prendrait un autre nom que le sien; on aurait
donc soin de signaler à M. Schmid tous les Français qui arriveraient
à Francfort avec un certain équipage (1). On n'oubliera pas d'ail-
leurs de donner aux gardiens de ville le signalement exact de sa
personne. 2° S'entendre avec le maître de poste M. Klees, dont le
premier postillon espionnera M. de Voltaire dès son arrivée sous
prétexte de lui offrir ses services pour la continuation de son
voyage. 3" Envoyer à Friedberg un homme de confiance qui s'in-
stallera chez le maître de poste jusque l'arrivée de Voltaire.
A" Même tactique au relai de poste de Hanau. 5° S'informer, chacun
de son côté, des hôtels où Voltaire est descendu pendant la route.
6° Se préoccuper du cas où Voltaire serait déjà installé à Francfort,
envoyer dans les principaux hôtels de la ville des espions qui de-
manderaient : N'est-ce pas ici qu'est descendu un gentilhomme fran-
çais nommé Maynvillar? — On répondra nécessairement non. Et
si c'est Là qu'est notre homme, on ajoutera sans doute : Il y a bien
ici un Français^ mais il s'appelle Voltaire. De cette manière, nous
aurons le renseignement que nous cherchons, sans l'avoir demandé.
1" Le facteur qui me porte mes lettres est à ma dévotion; je saurai
par lui s'il est arrivé déjà des missives au nom de Voltaire et en quel
lieu on les lui adresse. » Le baron de Freyt^g priait le conseiller
Schmid de méditer ce plan, iVy joindre ses observations écrites et
de le lui renvoyer au plus tôt, à quoi le conseiller Schmid ne ré-
pondit que par un cri d'admiration.
0 finesse allemande! ô machiavélisme de cette police tudesque!
la grande conspiration est à l'œuvre; gardiens de ville, postillons,
facteurs de la poste aux lettres, toute une escouade de limiers a
commencé la besogne. Au milieu de ces roueries naïves et conscien-
cieuses, une chose embarrasse les deux chefs; quel est ce livre
mentionné à la fin des instructions de M. de Fredersdorff? Le cham-
bellan du roi de Prusse a fait comme les personnes qui réservent le
post-scriptum pour le point essentiel de leurs missives ; il a parié
<le lettres du roi, d'écritures du roi, par conséquent de manuscrits,
(1) Aile FranzQsen die mit einer reputierliclien Equipage einkommen.
VOLTAIRE A FRANCFORT. 849
et soudain, récapitulant ses ordres, il recommande de ne pas ou-
blier le livre qui doit se trouver dans les caisses du voyageur. Quel
livre? Voltaire aura sans doute plus d'un livre parmi ses bagages.
Freytag et Scbmid, relisant vingt fois la dépêche, pèsent chaque
mot dans la balance, interprètent le fond, interprètent la forme, et
bientôt, de commentaire en commentaire, n'y voient plus que du
feu. Le plus sûr est de s'adresser à Berlin. D'ailleurs ils ont besoin
d'un supplément d'instructions pour un cas non prévu. Si les
caisses du voyageur avaient déjà passé par Francfort, si on les avait
expédiées directement à la frontière de France, que faire? G'esi le
21 avril que Freytag adresse ces questions au chambellan, « Dans
le cas où les caisses auraient déjà traversé Francfort, répond M. de
Fredersdorff en date du 29, Voltaire devra être retenu dans la ville
jusqu'à ce qu'il les ait fait revenir et que vous ayez pu les fouiller
tous les deux, vous et M. Schmid. Il faut que tous les manuscrits
du roi soient rendus. Quant au livre dont la restitution est la chose
principale, il porte ce titre : OEiivres de poésie. » Nouvel embarras
des scrupuleux commissaires : est-ce un livre imprimé ou un livre
manuscrit? « Évidemment, se disent-ils, ce ne peut-être qu'un ou-
vrage manuscrit, le roi ne mettrait pas tant d'ardeur à réclamer un
exemplaire d'un ouvrage déjà livré au public. » Et cette interpré-
tation inexacte allait amener tout un imbroglio d'indignités et de
sottises. En attendant, les commissaires triomphent. Un journal
vient de leur apprendre que M. de Voltaire, retenu encore à Go-
tha, ne tardera pas à rentrer en France par Francfort et Strasbourg.
Décidément les voilà maîtres du terrain, chacun est à son poste :
que Voltaire change de nom tant qu'il voudra, on a l'œil sur lui;
•" l'il vienne par Friedberg ou par Hanau, sa voiture sera signalée
au relais de poste, comme le corsaire par la vigie attentive. Vic-
toire! Voltaire est pris.
Cette conspiration, ce plan d'attaque, ces machines de guerre,
cette niaiserie consciencieuse et tumultueuse, ce fracas à propos
d'une affaire qui voulait de la discrétion et de la mesure, en un
mot ce dossier bizarre, publié le plus sérieusement du monde par
M. Varnhagen, ne semble-t-il pas le comble du burlesque? Eh bien!
les confidences de CoUini, le secrétaire de Voltaire, ajoutent encore
à la boufibnnerie du spectacle. Ces souvenirs de Golli.ni, publiés en
1807 et fort oubliés aujourd'hui, acquièrent un intérêt nouveau de-
puis que M. Varnhagen nous a livré les pièces de l'aventure de
Francfort. Grâce à Collini et au critique allemand, on peut compa-
rer deux tableaux qui se font valoir l'un l'autre : ici le trouble, les
ci'aintes, les machinations des conspirateurs, là l'insouciance et la
sécurité de l'homme qui pourra bientôt dire comme le Persan Rica :
TOME LVI. — 18G5. 5i
850 REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai troublé le repos d'une grande ville. Un des plus anciens bio-
graphes et apologistes de Voltaire, l'abbé Duvernet, raconte que le
roi de Prusse, à son retour de Silésie, aurait dit un jour en causant
avec l'abbé de Prades et le baron de Pœllnitz : « Voltaire va passer
sa vie désormais à me déshonorer ! » si bien que le baron , prenant
l'exclamation au tragique et voulant prouver son dévouement, se
serait écrié : « Dites un mot, sire, et je vais le poignarder! » Le
baron de Pœllnitz, espèce de fou de cour, connaissait trop bien
Frédéric pour lui proposer un assassinat, et si l'abbé de Prades l'a
entendu tenir ce propos, l'abbé de Prades s'est trompé sur l'inten-
tion, pure bouffonnerie chez l'aventurier. Il est certain du moins
que le métier d'espion convenait mieux à Pœllnitz que le métier de
sicaire, et Voltaire en effet le rencontra dans la ville de Gassel,
c'est-à-dire à sa dernière grande étape avant Francfort. La ren-
contre était de nature à lui causer quelque surprise, peut-être
même une certaine inquiétude; il avait laissé Pœllnitz à Potsdam,
et il le retrouvait tout à coup sur son chemin ! Il se contenta pour-
tant de dire à Gollini : « Que fait donc Pœllnitz à Gassel? » Puisque
cet incident ne le troublait pas davantage, on peut se représenter
son insouciance lorsqu'il approche de Francfort, et que, touchant
au terme du voyage, il se voit déjà installé à Plombières.
Gollini nous a fait connaître sa manière de voj^ager; il a décrit sa
comfortable berline, véritable ambulance, non pas d'un malade
opulent, mais plutôt d'un esprit toujours en éveil, et que son acti-
vité dévore. « C'était un carrosse coupé, large, commode, bien sus-
pendu, garni partout de poches et de magasins. Le derrière était
chargé de deux malles, et le devant de quelques valises. Sur le
banc étaient placés deux domestiques, dont l'un était de Potsdam et
servait de copiste. Quatre chevaux de poste et quelquefois six, selon
la nature des chemins, étaient attelés à sa voiture... Voltaire et
moi occupions l'intérieur avec deux ou trois portefeuilles qui ren-
fermaient les manuscrits dont il faisait le plus de cas, et une cas-
sette où étaient son or, ses lettres de change et ses effets les plus
précieux. C'est avec ce train qu'il parcourait alors l'Allemagne.
Aussi à chaque poste et dans chaque auberge étions-nous abordés
et reçus à la portière avec tout le respect que l'on porte à l'opu-
lence. Ici c'était M. le baron de Voltaire, là M. le comte ou M. le
chambellan, et presque partout c'était son excellence qui arrivait.
J'ai encore des mémoires d'aubergistes qui portent : j^our son excel-
lence M. le comte de Voltaire avec secrétaire et suite. Toutes ces
scènes divertissaient le philosophe, qui méprisait ces titres dont la
vanité se repaît avec complaisance, et nous en riions ensemble de
bon cœur. Ce n'était point non plus par vanité qu'il voyageait de la
sorte. Déjà vieux et maladif, il aimait et aima toujours les commo-
VOLTAIRE A FRANCFORT. 851
dites de la vie, il était fort riche et faisait un noble usage de sa
fortune... » Yanité ou non, il est manifeste du moins qu'il ne se
cachait pas : ce ne sont pas les procédés d'un homme qui veut
échapper à la police prussienne. Il allait donc ainsi à petites jour-
nées, commodément, prenant toutes ses aises, en grand seigneur et
surtout en poète, en écrivain amoureux de son art. Il travaillait
toujours ; il rimait des épîtres, il combinait des stances, il dictait
des lettres; Gollini était plutôt las d'écrire que Voltaire de dicter.
C'était une improvisation perpétuelle, une fête, un enchantement,
et des gaîtés d'enfant mêlées à des malices de singe! Il riait, de
quel rire, on le sait, tour à tour joyeux ou cruel, innocent ou per-
fide ! il riait pour s'amuser lui-même', pour se tenir en joie, pour
se donner la comédie. C'est ainsi qu'il avait voyagé de Berlin à
Leipzig, de Leipzig à Gotha, de Gotha à Cassel; c'est ainsi que de
Cassel il se dirigeait vers Francfort, s'arrêtant quelques heures à
Friedberg pour visiter les mines, sans se douter que précisément
là, dans cette ville de Friedberg, un espion payé à un thaler par
jour le guettait depuis six semaines, et venait de prendre sa course,
impatient de signaler enfin son arrivée à M. le baron de Freytag.
Le contraste est-il assez plaisant? Ici une société secrète organisée
pour déjouer les ruses de Voltaire et mettre la main sur lui malgré
ses déguisemens, là Voltaire qui arrive en grand équipage, le front
haut, reconnu et salué par tous de ville en ville; ici un conciliabule
de lourdauds, là un esprit de feu pétillant d'étincelles.
Voltaire est donc arrivé à Francfort-sur-le-Mein par la porte de
Friedberg, dans la soirée du 31 mai 1753; il est descendu à l'hôtel
du Lion-d'Or, il y a passé la nuit, et le lendemain matin il se dis-
pose à repartir, quand apparaît solennellement M. le baron de
Freytag, résident de sa majesté le roi de Prusse, « escorté, dit Gol-
lini, d'un officier recruteur et d'un bourgeois de mauvaise mine. »
Ce bourgeois de mauvaise mine était un sénateur de Francfort,
nommé Rlicker, que M. Schmid avait désigné pour tenir sa place
en cas d'absence. Une grande société de commerce, établie en vue
des rapports de la Prusse avec l'Orient, avait tenu son assemblée
générale à Emden le 28 mai, et M. Schmid n'avait pu se dispenser
de s'y rendre. Cet incident même était devenu pour Freytag une
nouvelle cause de perplexités bouffonnes. Il avait écrit au cham-
bellan du roi pour lui exposer l'embarras où le plongeait le départ
de M. Schmid et lui soumettre le choix du suppléant. « Non, ^ non,
point de suppléant! avait répondu Fredersdorlf. Pas de nouveau té-
moin! M. Schmid, je l'espère, sera de retour avant l'arrivée de Vol-
taire; sinon, vous procéderez seul. » Seul! dans une affaire si
grave! quand il s'agissait sans doute de secrets d'état! Heureuse-
ment pour le baron, cette réponse du chambellan, écrite le 29 mai.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
ne parvint à Francfort que dans les premiers jours de juin, les per-
quisitions étaient finies, et M. le sénateur Rûcker avait pu donner
au diplomate le précieux secours de son assistance. Il faut mainte-
nant laisser la parole à Freytag, qui va raconter lui-même dans
son rapport officiel la séance du 1'" juin. La scène se passe à l'hô-
tel du Lion-d'Or.
»
«... Voltaire étant arrivé hier ici, je me suis présenté chez lui avec le sé-
nateur Rûcker et le lieutenant de Brettwitz. officier de recrutement. Après
les politesses d'usage, je lui exposai les très gracieuses intentions de votre
majesté. Il fut consterné, ferma les yeux et se renversa sur son fauteuil.
Je ne lui avais encore parlé que des papiers. Après s'être recueilli un in-
stant, il appela son ami Collini, que j'avais prié de se retirer, le fit ve-
nir dans sa chambre et m'ouvrit deux caisses, une grande valise, ainsi que
deux portefeuilles, II fit encore mille contestations de sa fidélité à votre
majesté, puis se trouva mal de nouveau, et le fait est qu'il a l'air d'un
squelette. Dans la première caisse, je trouvai le paquet ci-joint, enveloppé
sous la marque A, que je donnai en dépôt à l'officier sans l'ouvrir. Le reste
de la visite a duré de neuf heures du matin à cinq heures de l'après-midi.
Je n'ai trouvé qu'un poème, dont il a eu beaucoup de peine à se séparer,
et que j'ai placé dans le paquet A. J'ai fait sceller ce paquet par le séna-
teur, et j'y ai apposé aussi mon cachet. Je lui demandai sur l'honneur s'il
n'avait pas autre chose; il affirma par serment quod non. Nous en vînmes
alors au livre des œuvres de poésie; il me dit que ce livre se trouvait dans
une grande caisse de voyage, mais qu'il ignorait si cette caisse était à
Leipzig ou à Hambourg. Là-dessus je lui déclarai que je ne pouvais le lais-
ser partir de Francfort avant d'avoir examiné cette caisse. Aussitôt il me
fit mille instances pour obtenir de continuer sa route : il avait besoin de
prendre les bains, sans quoi sa mort était certaine. Voyant de graves in-
convéniens à ce que l'affaire fût portée devant le conseil de la ville, sur-
tout parce qu'il se donne le titre de (jentilhomnie de la chambre h la cour
de France, et que dans cette circonstaùce les magistrats feraient beaucoup
de difficultés pour autoriser l'arrestation, j'ai fini par convenir avec lui
qu'il resterait prisonnier sur parole dans la maison qu'il habite en ce mo-
ment jusqu'à l'arrivée du ballot de Leipzig ou de Hambourg, et qu'il me
donnerait pour ma garantie deux paquets de ses papiers, tels qu'ils se
trouvaient alors sur sa table, enveloppés et scellés de sa main. Le maître
de l'hôtel est un certain M. Hoppe qui a un frère au service de votre ma-
jesté en qualité de lieutenant ; j'ai pris avec lui toutes les mesures néces-
saires pour que le prisonnier ne puisse ni s'évader ni expédier ses bagages.
L'idée m'était venue de le faire garder de près par quelques grenadiers:
mais Ip service militaire est organisé de telle sorte en cette ville que je
compte plus sur la parole de Voltaire, confirmée par serment, que sur la
surveillance des gardes. Comme il est réellement faible et dans un misé-
rable état de santé, je lui ai donné le meilleur médecin de la ville; j'ai mis
aussi à sa disposition ma cave et ma maison tout entière. Là-dessus, je l'ai
laissé passablement calme et consolé , après qu'il m'eut livré sa clé de
chambellan avec la croix et le ruban de son ordre.
VOLTAIRE A FRANCFORT. 85:^
« Le soir du même jour, vers sept heures, il m'envoya le décret de sa
li^inination de chambellan (voir le paquet sous la lettre C), et ce matin
un manuscrit de la main du roi (paquet D), qui était tombé, dit-il, sous
la table pendant nos recherches. Je ne sais pas combien il attend encore
de caisses, et comme j'ignore absolument si les papiers que je dois saisir
sont nombreux ou non, le mieux serait d'envoyer ici un secrétaire du roi
qui procéderait à une perquisition plus exacte, d'autant que je ne connais
pas l'écriture de votre majesté.
« J'oubliais de dire qu'il a écrit en ma présence à son commissionnaire
de Leipzig pour lui donner l'ordre d'expédier à mon adresse le ballot men-
tionné ci-dessus. Il m'a prié en même temps d'écrire au chambellan intime
de votre majesté, M. de Fredersdorff, afin d'obtenir qu'on ne le retînt pas
ici plus longtemps. Il voulait même que cette lettre fût envoyée par un
estafette; mais comme les frais de la journée s'élèvent déjà ù trois louis
d'or, je me suis servi de la poste ordinaire, »
jusqu'ici tout va Lien. Ce n'est vraiment pas un mauvais homme
que ce diplomate prussien transformé en commissaire de police. 11
est poli, compatissant, hospitalier, économe, un peu trop économe
quand il s'agit d'une lettre urgente, d'une lettre qui intéresse le
plus précieux de tous les biens, la liberté individuelle, si étrange-
ment confisquée, mais enfin il n'est pas indifférent à la santé de son
hôte; il lui procure un bon médecin, il veut bien ne pas installer un
corps de garde à sa porte, ayant, il est vrai, une médiocre confiance
dans les grenadiers de Francfort, et finalement, lorsqu'il a mis sa
cave au service de l'illustre victime, il est heureux de l'avoir con-
solée. Dieu veuille que cette courtoisie ne subisse de part et d'autre
aucune atteinte!
11 est impossible pourtant de ne pas noter ici certaines choses qui
ne présagent pas une issue favorable à un conflit engagé de la sorte :
d'un côté la consciencieuse pesanteur de l'agent de Frédéric, de
l'autre l'irritation bien naturelle de Voltaire, jointe malheureusement
à un peu de mauvaise foi. La première visite s'est prolongée de neuf
heures du matin à cinq heures du soir, huit grandes heures pour
entrer en matière ! Gomment ne pas prendre en haine un négocia-
teur si impitoyablement scrupuleux? Mais aussi comment ce négo-
ciateur ne serait-il point en garde contre les malices de Voltaire,
quand il le voit se donner si vite un démenti? Voltaire feint d'igno-
rer d'abord si le fameux ballot est à Hambourg ou à Leipzig, parce
qu'il espère dépister ainsi les recherches et rester maître des poésies
secrètes du roi ; dès qu'il apprend que l'arrivée de ce ballot est la
condition de sa délivrance, il sait très bien que le ballot est à Leip-
zig, c'est à Leipzig qu'il s'adresse pour qu'on le lui expédie au plus
tôt. et c'est de Leipzig en effet qu'il ne tardera pas à le recevoir. Ces
contradictions n'avaient pas dû échapper à Freytag, car si le pauvre
85A REVUE DES DEUX MONDES.
homme demandait à Berlin un auxiliaire, ce n'est point seulement
qu'il se défiât de son ignorance, c'était surtout que les ruses de Vol-
taire, combinées avec les ordres pressans de Fredersdorff, lui don-
naient je ne sais quelle haute idée de la mystérieuse affaire confiée
à ses soins. Il faut ajouter, pour compléter la scène du 1" juin, que
le billet de Freytag inséré dans les mémoires de Voltaire est évi-
demment l'œuvre du narrateur. Le billet authentique, conservé aux
archives de Berlin, est rédigé en termes plus simples. L'honnête
résident est bien assez comique avec son importance et ses tribu-
lations sans qu'il soit besoin d'en faire une caricature. Voici le
reçu du bonhomme d'après la transcription littérale qu'en a donnée
M. Varnhagen :
« J'ai reçu de M. de Voltaire deux paquets d'écritures cachetés de ses
armes, et que je lui rendrai après avoir reçu la grande malle de Leipzig
ou de Hambourg où se trouve l'œuvre des poésies que le roi demande.
a Freytag, résident. »
<( Francfort, le 1"'' juin 1753. »
Au verso de la page, Voltaire lui-même a tracé ces mots en
grosses lettres soigneusement formées, qui contrastent avec l'écri-
ture hâtive du résident : Promesses de M. de Freytag. Il était donc
relativement assez calme, si on compare son attitude de ce premier
jour avec l'exaspération que vont lui causer bientôt les maladresses
et les brutalités de ses gardiens. C'est à peine s'il se souvient
qu'il est prisonnier sur parole. Sa merveilleuse activité d'esprit
lui fournit des distractions toujours prêtes. Le soir même du jour
où il est resté neuf heures en tête à tête avec le consciencieux
Freytag, il a déjà repris la plume. Sa nièce, qui l'attend à Stras-
bourg, recevra demain le récit de son aventure, et s'empressera
de le rejoindre à Francfort. Il a sur le métier un ouvrage com-
mencé à la prière de la duchesse de Gotha, les Annales de l'Em-
pire; quelle occasion de revoir et de rédiger ses notes! Plusieurs
jours s'écoulent ainsi sans que le prisonnier songe à se plaindre :
l'arrivée de M'"'' Denis, les soins d'une correspondance immense,
la rédaction de ses Annales, les visites à recevoir, en voilà plus
qu'il n'en faut pour le distraire. N'est-ce pas avant tout un es-
prit? Penser, causer, écrire, n'est-ce pas sa vie? Peu à peu ce-
pendant les visites mêmes qu'il reçoit lui font sentir ce qu'a de
révoltant le procédé de la police prussienne. Soit que des per-
sonnes éminentes de la cité lui promettent leur appui auprès des
magistrats, soit qu'il s'irrite de ne pouvoir répondre à l'empres-
sement dont il est l'objet, un désir de résistance vient de s'éveiller
en lui. Un rayon, une étincelle, c'est assez pour embraser une
telle âme; l'explosion est imminente. Un prince allemand que Voï-
YOLTAIRE A FRANCFORT. 85&
taire avait rencontré dans ses voyages, le duc de Meiningen, vient
d'arriver à Francfort, et Voltaire veut lui présenter ses hommages.
— Impossible! répond Freytag. Le refus du geôlier a beau être
formulé avec toute politesse; comment Voltaire se résignerait-il
plus longtemps à de pareilles violences? C'est dans le récit même
de Freytag qu'il faut noter l'attitude nouvelle du poète, l'irritation
de cette fine et nerveuse nature, irritation que la maladie accroît
encore, et qui va devenir pour lui un supplice de toutes les heures.
Voici le rapport daté du 5 juin :
« Le rapport très humble envoyé par la dernière poste à sa majesté
royale sous le couvert de votre excellence est déjà sans doute entre vos
mains. A l'arrivée de ce Voltaire, je n'eus pas d'autre moyen que de pren-
dre l'assistant proposé par M. Schmid ; quant à l'officier, qui ne sait pas
un mot de français, je l'ai amené pour ma sûreté personnelle autant que
pour imposer respect au Voltaire (1). Je m'épargnais ainsi la nécessité de
recourir à une arrestation publique ; mais, comme je suis persuadé main-
tenant qu'il a encore bien des manuscrits par-devers lui, je ne vois aucun
moyen de s'en emparer, sinon de le reconduire bon gré mal gré dans les
états du roi, chose qui ne pourrait s'exécuter qu'en vertu d'une réquisition
spéciale. Il commence à se faire ici de bons amis qui lui font peut-être
espérer la protection des magistrats. Quand je suis retourné chez lui, il
s'est montré assez insolent. Il demandait à changer d'hôtel, il voulait aller
faire sa cour au duc de Meiningen. J'ai dû lui refuser avec toute la poli-
tesse possible. Alors il s'est écrié : Comment! voire roi me veut arrêter ici,
dans ime ville impériale! Pourquoi ne l'a-t-il pas fait dans ses états? Vous
êtes un homine sans miséricorde, vous me donnez la mort, et vous serez
tous sîirement dans la disgrâce du roi (2). Après lui avoir répondu assez
sèchement, je me retirai. Il paraît souffreteux et affaissé; est-ce une co-
médie qu'il joue? ou bien a-t-il en effet toujours l'air d'un squelette? Je
n'en sais rien. Lorsque ses ballots, qui courent le monde, seront arrivés
ici, j'aurai besoin d'un ordre ostensible ou d'une réquisition pour le faire
arrêter dans toutes les formes. »
On voit par ces derniers mots que Freytag était décidé à violer
ses promesses, et que l'arrivée du fameux ballot, bien loin de mettre
fin à la captivité du poète, devait être le signal de son arrestation,
d'une arrestation non plus timide et clandestine, mais publique.
Freytag, dans l'ardeur de son zèle, comme aussi dans l'ignorance
absolue des choses qui causaient l'inquiétude du roi son maître,
était persuadé que Voltaire emportait des manuscrits de la plus
haute importance, qu'il y avait bien autre chose que le ballot de
Leipzig, bien autre chose que le recueil des œuvres de poésie, et,
prévoyant que le captif, ces œuvres de poésie une fois remises aux
(1) Mir bei dem Voltaire Respect su machen.
(2) Ces paroles sont en français dans le texte du rapport; on a ici le cri même de
Voltaire fidèlement répété.
856 REVUE DES DEUX MONDES.
mains du geôlier, réclamerait la liberté promise, il ne pouvait se
tirer d'embarras que par une impudente violation de ses engage-
mens. L'intérêt du roi rassurait sa conscience. Il invoquait d'ailleurs
ses restrictions mentales et tâchait de se persuader que la promesse
en question était seulement pro forma , ruse de guerre destinée à
rassurer l'ennemi, stratégie permise où l'honneur n'a rien à voir. Il
faut même que le tacticien ait laissé entrevoir quelque chose de
cela, car on ne comprendrait pas que Voltaire, espérant d'un jour à
l'autre l'arrivée du ballot et pouvant compter sur sa délivrance à
heure ûxq^ ait commencé dès le 5 juin une guerre si vive contre le
roi et son geôlier. C'est pourtant ce qui arrive. Dans cette prison,
fort odieuse il est vrai, mais qui peut s'ouvrir demain, le voilà qui
se démène comme un condamné sans espoir. Il écrit de tous côtés,
à Paris, à Mayence, à Vienne. Il se cherche des protecteurs et il
cherche à Frédéric des ennemis. L'ennemi naturel du roi de Prusse,
c'est l'empereur d'Allemagne, l'époux de Marie-ïhérèse; quel coup
de maître s'il pouvait intéresser l'empereur à sa cause! Il écrit donc
à l'empereur d'Allemagne cette curieuse lettre publiée par M. Beu-
chot, qui s'éclaire aujourd'hui d'une lumière nouvelle, puisqu'elle
porte la date du 5 juin et qu'elle correspond si exactement à la vi-
site ainsi qu'au rapport de Freytag. « Sire, c'est moins à l'empe-
reur qu'au plus honnête homme de l'Europe que j'ose recourir dans
une circonstance qui l'étonnera peut-être et qui me fait espérer en
secret sa protection; » puis, après avoir dit quelle espèce de récla-
mation lui adresse le roi de Prusse, il ajoute : « Je n'importunerais
pas sa sacrée majesté, s'il ne s'agissait que de rester prisonnier jus-
qu'à ce que Wviwre de poéshie que AI. Freytag redemande fût arri-
vée à Francfort; mais on me fait craindre que M. Freytag n'ait des
desseins plus violens en croyant faire sa cour à son maître, d'autant
plus que toute cette aventure reste encore dans le plus profond se-
cret. » Il ne soupçonne pas le roi de se porter à de telles extrémités
'( contre un vieillard moribond qui lui avait tout sacrifié, qui ne lui
a jamais manqué, qui n'est point son sujet, qui n'est plus son
chambellan et qui est libre; » mais ce sont les violences du résident
prussien qu'il faut craindre, à moins qu'on ne puisse invoquer une
protection supérieure. Voltaire est sauvé, si l'empereur d'Allemagne
veut bien le recommander à Francfort. « Sa sacrée majesté a mille
moyens de protéger les lois de l'empire et de Francfort, et je ne
pense pas que nous vivions dans un temps si malheureux que
\î. Freytag puisse impunément se rendre maître de la peisonne et
de la vie d'un étranger dans la ville où sa- sacrée majesté a été cou-
ronnée. »
Voltaire a-t-il donc espéré que cette lettre produirait bientôt son
effet? Ignorait-il la lenteur des chancelleries allemandes, surtout de
VOLTAIRE A FRANCFORT. 857
la cliancellerie impériale? Pas le moins du monde; il lui suffisait
que de façon ou d'autre le résident prussien fût tenu en échec par
les sympathies autrichiennes. C'est pourquoi il confie sa lettre au
comte de Stadion, conseiller intime de l'empereur, et pour le mo-
ment ministre d'état de l'électeur de Mayence (1). De Mayence à
Francfort, la route n'est pas longue, et en supposant môme que la
réponse de Vienne se fasse un peu attendre, c'est déjà fort bien fait
que d'opposer l'influence d'un comte de Stadion aux prétentions
d'un baron de Freytag. Il est fâcheux seulement que Voltaire, en
échange du service qu'il demande, propose de gagner incognito la
capitale de l'empire et de révéler à l'empereur les secrets du roi
de Prusse : u Votre excellence peut assurer l'empereur ou sa sacrée
majesté l'impératrice que, si je pouvais avoir l'honneur de leur par-
ler, je leur dirais des choses qui les concernent. Peut-être mon voyage
ne serait pas absolument inutile. » Une fois engagés en de pareilles
luttes, les plus forts souvent perdent la tête; comment s'étonner
que Voltaire, exaspéré par l'allront et mal défendu par sa con-
science, ait voulu employer des armes qu'une main loyale doit tou-
jours repousser? Gomment ne pas s'en affliger aussi? Quoi! Voltaire
est innocent. Voltaire s'est soumis de bonne foi aux réclamations
qu'on lui adresse; dans un petit nombre de jours, il aura échappé
à la police de Frédéric, et au moment où il croit sa liberté menacée
par le plus odieux des parjures, il ne pousse pas des cris à en rem-
plir l'Europe entière! C'est tout bas qu'il se plaint, c'est en secret
qu'il s'agite; on ne reconnaît pas ici l'homme qui a la conscience
nette et le droit de parler franc. U est bien évident que s'il avait
porté l'affaire par ses clameurs devant le tribunal de l'Europe, de-
vant l'Europe aussi Frédéric aurait pu lui répondre. Les deux amis^
se valaient. Une lettre publiée par M. Varnhagen prouve de la façon
la plus claire que plusieurs semaines avant l'arrivée de Voltaire à
Francfort on connaissait à Berlin ses indélicatesses, disons le mot
quoi qu'il en coûte, ses trahisons. Cette lettre est une réponse de
lord Maréchal à M'"'^ Denis. Lord Maréchal, ministre du roi de Prusse
à Paris ('2), avait reçu de la nièce de Voltaire une lettre fort pres-
sante où celle-ci, avant de se rendre auprès du prisonnier de M. de
Freytag, suppliait le ministre de s'entremettre en cette déplorable
affaire. Lord Maréchal lui répond en ces termes :
(1) La lettre dont il s'agit ne porte pas d'adresse dans le Voltaire de Beuchot; c'est
M. Varnliagen d'Ense qui croit avoir trouvé le destinataire, et ses raisons nous parais-
sent fort plausibles.
(!2) George Keith, connu sous le nom de lord Maréchal, appartenait à une ancienne
5'amille écossaise, et avait servi dès sa jeunesse la cause des Stuarts avec une intrépide
ardeur. Son frère, le maréchal Keith, au service de la Prusse, réussit à l'attii-er à Berlin.
Lord Maréchal fut successivement ambassadeur en France, en Espagne, et gouverneur
858 REVUE DES DEUX MONDES.
« J'espère, madame, que vous aurez vu votre oncle pour votre satisfac-
tion et son profit. Votre bon sens et douceur le calmeront et le remet-
tront, je me flatte, à la raison. N'oubliez pas surtout le contrat. J'ai répondu
au roi mon maître de votre honnêteté, je ne m'en repens pas ; mais je suis
embarrassé du retardement, et si je ne l'ai pas bientôt, je ne saurai que
dire. Il y a aussi certains écrits ou poésies qu'il me faut; je compte sur
votre bon esprit, et permettez -moi de vous représenter encore que votre
oncle, s'il se conduit'sagement, non-seulement évitera le blâme de tout le
monde, mais qu'en homme sensé il le doit par intérêt. Les rois ont les bras
longs.
« Voyons les pays (et ceci sans vous offenser) où M. de Voltaire ne s'est
pas fait quelque aifaire ou beaucoup d'ennemis. Tout pays d'inquisition lui
doit être suspect; il y entrerait tôt ou tard. Les musulmans doivent être
aussi peu contons de son Mahomet que l'ont été les bons chrétiens. Il est
trop vieux pour aller à la Chine et devenir mandarin. En un mot, s'il est
sage, il n'y a que la France qui lui convienne. Il y a des amis; vous l'aurez
avec vous pour le reste de ses jours : ne permettez pas qu'il s'exclue de la
douceur d'y revenir. Et, vous sentez bien, s'il lâchait des discours ou des
épigrammes offensantes envers le roi mon maître, un mot qu'il m'ordonne-
rait de dire à la cour de France suffirait pour empêcher M. de Voltaire de
revenir, et il s'en repentirait quand il serait trop tard. Genûs irrUabile
vaium; votre oncle ne dément pas le proverbe. Modérez-le; ce n'est pas
assez de lui faire entendre raison , forcez-le de la suivre. Horace, me sem-
ble, dit quelque part que les vieillards sont babillards; sur son autorité, je
vais vous faire un conte. Quand la discorde se mit parmi les Espagnols
conquérans du Pérou, il y avait à Cusco une dame (je voudrais que ce fût
plutôt un poète pour mon histoire) qui se déchaînait contre Pizarro. Un
certain Caravajal, partisan de Pizarro et ami de la dame, vint lui conseiller
de se modérer dans ses discours; elle se déchaîna encore plus, Caravajal,
après avoir tâché inutilement de l'apaiser, lui dit : « Comadre, vio que para
hacer callar ima muger et menester apretar la gar ganta (ma commère, je
vois que pour faire taire une femme il faut lui serrer le gosier), » et il la
fit dans le même moment pendre au balcon. Le roi mon maître n'a jamais
fait de méchancetés, je défie ses ennemis d'en dire une seule; mais si
quelque grand et fort Preusser, offensé des discours de votre oncle, lui
donnait un coup de poing sur la tête, il l'écraserait. Je me flatte que, quand
vous aurez pensé à ce que je vous écris, vous serez convaincue que le
meilleur ami de votre oncle lui conseillerait comme je fais, et que c'est
par vraie amitié et sincère attachement pour vous que je vous parle si
franchement. Je voudrais vous servir, je voudrais adoucir le roi. Empêchez
votre oncle de faire des folies, il les fait aussi bien que des vers, et qu'il
ne détruise pas ce que je pourrais faire pour vous, à qui je suis fidèlement
dévoué. Bonsoir. Ne montrez pas ma lettre à votre oncle, brûlez-la, mais
dites-lui-en bien la substance comme de vous-même. »
de Neuchatel, où il eut occasion de protéger Jean-Jacques Rousseau. On connaît les
tendres paroles que lui adresse Jean- Jacques à la fin des Confessions : « O bon milord!
ô mon père! » D'Alembert a écrit son éloge. Lord Maréchal, né en 1685, mourut à.
Potsdam en 1778. Il avait soixante-huit ans au moment de l'aventure de Francfort.
VOLTAIRE A FRANCFORT. 859
On connaît les adversaires publics de Voltaire, et ils inspirent en
général si peu de sympathie que leurs attaques, bien loin de le dé-
créditer auprès de la foule, ont plutôt faussé le jugement public en
sens contraire. N'est-il pas curieux d'entendre ici l'opinion d'un
sage, d'un noble vieillard accoutumé à peser ses paroles? La lettre
est vive, ce sont des conseils à la prussienne; mais sous la rudesse
de la forme il y a des vérités bonnes à recueillir. « Empêchez votre
oncle de faire des folies, il les fait aussi bien que des vers! » Voilà
donc ce qu'on pouvait dire sans passion, hélas! de l'homme qui
avait constitué à lui seul pendant trente ans le parti de l'humanité,
et qui allait protester encore jusqu'à son dernier soufïle contre les
iniquités du vieux monde! Au reste, s'il va se laisser entraîner à
plus d'une folie dans cette misérable aventure, les agens du roi de
Prusse à Francfort seront les premiers coupables.
II.
Voltaire était allé au-devant des conseils de milord Maréchal; il
s'était soumis déjà malgré les excitations de ses amis, et il atten-
dait patiemment l'arrivée du ballot de Leipzig, quand le langage
de Freytag lui fit soupçonner que l'arrivée même de ce ballot ne
serait pas le terme de son emprisonnement. Le roi ne peut pas
cependant lui faire un procès de tendance, le roi ne peut le sé-
questrer ainsi pour les propos qu'il a tenus et ceux qu'il peut te-
nir encore. Que lui veut-on enfin? La lettre de milord Maréchal lui
rappelle un certain contrat passé entre le souverain et le poète an
sujet de l'installation de Voltaire à Berlin. Le roi paraît tenir abso-
lument à ce contrat; Voltaiïe affirme qu'il l'a perdu. Si c'est là ce
qui motive les nouvelles rigueurs dont on le menace, il fera écrire
par M'"^ Denis deux lettres qui donnent toute satisfaction à cet
égard. Nous les avons, ces lettres; M. Varnhagen en a retrouvé les
brouillons corrigés de la main de Voltaire. La première, adressée
au ministre prussien à Paris, est conçue en ces termes (c'est une
réponse à la réclamation du roi) :
« J'ai à peine la force de vous écrire, mylord. J'arrive ici très malade,
et j'y trouve mon oncle mourant et en prison dans une auberge abomi-
nable. Il est affligé de la colère d'un prince qu'il a adoré et qu'il voudrait
aimer encore; mais son innocence lui donne un courage dont je suis éton-
née moi-même au milieu de tous les maux qui l'environnent. 11 est très
vrai qu'il n'a point le contrat dont il est question, il est très vrai qu'il a
cru me l'avoir envoyé et que peut-être il me l'a envoyé en effet; il se peut
faire qu'il se soit perdu dans une lettre qui ne me sera point parvenue
comme bien d'autres, peut-être aussi sera-t-il dans cette caisse qui est en
chemin pour revenir ou dans ses papiers à Paris. Pour obvier à tous ces
8Ô0 REVUE DES DEUX MONDES.
jnconvéniens, n'ayant pas la force d'écrire, il vient de dicter à un homme
sûr un écrit qui non-seulement le justifie, mais annule à jamais ce con-
trat, et qui doit assurément désarmer sa majesté. Je crois, mj^lord, que
vous serez content, d'autant que si jamais ce contrat se retrouve, notre
premier soin sera de le rendre, malgré l'écrit que nous vous envoyons;.
« Je suis si malade et mon oncle me donne pour sa vie des inquiétudes
si réelles qu'il ne me reste que la force de vous demander pour lui et pour
moi votre amitié.
« MiGNOT Denis. »
« A Francfort, ce M juin. »
La seconde lettre, également corrigée par Voltaire, peut-être
même écrite sous sa dictée, est adressée au roi de Prusse :
« Sire,
« Je n'aurais jamais osé prendre la liberté d'écrire à votre majesté san;^
la situation cruelle où je suis; mais à qui puis-je avoir recours, sinon à un
monarque qui met sa gloire à être juste et à ne point faire de malheu-
reux?
« J'arrive ici pour conduire mon oncle aux eaux de Plombières; je le
trouve mourant, et pour comble de maux il est arrêté par les ordres de
votre majesté dans une auberge sans pouvoir respirer l'air. Daignez avoir
compassion, sire, de son âge, de son danger, de mes larmes, de celles de
sa famille et de ses amis. Nous nous jetons tous à vos pieds pour vous en
supplier.
« Mon oncle a sans doute eu des torts bien grands, puisque votre majesté,
à laquelle il a toujours été attaché avec tant d'enthousiasme, le traite avec
tant de dureté ; mais, sire, daignez vous souvenir de quinze ans de bontés
dont vous l'avez honoré, et qui l'ont enfin arraché des bras de sa famille à
qui il a toujours servi de père.
« Votre majesté lui redemande votre livre imprimé de poésies dont elle
l'avait gratifié. Sire, il est assurément prêt à le rendre, il me l'a juré. 11 ne
l'emportait qu'avec votre permission, il le fait revenir avec ses papiers
dans une caisse à l'adresse de votre ministre. Il a demandé lui-même qu'on
visite tout, qu'on prenne tout ce qui peut concerner votre majesté. Tant
de bonne foi la désarmera sans doute. Vos lettres sont des bienfaits; notre
famille rendra tout ce que nous trouverons à Paris.
« Votre majesté m'a fait redemander par son ministre le contrat d'enga-
gement. Je lui jure que nous le rendrons dès qu'il sera retrouvé. Mon
oncle croit qu'il est à Paris, peut-être est-il dans la caisse de Hambourg;
mais, pour satisfaire votre majesté plus promptement, mon oncle vient de
dicter un écrit (car il n'est pas en état d'écrire) que nous avons signé tous
deux; il vient d'être envoyé à mylord Maréchal, qui doit en rendre compte
à votre majesté. Sire, ayez pitié de mon état et de ma douleur. Je n'ai de
consolation que dans vos promesses sacrées et dans ces paroles si dignes
de vous : Je serais au désespoir d'élre cause du malheur de mon ennemi ;
comment pourrais-je l'être du malheur de mon ami? Ces mots, sire, tracés
de votre main qui a écrit tant de belles choses, font ma plus chère espé-
VOLTAIRE A FRANCFORT. 861
rance. Rendez à mon oncle une vie qu'il vous avait dévoilée et dont vous
rendez la fin si infortunée, — et soutenez la mienne; je la passerai comme
lui à vous bénir... »
« D?:nis. »
« De Francfort-sur-le-Mein, ce M juin. »
Il est impossible que le roi ne se rende pas à ces raisons ou ne
soit pas touché par ces prières. Huit jours après, le 17 juin, arrive
enfin le ballot impatiemment attendu ; le livre des poésies secrètes
de Frédéric va être remis entre les mains de Freytag : Voltaire sera-
t-il libre? Pas encore, voici de nouveaux obstacles. Freytag, tou-
jours effarouché, voyant partout des conspirations et des pièges, a
écrit de nouveau à Berlin pour avoir des ordres plus précis, surtout
des ordres plus sévères. Or le roi est absent, et Fredersdorff, cà qui
le résident de Francfort a fini par communiquer son tremblement
perpétuel, n'ose prendre sur lui d'éclaircir l'affaire embrouillée par
le pauvre homme. Il lui ordonne simplement de surseoir jusqu'à
l'arrivée du prochain courrier. Rappelez-vous que les postes ne mar-
chaient pas comme aujourd'hui, que les courriers prussiens ne par-
taient que deux fois la semaine, et qu'un message de Berlin mettait
six ou sept jours avant de parvenir à Francfort. Surseoir après un
délai si prolongé! retenir encore l'illustre captif après qu'il a rempli
ses engagemens! Le conseiller Schmid, arrivé depuis peu, trouve la
chose si exorbitante qu'il propose de passer outre, de s'en tenir aux
premiers ordres, ou plutôt aux seuls ordres reçus de Berlin, c'est-
à-dire de visiter le ballot, de saisir le livre de poésies, et de laisser
Voltaire continuer son voyage. Freytag avait peur, il est vrai, de
provoquer chez son prisonnier une explosion de colère bien légi-
time, mais il avait plus peur encore de ne pas avoir deviné les mys-
térieuses intentions du monarque. Le jour donc où Voltaire lui
annonce l'arrivée du ballot et se déclare prêt à satisfaire aux con-
ditions posées de part et d'autre, Freytag lui adresse l'agréable mor-
ceau que voici :
« Monsieur,
« Par un ordre précis que je viens de recevoir à ce moment, j'ai l'hon-
neur de vous dire que l'intention du roi est que tout reste dans l'état où
est l'affaire à présent, sans fouiller et sans dépaqueter le ballot en question,
sans renvoyer la croix et la clé, et sans innover la moindre chose, jusqu'à
la première poste qui arrivera jeudi qui vient. J'espère que les ordres de
cette nature sont les suites de mon rapport du 5 de ce mois dans lequel
je ne pouvais pas assez louer et admirer votre résignation à la volonté du
roi, votre obéissance de rester dans la maison où vous êtes malgré votre
infirmité, et vos conteslalions sincères de votre fidélité envers sa majesté.
862 REVUE DES DEUX MONDES.
Si je mérite avec tout cela, monsieur, votre amitié et votre bienveillance,
je serai charmé de pouvoir me nommer votre très humble, etc.. »
On devine la fureur de Voltaire et de sa nièce. Ce jour-là même.
M'"*" Denis adresse à l'abbé de Prades, un des hôtes de Sans-Souci,
une lettre destinée manifestement à être mise sous les yeux du roi.
L'indignation y éclate. Ce sont des cris plutôt que des plaintes.
« Le livre est arrivé, monsieur, il est dans la caisse que M. Freytag
a entre les mains; on ne veut pas l'ouvrir! on nous empêche de
partir! Mon oncle est prisonnier dans sa chambre, avec les jambes
et les mains enflées! et pour sûreté du livre, de ce livre qui est
arrivé, il a encore donné deux liasses de ses propres papiers reçus
en dépôt par M. Freytag ! » Elle transcrit alors les deux billets par
lesquels Freytag s'engage à laisser partir Voltaire aussitôt après la
restitution du livre, elle les agite pour ainsi dire entre ses mains
crispées, elle les met sous les yeux de Frédéric, elle étale enfin
toutes ces indignités commises au nom du roi et qui rejailliront sur
le trône : « M. de Voltaire a satisfait à tous ses engagemens, et ce-
pendant on le retient encore prisonnier! on ne lui rend ni sa caisse,
ni ses deux paquets, ni sa liberté, que M. de Freytag lui avait pro-
mise au nom du roi en présence de M. Rlicker, avocat. » Elle ose
demander alors si le roi a changé d'avis, si M. Freytag se conforme
à ses ordres, s'il ne s'agit plus seulement du livre de poésies, mais
du contrat désormais annulé qui liait le poète au monarque. « Mon
oncle et moi, s'écrie-t-elle, nous le cherchons sans cesse depuis
deux mois. Je donnerais quatre pintes de mon sang pour qu'il fût
retrouvé; mais que le roi daigne se ressouvenir que ce contrat était
sur un petit chilfon de papier fort facile à perdre, que mon oncle a
beaucoup de papiers, qu'il brûle souvent des brouillons. » Et d'ail-
leurs que contenait-il, ce titre égaré? Des remercîmens de Voltaire
à Frédéric pour la pension que le roi lui promettait pendant la du-
rée de son séjour à Berlin. Or Voltaire a envoyé au roi un acte de
renonciation expresse; que veut-on de plus?
Une chose curieuse, c'est qu'au moment où M'"* Denis s'éver-
tuait de la sorte pour obtenir du roi l'élargissement de Voltaire, Fré-
déric faisait ordonner à Freytag de laisser Voltaire poursuivre son
voyage, sous la seule condition de s'engager par écrit à lui ren-
voyer son livre de poésies fidèlement, in originali, sans en prendre
ou laisser prendre copie. Frédéric demandait donc beaucoup moins
que Voltaire n'avait déjà donné; ce livre, on l'avait sous la main,
et on craignait de s'en emparer trop tôt; on voulait le garder dans
le ballot suspect, afin d'avoir un motif de garder Voltaire en même
temps. D'où venait donc la difiîculté? De la lenteur des courriers et
VOLTAIRE A FRANCFORT. 863
du retard des nouvelles. On ne peut s'empêcher de sourire en pen-
sant combien les progrès de nos jours eussent épargné de sottises
à Frédéric et à ses gens. L'ordre d'élargir Voltaire sous condition,
sous une condition déjà remplie surabondamment, est daté du
16 juin, et ne parviendra dans Francfort que le 23. Cependant
Voltaire, retenu à Francfort dès le 18, Voltaire, qui, faute de con-
naître les dispositions meilleures de Frédéric , ne voit pas d'issue à
cette situation intolérable, prend la résolution de s'évader.
Il faut écouter ici un des acteurs de la scène, le secrétaire du
poète, devenu son aide-de-camp. Ce dernier mot ne dit rien de
trop : c'était bien un acte de guerre, et l'on verra tout à l'heure
qu'il pouvait y avoir danger de mort pour les fugitifs. Voici donc,
d'après Coilini, et le plan de campagne imaginé par Voltaire et les
incidens qui en arrêtèrent l'exécution. « Il devait laisser la caisse
entre les mains de Freytag. M""^ Denis serait restée avec nos malles
pour attendre l'issue de cette odieuse et singulière aventure; Vol-
taire et moi devions partir, emportant seulement quelques valises,
les manuscrits et l'argent renfermé dans la cassette. J'arrêtai en
conséquence une voiture de louage et préparai tout pour notre dé-
part,* qui ressemblait assez à la fuite de deux coupables. A l'heure
convenue, nous trouvâmes le moyen de sortir de l'auberge sans
être remarqués. Nous arrivâmes heureusement jusqu'au carrosse
de louage; un domestique nous suivait, chargé de deux porte-
feuilles et de la cassette. Nous partîmes avec l'espoir d'être enfin
délivrés de Freytag et de ses agens. Arrivés à la porte de la ville
qui conduit au chemin de Mayence, on arrête le carrosse et on court
instruire le résident de notre tentative d'évasion. En attendant qu'il
arrive. Voltaire expédie son domestique à M'""" Denis. Freytag pa-
raît bientôt dans une voiture escortée par des soldats, et nous y
fait monter en accompagnant cet ordre d'imprécations et d'injures.
Oubliant qu'il représente le roi son maître, il monte avec nous, et,
comme un exempt de police, nous conduit ainsi à travers la ville et
au milieu de la populace attroupée. On nous conduisit de la sorte
chez un marchand nommé Schmid, qui avait le titre de cons-eiller
du roi de Prusse et était le suppléant de Freytag. La porte est bar-
ricadée et des factionnaires apostés pour contenir le peuple assem-
blé. Nous sommes conduits dans un comptoir. Des commis, des va-
lets et des servantes nous entourent. M'"" Schmid passe devant
Voltaire d'un air dédaigneux et vient écouter le récit de Freytag,
qui raconte de l'air d'un matamore comment il est parvenu à faire
cette importante capture et vante avec emphase son adresse et son
courage... Qu'on se représente Vsiuieur de la Ilenriade et de Mé-
rope, celui que Frédéric avait nommé son ami, ce grand homme
86A REVUE DES DEUX MONDES.
qui de son vivant reçut à Paris, au milieu du public enivré, les hon-
neurs de l'apothéose, entouré de cette valetaille, accablé d'injures,
traité comme un vil scélérat, abandonné aux insultes des plus gros-
siers et des plus méchans des hommes, et n'ayant d'autres armes
que sa rage et son indignation ! On s'empare de nos effets et de la
cassette, on nous fait remettre tout l'argent que nous avions dans
nos poches; on enlève à Voltaire sa montre, sa tabatière et quelques
bijoux qu'il portait sur lui. Il demande une reconnaissance, on la
refuse. « Comptez cet argent, dit Schmid à ses commis, ce sont
des drôles capables de soutenir qu'il y en avait une fois autant. »
Je demande de quel droit on m'arrête, et j'insiste fortement pour
qu'il soit dressé un procès-verbal. Je suis menacé d'être jeté dans
un corps-de-garde. Voltaire réclame sa tabatière, parce qu'il ne
peut se passer de tabac; on lui répond que l'usage est de s'emparer
de tout. Ses yeux étincelaient de fureur et se levaient de temps en
temps vers les miens, comme pour les interroger... »
Viennent ensuite des scènes de cabaret, où le grotesque le dis-
pute à l'odieux. Cette expédition (c ayant altéré le résident et toute
sa séquelle, » Schmid fait apporter du vin pour abreuver les vain-
queurs. On boit, on trinque, en présence de Voltaire et de Collini,
« à la santé de son excellence monseigneur Freytag! » Un certain
Dorn, espèce de fanfaron qu'on avait envoyé sur une charrette à la
poursuite des fugitifs, apprenant que Voltaire est arrêté, revient en
toute hâte réclamer sa part du triomphe. « Si je l'avais attrapé en
route, s'écrie-t-il, je lui aurais brûlé la cervelle! » Ainsi croît de
minute en minute une véritable émulation d'héroïsme. Après deux
heures passées de }a sorte, on conduit les prisonniers « dans une
mauvaise gargote à l'enseigne du Bouc, » où les attendaient douze
soldats commandés par un sous-officier. Voltaire et Collini sont en-
fermés séparément, et chacun d'eux est gardé à vue par trois sol-
dats portant la baïonnette au bout du fusil. C'est le redoutable
Dorn, comme l'appelle Voltaire, qui a installé ses hôtes à l'auberge
du Bouc, après quoi il se rend au Lion- d'Or, où M'"^ Denis gardait
les arrêts par ordre du bourgmestre. Une escouade de soldats l'ac-
compagne, car le redoutable Dorn ne marche jamais sans ses
troupes; mais ce héros est aussi un homme à stratagèmes, et, lais-
sant ses grenadiers sur le seuil, il se présente à M""^ Denis comme
un envoyé de son oncle qui demande à la voir. Elle sort, les soldats
l'entourent, et la voilà conduite, non pas auprès de son oncle, mais
dans un galetas de l'auberge du Bouc, n'ayant. Voltaire l'a dit,
« que des soldats pour femmes de chambre et leurs baïonnettes
pour rideaux. » Collini ajoute ce détail, qui complète la peinture :
« Dorn eut l'insolence de se faire apporter à souper, et, sans s'in-
VOLTAIRE A FRANCFORT. 865
quiéter des convulsions horribles dans lesquelles une pareille aven-
ture avait jeté M""" Denis, il se mit à manger et à vider bouteille sur
bouteille. » Et tout cela se passe à Francfort, dans une ville libre,
au nom de celui que Voltaire avait appelé Marc-Aurèle, au nom du
chef couronné de la philosophie du xviii^ siècle! « Dussé-je vivre
dix siècles, s'écrie l'honnête Collini, je n'oublierai jamais ces atro-
cités! »
Mais le récit de Collini n'est-il pas suspect? Il est bien permis de
crier quand on a subi de pareilles avanies; je ne serais pas étonné
que l'auteur de ce tableau eut un peu forcé le ton et charbonné sa
peinture. Collini et Voltaire ont parlé; à Freytag de se défendre.
Rappelons-nous toutefois que, si les captifs sont un peu suspects
dans leurs accusations, le geôlier ne l'est pas moins dans son apo-
logie. Que dit-il? Sur les -premières circonstances de l'arrestation,
le rapport publié par M. Varnhagen d'Ense est parfaitement con-
forme au récit qu'on vient de lire. En détaillant avec une complai-
sance comique ses émotions, ses embarras, ses mesures d'urgence
au moment où ses espions viennent lui annoncer l'évasion de Vol-
taire, il confirme ingénument les appréciations de Collini. Je le vois
d'ici triomphant et je devine ses airs de matamore. Quant aux scènes
scabreuses, elles ont à peu près disparu. Pas un mot de l'intermède
bachique dans le comptoir de M. Schmid; en revanche, voici laiî
tableau assez vif des menées, des mouvemens, des grimaces, des
contorsions de Voltaire et du jeune Italien. « Ah! s'écrie le pauvre
geôlier, j'ai vu enfin à quelles gens nous avions affaire! les plus
terribles bandits n'eussent pas fait de tels mouvemens pour échap-
per à nos mains. » Gomme ce style de police fait honneur au roi de
Prusse! Outrager la victime parce qu'elle a essayé de fuir, et s'in-
digner de ce qu'elle résiste! Mais le sentiment du droit ne saurait
entrer dans cette pauvre cervelle; il y a toute une page du rap-
port où le résident prussien s'évertue à prouver que la promesse
faite par lui à Voltaire n'est point de celles qui engagent. Après
cela, est-il bien nécessaire de discuter tous les détails de son récit?
Il affirme que l'hôtelier du Lion d'Or, trouvant Voltaire trop ladre,
a refusé absolument de le recevoir; il affirme que Voltaire, dans le
comptoir de M. Schmid, a encore essayé de s'évader, et qu'on s'est
décidé alors à le conduire sous bonne garde à l'auberge du Bouc; il
affirme que le sergent Dorn ne s'est pas installé de son autorité
privée dans la chambre de M""' Denis , mais que M'"*" Denis a voulu
être rassurée par sa présence et lui a même offert un louis d'or pour
sa peine. Sans mettre à nu toutes les invraisemblances d'un récit
où éclate à chaque ligne la maladresse du geôlier, il suffit de con-
stater qu'il avoue les faits les plus graves, les indignités les plus
TOME LVI. — 1865. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
scandaleuses de cette aventure, je veux dire l'emprisonnement de
Voltaire, de son secrétaire et de sa nièce, gardés tous trois à vue
par des soldats armés de pied en cap comme les derniers des mal-
faiteurs. Voltaire dit qu'il y en avait trois dans chacun des galetas;
il n'y en avait que deux d'après le rapport officiel. « Voyez l'exa-
gération du poète! » s'écrie très sérieusement le scrupuleux Varn-
liagen.
Ces violences avaient eu lieu le 20 juin; le 21, Freytag reçoit
de Berlin les instructions en date du 16 qui ordonnent la mise
en liberté de Voltaire. Le scandale va donc finir? Pas encore.
Freytag, qui se pique d'être fin, décide que la tentative d'évasion
du 20 juin a créé une situation toute nouvelle, et que les ordres
rédigés le 16 à Berlin n'ont plus de valeur à moins d'être expres-
sément confirmés. Voilà donc Voltaire enfermé à l'auberge du
Bouc, déshonoré devant toute une ville et obligé de s'humilier aux
pieds de ce résident imbécile, pour obtenir au moins un adoucisse-
ment à ses maux. C'est du 21 juin qu'est datée cette supplique à
Freytag :
« Je vous conjure, monsieur, d'avoir pitié d'une femme qui a fait deux
cents lieues pour essuyer de si horribles malheurs. Nous sommes ici très
mal à notre aise, sans domestiques, sans secours, entourés de soldats. Nous
vous conjurons de vouloir bien adoucir notre sort. Vous avez eu la bonté
de nous promettre de nous ôter cette nombreuse garde. Souffrez que nous
retournions au Lion d'Or^ sous notre serment de n'en partir que quand sa
majesté le roi de Prusse le permettra. Il y a là un petit jardin nécessaire
pour ma santé, où je prenais des eaux de Schwalbach. Tous nos meubles y
sont encore, nous payons à la fois deux hôtelleries, nous espérons que
vous daignerez entrer dans ces considérations. Au reste, monsieur, j'avais
toujours cru que tout serait fini quand le volume de sa majesté serait re-
venu, et je le croyais avec d'autant plus de raison que M. Riicker avait pro-
posé de me faire laisser caution pour sûreté du retour de la caisse. Voilà
ce que j'avais eu l'honneur de vous dire hier. Enfin, monsieur, je vous prie
d'excuser les fausses terreurs qu'on m'avait données. Soyez très persuadé
que ni ma nièce, ni M. Collini, ni moi, nous ne sortirons que quand il
plaira à sa majesté. Nous n'avons ici aucun secours, même pour écrire une
lettre. Pardonnez, je vous prie, et ne nous accablez pas. M"'" Denis a vomi
toute la nuit, elle se meurt. Nous vous demandons la vie. »
Ni ces plaintes, ni ce serment, ni cette humilité de la victime s'a-
baissant jusqu'à demander pardon au lieu d'invoquer son droit, ne
désarment la défiance obstinée du résident. Comment céderait-il
quand les ordres mêmes de Frédéric ont tant de peine à lui faire
lâcher sa proie? Vainement Voltaire a-t-il écrit à la margrave de
Bayreuth, sœur du roi de Prusse, le jour de l'arrestation : « J'ai
' VOLTAIRE A FRANCFORT. 867
voulu partir aujourd'hui 20, ayant satisfait à tous mes engagemeus.
On a arrêté mon secrétaire, ma nièce et moi. Nous avons douze sol-
dats aux portes de nos chambres. Ma nièce, à l'heure que j'écris,
est dans les convulsions. Nous sommes persuadés que le roi n'ap-
prouvera pas cette horrible violence. » Vainement M""' Denis a-t-elle
écrit le lendemain au roi lui-même : « Mon oncle a cru avec raison
être en droit de partir le 20, laissant à votre ministre la caisse et
d'autres effets que je comptais reprendre le 21, et c'est le 20 que
nous sommes arrêtés de la manière la plus violente. On me traite,
moi qui ne suis ici que pour soulager mon oncle mourant, comme
une femme coupable des plus grands crimes : on met douze sol-
dats à nos portes. Aujourd'hui 21, le sieur Freytag vient nous si-
gnifier que notre emprisonnement doit nous coûter cent vingt-deux
écus et quarante kreutzers par jour, et il apporte à mon oncle un
écrit à signer, par lequel mon oncle doit se taire sur tout ce qui est
arrivé, ce sont ses propres mots, et avouer que les billets du sieur
Freytag n'étuienl que des billets de consolation et d'amitié qui ne
tiraient point à conséquence. 11 nous fait espérer qu'il nous ôtera
notre garde. Voilà l'état où nous sommes le 21 juin, à deux heures
après midi. » Vainement enfin le roi, étonné de ces clameurs et
commençant à craindre le scandale, ordonne-t-il à Freytag de
mettre imntédiatement Voltaire en liberté. — « Impossible! répond
le geôlier, la situation a changé depuis la date de cet ordre. Vol-
taire est entouré de visiteurs qui sans doute viennent comploter
avec lui. Ce sont des libraires, des journalistes, c'est le duc de
Meiningen et ses cavaliei^s. Tout cela est louche. » C'est le 25 juin
que Freytag a reçu l'ordre du roi; pendant une douzaine de jours
encore, ce serviteur enragé va protester contre l'imprudence de
son maître. Nouvelles plaintes de Voltaire et de M™* Denis adres-
sées soit à Frédéric, soit à l'abbé de Prades; nouveaux ordres du
roi enjoignant à Freytag de terminer au plus tôt cette affaire si mal
conduite et de laisser partir les prisonniers.
« J'ai reçu une lettre de la nièce de Voltaire que je n'ai pas trop com-
prise; elle se plaint que vous l'avez fait enlever à. son auberge et conduire
à pied avec des soldats qui l'escortaient. Je ne vous avais rien ordonné de
tout cela. Il ne faut jamais faire plus de bruit qu'une (chose?) ne le mé-
rite. Je voulais que Voltaire vous remît la clef, la croix et le volume de
poésies que je lui avais confiés. Dès que tout cela vous a été remis, je ne
vois pas de raison qui ait pu vous engager à faire ce coup d'éclat. Rendez-
leur donc la liberté dès ma lettre reçue. Je veux que cette affaire en reste
là, qu'ils puissent aller où ils voudront, et que je n'en entende plus parler.
Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.
« Frédéric. «
« A ma maison de Sans-Souci, le 26 juin 1753. »
868 REVUE DES DEUX MONDES.
« J'ai reçu une lettre de Voltaire qui me parle encore de sa liberté. Vous
devez avoir reçu les ordres que je vous ai donnés de le laisser aller où
bon lui semblera, ainsi que sa nièce. Je n'avais d'autres prétentions sur
lui que de le dépouiller de la croix, de la clé de chambellan, et de re-
tirer le livre que je lui avais confié. Vous m'avez écrit qu'il avait satisfait
à tout ce que je demandais de lui. Ne différez donc point de mettre fin à
tout cela, parce que sans doute, s'il était survenu quelque incident nou-
veau, vous m'en auriez averti. Sur ce, je prie Dieu, etc..
« Frédéric. »
« A Potsdam, ce 9 juillet 1753. »
Tel était le zèle acharné de Freytag que ce second billet n'aurait
peut-être pas été plus efficace que le premier, si Voltaire n'avait
réussi à faire intervenir le bourgmestre de Francfort; c'est à lui,
non au résident prussien, que Voltaire dut enfin sa liberté le
6 juillet 1753, après trente-six jours d'un emprisonnement clan-
destin d'abord et presque consenti, mais bientôt accompli publi-
quement, avec scandale et violence, au mépris de la parole jurée.
Certes il y avait là de quoi faire perdre patience à un esprit
moins vif et moins irritable que Voltaire; mais il y a des situations
qui obligent, et, pour la dignité du rôle que Voltaire rehiplissait
devant l'Europe du xviii'= siècle, nous regrettons qu'il n'ait pas eu
toujours une attitude plus noble en face de son imbécile geôlier. Ce
ne sont pas seulement les rapports de Freytag qui nous le montrent
en flagrant délit de pasquinades, il suffit d'interroger Collini pour
s'édifier sur ce point. Qu'est-ce par exemple que cette scène dans
la cour de M. Schmid? « Tandis qu'il était dans la cour, raconte
Collini, on vint m' appeler et me dire d'aller le secourir. Je sors,
je le trouve dans un coin, entouré de personnes qui l'observaient
de crainte qu'il ne prît la fuite, et je le vois courbé, se mettant les
doigts dans la bouche et faisant des efforts pour vomir. Je m'écrie,
effrayé : « Vous trouvez-vous donc mal? » Il me regarde, des
larmes sortaient de ses yeux, il me dit à voix basse : Fingo,
fingo... Ces mots me rassurèrent. » Prétendait-il s'enfuir, comme
l'ont cru ses gardiens? ne songeait- il qu'à se moquer d'eux et à
bafouer la pudeur de M'"'' Schmid, comme M. Schmid se l'est ima-
giné? ou bien faut-il admettre l'explication de Collini et dire qu'il
croyait par ce stratagème apaiser la fureur de cette canaille? En
tout cas, ce n'est pas ainsi qu'un Voltaire devait se défendre.
Qu'est-ce encore que la scène du pistolet le matin même du jour
où Voltaire est rendu enfin à la liberté? Cette scène, plus puérile
que sérieuse assurément. Voltaire l'avait niée dans ses mémoires;
mais Collini l'a racontée en détail, et le rapport de Freytag la con-
firme aujourd'hui. En s' oubliant de la sorte, Voltaire nous découvre
VOLTAIRE A FRANCFORT. 869
lui-même les torts secrets qui le réduisaient à F impuissance. Quels
cris aurait jetés le futur avocat de Galas, de Sirven, de Labarre, s'il
avait osé porter cette cause devant l'opinion européenne? Son grand
tort en cette affaire est de n'avoir pu traduire le roi de Prusse à la
barre du droit commun sans s'attirer des répliques écrasantes. On
les soupçonnait déjà, ces répliques, par la lettre de lord Maréchal
à M'"" Denis ; on les devine tout à fait dans la lettre de la margrave
de Bayreuth au roi de Prusse son frère. En demandant grâce pour
le prisonnier, la spirituelle margrave le flétrit dans les termes les
plus durs, et c'est seulement après s'être radoucie qu'elle le traite
de fou. Il est vrai qu'elle le place en fort bonne compagnie. « Son
sort, dit- elle, est pareil à celui du Tasse et de Milton. Us finirent
leurs jours dans l'obscurité; il pourrait bien finir de même... »
Est-ce à dire que Frédéric n'ait aucun reproche à se faire? Non
certes. Ma conclusion est tout autre. Quelque témoignage qu'on
invoque, Voltaire, Collini ou Freytag, il est impossible de ne pas
condamner Frédéric. La moindre de ses fautes en cette triste aven-
ture, c'est son indifférence. Une affaire qui demandait les mains
les plus délicates est confiée à des lourdauds, et il les laisse agir
à tort et à travers sans plus s'inquiéter de ce qui se passe; quel
mépris du droit! quelle insolence de despote! Au moment où Frey-
tag croit avoir déplu au roi par l'excès de son zèle, il lui donne
naïvement cette excuse : « Je croyais l'affaire si grave, j'étais si
résolu à me faire restituer tous les manuscrits de votre majesté,
que, si Voltaire m'eût échappé, si je l'avais atteint, non à la bar-
rière, mais en pleine campagne, et qu'il eût refusé de retourner à
Francfort, je n'aurais pas hésité à lui casser la tête d'un coup de
pistolet. » Voilà le danger que courait Frédéric avec de tels agens ;
et il les laisse procéder à leur guise! et il ne se réveille qu'à la
dernière extrémité! Une des choses les plus graves à mon avis
dans les pièces que publie M. Varnhagen, ce sont les complimens
que le grand factotum Fredersdorff adresse à Freytag au nom même
du roi. Voici, par exemple, ce qu'il lui écrit le lli juillet 1753 :
<( Vous avez agi en fidèle serviteur du roi, conformément à ses au-
gustes ordres; personne ici, personne dans le monde entier ne sera
dupe des mensonges et des calomnies de Voltaire. » Accorder un
certificat de probité à Freytag quand Voltaire exaspéré l'accuse de
n'avoir prolongé sa détention que pour le voler à loisir, je com-
prends cela; mais signaler en lui un fidèle serviteur, un homme
qui a bien compris et bien exécuté les ordres de son maître, en
vérité c'est trop fort.
Le ressentiment de Voltaire fut implacable. Le pauvre Freytag
a payé cher ses balourdises; malgré les assurances de Freders-
870 REVUE DES DEUX MONDES.
dorlT, le monde entier a cru longtemps sur la foi de Voltaire que
le résident de Francfort n'était pas seulement un sot, mais un fri-
pon. Six ans après l'aventure, au milieu de la guerre de sept ans,
au moment où le prince de Soubise, commandant l'armée française
en Allemagne, se dirigeait sur Francfort, Voltaire écrivait de Ferney
à Collini, qui se trouvait alors à Strasbourg et le pressait de saisir
l'occasion pour se venger; il fallait, disait-il, voir le prince de Sou-
bise dès son entrée à Francfort, lui présenter un mémoire, deman-
der son appui auprès du magistrat, obtenir enfin sous la protection
de nos armes la punition des coupables et la restitution de l'argent
volé. Collini rédigea le mémoire et le soumit à Voltaire, qui le ren-
voya courrier par courrier entièrement refait de sa main, avec une
lettre en minute pour le prince de Soubise. Si Collini abandonna
ces poursuites, Voltaire ne renonça point à sa vengeance. Collini ne
craint pas d'affirmer « qu'il y songea toute sa vie. » Quand les his-
toriens de l'Allemagne, M. Preuss, M. Venedey, nous disent que le
philosophe de Ferney fut un des plus terribles ennemis du philo-
sophe de Sans-Souci, qu'il contribua plus que personne à soulever
l'Europe pour l'écraser, qu'il déchaîna les Russes contre lui au mo-
ment le plus critique de la guerre de sept ans, on est tenté de voir
d'at)ord dans ces paroles une exagération révoltante. Aujourd'hui,
après les révélations de l'affaire de Francfort, on ne doit plus être
aussi prompt à repousser un pareil témoignage.
Qu'on relise à cette lumière la correspondance du poète pendant
les péripéties de la lutte. Avec quelle joie il parle des succès « ob-
tenus du Dieu des armées contre son ancien et étrange Salomon du
Nord! » Frédéric tombera, glorieusement sans doute, mais il tom-
bera, aux applaudissemens du monde. <( C'est une nouveauté dans
l'histoire que les plus grandes puissances de l'Europe aient été obli-
gées de se liguer contre un marquis de Brandebourg; mais avec
cette gloire il aura un malheur : c'est qu'il ne sera plaint de per-
sonne. Il ne savait pas, lorsque je le quittai, que mon sort serait
préférable au sien. Je lui pardonne tout, hors la barbarie vandale
dont on usa avec M'"*' Denis. » Toujours le souvenir des outrages
de Francfort! il y revient sans cesse. « Voici bientôt le temps où
M""^ Denis pourrait demander les oreilles de ce coquin de Francfort
qui eut l'insolence de faire arrêter dans la rue, la baïonnette dans le
ventre, la femme d'un officier du roi de France, voyageant avec le
passeport du roi son maître (1). » Comme il presse, comme il en-
courage le maréchal de Richelieu! Comme il l'excite à vaincre! Ce
n'est plus le patriotisme des jours de Fontenoy, c'est l'ardeur de la
. (I) Juillet-août 1757.
VOLTAIRE A FRANCFORT. 871
haine. « J'ai confié ma vengeance à trois ou quatre cent mille
hommes! » Il n'a plus de goût pour la poésie, il écrit l'histoire de
Russie pour l'impératrice Elisabeth, (c Comment voulez-vous que je
résiste à la fille de Pierre le Grand?... 11 importe de connaître un
pays qui venge la maison d'Autriche, n Si Frédéric lui écrit encore,
il se moque de ses lettres; il les communique au duc de Richelieu,
au comte de Ghoiseul; il s'en sert pour le perdre. La détresse du
héros ne l'émeut pas. « Le roi de Prusse vient de m'écrire une lettre
très touchante: mais j'ai toujours l'aventure de M'"*' Denis sur le
cœur. Si je me portais bien, j'irais faire un tour à Francfort dans
l'occasion (1). » Ainsi, à travers les émotions de la guerre qui tient le
monde en suspens, ce souvenir ne le quitte pas ! Comment s'éton-
ner que, mêlant ses griefs aux griefs de l'Europe, il finisse par ré-
sumer toutes ses colères dans un mot plein de menaces, et que le
chef couronné de l'esprit nouveau s'appelle désormais pour lui
« l'ennemi public? »
Mais, dira-t-on, malgré tant de paroles amères, le roi et le poète
se sont réconciliés. La correspondance interrompue a repris son
cours. Brisé en 1753, le fil se renoue en 1757 et va se dérouler
pendant plus de vingt ans encore. Voltaire a beau rire d'abord
des confidences du roi et des bons tours qu'il lui joue, peu à peu
cette duplicité lui répugne, les griefs s'effacent, le ton s'apaise,
l'amitié semble renaître... Oui, l'amitié de Frédéric et de Voltaire,
pure affaire de théâtre! Il ne suffit pas de dire, à la vue de ces
orages, que l'amitié n'est possible qu'entre égaux et que les fa-
miliarités de Voltaire, malgré tous les prestiges de son esprit,
l'exposaient à d'insolentes représailles; il ne suffit pas de rappeler
le précepte de Montaigne qnil faut marcher en telles amitiés la
bride à la main^ avec prudence et précaution^ ni le mot si net, si
digne, si français de Rivarol, à propos de ses rapports avec les
puissans du monde : « je les tiens à distance par le respect. » Non,
la question est plus sérieuse ; il y a autre chose ici que les impru-
dences d'un bel esprit devenu le camarade d'un roi, il y a une pro-
fanation de l'amitié. L'amitié veut des âmes saines, car si l'amitié
est une victoire perpétuelle sur l'égoïsme, l'amitié est une vertu, la
fleur des vertus de l'homme, a dit un poète de nos jours. Frédéric
et Voltaire sont de rares esprits, ce ne sont pas les âmes où puisse
s'épanouir cette fleur d'or. Quel spectacle que celui de ces deux
hommes unissant leurs passions, les plus généreuses comme les
plus funestes, et au fond se méprisant l'un l'autre! Les écrivains
allemands, aujourd'hui si durs pour Voltaire et qui font de Fré-
(1) 12 septembre 1757.
872 REVUE DES DEUX MONDES.
déric une sorte de victime royale outragée par le Pétrone de la
France, devraient bien y regarder d'un peu plus près. Dans la
grande comédie de cette amitié qui unissait les esprits, mais non
les cœurs, Voltaire s'est peut-être montré le moins coupable; l'ex-
cuse de ses courtisaneries , c'est qu'il recherchait dans le roi de
Prusse le protecteur de l'esprit nouveau. Frédéric cherche des
éloges, et en même temps il est heureux d'humilier le flatteur. Il
provoque la louange et il la rejette. Il ne peut se passer des lettres
de Voltaire, et il affecte pour ses outrages comme pour ses caresses
une souveraine indifférence. Il y a plus de cynisme, mais en re-
vanche plus de cœur chez Voltaire; il y a plus de dignité, mais plus
d'insolence et d'insensibilité chez Frédéric. Si Frédéric a pu dire à
Voltaire : « Vous souillez votre plume, » Voltaire a pu lui répondre :
« Vous prenez toujours un plaisir méchant à humilier les autres
hommes. » Plus on étudie leur longue correspondance, coupée en
deux par le scandale de Francfort, cette correspondance où tous
les tons se heurtent, où toutes les passions s'entremêlent, plus on
aperçoit entre eux une sorte de charme irritant qui les fait s'attirer
sans cesse et invinciblement se repousser. Admiration , éblouisse-
ment, intérêt, vanité, on peut y voir tour à tour les choses les plus
diverses, on n'y trouvera jamais l'amitié.
Ici s'offre à nous un rapprochement fait à souhait, comme dit
Fénelon, pour le plaisir de la pensée. Au moment et dans la ville
même où se passaient les scènes que nous venons de décrire, gran-
dissait un enfant merveilleusement doué qui devait en effacer un
jour les traces les plus fâcheuses. Le petit Wolfgang, celui qui in-
scrira le nom de Goethe parmi les grands noms du monde nouveau,
avait quatre ans à peine en 1753. Quelques années après, quand il
parcourait sa ville natale avec ses compagnons d'études, quand il
en prenait possession, comme il l'a si bien dit, est-il possible que
le souvenir de l'arrestation de Voltaire n'ait pas été une des pre-
mières impressions de sa curiosité si précoce et si vive ? Il disait,
soixante-dix ans plus tard, à Eckermann : « Vous n'avez aucune
idée du rôle que jouaient dans ma jeunesse Voltaire et ses grands
contemporains, et de la domination morale qu'ils exerçaient. » Vol-
taire et Goethe, quelle distance de l'un à l'autre! Et du monde où
domine le premier au monde où le second a établi son pacifique
empire, quel progrès du niveau général! Au lieu de sacrifier Vol-
taire à Frédéric, les critiques allemands dont nous venons de par-
ler auraient mieux fait d'opposer la figure sereine du chantre
d'Hermann et Dorothée à la figure sarcastique de l'auteur du Mon-
dain. Voltaire, par ses railleries implacables, a élevé de nouvelles
barrières entre l'esprit français et l'esprit germanique; Goethe, par
VOLTAIRE A FRANCFORT. S73
l'impartialité de son génie, a rapproché les deux peuples. Et si l'on
voulait poursuivre ce parallèle, comme la fausse amitié de Frédéric
et de Voltaire fait mieux apprécier l'amitié si virile et si pure de
Schiller et de Goethe ! Le xviii* siècle s'épure avec de tels hommes,
l'humanité s'élève, et l'on sent qu'un âge meilleur se prépare.
Ce progrès, si manifeste de Voltaire à Goethe, n'est pas moins
grand peut-être de Goethe jusqu'à nos jours. Si nous faisons un
retour sur nous-mêmes après avoir étudié, pièces en main , cette
aventure de Francfort, il est difficile de ne pas remarquer avec
orgueil certains contrastes entre notre société et celle du dernier
siècle. Se figure -t -on aujourd'hui un Freytag violant toutes les
lois, tous les engagemens, toutes les formes protectrices du droit
commun, je ne dis pas à l'égard d'un Voltaire, mais simplement
du premier venu, sans que l'Europe entière s'en émeuve? Il est vrai
que ces avantages de la société nouvelle sont dus à Voltaire lui-
même et à ses compagnons d'armes; c'est là même ce que le récit
de l'aventure de Francfort ne permet pas d'oublier. Si de tels scan-
dales ne sont plus possibles au xix* siècle, ce n'est pas seulement
parce que l'opinion et les lois protègent mieux qu'autrefois la li-
berté individuelle, c'est aussi parce que l'écrivain se protège lui-
même par le sentiment de sa dignité. Dans ce monde immense des
lettres où sont disséminés tant de talens et d'où les royautés ont
disparu, supposez un homme investi de l'autorité que Voltaire avait
conquise : le verrait-on courtiser un Frédéric, une Elisabeth, une
Catherine II, pour assurer le triomphe de ses principes? Non, certes;
il s'adresserait à l'opinion elle-même, il voudrait être le leader du
parlement universel. Du plus grand au plus humble, spontanément
ou de parti-pris, tel est le but que se propose tout écrivain digne
de ce nom. C'est là un signe des jours nouveaux et un éclatant symp-
tôme de progrès... Défions-nous toutefois de cet orgueil; le mal est
prompt à se transformer, et chaque situation a ses embûches. La
démocratie qui nous emporte peut avoir également ses flatteurs.
Voltaire, en ses meilleurs jours, reprochait à Frédéric de prendre
plaisir à humilier ses semblables; que ce soit là aussi notre sollici-
tude vis-à-vis de la démocratie triomphante. Travaillons à la rendre
libérale, à lui inspirer le sentiment de tous les droits, à la préser-
ver de cette jalousie farouche, ennemie de tout ce qui s'élève. Fai-
sons en sorte que les sociétés issues de 89 n'oublient jamais ces
grandes paroles prononcées à la tribune de l'assemblée consti-
tuante : « Il faut rendre l'homme respectable à l'homme. »
Saint-René Taillandier.
LES ÉTATS-UNIS
PENDANT LA GUERRE.
II.
DE L'ATLANTIQUE AU MISSISSIPI. — L'AMERICAIN DE L'OUEST.
Pendant l'automne de ISQh , on commençait aux États-Unis une
campagne électorale dont quelques incidens ont été racontés dans
la Revue (1). Un voyage fait à la même époque environ, pendant
les mois d'octobre et de novembre, me permettait d'observer, de
l'Atlantique au Mississipi, une des régions les plus intéressantes du
territoire américain. Dans les souvenirs de ce voyage que je re-
cueille ici, il sera peu question de la guerre, et pourtant on verra
sans peine quel lien les rattache à la situation présente. L'une des
choses en effet qui frappent le plus dans les États-Unis du nord,
c'est que presque rien n'y rappelle les terribles luttes qui, depuis
quatre années, ont un si grand retentissement dans le monde. La
physionomie, si l'on me permet le mot, de New-York, de Philadel-
phie, de Boston, de toutes les villes du nord, est aujourd'hui ce
qu'elle était avant que l'Union fût déchirée. Rien n'interrompt, rien
ne gêne les relations habituelles de la vie, l'activité commerciale
et industrielle, les hardiesses de l'esprit d'entreprise; les armées
sont loin, les recrues restent dans les camps, hors des villes; on
continue de bâtir des églises, des monumens, des maisons, on ne
bâtit point jusqu'ici de casernes. Il faut aller jusqu'à Washington à
l'est, jusqu'à Saint-Louis dans la vallée du Mississipi, pour se sen-
(1) Voyez la livraison du 15 décembre IStii.
LES ÉTATS-UxMS PENDANT LA GUERRE. 876
tir sur le théâtre de la guerre. Dans les grands états qui s'étendent
à des latitudes plus élevées, on ne voit qu'une démocratie paisible
et livrée à tous les travaux de la paix. Son étonnante prospérité,
sa résolution, sa confiance, son entrain presque joyeux, étonnent
l'observateur. Pour apercevoir les blessures causées par la guerre
civile, il faut sortir du bruyant théâtre de la vie publique, s'asseoir
à ces foyers où gémissent les femmes, les sœurs, les filles, et là
même la douleur ne connaît point le découragement. Plus grands
ont été les sacrifices, plus fière elle demeure : elle se nourrit de
larmes silencieuses et de glorieux souvenirs. Les confidences que
j'en ai reçues sont de celles que l'on doit garder pour soi, comme
une marque d'amitié en même temps que comme un enseignement;
ma tâche n'est que celle d'un narrateur occupé à étudier la vie gé-
nérale d'un peuple au milieu d'une grande crise sociale et politique.
I.
Boston a été appelée quelquefois la « ville aux trois collines. »
Gomme elle, une grande partie de la Nouvelle-Angleterre est for-
mée de mamelons doucement arrondis. Quand cette terre n'avait
pas de nom, un rabot puissant y a enlevé toutes les aspérités;
des stylets irrésistibles, passant sur les dures syénites, sur les
granités cristallins , sur les vertes diorites , sur les poudingues
remplis de noyaux arrondis, y ont dessiné un réseau de sillons
droits et de stries. Est-ce, comme le croit Agassiz, un puissant gla-
cier couvrant toute l'Amérique du Nord qui a laissé ces traces, qui
a broyé les roches et modelé le terrain actuel? Un violent déluge
a-t-il roulé pêle-mêle tous les débris qui couvrent de leur rude
manteau les couches siluriennes de la Nouvelle-Angleterre? Sont-ce
seulement des montagnes de glace venues du pôle qui ont déposé
ici leur cargaison de blocs erratiques, comme elles la laissent tom-
ber aujourd'hui sur les bancs de Terre-Neuve? Voilà les questions
que je m'adressais en traversant, à la fin du mois de septembre
dernier, les tranchées du chemin de fer qui conduit de Boston à
Portland dans le Maine, et qui au-delà se dirige vers le Canada,
en passant au pied des Montagnes -Blanches, que j'allais visiter.
Peu de personnes autour de moi s'occupaient du paysage : hommes
et femmes lisaient les journaux du matin; des soldats convalescens
ou en congé, enveloppés de leurs manteaux bleus, continuaient à
demi-voix les conversations des camps. Quelques Anglais seule-
ment, en route pour le Canada, regardaient passer, avec un air de
curiosité lassée, les collines arrondies couronnées de petits cèdres,
les bouquets d'ormes, d'érables et de chênes, les petites maisons
de bois propres et coquettes, entourées d'arbres et de vergers, les
876 REVUE DES DEUX MONDES.
fleurs jaunes des verges d'or et les grappes brunes des soumacs,
qui partout bordaient la voie. Ils cherchaient peut-être, sans pou-
voir la trouver, quelque cabane, quelque masure, quelque trace de
misère ; mais si la nature américaine conserve encore çà et là la
grâce du désordre, si parfois un arbre mort se mêle aux arbres vi-
vans, si des Qeurs sauvages bordent les champs cultivés, toutes
les demeures de l'homme, construites avec soin, ont je ne sais quel
air décent et achevé qui étonne toujours le voyageur européen.
Jusqu'à Portland, le chemin de fer s'éloigne peu de la mer, qui
étincelle et frissonne sous le soleil radieux. Sa frange d'écume vient
battre capricieusement les rochers sauvages de Nahant, baiser les
grèves de Marblehead et mourir au pied des belles forêts de pins de
Beverley. A Newbury-Port, on traverse l'embouchure de la rivière
Merrimac, à Portsmouth celle du Piscatagua; les cours d'eau ont
conservé les beaux noms indiens, les villes n'ont pour la plupart
que des noms de hasard et étrangers. Dans les vallées s'étendent des
prés marécageux où la haute marée pénètre et laisse sur les herbes
une poussière saline; on y garde en tas le foin, qu'on dispose sur
de petits pilotis pour le mettre à l'abri des hautes eaux. Des sables
et des graviers qui couvrent les rivages du Nouveau-Hampshire et
du Maine sortent çà et là, comme des murailles, des collines ro-
cheuses, arrondies et usées. Les pâturages succèdent aux bois, les
bois aux pâturages : les feuilles dentelées des érables, rouges,
jaunes, violettes, purpurines, se découpent sur le sombre fond des
sapins ou sur la verdure bleuâtre des grands pins. On ne se lasse
point d'admirer cette riche végétation, dont le déclin est plus splen-
dide que la maturité; les coteaux boisés ressemblent de loin à la
palette d'un peintre. Les chênes, à la fin de septembre, gardent
encore leur couleur ordinaire, mais tous les autres arbres non ré-
sineux sont déjà touchés par la main de l'automne.
Portland a une rade magnifique; les schistes presque verticaux
de la côte s'y enfoncent sous la mer et forment une enceinte où
peuvent entrer sans difficulté les plus grands vaisseaux du monde.
Le Great-E aster n, auquel tant de ports sont fermés, y peut péné-
trer. On compte à Portland vingt-cinq églises pour une population
de 25,000 habitans. L'esprit puritain a poussé de profondes racines
chez tous ces pêcheurs et ces bûcherons du Maine. Un soldat qui
retournait à Bangor me n:i;ontait les pénibles marches qu'il avait
faites dans la dernière campagne d'été en Virginie. « Il fallait tout
jeter, monsieur, havre-sacs, couvei'tures, habits de rechange. Le
jour vint où je jetai ma bible de poche, qui ne m'avait pas quitté
depuis deux ans. » A l'armée, il était resté fidèle au Maine liqnor
laiv et n'avait jamais trempé ses lèvres que dans de l'eau. Le nord
n'a peut-être pas de meilleurs régimens que ceux de cette pro-
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 877
vince, composés d'hommes grands, robustes, sobres, patiens chas-
seurs, bûcherons hardis; le log-house de leurs forêts, construit
avec des troncs non équarris, a servi de modèle aux abris que les
fédéraux construisent dans leurs quartiers d'hiver. Depuis le com-
mencement de la guerre, le Maine a fourni en tout 61,000 hommes
à l'armée et à la marine des États-Unis, c'est-à-dire près d'un
dixième de sa population entière. Dans la seule année 186/i, cet état
adonné 1,846 matelots et 17, lZi8 soldats, sur lesquels 3,525 étaient
des vétérans réengagés.
Les quais de Portland et toutes les gares de chemins de fer du
Maine sont encombrés de troncs de pins et de planches. Le centre
principal du commerce du bois est pourtant Bangor, sur la ri-
vière Penobscot. Le pin blanc {pimis strobus) est l'essence la plus
recherchée de la grande forêt qui couvre sans interruption la moitié
septentrionale du Maine, la plus grande partie du Nouveau-Bruns-
wick, le nord-est de l'état de New-York et les parties adjacentes du
Canada. Cet arbre, au feuillage clair et aux longues pointes, peut
atteindre jusqu'à soixante mètres de hauteur. On s'en sert exclusi-
vement pour la construction des mâts, et le bois, découpé en plan-
ches, en lattes, en tuiles, en pièces de toute forme et de toute gran-
deur, est expédié dans tous les États-Unis. Les arbres résineux
couvrent tout le plateau situé entre l'Atlantique et le Saint-Lau-
rent. Les eaux du Maine se versent au nord dans le Saint-Jean et
dans la rivière Chaudière, au sud dans le Penobscot et le Kennebec,
qui descendent vers les fiords de la côte. Un archipel de lacs, s'il
est permis d'employer cette expression, interrompt seul la monoto-
nie du désert de verdure. Les niveaux ne sont que peu différens, et
les bateliers passent de l'un à l'autre par de courts portages (c'est
l'expression adoptée depuis longtemps par les Canadiens). Suivant
une vieille tradition indienne, le Penobscot pourrait couler à son
gré, soit au nord, soit au sud.
A partir de Portland, le chemin de fer qui va de Boston au Ca-
nada traverse des régions boisées et solitaires; le manteau des sa-
bles et des graviers couvre de ses ondulations la charpente rocheuse
qui surgit par intervalles en murs de plus en plus élevés. Le long
de la voie, il ne reste souvent dans la forêt que des souches noir-
cies : on les a même parfois arrachées, et les racines hérissées for-
ment les premières clôtures des champs. Le vocabulaire de la géo-
graphie américaine est fécond en surprises : nous voici tout d'un
coup à Oxford, puis un peu plus loin à Paris; ce Paris inconnu se
compose de quelques maisons perdues dans les érables et les chênes
de la vallée du Petit-Androscoggin. Le soleil couchant jette ses
dernières flammes sur l'or et sur la pourpre des bois, il jaunit les
lacs endormis où la rivière a ses sources. Un peu au-delà , on des-
878 REVUE DES DEUX MONDES.
cend dans la vallée du Grand -Androscoggin, qui arrive avec un
bruit joyeux des collines où le Gonnecticut prend aussi naissance.
On suit cette vallée jusqu'à Gorham, dans le Nouveau-Hampshire,
et des deux côtés s'allongent dans l'ombre les lignes déjà solen-
nelles et grandioses des chaînes qui servent d'enceinte au massif
des Montagnes-Blanches. La nuit est venue quand le train nous dé-
pose à la porte de V Alpine- H ouse; du vestibule en bois, je vois s'é-
loigner le panache étincelant de la locomotive; en face, le croissant
de la lune brille doucement au-dessus des montagnes qui remplis-
sent tout un côté du ciel.
Je partis le lendemain de bonne heure pour faire l'ascension du
Mont -Washington, le dôme le plus élevé des Montagnes-Blanches
(l'altitude de cette montagne est égale à six mille deux cent qua-
tre-vingt-cinq pieds) ; une route carrossable a été pratiquée dans
ces dernières années jusqu'au sommet. Elle conduit d'abord, en
remontant une vallée sauvage, jusqu'au pied même de la mon-
tagne, arrondie comme un bouclier. La route, coupée de fondrières,
traverse une forêt où les bouleaux sont encore plus nombreux que
les arbres résineux. On apprend bien vite à distinguer parmi ces
derniers le pérusse [abies Canadensis)^ au feuillage fin, transparent
et léger, formant une dentelle un peu plus claire sur le vert noirâtre
des autres sapins. Au sortir de cette forêt, on entre dans un vaste
amphithéâtre de toutes parts encaissé par des montagnes. On y a
bâti un grand hôtel en bois, nommé le Glen-llouse-, en face du
Mont-Washington et de ses pentes énormes, l'immense hôtel a l'air
d'une hutte. Un ours brun , attaché à une chaîne, se promène mé-
lancoliquement autour du pieu qui le tient prisonnier. On lui a
laissé du moins la vue libre des bois où il est né.
G'est au Glen-House que commence la véritable ascension. La
lourde voiture, attelée de six chevaux vigoureux, s'élève lentement
le long des rampes pratiquées sur le flanc de la montagne, parmi
les rochers, les fleurs sauvages, les érables, les bouleaux, les sa-
pins. Çà et là on voit les traces d'un incendie; la rociic grise et nue
ne porte plus que des troncs blanchis, pareils de loin à des fan-
tômes. Les érables disparaissent les premiers, les bouleaux ensuite;
mais cette dernière essence a une rusticité et une force de résis-
tance remarquables, car on en retrouve des représentans jusqu'à
une très grande hauteur. La zone des sapins a je ne sais quoi de
triste, de désolé; partout l'on voit des troncs morts penchés sur les
arbres vivans, des branches déchirées, des mousses pendantes.
Bientôt les sapins, battus par les vents, s'accrochent par des racines
plus tortueuses aux rochers; mais la bise et le froid finissent par
triompher de cette force secrète qui circule avec la sève et qui la
porte vers le ciel. Vaincus, écrasés, courbés, les derniers sapins de-
LES ETATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 879
viennent des nains difformes; ils se traînent comme des mousses
monstrueuses à la surface du sol et dans les interstices béans du
gneiss. Plus haut même, dans la région où les lichens rampent
comme des moisissures tenaces sur les cimes éternellement battues
par les vents, la nature, comme pour témoigner de sa fécondité,
sème encore çà et là des fleurs d'une exquise beauté. Ce jardin sus-
pendu dans les airs voit éclore les plantes exotiques du Labrador et
de la Laponie; mais ces délicates merveilles échappent aux regards
superficiels, et la montagne, au-delà de la zone des conifères, n'est
plus qu'un vaste désert de pierre. Le gneiss qui forme la cime, brisé
en gigantesques morceaux, montre ses veines onduleuses et irrégu-
lières de quartz, de feldspath et de mica miroitant. Du vaste amon-
cellement des pierres, l'œil descend avec plaisir sur les pentes som-
bres hérissées de sapins et dans les profondeurs des vallées, où la
rouille, l'orange et l'écarlate des bouleaux et des érables tachent le
fond velouté des conifères.
Chemin faisant, j'engage la conversation avec le cocher par des
éloges sur son habileté à tenir en main ses six chevaux. Le cocher
devient communicatif, me raconte qu'il est né dans l'état de New-
York, qu'il est démocrate et votera pour Mac-Glellan. Il se plaint
de la guerre, du prix élevé de toutes choses, mais surtout de la
conscription. Il a été lui-même la veille à Portland s'acheter un
remplaçant chez un de ses amis, ancien cocher comme lui, devenu
recruteur [substitut e-brocker) et agent de remplacement. « Ces
marchands d'hommes, me dit-il, valent-ils mieux que les mar-
chands de noirs? » En l'interrogeant, je découvre néanmoins que
son remplaçant ne lui coûtera que 500 dollars, somme qu'il faut
encore réduire à peu près de moitié, si on veut l'évaluer en or, et
qui assurément semblera peu élevée après quatre ans de guerre.
Une mince couche de nuages qui depuis le matin s'attachait opi-
niâtrement au sommet du Mont -Washington m'empêcha de jouir
complètement de la vue qui s'y déploie, et dont le propre est que
rien n'y rappelle l'homme : on n'aperçoit que la forêt sans limites;
quelques lacs y sont jetés çà et là, comme les fragmens d'un mi-
roir brisé sur un tapis. Ni vallées cultivées, ni villes, ni villages;
les ondulations des montagnes cachent les lieux où l'homme s'est
fait une petite place. Dans l'immense solitude où ils vivaient, est-il
étonnant que les Indiens aient personnifié les montagnes? La race
anglo-saxonne n'a pas assez respecté les noms qu'ils leur ont don-
nés. Le Mont-Agiochook est devenu le Mont -Washington. Voici
pourtant encore, dans le lointain, Monadnoc et le cône du Kear-
sage (1), qui ont gardé leurs noms bizarres, et dans l'interminable
(1) Presque tous les monitors de la flotte américaine ont emprunté leurs noms aux
montagnes de la Nouvelle-Angleterre.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
forêt qui s'étend vers le nord-est, la masse du Ktaadn reste comme
une tache bleuâtre visible sur l'horizon. De ce côté, la civilisation
n'a encore imprimé que peu de traces. Il n'est pas besoin d'aller
au-delà du Mississipi pour voir la forêt vierge et l'Indien : à
quelques lieues seulement de Gorham ou de Bangor, vous les re-
trouverez. Sous ce sombre manteau de forêts qui s'étend en plis
majestueux, sur ce sol humide et spongieux où des générations vé-
gétales sans nombre ont laissé leurs dépouilles, vivent encore,
comme il y a plusieurs siècles, l'ours, le loup, le lynx, le caribou,
le gauche et gigantesque mouse, qui, tenant sa vaste ramure abais-
sée en arrière, se fraie avec la poitrine un chemin à travers les
branches. Avec eux vit aussi l'homme primitif qu'ont connu les pre-
miers émigrans.
Au-delà des derniers villages, on trouve encore un asile et un
lit grossier chez les bûcherons en quête des plus beaux pins; plus
loin, on ne s'aventure qu'avec un guide indien, on n'a plus d'autre
lit que les branches de Varbor vitœ étendues sur la mousse, on n'en-
tend d'autres bruits dans l'effrayante solitude que les cris inconnus
des animaux qui s'appellent ou le retentissement soudain causé par
la chute d'un arbre séculaire, note solennelle qui seule marque la
fuite du temps. Voilà bien l'Amérique telle que la virent les pre-
miers voyageurs. La civilisation n'a occupé à ces latitudes que des
côtes, des vallées; elle a glissé autour d'immenses provinces monta-
gneuses, comme l'eau tourne autour des rochers. Les mâts des vais-
seaux américains, qui traversent toutes les mers, les planches des
îuaisons de la Nouvelle- Angleterre, entre lesquelles s'abritent tant
d'ambitions, de calculs, de passions, viennent de régions où l'In-
dien chasse en paix comme ses aïeux. La géographie d'une partie
du Maine est encore presque aussi incertaine que celle des Monta-
gnes-Rocheuses. Les géologues de l'état de New-York prennent des
guides indiens pour explorer les Monts-Akirondak.
Sur le sommet du Mont- Washington, formé d'une petite plaine
rocheuse, on a bâti une maison à un étage qui porte le nom de
Tip-Top house; elle est entourée de blocs de gneiss et protégée
ainsi contre le vent furieux qui souffle presque sans relâche à cette
hauteur. Les rafales sont si violentes au haut de la montagne, que,
pour leur donner moins de prise, notre cocher crut prudent d'en-
lever les toiles qui recouvraient le char-à-banc, car il est arrivé
que des voitures ont été enlevées et jetées par dessus les murs de
pierres amoncelées qui bordent la route. L'ascension avait duré
cinq heures, la descente ne fut pas beaucoup plus rapide; la voiture
redescendit avec des cahots affreux les rudes pentes où elle s'était
traînée le matin. De temps à autre, les masses rampantes du brouil-
lard étaient chassées plus haut et laissaient les regards plonger dans
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 881
les profondeurs verdâtres ou azurées des montagnes; puis le vent
rejetait le brouillard dans la vallée, et le sommet du Mont-Jefferson,
qui fait face au Mont-Washington, apparaissait au-dessus d'une
brume légère comme une île placée à une hauteur inaccessible.
De Gorham, on peut se rendre, en traversant les Montagnes-
Blanches, à Littleton dans la vallée du Connecticut : le trajet est
long et fatigant à cause du mauvais état de la route, qui en beau-
coup d'endroits n'est formée que de troncs demi-pourris posés les
uns contre les autres. Le paysage en revanche est admirable, car
on côtoie du côté nord tout le massif des Montagnes-Blanches et
des montagnes plus basses dites « de Franconie, » qui se rattachent
au flanc occidental de la chaîne. On aperçoit dans toute leur ma-
jesté les monts Madison, Adams, Jefferson et Washington, dont les
dômes presque égaux s'appuient sur une base commune; les ver-
sans, plus inclinés du côté septentrional, y montrent fort nettement
les larges bandes des zones végétales qui s'y superposent. Au-
dessus de la zone bigarrée des contreforts inférieurs court la ligne
épaisse et noire des sapins, que dominent les sommets gris et viola-
cés, sans arbres.
On arrive à travers bois à un petit village nommé JefTerson: d'un
côté se dressent les massives Montagnes-Présidentielles; de l'autre,
fuient les ondulations sans fin des montagnes de Franconie et
de celles qui enserrent la vallée du Connecticut. Le Mont-La-
fayette (l'altitude est de 3,200) et le Mont-Pemigewasset (altitude
de /i,100 pieds) élèvent leur tête au-dessus de ces flots montagneux
de toute nuance, de toute couleur, de toute forme, qui reculent
dans un désordre plein de grâce. On peut étudier à Jefferson ce
que j'appellerais volontiers l'embryogénie d'un village américain.
Le fermier qui vient s'établir dans une région aussi déserte com-
mence par brûler la forêt : le feu consume le taillis et ne laisse de-
bout que les souches et les troncs charbonnés des plus gros arbres;
ces troncs sont coupés et forment, couchés bout à bout, les pre-
mières clôtures. On y enferme quelques bœufs; on voit ces animaux,
au poil long et roux, errer dans ces étranges pâturages remplis de
rochers; ailleurs, liés au joug, ils arrachent les souches, ils défon-
cent et creusent le terrain où l'on établit les fondations de la mai-
son d'habitation, de la grange, de l'écurie, des hangars, détachés
les uns des autres à cause de la fréquence des incendies; les sou-
ches retirées du sol sont disposées les racines en l'air, en longues
clôtures qui de loin ressemblent à des rangées de cactus mons-
trueux et difformes. Les blocs de pierre sont enlevés un à un et ser-
vent à faire des murs. Les bâtimens de ferme sont de légères con-
.structions en bois; la maison d'habitation est ordinairement bâtie
TOME LVI. — 1865. 50
882 REVUE DES DEUX MONDES.
avec soin, elle est spacieuse, propre, et aux fenêtres bien fermées
sourient les visages roses et frais de robustes enfans. Parmi les mai-
sons qui bordent la route à d'assez longs intervalles, j'en distingue
une où, dans une grande salle, on n'aperçoit que des bancs de bois;
c'est l'école, qui n'est jamais oubliée.
Après le village de Jefferson, on rentre dans la solitude des bois
jusqu'à Littleton. Ce petit bourg est placé sur un affluent du Gon-
necticut, l'Ammonoosuc, dont les eaux, qui roulent entre des ro-
chers, font mouvoir un grand nombre de scieries. Dans ce recoin
du Nouveau-Hampshire , quelque chose vint encore me rappeler la
guerre et la politique. A la porte de l'auberge était une grande
affiche indiquant l'itinéraire du collecteur des nouveaux impôts de
guerre dans le troisième district électoral de l'état. Les contri-
buables étaient invités à venir payer la taxe dite du revenu inté-
rieur à des jours spécifiés dans les diverses villes où le collecteur
devait s'arrêter, s'ils ne voulaient aller s'acquitter à ses bureaux
d'Orford. Dans les districts ruraux, souvent très étendus, les col-
lecteurs sont obligés, on le voit, de faire des tournées de village
en village pour percevoir les impôts : les contribuables reçoivent
d'avance par la poste les lettres d'avis où le chiffre de leur quote-
part est fixé. Les retardataires sont punis d'une amende qui s'élève
à 10 pour 100 du chiffre de leur taxe.
De Littleton part un petit embranchement de chemin de fer
qui serpente jusqu'à la grande et belle vallée du Connecticut. La
ligne suit toutes les sinuosités de ce fleuve, et le traverse plu-
sieurs fois sur des ponts de bois treillissés, recouverts d'un toit.
Tantôt le train reste à l'intérieur de ces galeries, tantôt il roule
sur le sommet; les rails, dans ce dernier cas, sont placés au haut du
toit aplati, et l'on aperçoit des deux côtés les eaux transparentes
qui descendent sur les rochers. La vallée traverse de riantes mon-
tagnes, entre lesquelles le fleuve circule au fond d'une plaine fer-
tile, formée de dépôts alluvionnaires. Les terrains sont disposés en
terrasses naturelles qui se succèdent comme les marches d'un gi-
gantesque escalier. La ligne ferrée suit ces grands plans nivelés
d'avance; sur les larges terrasses se succèdent les beaux champs,
les pâturages, les villes florissantes, les villages prospères. Le fleuve
s'élargit de plus en plus; à Holyoke, les eaux sont retenues par un
magnifique barrage qui a 330 mètres de long et 10 mètres de haut.
Cette force hydraulique donne le mouvement à d'importantes fila-
tures de coton, à des scieries, à des ateliers divers. Un peu après
Holyoke, on aperçoit les usines de Springfield. Cette ville est une
des plus florissantes du Massachusetts : la population, qui en 1850
était de 11,766 habitans, s'élève aujourd'hui à 20,000. L'arsenal,
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 883
qui est le plus important des États-Unis, occupe un très grand
nombre d'ouvriers : on y garde toujours 200,000 fusils. Il n'est cer-
tainement pas de ville d'industrie moins noire et moins triste : les
ateliers ressemblent de loin à des palais; la force hydraulique étant
presque la seule employée, le ciel n'est point assom])ri par les
fumées du charbon ; les coquettes villas sont comme ensevelies
derrière le feuillage des ormes et des érables; rien ne vient ternir
les contre-vents verts, les colonnettes blanches des vérandahs, les
bois peints de toute couleur, les angles et les moulures du grès
rouge. L'industrie ne traîne pas encore à sa suite, dans la Nouvelle-
Angleterre, les liaillons de la misère, la dégradation des mœurs,
l'abrutissement, l'ignorance; l'homme est regardé comme un pro-
duit aussi important que ceux que le commerce échange : l'ouvrier
reste supérieur à l'œuvre.
Springfîeld n'est pas très éloigné d'Albany, la capitale politique
de l'état de New-York. On traverse d'abord la partie occidentale du
Massachusetts, la plus montueuse, la plus pittoresque de cet état.
On suit quelque temps un des afîluens du Gonnecticut, puis on
entre dans le grand bassin de l'Hudson. Aux approches d'Albany
se voient les monts Catskill, dont les crêtes ont ces formes quadran-
gulaires, simulant des tours crénelées, des ruines, des marches
d'escalier, qui presque toujours caractérisent les montagnes de
grès. La vallée de l'Hudson se déroule à perte de vue avec ses bois,
ses prés, ses nombreux villages. La transition entre le Massachu-
setts et le New-York se marque assez nettement : dans ce dernier
état, les champs, les enclos sont plus vastes, les bâtimens de ferme
plus spacieux, les maisons d'habitation en revanche plus petites et
moins propres. A Albany, les voyageurs descendent des wagons et
montent sur un bateau à vapeur qui va sans cesse d'une rive à
l'autre de l'Hudson. Ces bateaux-bacs, sans poupe ni proue, sont
de véritables, rues mouvantes : au milieu du pont se tiennent les
voitures, les omnibus, les chevaux, les camions; des deux côtés
sont de longues salles d'attente peur les piétons. Quand le bateau
arrive au quai de débarquement, l'extrémité du large pont se place
au niveau d'un plancher mobile; voitures et piétons, sans perdre un
moment, se ruent dans toutes les directions , et le bateau, sans se
retourner, repart bientôt pour l'autre rive.
La rivière Hudson est une des principales artères du commerce des
États-Unis. C'est sur ses eaux que Robert Fulton fit en 1808 le pre-
mier essai de la navigation à vapeur. Quelle serait sa surprise, s'il
pouvait voir aujourd'hui les gigantesques steamers étages qui vont
sans cesse de New-York à Albany, emportant des centaines de voya-
geurs ! Les derniers construits sont assurément les plus beaux spé-
cimens de bateaux de rivière qui existent dans le monde entier.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
Outre ces grandes maisons mouvantes, le fleuve porte sans cesse
plus d'un millier de bateaux à voiles. Les plus gros vaisseaux peu-
vent remonter le fleuve jusqu'à Hudson, et les schooners vont jus-
qu'à Albany et Troy (à une distance de 166 milles de l'embouchure),
où la marée se fait encore sentir. Outre son fleuve et ses chemins
de fer, Albany possède encore des canaux qui établissent une com-
munication avec le lac Érié, le lac Ontario, le lac Champlain. Cette
ville est un des plus grands marchés de bois du monde entier. Elle
reçoit les pins blancs du Michigan et du Canada, les chênes, les
cerisiers sauvages, les peupliers de l'Ohio, les pins communs de
Pensylvanie et de New-York. Il y passe en outre une immense quan-
tité de céréales, de laine et de tabac. Le petit établissement fondé
en 1614 parles Hollandais est devenu une cité considérable, qui
a quarante églises, onze écoles publiques, dix banques, un capitole,
un hôtel de ville en marbre, un observatoire, une université, une
école de médecine, une école normale pour les instituteurs et les
institutrices de l'état, et de nombreux établissemens charitables. A
Albany, on entre dans le grand courant qui conduit les émigrans dans
les états du nord-ouest. Les familles allemandes qui vont s'établir
dans le Michigan, l'Illinois et le Wisconsin prennent à New-York
des billets avec lesquels elles peuvent se rendre sans s'arrêter à Dé-
troit et à Chicago. Le train du chemin de fer dit New-York Central
était si rempli de femmes et d'enfans que j'eus quelque peine à y
trouver de la place. En traversant les faubourgs d'Albany, on aper-
çoit beaucoup d'enseignes et de noms germaniques. Ici l'on vend du
loger béer, là du vin du Rhin ! Bien que New-York ait une population
allemande plus nombreuse qu'aucune autre ville du monde, sauf
Vienne et Berlin, on peut affirmer que le vrai Germain ne s'arrête
pas volontiers sur les côtes de l'Atlantique. Il aime trop la sohtude
et l'indépendance. Il est encore aujourd'hui ce qu'il était quand
Tacite dépeignait si fidèlement ses mœurs. Dans la colonisation de
l'ouest, il a pris le rôle du pionnier : il aime l'isolement, il défri-
che la forêt, et fait sortir les premières moissons de la terre. Sa
robuste compagne le suit volontiers dans les champs, et ne s'en-
ferme point, comme l'Américaine, dans la maison. Leurs blonds
enfans grandissent au désert, dans les sillons, dans les bois, et de
bonne heure travaillent. Quand le laboureur a terminé sa tâche,
celle du Yankee commence : le producteur est suivi du spéculateur.
L'Américain apporte parmi ces familles fixées au sol, isolées, dé-
fiantes, sobres, économes, demi-sauvages encore, l'esprit d'entre-
prise, les institutions communales et civiles, les solidarités de la vie
publique, l'éducation, les tentations, les goûts, les habitudes d'une
civilisation avancée. Tout est muscle chez le paisible, lent, labo-
rieux Allemand; tout est nerf chez le maigre Yankee, aux yeux bril-
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 885
lant d'un feu sombre, au front soucieux, au cou mobile et allongé.
L'esprit chez l'un, le corps chez l'autre, ne connaissent ni trêve ni
repos : l'un crée la richesse, l'autre la fait circuler; l'un travaille,
l'autre s'ingénie à inventer sans cesse des instrumens de travail
plus parfaits. Ils ne s'aiment guère, mais ils sont nécessaires l'un à
l'autre. Le Yankee, à l'esprit délié, aventureux, toujours prêt à sai-
sir l'occasion, aussi généreux qu'avide, amoureux d'idées géné-
rales, rhéteur politique et religieux, sociable et ambitieux, a trop
de mépris pour la lenteur patiente et la taciturnité de l'Allemand.
Il ne comprend pas ce rêveur qui préfère à tout les grands hori-
zons des plaines solitaires, cette âme qui vit d'une vie tout inté-
rieure, et pour qui l'indépendance est le plus beau prix du travail;
mais ces deux fortes races se complètent naturellement : l'une
achève ce que l'autre commence, et de leur mariage sortira quelque
jour, au moins dans l'ouest, une race nouvelle où les belles facul-
tés mentales et physiques trouveront un meilleur équilibre.
En quittant Albany, on monte par une pente rapide le versant
de la vallée de l'Hudson. Sur le grand et riche plateau qui le do-
mine se succèdent les fermes et les taillis. Sur les champs qui se
déroulent à perte de vue, les tiges jaunies du maïs sont liées en
cônes alignés; des vaches rousses errent dans les pâturages. Çà et
là, le limon du plateau s'appauvrit, et, devenant trop sableux, ne
porte plus que de petits pins blancs. On aperçoit de temps à autre
les bateaux qui remontent lentement le canal Érié, longtemps pa-
rallèle au chemin de fer. Schenectady, situé sur ce canal, est un
des plus anciens établissemens des Hollandais. En 1690, cette
ville n'avait qu'une église et une soixantaine de maisons, et fut
brûlée par un parti de Français et d'Indiens. Jusqu'en 1825, elle
est restée l'entrepôt principal du commerce entre la vallée de
l'Hudson et l'ouest. Le Mohavvk, tributaire de l'Hudson, a des ra-
pides au-dessous de ce point, et toutes les marchandises étaient
autrefois transportées à Albany par une route ordinaire : aujour-
d'hui le canal qui unit le Mohawk au lac Érié et les chemins de
fer ont réduit des neuf dixièmes les frais de transport. Les loco-
motives passent au-dessus du canal et de la rivière sur un pont
qui a 330 mètres de longueur. A partir de Schenectady, on re-
monte la vallée du Mohawk. A Little-Fall, les eaux se précipitent
entre des montagnes escarpées dont les roches ont les formes les
plus hardies et semblent des forteresses démantelées. Le canal
longe le chemin de fer au fond de la vallée étroite, et on le voit
s'engouffrer dans une coupure de la montagne. De distance en dis-
tance, des barrages arrêtent l'eau et fournissent la force hydrau-
lique à des établissemens industriels. Plus loin, la vallée s'évase,
se couvre de gras pâturages où errent des troupeaux. A Franc-
886 REVUE DES DEUX MONDES.
fort (encore un souvenir de l'Allemagne!), une immense chemi-
née, entourée d'usines en brique, sert de centre à une agglomé-
ration de jolies petites maisons de bois blanc où demeurent des
ouvriers. La locomotive essoufflée vient enfin s'arrêter au milieu
d'Utica. Cette ville, fondée par on ne sait quel Gaton obscur vers
1793, a aujourd'hui six grands hôtels, vingt églises, publie plu-
sieurs journaux quotidiens et cinq journaux hebdomadaires; elle a
cinq banques, s'éclaire au gaz, possède des filatures de coton, de
laine, des fonderies, des tanneries, des ateliers de construction
pour le chemin de fer. En 1830, c'était encore un village, et sa
charte municipale ne date que de cette époque. L'établissement le
plus intéressant est la maison de fous, qui appartient à l'état de
New-York. Le docteur Bringham, qui en était autrefois directeur, a
fondé en IBM un journal aliéniste intitulé American Journal of
Jnsanity, et destiné à répandre des idées plus humaines en ce qui
concerne le traitement de la folie. Le docteur John Gray, directeur
actuel de l'asile et éditeur de ce journal, fidèle aux mêmes idées,
oblige les fous à se guérir eux-mêmes et leur laisse presque pleine
liberté. Son système consiste à faire appel à ce qui leur reste de
raison pour les amener à surveiller et à vaincre leur déraison : la
folie n'est jamais, suivant lui, complète au début; elle n'envahit
d'abord qu'un coin de l'esprit. Il explique au malade sa maladie,
lui fait peur de la folie complète , incurable , et lui apprend à uiser
de sa volonté contre le fantôme qui vient le hanter. Cette méthode
produit, m'a-t-on assuré, dans un très grand nombre de cas de
merveilleux résultats; mais le succès dépend sans doute en grande
mesure du tact, de la fermeté, des qualités morales de ceux qui
l'appliquent.
Les chutes de Trenton sont à quelque distance d'Utica. Un em-
branchement de chemin de fer y conduit par une contrée sauvage
et pastorale que traverse le Ganada-Creek, un petit affluent du
Mohawk. En arrivant près de Trenton, la locomotive, attelée à quel-
ques vieilles voitures usées, passe timidement sur un frêle pont de
bois jeté à une très grande hauteur au-dessus d'un torrent. On
s'occupe de vider des tombereaux de ballast à travers les poutrelles
pour noyer peu à peu les appuis dans un remblai; mais le passage
est encore dangereux, et le voyageur ne se rassure guère avant que
la locomotive ait cessé de rouler sur la maigre charpente. Après une
nuit passée dans une méchante auberge, je me rendis de bon ma-
tin aux chutes. Je traversai un petit bois, et, descendant un esca-
lier rustique, me trouvai au fond d'une gorge en face de la cascade
inférieure. On ne saurait imaginer paysage plus imprévu : rien ne
l'annonce, rien ne le fait deviner. Le Canada-Creek coule au fond
d'une vallée étroite qui forme comme une coupure dans la plaine :
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 887
le lit de cette rivière est creusé dans des couches calcaires super-
posées comme les feuillets d'un livre; minces et d'épaisseur égale,
elles dessinent une série de traits parallèles et horizontaux sur les
murs de la vallée. Des deux côtés et au niveau de l'eau , ces cou-
ches forment comme de petits trottoirs, tantôt plus larges, tantôt
plus étroits. On avance lentement sur ces dalles naturelles, en fou-
lant aux pieds d'innombrables fossiles de l'époque silurienne. Les
eaux descendent, sombres et écumantes, sur les marches de cet es-
calier naturel. En se tenant aux chaînes de fer scellées dans la
pierre, on longe les portions les plus étroites qui demeurent libres
entre le torrent et le rocher. Quand on arrive à une cascade, le trot-
toir devient escalier ; on monte rapidement les degrés glissans au
milieu d'une poussière liquide et transparente où le soleil dessine
d'admirables arcs-en-ciel circulaires. Parvenu au niveau du déver-
soir, on peut regarder à loisir les eaux qui, en franchissant le seuil,
se colorent d'une belle teinte jaune, due à la nature chimique des
calcaires noirâtres qu'elles ont lavés : on les dirait mêlées de poix
ou de bitume, ou l'on croirait voir couler des masses de verre fondu,
pareil à celui dont on fait les bouteilles communes. Cette teinte
disparaît dans les flocons frissonnans qui montent et descendent
sans cesse au bas de la cascade en remous dont la blancheur fatigue
le regard. La deuxième chute est la plus élevée et la plus pitto-
resque. La nappe moirée qui bondit et ruisselle sur les noirs rochers
est encadrée par les flancs boisés de la vallée ; les branches traî-
nantes et tristes de Yarbor vitœ se penchent sur les eaux bouil-
lonnantes; les bouleaux au tronc argenté, les érables s'attachent
en désordre aux parois du rocher, et couronnent les sommets en
mêlant leur feuillage coloré des riches teintes de l'automne aux
sombres pointes des sapins. Çà et là, une liane rougie trace comme
une ligne de sang. Rien dans mes souvenirs ne dépasse cette cas-
cade de Trenton pour l'harmonie, la beauté des lignes, la richesse
et le contraste des couleurs. C'est un paysage de dimensions res-
treintes, mais achevé; rien n'y rappelle l'homme : pas une maison,
pas une route, pas même un sentier visible, pas une hutte rus-
tique ou un siège de bois; la solitude profonde, la tristesse de
cette vallée oubliée, le murmure doux et monotone des eaux, tout
invite au repos et à la rêverie.
De retour à Utica, je traversai jusqu'aux chutes du Niagara les
plaines riches et monotones de l'état de New-York. Sur tout ce tra-
jet, le pays conserve le même caractère : de vastes prés naturels
entourés de frêles clôtures de bois, çà et là quelque village formé
de maisons alignées le long de larges avenues d'arbres et entourées
de jardins et de vergers, des taillis, des futaies où les pins blancs
se mêlent aux érables, aux bouleaux, aux chênes, aux ormes, dont
888 REVUE DES DEUX AIONDES.
les branches retombent en courbes régulières comme les longues
plumes d'un panache. On ne se lasse point d'admirer les tons écla-
tans du feuillage; chaque essence a sa livrée d'automne : l'érable,
rouge écarlate, couleur de groseille ou de rubis, se reconnaît de
très loin; l'orme donne des massifs jaunâtres, le vert lutte encore
contre le jaune et le rouge dans l'érable sucré. Le soleil couchant
vient dorer la vaste plaine et resplendit à travers les bouquets de
bois; nulle description ne peut donner l'idée des splendeurs de ce
spectacle. Les nuages légers, franges immobiles suspendues aux
bords de l'horizon, semblent flotter dans la pourpre, dans le feu,
dans le sang ; on ne distingue plus les sillons, la rude glèbe, les
friches de la plaine , convertie en un lac rose ou violet. Les ormes
lointains reluisent comme de frêles bouquets d'améthyste ou de
grenat; mais ces crépuscules féeriques ne durent pas assez long-
temps : le soleil s'arrête à peine sur l'horizon, les irisations s'éva-
nouissent par degrés dans une ombre d'abord légère, et bientôt de
plus en plus opaque.
Entre Utica et le Niagara, on rencontre deux villes importantes,
Syracuse et Rochester. En 1820, Syracuse était un village de trois
cents habitans; aujourd'hui la population dépasse trente mille âmes,
elle a 25 églises (dont quatre catholiques) et 8 écoles publiques.
Elle doit sa prospérité à ses mines de sel, les plus importantes des
États-Unis. A une profondeur de 100 mètres environ, on puise une
eau qui renferme dix fois plus de sel que l'eau de mer. Les puits
sont creusés et l'eau pompée aux frais de l'état de New-York,
propriétaire des terrains salifères. L'eau est fournie à des indus-
triels qui la concentrent pour fabriquer le sel et qui paient un droit
minime par mètre cube. Il y a en outre à Syracuse beaucoup de
manufactures, des fabriques d'instrumens aratoires, de machines
à vapeur, de poêles en fer, des papeteries, des tanneries, des mou-
lins. Le canal Érié traverse la ville de l'est à l'ouest, il est lui-
même traversé à angle droit par le canal Oswego, qui se dirige au
nord vers le lac Ontario. La ville est coupée de larges rues qua-
drangulaires; le chemin de fer suit l'une d'elles et traverse à ni-
veau les quartiers les plus animés ; pendant que les trains ralentis
passent devant les grands hôtels, les boutiques, les hautes maisons
de brique et de pierre, des enfans s'amusent, au risque de se faire
écraser, à sauter sur les petites plates-formes qui terminent à l'a-
vant et à l'arrière toutes les voitures de chemins de fer en Amérique.
Rochester n'a commencé à être une ville qu'en 183il : en 1855,
sa population était de 4/1,000 habitans. La rivière Genesee lui fournit
une force hydraulique presque illimitée; aussi ses moulins sont-ils
peut-être les plus actifs qu'il y ait aux États-Unis. Sur une longueur
de h kilomètres, la rivière descend de 75 mètres; trois barrages
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 889
successifs ont 31, 7 et 25 mètres de haut. On moud annuellement
à Rochester plus de 600,000 ])arils de farine. Les eaux du canal
Érié, qui passe au milieu de la cité, traversent la rivière sur un bel
aqueduc de pierre qui a 280 mètres de long. Un second canal re-
monte la vallée du Genesee et va rejoindre la vallée de la rivière
Alleghany, qui à Pittsburg, en Pensylvanie, devient l'Hudson en
s'unissant au Mohongahela.
J'arrivai dans la nuit au village du Niagara, et m'y rendis à
l'un des immenses hôtels qu'on a construits pour les milliers de
voyageurs qui chaque année visitent les cataractes. Je distinguais
déjà de loin deux notes profondes, — l'une qui venait des rapides,
l'autre des chutes, la première pluâ élevée, la seconde plus grave
et plus solennelle. Dès le matin, je courus au Niagara : les eaux
des grands lacs du nord de l'Amérique n'arrivent au lac Ontario,
la dernière et la plus basse de ces mers intérieures, que par une
large et profonde fracture creusée dans la langue de terrain silu-
rien qui unit le Canada occidental à l'état de New-York. Ce pas-
sage naturel est comme une gigantesque écluse placée par la nature
entre les deux lacs Érié et Ontario , dont le premier a un niveau
plus élevé de 100 mètres que le second. Les eaux y coulent du sud
au nord : avant d'arriver au Niagara, elles descendent un long plan
légèrement incliné dont le lit inégal et rocheux forme les rapides.
Au bout de ce plan, elles se divisent en deux branches, et, pas-
sant à gauche et à droite de l'île dite de la Chèvre, arrivent à l'ex-
trémité de cette île, au précipice où elles s'engouffrent. Entre la
petite île qui semble se pencher sur l'abîme et la rive américaine
est la plus petite cataracte, dont le déversoir est droit comme celui
d'un immense barrage d'usine. Les eaux y courent de l'ouest à
l'est, perpendiculairement à la direction générale de la vallée ; du
côté canadien, la crête de la grande cataracte a la forme d'un fer
à cheval. Les eaux roulent sur ce demi-cercle en masses si épaisses
que le nuage de fumée soulevé au bas de la chute monte en tour-
billonnant jusqu'à plus de 300 mètres de haut. Une petite tour en
pierre a été bâtie sur l'extrême pointe de l'île de la. Chèvre : l'obser-
vateur placé au sommet voit arriver de loin les eaux qui se préci-
pitent en écumant sur les rapides; chaque marche du rocher est
marquée par une frange blanche et agitée; çà et là, un rocher dé-
taché du lit ou quelque tronc de sapin échoué s'entoure d'une crête
de flots plus élevés et plus furieux. La masse liquide, emportée par
son irrésistible poids, vient enfin tomber dans l'enceinte en fer à
cheval. La nappe circulaire, verte au sommet, se moire au-dessous
de stries argentées qui ondulent et frémissent comme des panaches
fouettés par le vent. La belle ligne céruléenne du sommet reste
seule immobile, et les eaux viennent passer sous son inflexible
890 REVUE DES DEUX MONDES.
niveau. La vitesse en est telle que la hardie parabole qu'elles dé-
crivent reste encore sensiblement éloignée de la verticale au mo-
ment où elles se brisent au pied de la cataracte, à une profon-
deur de 50 mètres. Je descendis dans une mince tour de bois
qui enveloppe un escalier en hélice jusqu'au fond de la vallée du
côté de la chute canadienne, et suivis un petit sentier qui ser-
pente sur les calcaires schisteux, noirs et fétides, qui forment la
partie inférieure du grand mur le long duquel le fleuve se déverse.
Au sommet de ce mur, des couches épaisses de calcaire dur et
compacte surplombent les minces schistes, qui se délitent et que
les eaux usent sans relâche. Il arrive quelquefois que des rochers
se détachent de cette épaisse table calcaire et toml3ent au pied de
la cataracte. L'écharpe courbée des eaux forme comme une voûte
sous laquelle, en se couvrant de toile imperméable, on peut s'a-
vancer très loin. Je remarquai deux femmes, descendues dans un
affreux accoutrement, qui n'eurent point le courage de pénétrer
dans la pluie et le tonnerre de la cascade; un enfant d'une quin-
zaine d'années qui les accompagnait suivit seul le guide , un noir
robuste, qui l'entraîna plutôt qu'il ne le conduisit aussi loin qu'on
peut aller. Je les vois encore se traîner le long du rocher, le noir
soutenant l'enfant d'une main contre la muraille de pierre, et de
l'autre lui montrant avec de grands gestes la muraille des eaux. Ces
deux figures confuses, l'une craintive, l'autre énergique et comme
menaçante, se sont, je ne sais pourquoi, gravées dans ma mémoire.
Du côté 'américain, on peut aussi descendre par une tourelle au
pied de la cataracte et se mouiller en quelques instans des pieds à
la tête dans un enfoncement qu'on nomme la « caverne des vents. »
Pour aller d'une rive à l'autre, on traverse le fleuve dans un petit
bateau à vapeur à une petite distance de la cataracte, car les eaux
n'ont qu'un très faible courant après leur chute. Un peu plus loin,
on rencontre aussi le magnifique pont suspendu en treillis de fer
qui est jeté à une hauteur de 83 mètres à travers la vallée, et qui
joint le chemin de fer du Centre de New-York au G rcat- Western
du Canada. Les locomotives roulent au sommet de la poutre en
treillis, qui a 266 mètres de longueur; les voitures et les piétons
passent sur le tablier inférieur. C'est de la rive canadienne qu'on
aperçoit le mieux l'ensemble des chutes. La sombre masse de l'île
de la Chèvre se penche entre les deux nappes éblouissantes; le
nuage qui s'élève en tournoyant du fer à cheval semble sortir d'une
chaudière souterraine. Au-dessus du seuil verdàtre du long déver-
soir se dessinent en lignes parallèles les franges écumeuses des ra-
pides jusqu'à la sévère muraille des sapins dont s'entoure le triste
horizon.
Je n'ai jamais vu un bon tableau du Niagara; un seul peintre
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 891
eût peut-être été capable de rendre la terrible majesté de ce spec-
tacle : c'est Ruysdaël. Il eût choisi sans doute quelque jour où les
eaux sont plus sombres, où les grands nuages traînans promènent
des ombres plus lourdes et plus menaçantes, où les rapides semblent
irrités, où les sapins se penchent sous un vent froid et furieux. La
chute canadienne m'a fait penser tout de suite au grand paysagiste
de l'école flamande. De ce côté, rien ne dépare la sévérité du ta-
bleau. Du côté américain , les rapides sont gâtés par des usines et
des maisons. On voudrait faire la solitude autour de ce lieu ; il n'y
faudrait qu'eaux, bois et rochers. On voudrait abattre ces hôtels
qui ressemblent à des casernes, ces boutiques où l'on vend au naïf
voyageur des contrefaçons de l'industrie primitive des Indiens, arcs,
mocassins, écrans de plumes ornés d'oiseaux aux couleurs écla-
tantes, boîtes en écorce de bouleau, brodées avec les poils colorés
du mouse et des grains de verre, raquettes pointues qui servent
à marcher sur la neige. Il reste encore une petite tribu indienne
aux environs du village de Niagara; mais ce n'est pas ici qu'il faut
venir chercher l'homme rouge avec sa coiffure en plumes d'aigle,
ses colliers, ses ceintures bariolées, ses jambières frangées : j'aper-
çus seulement deux Indiennes assises sur un tronc d'arbre, la tête
enveloppée de sombres capuches. Dans les antichambres de l'Hôtel
de la Cataracte, je fis aussi rencontre d'un homme au teint cuivré,
vêtu avec une fausse élégance; ses cheveux noirs et luisans étaient
soigneusement séparés en boucles; une grosse épingle en faux dia-
mans brillait sur sa chemise, d'une blancheur douteuse. Son sourire
obséquieux laissait voir des dents brillantes et bien rangées. Je me
détournai avec pitié de ce représentant dégénéré d'une noble race
que la civilisation dégrade avant de l'anéantir.
II.
Le Canada occidental, que le voyageur traverse en allant du Nia-
gara à Détroit, dans le Michigan, n'offre d'intérêt qu'à l'agriculteur.
La forêt y occupe encore de très grandes surfaces; mais partout où
elle a été coupée s'étendent de beaux champs où les boules d'or
des potirons brillent à travers les tiges du maïs. Autour des mai-
sons, des pommiers déjà vieux se penchent sous leurs fruits. Que
dire de Sainte-Catherine, de Hamilton, de London, de toutes ces
villes qui se ressemblent, et où la locomotive ne s'arrête qu'un in-
stant? La géographie connaît à peine ces lieux, à demi villes, à
demi villages, où vit une population obscure, sans nationalité bien
définie, sans passé comme sans avenir, servante dédaignée d'une
métropole lointaine et de plus en plus indifférente. Hamilton, ville
grande et prospère, bâtie en pierre, domine le lac Ontario, qui
892 REVUE DES DEUX MONDES.
étincelle sous le soleil comme un bouclier d'acier. On suit d'abord
le lac, puis on s'élève par des pentes boisées sur le plateau de la
péninsule canadienne. L'extrémité occidentale de cette péninsule
est baignée d'un côté par le lac Saint- Clair, de l'autre par le lac
Érié. J'arrivai à dix heures du soir à Windsor, situé sur le détroit
qui unit ces deux lacs. Sur la rive opposée. Détroit, éclairé par la
lune en son plein , semblait sortir de l'eau. Les lumières du port
brillaient au loin , et les fanaux colorés des bateaux à vapeur glis-
saient en tous sens; un bateau-bac traversait rapidement le canal,
où ses feux rouges se réverbéraient sur les rides de l'eau. Le gé-
missement étrange du sifflet des chaudières troublait seul le silence
de la nuit. La grande ourse, pâlie par la lumière de la lune, sem-
blait descendre sur la ville endormie. Ce tableau avait quelque
chose de féerique, et malgré le froid piquant de la nuit je demeu-
rai sur le pont du vapeur qui m'emportait vers Détroit, pendant que
les nombreux émigrans avec qui j'avais voyagé toute la journée dé-
voraient le souper qu'on leur avait préparé dans la salle à manger.
En admirant ce vaste canal, qui a presque un kilomètre de large,
je me rappelai, avec une fierté mêlée de regrets, que des Français
avaient les premiers apporté la civilisation dans ce lieu, qui n'a plus
de français que le nom. Quand un gouvernement insouciant livra le
Canada à l'Angleterre, n'est-ce pas ici qu'un héros, Pontiac, re-
commença seul la lutte, et combattit héroïquement pour la France
en même temps que pour l'indépendance de sa race? Hélas! la
France ne connaît plus ce noble martyr, et son nom ne se retrouve
aujourd'hui que dans un comté inconnu de l'Illinois (1).
Le lendemain matin, le charme était rompu. Détroit, qui le soir
m'était apparue comme transfigurée dans la vapeur lumineuse de la
lune, se montra ce qu'elle est réellement, une ville à demi achevée,
où les masures de bois avoisinent de gigantesques constructions en
pierre ou en brique, où d'immenses avenues, tracées pour une ca-
pitale, longent presque partout des terrains vagues et encore inoc-
cupés. C'est bien là la cité de l'ouest, où les extrêmes se touchent;
ici on construit, à côté l'on démolit pour reconstruire : tous les
styles se heurtent, tout se mêle, hangars, maisons de bois, villas
ornées de vérandahs blanches, grands massifs de pierre et de bri-
que, où s'étagent les magasins et reluisent les criardes enseignes,
temples grecs aux colonnes de bois peint et aux frontons nus, églises
gothiques dont le temps n'a pu encore user les angles et auxquelles
des lierres plantés hier essaient en vain de donner un air de vé-
tusté. Aux trottoirs de pierre larges comme des rues succèdent
des trottoirs en planches ou des fondrières; des voitures de cam-
(1) Voyez VHistonj of the Conspiracy of Pontiac, par F. Parkman; Boston 1851.
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 893
pagne allemandes , faites de deux longues planches soutenues
contre quatre piquets et traînées par des chevaux rustiques, pas-
sent à côté des beaux camions peints en rouge et des longs omnibus
qui roulent sur des rails. Il y a quelque part des monumens, un
hôtel de ville, un palais de justice, une douane, une banque bâtie
dans le style grec, un théâtre, un muséum; mais le vrai monument
de l'ouest est toujours l'hôtel : dans les vastes antichambres pavées
en marbre se presse incessamment un peuple de voyageurs, de
curieux, de spéculateurs occupés à lire les journaux, les mons-
trueuses affiches, les nouvelles télégraphiques, la cote de l'or et le
registre où s'inscrivent les nouveaux arrivans. Les domestiques
noirs courent en tous sens; de la buvette [bar-room), remplie de
groupes bruyans, sort une odeur de tabac et d'eau-de-vie. Dans les
salons couverts de riches tapis aux éclatantes couleurs , les dames
reçoivent leurs visites; parfois une jeune fille essaie la dernière
valse de Paris sur un piano dont les touches lassées ne rendent
plus qu'un son faux et éteint. Dans l'énorme salle à manger s'al-
longent les tables autour desquelles on s'assoit à toute heure et
où, sous des noms différens, on fait trois ou quatre fois par jour le
même repas. A côté d'une femme habillée avec la dernière élé-
gance, dont les fines mains couvertes de bagues ne touchent aux
mets qu'avec une savante lenteur, s'assoit un robuste fermier qui
en quelques instans a dévoré tout ce qu'on lui apporte. Un enfant
boit du lait à la glace dans un verre pendant qu'un officier en congé
vide une bouteille de catawba. Les nègres agiles et sourians se tien-
nent derrière les taciturnes mangeurs, surveillant leurs moindres
désirs et toujours prêts aies satisfaire. L'hôtel est dans l'ouest, avec
le meeting politique, un organe et un instrument de sociabilité; la
vie est trop affairée pour les rapports sociaux qui demandent des
loisirs, qui exigent le goût désintéressé des choses de l'esprit, l'ap-
plication demi -sérieuse, demi-frivole, à la poursuite d'un idéal
de convention. La rudesse démocratique ignore ou dédaigne les
nuances, les degrés, les classifications; au milieu de tant d'égaux,
l'homme se sent en réalité seul. Chacun a sa maison où, avec sa
femme et ses enfans, il s'enferme; mais à l'hôtel l'Américain voit
de nouveaux visages, il entend parler d'autre chose que de ses
propres affaires, il apprend à aimer l'ordre, la propreté, le luxe,
les chambres spacieuses et élevées; il forme ses manières sur celles
des étrangers auxquels il se trouve mêlé. Il épie les mouvemens,
écoute les moindres paroles des personnages célèbres, généraux,
hommes d'état, orateurs ou écrivains, que le hasard a pour un jour
amenés à ses côtés. Parmi ce flot continuel de nouveaux arrivans,
au milieu de tant de figures diverses, il en vient à connaître mieux
que sur les cartes la grandeur de son pays : s'il ne peut en visiter
894 . REVUE DES DEUX MONDES.
tous les états, tous les états viennent le visiter. Son horizon s'élar-
git, et du centre de ce vaste continent ses regards plongent jusque
sur les bords de l'Atlantique, jusqu'au golfe du Mexique, jusqu'aux
vallées de la Californie. L'hôtel est comme l'abrégé de la confédé-
ration.
De Détroit à Chicago, on traverse en ligne droite l'état agricole
du Michigan. Rien ne distrait le regard sur cette fertile plaine : on
ne voyage pas dans l'ouest, on est transporté d'un lieu à un autre.
Parmi les champs et les bois, on traverse comme d'un bond toutes
les phases de la civilisation. Ici des feux consument lentement les
derniers troncs d'arbres dans une partie de la forêt qu'on veut don-
ner à la culture; dans les pâturages encore remplis de fleurs sau-
vages, d'astères violettes, de verges d'or, de molènes {verbascum),
errent des vaches entre les souches noircies et les blocs erratiques;
dans les premiers enclos , la charrue passe lentement en contour-
nant les dernières souches; sur les champs déjà bien nettoyés, le
soc trace sans difficulté ses sillons parallèles. Les premiers abris
sont des huttes élevées à la hâte; plus tard, l'émigrant enrichi bâtit
une maison plus grande ; les planches sont peintes en jaune ou en
blanc, et des contre-vents verts encadrent les fenêtres. Enfin dans
les centres les plus importans s'élèvent des constructions en pierre
ou en brique. Les stations ne diffèrent que par le nom. Qui a songé
à donner à l'une d'elles celui du héros hellène Ypsilanti? Chelsea,
Albion, viennent après : on s'arrête un moment dans un endroit
marqué Paw-Paw sur les cartes les plus récentes, mais qui au-
jourd'hui a reçu déjà un nom anglais et banal. Le chemin de fer
suit longtemps les eaux dormantes du Kalamazou, qui se traîne
entre des bois d'érables jaunis. La nuit arrive, et la prairie nue
prend l'aspect d'un lac noir, immobile et sans reflets. Sur les rives
méridionales du lac Michigan, la steppe n'est traversée d'aucune
ondulation; sa surface unie reproduit exactement cette forme idéale
que l'astronomie dans ses calculs suppose à la terre; la circonfé-
rence de l'horizon est aussi parfaite que celle dont le marin sur
son vaisseau reste le centre mobile. Cette fuite rapide à travers le
désert morne, silencieux et sans limites semble un rêve. Quelques
lumières se montrent enfin sur le fond obscur de l'horizon comme
des étoiles au moment de leur lever. On arrive à Chicago.
Chicago est la reine de l'ouest; c'est la capitale des grands états
producteurs de céréales. Il y a trente-trois ans, les Indiens erraient
encore librement sur les rives du lac Michigan, où s'élèvent main-
tenant des églises, des hôtels, des monumens, des maisons pour
une population de 180,000 habitans. L'immense damier, découpé
de larges rues, s'étend à perte de vue au nord, au sud, à l'ouest.
A l'est est le port, où se pressent les mâts d'une multitude de ba-
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 895
teaux. Ils -entrent dans la petite rivière qui a donné son nom à la
ville, et qui, dans son milieu, se divise en deux branches; douze
ponts tournans les traversent, et font communiquer les diverses
parties de la cité. De petits remorqueurs, pareils à de gros insectes
flottant sur l'eau, traînent sans cesse les bateaux chargés de blé.
Chicago est un entrepôt colossal; il reçoit d'une part les céréales
de l'ouest, de l'autre tous les produits manufacturés que les états
de l'est lui envoient en échange. Aussi quelques rues ont-elles au-
tant d'animation que la Cité de Londres. Partout on bâtit : les an-
ciennes maisons de bois sont jetées bas pour faire place à des mai-
sons hautes et vastes; on construit déjà pour l'avenir, on taille le
beau marbre d'Athènes (l'Athènes de l'Illinois), on sculpte le bois,
on mêle à la pierre les belles briques de Milwaukee, d'une couleur
claire et dorée. Il n'y a pas une ville de l'Union qui ait une rue
comparable à l'Avenue-Michigan, bordée sur une immense lon-
gueur de charmantes maisons, qui ont toutes vue sur le lac. Elles
ne sont point une copie servile les unes des autres, comme les
maisons des quartiers élégans de New-York. Beaucoup d'entre elles
ont des toits à la Mansard, et en général il m'a semblé y recon-
naître une tendance à l'imitation des formes françaises, qui se trahit
aussi à l'intérieur dans les ameublemens. On goûte mieux nos usa-
ges, nos modes, sur les rives du lac Michigan qu'aux bords de la
Tamise. Les églises, presque toutes asservies au style gothique,
sont en revanche d'un goût détestable. Il est une rue, dont j'oublie
le nom, où il y en a presque autant que de maisons. Toutes les
sectes se coudoient, et les congrégations, n'étant pas très nom-
breuses, ne bâtissent point de monumens assez spacieux pour avoir
un grand air architectural. Les églises gothiques en particulier,
qui sont comme des réductions, ont quelque chose de pauvre, de
mesquin et souvent de grotesque. L'architecture religieuse est au
reste, dans tous les États-Unis, soumise à des conditions particu-
lièrement défavorables. J'ai fait le calcul qu'il y a en moyenne une
église pour mille habitans sur l'étendue entière du pays. Il n'est
pas besoin de vastes nefs, d'ailes spacieuses, de voûtes inacces-
sibles dans les temples où se réunissent ces petites congrégations,
et qu'elles sont obligées d'élever de leurs propres deniers. Dans les
communautés protestantes, l'église perd tout ce que gagne le sen-
timent religieux.
Si Chicago est en quelque sorte la ville représentative de l'ouest,
son rôle peut être figuré par deux sortes d'établissemens, les élé-
vateurs et les abattoirs dits packing-houses. Ce sont les deux ma-
melles de l'ouest d'où sortent sans cesse le pain et la viande. J'allai
d'abord voir un élévateur. Qu'on se figure un vaste édifice sans
fenêtres, très élevé, subdivisé à l'intérieur en plusieurs étages. L'é-
896 REVUE DES DEUX MONDES.
tage inférieur est traversé par une longue galerie où peuvent enti-er
deux trains conduits par des locomotives. Les voitures arrivent
des dépôts voisins, où la compagnie de l'élévateur reçoit les blés
des diverses lignes de chemin de fer avec lesquelles sa gare est en
communication. D'un côté de l'élévateur coule la rivière Chicago,
de l'autre un canal qui communique avec la rivière. Les bateaux
peuvent ainsi venir se ranger le long de l'édifice aussi facilement
que les trains pénètrent à l'intérieur. Quand des voitures chargées
de blé y sont entrées, on abaisse la porte latérale des trucs, et le blé
roule dans une large rigole qui court tout le long de la voie. Sui-
vons-le dans sa marche. Au haut du vaste bâtiment tourne un axe
de fer mis en mouvement par une machine à vapeur de 130 che-
vaux. Cet arbre de couche porte de distance en distance des tam-
bours où s'applique une large courroie sur laquelle s'attachent des
auges. Celles-ci viennent puiser le blé dans la rigole inférieure dont
j'ai parlé et l'élèvent à l'étage supérieur. Après quelques tours de
roue, le blé est parvenu sous le toit et va se déverser dans une
caisse de bois cubique de très grande capacité. Une fois emmaga-
siné dans cette boîte, il est pesé à la façon des voitures qui passent
sur une balance; puis on l'envoie dans un des réservoirs définitifs
où se classent déjà des céréales de toute nature et de toute qualité.
Dans cette vue, on amis au-dessous de l'orifice inférieur du réservoir
où se fait le pesage un ajutage en bois : cet ajutage mobile peut
être à volonté dirigé vers l'un ou l'autre des vingt canaux en bois qui
vont se dégorger dans de grandes tours qui remplissent presque
tout le corps de l'édifice. Quand on veut faire sortir le blé de l'élé-
vateur, on n'a qu'à l'abandonner à son propre poids; il vient rem-
plir des sacs à l'étage inférieur ou descend dans les bateaux par des
canaux quadrangulaires en bois pareils à ceux que tout le monde a
vus dans les moulins. Le fleuve des graines nourricières coule,
coule sans cesse, et va se répandre en tous sens dans les états de
l'est et vers les ports de l'Atlantique.
L'élévateur que je visitai en détail peut recevoir jusqu'à trois cent
mille boisseaux {bushels) de céréales : on pourrait craindre qu'ainsi
chargé, le réservoir n'éclatât; mais les tours de bois sont très
solidement construites, et l'édifice entier est entouré d'épaisses
murailles de brique. Treize roues élévatrices font monter chacune
A, 000 boisseaux dans une heure; on peut donc emmagasiner
pendant ce temps 52,000 boisseaux. L'édifice entier peut se rem-
plir en une demi-journée. On comprend facilement l'utilité de ces
gigantesques réservoirs : le producteur y peut apporter à sa conve-
nance une quantité quelconque de céréales ; on la pèse , on la nu-
mérote, et il reçoit immédiatement un certificat de dépôt négociable
sur le marché de Chicago. La compagnie prélève un droit de 2 cents
LES ETATS-UNIS PENDANT LA GUERRE.
897
(le cent est la centième partie du dollar) par boisseau emmagasiné
et s'engage à garder le blé pour un laps de temps qui ne peut dé-
passer vingt jours; au-delà de ce terme, le déposant est tenu de
payer un demi-cent par jour et par boisseau. Les frais de la com-
pagnie s'élèvent par jour à 175 dollars : ce chiffre permet d'évaluer
facilement l'étendue des bénéfices qu'elle réalise.
Les élévateurs, on le voit, ne sont autre chose que des docks à
blé : on les trouve partout où le commerce des céréales a pris une
grande extension, à Chicago, à Milvvaukee, à BulTalo. Chicago en
possède 18 qui peuvent recevoir en tout 10 millions de boisseaux.
La capacité des plus considérables est de 1,250,000 boisseaux.
En 18À5, la quantité de céréales embarquée à Chicago sur le lac
était de 1 million seulement de boisseaux ; en 185Zi, ce chiffre
s'élevait à 12 millions; du 1" avril 1863 au 1*^'" avril 186/1, il a
atteint 5/i,7Zil,839 boisseaux (comprenant 18,298,532 de froment,
2Zi,906,93/i de maïs, 9,909,175 d'avoine, 683,9Zi6 de seigle, et
9Zi3,252 d'orge). Le tonnage total des navires qui pendant l'année
iSQli sont entrés dans le port de Chicago, steamers, remorqueurs,
bricks et schooners, s'élève à 223,970 tonneaux (1).
Ces chiffres démontrent que la guerre n'a point interrompu
jusqu'ici le développement de l'agriculture dans l'ouest. Finan-
cièrement, tout le poids de la lutte gigantesque où l'Union est
engagée a pesé sur les états de l'Atlantique. L'ouest, loin de s'ap-
pauvrir, s'est enrichi. Avant la crise actuelle, la dette hypothécaire
y avait pris des proportions inquiétantes. L'année 18Z|8 avait été
marquée par une prospérité extraordinaire, et à cette époque les
fermiers, enivrés par le succès, avaient tous fait de larges em-
prunts pour acheter de la terre et pour faire des améliorations
de toute espèce. Malheureuseuicnt pour eux, le blé atteignit de
(1) J'emprunte encore quelques chiffres sur l'importance de ce commerce des céréales
aux documens du Doard of Tvaile de Chicago.
CERÉ.\LES SORTIES DE CHICAGO DE 1859 A 1864.
Années.
Froment.
Maïs.
Avoine,
Seigle.
Orge.
Total.
18.59
, 1830
1861
1862
1863-64..
10,759,3.59
15,832,8.57
23,853,143
22,508,143
18,298,532
4,217,654
13,700,113
24,-372,725
29,452,610
24,906,934
1,174,177
1,091,698
1,633,237
3,1.2,366
9,909,175
478,162
156,642
393,813
871,796
683,946
131,449
267,4-19
226,534
.539,195
943,252
16,753,795 boisseaux.
31,108,759 —
.50,481,862 —
56,484,110 —
.54,741,839 —
Une partie du froment sort à l'état de farine : il y a neuf grands moulins à Chicago.
En 1803-04, 1,507,810 barils de farine ont été expédiés de cette ville. La guerre a
donné une grande activité à la production dos avoines, comme on peut le vérifier sur
notre tableau. Les chemins de fer qui rayonnent vers le sud sont encombrés sans cesse
de trains qui transportent l'avoine aux différentes armées.
TOME LVl. — 1805. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
1850 à 1857 des prix de moins en moins rémunérateurs : pendant
la crise de 1857, il tomba à 20, à 15, même à 10 cents le boisseau.
L'ouest se crut ruiné et perdit presque l'espoir de payer sa dette.
Avant la guerre, le maïs valait 30 cents, le froment 75 cents envi-
ron. Depuis l'introduction du papier-monnaie, les prix se sont na-
turellement beaucoup élevés : au mois d'octobre 186Zi, le maïs se
cotait 1 dollar, et le froment 1 dollar 30 cents. Le fermier s'est trouvé
ainsi en mesure de rembourser avec du papier ce qu'il avait reçu
en espèces. L'accroissement des prix ne lui a pas permis seule-
ment de se libérer très rapidement, il a pu encore faire des éco-
nomies et des placemens, soit en terres, soit dans les emprunts
fédéraux. La guerre a balayé dans tous les états de l'ouest cette
multitude de billets de banque qui jadis les inondaient; ils ont été
renvoyés dansl'est, et l'on n'y reçoit plus que les greenbacks, les bil-
lets verts delà dette nationale. Il est vrai de dire que les salaires ont
notablement augmenté : les ouvriers de campagne, qui jadis rece-
vaient de 12 à 15 dollars par mois, exigent aujourd'hui 25 dollars;
mais l'emploi de nombreuses machines agricoles a beaucoup amoin-
dri la main-d'œuvre, et un grand nombre d'agriculteurs sur leurs
petites fermes n'ont point besoin d'avoir recours à des bras étran-
gers. A mesure que le recrutement faisait des vides dans la popu-
lation de l'ouest, l'émigration venait les remplir, car elle se dirige
toujours de préférence vers les états les plus éloignés de l'Atlanti-
que. A la faveur de toutes ces circonstances, l'ouest a pu s'enrichir
par la guerre, et la prospérité dont il jouit a singulièrement 'exalté
le sentiment de fidélité à l'Union. Ceux qui songent à détacher les
états du nord-ouest de ceux du centre et de l'Atlantique connaissent
bien peu les sentimens de la population qui a rempli les vastes pro-
vinces devenues les greniers de l'Union. La doctrine de la sécession
n'y a encore converti personne, et ceux qui se plaisent à tracer en
imagination les limites d'une confédération occidentale doivent être
cherchés ailleurs que dans l'ouest.
Après le pain, la viande. Après ma visite à l'élévateur, je me ren-
dis dans un des abattoirs de Chicago. Les packing-hoiiscs sont pla-
cés loin du centre de la ville, sur la prairie, qui de toutes parts l'en-
toure. A quelque distance des quartiers populeux, on arrive dans
des faubourgs où des masures de bois s'élèvent çà et là, orientées
au hasard. Les rues sont pourtant déjà tracées, et les larges ave-
nues s'étendent à perte de vue. La route n'est point pavée; les voi-
tures enfoncent dans le sable ou roulent en cahotant sur un che-
min fait de planches juxtaposées. Le long des maisons, des trottoirs
de bois sont supportés sur des pieux. Suivons dans la plaine un de
ces grands troupeaux que des guides à cheval conduisent lentement
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 899
vers les parcs voisins des abattoirs. Pendant quelques jours, enfer-
més entre des planches,- les bœufs paissent l'herbe sèche et rare de
la prairie, presque dépouillée aux abords de la grande cité. Quand
le moment est venu, on les amène à l'abattoir. Des brins de foin
qu'on leur présente les attirent jusqu'à la porte où ils sont atten-
dus. Au moment où un bœuf dépasse le seuil, il est saisi par les
cornes et entraîné par une corde qui s'enroule sur un treuil. Un
coup de massue achève en un instant le malheureux animal. A ses
jambes de derrière s'accrochent des harpons de fer; il est enlevé,
dépouillé de sa peau, vidé, fendu en deux. Les deux moitiés pré-
parées sont portées sur une immense enclume de bois; tout au-
tour, les bouchers vigoureux font sans cesse retomber leur hache. A
peine détachés, les morceaux sont saisis avec des crocs, salés et em-
paquetés dans des barils. Dans ces proportions, la boucherie prend
quelque chose de grandiose. On voit les grands corps saignans avan-
cer le long des poutres auxquelles ils sont suspendus; les crocs où
ils s'attachent glissent sur de petits rails en fer. L'un après l'autre,
les immenses quartiers arrivent devant l'enclume où résonnent sans
relâche les couperets affilés. Dans les journées les plus actives,
en octobre et en novembre, on tue dans l'abattoir que je visitai jus-
qu'à 3/40 bœufs. Il y a place dans la vaste usine à viande pour
700 bœufs coupés en deux. Qu'on se figure les 1,400 moitiés pendues
à de longues poutres parallèles! 350 ouvriers sont sans cesse à l'ou-
vrage. Outre 340 bœufs, ils tuent encore et préparent chaque jour
1,800 cochons. Une longue cuve quadrangulaire remplie d'eau
chaude reçoit les cadavres de ces animaux. Ils tombent un à un,
après avoir reçu le coup de mort, dans le compartiment extrême où
l'eau est presque bouillante; ils y flottent quelque temps, puis les
bouchers les saisissent, les nettoient, les raclent avec de petits
chandeliers de fer. On n'a pu trouver d'instrument plus commode
ni plus expéditif pour enlever les soies dures de ces bêtes. Le bou-
cher, tenant le chandelier par sa partie allongée, frotte sans relâche
avec le bord recourbé du support, et enlève les soies comme par
longs copeaux. Pendant ce temps, les cadavres flottent encore sur
l'eau, traversée par un incessant jet de vapeur; le porc, dépouillé, se
trouve bientôt pris dans une sorte de berceau de fer qui le retourne
et le jette sur une table. Là on le nettoie de nouveau; il prend la
couleur rose et délicate des jeunes cochons de lait : des crocs entrent
alors entre les tendons de ses membres postérieurs. L'animal est
enlevé et pendu par les pieds. D'un seul coup de couteau, le ventre
est fendu; les mains plongent entre ses flancs et rejettent les intes-
tins bouffis , la bile verdâtre , les rubans dentelés et graisseux des
tripes. Le sang descend dans une rigole : rien n'est perdu, tout est
000 REVUE DES DEUX MONDES.
recueilli et mis à part; le porc dépouillé et fendu vient prendre sa
place dans un magasin oii il se dessèche avant d'être découpé. Il y
a quelque chose d'homérique dans ce perpétuel massacre, et l'on
finit par trouver une poésie sauvage dans ces scènes sanglantes; on
oublie ce qu'il y a de révoltant et d'odieux, pour ne penser qu'à
l'ordre, à l'activité, à la grandeur des résultats obtenus. Le mal-
heureux ouvrier qui achète la viande à bon marché dans les fau-
bourgs de Liverpool ou de Londres sait-il qu'il la doit à ces rudes
bouchers de Chicago, dont les bras trempent toute la journée dans
le sang? Les abattoirs sont de vastes laboratoires où s'amassent
les matériaux nécessaires à la vie humaine : la (leur sauvage de la
prairie, la gentiane azurée, les graminées avec lesquelles a joué le
vent descendu des Montagnes-Rocheuses, ont passé dans ces chair»
où jouent aujourd'hui la hache et le couteau, et qui deviendront
bientôt la chair d'un peuple.
Le commerce de la viande s'est développé à Chicago avec autant
de rapidité que celui du blé. Cincinnati était, il y a encore quel-
ques années, le marché principal des porcs, ce qui lui avait valu le
surnom de Porcopolis; mais aujourd'hui Chicago a pris les devans:
par les lacs, les canaux et les chemins de fer qui de toutes parts
y rayonnent, cette ville peut distribuer la viande plus rapidement
et plus économiquement que nulle autre. En 1863-6/i, on a mis
en barils dans les 58 abattoirs de Chicago 90Zi,659 porcs; pen-
dant l'année 1862-63, le chiffre était presque d'un million; en
1857-58, il n'était que de 90,262 : il a donc décuplé en six années.
Pendant l'année qui finissait au 31 mars 186Zi, on avait reçu en
outre à Chicago 300,622 têtes de bestiaux contre 209,655 reçus
pendant l'année qui avait précédé. Un grand nombre de bœufs ne
font que traverser la ville et sont dirigés par le lac vers les états de
l'ouest. La ville de New-York par exemple, qui en 1863 a consommé
26Zi,091 têtes de bestiaux, en a reçu 118,692 de l'illinois. Veut-on
savoir ce que cette ville de meuniers, de bouchers et de marchands
fait pour l'éducation primaire : elle a fondé 17 écoles de district et
une école supérieure. Pendant l'année 1863, ces écoles ont été fré-
quentées chaque jour en moyenne par 10,000 élèves. Le fonds des
écoles [school fund), qui consiste en terres concédées par la muni-
cipalité, est estimé à 900,000 dollars. Aux revenus qui en déri-
vent s'ajoute la taxe des écoles, votée et perçue chaque année.
Pendant l'année 1803, le budget de l'instruction primaire a été de
146,655 dollars, ce qui permet de porter la dépense par élève en
moyenne à 12,67 dollars (il ne faut pas oublier que ces sommes
sont évaluées en papier-monnaie : en or, au cours de 200, le bud-
get des écoles s'élèverait encore à 366,635 francs).
LES ÉTATS-UÎNIS PENDANT LA GUERRE. ÔOî
Les grands travaux d'utilité publique qui s'exécutent à Chicago
peuvent rivaliser avec ceux des plus grandes capitales. Un réseau
(le magnifiques égouts s'étend sous la ville entière; les maisons re-
<}oivent l'eau à tous les étages. Cette eau est prise sur les bords du
lac et élevée par de puissantes machines à vapeur dans un vaste
réservoir; mais les nombreux abattoirs, les tanneries et les divers
établissemens situés le long de la rivière envoient beaucoup d'im-
puretés sur les bords du lac, et pour avoir une eau plus saine, l'in-
génieur de la ville, M. Chesbrough, a conçu le projet hardi d'aller
chercher l'eau du lac à 3 kilomètres du bord à l'aide d'un tunnel
creusé sous le lit et communiquant avec une tour creuse, percée
d'ouvertures à des hauteurs diverses. Ces portes peuvent s'auvrir
ou se fermer à volonté, de telle façon que pendant l'été, par exem-
ple, on ne laissera entrer dans le tunnel que les eaux du fond du
lac, non échauffées par le soleil. Ce beau travail est en voie d'exé-
cution, et la tour en bois qui doit servir de prise d'eau était déjà
terminée quand je quittai Chicago.
Après ma visite aux abattoirs de Chicago, je fus conduit à un
camp nommé le Camp-Douglas (partout ce nom se retrouve dans
i'Illinois), où l'on gardait environ dix mille prisonniers confédérés.
Douze longues rangées de maisons de bois parallèles avaient été
élevées pour recevoir les confédérés; le vaste camp était entouré
d'une palissade, au haut de laquelle courait un balcon de bois où
se promenaient les sentinelles fédérales. Je ne fus point admis k
rintérie* de la vaste enceinte, et j'aperçus seulement quelques
prisonniers, revenant d'une corvée, qui traversaient avec leurs
gardiens les grandes places d'armes, autour desquelles s'allongent
les casernes des soldats fédéraux, maisons basses, élevées à la.
hâte, et qui n'ont qu'un rez-de-chaussée. La plupart portaient en-
core leur uniforme gris et ces chapeaux de feutre mou qui semblent
être la coiffure favorite des deux armées. Les prisonniers du sud
ont toujours été traités dans les camps du nord avec la plus grande
humanité; leur nourriture est la même que celle de leurs gardiens,
et leur sort n'est en réalité pas beaucoup plus malheureux. Dans le
sud au contraire, il est avéré que les prisonniers du nord ont été
souvent l'objet des traitemens les plus barbares; le récit de leurs
souffrances est peut-être la page la plus lamentable de la guerre,
il montre jusqu'à quel degré l'institution de l'esclavage endurcit
les âmes. C'est le 17 octobre que je vis le Camp-Douglas : peu de
temps après, à la veille de l'élection présidentielle, la police de
Chicago mit la main sur des malfaiteurs qui, venus du Canada et
des provinces du sud, avaient projeté de mettre le feu à la ville sur
plusieurs points, et de délivrer, à la faveur de l'incendie, les dix
mille prisonniers gardés dans le camp. Sans doute on était déjà sur
002 REVUE DES DEUX MONDES.
les traces de cette conspiration au moment de mon passage, car
depuis quelques jours personne n'avait été admis à entrer dans
l'enceinte palissadée.
III.
Si vive et si intelligente que soit dans les cités de l'ouest l'im-
pulsion donnée aux travaux d'art, à l'industrie, au commerce, à
l'éducation publique, ce qu'on y trouve encore de plus intéressant,
c'est le peuple. On se fatigue de voir des écoles, des églises, des
monumens, des usines, des banques, on ne se lasse point d'étudier
les hommes. Dans notre vieille Europe, l'histoire, les institutions
politiques, les traditions, ont créé une sorte de hiérarchie sociale
qui asservit l'individu autant qu'elle le protège : ce qui est un ap-
pui est en même temps une barrière. Toutes les tâches sont divi-
sées, toutes les places prises. La force individuelle multiplie son ac-
tion en se concentrant sur des objets constans et définis : l'artiste,
le savant, le musicien, l'industriel, doivent viser à la perfection. La
haute culture enveloppe les intelligences d'élite comme d'une toile
subtile, composée de doutes, de réserves, de dédains, à travers
laquelle l'enthousiasme et la joie ont peine à passer : on est plus
tenté de rester témoin que de devenir acteur. Dans quelques villes
même des états de l'Atlantique dont l'histoire est déjà ancienne,
l'esprit de famille, l'esprit de coterie, l'esprit provincial, sont déjà
aussi intolérans que dans les pays européens, et la chaîne des tra-
ditions, si elle n'est aussi longue, y est aussi tenace. Dans l'ouest vit
un peuple sans traditions, un peuple nouveau, naïf, créateur, encore
enfant, bien que la civilisation ait mis entre ses mains toutes les
armes de la maturité. Tout lui semble facile, tout lui paraît beau.
Il est joyeux et impatient; un enthousiasme chronique l'enivre.
Aussi son langage est-il empreint d'une perpétuelle exagération.
Quel nom l' Illinois a-t-il donné à son homme d'état favori, Dou-
glas? Il l'a appelé le petit géant de l'ouest. Je ne pouvais m'empê-
cher de sourire quand j'entendais dire à tout instant d'un personnage
médiocre et inconnu hors de sa ville ou de son comté : He is a splen-
did man (c'est un homme splendide). C'est la formule de l'ouest;
le talent y prend trop vite les proportions du génie, la médiocrité
celles du talent. L'éloquence politique dédaigne les artifices, l'iro-
nie froide, les déductions sévères de la logique, et se contente trop
souvent de l'invective, des bruyantes déclamations, des plaisante-
ries grossières;, les journaux ont le ton violent du pamphlet. Les
seules doctrines religieuses qui réussissent à remuer profondément
les consciences sont les doctrines calvinistes. Par leur effrayante
logique, leur brutale simplicité, elles ébranlent des âmes qui reste-
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 905
raient insensibles à un enseignement philosophique ou enveloppé
de mysticisme : il leur faut la vue nette d'un enfer, la croyance à
la prédestination les met à l'aise, elles ne peuvent se reposer que
dans une sorte de fanatisme tranquille qui ignore toute finesse et
toute critique. L'esprit d'analyse n'a encore rien défloré : on ne
connaît ni règle ni mesure. Non-seulement l'habitant de l'ouest ad-
mire tout, mais il veut que vous admiriez tout avec lui. S'il s'ex-
tasie devant une église, un tableau, un monument, il ne soupçonne
point qu'ils puissent vous paraître affreux et jouit naïvement du
plaisir que vous n'éprouvez pas. Ouvert et généreux, il montre, il
donne tout ce qu'il a, et son hospitalité a quelque chose de vrai-
ment royal, car tout ce qu'il a touché se transforme, vu à travers
son imagination. A Chicago, je fus conduit dans une chambre où
l'on gardait quelques paquets poudreux de cartes, de journaux, de
livres modernes : c'était la bibliothèque de la « Société historique
de Chicago, » et je fus informé que le prince de Galles y avait été
solennellement conduit pendant sa visite dans cette ville. Partout
où j'ai visité des bibliothèques publiques, on a cru nécessaire de
me dire : a Ceci n'est pas encore la bibliothèque d'Astor (la plus
belle de New-York et des États-Unis), ni le British Muséum; mais
nous ne faisons que commencer. » La générosité , comme l'enthou-
siasme, ne connaît point de limites. Un jeune homme qui en quel-
ques années a fait une grande fortune en distillant des eaux-de-vie
vient de donner d'un seul coup un million de dollars à la ville de
Chicago pour bâtir un nouveau théâtre. Depuis plusieurs années,
l'observatoire de Harvard-Collège, près de Boston, possède un ma-
gnifique télescope, qui entre les mains de MM. Bond a rendu de très
grands services à la science astronomique. Chicago a voulu dépasser
Boston et vient de faire l'acquisition d'un objectif qui est d'un tiers
plus large que celui de l'université du Massachusetts. Il s'est trouvé
un riche marchand pour l'acheter, un autre pour en payer la mon-
ture, un troisième pour donner les autres instrumens, de sorte que
rien ne manque plus à l'observatoire de Chicago qu'un astronome.
La confiance est, après l'enthousiasme, le trait le plus caracté-
ristique des populations de l'ouest. Elles ne connaissent ni ces in-
quiétudes ni ces timidités qui ailleurs débilitent les hommes. Dans
des pays où tout est encore à créer, où il reste tant à faire, tout
homme est le bienvenu : il sent qu'on a besoin de lui, il peut dé-
battre ses services et faire ses conditions. On dirait que chaque ci-
toyen, en se levant, relit les statistiques officielles publiées chaque
année par le gouvernement; à tout moment il les récite : a nos res-
sources, nos exportations, notre territoire, notre blé, nos mines, »
ces mots reviennent sans cesse dans sa conversation. Tout cela.
^Oà REVUE DES DEUX MONDES.
-semble-t-ll, appartient à chaque individu : aussi chacun sera-t- il vo-
lontiers et tour à tour marchand, fermier, mineur; chacun guette
la fortune et la suit n'importe où elle va le conduire. Tout le monde
connaît aujourd'hui l'histoire de M. Lincoln, un vrai représentant
de l'ouest, successivement batelier, bîicheron, fermier, avocat, dé-
"puté, président de la république. Grant, Sherman, les meilleurs
généraux de l'Union, sont des hommes de l'ouest.
En politique, les états de l'ouest sont plus profondément qu'au-
cune autre partie de l'Union imbus des principes démocratiques;
la souveraineté populaire y est devenue un dogme, une religion.
Elle ne connaît aucune règle, elle repousse tous les freins. Les
mandats politiques sont toujours impératifs et de plus courte durée
que partout ailleurs. Le suffrage universel désigne les représentans-
du pouvoir judiciaire comme ceux du pouvoir exécutif. La société
est trop mobile, trop fluide, pour s'emprisonner volontiers dans des
formes. Sans cesse on modifie les lois, et les états amendent leurs
constitutions sitôt qu'ils croient y apercevoir une gêne ou un dé-
faut, La souveraineté populaire ne s'incline pas volontiers devant
les engagemens pris par les générations passées; le citoyen de
d'ouest cTirait volontiers comme le pionnier de Lowell :
The serf of his own past is not a man (I).
Est-ce la tyrannie de l'opinion publique qui rend les individus plus
versatiles, ou la versatilité des individus qui rend l'opinion plus
tyrannique? Dans une société laborieuse, pressée, ardente, qui ne
regarde jamais du côté du passé et pour qui il semble que l'avenir
ne vienne jamais assez vite, chacun veut se sentir entraîné dans le
courant le plus rapide; il n'y a ni asiles, ni cloîtres, ni châteaux
forts, ni retraites paisibles pour les mécontens. Ailleurs la dévotion
d'une secte, les caresses des classes patriciennes, les plaisirs soli-
taines de l'étude, les jouissances que procurent les arts, peuvent
adoucir les regrets et affermir la fidélité de ceux qui sont vaincus;
•mais il faudrait à l'homme un cœur d'acier pour résister aux en-
traînemens de l'opinion là où il n'y a point d'autre autorité recon-
nue, où elle asservit la loi civile et interprète jusqu'à la loi divine.
Quand la mer abandonne une portion de son lit qu'elle a couverte de
sables, on remarque des couches qui avec le temps se convertissent
en grès d'une certaine dureté : ainsi, dans les provinces les plus
anciennes de l'Union, la démocratie n'est plus un sable toujours
fiuide et agité; les intérêts déjà séculaires, les traditions enracinées,
(i) « Le serf de son propre passé n'est pas un homme. » — Lowell, professeur h
rufiiversité de Cambridge, est un des poètes les plus estimés et les plus originaux des.
■J'>tatR-Uni3.
LES ÉTATS-UMS PENDANT LA GUERRE. 90&-
îes longs antagonismes, les institutions locales, introduisent des-
forces conservatrices dans l'état. L'individu peut bien plus lacile-
ment jouer avec ces forces divergentes et souvent contraires qu'il
ne peut échapper à cette force souveraine, unique, écrasante, qui.
entraîne tout devant elle dans une jeune démocratie. C'est dans les
anciens états seulement que surgissent les idées nouvelles et que-
survivent les idées surannées. Le Massachusetts seul a pu servir
pendant de longues années de forteresse aux abolitionistes. C'est
là aussi que les doctrines du vieux parti fédéraliste ont résisté le
plus fortement à l'école démocratique triomphante. Cet état restera
longtemps encore le guide et comme le protecteur intellectuel du
pays, car c'est là que les droits de l'intelligence individuelle sont,
le plus hautement reconnus et le mieux sauvegardés.
Tant que durera l'influence morale des états de l'Atlantique sur
«ceux de l'ouest, il n'y a point lieu de trop redouter ce qu'on pourrait
nommer l'ivresse démocratique de ces derniers états. Il faut réfléchir
aussi que l'esprit d'anarchie ne peut faire de grands progrès dans^
ime communauté liée au sol et vouée principalement à l'agriculture.
Dans chaque nouveau sillon creusé par la charrue germent avec
les premiers blés l'instinct conservateur et l'amour de la patrie. Le
pied posé au centre du continent, le robuste fermier de l'ouest s'en
considère comme le maître et le roi : l'Amérique véritable ne com-
mence pour lui que sur les versans occidentaux de la chaîne allé-
ghanienne; la fierté nationale qui s'allume dans son cœur n'est
pas seulement nourrie par la passion démocratique, elle s'inspire
encore du spectacle de ces plaines sans limites ouvertes à son am-
bition, de ces fleuves géans dont les uns courent vers les régions
polaires, les autres vers les mers tropicales. Les vieux états sont
restés, à beaucoup d'égards, des dépendances de l'Europe, ils
lui empruntent non-seulement des étoffes et des machines, mais
encore des idées; l'ouest échappe entièrement à cette action de
l'Europe. Par je ne sais quel charme étrange, quelle puissante fas-
cination, ceux qui marchent vers les Montagnes-Rocheuses ne re-
gardent plus vers l'Atlantique; l'émigrant de la Nouvelle-Angle-
terre ne regrette point dans la prairie les collines où il est né,
l'Irlandais ne songe pas à retourner dans son île humide, l'Alle-
mand lui-même, fidèle encore à sa langue natale, devient infidèle
à son pays. De ces races diverses sort une race nouvelle, forte
comme le sol généreux qui la nourrit, indépendante et fière. L'a-
mour de la liberté, le sentiment de l'égalité, deviennent pour elles-
comme des passions congénitales; ses croyances politiques ne sont
pas, comme chez l'Européen, des armes contre une tyrannie; elles
n'ont pas besoin de s'envelopper de formules; sa foi est udr fol
906 REVUE DES DEUX MONDES.
vivante. C'est surtout de rAméricain de l'ouest qu'on peut dire qu'il
ne se croit pas seulement, mais qu'il est l'égal de tous ceux qui l'en-
tourent. Un peu d'alcali efface la tache faite par l'acide sur un mor-
ceau de soie; mais toute femme sait que l'acide laisse toujours une
trace légère. L'esprit démocratique de l'ouest est l'étoffe vierge que
rien n'a encore ternie.
On ne connaîtrait point une des causes les plus actives de la pros-
périté de l'ouest, si l'on n'étudiait ses lois territoriales. Ailleurs le
cadastre a suivi des siècles de possession : ici le cadastre précède
la colonisation. Le fermier n'est pas le seul pionnier du désert; il
est accompagné, souvent précédé du géomètre. Qui n'a été frappé,
en regardant la carte des États-Unis, de voir tant de limites rectan-
gulaires, simplement formées de méridiens et de parallèles ter-
restres? Ailleurs les fleuves, les montagnes, la constitution géologi-
que, séparent les provinces; sur le territoire de l'Union américaine,
la géodésie a tracé des frontières tout idéales. Elle a déterminé, avec
la rigueur qui caractérise toutes les opérations de la science, non-
seulement les limites des états, mais celles des circonscriptions
municipales, et à l'intérieur de ces dernières les bornes de la pro-
priété individuelle. Les cartes de l'illinois, du Wisconsin, du Min-
nesota, semblent de grands damiers; on y voit les terres divisées en
carrés qui ont six milles de long et six milles de large. Ces groupes
municipaux [toivnships) suivent le méridien, et la série qu'ils for-
ment dans la direction du sud au nord se nomme range ou rangée.
Chaque future commune ou toixmship est subdivisée en trente- six
sections, renfermant un mille carré ou 6h0 acres. La section est
découpée en quatre parties {quarter- sections) de 160 acres, qui
peuvent enfin elles-mêmes se subdiviser en quatre : le carré de
AO acres demeure la plus petite fraction territoriale. Comme les
méridiens terrestres vont sans cesse en se rapprochant vers le pôle,
les toivnships ne pourraient conserver la même superficie, si les
rangées n'étaient de temps en temps interrompues. De distance en
distance, une nouvelle parallèle terrestre est prise pour base. Les
angles de chaque commune sont marqués par des bornes fixes, et
on conserve sur les plans de l'agence territoriale la trace de toutes
les déterminations géodésiques.
Ces grandes opérations cadastrales commencèrent jadis sur la
rivière Ohio; le vaste réseau des lignes qui forment les frontières
immuables des subdivisions territoriales s'est depuis étendu en
tous sens jusqu'au Mississipi, et au-delà de ce fleuve jusqu'aux
sources du Missouri. Des opérations pareilles ont été exécutées dans
la Californie, l'Orégon, sur le territoire de Washington, et quelque
jour les deux réseaux se rejoindront aux Montagnes-Rocheuses. Le
LES ÉTATS-UNIS PENDANT lA GUERRE. 007
voyageur qui des états de l'Atlantique arrive dans les plaines de
l'ouest ne peut manquer d'être frappé du contraste entre les formes
irrégulières des propriétés dans les vieux états et les figures rectan-
gulaires des terres dans les états nouveaux. Grâce au système de
numérotage qui a été adopté pour les toivnships et les sections, un
lot dans la prairie peut se trouver aussi facilement qu'une maison
dans les rues d'une grande ville.
Ce n'était pas assez de mettre la propriété à l'abri de toutes les
usurpations dans des pays sans police , ouverts à tous les aventu-
riers, où la nature n'a tracé elle-même presque aucune limite et ne
fournit aucune défense; il fallait rendre l'acquisition de la terse
aussi facile que les titres sont assurés. L'état n'a jamais concédé les
terres, mais il les cède aux conditions les plus libérales. Chacun
peut acheter un lot de 40, 80, 160, 320 ou 6ZiO acres ou une réu-
nion de semblables lots au prix de 1,25 dollar par acre. La loi exige
le paiement immédiat; mais en 18/iJ une loi dite Aq préemption fit
une exception en faveur des pionniers établis déjà sur des terres
invendues. A la condition qu'ils n'achètent pas moins de 1(30 acres,
il leur est accordé un délai de douze mois, et dans certains cas un
délai plus long, pour se libérer envers le trésor. Un émigrant aven-
tureux qui veut user des bénéfices de la loi de préemption choisit
un lot; il s'y établit avec sa famille, bâtit une maison, défriche, en-
semence. Il envoie aux officiers territoriaux du district une déclara-
tion écrite où il fait connaître qu'il est citoyen américain, ou, s'il
est étranger, qu'il a l'intention d'obtenir la naturalisation. Si le lot
qu'il occupe a déjà été offert en vente publique, mais sans trouve»*
d'acheteur, il est obligé de se libérer envers le trésor public après
douze mois de possession, et reçoit avec sa quittance un titre de
propriété définitif; si la terre entre dans le réseau géodésique déjà
tracé sans pourtant qu'elle ait encore été mise en vente, il n'est
tenu de payer la somme de 1,25 dollar par acre que le jour où le
lot est offert en vente publique par les agens territoriaux , ce qui
peut n'arriver qu'après quelques années de possession.
Pendant mon séjour à Chicago, je visitai les bureaux du chemin
de fer de l'Illinois-Central. La compagnie qui a construit les lignes
de Chicago et de Dubuque à Cairo est en même temps une grande
compagnie foncière, car elle a reçu à l'origine la concession d'une
large bande de terrain avoisinant la ligne. Un fermier en quête
d'un lot trouve non-seulement dans les bureaux de la compagnie
une carte détaillée de toutes les sections qui restent inoccupées,
mais il peut y examiner des échantillons des terrains arables pris
dans toutes les subdivisions territoriales, une collection de tous les
produits agricoles obtenus dans les parties déjà cultivées, blés de
-003 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les variétés, tiges de maïs aussi hautes que de jeunes bam-
bous, épis gigantesques de sorghum, feuilles de tabac, fleurs du
cotonnier. Un agriculteur intelligent peut d'un coup d'œil se ren-
dre compte des ressources de l'état et de la nature de ses terrains.
La compagnie fait bâtir à l'avance, dans les communes où elle
veut appeler l'émigration, des églises et des maisons d'école. Les
conditions qu'elle fait aux fermiers sont les suivantes : elle leur cède
SO acres à 10 dollars l'acre, si le paiement est fait immédiatement, ou
bien ils ont la faculté de s'acquitter en donnant, au moment de la
vente, /i8 dollars, et en payant la même somme au bout de la pre-
mière, de la seconde et de la troisième année de possession. L'an-
nuité au bout de la quatrième année devient 236 dollars; au bout de
la cinquième et de la sixième année, 22/i dollars. La septième et la
huitième, qui sont les dernières, sont de 212 et de 200 dollars. De-
puis la guerre, les fermiers ont fait des bénéfices qui ont permis à
beaucoup de se libérer en un ou deux ans envers la compagnie. Il
n'y a que peu d'états dont le sol puisse le disputer en fertilité aux
terres noirâtres de l'Illinois; le gras limon qui recouvre cette ré-
gion, aussi vaste que l'Angleterre, a porté en 1861 une récolte de
35 millions de boisseaux de froment et de l/iO millions de bois-
seaux de maïs, sans compter les avoines, le seigle, l'orge, les
pommes de terre, les patates, le chanvre, le lin, les betteraves, le
tabac, le sorghum. Pendant l'année 1863, l'Illinois a exporté 4 mil-
lions de tonnes de céréales. Ces immenses plaines, qui n'ont encore
qu'une population de 1,700,000 âmes, nourriront un jour sans
peine de 15 à 20 millions d'habitans.
Les chiffres de la statistique sont trop froids, trop vides, pour
laisser à l'esprit une impression durable : on ne saurait bien com-
prendre la grandeur de l'ouest, ni deviner ses destinées, si l'on n'a
parcouru ses plaines sans fin. Que de fois, debout sur la plate-
forme à l'arrière d'un train, ai-je regardé fuir le ruban de fer qui
courait en ligne droite jusqu'à l'horizon! Au-delà des champs cul-
tivés qui çà et là bordaient la voie, s'étendait au loin la prairie so-
litaire, tantôt unie comme un lac, tantôt soulevée par de molles
ondulations. Par instans l'ombre d'un nuage courait sur les hautes
herbes qui, tour à tour assombries et éclairées, semblaient en mou-
vement comme des flots paresseux. Pendant combien de temps ces
grands jardins du désert sont-ils restés inutiles à l'homme? L'In-
dien n'y a pas laissé plus de traces que le buffle, l'élan, le castor
ou le loup qui hurle encore la nuit dans la plaine. Les feux des
tribus sauvages n'ont point détruit les germes des fleurs de la soli-
tude. Combien de fois la plaine ne s'est-elle point parée de leur
riche moisson, et combien de fois l'été ne les a-t-il pas flétries!
LES ÉTATS-UNIS PENDANT LA GUERRE. 909
Mais la civilisation peut arracher au désert sa vaine parure; elle
ne rend jamais ce qu'elle a pris, et quelques années lui suffisent
pour jeter les fondemens d'un empire.
Ces pensées me revinrent souvent à l'esprit pendant le voyage
que je fis de Chicago au Haut-Mississipi. Parmi les lignes ferrées
qui rayonnent du lac Michigan vers le grand ileuve, je choisis celle
qui va le plus au nord et qui traverse l' Illinois septentrional et l'é-
tat entier du Wisconsin. Dans cette dernière province, on traverse
encore presque partout la solitude , rarement on aperçoit des mai-
sons; beaucoup de champs n'ont pas encore de clôtures, et les tiges
jaunies du maïs se mêlent à leurs confins aux tiges pressées des
verges d'or ou aux herbes dures des marécages. Au milieu du désert
se montrent à de longs intervalles le clocher et les toits de quelque
village naissant, entouré de ses vergers. A Portage- City, on entre
dans une région très boisée, où le sol devient sableux; dans les val-
lées, les sables, durcis comme du grès, forment des murailles sem-
blables à celles de tours ou de forteresses en ruine. Cette contrée
stérile est couverte de bois de chênes et d'érables, auxquels çà et
là se mêlent quelques pins. Le train s'arrête un instant à une sta-
tion nommée Kilbourn-Gity : je regarde de tous côtés pour voir la
ville, mais je n'aperçois qu'une masure en bois, devant laquelle
erre un cochon solitaire. A Sparte, un enfant à cheval vient prendre
le paquet de journaux que lui jette le conducteur du train, et se
sauve au grand galop vers le petit village qui, au milieu de ces
bois sauvages, a reçu le nom de la fière cité du Péloponèse. Quel-
ques lignes bleuâtres Indiquent bientôt les falaises qui bordent le
Mississlpi; le chemin de fer quitte les plateaux boisés du Wisconsin
et descend graduellement à travers les jaunes coupures du sable,
bordées de taillis épais, de lianes éparses, de fleurs sauvages,
jusqu'à la large plaine d'alluvion où le fleuve suit ses paresseux
méandres. Les saules et les joncs marquent les lignes des petits
canaux qui circulent en tous sens. Des troupeaux de bœufs se
tiennent immobiles et comme ensevelis au milieu des hautes herbes.
Des champs de fleurs sauvages se balancent sous le vent léger.
Voici enfin le fleuve avec ses bancs de sable, ses îles sans nombre
aux rives rongées, couvertes d'ormes et d'érables. On aperçoit des
deux côtés de la vallée comme de hautes falaises dont les promon-
toires fuient en retraite les uns derrière les autres et vont se perdre
dans la brume de l'horizon.
La Crosse, tel est le nom de la station où s'arrête le chemin de
fer. Sur tout le Haut-Mississipi, on pourrait se croire, si l'on ne re-
gardait qu'aux noms, dans une province française. Au-dessous de
La Crosse, on trouve, sur le Mississipi, Prairie-du-Chien, — que les
910 REVUE DES DEUX MONDES.
Américains prononcent Prairie-du-Chêne, — et Dubuque; au nord,
dans le fertile Minnesota, on arrive à Saint- Paul, la capitale de
l'état, et aux chutes de Saint-Antoine, qui reçurent en 1680 leur
nom du père Hennepin. L'extrémité du Lac-Supérieur qui se rap-
proche des sources du Mississipi s'appelle encore Fond-du-Lac;
mais ce nom menace déjà de dégénérer en Fondulac. Bien que La
Crosse soit depuis longtemps marquée sur les cartes, elle n'a,
comme ville, que dix ans environ d'existence, et compte pourtant
10,000 habitans. Le flot de l'émigration se répand depuis plusieurs
années avec une grande rapidité vers les terres fertiles du Haut-
Mississipi. Saint-Paul a déjà 9,000 habitans, huit églises, plusieurs
hôtels, trois imprimeries, des écoles et un capitole. La Crosse, mal-
gré ses boutiques neuves alignées sur la berge du fleuve, ses ma-
gasins, son élévateur, dont la masse domine la gare du chemin de
fer, a encore un aspect de misère et d'abandon. Les vaches errent
en liberté sur les sables, où on commence à tracer des rues qua-
drangulaires. On se sent bien loin de la civilisation. Dans la salle
basse de l'auberge, autour du poêle de fer rougi, se tiennent des
groupes taciturnes et presque farouches. On peut observer ces
figures d'aventuriers si communes dans toute la vallée du Missis-
sipi; les barbes sont rudes et incultes, les vêtemens grossiers, les
chapeaux mous s'enfoncent sur des yeux sombres, qui semblent
suivre dans le vide quelque image sinistre. C'est à La Crosse que
j'aperçus pour la première fois de véritables Indiens : quatre
hommes drapés dans de longues couvertures de laine rouge, une
femme enveloppée d'un manteau gris et un enfant demi-nu se te-
naient au bord du fleuve autour d'un grand feu de bois. Les hommes
étaient tête nue; leur chevelure noire, épaisse, pareille à des pa-
quets de crin en désordre, flottait librement au vent et couvrait
presque leurs sombres visages. A côté d'eux , des avirons et des
rames gisaient à terre; de temps en temps, ils jetaient dans le feu
qu^elques morceaux de bois, et le groupe frileux s'enveloppait d'un
nuage plus noir et plus agité. A quelque distance, des bateaux à
vapeur élevaient leurs blancs étages superposés au-dessus du mi-
roir du fleuve. J'avais tout ensemble devant moi les anciens maîtres
du Mississipi et ses maîtres actuels. La fumée du feu allumé par
les Indiens montait dans le ciel à côté des fumées vomies par ces
machines puissantes qui conduisent aujourd'hui le voyageur depuis
l'embouchure du Mississipi jusqu'aux abords du Lac- Supérieur.
Toute l'histoire de l'Amérique n'était- elle pas écrite dans ce ta-
bleau?
Auguste Laugel.
L'EPREUVE
RICHARD FEVEREL
PREMIÈRE PARTIE (1).
I.
Il y a quelque vingt-cinq ans parut en Angleterre sous le voile
de l'anonyme un petit volume fort mince intitulé : Paperasses d'un
Pèlerin. C'était un recueil de maximes, d'aphorismes, de sentences,
qui trahissaient un lecteur assidu de La Rochefoucauld. L'auteur
n'avait pas l'air cependant de courir après la renommée des sati-
riques; il ne cherchait pas l'épigramme brillante, le tour de phrase
à surprises, l'étincelle qui jaillit du choc des antithèses. On devi-
nait en lui un homme revenu de bien des illusions , mais non pas
de toutes, profondément blessé, mais non pas à mort, un de ces
mutilés qui, la main sur une poitrine palpitante, regardent triste-
ment tomber goutte à goutte leur sang qui coule encore. Sa pensée
avait deux faces, l'une ironique, l'autre bienveillante : elle mor-
dait, elle caressait tour à tour; elle était parfois d'une âpreté cy-
nique, parfois d'une tolérance toute chrétienne. « Je suis heureux,
disait-il par exemple, quand le vice de mon voisin m'est révélé... »
(1) Le roman que nous essayons de faire connaître ici est l'œuvre d'un écrivain dont
nos lecteurs ont déjà pu apprécier le talent original, l'auteur de Sandra Belloni ,
M. George Meredith. Dans ce nouveau récit, tlie Ordeal of Richard Feverel, on retrouve
les qualités qui ont valu à M. George Meredith tant de légitimes succès en Angleterre.
Chez lui, le romancier est aussi un observateur pénétrant, un critique impitoyable des
faiblesses humaines, et c'est à ce titre qu'il mérite de nous intéresser.
912 REVUE DES DEUX MONDES.
A première vue, cette exaltation sauvage semblait celle d'un misan-
thrope; en y regardant de plus près, on y discernait une arrière-
pensée de tolérance. Il disait aussi : « La vie est un ennuyeux
moyen d'apprendre que nous sommes des imbéciles... » Laissant
de côté cette épithète désobligeante, on pouvait enlever à la pensée
quelque chose de son amertume, car l'auteur ajoutait immédia-
tement : « Lorsque nous arrivons à nous reconnaître pour tels, nous
sommes déjà quelque chose de mieux. »
Sur un seul chapitre, le faiseur d'aphorismes, — Vaphoriste,
comme il s'appelait lui-même, — se montrait impitoyable. On ne
comprenait pas qu'un homme né d'une femme traitât les femmes
avec tant de sévérité, on le comprenait d'autant moins que dans
tout le reste du livre se révélait une âme courtoise et chevaleres-
que; mais ici l'équilibre était rompu, la vue du philosophe se trou-
blait, le spleen ruisselait sous sa plu^e. « Il faut bien espérer, di-
sait-il avec une gravité singulière, qu'une fois le reste de l'univers
soumis à sa domination, l'homme finira par civiliser la femme... »
Et après cette effrayante impertinence il passait immédiatement à
d'autres sujets sans le moindre trouble apparent, avec le sang-froid
de la conviction la mieux arrêtée. On voyait, clair comme le jour,
que la femme était à ses yeux une espèce de chat sauvage dont la
domestication lui semblait un problème à peu près insoluble. Ce-
pendant, et grâce aux progrès incessans de l'humanité, on pouvait
à la rigueur espérer que l'indomptable animal, apprivoisé par de-
grés, trouverait sa place dans les rouages compliqués de l'harmonie
universelle.
Cette monstrueuse hérésie, — elle aurait dû perdre le livre, —
fut précisément ce qui le sauva de l'oubli. Les femmes particuliè-
rement l'accueillirent avec une faveur marquée et tout à fait im-
prévue. Ces bizarres créatures préfèrent ou semblent préférer celui
qui les hait à celui qui Ir-s aime : elles s'enquirent de l'auteur ano-
nyme. En guise de signature, au-dessous du titre, était un griffon
entre deux gerbes de blé. Fallait-il voir là un symbole ou des ar-
moiries? La question fut sérieusement débattue entre ladics dans
plus d'un boudoir élégant, les plus poétiques optant pour le sym-
bole, les plus vaniteuses pour l'écusson héraldique. «Tu crois qu'une
femme t'adore, disaient les Paperasses d'un Pèlerin; mais ce n'est
pas de toi, mon ami, c'est de la difficulté qu'elle est éprise! » Une
de ces dames prouva la vérité de l'axiome en se donnant pour mis-
sion de passer en revue sur les registres du Herald -collège toute
la série des blasons britanniques; elle constata ainsi, au prix d'un
immense travail, que le « griffon entre deux gerbes » figurant sur
le timbre des armoiries appartenait à sir Austin Absworthy Bearne
Feverel, baronet, de Raynham-Abbey, dans l'un des comtés de
l'épreuve de RICHARD FEVEREL. 913
l'ouest, — un homme opulent, un galant homme dont l'histoire
était assez triste.
Avant de la raconter, achevons celle des Paperasses d'un Pèlerin.
A peine le voile de l'anonyme fut-il percé, l'auteur vit pleuvoir chez
lui toute sorte de billets parfumés qui l'étonnèrent au dernier
point, et, après l'avoir ennuyé quelque peu, finirent par le flatter
considérablement. Parmi ses «belles» correspondantes, quelques-
unes le réprimandaient du ton le plus doux, certaines autres ac-
ceptaient ses anathèmes avec une humilité touchante, ou, cuirassées
d'orgueil, le raillaient impitoyablement. Les curieuses hasardaient
mille conjectures sur les motifs probables d'une antipathie qu'elles
déclaraient ne pas comprendre; les mélancoliques se plaignaient
en longues phrases, avec force mots soulignés, d'être méconnues
et sacrifiées à l'orgueil viril; les moins timides réclamaient sans
façon l'hospitalité de Vaphoriste pour venir débattre avec lui, bien
à loisir, les points délicats de sa doctrine. Ce qu'elles faisaient là,
toutes y avaient songé plus ou moins; toutes auraient voulu s'asseoir
aux pieds de Gamaliel et s'abreuver de sagesse à la source mêmQ.
Sir Austin aurait cru manquer à ses devoirs, s'il n'avait relevé
tous les gants qu'on jetait ainsi à son hospitalité. Les portes de
Raynham-Abbey s'ouvrirent à l'essaim des réclamantes, et le pro-
priétaire se trouva promu pour quelques semaines à la dignité du
professeur qui expose et défend un système attaqué de toutes parts.
Soutenu par de fortes convictions, il joua ce rôle avec une majesté
sereine, et dans le choc des débats eut parfois d'heureuses inspi-
rations, ce jour-là principalement où il soumit à son auditoire de
l'autre sexe la double hypothèse d'une femme que le hasard ap-
pellerait à vivre dans une île exclusivement peuplée d'êtres barbus,
et d'un homme échouant après un naufrage sur une autre île ha-
bitée seulement par des filles d'Eve. <( Qu'arriverait-il dans les deux
cas?» se demandait Vaphoriste, ou plutôt il posait la question à
l'espèce de tribunal constitué sous ses auspices. Il fut unanime-
ment convenu, et sans trop de peine, que, vînt-elle à tomber parmi
les sauvages les plus abrutis, la femme unique, transformée en di-
vinité, deviendrait aussitôt l'objet de tous les respects, de tous les
hommages, de toutes les adorations; mais l'homme! quel serait le
sort de l'homme unique? En ferait-on un grand-prêtre? Métamor-
phose difficile pour un matelot naufragé. Lui décernerait-on la cou-
ronne? Un roi peut se marier, et dès lors se posait de nouveau la
question: à qui appartiendra cette épave? Ici la cour se divisa.
Quelques dames insinuèrent assez vaguement qu'il serait à propos
de «parquer» cet échantillon de l'espèce masculine jusqu'à ce qu'on
trouvât l'occasion de le réexpédier en lieu sûr, sans aucun dommage
TOME Lvi. — 18G5. 58
914 REYUE DES DEUX MONDES.
corporel. « Ce parti-pris n'en serait que plus louable, ajouta l'une
d'elles, s'il s'agissait d'un pamphlétaire satirique, d'un aphoi^iste
aux railleries acérées... » Mais la majorité des juges, obéissant à la
voix de la conscience, avoua que l'infortuné dont il était question
passerait dans leur île un assez mauvais quart d'heure, si même il
n'était exposé à subir le sort infligé par les femmes de Thrace au '
doyen des poètes mythologiques. « Mis en pièces, » tel fut le ver-
dict de ces dames, bien convaincues, paraît-il, que le sentiment de
l'appropriation l'emporte chez la femme sur des instincts plus che-
valeresques. Sir Austin triomphait, comme on dit, sur toute la ligne.
Dans le fond, il n'en aurait pas moins rendu les armes à quel-
qu'une de ses gracieuses ennemies, qui avaient fort bien deviné
sous sa dureté apparente une faiblesse réelle, et sous le masque de
Diogène, sous l'amertume d'un cœur froissé, un de ces vaincus pré-
destinés qu'elles attèlent infailliblement tôt ou tard à leur quadrige
triomphal. Par bonheur pour lui, par malheur pour celles qui s'é-
taient promis de le soumettre, il avait contre elles une double dé-
fense. Les approches de son cœur, — à cela près fort accessible, —
étaient gardées d'abord par un fds, puis par un système.
L'un et l'autre furent officiellement présentés aux dames qui sié-
geaient, nous l'avons dit, en cour de justice. Elles trouvèrent chez
l'enfant une beauté, une vivacité rares; quant au système, il leur
parut tout à fait énigmatique. « Le péché, disait sir Austin avec son
aplomb magistral, est un élément étranger à notre sang. Il faut
y voir une maladie qu'on pourrait appeler la maladie de la pomme,
et contre laquelle nous luttons depuis Adam. C'est donc une erreur,
c'est une faute de regarder la jeunesse comme naturellement en-
cline au péché. C'est également une faute et une- erreur de la croire
essentiellement et radicalement pure. Nous avons, j'en conviens,
perdu le paradis; mais encore faut-il se rappeler que nous y
sommes nés, qu'il devait nous appartenir, que nous pouvons y ren-
trer. Le serpent existe chez chacun de nous; mais le triomphe de
l'intelligence humaine, le témoignage le plus irréfragable de sa
puissance, c'est de forcer le monstre à combattre contre lui-même
jusqu'à ce qu'il soit complètement anéanti. Supposons que mon fils
ait de l'orgueil. L'orgueil humain est un amalgame où le bien et le
mal sont équilibrés dans de justes proportions. Il pousse mon fils à
se croire plus que ses semblables : faisons en sorte qu'il l'incite à
les dépasser effectivement. Dès qu'il en sera là, l'erreur dont il était
dupe s'évanouissant d'elle-même, l'effet aura triomphé de la cause,
l'ennemi lui-même aura servi à remporter la victoire; le diable sera
mort sous ses propres coups... Ne le pensez-vous pas? » continua sir
Austin, très satisfait de lui-même et jetant un sourire à son audi-
l'épreuve de richard feverel. 915
toire ébahi , qui commençait à le trouver insupportable. Personne
ne répondit à cette question, et l'exposé du système s'acheva sans
encombre. A'ous en résumerons seulement les données essentielles.
L'âge d'or renaîtrait sur la terre, suivant sir Austin, le jour où
chaque père, prenant au sérieux sa responsabilité, porterait sur la
vie un regard scientifique. A partir de ce moment, on élèverait
entre la corruption et la jeunesse des barrières infranchissables; on
laisserait en revanche se développer librement l'être physique, ap-
pelé à une croissance spontanée, comme celle des arbres de l'Éden.
Un certain degré d'énergie morale serait ainsi acquis au moment
fatal où viendrait à se déclarer d'elle-même la maladie de la
pomme, combattue dès lors avec succès, et laissant l'homme dans
un état de quasi-perfection où le baronnet, muni de recettes à lui
spéciales, comptait bien placer son fils unique.
Peut-être eût-il été à propos de mieux expliquer ce que l'orateur
entendait par u maladie de la pomme; » mais il dut croire qu'il était
compris, car aucune de ces dames ne lui demanda là-dessus le
moindre renseignement : une intuition cachée qui les faisait rougir
en dedans, si on peut s'exprimer ainsi, réfrénait à cet égard leur
curiosité non satisfaite. Au surplus, la théorie savante du baronnet
eut pour excellent résultat l'évacuation graduelle de son domicile
envahi. Ses belles visiteuses, que sa sœur, mistress Doria Forey,
surveillait de près, tout en leur faisant les honneurs du château
avec la grâce la plus exquise, s'éclipsèrent l'une après l'autre à
mesure qu'elles se décourageaient. Il ne resta sur la brèche que
lady Emmeline Blandish, jeune veuve du voisinage, qui se moquait
doucement de son hôte, appréciait fort haut ses qualités réelles, et
ne désespérait pas de le ramener un jour, par une influence gm-
duellement acquise, à des idées plus saines et plus pratiques. En
attendant, elle étudiait à fond le système, elle s'en pénétrait avec
une déférence légèrement ironique, pour mieux le combattre et
l'annihiler quand le moment serait venu.
Il est temps et plus que temps de jeter un coup d'œil rétro-
spectif sur l'histoire de sir Austin. Les Feverel dataient de loin. Le
premier baronnet de leur race, bien évidemment normande, signait
son nom « Fiervarelle, » et ce nom ainsi orthographié réveillait
l'idée d'une fanfare lointaine ralliant les troupes du conqueror,
perdues à Pevensey dans les brouillards du champ de bataille. Cet
illustre personnage, guerroyant sur les frontières du pays de Galles,
mêla son sang à celui d'une princesse Ap-Grufîudh qui lui fut don-
née en mariage avec d'immenses domaines. De là cette teinte cymri,
— autant vaut dire galloise, — signalée dans la tournure d'esprit
et les tendances aventureuses que manifestaient les annales de leur
016 REVUE DES DEUX MONDES.
race. Soit a maladie de la pomme, » soit toute autre cause, les Feve-
rel semblaient se transmettre, avec de magnifiques constitutions, le
germe de quelque pestilence héréditaire. Leur titre de baronnet,
— dont ils étaient si fiers, répétant à tout propos cet adage aristo-
cratique : mieux vaut baromiic vieille que duché neuf, — ce titre,
sans cesse périclitant et souvent dévolu à un fils unique, avait
failli s'éteindre plusieurs fois déjà. Sir Garadoc Feverel, le prédéces-
seur de sir Austin, était encore un de ces rejetons précieux qu'on
avait vus sur le point de périr avant de porter fruit. Maintenant
même le chef de la famille n'avait qu'un fils, et ne semblait pouvoir
en espérer d'autres, séparé qu'il était de sa femme encore vivante.
Il faut toucher ici à un sujet délicat, sur lequel nous glisserons
de notre mieux, d'autant que l'histoire en elle-même n'a rien de
très neuf. Le baronnet, marié par inclination, avait un ami. Cet
ami était un poète, son camarade de collège, qu'il avait pu croire
appelé au plus brillant avenir et dont il oublia trop, fasciné par ces
promesses de génie, l'égoïsme insouciant, rinsuiïisance morale.
Avant même d'avoir quitté le collège, Denzil Somers, dissipateur
précoce, avait dévoré un modeste patrimoine. Sir Austin lui con-
féra sur ses domaines quelques attributions de surveillance pure-
ment nominales, et, se l'associant ainsi définitivement, l'admit à
partager le luxe et les plaisirs de sa magnifique existence. Ne con-
trariant jamais par de froids calculs les généreuses impulsions de
sa belle âme, il n'imagina point que son mariage dût rien changer
à cette intimité, déjà cimentée par le temps. « Voici votre frère,
dit-il à sa femme en lui présentant le poète... Voici votre sœur, »
ajouta-t-il en présentant le poète à lady Feverel. Comment au-
rait-il pu s'imaginer que ce versificateur sentimental et satirique à
la fois, — dont les compositions devaient leur vogue à je ne sais
quel fonds d'austérité immaculée, de raideur conservatrice qui
plaît par-dessus tout à l'élite du public lisant (et payant), — était
simplement un adepte des voluptés secrètes et des vices décens?
Gomment se serait-il douté en revanche que cette frêle créature,
insignifiante, inexpérimentée, dont l'admiration romanesque l'avait
séduit, dont la sentimentalité raffinée, les délicatesses excessives,
semblaient autant de garanties contre des entraînemens coupables,
en viendrait à s'éprendre d'une espèce de parasite oisif contre le-
quel tout d'abord elle avait manifesté les plus vives répugnances?
C'est pourtant à la longue ce qui arriva, sans qu'on puisse trop sa-
voir de quel côté vint la tentation, car les deux complices avaient
pour la repousser des motifs identiques, puisés dans les plus sim-
ples calculs d'intérêt personnel. Mais n'importe : après cinq ans
de mariage et douze ans d'amitié, sir Austin se trouva un jour
l'épreuve de riceiard feverel. 917
aussi complètement abandonné que possible, n'ayant plus à aimer
ici-bas qu'un beau petit garçon, sa vivante image, dont le berceau
pouvait sembler un étroit logis pour les afTections de cette grande
âme. Il pardonna sans peine à l'ami déloyal, le jugeant au-des-
sous de sa colère. Quant à la femme coupable, il ne put jamais lui
trouver une excuse. Simplement ingrate envers son bienfaiteur, —
car elle ne lui avait apporté ni fortune ni alliances, — peut-être
lui aurait-il fait remise de sa faute, n'étant pas homme à se préva-
loir de ses générosités et à écraser sous l'accumulation de ses mé-
rites celle qui les avait méconnus. Malheureusement il l'avait élevée
à son niveau, il l'y maintenait même après le crime, et, la traitant
comme son égale, il la déclarait indigne de toute clémence.
Devant ce monde dont elle avait désenchanté à ses yeux les plus
brillans aspects, il garda une attitude impassible et sereine, ses
intimes eux-mêmes y furent trompés. Mistress Doria Forey, la
sœur de sir Austin, prédisait hautement le prompt oubli de cette
mésaventure conjugale, « qui ne pouvait laisser une empreinte inef-
façable sur le cœur d'un Feverel. » A certains égards, elle se trom-
pait; l'énergie de son frère fut purement passive. Il ne put prendre
sur lui de tenir comme jadis table ouverte dans cette vaste salle
à manger où une torque d'or, encadrée sur un fond de velours et
qu'avait jadis portée un Ap-Gruiïudh, figurait entre deux éten-
dards poudreux, élimés, qu'un Feverel avait enlevés à la pointe
de l'épée sur quelque champ de bataille. Sir Austin lui devait, à
cette salle à manger, d'avoir été renvoyé trois fois de suite à la
chambre des communes par les électeurs reconnaissans de son
hospitalité princière. Il la ferma cependant, et, si ce rapproche-
ment est permis, se ferma comme elle, renonçant à son mandat
parlementaire et congédiant en silence tous ses rêves d'ambition.
On s'étonna généralement d'une métamoYphose si complète sur-
venue chez un homme si fier et si confiant en lui-même; mais les
gens âgés qui de longue date connaissaient les Feverel ne se mon-
trèrent pas autrement surpris. « C'est dans le sang, disaient- ils;
le père, sir Garadoc, le grand-père, sir Algernon, étaient de singu-
liers personnages. Dans l'existence de ces gens-là vient toujours un
moment où ils se jettent tant soit peu sur la gauche. C'est \ épreuve
des Feverel, » ajoutaient-ils l'index posé sur le front, par un geste
éminemment significatif. Du reste, à ce moment-là sir Austin pen-
sait comme eux, et son orgueil humilié se consolait par cette singu-
lière croyance qu'une malédiction spéciale pesait sur toute sa race.
En attendant, et alors qu'on admirait son attitude stoïque et ré-
signée sous les coups du sort, lacamériste spécialement chargée de
passer la nuit auprès du petit Richard voyait fréquemment une
918 REVUE DES DEUX MONDES.
grande forme noire lui cacher la lampe suspendue au-dessus du
berceau. Cette apparition quasi -fantastique avait fini par ne plus
l'effrayer. Un soir cependant elle se réveilla, étrangement émue,
au bruit d'un sanglot profond. Le baronnet, debout à côté du petit
lit et la tête cachée dans ses mains, pleurait silencieusement à
chaudes larmes. De temps à autre, sous les plis du manteau noir
qui l'enveloppait jusqu'aux pieds, on voyait tout son corps, ébranlé
par un sursaut douloureux , rappeler avec effort le souffle qui lui
manquait. La pauvre fille, d'abord stupéfaite, ne pouvait en croire
ses yeux, et demeura quelques instans immobile comme la pierre;
puis, devant un spectacle si extraordinaire, son cœur se mit à pal-
piter en dépit d'elle-même. — Oh! monsieur! — s'écria- t-elle,
pleurant aussi sans pouvoir s'en empêcher; mais sir Austin, avec
un geste indigné, la somma de se rendormir et quitta immédiate-
ment la chambre.
Toute marque de sympathie donnée à un Feverel pendant son
« épreuve » constituait un grave délit : surprendre un moment de
faiblesse chez le principal membre de l'altière famille était une of-
fense impardonnable. Diane au bain ne gardait pas sa beauté avec
des soins plus jaloux que sir Austin, déposant sa cuirasse pour quel-
ques minutes, la nudité de son cœur saignant. L'infortunée qui dans
cette circonstance avait joué le rôle d'Actéon fut mandée le lende-
main matin dans le cabinet de son maître, et n'en sortit, — large-
ment rémunérée d'ailleurs par une petite pension viagère, — que
pour quitter à l'instant même Raynham-Abbey.
II.
Point d'école publique, aussi peu de camarades que possible, un
ecclésiastique pour professeur, à intervalles réglés une visite mé-
dicale, d'ailleurs une surveillance étroite, un contrôle de tous les
instans sous les yeux d'un père qui était à la fois un précepteur,
un confesseur, un compagnon de jeux, et qui gardait l'innocence
de cet enfant comme le dragon mythologique les pommes du jardin
des Hespérides, telle fut en somme l'éducation de Richard Feverel.
On lisait dans les Paperasses d'un Pèlerin : « La santé est la vertu
du corps, la vérité celle de l'âme; la vaillance est l'unisson de ces
deux santés. » Le système tout entier reposait sur cette base, et
pendant plusieurs années de suite reçut une application triomphale
sous les yeux des personnes admises à l'intimité de sir Austin.
Parmi elles figurait en premier lieu sa sœur, mistress Doria Forey,
rtjariée jeune à un cadet de grande famille que certains héritages
prévus devaient rendre fort riche, mais qui par malheur était mort
L EPREUVE DE RICHARD FEVEREL. 91@
avant d'hériter, lui laissant une fille unique, à l'avenir de laquelle
l'aimable veuve sacrifiait, non sans mérite, l'espérance très légitime
d'un nouvel hymen. Goûtant encore le monde et pouvant y vivre
d'une manière agréable, sinon brillante, elle était venue s'enterrer
à la campagne pour y prendre chez son frère le sceptre du ménage
abandonné par une épouse infidèle. Dans cette détermination de
lïiistress Doria, la tendresse prévoyante d'une mère jouait pour le
moins un aussi grand rôle que l'affection d'une sœur. Son imagina-
tion, anticipant sur le cours des années, avait pressenti comme une
chance éminemment probable l'union future de Richard et de Glare,
du cousin et de la cousine, appelés à grandir l'un près de l'autre et
par conséquent à s'aimer. Sur ce dernier point, — qui contrariait
quelque peu le système, — elle gardait un religieux silence, ap-
prouvant de la façon la plus explicite les idées et les projets de son
frère, mais se réservant de saper par la base, avec le concours de
miss Clare et de ses yeux de gazelle, l'édifice laborieux qu'il élevait
à grand'peine.
Lady Emmeline Blandish, dont mistress Doria Forey ne voyait
pas les assiduités sans quelque jalousie secrète, envisageait les
théories de sir Austin avec une faveur marquée, non que son esprit
alerte et vif ne lui suggérât quelquefois des doutes sérieux et des
objections railleuses, mais elle était dominée par la tendre admira-
tion, l'espèce de culte que lui inspiraient la hauteur d'âme, la déli-
catesse de sentiment, la générosité dévouée, la courtoisie chevale-
resque de ce prétendu misanthrope qu'elle savait au fond le meilleur
des hommes. Le système comptait encore un adhérent, et les Pa-
perasses d'un Pèlerin un citateur perpétuel dans la personne d'un
neveu de sir Austin, Adrian Harley, que le père de Richard avait
choisi entre tous pour l'aider à réaliser son difficile programme.
Adrian était un philosophe précoce. On l'avait surnommé le «jeune
homme sage. » En effet, toujours acquis à l'idée reçue, partisan dé-
cidé de la majorité, il s'était posé le problème de satisfaire tous
ses instincts, voire tous ses appétits, sans rien perdre de la consi-
dération qui est ici-bas pour l'homme bien avisé une des nécessités
de l'existence. D'amis, il n'en avait guère, à moins de compter
pour tels Horace et Gibbon, deux aristocrates littéraires dont la fré-
quentation l'aidait à prendre l'humanité pour ce qu'elle a toujours
été, pour ce qu'elle sera peut-être toujours : un cortège éminem-
ment grotesque, avec le rire des dieux comme fond de tableau. Et
si les dieux rient, pourquoi les mortels ne riraient-ils pas? C'est ce
que se demandait Adrian, comfortablement installé dans cette espèce
d'olympe où l'avait irrévocablement appelé la bienveillance de sir
Austin, à qui le recommandaient une instruction solide, une rare
920 REVUE DES DEUX MONDES.
vivacité d'intelligence et dans toutes les circonstances de la vie un
aplomb, une maturité, un sens pratique dont l'influence, discrète-
ment et savamment ménagée, se faisait sentir sans se laisser aperce-
voir. Dans le fond, Adrian ressemblait à ces dieux païens qu'il ai-
mait tant. Gomme eux, il vivait fort satisfait de lui-même, sur un
édredon de nuages baigné d'une tiède lumière, aux dépens de
l'humanité asservie. Ni Jupiter, ni Apollon, ne guettaient d'un re-
gard plus calme et plus ardent à la fois les terrestres beautés parmi
lesquelles il s'agissait de choisir l'objet de leur caprice divin. Ni
l'un ni l'autre ne le poursuivaient dans l'épaisseur des bois avec
une impunité plus heureuse. Et, pour le « jeune homme sage, » le
bon renom qu'il usurpait ainsi n'en était que plus savoureux. On
dit que les fruits volés ont une saveur particulière; peut-être en
est-il ainsi des récompenses qu'on ne mérite pas.
A tout prendre, on n'aurait pu l'accuser d'hypocrisie. Il ne sollici-
tait par aucune manœuvre la bonne opinion du monde; il n'affichait
expressément aucun dehors de vertu. Son langage même, empreint
d'un léger cynisme, écartait toute idée de duplicité savante. Il por-
tait un masque à la vérité, mais c'était celui de tout le monde, et
tout le monde le lui pardonnait instinctivement en faveur de. sa
parfaite sérénité, de son embonpoint fleuri, de son humeur tou-
jours égale, de son amabilité toujours prête, mais plus particu-
lièrement remarquable après un bon dîner. Mistress Doria Forey,
tout en le ménageant beaucoup, lui reprochait, il est vrai, son
<( manque de cœur; » mais ceci pouvait tenir à une circonstance
particulière. Tory passionnée, la sœur de sir Austin jugeait volon-
tiers les gens d'après leur opinion sur la condamnation et la mort
de Charles I". Pour être bien venu d'elle, il fallait s'apitoyer sur le
roi-martyr. Adrian au contraire tenait pour Cromwell. De là ce re-
proche d'insensibilité.
Sir Austin avait un autre neveu, tout différent du premier et bien
plus digne de son affection. C'était son jeune filleul Austin Went-
worth, que Richard avait pris en grande amitié. Le baronnet au
contraire lui témoignait une froideur étrange, bien que sous beau-
coup de rapports leurs tendances fussent les mêmes. Sincèrement
républicain, chrétien tout aussi sincère, ce jeune homme poursui-
vait ici-bas un glorieux idéal de perfectibilité philanthropique, et
semblait entrer ainsi dans les vues tant soit peu iitopiqiies de son
romanesque parrain; mais il y avait dans sa vie un souvenir fâ-
cheux, une tache irrémissible qui l'avait mis au ban de l'opinion,
en somme une folie de jeunesse, — à propos de laquelle personne
ne lui aurait cherché chicane, s'il ne l'avait noblement réparée (du
moins selon les lumières de sa conscience) ! « Il a épousé la femme
l'épreuve de richard feverel. 921
de chambre de sa mère, disait en confidence mistress Doria Forey
aux personnes qu'elle voyait sur le point de s'intéresser à lui;
voilà où mènent les principes républicains... » Et neuf fois sur dix
cette révélation tuait dans son germe la sympathie prête à naître.
Lady Blandish était à peu près seule à excuser le malheureux et sa
mésalliance; mais vainement argumentait-elle là-dessus avec le ba-
ronnet, d'ailleurs toujours disposé à lui complaire, car il se sentait
doublement chatouillé clans son amour-propre d'homme et d'aute«ur
par le goût qu'elle manifestait pour sa personne et ses écrits. Em-
brassant la vie d'un coup d'œil scientifique, il accordait moins d'im-
portance aux motifs qu'aux résultats probables des actions humaines.
Se mal marier était à ses yeux un crime bien autrement irrémis-
sible que celui dont on se rend coupable en manquant à un enga-
gement pris. Le bruit courait d'ailleurs que son neveu avait été la
victime et non l'auteur de la séduction. « Double folie, disait-il,
presque égale à une dépravation! Et puis, madame, continuait-il,
les enfans... Pensez donc aux enfans... — Peut-être n'en auront-
ils point, insinuait la bonne Emmeline. — Soit, répliquait le ba-
ronnet, j'admets qu'il vive séparé d'une femme vicieuse; mais
voyez le résultat : un si excellent jeune homme frappé à jamais de
stérilité lorsque tant de coquins pullulent de toutes parts ! Décidé-
ment non, je ne saurais lui pardonner... »
Indiquons seulement, pour achever cette galerie de portraits, le
profil de la bonne tante Grantley, tante à succession qui adorait
son petit-neveu, et qu'Adrian avait baptisée «le dix-huitième
siècle; » puis celui d'Hippias Feverel, propre frère du baronnet,
qu'on avait cru appelé à illustrer le nom de la famille, mais dont le
robuste appétit et l'estomac débile, sans cesse aux prises l'un avec
l'autre, avaient fait une misérable victime de la dyspepsie, une indi-
gestion vivante pour ainsi dire, insupportable à lui-même et parfois
gênant pour les autres. Il habitait avec la tante Grantley un pavil-
lon séparé où elle le médicamentait à loisir.
On connaît à présent le milieu dans lequel se développait au gré
des vœux paternels le jeune héritier de Raynham-Abbey. Les soins
excessifs qu'on prenait de lui, et plus particulièrement de sa nature
physique, n'avaient pas rendu son éducation moins virile et moins
forte. 11 chassait, montait à cheval, nageait, boxait, ramait comme
pas un jeune squire des environs; avec cela une timidité de petite
fdle, une gaucherie de bon augure, et envers ce sexe auquel il de-
vait sa mère, — sa mère, il est vrai, toujours absente, — je ne sais
quel dédain farouche et craintif qui ravissait en extase le cœur de
l'heureux baronnet. Il y voyait la garantie d'une parfaite innocence,
d'une pureté immaculée, et dans ce beau garçon chez qui débor-
922 REVUE DES DEUX MONDES.
daient la vie et la santé la personnification tiiomphante de son fa-
meux système. « Ses étapes sont marquées, disait-il avec orgueil,
de la simplicité enfantine à la saison où les fleurs se montrent;
l'âge magnétique viendra plus tard, et ensuite la période d'é-
preuves d'où il sortira vainqueur pour revêtir une robe virile aussi
blanche que celle des anges. » C'était au docteur Glifford, le méde-
cin de la famille, que sir Austin tenait ce superbe langage, et, voyant
que l'honnête médecin secouait la tète d'un air de doute : « Je m'a-
perçois, ajouta-t-il, que vous ne croyez pas au système. »
— Le système peut avoir du bon, répondit l'autre, mais il n'est
pas sans inconvéniens. On peut dire ceci en faveur de l'éducation
publique : les enfans, mêlés comme, ils le sont dans les écoles, ap-
prennent à discerner le bien du mal. Le vôtre ne voit ici que du
bien, et c'est fâcheux; il est isolé de toutes tentations, et dès lors
n'apprend pas à lutter contre elles. Or cette lutte...
— Permettez, docteur, permettez, interrompit le baronnet, qui
se démenait dans son fauteuil avec un certain malaise. Vous ne
comprenez pas mes idées... Je ne refuse pas la lutte, je l'ajourne...
J'y prépare cet enfant, que je soustrais en attendant aux influences
corruptrices des écoles dont vous parlez Dans le fond, nous
sommes peut-être du même avis; nous ne différons que sur le
mode d'exécution. J'accepte votre diagnostic, mais j'atténue vos
prescriptions. Vous ordonnez le poison à haute dose, je ne veux
l'administrer que goutte à goutte... Vous m'avez conseillé d'éloi-
gner mon fils pour le jeter au milieu d'une jeunesse eftrénée, et
c'est ainsi que vous voulez user la surabondance de vitalité qui
commence à se manifester en lui. Je repousse cette dangereuse
expérience; mais, acceptant vos avis dans ce qu'ils ont de pratique,
j'ai prié un de mes amis, l'avocat Thompson, que vous connaissez,
de m'expédier ici pour deux ou trois mois son fils Ripton, du même
âge que le mien. Ce garçon, élevé à Londres, — dans ces écoles
que vous me vantez et que je déteste , — n'est sans doute pas un
modèle que je doive proposer à Richard. Ce n'est point à ce titre
que je les mets en rapport, mais uniquement pour faire arriver
dans la pure atmosphère de la famille une boufî'ée de cet air mal-
sain que mon fils tôt ou tard devra respirer à pleine poitrine...
Voilà, je l'espère, une concession à vos principes. »
Ainsi dit, ainsi fait. Ripton Thompson arriva peu de jours après
cette mémorable conversation. C'était un garçon vulgaire dans
toute la force du mot, timide, emprunté, maladroit, et tout disposé
à se conformer aux instructions paternelles par une soumission
presque aveugle aux caprices du jeune prince dont il allait en
quelque sorte devenir le « menin. » Celui-ci touchait alors à sa
l'épreuve de richard feverel. 92â
quinzième année. On se préparait à célébrer son hirth-day avec
toutes les solennités d'usage, grands dîners de famille, joutes dans
le parc, bal champêtre, etc. Cette joyeuse perspective, qui souriait
au nouveau-venu, en lui faisant entrevoir, comme dans un décor
d'opéra, une double rangée de flacons coiffés d'argent et de jeunes
villageoises dans leurs plus frais atours, attristait au contraire Ri-
chard Feverel, dont la mélancolie, gagnant chaque jour du terrain,
finit par inquiéter son jeune compagnon. Elle lui fut expliquée dans
un entretien tout à fait confidentiel, et voici quelle en était la cause :
une réglementation du fameux système, basée sur je ne sais quelle
théorie physiologique, prescrivait à époques fixes, c'est-à-dire tous
les sept ans, un examen complet de l'individu auquel était appli-
quée cette savante méthode d'éducation, cette culture particulière
de l'être humain. Richard se souvenait encore des révoltes de sa
pudeur enfantine quand il avait dû comparaître, in puris naturali-
bm, par-devant son père et le docteur Glifford, appelés à constater
ensemble les progrès de son organisation physique pendant les
sept premières années de son existence. Il s'était bien promis de
ne pas s'exposer une seconde fois à pareille honte, et ne savait,
d'autre part, comment il pourrait s'y soustraire. Ripton ne compre-
nait pas grand' chose à de tels scrupules; mais son plan de conduite,
dressé d'avance, et les habitudes soumises qu'il avait déjà contrac-
tées vis-à-vis de Richard ne lui permirent pas la moindre objection.
Aussi ce dernier, encouragé par là dans sa velléité de résistance,
avait-il décidé in petto que de manière ou d'autre il sauverait sa
dignité compromise.
Effectivement, le grand jour venu, — '■ le jour où la parenté, la
domesticité du château, la plèbe des fermiers et des trois ou qua-
tre villages environnans accouraient à la fête qui devait signaler
l'inauguration de son troisième lustre, — Richard Feverel, suivi
bien à regret de son écuyer Ripton, se dérobait à l'insu de son
père, et, le fusil sous le bras, s'allait perdre dans la profondeur
des bois qui environnent Raynham-Abbey. Vainement on chercha
le héros de la fête; la fête dut se passer de héros. Sir Austin, de-
vinant à peu près le motif de cette évasion sournoise , fit pen-
dant tout le jour la meilleure contenance possible et déploya les
trésors de son affabilité hospitalière. A l'heure du dîner, devenu
moins philosophe, il entrevit chez son fils absent un parti -pris de
rébellion qui l'affligeait profondément. Il n'en porta pas moins la
santé de l'héritier, suivie de toasts silencieux, Richard n'étant pas
là pour y répondre selon la coutume. Oncle, tantes, cousins et cou-
sines se dispersèrent ensuite sur les pelouses, tout heureux d'é-
chapper à une situation embarrassante. Mistress Doria Forey était
924 REVUE DES DEUX MONDES.
simplement hors d'elle-même. — Voyez un peu cet étourneau, cU-
sait-elle au curé de Lobourne, celui-là même qui donnait des le-
çons à Richard; voyez s'il viendra danser avec Clare! Et la petite
n'acceptera pas d'autre cavalier... Un jour anniversaire, ne pas
danser avec son cousin!... Mais que faire? qu'inventer pour rani-
mer un peu cette soirée lugubre ?
— Hélas 1 madame, soupira le curé, qui de temps à autre laissait
percer, comme malgré lui, l'espèce d'adoration silencieuse que lui
inspirait l'aimable veuve, cela vous serait bien facile, si vous aviez
sur toutes les personnes ici présentes le pouvoir que vous exer-
cez sur une d'entre elles.
Lady Blandish de son côté, un peu attristée des efforts que sir
Austin faisait pour paraître gai, se laissait difficilement distraire par
les sarcasmes dont Adrian mitraillait charitablement l'assistance.
La soirée se traîna tant bien que mal jusqu'à dix heures. A ce mo-
ment-là, chacun sentit qu'il était de trop, et la dispersion rapide
des convives rendit les vastes salons à leur solitude, à leurs ténè-
bres habituelles. xMiss Clare, en jeune personne bien apprise, vint
demander à sa mère la permission de se mettre au lit. Disons-le
tout de suite, elle était piquée au vif. Richard l'avait oubliée, l'a-
vait dédaignée. Elle n'avait pas eu de lui ce baiser d'anniversaire
qui lui était dû en qualité de cousine. Restait à savoir comment il
expliquerait une pareille conduite et s'il en demanderait pardon
bien humblement, avec tout le repentir voulu. La curiosité qu'elle
éprouvait à cet égard la tenant éveillée, après le départ de sa femme
de chambre elle se releva sans bruit, passa la robe qu'elle venait
d'ôter, et sa bougie à la main, sur la pointe du pied, voulut s'assu-
rer par elle-même si Richard n'était pas rentré. Arrivée au seuil
de la chambrette qu'il occupait, elle n'y vit personne, absolument
personne; mais un imperceptible mouvement des rideaux, un lé-
ger souffle qu'elle crut entendre, la firent aussitôt se sauver. Quand
on se sent en faute, on a peur de tout, et même de rien. Dans le
long corridor qu'elle suivait pour retourner chez elle, un bruit de
voix l'arrêta, venant à elle par la porte entre-bâillée du cabinet de
sir Austin. — Masler Richard est de retour, disait à son maître le
vieux valet de chambre Ben son.
— C'est bien, répondit simplement le baronnet.
— 11 se plaint d'être affamé, reprit le valet avec une voix gron-
deuse.
— Donnez-lui de quoi souper, repartit son maître.
La petite Clare alors rentra chez elle, mais bien décidée malgré
tout à réclamer sans retard l'explication des étranges procédés qui
lui pesaient sur le cœur.
l'épreuve de RICHARD FEVEREL. 925
Dans la salle à manger cependant, le jeune rebelle et son com-
plice, en présence d'Adrian et du curé de Lobourne, saccageaient
littéralement un pâté de perdrix. Épuisés de fatigue et de faim,
vidant à pleines rasades les bouteilles que leur refusait Benson, et
que le cfousin de Richard leur prodiguait au contraire dès que le
rigide valet de chambre avait tourné le dos, ils étaient évidemment
tous les deux dans une situation d'esprit anormale, que le sentiment
de leur escapade ne motivait pas d'une manière suffisante. Richard
surtout tenait les propos les plus décousus. — J'ai vu le monde
cette fois, s'écria-t-il après son quatrième verre de daret. Une
belle journée sur ma parole ! Que diriez-vous d'un chasseur comme
celui-ci? ajouta-t-il en montrant Ripton. II emporte un fusil, mais
il oublie de le charger... Se sont-ils moqués de lui, ces beaux fai-
-.sans!... On voit d'étranges choses dans ce pays-ci... Les fermiers
y chassent les propriétaires à coups de fouet... Nous avons aussi
un laboureur, un chaudronnier, qu'il faut compter parmi les sec-
tateurs de Zoroastre, parmi les adorateurs du feu...
Ici un regard d'intelligence parti des yeux de Ripton, et qu'Adrian
surprit au passage, invita Richard à plus de discrétion. Il baissa la
tête et se mit à manger avec une sorte de fureur; ce que voyant,
et sans doute pour le distraire, Adrian lui versa un demi-verre de
porto. Entraîné par la reconnaissance : — Que feriez-vous, beau
cousin, recommença Richard, si quelqu'une de ces brutes appelées
fermiers se permettait de porter la main sur vous?
— Je ne sais pas au juste, répliqua froidement Adrian, mais il
me semble que je prendrais ma revanche... Vous serait-il arrivé
quelque mésaventure ?
— Pas le moins du monde... Seulement on est bien aise de savoir.
Peu à peu, en dépit de ses allures émancipées, l'effervescence et
l'assurance du jeune Richard paraissaient décroître. La marée bais-
sait à vue d'œil. Trop fier pour demander comment son père avait
pris une désobéissance si formelle, il aurait bien voulu savoir s'il
était en disgrâce. Vers la fin du repas, il manifesta, non sans quel-
que hésitation, le désir d'aller souhaiter le bonsoir à sir Austin, et
quand il lui fut notifié, de la part de ce dernier, qu'il fallait en
sortant de table s'aller mettre au lit directement, sa fausse gaîté
tomba tout à coup pour faire place à un silence triste et contraint.
Adrian arrangea immédiatement son rapport de manière à cal-
mer les inquiétudes du baronnet. Celui-ci l'écoutait en silence, et
le jeu de sa physionomie témoigna seul la satisfaction que lui faisait
éprouver ce remords naissant qu'on avait vu poindre dans le cœur de
son fils. Le «jeune homme sage » laissa son patron sur cette impres-
sion favorable, croyant bien avoir calmé ses anxiétés paternelles;
926 REVUE DES DEUX MONDES.
mais vers minuit sir Austin, en manteau noir et sa lampe à la main,
s'acheminait à petit bruit vers une aile du château sur le compte
de laquelle circulaient dans les rangs de la domesticité des rumeurs
passablement bizarres. C'était celle qu'habitait l'héritier (ie Rayn-
ham, et on prétendait avoir vu s'y glisser furtivement une femme
étrangère, — soigneusement voilée, — qui passait naturellement
pour un fantôme. Sir Austin méprisait ces vains bruits sans pouvoir
toutefois chasser de sa mémoire le souvenir de certaines tradi-
tions de famille se rattachant à l'une de ses aïeules, dont la ma-
lédiction pesait, selon les chroniques, sur toute la race des Fe-
verel. Ce souvenir avait été ravivé sept ans auparavant à pareille
époque, — c'est-à-dire le jour anniversaire de la naissance de
son fils, — par un incident presque inexplicable. L'enfant préten-
dait avoir été réveillé au milieu de la nuit par le baiser qu'une
femme inconnue, — et très belle, disait-il, — avait déposé sur son
front. Elle lui avait adressé quelques tendres paroles en le pressant
à plusieurs reprises sur son cœur et en le berçant des promesses
qui devaient le mieux flatter son imagination. 11 se pouvait à la vé-
rité que ce fût là un simple rêve, résultat naturel des excitations
du jour précédent; mais Richard était entré dans des détails si
précis, il répétait si nettement les propos de la dame inconnue, que
l'imagination un peu romanesque de son père avait gardé de ce
mystérieux incident une impression de terreur et de doute involon-
taires. On comprendra donc qu'il fût légèrement ému en arrivant à
l'entrée du corridor sur lequel ouvrait le logement de Richard,
lorsqu'il crut entendre se fermer vivement une porte et voir dis-
paraître une lumière dont il ne s'expliquait pas la présence à pa-
reille heure dans cette partie de la maison. Le baronnet s'avança,
non sans un léger battement de cœur. La chambre était vide, le
lit n'avait pas été foulé; nul désordre, nuls vêtemens sur les meu-
bles. — Serait-il monté chez moi? se demanda l'excellent père,
déjà prêt à s'attendrir; mais, revenu dans son appartement, il n'y
trouva personne, et une véritable alarme fit place à l'espoir dont
il s'était bercé. D'un pas toujours discret, et faisant le moins de
bruit possible, il se dirigea aussitôt vers la chambre assignée à
master Ripton; située à l'extrémité septentrionale du long corri-
dor qu'il avait déjà parcouru, elle donnait sur une vaste plaine où
étaient dispersées les principales fermes du voisinage. Le lit était
entre la fenêtre et la porte, celle-ci entre-bâillée et l'intérieur de la
chambre parfaitement obscur. Un rayon de la lampe qu'il tenait
à la main, arrivant jusqu'au lit, permit à sir Austin de constater
que là non plus personne. n'était couché. Aussi allait-il retourner
sur ses pas lorsque le murmure d'un dialogue à voix basse attira ses
l'épreuve de richard feverel. 927
regards du côté de la fenêtre ouverte. Les deux jeunes gens, les
deux enfans, disons mieux^ y étaient penchés côte à côte, échan-
geant des paroles pressées et absorbés par la contemplation du
ténébreux paysage qu'ils avaient sous les yeux. Le baronnet écouta
comme malgré lui, et les premiers mots qui vinrent à son oreille,
stimulant tout à coup sa curiosité, lui firent oublier ce que le rôle
d'espion pouvait avoir d'incompatible avec sa dignité paternelle. Il
était question d'incendie et de vengeance, d'un fermier puni pour
avoir insulté des gentlemen, d'un retard qu'on ne s'expliquait pas,
de l'étonnement général et des conjectures qu'on allait former,
le tout assez peu intelligible et n'offrant à l'attention éveillée du
baronnet qu'une énigme irritante, des indices obscurs sous lesquels
il devinait quelque chose de grave.
— Je ne vois rien, disait Ripton. Une fois nanti de la guinée,
notre drôle aura levé le pied.
Sur ce, pause d'un instant après laquelle, d'une voix que son père
reconnut à peine, Richard répondit catégoriquement : — En ce cas,
je me chargerai moi-même de la besogne.
— Allons donc! c'est pour le coup que cela passerait la plaisan-
terie... Mais vous y réfléchirez à deux fois... Tenez, je suis sûr qu'il
cherche la boîte, j'aimerais autant qu'il ne la trouvât pas... Hein!
qu'est cela? regardez!... Pensez-vous que nous soyons découverts?
— A cet égai"d-là, je ne pense rien, dit Richard, tout entier à sa
contemplation.
— Mais si nous l'étions?
— Si nous l'étions, je paierais pour tout le monde.
Cette réponse plut à sir Austin , qui commençait à comprendre
vaguement le sens général du dialogue. Un complot existait, son
fils en avait pris la direction, mais il en assumait aussi toute la res-
ponsabilité.
— Écoutez, reprit Ripton , ce n'est pas ainsi que je l'entends...
La boîte n'est pas de mon fait, cela est certain ; mais en somme je
suis complice, là-dessus pas le moindre doute, et si vous croyez que
je laisserais le fardeau peser uniquement sur vos épaules, vous me
prenez pour un autre, je vous en préviens.
Cette déclaration valut à Ripton l'estime du baronnet, qui ne
l'avait pas autrement goûté jusqu'alors; mais elle ne diminua pas
l'anxiété mélancolique à laquelle il était en proie depuis quelques
instans en songeant que son fils, cet enfant adoré, objet de tant de
soucis et de tant de prières ferventes, venait, si jeune encore, de
faire un pas décisif dans la mauvaise voie. Une seule journée avait
suffi pour le métamorphoser, pour lui faire perdre en quelque sorte
sa première fleur d'innocence. Où le conduiraient donc les années
028 REVUE DES DEUX MONDES.
(\m allaient suivre? Mais il n'eut pas le temps de prolonger ses
tristes réflexions. — Yoilà qui est fait! s'écria Richard avec un ac-
cent de triomphe... Pourvu qu'il soit endormi!
— N'en doutez pas!... Il ronfle comme un orgue, s'écria Ripton,
emporté par l'enthousiasme; puis, se ravisant aussitôt : — Si pour-
tant on allait nous soupçonner?...
— Eh bien! dans ce cas, nous ferons tête à l'orage.
— Sans doute, sans doute; mais vous en avez trop dit pendant
le souper... Merci de moi! regardez donc!... La flamme s'élève, la
meule a pris!
Effectivement une des fermes voisines, appartenant à sir Miles
Papworth, l'antagoniste politique de sir Austin, se dessinait en
noire silhouette sur une espèce de rideau de flammes qui semblait
grandir de seconde en seconde. — Je vais chercher mon téles-
cope, dit Richard; mais Ripton, vigoureusement cramponné à son
camarade, ne voulut jamais le laisser partir. Penchés à mi-corps
sur l'appui de la croisée, le premier, de sa bouche ouverte, aspi-
rait les flammes, le second les dévorait des yeux. Derrière eux, à
quelques pas, le baronnet immobile et silencieux se demandait s'il
fallait surprendre en flagrant délit les deux conspirateurs imberbes,
leur arracher sur place quelques aveux et les innocenter ainsi en
dépit d'eux-mêmes. Retenu toutefois parle désir de garder vis-à-vis
de son fils le rôle d'une providence invisible, il délibérait encore au
moment où Richard, essayant de se dégager, manifesta de nouveau
le désir d'aller chercher sa lunette d'approche. Sir Austin alors re-
cula vivement, et comme il mettait le pied dans le corridor, un cri
perçant frappa son oreille. Fermant la porte et courant au bruit, il
trouva, étendue par terre à l'autre extrémité du long couloir, sa pe-
tite nièce Glare Forey, cà peu près évanouie. Venue elle aussi pour
donner une semonce à son léger cousin, elle avait, paraît-il, ren-
contré le fantôme dont les domestiques parlaient tout bas malgré
la défense expresse de leur maître.
III.
Un incendie, un fantôme! — Double sujet de commérages qui le
lendemain mit en l'air toutes les langues du château. Miss Glare
était encore malade, preuve péremptoire qu'elle avait « vu l'esprit. »
Quant au fermier Rlaize, de Celthorpe, la paille de sa meule fumait
encore, sans parler des murs noircis et de quelques autres dégâts
élevant assez haut le chiffre des dommages-intérêts. Cependant, si
le coupable était réellement celui que désignait la rumeur publique,
l'épreuve de richard "feverel. 929
— un pauvre laboureur chassé la saison dernière, avant la fin de la
moisson, pour un larcin de peu d'importance et dont la preuve n'é-
tait pas acquise contre lui, — comment ces dommages-intérêts se-
raient-ils récupérés ? Sir Austin , bien que ce désastre ne parût le
regarder en aucune façon, y prenait un intérêt tout particulier. Son
valet de chambre Benson, l'agent officiel de ses charités innom-
brables , était allé dresser un état des pertes subies par le vieux
Blaize, mais ceci à l'insu du principal coupable, qui, ne voyant au-
cun changement se produire dans l'attitude ou la physionomie de
son père, gardait, ainsi que son complice, une merveilleuse assu-
rance. Adrian seul inquiétait Richard. Ce terrible cousin, toujours
oisif et toujours narquois, avait une manière à lui de ramener sans
cesse la conversation sur un sujet que nos deux jeunes gens eussent
voulu voir banni de leurs souvenirs. C'étaient des allusions adroi-
tement enveloppées, des interpellations à double sens, qui, tout à
coup jetées avec un parfait sang-froid au courant de l'entretien, fai-
saient tressaillir et frissonner ces criminels encore novices : jeu
cruel dont s'amusait à loisir l'ingénieux sceptique, thème excellent
sur lequel il brodait à l'infini, pour son propre plaisir, des variations
innombrables. — Le coupable, disait-il par exemple, s'est promené
tout le jour aux environs de la maison qu'il' voulait incendier...
Vous avez dû le rencontrer, jeunes gens?... C'est un de ces « ado-
rateurs du feu » dont vous me parliez le soir même... Plaignons cet
infortuné, car son compte sera bon... Après cela, voyager sur mer
aux frais de l'état...
— Eh quoi ! s'écriait Ripton, tout à fait hors de garde, la trans-
portation pour une meule brûlée?
— Vous l'avez dit, savant oracle, reprenait Adrian, plus solennel
que jamais. On vous rase la tête, on vous passe les menottes, on
vous nourrit de pain rassis et de croûtes de fromage. La pre-
mière lettre du mot arson (1) est à jamais imprimée sur votre dos
avec un fer rouge, et si vous vous conduisez bien, si vous méri-
tez récompense, on vous donne à lire des ouvrages théologiques.
C'est là votre unique récréation littéraire... Voyez à quel sort ce
malheureux est promis, et jusqu'où la vengeance peut mener un
homme!.. Sauriez-vous par hasard comment il s'appelle?...
Ils ne le savaient que trop bien, les infortunés, mais ils se gar-
daient de le laisser soupçonner. Voici du reste en peu de mots par
quel enchaînement de circonstances fatales ils s'étaient trouvés en-
gagés dans une série de manœuvres éminemment condamnables.
Emporté par l'ardeur de la chasse et ne regardant pas où elle l'en-
(I) Arson, terme légal pour qualifier l'incendie avec préméditation criminelle.
TOME LVI. — 1865. 59
i)3() revll; des deux mondes.
traînait, Richard avait franchi presque à son insu les limites du
domaine paternel. Au moment où, fier de son adresse, il ramassait
un faisan qu'il venait d'abattre sous le nez de Ripton ébahi, le fer-
mier Blaize, impatienté d'entendre dans ses champs une fusillade
prohibée, était venu revendiquer ses droits aussi bien sur l'oiseau
mis à mort que sur l'inviolabilité de son territoire, où il n'entendait
pas, disait-il, que de pareils cadets, chasseurs encore au maillot,
vinssent ainsi prendre leurs ébats. L'héritier de Raynham, peu fait
à ces brutalités de langage et tenant d'ailleurs à son faisan, avait
cru pouvoir engager une querelle que, même avec le secours de
Ripton, il était hors d'état de soutenir. Le vieux fermier, robuste
malgré son âge, et dans les mains duquel un grand fouet de char-
retier constituait une arme des plus redoutables, avait eu raison de
ses deux adversaires, — dont les fusils, par bonheur, n'étaient pas
chargés, — et les avait reconduits, sanglés de bonne sorte, jus-
qu'aux frontières de ses états. Une fois là, Ripton voulait recom-
mencer le combat à coups de pierre; mais Richard, nonobstant
l'exaspération du moment, s'était énergiquement opposé à l'emploi
de ces armes « indignes d'un cfcutlcman. » Malgré tout, un âpre
désir de vengeance bouillonnait en lui , et par une coïncidence
malheureuse l'occasion de satisfaire ce désir lai fut offerte en ce
moment-là même. Derrière une haie qui les abritait, Ripton et lui,
contre une pluie d'orage, un chaudronnier ambulant, un laboureur
du pays avaient aussi trouvé* refuge. Se croyant seuls, ils parlaient
à cœur ouvert de leurs petites affaires, et l'un d'eux notamment de
la rancune qu'il gardait au fermier Blaize pour l'avoir, sur de sim-
ples soupçons dépourvus de tout fondement, signalé par une expul-
sion dégradante au mépris de la contrée. En s'exprimant de la sorte
et en faisant allusion aux procédés sommaires par lesquels les pau-
vres gens ainsi lésés peuvent châtier un abus d'autorité , il avait
donné une forme précise, un but défini, aux ressentimens qui fer-
mentaient dans le cœur de Richard. Sous l'impulsion de ces ressen-
timens indomptables, le jeune homme avait cherché, trouvé les
moyens d'entrer en conférence secrète avec le docile agent que la
Providence semblait avoir amené tout exprès sur sa route. Une
guinée offerte de grand cœur et reçue de même, il n'en fallait pas
davantage pour sceller ce traité fatal dont on connaît déjà les ré-
sultats désastreux... Voilà pourquoi M. Thomas Bakewell, yeoman,
accusé d'incendie, habitait maintenant la geôle du comté. Voilà
pourquoi Richard Feverel et son camarade Ripton, dévorés d'an-
goisses, mais faisant bonne mine à mauvais jeu, tremblaient main-
tenant pour leur complice et pour eux-mêmes.
Austin Wentworth, le filleul du baronnet, était, en sa qualité de
L'i'PRIiUVE DE RICHARD FEVEREL. 031
démocrate chrétien, l'ami, le soutien, le confident de bien des mi-
sères. La mère de Tom Bakewell, voyant son fils arrêté, n'imagina
pas de demander à un autre que Wentworth d'aller visiier, con-
soler ce malheureux, et le bon jeune homme accepta charitablement
cette mission. Au sortir de la prison, il se mit immédiatement en
quête de son cousin, qu'il trouva dans une espèce de petit temple
de marbre blanc entouré de lièges et de lauriers, au bord de la ri-
vière qui traversait les bosquets de Raynham. Richard était là, te-
nant à deux mains sa tête fiévreuse, véritable image du désespoir.
Wentworth s'assit auprès de lui sans le faire changer d'attitude,
peut-être bien l'enfant n'osait-il montrer ses yeux rougis par les
larmes; puis la gravité de Wentworth l'intimidait bien autrement
que les sarcasmes d'Adrian. — Où est votre ami Ripton ? lui demanda
son cousin pour entrer en matière.
— Parti, répondit Richard... Parti bien malgré lui, sur une lettre
de son père qui ne lui laissait pas d'autre alternative...
Le fait est que Ripton, très sincère dans ses protestations de
bonne camaraderie et bien résolu, comme il le disait, « à ne pas
reculer d'une semelle, » n'en avait pas moins cédé avec un certain
plaisir à la sommation paternelle, sanctionnée d'ailleurs par l'auto-
rité du baronnet, décisive en pareille ma-tière.
— Vous voilà donc seul, reprit Wentworth, et complètement
laissé à vous-même. Je vous dirai que j'en suis charmé... Je vous
dirai aussi que ce matin j'ai vu Tom Bakewell...
Ici un léger frisson, mais Richard ne changea pas d'atti-
tude.
— Il se refuse à toute révélation, et vous n'avez rien à craindre
de lui.
— Tom Bakewell est un lâche ! dit Richard en relevant la tête
pour la première fois. Nous avions, Ripton et moi, préparé sa fuite;
je lui ai fait tenir par sa mère une lime excellente et des cordes
solides; il ne tenait qu'à lui de s'évader. A sa place, je serais déjà
dehors... C'est un lâche, vous dis-je, et un lâche ne m'a jamais
fait pitié!
— A moi non plus, reprit gravement Wentworth. Il est vrai que
je n'en ai jamais rencontré, mais j'ai ouï parler de quelques-uns.
Parmi eux était un homme qui a laissé mourir un innocent à sa
place.
— Quelle ignominie! interrompit Richard étonné.
— Il alléguait pour excuse, continua son interlocuteur, des sen-
timens de famille à coup sûr très respectables. Il avait aussi fait tout
son possible pour favoriser l'évasion du malheureux condamné...
Quant à ce pauvre Tom, je ne vois pas qu'il ait encouru le repro-
932 REVUE DES DEUX MONDES.
chc de lâcheté en refusant votre lime et votre corde... Je trouve
au contraire une certaine noblesse, un certain courage dans la
ferme volonté qu'il manifeste de ne pas vous compromettre avec
lui. Pensez-vous que je me trompe?
Richard ne répondit rien. Il lui en coûtait singulièrement de
renoncer à son naïf mélodrame, construit d'après les mémoires de
Latude et ceux de Jonathan Wild; puis, en acceptant les choses
sous ce nouveau point de vue, il se voyait dans une position tout à
fait différente, qui avait le double inconvénient de l'humilier un
peu et de l'embarrasser beaucoup. Il était si commode de tenir
Tom pour un lâche, de se poser en victime de sa couardise et de
l'abandonner à son malheureux sort! Heureusement pour Richard
Feverel, Austin Wentworth n'était pas né prédicateur. Le moindre
semblant d'homélie, la moindre phrase paternelle et protectrice,
auraient fait irrémissiblement avorter sa pieuse mission. Quiconque
nous prêche devient par là même notre antagoniste. Laissé à lui-
même, Richard contemplait l'horizon, et de temps en temps, à
la dérobée, jetait un coup d'œil inquisitorial sur la physionomie
impassible et sereine de son cousin, lequel, par parenthèse, n'avait
qu'une vague conscience de l'orage déchaîné dans ce jeune cœur.
Enfin, la bataille à moitié gagnée : — Dites-moi donc ce que je puis
faire, demanda l'enfant d'une voix altérée.
Austin lui posa la main sur l'épaule. — Il faut aller trouver le
fermier Blaize.
— Et puis? dit Richard, bien qu'il devinât les conséquences in-
évitables d'une pareille démarche.
— Une fois là, les paroles vous viendront toutes seules, répondit
Austin.
— Dois -je donc, reprit Richard fronçant le sourcil, dois -je,
après m' être dénoncé moi-même, solliciter en faveur de Tom Ba-
kevveil ce misérable manant? Faudra-t-il demander un service à
l'homme qui m'a frappé?... Vous semblez, Austin, ne pas savoir ce
que c'est que l'orgueil. Songez à ce qu'il pourra dire quand il verra
un Feverel, lâchement outragé par lui, venir ainsi l'implorer!...
Ln Feverel demander pardon!...
— Pourquoi pas, quand un Feverel a des torts? Cet homme
gagne sa vie par le travail ; vous êtes allé braconner chez lui, vous
avez ensuite mis le feu à ses moissons...
— Aussi je me regarde comme tenu de tout payer, de tout com-
penser; mais ne me demandez pas autre chose.
— Et cela parce que vous ne voulez rien lui devoir?
— Vous l'avez dit, J6 ne veux rien devoir à cet homme.
Austin regarda très sérieusement son cousin. — A ce compte,
l'épreuve de richard feverel. 933
dit-il ensuite, vous préférez être l'obligé de Tom Bakewell. Si c'est
là votre orgueil, ce n'est pas le mien.
Richard, quelque peu étonné, porta de nouveau ses regards vers
l'horizon. Livré aux impressions les plus contradictoires, sa pen-
sée lui représentait alternativement Tom Bakewell sous les traits
d'un pauvre diable et sous ceux d'un héros. Il le voyait tantôt avec
son sourire niais, ses gauches allures, sa tête mal peignée, ses hail-
lons grotesques, et tantôt, dépourvu de ces attributs vulgaires, avec
la beauté morale du dévouement, l'énergique fidélité au pacte
conclu, le ferme propos de dérober au châtiment l'instigateur du
crime pour lequel il allait être puni. Tour à tour ému en sens con-
traire, il était tenté de rire ou tenté de pleurer; mais dans ce con-
flit intérieur les bonnes inspirations prenaient le dessus. L'orgueil
s'humanisait, le rire se faisait bienveillant, la reconnaissance atté-
nuait le mépris. De tout cela, rien n'était perceptible sur la physio-
nomie de Richard, et Wentworth, assis près de lui, ne se doutait
nullement des phases diverses par lesquelles passaient le cœur
agité, l'esprit vif et mobile de son jeune cousin. Soudain Richard
se leva. — Je m'en vais, dit-il, chez le vieux Blaize.
Pour toute réponse, Âustin lui serra la main...
Depuis plusieurs jours déjà, sans que Richard pût s'en douter, le
fermier Blaize attendait sa venue. Entre Raynham-Abbey et Bel-
thorpe-Farm s'étaient engagées en secret des négociations suivies.
AdrJan d'abord, puis Austin Wentworth, puis le baronnet lui-même
s'étaient succédé chez le vieux fermier, qui, sans tenir assez compte
de ces démarches loyales, se préparait à tirer le meilleur parti pos-
sible de l'incident qui lui donnait prise sur une famille opulente et
fière. Le chiffre de l'indemnité, déjà réglé par lui, n'allait pas à
moins de trois cents livres; mais encore, pour qu'il daignât accepter
cet argent, lui fallait-il les excuses préalables du jeune incendiaire
et l'assurance formelle qu'on ne pratiquerait envers l'unique témoin
du crime aucune tentative de séduction. Or c'est ce qu'Adrian n'a-
vait pas manqué de faire dès le premier jour, sans en donner con-
naissance au baronnet ni à personne autrement que par une obscure
allusion classique aux « éléphans d'Annibal » se retournant à l'im-
proviste contre l'armée dont ils formaient l'avant- garde et lui fai-
sant subir une déroute complète. Il ignorait d'ailleurs la hasar-
deuse visite du baronnet et celle du cousin Wentworth. C'était un
trait de fiunille que cette dissimulation caractéristique en vertu de
laquelle les Feverel manœuvraient ainsi à l'insu l'un de l'autre.
Paisiblement assis dans la salle basse de sa ferme, la pipe aux
lèvres, un chien à ses pieds, Blaize ruminait son aventure et cher-
chait à pénétrer le sens mystérieux des trois visites qu'il avait re-
9'ètl REVUE DES DEUX MONDES.
çues coup sur coup, lorsqu'on lui annonça, — et sans le surpren-
dre aucunement, — l'arrivée de Richard Feverel. Celui-ci entra,
précédé d'une charmante petite fille portant aux joues les roses de
treize printemps, et dont l'abondante chevelure ruisselait à flots
brillans sur ses épaules nues lorsque, timidement accotée au fau-
teuil du vieux fermier, elle se mit à considérer avec un ravissement
naïf les traits élégans, la physionomie animée, la gracieuse tour-
nure du jeune homme qu'elle venait d'introduire. Elle lui fut régu-
lièrement présentée comme la nièce du fermier, miss Lucy Desbo-
rough, fille d'un lieutenant de la msirine royale, et ce qui valait
mieux, — bien que le vieux Blaize ne parût pas y attacher la même
importance, • — comme une excellente fille acquise à tous ses de-
voirs. Ni son rang social ni ses mérites particuliers ne parurent
toutefois déterminer Richard à jeter les yeux sur elle. Après une
révérence passablement gauche, il s'assit les yeux baissés et de-
meura coi; ce que voyant, le fanner, piqué au jeu, crut devoir in-
sister. — Le père de miss Lucy, disait-il, a péri sur un champ de
bataille, et la postérité de ceux qui meurent ainsi pour leur pays peut
toujours porter la tète haute, n'est-il pas vrai, monsieur Feverel?
Richard acquiesça, par un signe de tête, à cette vérité d'ordre
public; il écouta de même, avec une patience résignée, l'éloge des
pâtisseries que savait faire la belle enfant et des chansons françaises
avec lesquelles elle amusait son oncle pendant les soirées d'hiver,
— car il faut vous dire, ajouta ce dernier, que les Desborough
sont catholiques... La petite a passé deux années en France; elle
en a rapporté des refrains auxquels je ne comprends rien, mais qui
m'égaient sans que je sache pourquoi... Voyons, Lucette, chante-
nous la Vivandière.
Comme il prononçait ce mot à l'anglaise [viffendir], M"' Lucy
rectifia doucement le français de son oncle ; mais ce fut là tout ce
qu'on put obtenir de la jeune fille. Elle n'eût pas pour un empire
hasardé la moindre note devant ce bel adolescent boudeur, dont
ses yeux ne pouvaient se détacher. Le fermier, s'égayant de cette
timidité inopportune, finit par la renvoyer à ses leçons avec une
tendresse grondeuse; peut-être ne l'avait-il interpellée que pour
donner à Richard le temps de reprendre quelque aplomb et ôter à
leur conférence un caractère trop solennel. Cette aisance parfaite,
cette cordialité charitable mettaient le jeune homme au- supplice.
A travers les sujets variés que Blaize abordait tour à tour, il cher-
chait sans la trouver une transition indispensable. A la fin, profi-
tant d'un moment de silence : — Monsieur Blaize, dit-il, je suis
venu me dénoncer à vous, comme ayant mis le feu à votre meule.
Une contraction bizarre vint plisser à ces mots les lèvres du fer-
l'épkeuve de richard feverel. 935
raier. — C'est là ce que vous aviez à me dire? demanda-t-il avec
un léger haut-le-corps.
— Oui, répliqua Richard du ton le plus assuré.
— J'en suis fâché, mon garçon, car c'est là un gros mensonge.
— Vous me donnez un démenti, vous? s'écria Richard, déjà de-
bout, les poings serrés, portant au front tout l'orgueil de sa race...
A une première insulte vous en ajoutez une seconde... Et vous choi-
sissez le moment où, pour ne pas laisser le fardeau de ma faute
sur les épaules d'un autre, je viens m'humilier devant vous!... Sa-
vez-vous, monsieur, que vous commettez là une lâcheté?... Un
lâche seul pouvait m'insulter ainsi sous son propre toit.
— Remettez-vous, remettez-vous, mon jeune maître, interrompit
le fermier, calmant du geste cette ébullition juvénile; je constate
un fait, je ne vous blâme pas... Vous dites une chose qui matériel-
lement n'est pas vraie, mais je suis loin de vous en vouloir et de
vous respecter moins pour cela... Dieu me garde de mal penser des
Feverel !
Ce froid bon sens ramena Rich-ard au juste sentiment de la si-
tuation. D'ailleurs sa conversation avec Austin Wentworth lui avait
fait entrevoir vaguement que toutes les colères du monde ne don-
nent pas raison à celui qui a tort.
— Voyons, reprit le fermier, vous aviez certainement autre chose
à me dire. — Le moment était venu pour notre impétueux jeune
homme de vider, bon gré, mal gré, la coupe amère. 11 dompta comme
il put les révoltes de son amour-propre et sollicita longuement,
péniblement, la grâce du prisonnier. — S'il est innocent, dit à la
fm le fermier, qui s'était bien gardé de l'interrompre, il ne dépend
pas de moi d'en faire un coupable. — Plus rouge, plus déconte-
nancé que jamais, Richard balbutia quelques mots touchant le chiffre
de l'indemnité, qu'on laisserait, disait-il, à la discrétion de maître
Biaize. — Je ne pense pas, répliqua celui-ci, que vous songiez
à me corrompre... Et d'ailleurs, ajouta-t-il, de qui dois-je attendre
cet argent? Sir Austin est-il au courant de tout ceci?
— Mon père n'en sait pas le premier mot, répondit Richard en
toute bonne foi.
— Et de deux ! pensa le fermier en se rejetant au fond de son
grand fauteuil avec l'indignation qu'éprouve un bon Anglais quand
il suppose qu'on veut se jouer de sa crédulité. Cette duplicité, dont
la visite de sir Austin était à ses yeux une preuve manifeste, étei-
gnait en lui toute espèce de bon vouloir. — Comme ils mentent,
ces aristocrates! s'écriait-il intérieurement, bien décidé à punir
une déloyauté si flagrante. — Voyons, reprit-il tout haut, il faut
tirer l'affaire au clair. C'est vous qui avez mis le feu?
936 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tout le blâme doit porter sur moi, répondit Richard, un peu
gêné par cette question.
— Un instant, reprit maître Blaize; je vous demande si vous avez
mis le feu, oui ou non?
— Je l'ai mis, répliqua Richard, acculé dans ses derniers retran-
chemens.
— A la bonne heure, voilà qui est parler. . . Bantam , cria le fer-
mier, tournant la tête du côté de la cour.
Giles Jinkson, surnommé Bantam, un des domestiques de Bel-
thorpe-Farm, — bien digne, par sa corpulence massive, de cette
comparaison d'Adrian, qui l'assimilait aux éléphans d'Annibal, —
était l'unique témoin qui affirmât positivement avoir vu Tom Bake-
well s'échapper après avoir mis le feu. Blaize comptait donc sur lui
pour réduire à néant les fausses assertions de son jeune antago-
niste. Quant à Richard, le cœur lui manquait déjà, lorsque certaines
grimaces d'intelligence auxquelles d'abord il ne comprit rien lui re-
donnèrent fort à propos quelque aplomb. Sommé de répéter mot
pour mot ce qu'il avait vu, Bantam raconta l'affaire dans son patois
à peine intelligible; mais, au moment où il prononçait le nom de
Tom Bakewell, Richard l'arrêta court en affirmant de la manière la
plus positive que lui seul, et nul autre, avait mis le feu à la meule.
Troublé par cette déclaration inattendue, — car elle n'entrait en
rien dans les plans combinés avec Adrian, qui s'était à beaux deniers
comptans assuré la connivence du témoin, — l'éléphant perdit la
tête. Son intelligence obtuse ne lui fournissait aucune explication
pour la conduite de ce jeune gentleman appelant ainsi sur lui la
vindicte des lois, et ce jeune gentleman étant le cousin de celui au-
quel Bantam croyait s'être vendu corps et âme, il y avait là véri-
tablement de quoi confondre toutes ses idées. Elles furent bientôt
dans un désordre tel, et ses assertions prirent un caractère si va-
gue, que Blaize, complètement déçu dans ses espérances et hon-
teux du rôle que lui faisait jouer la défection de son principal té-
moin, faillit s'abandonner à tous les excès de la colère. — Je vois
fort bien, disait-il, je vois ce qui en est; mais on se trompe si l'on
croit avec de l'argent venir à bout de moi... Je le regrette, monsieur
Feyerel, car j'étais tout disposé à pallier votre conduite; des ex-
cuses et une équitable indemnité m'auraient suffi. Maintenant je
ferai condamner Tom Bakewell, et tant pis pour vous s'il vous en-
traîne dans son désastre !
— Ce n'est pas pour moi que je suis venu, interrompit Richard,
se redressant tout à coup.
— Peut-être bien, reprit le fermier, et je suis disposé à le
croire... Vous avez du cœur, mon ]Q\mQ gentleman. Pourquoi vous
l'épreuve de bichard feverel. 937
éles-vous laissé entraîner à manquer de franchise? Votre père et
vous ne dites pas la même chose... Sauf respect, c'est à votre père
que je m'en rapporte.
— Eh quoi ! s'écria Richard avec une stupéfaction profonde, vous
avez vu mon père ?
— Vous le savez aussi bien que moi, marmotta le fermier, dont
la méfiance, une fois éveillée, ne voyait plus que mensonges; mais
cette dernière insulte trouva Richard tellement perplexe qu'elle
ne provoqua de sa part aucune réponse irritée. Son père savait tout!
Qui pouvait l'avoir dénoncé? Austin Wentworth sans doute, son
unique confident. Fallait-il donc se méfier d' Austin? Et que dire de
ce silence gardé par chacun vis-à-vis de lui, de ces menées à l'aide
desquelles on agissait sur sa volonté, de ces pièges tendus à sa jeu-
nesse crédule? Il y avait dans toutes ces questions comme un re-
tour de ses craintes d'enfant et de ses anciennes dispositions à la
révolte.
En attendant, et après un salut formaliste, il se préparait à sortir.
Le fermier rappela sa nièce : — Lucy, lui dit-il, accompagnez mon-
sieur... Faites les honneurs, ma petite. Quant à vous, jeune gentle-
man, retenez bien ceci : le mensonge m'est odieux, mais je ne suis
pas cruel. Pas plus tard qu'hier, mon fils William, attaché à cette
chaise où vous étiez assis tout à l'heure, a reçu les étrivières pour
avoir manqué de respect à la vérité. C'est demain le jugement,
comme vous savez. D'ici là, faites vos réflexions. Je suis homme
à revenir sur ce que j'ai dit si vous vous rétractez de bonne grâce,
et si monsieur votre père m'affirme sur sa parole que mon principal
témoin n'a été l'objet d'aucune tentative de corruption.
Richard sortit sans répondre, et, tout en traversant le jardin, ne
songea pas même à regarder la gentille enfant qui le guidait; mais
elle le regardait, elle, avec une curiosité attentive, et comme per-
due en mille rêves; elle songeait sans doute au monde inconnu d'où
venait ce bel adolescent si gracieux et si fier.
Sur sa table de toilette, en s'habillant à la hâte pour le repas
du soir qu'on venait de sonner, Richard aperçut ouvert le volume
des ajjhorismes paternels. Ses yeux, attirés par une marque au
crayon, tombèrent droit sur la maxime suivante : « De même que,
selon l'expression biblique, le chien retourne à son vomissement,
de même le menteur revient fatalement à son mensonge. » Une in-
terjection crayonnée en marge portait ceci, en guise de commen-
taire : «une pâtée diabolique! » Le sang monta aux joues de Ri-
chard, comme si son père l'avait frappé au visage.
Au dîner de famille, il ne fut question de l'ien : chacun était muet,
et l'oncle Hippias eut beau jeu pour ennu)'er les convives avec le
938 REVUE DES DEUX MOiNDES.
récit de ses nocturnes cauchemars; mais, le repas fini, comme la
petite Clare, encore malade, ne réclamait pas les attentions de son
jeune cousin, le baronnet et Richard se trouvèrent bientôt tête à
tête. Il semblait qu ils se revissent après une longue séparation. Le
père prit la main de son fils et l'emmena dans son cabinet. Là, ils
s'assirent sans échanger un seul mot; seulement leurs mains ne
s'étaient pas désunies, et dans cette silencieuse étreinte que d'élo-
quence! L'orgueil, la révolte, parlaient encore tout bas à l'oreille
de Richard; il s'était promis d'être homme, c'est-à-dire inflexible et
résolu : deux ou trois fois il essaya de retirer sa main pour la sous-
traire à cette pression caressante sous laquelle semblait se fondre
son énergie. L'enfant ne comprenait guère les fantaisies pater-
nelles, et parfois, quand elles contrariaient ses désirs , il les trou-
vait insensées; mais cette main qui tenait la sienne, cette main
chaude et frémissante, lui disait à quel point il était chéri; de plus
il devinait une fervente prière dans l'imperceptible mouvement des
lèvres paternelles. Sir Austin effectivement demandait à Dieu de lui
rendre le cœur de son fils. Peu à peu l'émotion gagna celui-ci : dé-
composé, amolli, dompté malgré les derniers efforts de la résis-
tance intérieure, il laissa tomber de ses yeux les grosses larmes qui
s'y accumulaient depuis un instant, les sanglots vinrent ensuite, et
sir Austin n'eut qu'un léger effort à faire pour attirer sur sa poi-
trine la tête du jeune rebelle.
La suite de ce remarquable incident et le dénoûment de ce qu'on
pourrait appeler la « comédie de Bakewell » sont consignés dans un
document que nous donnerons par extraits, savoir une lettre de Ri-
chard Feverel à son ami Ripton Thompson, lequel, jusqu'à la récep-
tion de cette épître, vivait constamment sous le coup des transes
continuelles où l'avaient plongé les sinistres et ironiques prédictions
d'Adrian. — « ... Après notre réconciliation, les membres présens
de la famille furent convoqués. Mon père, à qui j'avais fait con-
naître les conditions posées par le fermier, voulut lui donner sa pa-
role qu'aucune tentative de corruption n'avait été faite à l'égai'd
de ses témoins. Il était même déjà parti, quand Adrian, sans s'ex-
pliquer autrement, me déclara qu'il fallait à tout prix empêcher
cette démarche. Je le soupçonne fort, à vous dire vrai, d'avoir se-
crètement pratiqué des intelligences avec Bantam. Pour arrêter
mon père et l'empêcher de souiller à son insu l'écusson des Feverel,
je n'avais qu'une ressource, et je l'employai. Ne me demandez ja-
mais ce qui s'est passé entre Blaize et moi pendant que mon père
attendait sur la bruyère voisine; sachez seulement que le vieux
drôle, malgré ma rétractation, aussi complète que possible, m'au-
rait peut-être refusé la grâce de Tom Bakewell sans l'intervention
l'eI'REUVë de richard 1£V£.REI.. 939
d'une petite fille qui se mêlait de nos affaires, je ne sais pas trop
pourquoi. Groiriez-vous que l'impertinente a bien osé scruter mon
visage et me supplier ensuite de « n'être pas trop malheureux? »
Je lui ai répondu naturellement avec toute la politesse requise,
mais sans même jeter les yeux sur elle.
« Je n'aurais pas voulu vous voir le lendemain à l'audience de
sir Miles Papworth. On a beau prendre sur soi, on est tout confus
de se trouver en face de magistrats et parmi des gens de police.
Sir Miles cependant s'est montré fort poli pour mon père et moi,
mais bien sévère pour Tom. Adrian mêlait à la conversation ces ri-
canemens que je déteste, ricanemens intérieurs dont rien ne paraît
sur son visage. Je voudrais pouvoir vous rendre textuellement la
déposition de Bantam. Jamais tohu-bohu pareil n'a passé par les
étamines de la justice. En somme, il maintenait bien son accusa-
tion contre Tom Bakewell, mais en avouant qu'il ûiisait nuit noire
au moment où il avait cru le voir. Questionné sur l'heure qu'il pou-
vait être, il a commencé par battre, la campagne et parler de l'a-
près-souper; puis, serré de plus près, il a prétendu qu'il était neuf
heures, et notre avocat, — celui de Tom, veux-je dire, — a pu éta-
blir victorieusement que ce dernier, à l'heure indiquée, était atta-
blé dans un cabaret de Bursley, à deux ou trois milles de la ferme
incendiée. Là-dessus, tout en jurant, et de fort mauvaise humeur,
sir Miles a déclaré que les preuves étaient insuffisantes, et que le
renvoi de Tom devant les assises ne pouvait être prononcé. Le
pauvre diable en ce moment a levé sur moi des yeux que je n'ou-
blierai jamais. C'est un brave cœur, je le maintiens, et il ne se re-
pentira pas d'avoir été généreux. Après l'audience, sir Miles nous a
tous engagés à dîner chez lui. Le soir, on a dansé, pas moi cepen-
dant : vous savez que j'ai peu de goût pour cet exercice, et d'ail-
leurs j'étais trop heureux, trop exalté, pour cacher ma joie.
(( Au retour, certaines paroles légèrement acerbes dans les ré-
ponses de mon père aux mauvaises plaisanteries d' Adrian m'ont
donné à penser qu'il se doutait des pratiques souterraines aux-
quelles s'est livré le cher cousin. Évidemment il ne les approuve
pas. Mon père est donc le meilleur homme du monde et le plus spi-
rituel que je connaisse. Clare va un peu mieux. Notre Austin est
sur le point de partir pour l'Amérique du Sud, où l'appellent des
travaux de colonisation. Mon poney se porte à merveille, et on m'a
promis un yacht pour naviguer sur la rivière. Il n'y a pas sur la
terre un bonheur plus complet que le mien. Apprenez à boxer,
mon cher Bipton, et ne montrez ma lettre à personne. »
Une autre épître, d'un caractère bien différent, fut placée quel-
ques jours après par sir Austin sous les yeux de mistress Doria
940 REVUE DES DEUX iMONDES.
Forey, qui s'obstinait, voyant sa fille toujours souiTrante, à se de-
mander si quelque fantôme ne lui était pas réellement apparu.
Cette lettre, écrite par l'infortunée à qui Richard devait le jour,
donnait l'explication la plus simple d'un phénomène qui semblait
se rattacher aux superstitions de la famille. Par deux fois, séparée
de son fils, elle avait cherché les moyens de pénétrer secrètement
jusqu'à lui, et promettait de ne plus renouveler de pareilles tenta-
tives. Un froid désespoir, d'amers regrets étaient au fond de ses
phrases régulières et compassées. Méconnaissant le caractère de sir
Austin et prenant la rigueur systématique de son esprit pour un in-
dice de dureté inexorable, elle lui parlait comme à un juge pré-
venu dont le cœur n'offre pas d'accès à la pitié. Pauvre femme ! elle
était bien déchue de ses rêves poétiques ! Le poète Denzil Soraers, —
l'appellerons-nous son séducteur quand il prétendait avoir été séduit
par elle? — donnant à ses brillans débuts le plus misérable démenti,
n'avait plus ni vogue ni renommée. On sait qu'il était dépourvu de
toute fortune; la dot insignifiante de lady Feverel, qui lui avait été
scrupuleusement restituée après sa fuite , soutenait mal ce ménage
interlope. Les menues besognes littéraires que rencontrait ça et
là le poète avorté nuisaient à sa réputation sans beaucoup ajouter
à ses ressources. Sa lutte avec la misère le dégradait peu à peu, et
pour résoudre les problèmes toujours plus difficiles qu'elle lui po-
sait, il en était venu d'abord à compter secrètement sur la généro-
sité de sir Austin, puis à solliciter indirectement sa triste compagne
de faire quelques démarches pour obtenir une pension de cet hon-
nête homme qu'ils avaient trompé tous deux... Arrêtons ici ces
détails pénibles, et après avoir expliqué le prétendu prodige de
Raynham-Abbey, quittons ces bas-fonds étouffans pour respirer un
air plus pur.
IV.
H Au seuil de la puberté, disaient les aphorismes du baronnet, il
est une saison où l'égoïsme est nul, où l'arbre humain ne porte que
des fleurs : c'est le moment des semailles spirituelles. » Aussi se li-
vrait-il à la culture la plus assidue de ce beau naturel qu'il voulait
amener à la dernière perfection du chrétien, du genilcman et de
l'homme d'état. Richard, saturé de bonnes lectures et de bons con-
seils, appelé chaque soir pendant une heure à s'examiner sur l'em-
ploi de la journée, reconnaissant d'ailleurs envers ce père excellent
qui s'ingéniait à lui procurer tous les plaisirs de son âge, marchait
avec ardeur dans les voies ouvertes à sa jeune ambition. On aurait
pu quelquefois le surprendre abîmé en extase devant le buste de
l'eTREUVE de RICHARD FEVEREL. 9ij'l
Chatham, et il voulait enseigner la prière à Tom Bakewell, dont il
avait fait son groom. Le regardant comme doué d'instincts héroï-
ques, il se fatiguait h lui apprendre l'alphabet et à lui faire faire
l'exercice sous les yeux d'un sergent recruteur, mandé tout exprès
de la petite ville voisine. N'alla-t-il pas, dans sa rage de prosély-
tisme, jusqu'à vouloir convertir Adrian? Mais le «jeune homme
sage, )) à qui toute raillerie cynique était expressément interdite par
son patron, se bornait à compter sur ses doigts la durée de chaque
enthousiasme successif. Pendant une quinzaine, Richard s'était mis
au pain et à l'eau pour faire honte à l'oncle Hippias de sa gour-
mandise immodérée. Pendant un mois entier, imitant le démocrate
Austin Wentvvorth, il avait exclusivement vécu de légumes. Tout en
visant ainsi à la perfection, il voulait être humble et croyait naïve-
ment à sa propre humilité; mais, Adrian lui ayant un jour rappelé
fortuitement que l'homme est classé parmi les animaux, ce lieu com-
mun d'histoire naturelle mit notre adolescent hors de lui. — Un
animal, moi ! — s'écria-t-il indigné. 11 fallut toute une dissertation
anatomique pour le calmer.
Le temps des « semailles » se passa de la sorte, Clare grandis-
sant à côté de Richard sans que personne, sa mère exceptée, songeât
à s'occuper d'elle, tant on était absorbé par l'éducation du jeune
héritier de Raynham. Elle apprit ainsi à reconnaître en lui un être
infiniment supérieur et à l'adorer secrètement comme tel; mais son
idole ne s'en doutait même pas. Clare était toujours pour Richard la
petite amie d'autrefois, tranquillement associée à ses jeux bruyans.
Lady Blandish s'était prise aussi pour lui d'une véritable et pure
affection qu'elle lui exprimait sans la moindre gêne. — Savez- vous
bien, lui disait-elle par exemple, que si j'étais encore jeune fille,
c'est vous que je choisirais pour mari? — Et qui vous a dit que je
voudrais vous épouser? lui répondait-il avec la franchise étourdie
de son âge. Cependant le cœur lui battait quelquefois auprès d'elle,
surtout lorsqu'ils parlaient ensemble de sir Austin. Ce sujet parti-
culier les attirait et les troublait tous deux; ils l'effleuraient sans
cesse, et jamais ne se permirent de l'approfondir.
Le syfilème paternel semblait justifié. On ne pouvait reprocher à
l'élève de sir Austin qu'un désir immodéré de primer en toute oc-
casion les jeunes gens avec lesquels il se rencontrait par hasard, —
par hasard, disons-nous, car depuis l'expérience faite avec Ripton,
le baronnet écartait toute occasion d'intimité prolongée. Parmi ces
connaissances passagères se rencontra un étudiant d'Eton qui ne
voulut pas comme les autres accepter la suprématie du riche héri-
tier. Agile et robuste, nageur et cricket cr exercé, Ralph Morton
n'était pas un rival méprisable. Il rapportait six œufs du fond de
d!l'l REVUE DES DEUX MOiNDES.
l'eau, et Uichard n'eu pouvait ramener que trois; il sautait, il cou-
rait avec une supériorité inarquée. Richard, qui ne connaissait pas
de milieu entre une amitié complète ou une domination absolue,
ne trouvant ici ni l'une ni l'autre, avait pris en grippe son jeune
émule, — dont la causerie facile trahissait, disait-il, une intelli-
gence vulgaire, — et ses agrémens de salon, qu'il traitait de pure
frivolité. D'ailleurs Ralph plaisait aux femmes, et par conséquent
ne devait rien avoir de sérieux. Ainsi raisonnait notre jeune patri-
cien, qui, ne pouvant mépriser son rival, se mit à le détester cor-
dialement.
Ce fut l'occasion d'une nouvelle métamorphose. Abandonnant le
monde matériel à Ralph Morton, Richard se retira sur des hauteurs
où il était sûr que ce « papillon » ne viendrait pas lui disputer la
victoire, dans cette région éthérée ouverte aux ambitions les plus
vastes et où chacune règne en paix, maîtresse d'un magnifique
royaume dont les enchantemens et les splendeurs laissent dans
l'ombre tout ce qu'on disait autrefois de l'Orient et de ses richesses
fabuleuses. Sir Austin le vit sans trop d'inquiétude, et même avec
une certaine joie, subir cette métamorphose prévue. Le aystcïne
triomphait encore selon lui, et ce fils chéri, qu'il avait soigneuse-
ment éloigné de toute influence perverse, montrait assez par ses
préoccupations nouvelles, ses timidités, ses veilles studieuses, ses
goûts solitaires, que jusque-là aucune souillure ne l'avait atteint.
a Le corps est sain, vous le dites, et je vous réponds, moi, que
l'âme est saine, affirmait-il au docteur Clififord, appelé pour exami-
ner le jeune homme... S'il tombe plus tard, ce sera de bien haut
et avec le souvenir d'une pureté passée qui le guidera comme une
lumière lointaine ; le scepticisme du bien n'est plus permis à ceux
qu'elle éclaire. — Nous verrons, nous verrons, » répondait le bon
docteur, qui, sans être tout à fait convaincu, ne savait plus à quels
argumens se vouer.
Sir Austin fut pourtant un peu décontenancé lorsqu'il apprit que
son fils faisait des vers. Outre que ceci réveillait en kii le souvenir
fâcheux de Denzil Somers, jamais un Feverel ne s'était adonné k
pareil métier. Aussi, malgré les remontrances de l'indulgente lady
Blandish, à qui Richard avait adressé déjà un certain nombre de
stances « agréablement tournées, » disait-elle, le baronnet fit venir
de Londres un phrénologue éminent et d'Oxford un savant profes-
seur de poésie, chargés tous deux de vérifier ces dispositions si ex-
traordinaires chez un enfant de haute race. Le phrénologue constata
que le u sLijet » n'avait à aucun degré la faculté imitative; l'homme
d'Oxford assura de son côté que les vers à lui soumis péchaient
sous le rapport de la prosodie. Encouragé par cette double autorité,
l'épreuve de richard feverel. 9io
le baronnet, de sa voix la plus caressante, vint notifier à Richard
qu'il lui serait agréable en livrant aux flammes un grimoire absolu-
ment sans valeur. Le jeune homme, sous le coup d'une humiliation
inexprimable et pareil à l'arbuste dont une gelée matinale dessèche
et brûle les bourgeons naissans, ne fit pas entendre la plus légère
protestation. C'était assez qu'un pareil sacrifice semblât nécessaire.
Il conduisit lui-même sir Austin vers le réduit mystérieux où son
trésor poétique, peu à peu grossi, se dissimulait à tous les regards;
puis, prenant un à un ces petits dossiers si bien étiquetés, numé-
rotés, enrubannés, où tant de travail et d'espérances étaient enfouis,
il les sacrifia héroïquement sur l'autel de l'obéissance filiale, tant
bien que mal représenté par une vaste grille amplement fournie de
houille ardente. — Pauvre garçon ! s'écria lady Blandish quand le
baronnet lui rendit compte de ce tragique épisode. Quant à sir Aus-
tin, jamais il n'avait été si radieux et si triomphant. Il ne se dou-
tait guère que désormais entre lui et son fils toute véritable con-
fiance était détruite.
Après l'époque de floraison arriva pourtant Vâgc magnétique^
signalé par le système comme le plus dangereux de tous. 11 fallait
redoubler de précautions. Une consigne sévère donnée aux domes-
tiques du château prohiba de la manière la plus absolue ce qui pou-
vait inquiéter l'innocence de Richard ou stimuler chez lui certaines
curiosités périlleuses. Adrian, chargé de la faire exécuter, fut con-
traint de remontrer à son patron que si on poussait les choses à l'ex-
trême, de nombreuses démissions s'ensuivraient inévitablement. —
Je ne leur demande pourtant qu'un peu de discrétion, disait sir
Austin. Ne peuvent- ils donc renoncer à des familiarités inconve-
nantes, lorsque d'ailleurs, s'ils s'abstiennent de manquer à la dé-
cence, je fais la part de l'infirmité humaine, encore accrue chez les
gens de cette espèce par beaucoup de loisirs et une nourriture abon-
dante? — Adrian, chargé de prêcher la discrétion, l'enseignait de
préférence aux soubrettes les plus jolies, et la chronique prétend
qu'elles profitèrent de ses leçons. Mistress Doria elle-même, appelée
par son frère en conférence secrète, fut avertie que les assiduités
du curé de Lobourne, son admiration naïve pour la belle veuve, ses
galanteries cléricales, devaient être supprimées sans retard, malgré
leur caractère inoffensif. Bien qu'il lui parût blessant d'être ainsi
comprise dans les mesures préventives de son frère et qu'elle re-
grettât, sans y attacher beaucoup de prix, ces adorations qui amu-
saient son ennui, elle se soumit après un semblant de résistance.
Au fond, le sacrifice lui coûtait peu : elle en aurait fait de bien plus
considérables à l'avenir de sa fille, qu'elle s'obstinait à marier in
petto avec ce jeune cousin -germain si bien doué par la nature et
94A REVUE DES DEUX MONDES.
pai- la fortune; mais une nouvelle déception l'attendait. Profitant
des libertés de leur entretien fraternel, le baronnet lui demanda
sans trop de façons si elle ne songeait pas à établir Glare.
— Une enfant de dix-sept ans! Y pensez- vous? dit-elle, se ré-
criant.
— Si vous y voyez des inconvéniens , reprit froidement sir Aus-
tin, ne croyez-vous pas que quelques mois de séjour dans un éta-
blissement bien ordonné?...
— Ma fille ne se séparera pas de sa mère, reprit mistress Doria
toute tremblante. Au surplus sa santé réclame justement des bains
de mer, et plusieurs de nos amies attendent depuis fort longtemps
notre visite... Je m'arrangerai, soyez-en sûr, pour ne pas être un
obstacle à vos projets.
Ainsi parla-t-elle, commençant à se repentir de n'avoir pas pro-
testé plus tôt contre l'idolâtrie dont Richard était l'objet. Cette ido-
lâtrie contagieuse, dont elle s'était bien gardée de préserver sa
fille, était acceptée comme un tribut sans valeur par l'héritier de
Raynham. Il ne manifesta aucune émotion quand l'heure des
adieux fut venue et ne prit pas garde au trouble dont la pauvre
Glare semblait agitée. Ce calme austère, cette sainte froideur élec-
trisèrent sir Austin, dont la reconnaissance inexpliquée se tra-
duisit par des caresses encore plus tendres que d'habitude; mais
qu'importaient à Richard les caresses et les prévenances pater-
nelles? Depuis le sacrifice de ses essais poétiques, l'existence n'a-
vait plus d'intérêt à ses yeux. Son seul passe-temps était de lon-
gues promenades à cheval qu'il faisait en compagnie de Tom Bake-
well, et qui le ramenaient presque toujours au même endroit, le
sommet d'une colline escarpée d"où son œil planait vaguement sur
un immense horizon. — Monsieur a l'air fou, disait Tom Bake-
well en réponse aux questions curieuses de sir Austin. En allant,
nous sommes toujours lancés au galop, mais nous revenons au
tout petit pas et la tête basse, comme des jockeys distancés sur le
iiirf.
— Je ne vois pas de femme là-dessous,' se disait avec une sa-
tisfaction recueillie le systématique baronnet. Il chercherait sans
cela non les espaces libres et la plaine ouverte, mais les bois soli-
ta^ires et cachés; c'est là que les cœurs blessés se réfugient comme
des coupables, emportant avec eux une image chérie.
Les rapports d'Adrian constataient chez son jeune cousin une
certaine amertume, une certaine disposition cynique dont le ba-
ronnet se félicitait encore. — C'est que, disait -il, Richard ne
trouve pas ici-bas de quoi satisfaire sa soif d'idéal. A force de s'é-
lever, il s'est perdu dans le vide; il serait plus doux et plus sociable
l'épreuve de richard feverel. 945
si, ce qu'à Dieu ne plaise, il demandait à l'empirisme sensuel la
guérison de ses tristesses sublimes.
C'est sur ces données que sir A.ustin poursuivait son travail de
titan. Somme toute, le sysiêtne n'avait pas failli. Pour résultat, il
donnait un jeune homme fort beau, fort intelligent, fort bien élevé,
puis, — ajoutaient les dames avec une emphase toute spéciale, —
un jeune homme irréprochable. Il s'agissait maintenant d'appareil-
ler ce phénix. Ce n'était point si facile après tout, et sir Austin
avait compris la nécessité d'y songer longtemps à l'avance. — Heu-
reuse celle qui épousera Richard! lui disait lady Blandish un jour
qu'ils se promenaient ensemble autour de ce petit temple grec re-
légué dans les profondeurs du parc, et que nous avons eu occasion
de décrire. Ils y entrèrent pour goûter la fraîcheur d'une belle
après-midi d'été. Le baronnet semblait disposé à plaisanter agréa-
blement, mais sans rien perdre de sa dignité habituelle; la dame
au contraire était fort sérieuse. — Elle sera heureuse, répondit sir
Austin, pourvu qu'elle soit digne de son bonheur.
— On dirait que vous doutez volontiers de l'innocence des jeunes
filles?
— Dieu m'en garde ! s'écria sir Austin , sans s'expliquer autre-
ment.
— Allons, convenez-en, vous n'y croyez pas, reprit-elle en frap-
pant du pied... Cependant elles valent mieux que les garçons.
— Affaire d'éducation, répliqua le baronnet, et quand mes idées
auront prévalu...
— Hélas! interrompit lady Blandish, j'avais toujours rêvé un
chevalier de la Table-Ronde... Je le rêve encore quelquefois, sa-
vez-vous ?
— Vous le rêvez jeune, cela va sans le dire?
— Pas le moins du monde... L'âge m'est indifférento.. C'est la
vertu, la sincérité, la hauteur d'âme, que nous cherchons avant
tout, n'en déplaise à vos idées saugrenues.
— Mais s'il est vieux, quelle emprise attendre de votre paladin?
— On l'aime alors pour lui-même et non pour ses hauts faits.
— Vraiment! dit sir Austin, arrêtant sur la belle dame un regard
sérieux... Et vous n'avez jamais rencontré le chevalier de vos rêves?
— Je ne l'ai pas rencontré à temps, dit-elle en baissant les yeux
avec un petit embarras fort bien joué.
A partir de ce moment, nos deux causeurs changèrent de rôle.
A mesure que le baronnet devenait plus sérieux, lady Blandish s'é-
gayait. Elle parla de son veuvage comme d'un privilège dont elle
était jalouse et des enfnns qu'elle n'avait pas eus avec un regret
sincère.
TOME i.vr. — ISO". 60
9!lQ IIEVUE DES DEUX MONDES.
— Ah! oui! s'écria sir Âustin, que n'avez-vous une fille!
— L'auriez-vous jugée digne de Ricliard?
' Tout ce qui pouvait nous unir m'eût paru doux.
' Rougissant quelque peu, et de la pointe de son ombrelle agaçant
la pointe de sa bottine : — Au reste, dit-elle, vous saurez que je
suis mère.
— Gomment cela? s'écria sir Austin au comble de l'étonnement.
— Richard est mon fils, répondit-elle avec un sourire.
— Pourquoi n'avoir pas dit le noire? ajouta gracieusement sir
Austin, épiant avec ardeur sur les lèvres de la belle dame une pa-
role décisive qui pouvait en sortir. Refusée ou simplement ajour-
née, cette parole ne vint pas, et nos deux causeurs, s' interrompant
tout à coup, contemplèrent d'un commun accord les splendeurs du
soleil couchant.
— Je veux répondre à l'intérêt tout maternel que mon fils vous
inspire en vous faisant part des projets que j'ai formés pour lui,
reprit le baronnet avec beaucoup plus de calme.
Peut-être lady Blandish eût-elle préféré qu'il donnât suite aux
idées qui semblaient le préoccuper un instant auparavant; mais,
après tout, une pareille marque de confiance équivalait chez sir
Austin aux déclarations les plus formelles. Donc elle écouta patiem-
ment. Le baronnet songeait à chercher d'ores et déjà pour son fils
un hymen sortable, à découvrir d'avance la jeune personne peut-
être unique à laquelle on pourrait un jour confier le soin de per-
pétuer la race des Feverel. Il comptait se mettre en campagne dès
le lendemain et consacrer une excursion de deux mois à cette bat-
tue préliminaire.
Lady Blandish s'était mordu les lèvres pour arrêter un sou-
rire.
— Et Richard? lui dit-elle. Que ferez-vous de lui pendant cette
longue absence?
— Je l'emmène avec moi, répliqua le baronnet fort surpris.
— Vos peines alors seront tout à fait perdues. . . Vous voulez, dites-
vous, le marier dès vingt-cinq ans! La future lady Feverel, selon
toutes probabilités, n'a donc pas dit adieu à la nursery; pensez-
vous qu'il puisse s'éprendre d'une petite fille qui porte encore le ta-
blier blanc et qu'on met en pénitence? A l'âge qu'il a, de vieilles
femmes comme moi lui plairaient mieux... Votre combinaison, sir
Austin, pèche évidemment par la base.
Le baronnet, dans sa haute prudence, n'avait pas examiné la
question sous ce point de vue, qui, développé par une femme in-
telligente, devait nécessairement le frapper.
— Vous avez raison, toujours raison, s'écria-t-il enfin. Je vais
l'i:i'ueuve oe uichaud feverel. 9M
donc être réduit, pour la première l'ois de ma vie, à me séparer de
ce cher enfant.
— Et à qui remettrez-vous un dépôt si précieux?
Avant de répondre à cette question que lad y Blandish lui adres-
sait déjà debout sur le perron extérieur du temple, le baronnet
s'empara galamment d'une de ses mains, et en tout respect, s'in-
cliuant presque jusqu'à terre, il y déposa un fervent baiser.
— A vous, madame, à nulle autre que vous ! dit-il ensuite avec
un accent de tendresse auquel on ne pouvait se méprendre.
L'aimable veuve était en droit de regarder ceci comme une sol-
licitation directe, une demande en bonne forme, très légitimée à
ses yeux par le divorce qui rendait sa liberté à sir Austin et par
les circonstances mêmes de ce divorce. Elle ne retira pas sa main,
flattée qu'elle était de se voir préférée par le contempteur juré de
son sexe, et oubliant de se demander si elle ne s'était pas donné
beaucoup de mal pour en arriver là.
Les lèvres toujours posées sur cette main qu'on lui livrait à dis-
crétion, le baronnet ne s'était pas encore redressé, quand un bruit
inattendu et parti de fort près vint troubler les deux acteurs de
cette pantomime solennelle. Ils tournèrent en même temps la tête
du côté du bosquet de lièges, et virent l'héritier de Baynham qui,
du haut de son cheval, les yeux hagards et comme éblouis, con-
templait le groupe amoureux... Une seconde après, il s'éclipsait à
fond de train.
Essaierons-nous de peindre la nuit agitée que passèrent, chacun
de son côté, le père et le fds, ce dernier plus particulièrement,
dont toutes les notions étaient ainsi bouleversées et chez qui débor-
daient à la fois mille étonnemens, mille sensations inconnues? Cette
main blanche et parfumée, cette exquise galanterie mêlée de res-
pect et de tendre abandon, ces yeux rayonnant de bonheur, en fal-
lait-il davantage pour éperonner son imagination fougueuse et lui
faire entrevoir, ainsi que dans un rêve, les longues allées d'un parc
enchanté, peuplées de beaux cavaliers et de nobles dames échan-
geant à voix basse les plus doux sermens? Ces amoureux errant
par couples, inclinés l'un vers l'autre, unis, enlacés dans une
étreinte passionnée, lui semblaient au comble de la félicité hu-
maine. Et pour baiser une main comme celle de lady Blandish, que
n'eùt-il pas donné durant ces heures d'insomnie !
Un moment il crut pouvoir lutter contre l'obsession dont il était
victime en essayant de donner une forme poétique aux idées qui
9i8 REVUE DES DEUX 5iO?(DES.
l'assiégeaient; mais elles s'offraient dans un tel désordre , elles
étaient à la fois si confuses et si vives, qu'il ne trouvait pas de
mots pour les rendre. Il écrivit, ratura, déchira pendant une bonne
partie de la nuit, et, complètement harassé de ses vains efforts,
quitta sa chambre dès le point du jour avant que personne fût
éveillé dans le chcâteau; personne serait trop dire, car derrière les
vitres de l'appartement habité par sir Austin, une lampe brûlait
encore et mêlait ses jaunes clartés aux froids reflets de l'aube. Il
crut la voir s'éteindre au moment où il mettait le pied hors de la
cour. Un instant de plus, et, s'il eût regardé du côté de sa propre
chambre, il eût vu se dessiner derrière les carreaux la figure in-
quiète de son père : tourmenté, dévoré de remords, celui-ci venait
constater les traces du désordre qu'il avait lui-même porté, par le
fait d'un hasard malheureux, dans cette jeune âme, jusque-là si
bien gardée. Les fauteuils sens dessus dessous, les tiroirs restés
ouverts, les pantoufles aux deux bouts de la pièce, des fragmens de
papier épars de tous côtés attestaient éloquemment le tumulte de
cette nuit fiévreuse. Maintenant fallait-il donner suite à son projet
de départ, ou fallait-il rester pour combattre l'incendie au début?
Ce dernier parti pouvait sembler le plus sage, mais il était secrète-
ment combattu chez sir Austin, sans qu'il osât trop se l'avouer, par
une certaine confusion, disons mieux, par une véritable honte. 11 lui
eût été pénible en ce moment d'avoir à s'expliquer avec son fils;
toutefois c'était là un sentiment qu'il tâchait de se dissimuler. Pour
justifier son départ immédiat, il invoquait la nécessité de ne rien
changer à des plans mûris de sang-froid, nécessité devenue plus
pressante encore après ce qui venait de se passer. Il lui en coûterait
sans doute de quitter Richard sans lui avoir adressé quelques der-
niers conseils, surtout sans l'avoir serré dans ses bras; mais c'était
là un sacrifice à lui faire. Bref, sir Austin déserta lâchement son
poste en se posant avec une sorte de sincérité vis-à-vis de lui-
même comme le martyr d'un impérieux devoir.
Tandis que sa calèche l'emportait vers la station du chemin de-
fer, un instinctif besoin de mouvement et de fraîcheur avait poussé
Richard du côté de la rivière où son bateau était amarré. Il ramait
avec une vigueur surprenante, et l'écume jaillissait en épais flo-
cons de l'onde fendue par la proue agile. Vers quelle plage inconnue
se hâtait ainsi le jettne et beau nautonier? Il l'ignorait lui-même,
et semblait poursuivre au hasard un secret vaguement répandu au-
tour de lui dans le souflle de la brise matinale, derrière les saules
humides, au fond des eaux où se mirait un ciel lumineux dont le
pâle azur se teignait de rellets roses.
Tout à coup il s'entendit héler par son nom.
l'épreuve de richard FEVEREL. 9/|9
C'était Ralph iorton qui l'appelait ainsi et qui, bon gré, mal gré,
l'arrachant à ers flottantes rêveries, le ramena au sein des réa-
lités terrestres; mais une sorte de fatalité semblait planer sur cette
matinée charmante, car l'ancien rival de Richard, ce causeur insou-
ciant et léger, ce papillon brillant et futile, métamorphosé, lui
aussi, intimidé, rougissant, implorait une oreille amie qui voulût
bien recevoir le secret de ses peines. Le départ de mistress Doria
Forey semblait l'avoir profondément affligé; il s'informait avec une
sollicitude touchante de la santé de « ces dames. » Où résidaient-
elles maintenant? Richard voudrait-il se charger de leur faire passer
une lettre? La requête en elle-même était des plus simples ; mais
lorsque cette missive, préparée d'avance, eut passé des mains de
Ralph dans celles de son nouveau confident, celui-ci s'aperçut que
la suscription portait le nom de sa cousine. — Ne vous seriez-vous
pas trompé? demanda-t-il naïvement... Ce nom de Clare n'est pas
celui de ma tante. — Vraiment, dit Ralph. En tout cas, l'erreur n'a
rien de fort grave... Clare, oui, vous avez raison,... c'est bien Clare.
— Et il répétait comme à plaisir le nom de la personne aimée.
Lorsque le départ de Ralph l'eut laissé à ses réflexions, et tandis
qu'il ramait de plus belle, Richard s'avisa, pour la première fois de
sa vie, que miss Clare Doria Forey, sa cousine-germaine, était une
aimable et belle enfant. — Clare... Doria... Forey!... C'est pourtant
vrai, remarquait -il, laissant un intervalle entre chaque nom, de
ces syllabes ainsi groupées se dégage une véritable harmonie. Puis
on aurait pu l'entendre se murmurer à lui-même un autre nom de
femme : Caroline -Mathilde-Emmeline, comtesse Blandish. Uâge
magnétique est sujet à ces préoccupations étranges et singulière-
ment variables. Ce sont les symptômes précurseurs d'une crise im-
minente.
Au pied d'une chute d'eau produite par un canal qui se déversait
à grand bruit dans la rivière, au-dessus d'une forêt de roseaux
parmi lesquels flottaient, comme des navires à l'ancre, des lis jaunes
et des lis blancs, la berge aux pentes rapides et tapissées de reines-
des-prés se chargeait de longues végétations traînantes et de ronces
confusément éparses; sur ce fond de feuillages variés se détachait
le profil gracieux d'une fille de la terre. Un chapeau de paille aux
larges bords ombrageait sa tête, et ces bords flexibles, ondulant à
chaque mouvement, tantôt dérobaient au soleil toute la partie su-_
périeure du visage, tantôt, et par brefs intervalles, laissaient entre-
voir le double éclair d'un brillant regard. De grosses boucles de
cheveux, brunes à l'ombre et presque dorées dès qu'un rayon s'y
posait, ruisselaient librement sur des épaules d'un galbe exquis.
Le costume était simple, strictement convenable, adapté aux exi-
950 RliVUE DES DEUX MOADE».
geiices de la saison. En y regardant de fort près, on aurait pu re-
marquer sur les lèvres vermeilles de la jeune promeneuse quelques
traces de son repas matinal, et cela se conçoit, car elle se régalait
de mûres, de mures suspendues entre la berge et l'eau. Ces fruits
abondaient sans doute, car les petites mains de la jeune fille allaient
et venaient sans cesse des branches armées d'épines aux lèvres cou-
leur de rose. Elle était penchée en avant, presque agenouillée,, et
retenue par quelque invisible appui au-dessus du gouffre écumant.
Une alouette, chanson ailée, prenait son essor vers un nuage léger
que la brise poussait au midi ; le martin-pêcheur, tout à coup sorti
des vertes oseraies, passait comme un éclair d'émeraude; un héron
aux ailes arquées planait dans l'espace à la recherche des solitudes;
les bourdonnemens de l'été, le tonnerre de la chute d'eau, le par-
fum des fleurs sauvages, enchâssaient pour ainsi dire ce joyau rus-
tique et le faisaient resplendir de tous ses feux. Terrible attraction,
n'est-il pas vrai? pour un jeune homme en plein âge magjtélique,
transporté de la veille dans la région des rêves, et qui s'en venait,
comme un prince des contes de fées, conduit par les flots et le§ des-
tins vers la bergère appelée à faire battre son cœur!
La bergère était si bien posée, elle continuait avec tant d'aban-
don sa cueillette épineuse, sans rien entendre ni rien voir, que, pour
ne pas la déranger, et quoique l'esquif portât directement du côté
de la chute, le « prince » n'osa pas laisser retomber ses rames un mo-
ment soulevées. Ce fut ainsi qu'il arriva auprès d'elle, sans que rien
eût trahi son approche, tout juste au moment où elle essayait en
vain d'atteindre, à l'extrémité d'une branche un peu trop écartée,
quelque mûre particulièrement appétissante. Un coup de raine le
mit aussitôt à côté de la belle effarouchée, que cette brusque appa-
rition jeta dans un trouble extrême. Elle voulut précipitamment re-
monter la berge; mais ses pieds glissaient sur l'argile humide, et
quelque catastrophe serait inévitablement arrivée, si notre altesse,
étendant la main, n'en eût fait une espèce de marche, un point
d'appui solide qui permit à la jeune fille de maintenir son équilibre.
Enhardi par le service qu'il venait de lui rendre et quand il la vit
saine et sauve sur le rivage, il prit sans plus de façon la liberté d'y
sauter après elle.
Ferdinand, — le Ferdinand de Shakspeare, — débarquant sur
la côte embaumée des Bermudes auprès de la belle Miranda, n'était
ni plus ému ni plus ravi que niaster Richard en ce moment.
E.-D. FORGUES.
{La seconde partie au prochain n".]
LES
KABYLES DU DJURDJURA
IL
LA SOCIÉTÉ KABYLE DEPUIS LA CONQUÊTE. — LA PACIFICATION fl).
L
« Les Français sont un grand peuple; ils sont montés là-haut! »
C'est le mot que répétaient pendant la campagne de 1857 les Ka-
byles de la vallée en regardant nos tentes sur les cimes du Djurd-
jura; mais il ne suffisait pas que le drapeau y fût monté : il fallait,
pour fonder une conquête sérieuse et durable, qu'il n'en descendît
plus. L'inviolabilité du Djurdjura détruite, la montagne parcourue
en tous sens par nos colonnes, ce n'était pas assez. Si les Kabyles
nous avaient vus évacuer leurs crêtes, ils se fussent imaginé que
nous n'osions pas nous fixer au cœur de leurs positions; les pro-
messes de fidélité s'oubliaient bientôt sous les velléités renaissantes
de liberté et de vengeance, le sillon tracé par notre marche se re-
fermait, l'œuvre restait à refaire. C'est une vraie gloire pour l'ex-
pédition de 1857 d'avoir posé, dès le principe, les bases fermes
d'une occupation permanente, d'avoir employé trente mille soldats
non pas seulement comme des instrumens de victoire, mais comme
des pionniers ouvrant le chemin de la paix, d'avoir en un mot
mené de front la force qui conquiert et les moyens qui conservent.
Il n'entre pas dans notre plan de suivre les phases militaires de
(1) Voyez la Bevtie du l*' avril.
952 REVUE DES DEUX MONDES.
cette campagne, qui a pu conduire nos armes au sein des dé-
ibnses ennemies les plus inaccessibles sans être prodigue du sang
français; nous ne la voulons juger aujourd'hui que par le côté pa-
cificateur. Domination et conciliation , tel fut le but. Ouverture
d'une route et construction d'un fort dans la montagne, respect
pour les immunités nationales des vaincus, voilà les moyens.
On ne saurait certes plus clairement prouver qu'on prétend do-
miner un pays que lorsqu'on le pénètre par des voies de commu-
nication appuyées sur des établissemens permanens ; tôt ou tard
l'ennemi se courbe devant des argumens de cette sorte. Si des ex-
péditions nouvelles deviennent nécessaires, la route leur est ou-
verte; mais elle est ouverte aussi au commerce, à l'industrie, au
mouvement des intérêts et des idées, à tout ce qui contribue- le
mieux enfin à rendre les expéditions inutiles. Déjà, pendant l'an-
née 1856, la route allant d'Alger vers le Djurdjura avait été pous-
sée d'une part jusqu'à Tizi-Ouzou, à trois lieues des premières
pentes des Aït-Iraten, de l'autre jusqu'à Dra-el-Mizan (i), au dé-
bouché de la vallée qui descend du massif des Zouaouas; les forts de
Tizi-Ouzou et de Dra-el-Mizan, développés, transformés en de vraies
places de guerre et de dépôt, étaient devenus de solides assises de
l'occupation définitive (2); le prolongement de la route jusque sur
les crêtes et la construction en pleine montagne d'un fort visible
de tout le Djurdjura devaient en être le couronnement.
A la guerre, où les événemens se pressent, dès qu'une chose est
utile, elle est urgente. Au lendemain même de leur première vic-
toire et de la soumission des Aït-Iraten, les troupes s'arrêtaient
dans leur marche offensive; le fusil faisait place à la pioche. En
moins de trois semaines, à travers des obstacles inouis, l'armée
perçait, entre Tizi-Ouzou et l'emplacement choisi pour Fort-Napo-
léon, une voie carrossable large de 6 mètres, longue de près de
sept lieues, et la vue d'un aussi merveilleux travail arrachait ce
cri à un marabout kabyle : « La religion de ces hommes serait-
elle plus grande que celle de Mahomet? » Le fort lui-même, il le
fallait commencer sans retard, afin de l'avoir terminé et ravitaillé
avant l'hiver (3), il le fallait pour bien convaincre les tribus restées
(1) Tizi-Ouzou est à vingt-cinq lieues est d'Alger, Dra-el-Mizan h vingt-trois lieues
est-sud-est d'Alger et à douze lieues sud-ouest de Tizi-Ouzou.
(2) Par le côté de l'Oued-Sahel, entre Aumale et Bougie, les forts échelonnés de
liOrdj-Bouïra, Bordj-des-Beni-Mansour et Akbou complétaient l'investissement de la
montagne.
(3) On était alors en juin 1857. Fort-Napoléon fut construit de manière à servir non-
seulement comme point d'occupation, mais au besoin comme base d'opérations. Le com-
tour ebt de 2,400 mètres, l'enceinte de 5 mètres de hauteur sur une épaisseur de 50 cen-
timètres, épr.issenc très snTiisante coiitre un ennemi sans artillerie. Quatre bataillons
LES K/vl5YLES DU DJURDJURA.
953
insoumises que l'heure suprême était arrivée. Nous savions qu'elles
avaient toutes juré de se défendre, que chacune eût cru manquer
à l'honneur, si elle n'avait pas eu sa Journée de poudre. Eh bien!
qu'elles eussent donc leur journée! Nous étions prêts; jamais l'ar-
mée d'Afrique n'avait réuni une force aussi imposante, plus aguer-
rie, surtout plus jalouse de combattre, car les fatigues glorieuses
des jours de bataille ne comptent pas comme fatigues pour le sol-
dat; les privations et les souffrances qui les précédent ou qui les
suivent, voilà les tristesses de la guerre, et celles-là, l'armée de
Kabylie ne les a pas connues (1).
Tant que nos soldats ne travaillèrent qu'à la route, les Kabyles
crurent que nous préparions le chemin de notre retraite; mais
lorsqu'ils virent sortir de terre les murs de Fort-Napoléon, gran-
dir et s'achever en quatre mois le relief du fantôme blanc qui, sui-
vant leur expression naïve, répète chaque jour à la montagne :
Souviens-toi! ils comprirent la situation, — témoin ce vieillard des
Aït-Iraten qui, regardant les murailles naissantes et fermant les
yeux, se prit à dire : « Quand on meurt, les yeux se ferment; moi,
je ferme les miens, parce que nous sommes morts pour toujours. »
— C'est bien aussi le sentiment qui respire dans leurs chansons
d'alors, leurs chansons, seuls monumens, on le sait, qui gardent
quelque trace de leurs impressions, de leurs pensées et même de
leur histoire :
« 0 mes yeux, pleurçz, pleurez des larmes de sang! s'écrie un poète
des Aït-Douela(2). Les Français, en s'abattant sur les Aït-Iraten, étaient
plus nombreux que les étourneaux. Ils s'avancent, le canon mugit; les
saints ont disparu d'au milieu de nous... Que de richesses perdues! L'huile
coule comme des rivières... Voilà le chrétien arrivé à l'Arba (3); il com-
mence à y bâtir; les pleurs conviennent à tous les yeux!... Les Aït-Men-
guellet sont des hommes vaillans; ils sont connus depuis longtemps pour
les maîtres de la guerre... Ils se précipitent à Ichedden; ce jour-là, l'en-
nemi tombe comme des branches d'arbres que l'on coupe... Gloire à ces
enfans des braves! Mais, hélas! le chrétien nous a piles comme des glands...
Si l'islam refuse de faire la guerre sainte, autant vaut nous associer à la
religion des chrétiens!... Malheureux Aït-Ienni, gens à la poudre meur-
trière! les Français sont entrés chez vous comme dans un troupeau de
sont à Taise dans la place, organisée pour se suffire à elle-même lorsqu'elle a ses com-
munications coupées par les neiges.
(1) Pendant toute la campagne, le soldat eut ses vivres assurés comme en garnison.
Les blessés et les malades, transportés sur des litières dans la vallée du Sebaou, y
trouvaient pour les recevoir des voitures qui, en quelques heures, les portaient à riiù-
pital de Tizi-Ouzou.
(2) Tribu voisine et à l'ouest des Aït-Iraten.
(3) Arba ou Souk-el-Arba est le nom de l'emplacement où s'élève Fort-Napolron.
954 REVUli DES DEUX MONDES.
brebis. Vos édifices, vos belles boutiques, semblables à celles des Algé-
riens, ne sont plus que poussière!... Prends le deuil, ô ma tête! tout est
fini; la poudre ne parle plus. Infortunés Zouaouas, l'honneur kabyle est
mort! Vous avez laissé le fer s'échapper de vos mains... 0 mes yeux, c'est
du sang qu'il faut à vos larmes. Les hommes de cœur se trouvent anéan-
tis! »
« — C'était le jour de la fête (J), le matin avant l'aurore (ainsi chante
un autre poète du village d'Adni, chez les Aït-Iraten ) ; les troupes fran-
çaises se divisent en colonnes pour gravir la montagne glorieuse; le canon
commence à parler... Nos nobles guerriers font face à l'ennemi, appuyés
sur la cuisse, la batterie du fusil à hauteur du sourcil, munis de ceintures
et de cartouchières, armés de longs yatagans. Ceux qui meurent iront
parmi les élus habiter les hauteurs du paradis!... Malheureux Qieik-el-
Arab (2), tu nous disais : « L'ennemi ne gravira pas la montagne, » et au
dernier jour il a vaincu jusqu'aux Aït-Ienni... Pauvre cher Adni, village de
l'orgueil! tes enfans étaient habitués à faire face aux cavaliers; ils pren-
dront maintenant le chemin de la corvée... Infortunée Fathma de Soum-
meur (3), la dame aux bandeaux et au henné! son nom était connu de
toutes les tribus, et la voilà captive!... Hélas! que de veilles, que de nuits
sans abri ! Nous n'avions que des figues sèches et des glands pour nourri-
ture... 0 mes larmes, coulez comme les pluies du printemps ou comme les
pluies d'orage!... Tu es vaincue, montagne de la victoire, dont les Aït-Ira-
ten étaient les plus valeureux guerriers. La fierté s'est éteinte dans les
cœurs; le soleil est tombé sur les hommes! »
Faut-il voir là une explosion de haine contre nous? Non, c'est
avant tout un aveu complet de leur anéantissement, et l'ennemi
qui, après s'être battu en brave, pleure franchement sa défaite peut
bien promettre un allié sûr pour l'avenir. Au reste, pendant l'expé-
dition même, le rapprochement a commencé; notre présence pro-
longée chez les Aït-Iraten ne fut pas stérile : nous les avions sous
la main, ils nous avaient sous les yeux. C'est à peine s'ils se mon-
traient aux premiers jours qui suivirent la soumission; encouragés
bientôt par la discipline et la bonhomie du soldat, ils vinrent peu
à peu fréquenter nos camps, se mêler avec femmes et enfans à nos
troupes, nous a,pprovisioriner eux-mêmes de viandes et de fruits,
nous vendre armes et bijoux, et notre contact incessant réussissait
sans effort à calmer leur vieux levain d'hostilité. Si l'Arabe croit
faire bonne œuvre en trompant le chrétien, le Kabyle du Djurdjura
eut trouvé honteux de nous laisser de lui opinion pareille. Nous lui
. n.l.iil/a r;.'-»ilic;ri. ri.' IV i y et»- Uf^ iy.ijlvr :
(i) L'attaque dirigée' contre les Âït-Irâtena eu lieu le jour où les Kabyles célébraient
la fête de la rupture du jeûne, à la fin du rhamadan.
(2) C'était le grand instigateur des passions hostiles contre nous.
(3) Lella Fathma, la prophétesse kabyle, habitait le village de Soumnieur, dans la
triiiu des Illilten.
LES KABYLES DU DJURDJURA. 955
payions parfois ses fournitures d'avance, jamais il n'a manqué de
s'acquitter. Un enfant de dix ans, entre autres, reçut un jour une
pièce de monnaie représentant deux fois la valeur de l'orge qu'il
nous avait vendue : on le prévint qu'il restait débiteur d'une quan-
tité d'orge équivalente; le lendemain de bonne heure il était au
camp, et jetant son orge devant nous avec une amusante dignité :
« Voilà ce que je dois, dit-il; chez nous, il n'y a pas de trahison! »
En effet, le Kabyle n'a pas été traître envers nous. Cependant il ne
fut pas traître non plus à son honneur national, et chacune de ses
tribus envoya son contingent au moins une fois dans la lutte de 1857;
mais, fidèles toujours à leurs anciens instincts de rivalité jalouse,
celles qui étaient vaincues souhaitaient que les autres souffrissent
aussi de la guei-re et subissent le même sort, afin que personne ne
conservât le droit de porter haut la tête quand les autres l'avaient
courbée. La soumission générale établit donc comme une égalité
nouvelle dans le Djurdjura, et alors la voix des plus sages put s'éle-
ver, insinuant à tous que « s'ils avaient succombé, c'est que Dieu
l'avait voulu; mais ils avaient fait parler la poudre, arrosé de leur
sang et du sang français le sol de la patrie, et l'honneur était sauf.
Au moins l'ère des révolutions et des luttes allait se clore; le ter-
rible blo€us était levé; ils pourraient à l'avenir circuler librement,
donner l'essor à leur exportation, cultiver leurs terres sans craindre
de semer pour que l'ennemi moissonne... » Ce langage pénétra de
plus en plus dans les esprits, et devint avec le temps l'expression
même de l'opinion générale; chaque tribu d'ailleurs se rappelait que
dès sa soumission on avait laissé debout ses villages et ses arbres,
qu'on ne lui avait imposé ni l'autorité de grands chefs qui eussent
répugné à ses traditions égalitaires, ni un désarmement qui eût
poussé sa fierté au désespoir, — qu'on lui avait conservé surtout
les lois et l'organisation nationales qui lui étaient chères. Plus pré-
cieuse qu'aucune autre aux yeux des Kabyles, cette concession dé-
cida de leur fidélité; le jour où elle fut garantie solennellement aux
parlementaires de la première confédération vaincue, ce jour-là
furent assurés et le succès rapide de la campagne et la durée des
résultats acquis. 11 nous semble les voir encore, ces soixante parle-
mentaires des Aït-Iraten : pas un n'avait manqué à la lutte de la
veille, ils s'étaient battus, ils avaient souffert, plus d'un burnous
portait des taches de sang ; mais sur les figures ni humiliation ni
repentir. Amenés auprès du général en chef, ils viennent, sans lui
baiser la main, s'asseoir en cercle devant lui; l'orateur qu'ils se
sont choisi se place au centre, ils se taisent et attendent.
— Kabyles ici présens, leur dit le maréchal, qui êtes- vous?
— Nous sommes les aminés des Aït-lraten.
95(5 Ri:; VUE DES DEUX MOiNDES.
— Venez- VOUS au nom de la confédération entière, et les pro-
messes que vous aurez faites seront-elles tenues par tous?
— Oui, nous représentons tous les Aït-Iraten; la parole que nous
aurons donnée, tous y demeureront fidèles.
— Écoutez alors mes conditions. Si vous les acceptez, vous me
laisserez des otages en garantie; si elles ne vous conviennent pas,
retournez à vos fusils, nous retournerons aux nôtres, et la guerre
décidera.
— Tu es le vainqueur, parle, nous nous soumettrons.
— Vous reconnaîtrez l'autorité de la France et paierez une con-
tribution de guerre de cent cinquante francs par fusil.
— Beaucoup d'entre les Aït-Iraten sont pauvres et incapables
de fournir une somme aussi forte.
— Vous ne manquiez pas d'argent quand il s'agissait de fomen-
ter la révolte dans les tribus qui nous étaient soumises : les riches
payaient alors pour les pauvres. Vous ferez de même aujourd'hui,
il le faut.
— Soit; nous paierons.
— L'autorité française aura le droit d'ouvrir des routes, de con-
struire des forts dans vos montagnes.
— Oui.
— En revanche vous serez admis sur nos marchés, vous circule-
rez à votre gré dans toute l'Algérie, et avec les produits de votre
travail vous pourrez gagner cette année même de quoi acquitter
votre contribution de guerre.
L'orateur kabyle ne répond pas.
— Dès que vous aurez livré vos otages, vous serez libres. On
respectera vos personnes et celles de vos femmes et enfans; on res-
pectera vos biens; on ne touchera ni à vos maisons, ni à vos ar-
bres, ni à vos champs sans vous indemniser.
Même silence.
— Enfin je ne vous imposerai ni caïds ni cheiks arabes. Vous
garderez, sous la surveillance de l'autorité française, vos lois et
vos institutions; vous conserverez vos djemâs dans chaque village;
vous élirez comme par le passé vos aminés...
A ces mots, les Kabyles de se lever bruyamment; ce ne sont que
gestes, cris de joie, véritables éclats d'enthousiasme. Entrés dans
notre camp comme des vaincus, ils allaient rentrer dans leurs vil-
lages comme des citoyens. Le premier sceau venait d'être mis à la
pacification du Djurdjura.
On se tromperait toutefois, si, dans, la libre jouissance laissée
aux Kabyles de leur constitution nationale, on ne voulait voir qu'un
sacrifice l'ait par le vainqueur aux idées de conciliation. Le béné-
LES KABYLES DU DJIJRDJURA. 957
fice qu'en pouvait retirer la domination française était pesé d'a-
vance : n'était-ce donc pas tout avantage pour elle que le morcel-
lement du Djurdjura en unités gouvernementales faibles et réduites
comme le village, et l'antipathie naturelle des Kabyles contre l'au-
torité des grands chefs indigènes, et l'organisation intérieure de
chaque village presque sur le pied de notre organisation commu-
nale? Les analogies de leurs institutions et de leur caractère avec
les nôtres apparaissaient comme autant de prémisses d'une assimi-
lation possible. En respectant ces prémisses, nous inaugurions une
politique généreuse et utile à la fois, puisque par un concours heu-
reux l'intérêt kabyle et le nôtre y trouvaient ensemble leur satis-
faction. Yoilà vraiment pourquoi la conquête a conservé en principe
à la société du Djurdjura sa coutume, ses libertés politiques, judi-
ciaires et administratives; mais l'exercice même du contrôle supé-
rieur par l'autorité française devait rendre certaines modifications
nécessaires. Essayons de les résumer.
Le Djurdjura, depuis la conquête, se divise, ainsi que le reste dé
TAlgérie, en circonscriptions territoriales appelées cercles, dont les
chefs-lieux sont à Tizi-Ouzou, Dra-el-Mizan et Fort- Napoléon.
Chaque cercle comprend un certain nombre de tribus, il a pour
chef un officier français qui surveille la marche des afiaires kabyles
et y fait intervenir son autorité alors seulement que l'ordre public
semble menacé. L'unité d'action pour les trois chefs de cercle émane
du général commandant la subdivision de Dellys.
La durée du pouvoir des aminés, qui n'était pas la même dans
toute la montagne, se trouve maintenant dans chaque village limi-
tée à un an, sauf réélection. Les fonctions, jadis extraordinaires,
de Y amînc-el-oumémi ou tmiine des aminés sont devenues régu-
lières. Chaque année, les aminés nouvellement nommés d'une tribu
se réunissent pour nommer un amine-el-ouména, qui sert de repré-
sentant à sa tribu dans ses relations avec le commandant du cer-
cle, mais dont la voix au sein de sa djemâ ne prévaut point pour
cela sur celle du plus humble.
La justice correctionnelle et criminelle est assumée par l'autorité
française, régie par le code pénal et exercée par des commissions
disciplinaires militaires. Il ne pouvait certes convenir à la mission
moralisatrice de la France de consacrer, avec la coutume kabyle,
la peine du talion et la vengeance individuelle. La djemû garde les
alfaires de simple police et la justice civile; elle garde également
le droit d'imposer les amendes établies par les kanouns à tous les
coupables de crimes ou délits justiciables de la juridiction fran-
çaise, et même, par un respect particulier pour la sévérité de la loi
kabyle en matière d'attentats aux nrcoiirs, l'autorité françràse aban-
958 REVUE DES DEUX MONDES.
donne spécialement à la djemâ le jugement de ces questions. Jadis,
on l'a vu, sur la simple dénonciation de la femme, le mari prenait
son fusil et tâchait de tuer celui qui l'avait outragée. Aujourd'hui
la vengeance personnelle est proscrite; mais la dénonciation de la
femme fait toujours foi, et suffit pour que la djemâ condamne l'ac-
cusé à une forte amende, et, dans les cas graves, au bannissement.
Un impôt de capitation, dit lezma, est payé à la France. La po-
pulation de chaque village se partage, au point de vue de l'impôt,
en quatre catégories. La première, composée des citoyens les plus
riches, est imposée à 15 francs par tête, la seconde à 10 francs, la
troisième à 5 francs; la dernière n'a que des indigens et point de
contribuables. C'est la djemâ qui règle la division en catégories; le
tamen recueille les impôts de sa kharouba; Vermine centralise ceux
du village; V amine-el-ouména remet au chef-lieu du cercle ceux de
la tribu : 18 pour 100 sont immédiatement prélevés pour constituer
le budget particulier de la subdivision de Dellys et subvenir aux
dépenses qui ont le caractère d'utilité communale (1); le reste de
la lezma entre dans le budget général des recettes de l'Algérie.
TeJles sont les seules modifications apportées au régime des po-
pulations kabyles par l'autorité française, qui ne trouble en rien
d'ailleurs les tribus du Djurdjura dans le jeu libre de leur admi-
nistration nationale. Qu'a-t-elle voulu avant tout? Donner à la
paix les plus solides garanties, respecter les droits publics et indi-
viduels des Kabyles pour exiger d'eux en retour qu'ils apprissent à
respecter l'ordre et ne demandassent plus sans cesse à leurs armes
de trancher leurs différends. Supprimer les so/fs, c'est chose impos-
sible; il entre, on le sait, dans l'essence du caractère kabyle que,
sur toute question litigieuse, le pour et le contre fassent naître deux
partis. Ces deux partis ou soffs, on les voit se dessiner aujourd'hui
encore non-seulement lors des élections à' aminés, mais dans tout
procès ou toute affaire qui se discute au sein de la djemâ. L'auto-
rité française n'a en rien d'ailleurs à souffrir de ces divisions; son
rôle se borne à les empêcher de finir par des luttes, ou à sévir quand
l'ordre est troublé. Par extraordinaire, au mois de novembre dernier,
le soj^Iq plus faible d'une djemâ des Aït-Boudrar (2), froissé à pro-
(1) Ces 18 pour 100 sont appelés centimes additionnels , parce que dans le reste de
l'Aigérie ils se perçoivent en outre de l'impôt; par un privilège spécial, en Kabylie, ils
y sont compris. On entend par dépenses d'utilité communale celles qu'exigent les voies
de communicatiofi assimilées aux chemins vicinaux, la construction des caravansérails,
des mosquées, écoles, puits, fontaines et abreuvoirs, la solde du personnel inférieur
de l'instruction primaire, les frais d'assistance publique et de médicamens pour les
indigens.
(2) La djemâ du village do Tala-Xtezert.
LES kABÏLES DV DJLRDJURA. 959
pos d'une simple question d'intérêt communal, court aux armes; ou
se bat dans les rues, on monte sur le toit des maisons pour se jeter
des tuiles à la tête, il y a des morts et des blessés, — tout cela en
moins de temps qu'il n'en fallut au commandant de Fort-Napoléon
pour être averti et intervenir. Quand l'autorité française s'empara
d'une douzaine de meneurs qui durent passer devant une commission
disciplinaire, elle n'éprouva pas l'ombre d'une résistance. Le tiers
des maisons n'avait plus de toits; une partie des habitans fut forcée
d'aller demander asile à des villages voisins : cela leur importait
peu, ils étaient contens, ils venaient de se témoigner à eux-mêmes
qu'ils étaient encore des citoyens libres et armés. Or le Kabyle se
montre fier d'avoir gardé son fusil, et il sait gré aux conquérans de
le lui avoir laissé. On a bien fait : l'essentiel, c'était de lui ôter non
pas le fusil, mais le plus possible les occasions de s'en servir, et ces
occasions disparurent en partie avec la soumission générale; les
anciennes rivalités de kebilas et de tribus ont perdu depuis leur
raison d'être. Cependant un trait particulier du caractère kabyle
promettait surtout une aide précieuse aux moyens de pacification ;
le Kabyle est marchand non moins que guerrier : pousser son acti-
vité sur la pente de l'industrie et du commerce, développer et sa-
tisfaire ce penchant spécial de sa nature, c'était peut-être offrir à
son humeur belliqueuse la plus sûre diversion ; on a essayé, l'évé-
nement prouve que l'on a réussi.
Voilà bientôt huit ans que les Kabyles du Djurdjura tiennent en-
vers nous leurs promesses; c'est qu'aussi la France a tenu les
siennes. Malgré les changemens dont le gouvernement de l'Algérie
a été l'objet, aucune main heureusement n'est venue toucher à
l'œuvre fondée dans le Djurdjura en 1857; qu'on juge alors de ce
(Jue peut sur un pays conquis un système juste suivi durant des
années invariablement! Seule, la confiance que le vainqueur met
dans son œuvre commande la confiance du vaincu, et celui-ci se
laisse volontiers conduire quand il sait où il va, et plus encore
quand il voit que le conquérant sait où il le mène. Par cela même
que l'organisation donnée au Djurdjura a persisté depuis la con-
quête, elle s'est éprouvée et affermie, et a déjà porté ses fruits
pcîur les vainqueurs comme pour les vaincus.
Nous demandera-t-on quels bénéfices la France a retirés de cette
organisation? Mais ne serait-ce pas assez que la fidélité de la
Grande-Kabylie tout entière ainsi maintenue au sein de la conta-
gion insurrectionnelle qui l'enveloppait? Ne serait-ce pas assez que,
pour occuper la Grande-Kabylie pendant l'année 186â, la France
ait eu besoin de beaucoup moins de soldats que jadis pour bloquer
seulement le Djurdjura insoumis? Avant la campagne de 1857,
9(50 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque part qu'on eût à opérer en Algérie, on était sans cesse tenu
en éveil du côté de ces montagnes, si voisines d'Alger et toujours
menaçantes ; il fallait un cordon de troupes constant et sur le Sebaou
et sur l'Oued-Sahel pour maintenir la partie de la Kabylie réputée
conquise et surveiller les tribus restées indépendantes. Durant l'in-
surrection de 1864, la Grande-Kabylie n'a gardé que deux mille
hommes, et la tranquillité de ce territoire a rendu à la colonie un
service signalé en laissant disponibles des tuoupes qui purent se
porter sans retard vers les foyers sérieux de la révolte. Veut-on
d'autres résultats? Le Djurdjura insoumis ne nous payait pas d'im-
pôts et nous forçait à entretenir des bataillons sur ses frontières.
Les contributions de guerre perçues en 1857 ont d'abord couvert
tous les frais nécessités par la construction de Fort - Napoléon et
le percement de la route ,■ ces grands travaux qui ont assis notre
domination matérielle; depuis, le Djurdjura paie un impôt qui
se solde avec une régularité parfaite , et s'est élevé l'an dernier,
sans charger aucunement les populations, à près de 450,000 francs
pour les trois cercles de Tizi-Ouzou, Fort-Napoléon et Dra-el-Mizan.
Notre commerce avec les Kabyles croît en raison directe du leur
avec nous; plus ils nous apportent leurs produits, plus ils nous
prennent les nôtres : au lieu de se renfermer avec méfiance dans sa
montagne pendant la récente insurrection arabe et de s'y recueillir
comme à l'approche des grands événemens, jamais le Kabyle du
Djurdjura n'a voyagé davantage; il semblait jaloux d'accaparer tout
le commerce que les Arabes ne faisaient plus, et le cercle de Fort-
Napoléon, à lui seul, a compté sur 77,000 âmes 10,000 émigrans
qui ont paru sur nos marchés.
Un avantage inappréciable enfin qu'offre l'organisation des Ka-
byles du Djurdjura, c'est l'irresponsabilité de l'autorité française.
Sont-ils mécontens d'un aminé, nous leur disons : « C'est vous qui
l'avez nommé; ne le renommez pas aux élections prochaines. » Se
plaignent-ils de la décision d'une djernâ, nous leur disons : « Vos
djetnâs sont les assemblées du peuple, une décision d'elles est donc
comme votre décision à tous. » On ne saurait se figurer quelle ga-
rantie et quelle force morales la domination française puise dans
cette irresponsabilité. Et qu'il nous soit permis d'émettre un senti-
ment qui trouve ici sa place : les mouvemens qui agitent aujolird'hui
les Babors et les divers points de la Kabylie orientale semblent
avoir surtout pour cause le mécontentement des populations contre
les caïds et les cheiks que l'autorité française leur a donnés. Que ce
mécontentement soit fondé ou non, la question n'est pas là; tout au
moins la responsabilité du commanderiient français cesserait- elle
d'être engagée d'avance à défendre des chefs indigènes alors que,
LES KABYLES DU DJURDJURA. 961
ne les nommant plus, il ne serait plus censé les regarder comme
ses représentans.
Et les Kabyles à leur tour, qu'ont-ils gagné à la conquête après
y avoir perdu cette indépendance qui certes leur était chère? Qu'on
les visite dans leur montagne, et on les trouvera heureux : s'ils ne
sont plus indépendans, ils se sentent encore libres; les droits élec-
toraux, les droits de réunion et de discussion dans la djemâ, ils les
conservent aussi étendus que possible; quand ils craignent, en ap-
pelant souvent les mêmes hommes au pouvoir, que ces hommes ne
se fassent trop les instrumens de l'autorité française, ils se complai-
sent, tout comme jadis, à les changer, et aux élections qui ont eu
lieu en décembre dernier dans le Djurdjura, la moitié presque des
anciens aminés n'a pas été réélue. On les trouvera heureux, disons-
nous : il n'y a qu'à voir comment leur bien-être s'est accru ; assurés
du lendemain, n'étant plus constamment sur le qui-vive ou entre
eux ou avec nous, ils sont bien plus libres de travailler, d'aller et
de venir qu'aux rudes époques de leur indépendance. Les routes
par nous percées, les ponts par nous construits sur la plupart des
rivières qui séparent d'Alger la Kabylie, le montagnard s'en réjouit
et en profite, et il se souvient qu'autrefois les rivières grossies arrê-
taient pendant de longs jours ses communications. Ses villages s'é-
tendent; des maisons plus comfortables s'y élèvent; une dechraka.-
byle née en 1858, aux portes mêmes de Tizi-Ouzou, prospère et s'est
déjà peuplée de seize cents âmes. Et que dire de la santé publique,
de ce bienfait immense qu'apporta la conquête en donnant au Djur-
djura nos médecins? La médecine et la chirurgie sont dans l'enfance
chez les Kabyles; malgré l'énergie native de cette race et la vigueur
qu'elle doit à une vie laborieuse, quand les maladies viennent, l'in-
curie et la saleté leur prêtent un développement redoutable. Avec
quelques infusions d'aromates, quelques frictions d'huile sur les
plaies, les malades et les blessés guérissent généralement comme ils
peuvent. Traiter les fièvres intermittentes, soigner les coups de feu,
réduire des fractures, pratiquer des amputations ou la vaccine,
c'était avant la conquête chose inconnue en Kabylie. Dès sa pre-
mière victoire remportée en 1857 chez les Aït-Iraten, l'armée fran-
çaise fit annoncer dans la montagne qu'à tout Kabyle blessé ou ma-
lade, insoumis ou soumis, les soins des médecins français étaient
assurés : durant l'expédition même, il en vint jusqu'à cinquante
par jour à nos ambulances, montrant des plaies affreuses et des
maux invétérés. Dans la seule année 1858, on compta 5,/iOO Ka-
byles du Djurdjura présens aux visites des médecins de Fort-Napo-
léon ; l'accès des hôpitaux de nos chefs-lieux de cercle reste ouvert
aujourd'hui à tout Kabyle malade aussi bien qu'aux Européens;
TOME LVI. — 18G5, 01
962 REVUE DES DEUX MONDES.
ceux qui en ont les moyens paient leur séjour à l'hôpital, les indi-
gens y reçoivent des soins gratuits.
Les Kabyles se savent moins imposés que l'Arabe, et ils ne paient
à l'état ni Yhokor, loyer de la terre, ni Vachour, dîme sur la ré-
colte, ni le zeMcat, droit sur les troupeaux. Leur lezma ou impôt
de capitation n'atteint pas en moyenne 8 francs par tête de con-
tribuable; qu'est-ce que cela en retour de l'accroissement de ri-
chesse que la conquête leur a valu? Cette richesse s'est décuplée
certainement depuis leur soumission, et nous avons, —chose inouie,
— entendu citer tel crésus des Aït-Boudrar qui, avec ses produits
agricoles et commerciaux, se crée une fortune d'environ 250 francs
par jour. Ne voient-ils pas en effet leurs arhi'es à fruits en plein
rapport sans qu'aucune main ennemie les vienne désormais abat-
tre? ]N' exportent-ils pas, comme jamais, les ouvrages de leur indus-
trie, et le bijoutier des Aït-Ienni ne se permet-il point d'avoir déjà
un petit dépôt de bijouterie à Alger et de faire des boutons de man-
chette en argent sur les modèles de France? Une industrie nouvelle
est même née dans le Djurdjura; elle consiste à vendre aux Euro-
péens qui habitent les chefs-lieux de cercle le beau raisin qui croît
en abondance sur les pentes de la montagne. Dans le cercle de Fort-
Napoléon, les Kabyles ont vendu l'an dernier aux colons de quoi
faire cinq cents barriques de vin de 210 litres chacune. Or il faut
compter 50 francs de raisin par barrique; voilà donc 25,000 francs
d'entrés dans la circulation kabyle avec une denrée dont ils ne ti-
raient jadis aucun profit.
Mais, pour toucher du doigt leur véritable progrès industriel,
considérons l'industrie qui déjà tenait chez eux le premier rang
avant la conquête; nous voulons parler de la fabrication des huiles.
On se rappelle que le Kabyle négligeait de soumettre à la presse le
noyau de l'olive, ce qui cause une perte évidente sur le rendement;
de plus, conserver les olives dans des cloisons à l'air depuis la fin
de l'automne jusqu'au printemps, les faire saisir alors par la cha-
leur du soleil et traiter par l'eau bouillante le résidu d'une pre-
mière trituration, c'étaient autant de conditions nuisibles à la qua-
lité des huiles, qui fermentaient et devenaient très fortes en odeur.
11 est reconnu que, pour obtenir de l'huile propre à l'usage de la
table, il importe d'employer l'olive immédiatement après la cueil-
lette ; toute la fabrication doit donc avoir lieu pendant la saison
d'hiver, depuis le mois de novembre jusqu'au mois de mars, et l'on
opère dans une maison fermée, afin d'y abriter d'abord le matériel,
puis d'y produire à volonté une température qui enlève à l'olive
son humidité sans l'exposer à la fermentation. Pour leur usage, les
Kabyles préfèrent leur huile indigène; « au moins, disent-ils, elle
ent quelque chose. » En vrais spéculateurs cependant, dès qu'ils
LES KABYLES DU DJURDJURA. 963
se sont aperçus que l'exportation pourrait leur devenir plus profi-
table, s'ils faisaient des huiles sans odeur semblables aux huiles
européennes, ils songèrent promptenient à perfectionner leur fabri-
cation, et ils sollicitèrent à cet effet l'aide de l'autorité française.
Cette aide leur était tout acquise, et voici ce que nous avons pu con-
stater nous-même durant l'automne dernier dans le cercle de Dra-
el-Mizan, où l'intelligente initiative du commandant supérieur est
couronnée aujourd'hui d'un plein succès. Ce cercle de cinquante-
quatre mille âmes a vu s'élever, depuis la fin de 1863, huit usines
à huile appartenant à des propriétaires kabyles, et dont les bâti-
mens et les appareils, tels que triturateurs, chaudières, etc., ont
été complètement, sauf les presses, construits par des mains ka-
byles. Les presses, du dernier modèle, fabriquées à Marseille, re-
viennent à 1,000 francs chacune au?^ propriétaires d'usine; toutes
les pièces en sont faciles à démonter et à remonter; le poids total
est de onze quintaux. Il fallait dix mulets pour le transport d'une
presse : les villages auxquels appartepaient les usines et qui les
premiers en devaient profiter organisèrept spontanément une touïza
ou corvée générale de dix mulets par presse pour transporter ces
utiles appareils d'Alger dans la montagne. Construction d'usine et
achat de la presse, le tout n'a pas dépassé 2,000 fr. par moulin.
Or les propriétaires de ces moulins nouveaux ont gagné en 186/i,
sur le rendement, un tiers, et sur le prix de vente un cinquième de
plus qu'autrefois. Les huit moulins ont fait dans l'année 200,000 li-
tres d'huile; des échantillons de cette huile envoyés à l'exposition
de Bayonne y ont été primés; goûtés et analysés à Paris, ils ont
paru pouvoir lutter avec nos meilleures huiles de Provence, Avec
la fabrication ancienne, le maximum du prix était de 90 centimes
par litre; avec la nouvelle, il est de 1 franc 20 centimes sur le mar-
ché d'Alger. Ainsi voilà plus de 200,000 fr. de rendus rien que par
les huiles dans un cercle qui ne nous paie que 9^,000 francs d'im-
pôts ! Si le nombre des moulins se multiplie et si le débit croît daps
la même proportion , certes avant dix ans la production des huiles
atteindra un million dans le seul cercle de Dra-el-Mizan, dont la po-
pulation ne forme que le septièpie de celle de la Grande-Kabylie,
Est-il besoin d'insister sur le bénéfice que cela promet à la France
même? S'il a été de bonne tactique d'imposer faiblement d'abord
les populations du Djurdjura, il ne peut que sembler naturel d'aug-
menter proportionnellement leurs impôts avec l'augmentation d§
leur richesse publique, surtout quand cette richesse, c'est à nous
qu'ils la devront.
En résumé donc, la France, pour avoir rencontré juste le sys-
tème d'organisation qui convient le mieux aux Kabyles et y avoir
persévéré, pour avoir compris leurs tendances et les avoir encou-
964 REVUE DES DEUX MONDES.
ragées, a jusqu'à présent obtenu dans le Djurdjura des résultats
qui dépassent les espérances, et déjà se réalise cette prophétie du
maréchal Bugeaud : « La Grande -Kabylie vaudra assurément les
frais de la conquête. La population y est plus serrée que partout
ailleurs. Nous aurons là de nombreux consommateurs de nos pro-
duits; ils pourront les consommer, car ils ont à nous donner en
échange une grande quantité d'huile et de fruits secs, et ces con-
sommateurs, personne ne viendra nous les disputer contre notre
volonté. Nous cherchons partout des débouchés pour notre com-
merce, et partout nous trouvons les autres peuples en concurrence.
Ici nous aurons à satisfaire seuls les besoins d'un peuple neuf à qui
notre contact donnera des goûts nouveaux... (1). »
II.
Demeurés fidèles pendant l'insurrection algérienne de 1864, les
Kabyles du Djurdjura, malgré les bruits qui leur arrivent des trou-
bles de la Kabylie orientale (2) , n'ont pas changé d'attitude. Il
n'en serait pas moins téméraire de s'endormir dans une quiétude
aveugle; cette tranquillité ne doit pas être une raison de se con-
tenter du statu quo, c'est bien plutôt un motif de ne pas s'arrêter
dans la voie de progrès où nous avons conduit ces populations et
de resserrer les liens qui nous les attachent.
Développer et multiplier nos routes, ce sera satisfaire à la fois
les intérêts de notre domination et ceux du commerce kabyle. On
sait combien le montagnard profite de nos voies de communica-
tion; il imite déjà lui-même nos travaux, et les Zouaouas ont jeté
à leurs frais, sur un de leurs grands torrens, un pont dans le genre
des nôtres. Le temps paraît venu maintenant de compléter la route
d'Alger à Fort-Napoléon par un pont sur l'Oued-Aïssi, la plus dan-
gereuse des rivières de la montagne, qui coule au pied des Aït-
Iraten, et grossit en quelques minutes de façon à rendre presque
tout passage impraticable. Les Kabyles ne demandent pas mieux
que de travailler à nos routes, puisqu'ils en jouissent. La presta-
tion en nature, comme disent nos lois, la corvée, comme l'appellent
les Kabyles sans que leurs goûts de liberté s'offusquent du mot,
entre complètement dans leurs mœurs, car d'après l'ancienne cou-
tume tout citoyen est corvéable en matière de travaux publics. Or
que l'on calcule bien, et dans le plus petit des cercles du Djurdjura,
(i) Extrait du rapport sur le combat du 17 mai 1844 contre les Plissas.
(2) Voici ce que nous lisons dans une lettre datée de Dra-el-Mizan, le 5 avril 18C5,
et qui émane de bonne source : uTout le Djurdjura est dans le calme le plus complet et
dans une situation politique aussi satisfaisante qu'en automne dernier; on s'y occupe peu
des événemens qui ont lieu dans les Babors. »
LES KABYLES DU DJURDJURA. 0>i5
celui de Dra-el-xAlizan, on compterait aujourd'hui cinquante mille
journées de travailleurs valides et ayant deux mille bêtes de somme
à leur disposition, si l'on imposait à chaque contribuable une pres-
tation en nature de trois journées de travail, à l'instar de la loi
française sur les chemins vicinaux. Il y a donc là une force de pro-
duction qui, bien employée et dirigée, peut amener des résultats
énormes. De quelle aide puissante ne sera-t-elle pas pour ouvrir
une voie de communication utile et définitive entre Alger et Bougie
par Tizi-Ouzou, voie qui devra suivre les crêtes, si elle veut être
stratégique et imposer vraiment aux populations! « Quand nous
vîmes l'armée française déboucher menaçante sur les crêtes, nous
disaient les habitans d'un village sis à mi-côte du Djurdjura, nous
ne savions plus que faire; nous étions comme une femme que son
mari tient à terre par les cheveux et sur laquelle il lève le bâton;
elle sent le bâton levé, et ignore où il va frapper. »
La végétation ligneuse a beau être féconde dans la montagne,
c'est un devoir d'y faire planter encore et d'empêcher à tout prix le
défrichement, afin de retenir l'humus qui glisse et d'obvier quelque
peu aux crues d'eau si rapides de tous les torrens de la vallée. Il
est un arbre principalement, arbre nouveau pour les Kabyles, dont
nous avons è encourager la propagation comme un bienfait : c'est
le châtaignier. Le maréchal Bugeaud avait emporté avec lui, dans
son expédition de 18/i7, quelques sacs de châtaignes qu'il distribua
aux Kabyles de la rive droite de l'Oued-Sahel; les premières qu'ils
goûtèrent leur parurent si bonnes qu'ils les firent griller et les man-
gèrent toutes, sans en garder pour mettre en terre. Après la con-
quête du Djurdjura, le maréchal Randon essaya d'y acclimater le
châtaignier par pieds et par semailles. A Fort-Napoléon, la plupart
des semis ont réussi, et nous y avons récemment vu quelques cen-
taines de jeunes arbres en plein développement. Le châtaignier est
long à croître, mais on peut espérer que le gland français (comme
l'appellent les Kabyles) remplacera heureusement quelque jour le
gland doux, qui, dans le Djurdjura, fait le triste fond de la nourri-
ture du pauvre.
Dans la voie de l'industrie, les Kabyles se trouvent tout lancés;
déjà ils copient nos usines, ils empruntent nos appareils. L'année
I86/1 fut mauvaise pour l'olive, qui ne vient abondante qu'un an
sur deux. L'année 1865 sera la bonne; qu'on en profite pour pousser
les Kabyles des cercles de Tizi-Ouzou et de Fort-Napoléon à modi-
fier la préparation de leurs huiles en suivant l'exemple donné par
le cercle de Dra-el-Mizan. Chaque usine d'huile qui s'élèvera dans
un village sera une cause certaine d'accroissement dans le bien-être
général. Toutefois le développement de cette industrie et l'instal-
lation des usines réclameront de plus en plus des ouvriers habiles
966 REVUE DES DEUX MONDES.
à construire des fourneaux, à réparer les pièces des appareils, à fa-
briquer même des presses entières, toutes choses que le Kabyle,
adroit de sa nature, sera très apte à pratiquer quand il aura reçu
les leçons de bons maîtres. L'autorité française, qui crée des écoles
dans le Djurdjura, ne saurait méconnaître qu'il n'est pas d'ensei-
gnement plus propre à flatter les aptitudes kabyles qu'une école
des arts et métiers. Un projet qui propose d'établir une première
école de ce genre à Fort-Napoléon a été accepté en principe; on en
doit souhaiter la prochaine application. Parmi les ouvriers qui en
sortiront, les uns serviront, dans leur montagne, non-seulement à
fournir des appareils aux usines, mais à transformer et à perfec-
tionner toutes les constructions indigènes; les autres iront porter
en Algérie l'exemple du travail avec la main-d'œuvre qui manque,
et leur métier pourra devenir pour eux-mêmes une nouvelle source
de satisfaction et de richesse.
Cependant, si les Kabyles s'enrichissent sous notre domination,
s'ils nous restent fidèles et paient régulièrement l'impôt, est-ce
assez? Non; à l'égard d'une population assimilable et digne d'in-
térêt, la France a encore une autre tâche à remplir : elle doit s'oc-
cuper de réformer les lois kabyles en ce qu'elles ont de trop con-
traire à nos lois morales. Que d'un accord commun toiît village du
Djurdjura ait conservé sa coutume intacte à travers les siècles,
cela s'expliquait à l'époque de l'indépendance, quand les luttes
intérieures si fréquentes faisaient craindre que la coutume ne chan-
geât sans cesse au gré de chaque vainqueur; depuis la conquête,
cette raison n'existe plus. Que d'un autre côté l'autorité française
ait reculé devant des réformes fondamentales tant que l'insurrec-
tion de 1864 pouvait tout menacer de sa contagion, soit; mais l'é-
preuve du Djurdjura est faite : bientôt sans doute on se trouvera
libre d'-aviser aux innovations désirables, et c'est à relever la condi-
tion de la femme qu'il faut s'appliquer d'abord. Une telle réforme
nous vaudra d'ailleurs la gratitude de cette moitié de la population
dont en Kabylie pas plus qu'ailleurs il n'est permis de dédaigner
l'influence. Ainsi que la femme cesse d'être un objet de vente dans
le mariage, qu'elle cesse d'être déshéritée dans les successions,
voilà deux actes justes que nous devons et pouvons accomplir.
Déjà les notables du cercle de Dra-el-Mizan consultés semblent
prêts à approuver le premier; quant au second, la question est dé-
licate. Il s'agit de toucher à la base sociale d'un peuple qui ne
comprenait pas jusqu'à ce jour que la terre pût appartenir à d'au-
tres que les mâles. Toutefois des démarches ont été sagement ten-
tées par le commandement français, des djemâs ont été interro-
gées, et un résultat vraiment sérieux paraît actuellement acquis
dans le cercle de Fort-Napoléon : sur les 160 djemâs du cercle,
LES KABYLES DU DJURDJURA. 967
155 ont répondu qu'elles consentaient à accorder aux filles, dans
la succession de leurs parens, le quart des droits qui appartiennent
aux fils. La voie est ouverte, et le succès promis à la partie de
l'œuvre qui semblait la plus difficile : le principe jadis inattaquable
de la propriété exclusivement dévolue aux mâles succombe , et ce
sont les djemôs qui elles-mêmes y auront porté atteinte.
Dans ce rôle habilement ménagé aux djemâs se trouve le secret
de toutes les réformes à venir que la France jugera bonnes, et dont
elle laissera au peuple kabyle lui-même la responsabilité. Ainsi
devra se modifier bientôt le droit excessif de cliefâ (1), nuisible
aux translations de propriété , et se combler telle lacune sérieuse ,
comme le défaut des actes de l'état civil (2); ainsi se complétera
en un mot par nos lois françaises la coutume kabyle. Ce n'est pas
que nous souhaitions de voir le code civil se substituer en son en-
tier à la coutume; on n'abuse que trop, à notre gré, de cette pré-
tention d'appliquer le code civil à tout peuple, sans se demander si
ce peuple est mûr pour le recevoir. La coutume kabyle a pour elle
l'antiquité de son origine, elle offre un ensemble de lois respecta-
ble, et s'il nous paraît urgent de la compléter par nos propres lois,
c'est afin d'empêcher surtout le droit musulman de s'y introduire,
comme il lé fait déjà chez certaines tribus de l'Oued-Sahel.
L'autorité judiciaire de la djemâ nous paraît à son tour destinée
à subir un remaniement dans l'intérêt de la justice aussi bien que
pour dégager l'autorité militaire de toute responsabilité étrangère
à son commandement. Jadis, on s'en souvient, la djemâ ne jugeait
pas les procès civils, et ne faisait que consacrer les jugemens des
idêmas ou arbitres choisis par les parties. Depuis la conquête , la
djemâ se réunit au complet pour entendre les causes et en décider.
Lorsque, dans un procès entre citoyens de villages différons, le de-
mandeur récuse la djemâ du défendeur pour des motifs de haine
avérés entre sa propre djemâ et celle de la partie contraire, ou si,
dans un jugement, il y a soit partage des voix de la djemâ, soit
violation de la coutume, il faut bien que les parties intéressées
exercent leur recours devant un tribunal autre que la djemâ qui
est en cause. C'est devant le commandant supérieur du cercle
qu'aujourd'hui ce recours a lieu. L'autorité militaire ne jug€ pas
elle-même, mais prononce le renvoi de l'affaire soit devant une
djemâ tierce, soit devant un medjelh d'arbitres choisis parmi les
(1) On se souvient que le droit de chefà est le droit de rachat sur un immeubl
vendu, droit donné par la coutume kabyle à tous les membres de la famille, de la kha-
rouba et même de la dechrà h laquelle appartient le vendeur.
(2) L'établissement des actes de l'état civil sera facilité par la constatation qui se fait
déjà des mai'iages, décès et naissances d'enfans mâles, à propos des droits que perçoit
la djemâ.
968 REVUE DES DEUX MONDES.
aminés et les marabouts. Il n'en est pas moins vrai qu'en acceptant
ou rejetant le recours, elle se trouve impliquée clans des questions
de justice qu'elle préférerait sans doute avoir à éviter. Quant aux
djcmâSj sauf les cas rares où l'application de la coutume est évi-
dente, le moindre procès peut y amener des excitations, des animo-
sités entre soffs, des injustices dans les jugemens. L'introduction
des tribunaux français en Kabylie sera donc quelque jour un bien-
fait; peut-être déjà le Kabyle ne répugnerait-il pas à les accepter,
car il sait le respect qu'ils méritent. Cependant, pour l'y habituer
sans secousse, on lui donnera d'abord utilement le premier degré
de la juridiction française, c'est-à-dire les juges de paix, vrais re-
présentans d'une mission conciliatrice. D'après quelle loi les juges
de paix jugeront-ils? D'après la coutume; mais elle n'est ni écrite
ni uniforme dans tout le Djurdjura. Qu'on se hâte donc de la rendre
uniforme et de la codifier. Diverses tribus déjà consultées adhèrent
à l'uniformité, car les différences existantes ne portent pas sur l'es-
jirit fondamental des lois; une commission composée de notables
des différentes confédérations pourrait discuter et adopter un projet
de code commun sur des bases élaborées par l'autorité française,
et ce projet, les djemâs seraient ensuite appelées à le voter. Aux
Arabes, nous avons accordé le droit de recours auprès de nos tri-
bunaux contre le jugement de leurs cadis. Le même recours serait-
il possible contre le jugement des djemâs? Difficilement : les actes
rendus par le cadi sont écrits et signés par lui et ses assesseurs;
les actes rendus par la djemâ ne le sont que par le khodja ou gref-
fier. Souvent ni les tamens ni les aminés ne savent lire, écrire ou
signer; certains villages manquent même de khodja, sa signature
en tout cas ne peut suffire pour conférer le caractère d'authenti-
cité nécessaire à un acte écrit que l'on porterait devant les tribu-
naux français comme preuve valable du jugement de la djemâ.
Donc point de moyens termes : la vraie solution de l'avenir est la
codification de la coutume et la création des justices de paix pour
préparer le chemin aux tribunaux français. Le choix seul des per-
sonnes qui devront inaugurer en pays kabyle cette création nouvelle
influera singulièrement sur la manière dont elle y sera reçue.
A la djemâ néanmoins il faudra une compensation en retour de
l'autorité judiciaire qu'on lui retirera : cette compensation est indi-
quée d'avance; la. djemâ recevra le développement complet des droits
municipaux, et la dechra kabyle deviendra une vraie commune
libre, identique à la nôtre. Déjà tous les germes de la commune s'y
trouvent : Vami?ie rappelle le maire , les tamens les adjoints; le
khodja pourrait au besoin, sauf rétribution, tenir les écritures dans
plusieurs villages à la fois, et mettre au courant les actes de l'état
civil et les registres de dépenses des djemâs- déjà aussi la dechra
LES KABYLES DU D.TURDJURA. 969
kabyle a une sorte de budget communal formé par le produit des
amendes et par les cotisations volontaires que de tout temps les
djemâs se sont imposées pour faire face aux dépenses extraordi-
naires. Ces résultats paraissent donc d'une réalisation assez simple.
Toutefois l'érection définitive de la dcchra en commune conduira
sans doute à la suppression d'un rouage administratif quelque peu
superflu, et qui jurerait avec le régime municipal : nous vou-
lons parler des aynines-el-oiimênas. Ces aminés des aminés res-
semblent trop à de grands chefs, et à ce titre ne sauraient plaire
aux Kabyles; l'autorité française, qui peut voir en eux des agens
utiles de transmission, doit se dire cependant que, s'ils la servent
bien, ils sont sûrs de n'être pas réélus, et que, s'ils la servent mal,
mieux vaudrait ne les pas avoir. Leur mauvais côté, du reste, est la
pression qu'ils exercent sur les élections; comme leur position est
la plus enviée, toutes les élections à'amines s'opèrent en vue de
l'élection de V amine-el-ouména qui en doit résulter, et lorsque ce-
lui qui brigue cette haute situation est puissant, il fait élire les
aminés qu'il veut afin de se préparer ses propres électeurs. La sup-
pression de Y arnine-el-ouména enlèvera certainement un excitant
sérieux aux élections, qui ne sont déjà que trop animées; tout en
laissant aux Kabyles leurs libertés, il faut ne pas leur donner l'oc-
casion fréquente d'en abuser. Aussi la durée d'un an pour le pou-
voir des aminés nous semble-t-elle un délai court, fait pour rame-
ner trop souvent le renouvellement des élections: l'intérêt de la
tranquillité publique demande que cette durée s'étende jusqu'à
deux ou même trois ans; notre autorité n'aura qu'à gagner à cette
réforme, qui n'offrira rien non plus de contraire à la tradition na-
tionale,-car dans beaucoup de villages la durée du pouvoir de Ya-
mine était jadis sans limite, et cessait alors seulement que la djemâ
retirait sa confiance à son élu.
Nous avons insisté déjà (1) sur les différences profondes de carac-
tère qui séparent le Kabyle de l'Arabe. De ces différences résulte
une hostilité qui s'accuse par de curieux exemples : à l'école de
Tizi-Ouzou, qui compte des fils de cavaliers arabes mêlés à des en-
fans kabyles, les deux camps sont très distincts , et volontiers se
battent au sortir de l'école. En novembre dernier, nous avons vu
nous-même, dans la vallée de l'Oued-Sahel, cinq cents Kabyles de
Bougie et cinq cents Arabes de Sétif conduire ensemble un convoi
de mille mulets chargés de vivres à destination de Bou-Saâda; les
Kabyles ne consentaient pas à marcher mêlés aux Arabes, ils vou-
laient aller en tête ou en queue du convoi, n'importe, pourvu qu'ils
(1) Voyez la Revue du l'"'" avril.
970 REVUE DES DEUX MONDES.
restassent seulement entre Kabyles. Sur quelques reproches que
leur firent des spahis arabes cle Sétif , les muletiers de Bougie vin-
rent se plaindre à l'officier français chef de la colonne, a Nous avons
promis de porter des vivres jusqu'à Bou-Sâada, lui dirent-ils; nous
sommes gens de parole. Si tu n'es pas content de nous, punis-nous
ou fais-nous punir par nos spahis de Bougie; mais nous n'en recon-
naissons pas le droit aux spahis arabes : ce n'est pas notre race, et
nous n'avons rien de commun avec eux. » L'hostilité a dû s'ac-
croître, on le sent, depuis que les Kabyles djurdjuriens ont refusé
de prendre part à l'insurrection : pour l'Arabe rebelle, le Kabyle est
devenu « un Juif qui oublie sa religion et n'ose plus faire la guerre
sainte; » pour le montagnard, « l'Arabe n'est qu'un sot qui oublie
son intérêt et ne songe pas que la France a la main longue. » Une
pareille division ne peut que profiter à la politique de la France; il
lui convient d'encourager ceux qui la servent, et quand on a gé-
néreusement dédommagé certains colporteurs du Djurdjura que
les Harrars révoltés avaient surpris et dépouillés dans la province-
d'Oran, l'effet produit en Kabylie par cette restitution a été excel-
lent. Il est malheureusement un terrain sur lequel Arabes et Kabyles
se rencontrent et s'entendent, c'est celui des sociétés religieuses,
et de là peut naître un danger réel pour notre domination.
Les Kabyles n'ont certes pas le fanatisme naturel de l'Arabe, et
c'est moins la religion que l'esprit d'indépendance qui les a jus-
qu'à la conquête armés contre nous. Cependant un des ordres re-
ligieux les plus célèbres de l'Algérie, l'ordre de Sid-Abderraman , a
pris naissance dans le Djurdjura même. Les expéditions de 185(5 et
1857 ont eu beau détruire l'école religieuse ou zoouîa de Sid-Ab-
derraman et chasser le khalifa ou grand -maître El-Hadj-Hamar;
il ne faut pas se dissimuler que l'ordre subsiste et se développe
en secret et qu'il fait encore plus d'adeptes qu'avant la conquête.
Un nouveau foyer se forme actuellement autour du Kabyle Cheik-
Haddad, qui habite la tribu des ïmsissen, sur la rive droite de
l'Oued -Sahel. En l'absence d'un khalîfa, Cheik-Haddad est le
mekaddem ou chef reconnu de tous les affiliés de Tordre; l'autorité
de son nom et le prestige de ses vertus inspirent au loin le respect
dans la montagne. Depuis la soumission du Djurdjura, l'ordre de
Sid-Abderraman représente seul le parti de l'opposition; les idées
religieuses et les aspirations d'indépendance s'y confondent; il
cherche des prosélytes dans nos spahis mêmes pour avoir des es-
pions autour de nous; beaucoup de femmes kabyles déjà s'y font
admettre et s'appellent ftœurs entre elles, comme les hommes s'ap-
pellent khoiians, c'est-à-dire frères.
Toute association est une force, surtout quand elle obéit à l'unité
LES KABYLES DU DJURDJURA. 971
de direction ; or un simple extrait de la règle des khouans de Sid-
Abderraman peut suffire à montrer que la base essentielle de l'ordre
est l'obéissance aux ordres du mekaddem.
« Le jour où un novice se présente pour être agréé parmi les frères
( ainsi s'exprime le texte de la règle) , il faut lui adresser les recommanda-
tions suivantes, qu'il jurera de tenir secrètes, et auxquelles il promettra
par serment de se conformer avec la plus scrupuleuse fidélité :
« Mon enfant, lui dira-t-on, que ton attitude en présence du mekaddem
soit celle de l'esclave devant son roi!
c( Le mekaddem est l'homme chéri de Dieu. Il est supérieur à toutes les
autres créatures, et prend rang après les prophètes. Ne vois donc que lui
et lui partout. Bannis de ton cœur toute autre pensée que celle qui aurait
Dieu ou le mekaddem pour objet... De même qu'un malade ne doit avoir
rien de caché pour le médecin de son corps, de même tu es tenu de ne dé-
rober au mekaddem aucune de tes pensées, ni de tes paroles, ni de tes
actions. Songe que le mekaddem est le médecin de ton ùme.
cf Garde bien les secrets qu'il te confiera. Que ton cœur soit à cet égard
muet comme un tombeau ! Tu te tiendras sous son regard, la tête baissée
et dans le plus profond silence, toujours prêt à obéir à un signe de sa
main, à une parole de sa bouche. N'oublie pas que tu es son serviteur et
que tu ne dois rien faire sans son ordre. Il t'est défendu de t'avancer ou
de te retirer, à moins qu'il ne le prescrive. Obéis-lui en tout ce qu'il or-
donne, car c'est Dieu même qui commande par sa voix. Lui désobéir, c'est
encourir la colère de Dieu.
« Voue-lui une obéissance avettgle. Exécute sa volonté , quand même les
ordres quil te donne te paraîtraient injustes. Sois entre ses mains comme
est un cadavre entre les mains du laveur des morts, qui le tourne et le re-
tourne à son gré. »
Notre domination dans le Djurdjura repose tranquille sur l'ex-
trême morcellement des unités politiques indigènes; que n'aurait-
elle pas à perdre à ce despotisme d'un seul, qui ferait mystérieu-
sement mouvoir de tels élémens réunis en faisceau! Les ordres
religieux demeurent, on le sait, nos plus ardens ennemis en pays
arabe. Ce sont eux qui soufflent, sans se lasser, l'esprit de révolte et
qui ont certainement excité l'insurrection dernière; ce sont eux qui
en 1850 envoyèrent dans la Grande-Kabylie l'agitateur Bou-Barla,
pour s'opposer pendant quatre ans aux progrès de notre influence.
Pourvu qu'ils ne viennent pas apporter encore un obstacle funeste
à l'œuvre d'assimilation commencée en Kabylie! Gheik-Haddad, il
faut le dire, ne se montre pas hostile à la domination française:
son fds était récemment à Alger, demandant à servir la France. On
n'en a pas moins de ce côté à se garder contre un péril ; surveiller
sévèrement l'instruction que donnent les zaoïdas nous paraît un
premier remède au mal. Lorsqu'avant la conquête du Djurdjura
des soulèvemens ont troublé la Grande-Kabylie au nom de la guerre
972 REVUE DES DEUX MONDES.
sainte, ce ne sont jamais des Kabyles purs, ne parlant que le kabyle,
qui les ont produits : ce sont des Arabes venus de l'ouest, comme
Bou-Barla, ou des Kabyles qui avaient étudié l'arabe dans les
zao7uas, car la guerre sainte se prêche toujours en arabe avec des
versets du Koran, la langue kabyle n'a pas même d'expression qui
réponde au mot significatif de guerre sainte. Puisque le Kabyle pra-
tique la religion musulmane, libre à lui de réciter des versets du
Koran , mais il les récite aussi bien sans les comprendre , et pour
nous c'est au moins tout avantage. Tant que le jeune Kabyle reste
sociable envers le chrétien, c'est qu'il n'a pas fréquenté la zaouïa;
dès qu'il nous fuit et s'écarte avec méfiance, à coup sûr il a com-
mencé à comprendre le Koran, et nous regarde déjà comme des in-
lidèles que sa foi lui ordonne de haïr et de combattre. L'enseigne-
ment offert par les zaouïas ne saurait donc qu'être dangereux à
notre cause; il n'est que juste que nous l'entravions, et les écoles
que nous élevons aujourd'hui dans le Djurdjura doivent nous y
aider puissamment.
Certes l'instruction compte comme un moyen précieux d'assimi-
lation, et il est à souhaiter qu'en Kabylie elle puisse se répandre un
jour assez loin pour que les leçons de nos médecins y forment des
médecins kabyles qui aillent témoigner dans leurs tribus de ce
nouveau bienfait de la France; mais une chose aussi importe, c'est
que de toute école française établie au sein du Djurdjura la langue
arabe soit proscrite le plus possible. Que la langue française rem-
place l'arabe dans l'instruction kabyle, que les écoles françaises
tuent les zaouïas^ voilà notre souhait. Les Kabyles qui auront be-
soin de quelques mots arabes pour leurs relations commerciales
sauront bien les apprendre; mais qu'au moins avec nous la généra-
tion qui grandit sache bientôt parler notre langue. Pourquoi même,
afin d'exclure plus sûrement du Djurdjura l'usage de l'arabe, ne
pas rompre un certain nombre d'oiïïciers à l'étude de la langue et
des affaires kabyles (1), comme on forme des officiers pour les af-
faires arabes? On aura ainsi travaillé pour l'avenir, car l'organisa-
tion laissée aux tribus djurdjuriennes nous semble sérieusement
destinée, dans l'intérêt de la France, à s'étendre avec le temps sur
d'autres points de l'Algérie.
Oui, le succès de l'organisation du Djurdjura doit, croyons-nous,
servir d'exemple et porter ses fruits. Cette organisation, toutes les
tribus de la Grande-Kabylie ne l'ont pas encore reçue; pourquoi
maintenant ne pas la leur donner, afin de former là une unité ka-
byle vraiment complète? On est déjà sur la voie; les Beni-Khalfoun
(1) Plusieurs officiers s'adonnent déjà spontanément à l'étude de la langue kabyle,
et la grammaire du lieutenant-colonel Hanoteau rend un vrai service à ceux qui s'y
veulent préparer.
LES KABYLKS DU DJURDJURA. 973
furent, il y a trois ans, constitués en dj'emâs ^jâmaiis ils ne s'étaient
montrés aussi tranquilles qu'on les a vus depuis. Dira-t-on que
certaines tribus de la Grande-Kabylie se sont maintenues également
fidèles avec le mode arabe de gouvernement? Ce n'est pas une rai-
son pour ne point généraliser par prévoyance une mesure utile.
Fera-t-on des réserves à propos d'une tribu arabe, celle des Issers,
comprise dans la Grande-Kabylie? Mais elle est seule de son espèce
et s'absorbera facilement dans l'ensemble; les tribus de marabouts
arabes qui résident dans le Djurdjura se sont bien d'elles-mêmes
kabylistes, et les Nezliouas, tribu moitié arabe, moitié kabyle, du
cercle de Dra-el-Mizan, écrivaient, l'an dernier, au commandant su-
périeur ces paroles très sensées : « Beaucoup des tribus qui nous
entourent sont soumises au régime des dj'emâs- nous demandons
la même constitution. Puisqu'elle a été trouvée bonne pour ces tri-
bus, elle doit l'être pour nous; pourquoi serions-nous plus inca-
pables qu'elles de l'appliquer? »
Mais regardons plus loin. Les troubles des Babors et de la Kaby-
lie orientale nécessiteront sans doute une campagne; cette cam-
pagne, après le châtiment infligé aux rebelles, pourra bien être sui-
vie d'une œuvre d'organisation. Tous les jours on apprend : lorsque
la Kabylie orientale et les Babors furent soumis, le Djurdjura ne
l'était point, et dans le Djurdjura seul nous devions trouver le sys-
tème politique qui convient le mieux à l'esprit kabyle; pourquoi le
même système ne réussirait-il pas avec les populations de la Kaby-
lie orientale? Que ces tribus aient leur sang mêlé de sang arabe et
ne se trouvent pas préparées par leurs erremens derniers à cette
organisation nouvelle, peu importe. Les Nezliouas, qui la réclament,
ont aussi du sang mêlé, et les Beni-Khalfoun, qui l'ont reçue sans y
être préparés davantage, n'en ont pas été moins prompts à la com-
prendre et à la pratiquer. Au reste, des essais de djemâs faits dans
le cercle de Djidjelli et le suffrage appliqué l'an dernier même à
des élections de cheiks en quelques points de la Kabylie orientale
ont produit déjà de satisfaisans résultats. Trop souvent certes les
chefs indigènes que nous avons nommés deviennent une entrave
pour notre autorité : puissans, ils nous portent ombrage; faibles, ils
sont un embarras, car il les faut défendre. Le régime des djemâs
au contraire n'affaiblit en rien notre commandement, qui y gagne en
influence ce qu'il perd en responsabilité. Et quant au mouvement
et au progrès des idées qui doivent rapprocher de nous les vaincus,
ce régime n'en est-il pas encore la meilleure garantie? Il fait appel à
l'initiative de chacun et lui offre un stimulant dans les discussions
publiques, il affranchit l'individu en le laissant compter pour quel-
que chose dans le gouvernement, il nous permettra de transfor-
mer la société kabyle par la transformation intime de tous les ci-
974 REVUE DES DEUX MONDES.
toyens qui la composent. Qui sait alors si, dans l'avenir, après de
nouveaux et heureux essais de cette organisation, les diverses po-
pulations d'origine kabyle semées çà et là en pays arabe ne pour-
ront pas utilement la recevoir à leur tour, s'assimiler à nous par le
même système, et devenir ainsi pour notre domination comme au-
tant de sentinelles dévouées, autant d'instrumens de civilisation?
Est-ce à dire que la France doive hardiment emprunter au Djur-
djura des détachemens kabyles que nous installerions à titre de co-
lons au sein du pays arabe? Mais, pour former une colonie pros-
père, il faut des ressources et une expérience qu'on ne trouve que
chez les cultivateurs aisés de la Kabylie, et ceux-là ne diraient pas
adieu à leur montagne sous prétexte de courir après une terre pro-
mise incertaine; nous n'aurions donc à choisir que parmi les plus
misérables, dont bientôt il adviendrait sans doute ce qui est advenu
de nos colons de 18A8, que l'administration a été forcée de nourrir.
Tenté du reste en 185Zi, un essai de ce genre est déjà demeuré in-
fructueux : 1,500 hectares des environs de Bordj-Bouïra furent offerts
aux montagnards; jamais ils n'ont consenti à y venir labourer, C'est
qu'aucune population n'aime davantage son territoire; elle en aime
le climat tempéré, elle en aime les fontaines, qui ne tarissent pas :
qu'on veuille brusquement la conduire ailleurs, et elle croira qu'on
veut l'expatrier. Laissons de côté ce rêve impossible, et considérons
un rôle plus simple que les Kabyles du Djurdjura peuvent jouer
dans la colonisation. De magnifiques vallées, sur les bords de Tis-
ser, du Sebaou, de l'Oued-Boghni, de l'Oued-Sahel, sillonnent la
Grande-Kabylie et ofîï-ent un champ fécond où l'agriculture n'a qu'à
se développer librement; jadis les Turcs en occupèrent les points
les plus accessibles, et leur occupation militaire donna dès lors à
diverses parties de ces vallées un caractère domanial que notre
conquête a conservé. Le sénatus-consulte du 22 avril 1863, qui sur
tout le territoire algérien se propose de confirmer justement la pro-
priété à ceux qui présenteront des titres valables, pourra bien ren-
contrer des difficultés d'application et amener de sérieuses contes-
tations en pays arabe; il n'en soulèvera aucune en pays kabyle : là
tous les propriétaires ont des titres, sinon écrits, au moins de noto-
riété publique , situation vraiment heureuse qui dans une question
ailleurs délicate et obscure ne laisse planer aucun nuage sur l'a-
venir du Djurdjura 1 Eh bien! après le règlement définitif ordonné
par le sénatus-consulte, toute terre disponible, toute vallée doma-
niale deviendra- t-elle le lot naturel de la colonisation européenne?
A notre gré, ce serait yne faute. Qu'on y songe, nous avons sous
la main une population kabyle trop serrée, qui possède tous les
moyens de travail qu'exige la culture, et à qui la propriété de ces
terres qu'elle a cultivées de tput temps revient de droit parce qu'elle
LES KABYLES DU DJURDJURA. 975
en a besoin; ce besoin, l'autorité française ne peut qu'avoir intérêt
à le satisfaire. La colonisation européenne, pour n'être pas agricole,
trouvera encore un champ assez large dans l'exploitation des forêts
du Djurdjura, dans la fabrication du vin avec le raisin de la mon-
tagne, l'exportation en Europe des figues et des huiles kabyles;
mais que la terre disponible reste aux indigènes. Il ne s'agit pas
de la leur donner; non, vendons-la aux plus offrans; nous trouve-
rons des enchérisseurs : agriculteurs et jardiniers de nature, actifs,
aptes à comprendre tous les progrès, les Kabyles sauront bientôt
nous emprunter nos perfectionnemens. Attirés peu à peu vers les
vallées fertiles que nous leur aurons livrées, ils sauront bien y bâtir
des abris, des maisons, puis des villages, et s'y créeront des intérêts
réels qui, plus faciles pour nous à atteindre, feront d'eux des sujets
plus faciles encore à maintenir. Les années et la confiance vien-
dront favoriser de plus en plus leur expansion : par la force des
choses, ils s'étendront de proche en proche, et ils s'étendront d'au-
tant mieux que nous aurons moins l'air de les y contraindre. Avec
le temps auss;, d'autres Kabyles, dressés par nous aux arts et mé-
tiers, se détacheront également de leur montagne pour louer leurs
services spéciaux dans les villes ou les campagnes arabes; retenus
là par une profession lucrative, ils pourront, en s'enrichissant, s'a-
cheter eux-mêmes des terrains dans les plaines, s'y marier et y
faire souche de Kabyles travailleurs et industrieux.
Veut-on enfin dès aujourd'hui fournir un débouché facile au
trop plein des populations djurdjuriennes, prenons-y des soldats.
Gens de guerre et d'aventures, ces montagnards répugneraient,
par esprit de liberté, au recrutement obligatoire, mais ils cour-
ront au-devant des engagemens volontaires. L'an dernier, une
compagnie de tirailleurs casernée à Fort-Napoléon avait en quel-
ques mois doublé sur place son effectif, et les volontaires s'offraient
si nombreux qu'ila fallu suspendre les engagemens. Avec plaisir
ils iraient tenir garnison en pays arabe et y combattre pour nous,
— et même au sein d'une lutte européenne, grâce à ces deux puis-.
sans mobiles, le courage et l'honneur, qui les guident, on ferait
d'eux des troupes dignes de lutter contre les plus braves. Lorsque,
dans les rues de Paris, nous rencontrons parfais des turços se pro-
menant, vite nous distinguons l'Arabe, qui ne s'étonne jamais, du
Kabyle à la figure expressive et curieuse. Amener en France ces
hommes de temps à autre, c'est faire chose excellente : leurs
idées se transforment, ils se rendent mieux compte de notre gran-
deur et de notre puissance; la vue de toutes les merveilles de la
civilisation les excite davantage à en désirer chez eux les bienfaits,
et la comparaison abat surtout leur orgueil, qui a quelque peu be-
soin de s'humilier. Notre ancien bach-agha du Sebaou, Moham-
976 REVUE DES DEUX MONDES.
med-ou-Kaci, vint à Paris assister, en 1852, à une grande revue
de 50,000 hommes. De retour dans sa vallée, au pied du Djur-
djura, il exaltait avec conviction et le nombre et la force des soldats
de la France. « Oui, lui répondait-on, mais la force des Zouaouas est
encore plus grande. » Les Zouaouas! ce sont eux pourtant qui ont
donné leur nom à nos zouaves (1), et certes, sur un champ de ba-
taille, ils ne démériteront pas de leurs homonymes.
Dans le cours de cette étude, nous n'avons pas dissimulé la sé-
rieuse préférence que nous donnons à l'élément kabyle sur l'élé-
ment arabe; c'est qu'en vérité le Kabyle nous apparaît comme es-
sentiellement assimilable, tandis qu'à l'assimilation de l'Arabe nous
ne pouvons nous empêcher de voir deux obstacles puissans : son
fanatisme religieux qui ne transige pas, sa facilité à plier sa tente
pour fuir au loin l'influence et l'autorité du chrétien. La fixité des
demeures du Kabyle fait au moins que le conquérant sait toujours
où le saisir, où lui porter le progrès et la civilisation. Aussi con-
clurons-nous par ce vœu sincère : que le pur élément kabyle aille
grandissant, et s'étende de plus en plus à travers le^Tell, et relè-
gue peu à peu l'Arabe vers les hauts plateaux ! Tous les progrès de
l'élément kabyle nous sembleront d'heureux présages pour notre
œuvre pacificatrice, et il entre, suivant nous, dans la vraie poli-
tique de la France de les encourager. Du reste, nous ne prétendons
pas, on le pense, rien conseiller ni rien apprendre à ceux qui ont
vieilli dans la science des affaires algériennes, aujourd'hui dirigées
par d'illustres mains. Nous avons voulu écrire pour le public, qui
ne connaît pas la question kabyle ou qui la connaît mal, lui dire
des faits qui parlent d'eux-mêmes, lui prouver que la France do-
mine sans effort et se concilie déjà la population la plus belli-
queuse et la plus intelligente de l'Algérie, lui montrer enfin que
c'est l'armée, cette armée à qui l'on reproche le régime du sabre,
qui a laissé aux Kabyles du Djurdjura le droit de se gouverner libre-
ment. Si, par ces simples vérités, nous réussissons à ramener quel-
ques esprits prévenus vers un peu d'espérance dans l'avenir de la
colonie, notre tâche n'aura pas été ingrate, et nous aurons payé un
tribut, trop faible, hélas ! au bon pays d'Afrique que nous aimons,
au cher drapeau sous lequel nous sommes glorieux d'avoir servi.
N. BiBESCO.
(1) Les Zouaouas, qui forment la plus grande confédération du Djurdjura, louaient
jadis leurs services militaires aux princes barbaresques et avaient la réputation d'être
les meilleurs fantassins de la régence; de là leur nom donné aux deux bataillons de
zouaves qui furent créés par un arrêté du l^"" octobre 1830 et composés d'abord de sol-
dats indigènes avec cadres français. Plus tard les indigènes disparurent d'entre les
zouaves; mais le nom de zouaves resta, et l'on sait qu'il a déjà fait le tour du monde.
Voyez sur les Zouaves la Revue du 15 mars 1855.
LES
CORRESPOINDAJNCES INTIMES
CICERON ET MADAME DE SEVIGNE.
Les Grands Ecrivains de la France. — Lettres de M*»* de Sévi§né,
recueillies et annotées par M. Monmerqué, nouvelle édition; Paris, Hachette.
Je comptais en avoir fini avec Gicéron, mais quand on a si long-
temps vécu dans la familiarité d'un grand écrivain , il n'est pas
aussi facile qu'on le pense de se séparer de lui (1). Quelque nouveau
travail qu'on entreprenne, son souvenir vous y accompagne. Les
ouvrages qu'on lit rappellent involontairement ceux qu'on vient de
quitter. On leur trouve des rapports ou des différences dont on ne
se serait pas avisé dans un autre temps, et, pour peu que le carac-
tère des deux auteurs et la nature de leurs livres le permettent, on
se laisse aller à les comparer. C'est ce qui m'est arrivé lorsqu'après
avoir si longtemps étudié les lettres de Gicéron j'ai voulu relire celles
de M'"^ de Sévigné.
M'"^ de Sévigné a occupé bien des gens dans ces dernières années.
On a écrit sa vie avec un soin minutieux, on a étudié les personnes
qu'elle aimait et qui vivaient dans son intimité, on a fait des re-
cherches infinies pour trouver quelques lettres inédites d'elle, on
a publié plusieurs fois sa correspondance. Quelque estime que mé-
ritent ces divers travaux, je ne parlerai ici que de l'édition que
MM. Monmerqué et Régnier viennent de nous donner, parce qu'elle
ne me semble pas être seulement une édition nouvelle, mais une
(1) Voyez sur Gicéron la Bévue du l'''" octobre et du 1" novembre 1864, du 15 janvier
et du 1" mars 1865.
TOME LVl. — 1865, 62
&78 BEVUE DES DEUX MONDES.
nouvelle façon d'éditer les auteurs français. Nous ne sommes plus
au temps où Voltaire écrivait : « Quel service l'Académie française ne
rendrait-elle pas aux lettres, à la langue et à la nation, si, au lieu
de faire imprimer tous les ans un volume de complimens, elle fai-
sait imprimer les bons ouvrages du siècle de Louis XIV, épurés de
toutes les fautes qui s'y sont glissées! » Notre goût est bien diffé-
rent aujourd'hui. Nous ne souffririons pas que, sous prétexte d'é-
purer un ouvrage, on se permît de le refaire, et qu'on le mît à la
mode du jour toutes les fois qu'on trouve qu'il a vieilli. On com-
prendrait à la rigueur, si les lettres n'étaient qu'une sorte de régal
pour les délicats, qu'on voulût rendre leur plaisir complet en sup-
primant dans les anciens auteurs tout ce qui s'éloigne de notre
manière de voir ou de notre façon de parler; mais depuis que le
goût de l'histoire a pénétré dans l'étude de la littérature, et que
nous cherchons dans nos chefs-d'œuvre l'image du passé autant
qu'un plaisir pour le présent, nous ne demandons plus à nous re-
trouver tout à fait dans les écrivains d'autrefois. Nous comprenons
qu'ils pensent et qu'ils parlent à leur manière. Au lieu de vouloir
à toute force les rapprocher de nous, nous trouvons plus simple
d'aller vers eux. Nous leur permettons d'être de leur temps, et
nous leur savons gré de nous le faire connaître. Bien loin d'effacer
de leurs ouvrages les façons de parler qui leur sont propres, nous
les notons avec soin parce qu'elles nous font mieux comprendre les
différences qui séparent leur époque de la nôtre. Même ces locu-
tions qui seraient vicieuses aujourd'hui et qui scandalisaient Vol-
taire, nous nous gardons bien de les corriger; elles nous permettent
de suivre les vicissitudes de notre langue et attestent ses progrès.
On peut donc affirmer que nous ne pourrons avoir une histoire com-
plète et sûre de la société et de la langue françaises que lorsqu'on
nous aura donné des éditions parfaitement exactes de nos grands
écrivains, et que nous serons certains de posséder leurs ouvrages
tels qu'ils sont sortis de leurs plumes.
C'est ce qu'a compris un éditeur habitué par trente ans de succès
à deviner et à satisfaire les goûts du public, M. Hachette avait vu
l'importance qu'ont prise, en ces dernières années, dans l'Europe
entière, les sciences philologiques et le besoin qu'elles ont fait naî-
tre chez tout le monde de la vérité et de l'exactitude rigoureuse en
toute chose. Il s'était demandé pourquoi l'on ne traiterait pas nos
écrivains comme ceux de l'antiquité, et si la publication des œu-
vres de Rossuet et de Corneille ne méritait pas la peine qu'on se
dimne depuis cinq siècles pour les poèmes de Virgile et les dialo-
gues de Platon. Il résolut donc d'appliquer aux chefs-d'œuvre de
notre littérature la méthode qu'on emploie tous les jours pour ré-
viser, pour établir le texte des auteurs anciens, et forma le plan de
LES CO'RHi'SPOK.DAJNCiES INTIMES.
la vaste collection qu'il appela les Grands Ecrivains de la France.
Il choisit, pour la diriger, un des membres les plus savans de notre
Académie des Inscriptions, M. Adolphe Régnier, l'élève et Tanai
d'Eugène Burnouf, et lui demanda d'apporter dans la puhlication
des auteurs français les habitudes de précision &t^d':exactitude qu'il
avait prises dans la critique des textes antiques. Sous cette habile
direction, l'entreprise a marché; elle n'a pas môme été interrom-
;pue ^par la mort si regrettable de celui qui en avait eu la ]3remièEe
idée. Ses successeurs ont regai-dé comme un devoir pieux et comme
un honneur de la poursuivre. Aujourd'hui, grâce aux collaborateurs
dévoués que M. Régnier s'est donnés, le Malherbe est achevé, le
Corneille et le Sévigné sont tout près de l'être, le Jiacine, le iMo-
Hère et le La Fontaine se préparent.
De tous ces écrivains, aucun n'avait plus besoin d'untj révision
sévère que M'"^ de Sévigné. La pauvre marquise avait été traitée
par ses premiers éditeurs à peu près de la même façon que Pascal.
Avant de la livrer au public, on l'avait mise à la discrétion d'un
homme terrible, le chevalier de Perrin, qui, à la prière de la fa-
-mille, s'était chargé de supprimer ses révélations indiscrètes, d'a-
doucir ou d'effacer ses propos trop libres, et même (Dieu le lui par-
donne!) de lui apprendre le bon goût et le beau français. C'était un
'homme de parole, et il accomplit sa tâche en conscience. Pour ré-
parer, autant que possible, le mal qu'il avait fait, il a fallu consul-
ter les autographes qui restent de M'"* de Sévigné, étudier les copies
manuscrites qu'on avait prises de sa correspondance avant qu'elle
ne fût publiée et les éditions partielles qui avaient précédé celle de
Perrin. Le bon M. Monmerqué, auquel M"'^de Sévigné devait tant,
avait commencé ce travail; il a été achevé par M. Régnier avec au-
tant de zèle et plus de critique. Grâce à lui, nous possédons enfin
de cette correspondance un texte aussi exact qu'on peut l'avoir au-
jourd'hui. Est-ce à dire qu'il nous ait révélé une Sévigné nouvelle?
Ce n'est pas sa prétention. L'originalité de ce charmant esprit est si
grande, que Pei'rin lui-même, malgré la peine qu'il avait prise,
n'avait pas réussi à l'effacer, et qu'elle avait survécu à ses correc-
tions maladroites; mais cette originalité semble bien plus à l'aise et
se montre avec plus d'éclat dans la nouvelle édition. Si M'"'' de Sé-
vigné n'y paraît pas changée au fond, on peut dire que les ti'aits
principaux de son caractère y ressortent davantage. Ce n'était pas,
comme on sait, une de ces figures gracieuses, mais un peu vagues,
qu'on rencontre si souvent dans le monde, et qui tirent une sorte
d'agrément de leur indécision même : tout en elle est précis et sail-
lant; elle a des contours nets et accusés, et je crois que les pas-
sages supprimés de sa correspondance sont précisément ceux qui
les dessinent le mieux. Qu'on lis€ par exemple les conseils qu'elle
980 REVUE DES DEUX MONDES.
donne à son gendre et à sa fille pour mieux gouverner leur fortune
délabrée. Perrin les avait exclus de son édition. N'est-ce pas cepen-
dant ce qui nous fait le mieux connaître sa ferme raison, son esprit
pratique et sensé, cette profonde connaissance qu'elle avait du réel
de la vie ? De même tous ces malins récits, ces propos légers qu'on
avait prudemment atténués ou omis n'achèvent -ils pas de dessiner
pour nous cette nature franche et emportée? Quand on l'entend parler
si librement, y a-t-il quelque moyen de la confondre, comme on l'a
fait, avec ces Arthénice ou ces Philaminte qui voulaient retrancher
des mots les syllabes déshonnêtes? Les nouveaux éditeurs ont eu
grand soin de nous donner tous les passages supprimés par Perrin,
quand ils ont pu les retrouver. Pour le reste, ils ont effacé les in-
nombrables retouches qu'on avait faites à cette langue qu'on trou-
vait vieillie; ils ont rétabli ces négligences et ces hasards d'expres-
sion qui sont la marque d'un commerce familier, et qu'on avait
remplacés par une fade élégance; ils nous ont enfin rendu dans
toute sa pureté, avec les locutions de son temps et les témérités
heureuses de son génie, le style naturel et dérangé de cette femme
du monde qui, comme elle disait, laissait librement courir sa plume
et lui mettait la bride sur le cou.
C'est cette Sévigné, plus vraie et plus vivante, dont je veux rap-
procher les lettres de celles de Cicéron. Nous ne sommes pas les pre-
miers qui songeons à faire cette comparaison. On la faisait déjà de
son temps et autour d'elle. Le savant Gorbinelli écrivait à un de ses
amis « que l'orateur romain serait jaloux de la conformité qu'elle
avait avec lui pour le genre épistolaire. » Je suppose que cette opi-
nion de Gorbinelli aurait rendu M'"'' de Sévigné très confuse, si elle
l'avait connue. Elle savait sans doute qu'elle avait bien de l'esprit.
C'est une chose que d'ordinaire on n'ignore pas, et d'ailleurs ses
meilleurs amis prenaient soin de le lui dire, u Vos lettres sont
charmantes, lui écrivait-on, et vous êtes comme vos lettres. » On la
mettait même quelquefois sans façon à côté de Balzac et de Voiture,
ce qui la faisait beaucoup rougir; mais certainement elle n'aurait
jamais pensé qu'à propos de ces billets qu'elle écrivait si facilement,
et sans se donner la peine de prendre un style, « ce qui est un co-
thurne pour elle, » on irait jusqu'à prononcer le grand nom de Ci-
céron. Cependant il est certain que Corbinelli n'avait pas tort; ces
deux correspondances ont bien des rapports entre elles : elles se
ressemblent d'abord par leur mérite littéraire et le genre d'esprit
qu'elles supposent, ensuite parce qu'elles nous font connaître à fond
la société dans laquelle les deux auteurs ont vécu. A ce double point
de vue, je crois qu'il est utile et curieux de les comparer. Seule-
ment ce n'est pas une comparaison méthodique et régulière que je
prétends faire. Outre qu'elle pourrait nous conduire trop loin, il me
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 981
répugne, je l'avoue, d'appliquer des procédés trop didactiques à ces
œuvres qui nous charment précisément parce que l'art et la mé-
thode n'y apparaissent pas. Je demande la permission de suivre,
dans cette étude, une marche plus libre. Je suppose que je viens
de lire ces deux correspondances, et que, les livres fermés, j'ex-
prime un peu au hasard les idées et les souvenirs qui me sont restés
de cette lecture.
I.
Je ne sais si ce charmant talent d'écrire des lettres, que nos
pères estimaient tant, existe encore chez nous, mais il est certain
que nous avons moins qu'eux l'occasion de l'exercer. Ces com-
merces agréables et assidus, qui tenaient tant de place dans la vie
d'autrefois, ont presque disparu de la nôtre. Il ne manque pas de
raisons pour l'expliquer. La première, la plus importante, c'est que
l'échange des sentimens et des pensées ne se fait plus autant qu'a-
lors au moyen des correspondances. Nous avons inventé des pro-
cédés nouveaux. L'immense publicité de la presse a remplacé avec
avantage ces communications discrètes qui ne pouvaient pas s'é-
tendre au-delà de quelques personnes. Aujourd'hui, en quelque
lieu désert qu'un homme soit retiré, les journaux viennent le tenir
au courant de tout ce qui se fait dans le monde. Comme il apprend
les événemens presque en même temps qu'ils se passent, il en re-
çoit non-seulement la nouvelle, mais aussi l'émotion, il croit les
voir et y assister malgré la distance qui l'en sépare. Il n'a donc
aucun besoin qu'un ami bien informé se donne la peine de l'in-
struire. Du temps de Cicéron, les lettres rendaient souvent les ser-
vices que les journaux rendent aujourd'hui. On se les passait de
main en main quand elles contenaient quelques nouvelles qu'on
avait intérêt à savoir. On lisait, on commentait, on copiait celles
des grands personnages qui faisaient connaître leurs sentimens sur
les faits et sur les hommes. C'est par elles qu'un homme politique
qu'on attaquait se défendait auprès des gens dont il tenait à con-
server l'estime; c'est par elles, quand le Forum était muet, comme
au temps de César, qu'on essayait de former une sorte d'opinion
commune dans un public restreint. Aujourd'hui les journaux se
sont emparés de ce rôle; la vie politique leur appartient, et comme
ils sont incomparablement plus commodes, plus rapides, plus ré-
pandus, ils ont fait perdre aux correspondances un de leurs prin-
cipaux alimens.
Il est vrai qu'elles peuvent s'occuper des affaires privées. On est
tenté de croire d'abord que cette matière est inépuisable, et qu'avec
les affections et les sentimens de mille natures qui remplissent notre
982 RË¥UE DES <D£UX MONDES.
vie intérieure elles seront toujours assez riches. Je crois cependant
que même ces correspondances intimes sont devenues de nos jours
plus .courtes .et moins intéressantes. Il semble que, par un hasard
.étrange, la facilité même .et la .rapidité des relations, qui auraient
dû leurdonner plus d'animation, leur aient nui. Autrefois, quand. la
,poate in'existait pas, ou ,qu elle était réservée, comme chez les Ro-
mains, à porter les ordres de l'empereur, on était forcé de profiter
des occasions ou d'envoyer les lettres par un esclave. Écrire, c'était
alors une affaire. On ne voulait pas que le messager fît un voyage
inutile, on faisait les lettres plus longues, plus complètes, pour n'être
,pas iorcé de les recommencer trop souvent; sans y songer, on les
soignait. davart tage, pai' cette importance naturelle qu'on met aux
choses qui coûtent plus et qui sont moins faciles. Même au temps
de M'"^ de Sévigné, quand les ordinaires ne partaient qu'une ou
deux fois par semaine, écrire était encore une chose grave, à la-
. quelle on donnait tous ses soins. La mère, éloignée de sa fille, n'a-
vait pas plutôt fait partir sa lettre qu'elle songeait à celle qu'elle
enverrait quelques jours plus tard. Les pensées, les souvenirs, les
cegrets, s'amassaient dans son esprit pendant cet intervalle, et quand
.elle prenait la plume, (i elle ne pouvait plus gouverner ce torrent. »
;Aujourd'hui qu'on sait qu'on peut écrire quand on veut, on n'as-
semble plus des matériaux comme faisait M'"*" de Sévigné, on n'écrit
plus par provision, « on .ne cherche plus à vider son sac, » on ne se
travaille plus à ne rien oublier, de peur qu'un oubli ne rejette trop
loin le récitd'une nouvelle qui perdra sa fraîcheur pour venir trop
tard. Tandis que le retour périodique de l'ordinaire amenait autre-
fois plus de suite et de régularité dans les relations, la facilité qu'on
a maintenant de s'écrire quand on veut fait qu'on s'écrit moins
souvent. On attend d'avoir quelque chose à se dire, ce qui est
moins fréquent qu'on ne le pense. On ne s'écrit plus que le néces-
saire; c'est peu de chose pour un commerce dont le principal agré-
.ment consiste dans le superflu, et ce peu de chose, on nous menace
encore de le réduire. Bientôt sans doute le télégraphe aura rem-
placé la poste, nous ne communiquerons ;plus que par cet instru-
ment haletant, image d'une société positive et pressée, et qui, dans
le style qu'il emploie, cherche à mettre un peu moins que le néces-
saire. Avec ce nouveau progrès, l'agrément des correspondances
intimes, déjà très compromis, aura pour jamais disparu.
Mais, dans le temps même où l'on avait plus d'occasions d'écrire
des lettres et où on les écrivait mieux , tout le monde n'y réussis-
sait pas également. 11 y a des tempéramens qui sont plus propres à
ice travail que les autres. Les gens qui saisissent lentement, et qui
ont besoin de beaucoup réfléchir avant d'écrire, font des mémoires
;^.t non des lettres. iLes esprits sages écrivent d'une manière régu-
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 983
Hère et méthodique, mais ils manquent d'agrément et de feu. Les
logiciens et les raisonneurs ont l'habitude de suivre trop leurs pen-
sées; or on doit savoir passer légèrement d'un sujet à l'autre, afin
que l'intérêt se soutienne, et les quitter tous avant qu'ils ne soient
épuisés. Ceux qui sont uniquement possédés d'une idée, qui se
concentrent en elle et n'en veulent pas sortir, ne sont éloquens que
toutes les fois qu'ils en parlent, ce qui n'est pas assez. Pour être
agréable à toute heure et sur tous les sujets, ainsi que le demande
une correspondance suivie, il faut avoir surtout une imagination
vive et mobile, qui se laisse saisir par les impressions du moment
et change brusquement avec elles. C'est la première qualité de ceux
qui écrivent bien les lettres; j'y joindrai, si l'on veut, un peu de
coquetterie. Écrire demande toujours un certain effort. Il faut le
vouloir pour y réussii"; il faut aimer à plaire pour le vouloir. 11 est
assez naturel qu'on tienne à plaire à ce grand public auquel s'a-
dressent les livres; mais c'est la marque d'une vanité plus délicate
et plus exigeante que de se mettre en dépense d'esprit pour une
seule personne. On s'est demandé souvent, depuis La Bruyère,
pourquoi les femmes vont plus loin que nous dans ce genre d'écrire.
N'est-ce pas parce qu'elles ont plus que nous le goût de plaire et'
une vanité naturelle qui, pour ainsi dire, est toujours sous 16s
armes, qui ne néglige aucune conquête et sent le besoin de faire
des frais pour tout le monde?
Je ne crois pas que personne ait jamais possédé ces qualités au
même degré que Gicéron. Cette insatiable vanité, cette mobilité
d'impressions, cette facilité à se laisser saisir et dominer par les
événemens, on les retrouve dans toute sa vie et dans tous ses ou-
vrages. Au premier abord, il semble qu'il y ait une grande diffé-
rence entre ses lettres et ses discours, et l'on est tenté de se dé-
mander comment le même homme a pu réussir dans des genres si
opposés; mais l'étonnement cesse dès qu'on regarde de plus près.
Quand on cherche quelles sont les qualités vraiment originales de
ses discours, il se trouve que ce sont tout à fait les mêmes qui nous
charment dans ses lettres. Ses lieux-communs ont quelquefois
vieilli, il arrive que son pathétique nous laisse froids, et nous trou-
vons souvent qu'il y a trop d'artifice dans sa rhétorique; mais ce
qui dans ses plaidoyers est resté vivant, ce sont ses récits et ses
portraits. Il est difficile d'avoir plus de talent que lui pour raconter
ou pour dépeindre, et de représenter plus au vif qu'il ne le fait les
événemens et les hommes. S'il nous les fait si bien voir, c'est qu'il'
les a lui-môme devant les yeux. Lorsqu'il nous montre le marchand'
Chéréas « avec ses sourcils rasés et cette tête qui sent la ruse et
où respire la malice, » ou le préteur Verres se promenant dans une
litière à huit porteurs comme un roi de Bithynie , mollement cou-
984 REVUE DES DEUX MONDES.
ché sur des coussins d'étoffe transparente et remplis de roses de
Malte, ou Vatinius s'élançant pour parler, aies yeux saillans, le
cou enflé, les muscles tendus, » ou les témoins gaulois qui parcou-
rent le Forum avec un air de triomphe et la tête haute, ou les té-
moins grecs qui bavardent sans fin et « gesticulent des épaules, »
tous ces personnages enfin, qu'on n'oublie plus quand on les a une
fois rencontrés chez lui, sa puissante et mobile imagination se les
figure avant de les peindre. 11 possède merveilleusement la faculté
de se faire le spectateur de ce qu'il raconte. Les choses le frappent,
les personnes l'attirent ou le repoussent avec une incroyable viva-
cité, et il se met tout entier dans les peintures qu'il en fait. yVussi
quelle passion dans ses récits! quels emportemens furieux dans ses
attaques! quelle ivresse de joie quand il décrit quelque mauvais
succès de ses ennemis! Comme on sent qu'il en est pénétré et
iHondé, qu'il en jouit, qu'il s'en délecte et s'en repaît selon ses
énergiques expressions : hi's ego rcbus pascor^ lus delector^ his
perfruor! C'est à peu près dans les mêmes termes que s'exprime
Saint-Simon, ivre de haine et de bonheur, dans la fameuse scène
du lit de justice, quand il voit le duc du Maine abattu et les bâtards
découronnés. « Moi cependant, dit-il, je me mourais de joie; j'en
étais à craindre la défaillance. Mon cœur, dilaté à l'excès, ne trou-
vait plus d'espace à s'étendre... Je triomphais, je me vengeais, je
nageais dans ma vengeance. » Saint-Simon a souhaité ardemment
le pouvoir, et deux fois il a cru le tenir; « mais les eaux, ainsi qu'à
Tantale, se sont retirées du bord de ses lèvres toutes les fois qu'il
croyait y toucher. » Je ne pense pas cependant qu'on doive le
plaindre. Il aurait mal rempli la place de Colbert et de Louvois, et
ses qualités mêmes lui auraient peut-être été nuisibles. Passionné,
irritable, il ressent vivement les plus légères atteintes et s'emporte
h tout propos. Les moindres événemens l'animent, et l'on sent,
quand il les raconte, qu'il y met toute son âme. Cette vivacité
d'impression, échauffant tous ses récits, a fait de lui un peintre in-
comparable; mais comme elle aurait sans cesse troublé son juge-
ment, elle en eût fait un médiocre politique. L'exemple de Cicéron
le montre bien.
Il est donc vrai de dire qu'on trouve les mêmes qualités dans les
discours de Cicéron que dans ses lettres; seulement dans ses lettres
©lies se montrent mieux, parce qu'il y est plus libre et s'abandonne
plus franchement à sa nature. Quand il écrit à quelqu'un de ses
amis, il ne réfléchit pas aussi longtemps que lorsqu'il doit parler
au peuple; c'est sa première impression qu'il lui donne, et il la
donne vive et passionnée, comme elle naît chez lui. Il ne prend pas
le temps de se déguiser, et se montre tel qu'il est. Aussi son frère
lui disait-il un jour : « Je vous ai vu tout entier dans votre lettre. »
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 985
C'est ce que nous sommes tentés de lui dire nous-mêmes toutes les
fois que nous le lisons. S'il est si vif, si pressant, si animé, lors-
qu'il cause avec ses amis, c'est que son imagination se transporte
sans peine aux lieux où ils sont. « 11 me semble que je vous parle, »
écrit-il à l'un. « Je ne sais comment il se fait, dit-il à l'autre, que
je crois être près de vous en vous écrivant. » Bien plus encore que
dans ses discours, il est dans ses lettres tout entier aux émotions
du moment. Vient-il d'arriver dans quelqu'une de ses belles mai-
sons de campagne qu'il aime tant, il se livre à la joie de la revoir;
elle ne lui a jamais semblé si belle. Il visite ses portiques, ses gym-
nases, ses exhèdres; il court à ses livres, honteux de les avoir quit-
tés. L'amour de la solitude s'empare de lui au point qu'il ne se
trouve jamais assez seul. Sa maison de Formies elle-même finit par
lui déplaire, parce qu'il y vient trop d'importuns. « C'est une pro-
menade publique, dit-il, ce n'est pas une villa. » Il y retrouve les
gens les plus ennuyeux du monde, son ami Sebosus et son ami Ar-
rius, qui s'obstine à ne pas retourner à Rome, quelque prière qu'il
lui en fasse, pour lui tenir compagnie et philosopher tout le jour avec
lui. « Au moment où je vous écris, dit-il à Atticus, on m'annonce
Sebosus. Je n'ai pas achevé d'en gémir que j'entends Arrius qui me
salue. Est-ce là quitter Rome? A quoi me sert de fuir les autres, si
c'est pour tomber entre les mains de ceux-ci? Je veux, ajoute-t-il en
citant un beau vers emprunté peut-être à ses propres ouvrages, je
veux m' enfuir vers les montagnes de ma patrie, au berceau de mon
enfance, in montes patrios et ad incunabula nostra. » Il va en effet
à Arpinum; il pousse môme jusqu'à Antium, la sauvage Antium,
où il passe son temps à compter les vagues. Cette obscure tranquil-
lité lui plaît tant qu'il regrette de n'avoir pas été duumvir dans cette
petite ville plutôt que consul à Rome. Il n'a plus d'autre ambition
que d'être rejoint par son ami Atticus, de faire avec lui quelques
promenades au soleil, ou de causer philosophie, « assis sur ce petit
siège qui est au-dessous de la statue d'Aristote. » En ce moment, il
paraît plein de dégoût pour la vie publique ; il n'en veut pas en-
tendre parler. « Je suis résolu, dit-il, à n'y plus songer; » mais on
sait comme il tient ces sortes de promesses. Aussitôt qu'il est de re-
tour à Rome, il se plonge de plus fort dans la politique; les champs
et leurs plaisirs sont oubliés. A peine surprend-on par momens
quelques regrets passagers d'une vie plus calme. « Quand donc vi-
vrons-nous? quando vivemus? » dit-il tristement au milieu de ce
tourbillon d'affaires qui l'entraîne, et même ces réclamations ti-
mide^ sont bientôt étouifées par le bruit et le mouvement du com-
bat. Il s'y engage et il y prend part avec plus d'ardeur que personne.
11 en est encore tout animé lorsqu'il écrit à Atticus. Ses lettres en
contiennent toutes les émotions et nous les communiquent. On croit
, 986 REVUE DES DEUX MOi\DE&.
assister à ces scènes incroyables qui se passent au sénat, lorsqu'il
attaque Glodius, tantôt par des discours suivis, tantôt dans des in-
terpellations fougueuses, employant tour à tour contre lui les plus
grosses armes de la rhétorique et les traits les plus légers de la
raillerie. Il est plus vif encore quand il décrit les assemblées popu-
laires et raconte les scandales des élections, a Suivez-moi au Champ-
de-Mars, dit-il, la brigue est en feu; sequere me in Camjnim, nrdet
ambitus. » Et il nous montre les candidats aux prises, la bourse à
la main,, ou les juges qui sur le Forum se vendent honteusement
à qui les paie, judiccs qiios fcttnes magis qnam fama commovit.
Gomme il a l'habitude de céder à ses impressions et de changer
avec elles, le ton n'est plus le même d'une lettre à l'autre. Il n'y a
rien de plus abattu que celles qu'il écrit de l'exil. Le lendemain
de son retour, sa phrase devient, sans transition, majestueuse et
triomphante. Au milieu des situations les plus graves, il sourit et
plaisante avec un ami qui l'égaie, il ne brave pas les dangers, il
les oublie; mais qu'il rencontre alors quelque personnage efifrayé,
il a bientôt gagné son épouvante : aussitôt son style change, il s'a-
nime, il s'échauffe; la tristesse, l'effroi, l'émotion, l' élèvent sans
effort à la plus haute éloquence. Quand César menace Rome et
qu'il pose insolemment ses dernières conditions au sénat, le cœur
de Gicéron se soulève, et il trouve, en écrivant à une seule per-
sonne, de ces figures véhémentes qui ne seraient pas déplacées dans
un discours adressé au peuple. <c Quel destin est le nôtre? Il faudra
(donc céder à ses demandes impudentes! C'est ainsi que Pompée
les appelle. Et en effet a-t-on jamais vu une plus impudente au-
dace? — Vous occupez depuis dix ans une province que le sénat ne
vous a pas donnée, mais que vous avez piise vous-même par la
brigue et la violence. Le terme est venu que votre caprice seul, et
non pas la loi, avait fixé à votre pouvoir. — Supposons que ce soit
lia loi. — Le temps arrivé, nous vous nommons un successeur; mais
vous vous y opposez et nous dites : « Respectez mes droits! » Et vous,
que faites-vous des nôtres? Quel prétexte avez-vous à garder plus
longtemps votre armée malgré le sénat, malgré le peuple? — Il
faut me céder ou vous battre. — Eh bien! battons-nous, répond
Pompée; nous avons au moins l'espérance de vaincre ou de mourir
libres. »
Cette agréable variété, ces brusques changemens de ton, se re-
trouvent dans les lettres de M'"® de Sévigné. Gomme Gicéron, M""^ de
Sévigné a l'imagination très vive et très mobile. Elle se livre sans
réfléchir à ses premières émotions; elle se laisse prendre aux choses,
et le plaisir qu'elle goûte lui semble toujours le plus grand de tous.
On a remarqué qu'elle se plaisait partout, non par cette indolence
d'esprit qui fait qu'on s'attache aux lieux où l'on se trouve pour
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 987'
n^avoir pas la peine d'en changer, mais par la vivacité de son ca-
ractère, qui la livrait tout entière aux impressions dii moment. Pa-
ris ne la captive pas tellement qu'elle n'aime aussi la campagne,
et personne en ce siècle n'a mieux parlé de la nature que cette
femme du monde qui se trouvait si à l'aise dans les salons et sem-
blait uniquement faite pour s'y plaire. Elle court à Livry aux pre-
miei*s beaux jours pour y jouir <; du triomphe du mois de mai, »
pour y entendre « le rossignol, le coucou et la fauvette qui ouvrent'
le printemps dans les forêts-, » mais- Livry est trop mondain encore ;
il lui faut une solitude plus complète, et elle va gaîment s'enfermer
sous ses grands arbres de Bretagne. Pour le coup, ses amis de Pa^
ris croient qu'elle va mourir d'ennui, n'ayant plus de nouvelles à
répéter, plus de beaux esprits à entretenir; mais elle a emporté avec
elle quelque sérieuse morale de Nicole, elle a retrouvé parmi les
livres délaissés, dont on sait que la campagne est le dernier asile
ainsi que des vieux meubles, quelque roman de sa jeunesse qu'elle
relit en se cachant et où elle est étonnée de se plaire encore. Elle
cause avec ses gens, et, de même que Cicéron préférait la société
des paysans à celle desélégans de province, elle aime mieux entre-
tenir Pilôis, son jardinier, que les conseillers du parlement de Bre-
tagne. Elle se promène dans son mail, sous ces allées solitaires où
les arbres couverts de belles devises semblent se parler l'un à
l'autre; elle trouve enfin tant d'agrément dans son désert qu'elle ne
peut pas se décider à le quitter, et cependant il n'y a pas de femme
qui aime plus Paris. Une fois qu'elle y est revenue, elle est tout en-
tière aux charmes de la vie mondaine. Ses lettres-en sont pleines»;
elle se livre si facilement aux impressions qu'elle reçoit qu'on peut'
presque dire, en les lisant, quelles lectures elle vient de faire, à
quels entretiens elle vient d'assister, de quels salons elle sort. On
voit bien, lorsqu'elle répète si agréablement à sa fille les commé-
rages de la cour, qu'elle vient d'entretenir la gracieuse, la spiri-
tuelle M'"* de Coulanges, qui les lui a racontés. Lorsqu'elle parle
d'une façon si attendrissante de Turenne, c'est qu'elle quitte l'hotéL
de Bouillon, où la famille du prince pleure avec sa mort sa fortune
ébranlée. Elle se prêche, elle se sermonne elle-même avec Nicole,
mais ce n'est pas pour longtemps. Que son fils survienne et lui ra-
conte quelqu'une de ces aventures galantes dont il a été le héros
ou la victime, la voilà qui se jette hardiment dans les récits les plus
scabreux, sauf à dire un peu plus loin : « Monsieur Nicole, ayez pi-
tié de nous ! » Tout se tourne en morale, quand elle vient de visiter
La Rochefoucauld ; elle fait des leçons à propos de tout, elle voit
partout quelque image de la vie et du cœur humain, jusque dans
ce bouillon de vipère qu'on va servir à M'"^ de La Fayette souffrante!
Cette vipère qu'on ouvre, qu'on écorche, et qui remue toujours, ne
988 REVUE DES DEUX MONDES.
ressemble-t-elle pas aux vieilles passions? « Que ne leur fait-on
pas? On leur dit des injures, de^ rudesses, des cruautés, des mé-
pris, des querelles, des plaintes, des rages, et toujours elles re-
muent. On ne saurait en voir la fin. On croit que quand on leur ar-
rache le cœur, c'en est fait, et qu'on n'en entendra plus parler.
Pas du tout; elles sont toujours en vie, elles remuent toujours. »
Cette facilité qu'elle a d'être émue, qui lui fait adopter si vite les
sentimens des gens qu'elle fréquente, lui fait sentir aussi le contre-
coup des grands événemens auxquels elle assiste; le style de ses
lettres s'élève quand elle les raconte, et, comme Cicéron, elle de-
vient éloquente, sans y songer. Quelque admiration que me causent
la grandeur des pensées et la vivacité des tours dans ce beau mor-
ceau de Cicéron sur César que je citais tout à l'heure, je suis en-
core plus touché, je l'avoue, de la lettre de M'"^ de Sévigné sur la
mort de Louvois, et je trouve plus de hardiesse et d'éclat dans ce
dialogue terrible qu'elle établit entre le ministre qui demande grâce
et Dieu qui refuse.
Ce sont là d'admirables qualités, mais elles amènent aussi quel-
ques inconvéniens avec elles. Les impressions si rapides sont quel-
quefois un peu légères. Quand on se laisse emporter par une ima-
gination trop vive, on ne se donne pas le temps de réfléchir avant
de parler, et l'on s'expose à changer souvent d'opinion. C'est ainsi
que M'"* de Sévigné s'est plus d'une fois contredite. Seulement,
comme elle n'est qu'une femme du monde, ses contradictions ont
peu de gravité, et nous ne songeons pas à lui en faire un crime.
Que nous importe en effet qu'elle ait varié dans ses jugemens sur
Fléchier et sur Mascaron, qu'après avoir admiré sans réserve la
Princesse de Clâves, quand elle la lit toute seule, elle s'empresse
d'y trouver mille défauts dès que son cousin Bussy la condamne?
Mais Cicéron est un homme politique, et il est tenu d'être plus
grave. On exige surtout de lui qu'il ait de la suite dans ses opinions;
or c'est précisément ce que la vivacité de son imagination lui per-
met le moins. 11 ne s'est jamais piqué d'être fidèle à lui-même.
Quand il apprécie les événemens ou les hommes, il lui arrive de pas-
ser sans scrupule en quelques jours d'un extrême à l'autre. Dans
une lettre de la fin d'octobre, CaLon est traité d'excellent ami [ami-
cisshnus), et on se déclare très satisfait de la façon dont il s'est con-
duit. Au commencement de novembre, on l'accuse d'avoir été hon-
teusement malveillant dans !a même affaire. C'est que Cicéron ne
juge guère que par ses impressions, et dans une âme mobile comme
la sienne les impressions se succèdent rapidement, aussi vives, mais
très différentes.
Un autre danger, plus grand encore, de cette intempérance d'ima-
gination qui ne sait pas se gouverner, c'est qu'elle peut donner de
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 989
nous l'opinion la plus mauvaise et la plus fausse. Il n'y a de gens
parfaits que dans les romans. Le bien et le mal sont tellement mêlés
ensemble dans notre nature qu'on les rencontre rarement l'un sans
l'autre. Les caractères les plus fermes ont leurs défaillances; il entre
dans les plus belles actions des motifs qui ne sont pas toujours très
honorables; nos meilleures affections ne sont point entièrement
exemptes d'égoïsme ; des doutes, des soupçons injurieux troublent
parfois les amitiés les plus solides; il peut se faire qu'à certains
momens des convoitises, des jalousies, dont on rougit le lendemain,
traversent rapidement l'âme des plus honnêtes gens. Les prudens
et les habiles renferment soigneusement en eux tous ces sentimens
qui ne méritent pas de voir le jour; ceux comme Gicéron qu'em-
porte la vivacité de leurs impressions parlent, et ils ont grand tort.
La parole ou la plume donne plus de force et de consistance à ces
pensées fugitives. Ce n'étaient que des éclairs; on les précise, on
les accuse en les écrivant; elles prennent une netteté, un relief, une
importance qu'elles n'avaient pas dans la réalité. Ces faiblesses
d'un instant, ces soupçons ridicules qui naissent d'une bless'.ire
d'amour-propre, ces courtes violences qui se calment dès qu'on ré-
fléchit, ces injustices qu'arrache le dépit, ces bouffées d'ambilion
que la raison s'empresse de désavouer, une fois qu'on les a confiées
à un ami, ne périssent plus. Un jour, un commentateur curieux étu-
diera ces confidences trop sincères, et il s'en servira pour tracer de
l'imprudent qui les a faites un portrait à effrayer la postérité. Il
prouvera, par des citations exactes et irréfutables, qu'il était mau-
vais citoyen et méchant ami, qu'il n'aimait ni son pays, ni sa fa-
mille, qu'il était jaloux des honnêtes gens, et qu'il a trahi tous les
partis. Il n'en est rien cependant, et un esprit sage ne se laisse p:LS
abuser par l'artifice de ces citations perfides. Il sait bien qu'on ne
doit pas prendre à la lettre ces gens emportés ni croire trop à ce
qu'ils disent. Il faut les défendre contre eux-mêmes, refuser de les
écouter quand la passion les égare, et distinguer surtout leurs sen-
timens véritables et persistans de toutes ces exagérations qui ne
durent pas. Yoilà pourquoi tout le monde n'est pas propre à bien
comprendre les lettres; tout le monde ne sait pas les lire comme il
faut. Je me défie de ces savans qui, sans aucune habitude des
hommes, sans aucune expérience de la vie, prétendent juger Gicé-
ron d'après sa correspondance. Le plus souvent ils le jugent mal.
Ils cherchent l'expression de sa pensée dans ces politesses banales
que la société exige, et qui n'engagent pas plus ceux qui les font
qu'elles ne trompent ceux qui les reçoivent. Ils traitent de lâches
compromis ces concessions qu'il faut bien se faire, si on veut vivra
ensemble. Ils voient des contradictions manifestes dans ces couleurs
différentes qu'on donne à son opinion suivant les personnes aux-
900 REVUE DES DEUX MONDES.
rjuelles on parle. I1& triomphent de l'imprudence de certains aveux
ou de la fatuité de certains éloges, parce qu'ils ne saisissent pas la
fine ironie qui les tempère. Pour bien apprécier toutes ces nuances,
pour rendre aux choses leur importance véritable, pour être bon
juge de la portée de ces phrases qui se disent avec un demi-sourire
et ne signifient pas toujours tout ce qu'elles semblent; dire, il faut,
avoir plus d'habitude de la vie qu'on n'en prend d'ordinaire dans
une université d'Allemagne. Pour dire ce que je pense, dans cette
appréciation délicate, je me fierais peut-être plus encore à un homme
du monde qu'à un savant.
II.
Après avoir satisfait notre esprit à lire et à admirer ces deux
correspondances, il convient d'y chercher un plaisir plus grave.
Quels que soient ici les agrémens littéraires, l'intérêt historique
est plus grand encore. Je ne veux pas dire seulement qu'elles nous
racontent d'une façon plus exacte les événemens politiques; le ser-
vice qu'elles nous rendent est bien plus important : elles nous font
voir le passé par ces côtés intimes et familiers dont l'histoire ne
s'occupe pas, et qui sans leurs indiscrétions seraient perdus pour
nous. Essayons donc de profiter des renseignemens secrets qu'elles
nous donnent, et pénétrons avec elles jusqu'au cœur des sociétés
dont elles nous entretiennent.
Entre la vie publique et la vie de famille, il y en a d'ordinaire
une autre qui tient le milieu et qu'on appelle la vie du monde. Elle
existe à peu près partout de quelque manière. Pour peu que la
société qu'on étudie soit lettrée et polie, il est impossible qu'on n'y
rencontre pas quelques-unes de ces réunions où le besoin d'échan-
ger leurs idées rassemble des gens qui se conviennent par leurs
opinions et leurs habitudes; mais l'importance de ces réunions va-
rie suivant les époques. A Rome, sous le gouvernement républicain,
la politique occupait trop les esprits pour laisser au reste beaucoup
de place. Les grandes choses qui se passaient tous les jours sur le
Forum et le Champ-de-Mars y attiraient la foule , et quand les af-
faires sérieuses étaient finies, ces mêmes lieux devenaient le théâtre
des divertissemens et des plaisirs. Tandis que les curieux écoutaient
les charlatans et regardaient les joueurs de paume, la belle compa-
gnie se promenait sous les portiques qui entouraient le Ghamp-de-
Mars , et près de cet endroit du Forum où l'on avait placé le pre-
mier cadran solaire (1). C'était le rendez-vous ordinaire des élégans
(1) Cicéron, voulant faire entendre qu'un de ses cliens n'est pas un homme du
monde, dit : « On ne le voit pas près du cadran solaire ni au Champ-dc-Mars; — non
ad solarium, non in Campo versatus est. »
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 991
de Rome, c'est là qu'ils venaient tous les jours chercher le plaisir
de voir et d'être vus; mais quand ils voulaient s'entretenir d'une
façon plus intime, il leur fallait bien former des réunions plus dis-
crètes. Ils se rassemblaient alors dans des cercles ou des festins,
in conviviis et in circulis. Ces deux mots se retrouvent presque
toujours joints ensemble dans les écrivains de cette époque, et ils
désignent pour eux ce que nous appelons aujourd'hui le monde.
Nous pouvons prendre quelque idée de ces repas où l'on venait
causer librement des affaires politiques et rire des scandales privés
par c^ qu'en dit Cicéron dans sa correspondance. Il s'y plaisait
beaucoup et il devait beaucoup y plaire. C'était un grand bonheur
pour lui de n'être pas obligé de se contraindre, et il n'avait jamais
plus d'esprit que lorsqu'il pouvait dire sans se gêner tout ce qui lui
traversait la tête. Aussi, quand son ami, le riche Papirius Pœtus,
qui, à ce qu'il semble, traitait les gens du monde, attristé par les
malheurs de la république, ne reçut plus personne à dîner chez lui
et refusa d'aller dîner chez les autres, Cicéron lui écrivait en riant
que sa retraite était une calamité publique, et le sommait de re-
prendre ses anciennes habitudes au premier souffle du printemps.
« Sérieusement, mon cher Pœtus, ajoutait-il, il vous faut vivre
avec d'honnêtes gens, d'un commerce agréable, et qui vous aiment.
Soyez sûr qu'il n'y a rien de plus propre à rendre la vie douce et
heureuse. Et ce n'est pas la volupté que j'envisage ici, mais l'agré-
ment de la société et le délassement de l'esprit, qui n'est jamais
plus à l'aise que dans les conversations familières telles que la table
les fait naître. Aussi le mot de convivia, dont nous nous servons,
me semble-t-il bien plus heureusement trouvé que les mots grecs
qui désignent la même chose, car c'est là proprement qu'on vit en-
semble. » Ce qui manquait à ces repas de gens d'esprit pour qu'on
pût les comparer tout à fait à nos réunions du monde, c'était la
présence des femmes. Elles n'y étaient guère admises, j'entends
les femmes honnêtes; les autres seules se permettaient d'y assister,
au grand scandale des Piomains sévères. Cicéron raille beaucoup
Glodia de ces festins qu'elle donnait à la jeunesse de Rome dans
ses jardins des bords du Tibre, et ce n'est pas sans quelque honte
qu'il nous raconte qu'il a dîné lui-même chez Yolumnius à côté
de la comédienne Cythéris. Or il est bon que les femmes honnêtes
assistent à ces sortes de réunions, non-seulement parce qu'elles y
apportent beaucoup d'esprit, mais aussi parce qu'elles empêchent
beaucoup d'excès. La gaîté bruyante des convives, quand elle n'est
pas tempérée par leur présence, court le risque d'aller trop loin, et
les exemples ne nous manqueraient pas pour montrer que chez les
Romains elle dégénérait trop souvent en honteuse débauche.
Aussi ai-je plus de goût pour leurs cercles que pour leurs festins.
99'2 REVUE DES DEUX MONDES.
L'absence 'des femmes avait là beaucoup moins d'inconvéniens,
quoiqu'elle y fût encore très regrettable, et il me semble que l'on
peut voir à la rigueur quelque image de ce que nous appelons au-
jourd'hui le monde dans ces assemblées de personnages importans
qui venaient causer ensemble à leurs heures de loisir et pour se
délasser des affaires. Les beaux dialogues de Gicéron nous donnent
quelque idée de leurs entretiens. Il aime à réunir non pas des sa-
vans de profession, qui ne savent que disserter, mais des hommes
d'état, qui joignent la pratique de la vie à la connaissance des let-
tres, d'honnêtes gens, comme on disait au xvn" siècle. Le lieu de
leurs réunions est tantôt une riche bibliothèque, tantôt quelqu'une
de ces belles villas qu'ils possédaient à Gumes, à Baules ou à Pom-
péi. On y parle de philosophie ou d'éloquence en face de Pouzzoles
et du Vésuve; on a les yeux fixés sur l'admirable spectacle du golfe
de Naples; on tire des argumens et des images de ces flots tran-
quilles ou agités, des vaisseaux qui passent, et de la lumière « tour
à tour jaune, rouge ou pâle qui colore la mer aux différentes heures
du jour. » Les beaux paysages de Platon sont imités avec un art
merveilleux, mais en même temps appropriés aux personnages qui
vont s'y réunir, ce qui fait naître quelquefois entre le modèle et la
copie des différences curieuses. Ainsi le début de l'Orateur rappelle
tout à fait celui du Phèdre'^ on y trouve aussi un platane au pied
duquel on s'assoit pour discuter. Seulement, au lieu de se coucher
sans façon sur l'herbe, ainsi que font Socrate et ses amis, Crassus
fait apporter des coussins. Ces coussins nous jettent tout de suite
dans un monde différent. Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble
qu'on en retrouve l'influence dans tout le reste du dialogue. L'en-
tretien n'a plus ce charmant naturel, ces brusques vivacités, cette
Jtémarche aisée qu'on admire dans Platon. Il s'avance d'un pas
plus régulier et plus didactique. On voit bien que nous ne sommes
plus aux portes de la démocratique Athènes, et que ce ne sont plus
seulement des Grecs et des gens d'esprit de toute classe, mais des
grands seigneurs romains graves et cérémonieux qui parlent. Après
tout, ils parlent fort bien, quoiqu'avec un peu moins de grâce et
de simplicité, et ils nous donnent l'idée d'un monde très distingué
et qui avait fort grand air. Gicéron, dans son traité des Devoirs, a
tracé les règles de ces sortes d'entretiens, et il le fait en homme
qui devait y exceller. « Il faut y mettre de l'agrément, dit-il, et
fuir l'obstination. Surtout que personne ne s'empare de la parole
comme d'un terrain qui lui appartient, et n'essaie d'en exclure les
autres. Il est bon qu'en cela, comme dans tout le reste, chacun ait
son tour... Ges conversations roulent d'ordinaire sur les affaires
privées, sur la république, ou sur les sciences et les arts. Si elles
s'en détournent, on doit les y ramener, mais avec discernement.
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 993
car tout le monde ne se plaît pas toujours aux mêmes sujets. Il faut
aussi remarquer le moment où la conversation cesse d'intéresser,
et, de même qu'on a pris son temps pour la commencer, on doit
savoir la finir à propos. »
Ces réunions de grands personnages , distingués par leur nais-
sance et leurs manières, et qui, malgré les fonctions dont ils étaient
revêtus, trouvaient le temps d'aimer la philosophie et les lettres,
devaient avoir, à ce que je crois, plus d'un rapport avec ce monde
du xyii*" siècle que la correspondance de M'"* de Sévigné nous fait
entrevoir. Il y avait cependant de grandes différences. D'abord les
sujets d'entretien n'étaient pas tout à fait les mêmes. En France,
on ne s'occupe pas des affaires publiques, ou l'on en parle le plus
bas qu'on peut. Le pouvoir "absolu ne permet pas qu'on les discute,
et il lui déplaît qu'on s'en entretienne. Nous voyons dans Saint-
Simon que Louis XIV n'aimait pas plus les discoureurs que Napo-
léon ne souffrait les idéologues. Aussi les personnes sages, comme
M'"'' de Rambouillet, avaient-elles prudemment banni la politique de
leurs salons. En revanche, si l'on ne s'occupait pas des affaires pu-
bliques, on y causait beaucoup des choses privées. A la place des
secrets d'état, qu'il n'était pas sûr de vouloir percer, on cherchait
à découvrir les mystères du cœur : c'était une curiosité que l'auto-
rité la plus soupçonneuse ne pouvait pas trouver coupable. On y
faisait, en se jouant, des études, ou, comme on disait, des anato-
mies de sentimens et de passions qui laissaient bien loin d'elles
Théophraste et ses savans traités. C'était le résultat naturel de l'ad-
mission des femmes dans ces sociétés polies. Grassus et Antoine,
Laslius et Scipion, Cicéron et Atticus devaient naturellement con-
verser entre eux des choses qui les occupaient sans cesse, la politi-
que, la philosophie, l'art oratoire; mais les femmes imposent d'autres
sujets. Gomme les passions sont le grand intérêt de leur vie, elles ont
amené la mode de s'en entretenir, et c'est ainsi que ces fines ana-
lyses sont devenues l'occupation et le charme des salons où elles
dominent.
Une autre différence entre la société polie du xyii** siècle et celle
du temps de Gicéron, c'est que ces sortes de réunions qui consti-
tuent la vie du monde étaient beaucoup moins fréquentes chez les
Romains. Elles n'avaient rien de régulier ni de suivi, et le plus
souvent le hasard seul, en réunissant dans un même lieu des gens
d'esprit qui se connaissaient, leur donnait naissance. Il y a loin
de là à ces salons ouverts tous les soirs comme l'hôtel Rambouil-
let, ou à ces réceptions à jour fixe comme les samedis de M"* do
Scudéry; mais à Rome les loisirs étaient rares. Les hommes po-
litiques, occupés des intérêts de leurs candidatures, des affaires
TOME LVI. — 1865. G3
994 KEVUE DES DEUX MONDES.
de leurs cliens ou des soins que réclamaient leurs fortunes im-
menses et embarrassées, n'avaient pas un moment à perdre. Chez
nous, au contraire, un grand seigneur avait toujours du temps de
reste. Et comment pouvait- il trouver le moyen de l'employer
agréablement, quand il était interdit de s'occuper des affaires de
l'état et ennuyeux de songer aux siennes? L'inaction chassait les
gens de chez eux; elle les réunissait dans des lieux où ils étaient
sûrs de trouver un monde choisi. Là, en l'absence d'événemens
plus graves, on pouvait toujours causer des pièces nouvelles repré-
sentées chez les grands comédiens ou au théâtre de Monsieur, et
donner son opinion sur le livre qui venait de paraître chez Barbin
ou chez Gramoisy, ou même, si ce divertissement venait à man-
quer, il restait au moins la ressource de filer le tendre et le pas-
sionné à l'hôtel de Rambouillet ou à celui de Richelieu, quand on
était d'illustre maison, ou dans quelque salon du Marais, si l'on ne
s'élevait pas au-dessus de la bourgeoisie. Ces réunions polies étaient
la grande distraction ou plutôt la grande occupation de ce siècle.
Leur influence ne se fait pas seulement sentir alors dans la littéra-
ture, elle donne un tour particulier aux caractères, aux idées, aux
sentimens, et pour ainsi dire à la vie de tout le monde.
Quand elles prennent une telle importance, elles peuvent aussi
présenter quelques dangers. Il est à craindre que les caractères ne
s'affadissent dans ce commerce de tous les jours. Ils se polissent,
mais ils s'usent par ce frottement continuel. En même temps que
leurs aspérités disparaissent, leur originalité s'efface. La langue
s'énerve en se raffinant; le convenu remplace le naturel; on pense
et on parle comme on marche et comme on salue, c'est-à-dire que
les passions et les idées finissent par prendre cette uniformité dé-
cente et froide qu'on remarque dans l'attitude et la mise des gens
qui fréquentent les salons. On ne peut pas nier qu'au xv!!*" siècle
beaucoup de personnes n'aient été gâtées par ces défauts. Heu-
reusement M""" de Sévigné sut s'en préserver. Rien ne put alté-
rer cette excellente nature que la vivacité de ses impressions ra-
menait toujours dans la vérité. Tout en vivant au milieu des autres
et en s'y plaisant, elle demeura elle-même. Dans sa jeunesse, elle
avait traversé l'hôtel Rambouillet. C'était un séjour dangereux : elle
n'en garda que ce qu'il avait de bon, la délicatesse des pensées et
la finesse du style. Peut-être aussi est-ce là qu'elle a pris cette
science profonde et sûre des choses de la vie qui ne la quitta plus.
Gomme on vivait alors dans le monde dès ses premières années, on
y prenait vite une certaine expérience des passions, et l'on devenait
familier avec elles avant même que le cœur eût assez vieilli pour
les ressentir. A force de les côtoyer et de vivre dans leur voisinage,
on s'habituait à les voir sans étonnement et à en parler sans em-
LES CORRE&PONDANCE& INTIIVÎES. 995
barras. C'est ainsi, je le suppose, qu'a dû être élevée cette char-
mante Henriette des Femmes savantes, une des plus heureuses
créations de Molière. On reconnaît qu'elle a vu le monde de bonne
heure au ton net et décidé dont elle parle des chos€s, à l'assurance
de ses propos avec Glitandre, à ses spirituelles plaisanteries sur le
mariage et ses suites, et surtout à cette façon de prédire k Trissotin,
quand il veut l'épouser de force, le sort qui le menace et auquel
il est du reste si philosophiquement préparé. Peut-être, en l'en-
tendant parler ainsi, quelques personnes regretteront -elles qu'il
lui manque cette fleur de pudeur délicate et d'aimable ignorance
qui est un grand charme à une jeune fille; mais, il faut s'y résigner,
elle n'est pas rêveuse ni romanesque (1). La connaissance qu'elle
a du monde l'arme contre les chimères et les illusions. Elle y a pris
le sentiment de la réalité. Elle raisonne, elle calcule, elle connaît
mieux que Glitandre les fâcheux besoins des choses de la vie, et ne
veut pas l'y exposer. Je me figure que M"* de Chantai, lorsque,
<( avec une beauté à attirer tous les cœurs, » elle parut pour la
première fois dans ces salons joyeux de la régence, avait autant
de liberté dans ses propos, autant de pétulance dans ses manières,
et au fond autant de sens dans sa conduite que l'Henriette de Mo-
lière. Dès ses premières lettres, nous trouvons la trace de cette
expérience qu'elle tenait de l'usage du monde. Sa situation en ce
moment est aussi délicate que celle d'Henriette. Elle est aux prises
non plus avec Trissotin, mais avec Vadius, c'est-à-dire avec ce
pauvre Ménage, son précepteur, qui était devenu amoureux d'elle.
Ménage, comme tous ceux qui sentent qu'ils ont tort d'aimer et qui
ne peuvent s'en défendre, était brusque, jaloux, mécontent. Il trou-
vait partout matière à se plaindre, et il fallait sans cesse l'apaiser.
M"* de Chantai y mettait une grâce charmante, ne voulant ni per-
dre la société d'un si savant homme, ni encourager sa folie, et le
maintenant avec une habileté au-dessus de son âge entre l'espé-
rance et le découragement. Cette tactique, délicate pour une jeune
fille, nous prouve qu'elle se sentait sûre d'elle-même et ne s'effa-
rouchait pas facilement.
La suite de sa vie répond à ce début. Elle ne connut jamais la
pruderie. Elle conserva toujours la haine des fausses hontes et des
délicatesses affectées. Si dans sa jeunesse elle ressemblait assez à
l'Henriette des Femmes savantes, on peut dire qu'elle prit plus
tard quekpies traits de l'Elmire du Tartufe. Elle avait le goût des
(1) Rien n'est romanesque en elle, pas même son amour pour Glitandre. Ce n'est pas
du premier coup, comme il arrive dans les romans, et par une sorte de sympathie
subite et invincible qu'elle l'a aimé. Molière a supposé que Glitandre avait été d'abord
amoureux d'Armande; rebuté par elle, il s'est tourné vers sa sœur Henriette. C'est donc
un amour de raison et pour ainsi dire de second mouvement.
996 REVUE DES DEUX MONDES.
histoires légères et l'habitude de les raconter sans embarras. Les
choses ne l'effrayaient pas, les mots encore moins. Elle nomme
tout par son nom. Elle parle la langue même de Molière dans ce
qu'elle a de plus vif et de plus hardi. La liberté de ces propos,
que le chevalier de Perrin avait soigneusement affaiblie, et que
les nouveaux éditeurs ont bien fait de rétablir, est aussi éloignée
que possible du langage artificiel et convenu des précieuses. Quel-
ques personnes même trouveront peut-être que le naturel et la
vérité s'y laissent trop surprendre. En tout cas, il n'y a rien là qui
ressemble à cette fadeur dont ne peuvent pas toujours se défendre
les gens qui fréquentent trop les salons. M""' de Sévigné, qui y pas-
sait sa vie, a eu la bonne fortune d'en prendre les qualités sans
en avoir les défauts. Aussi, quand je veux imaginer une sorte
d'idéal de la vie du monde où la politesse ne dégénère pas en ba-
nalité, où l'originalité des caractères se conserve sous l'élégance
uniforme des manières, où l'habitude de vivre avec les autres ne
détruit pas celle de penser pour soi, je ne vais pas exhumer, comme
l'a fait un grand écrivain, la société du grand Cyrus; je songe à
M'"" de Sévigné et aux amis qui l'entouraient. Je les réunis dans
quelqu'un des lieux où ils se voyaient d'ordinaire, par exemple
dans ce jardin « si riant et si parfumé » de M'"*" de La Fayette,
et je les laisse causer ensemble. Les entretiens de ces personnes
d'esprit, parmi lesquelles se trouvaient bien des gens sérieux,
comme Corbinelli et La Rochefoucauld, sont quelquefois aussi graves
que ceux que Cicéron imagine dans ses dialogues. On y touche aux
questions les plus délicates de la vie comme dans le traité des
Devoirs, on y parle de la mort comme dans les Tiisculancs. On va
même plus loin que la mort, et l'on pénètre résolument jusqu'à
ces terres inconnues où Cicéron ose à peine s'aventurer, et qu'il ne
fait guère qu'entrevoir dans le Songe de Scipion. De quelque sujet
qu'on parle cependant, la présence des femmes introduit quelque
chose de plus libre, de plus vif, de plus piquant que lorsque les
hommes seuls ont la parole, et j'avoue que ces conversations, à la
fois si sérieuses et si agréables, dont les lettres de M""" de iSévigné
me donnent l'idée, ne me laissent regretter ni celles de Grassus
avec Antoine à Tusculum, ni celles de Cicéron avec Atticus dans
la petite île du Fibrène et sous le chêne de Marins.
Après avoir vu ce qu'était la vie du monde au temps de Cicéron
et de M""' de Sévigné, on voudrait pénétrer plus avant et chercher,
à l'aide de ces deux correspondances, ce qu'était alors la vie de fa-
mille; mais il faut se tenir ici aux gran-des lignes. Une comparai-
son complète serait infinie et mènerait trop loin. Ce qui frappe le
plus au premier abord, ce sont les diff'érences. Certes ces deux so-
ciétés ne comprenaient pas la vie de famille de la même façon , et
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 997
il y a bien loin de ces unions, si facilement rompues par le divorce
qu'on les a appelées un adultère légal, à la gravité du mariage
chrétien. 11 faut cependant remarquer qu'à l'époque de Gicéron,
malgré tous ces désordres et tous ces abus, le mariage était en
somme plus près de ressembler à ce qu'il est chez nous qu'au temps
où la famille était plus pure et le divorce inconnu. L'importance
des femmes s'était fort accrue dans la maison. Par l'usage, sinon
par la loi, elles étaient devenues les égales des hommes, et ce pro-
grès dont on fait honneur au christianisme, parce qu'il en a pro-
clamé la légitimité, était en fait presque accompli avant lui. Les
malins récits de Gicéron nous montrent que dans beaucoup de mé-
nages c'est la femme qui commande. Le bon Sulpitius se laisse tout
à fait mener par la sienne; Brutus confie à Porcia ses desseins les
plus secrets, et il l'admet, avec sa mère et sa sœur, dans ces déli-
bérations où le sort de son pays et le sien se discutent. Dès ce mo-
ment, les femmes sont mêlées à presque toutes les intrigues qui
troublent la république, et nous approchons du temps où Livie
partagera presque avec Auguste le pouvoir souverain.
Il ne faut rien exagérer cependant, et les lettres mêmes de Gi-
céron nous réfuteraient, si nous prétendions que la famille avait
alors l'importance qu'elle a prise plus tard. On est généralement
fort scandalisé de la façon dont il apprend à son meilleur ami,
Atticus, les événemens les plus graves de sa vie intérieure. Dans
une lettre où il lui demande de lui acheter des statues pour ses
maisons de campagne, il ajoute incidemment : « Mon père est mort
le 24 novembre. » 11 ne met pas plus de cérémonie à lui annon-
cer la naissance de son fils. « Sachez, lui dit-il, que ma famille
s'est augmentée d'un garçon et que Terentia se porte bien. » C'est
à peu près la formule par laquelle nous communiquons aux indif-
férens les événemens de cette nature. Tullia, qu'il aimait tant, n'est
pas plus favorisée quand elle se marie. 11 se contente d'écrire à
Atticus : (( J'ai fiancé ma petite Tullia à G. Pison, fils de Lucius. »
Gomment expliquer la sécheresse de ces formules? Doit-on en ac-
cuser, comme on l'a fait, l'insensibilité de son cœur? Toute sa vie
proteste contre ce reproche. Nous savons qu'il aimait beaucoup son
fils et qu'il adorait sa fille; mais il faut reconnaître que la famille
tenait moins de place dans la vie d'un Romain que dans la nôtre.
D'ordinaire on ne songeait pas à ennuyer le public des détails de
son ménage, et c'est à peine si l'on en causait avec quelques amis.
L'affection pouvait et devait être aussi grande entre les pères et les
enfans; mais ces sentimens, si vifs, si sincères qu'on les suppose,
étaient au second rang dans l'àmc. Les affaires politiques passaient
avant tout le reste , et la vie intérieure disparaissait dans le bruit
que faisait la vie publique. Tout est bien changé depuis ce mo-
998^ REVUE DES DEU» MONDES.
ment. On peut dire qu'à chaque évolution de l'humanité Timpor-
tance de la famille s'est accrue; mais jamais elle n'avait été si
grande qu'aujourd'hui. Les sociétés anciennes vivaient sur la place
publique. La société du xvii" siècle avait placé son centre dans les-
salons. La nôtre a mis le sien dans la famille. Si l'on veut suivre
d'une façon rapide et abrégée les progrès qu'elle a faits, on n'a'
qu'à voir l'importance que prend suivant les époques celui qui en
est l'âme et le lien , l'enfant. Gicéron parle dans une de ses lettres
d'un pauvre petit enfant de sa fdle qui ne vécut pas. Ses expres-
sions sont d'une froideur et d'une sécheresse étranges; il l'appelle
à peu près un avorton , quod natnrn est perimbccillimiim est. L'ex-
plication de cette froideur se trouve dans la phrase suivante des-
Tusculanes : « quand un enfant meurt jeune, on s'en console faci-
lement; s'il meurt au berceau, on ne s'en occupe seulement pas. »
11 n'en est plus ainsi au xvii^ siècle, et l'enfant est alors devenu un
personnage dans la famille. Cependant il reste encore dans la façon
dont on le traite bien des choses qui nous choquent. Ai-je besoin
de rappeler ce monstrueux abus, déploré par Bossuet, de sacrifier
sans pitié tous les autres enfans à la fortune du fds aîné, c'est-à-
dire d'immoler l'affection à la vanité? Nous en avons un bien triste
exemple dans les lettres de M'"*= de Sévigné. La fille aînée de M'"^ de
Grignan, la douce et bonne Marie -Blanche, fut de bonne heure
éloignée de la maison paternelle. On ne voulait pas qu'elle prît le
goût d'y vivre; il était décidé qu'elle ne devait pas y rester. A cinq
ans, on la mit au couvent, et elle n'en sortit plus; à quinze ans,
elle prit le voile sans que personne se fût demandé si cette vie
austère lui convenait. Seule, la grand'mère fit entendre de loin
une plainte douce et comme un soupir étoufte. « La pauvre enfant!
qu'elle est heureuse, si elle est contente! Cela est sans doute,
mais vous m'entendez bien. » Au moins parvint-elle à sauver la se-
conde , Pauline, qui devait être enfermée comme l'autre, li y a
quelque chose de bien triste et de bien touchant dans cet appel ré-
pété qu'elle fait au cœur de sa fille. « Aimez, aimez Pauline, lui
dit-elle, ne vous refusez pas ce plaisir. » Elle eut grand'peine
à se faire écouter. Il fallait bien accroître la fortune du fils et lui
laisser les moyens de faire une grande figure dans le monde; mais
ce fils lui-même, qu'on voulait ainsi enrichir aux dépens de ses
sœurs, ce fils si souhaité, si admiré, auquel on achetait sans comp-
ter, malgré la détresse de la famille, des compagnies et des régi-
mens, ce fils ne fut pas dans son enfance beaucoup plus soigné
que les autres. L'altière comtesse le livrait à ses domestiques. Elle
le laissait à Grignan pendant ses voyages à Paris et passait des an-
nées sans le voir; même quand il devint plus grand, il tenait en-
core si peu de place dans la vie de sa mère, que M'"*' de Sévigné
LES CORRESPONDA.NGES INTIMES. 999
Sfi plaignait qu'il se gâtait fort avec les valets. Ai-je besoin de dire
combien cette négligence est loin de nos habitudes? Aujourd'hui
on ne sacrifie plus ses enfans les uns aux autres, on se sacrifie à
eux. On ne les laisse plus parmi les valets, dans les antichambres;
ils s'installent, ils régnent au salon; ils sont devenus les maîtres et
quelquefois les tyrans de la famille.
Je me suis trouvé insensiblement amené, à propos des autres, à
parler de nous. Quand on compare entre elles les deux époques
dont les lettres de Cicéron et celles de M'"'' de Sévigné nous entre-
tiennent, il est bien difficile de ne pas faire un retour sur soi, et de
ne pas songer aussi un peu à notre temps. Je ne veux pourtant pas
céder au plaisir de faire un parallèle qui m'éloignerait trop du sujet
que je traite. Je dirai seulement qu'il me semble que cette compa-
raison ne serait pas toujours à notre désavantage, et qu'après tout
les tableaux du passé que nous avons sous les yeux ne sont pas
faits pour nous dégoûter du présent. Je suis surtout frappé de voir
que nos devanciers se plaignaient déjà des maux dont nous souffrons
nous-mêmes, et que les fautes dont ils s'accusaient sont précisément
celles que nous nous reprochons avec le plus d'amertume. Par exem-
ple, on nous répète à satiété que nous n'avons plus souci que de l'ar-
gent, que nous ne savons que compter, et que cette passion a rem-
placé pour nous toutes les autres. Assurément je ne voudrais pas
prétendre que ce reproche n'est pas fondé, mais je suis un peu sur-
pris de voir qu'Horace l'adresse déjà aux gens de son époque, et
presque dans les mêmes termes. De même je remarque à tout mo-
ment dans les lettres de Cicéron que les questions d'argent domi-
nent toutes les autres, que les convenances faisaient souvent les
convictions, et qu'il arrivait aux hommes d'état les plus illustres de
sacrifier sans scrupule leurs principes à leurs intérêts. Si de la ré-
publique romaine je passe au xv!:"" siècle, je lis dans Balzac ces pa-
roles qu'on croirait écrites par un moraliste contemporain à l'usage
de la jeunesse d'aujourd'hui : « De l'âme des fermiers et des rece-
veurs, il a passé, ce misérable intérêt, en celle des gentilshommes
et des princes; il entre dans les professions qui en sont apparem-
ment les plus éloignées. On ne se laisse plus prendre à la gloire;
les belles opinions ne font plus de secte ; elles ne gagnent rien sur
des esprits qui veulent toucher et compter leur félicité, qui n'esti-
ment que ce qui tombe sous les sens et qui est de mise dans le
commerce. » Balzac n'a rien exagéré. La correspondance de M"'' de
Sévigné nous le fait bien voir en nous montrant combien les gens
étaient occupés alors de faire leur fortune et tout ce qu'ils osaient
pour l'accroître. Cette époque, qui nous paraît si noble dans ses
affections, si désintéressée dans ses goûts, si curieuse du beau, si
éprise du grand, que nous ornons à profusion de toutes les qualités
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
qui nous manquent, et où notre imagination se réfugie si volontiers
pour se sauver des misères du présent, la plupart des contemporains
n'en parlent que comme du règne des traitans et des maltôtiers.
On nous dit encore^que de nos jours les caractères se sont abais-
sés, on nous fait honte des petitesses et des défaillances dont notre
histoire politique est pleine, et je confesse qu'il est bien difficile
de n'en pas être confus; mais les caractères étaient-ils beaucoup
plus fermes dans ces temps que nous retracent les lettres de Cicé-
ron? Y avait-il autour de lui, dans le parti le plus honnête, bien
des gens qui n'eussent pas quelque faiblesse à se reprocher? Et
Brutus ou Caton n'avaient -ils pas raison de mépriser la plupart
de ceux à côté desquels ils étaient forcés de combattre? L'époque
de Louis XIV a été moins soumise à ces révolutions politiques où se
perdent tant de caractères qui étaient faits pour le repos, et cepen-
dant que d'intrigues honteuses et de coupables compromis ne cache
pas cette décence extérieure dont tout est couvert! Cette aristo-
cratie qui nous semble de loin si distinguée et si séduisante, il ne
faut pas la regarder de trop près pour l'estimer encore. Elle perd
beaucoup à être vue dans les antichambres de Louis XIV. Comme
celle de Rome au temps de Cicéron, elle était complètement ruinée.
Le luxe, la vanité, les plaisirs coûteux avaient mis le désordre dans
les plus grandes maisons. On n'en voit presque pas une, de celles
qui paraissent dans les lettres de M""*' de Sévigné, qui ne soit réduite
aux expédiens pour vivre. Or l'expédient le plus facile et le plus
sur était de tendre la main au roi, et on le faisait sans honte. Ver-
sailles était peuplé d'une foule de gentilshommes sans ressources,
de pauvres diables de qualité, comme les appelait Bussy, prêts à
toutes les bassesses pour obtenir quelques écus, empressés a offrir
au roi leur sœur comme Rohan, leur nièce comme Villarceau, ou
leur femme comme Soubise, assidus à lui faire leur cour (( pour
se trouver sous ce qu'il jette » quand il distribue ses libéralités
ou plutôt ses aumônes, et osant écrire sans rougir : « Je lui em-
brasserai si souvent les genoux, que j'irai peut-être jusqu'à sa
bourse (1). » Quand on voit de près leurs manœuvres et leurs ca-
bales, cette lâche servilité pour les ministres tout-puissans , cette
arrogance pour les ministres disgraciés, ce siège en règle qu'ils
font tous les jours de la générosité de leur maître, on comprend ce
mot amer qu'écrivait l'honnête M"^ de La Troche à son amie M""' de
Goulanges : « J'arrive de Versailles, où j'ai été huit jours. Je voudrais
vous pouvoir bien représenter tout ce que j'y ai vu de bassesses,
d'empressemens et de jalousies. J'en méprise le genre humain. »
(1) Celte phrase est de Bussy; elie parut si basse aux premiers éditeurs do ses lettres
qu'ils en rougirent pour lui et qu'ils la remplacèrent par celle-ci : < J'irai peut-ôtrc
jusqu'à son cœur, d
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 1001
Les révélations de ce genre qu'on rencontre à clicaque pas dans
les lettres de M'"'' de Sévigné dérangeront peut-être beaucoup d'o-
pinions toutes faites et d'admirations volontairement exagérées;
mais je ne crois pas que ces admirations méritent qu'on les res-
pecte. Sans doute il ne faut pas se plaire à abaisser le passé; c'est
un mauvais sentiment, et qui n'a jamais profité cà personne, mais il
ne faut pas souffrir non plus qu'on l'exalte outre mesure, pour hu-
milier le présent. Il n'est pas salutaire de dégoûter les gens de l'é-
poque dans laquelle ils vivent. Quand on les a découragés d'avance,
quand on leur a ôté tout ressort pour faire le bien en leur enlevant
l'espérance d'y réussir, ils s'abandonnent eux-mêmes et finissent
par mériter l'opinion qu'on avait d'eux. Le grand service que nous
rendent ces correspondances, où la vérité n'est pas déguisée, c'est
de nous donner plus d'estime pour nous-mêmes. Nous en avons
grand besoin. Quoique les moralistes nous accusent d'être trop com-
plaisans pour nos mérites, je trouve que nous sommes au contraire
trop portés à nous maltraiter. Le siècle où nous vivons est toujours
pour nous le siècle de fer. Quant à l'âge d'or, aux différentes épo-
ques de notre vie, nous le plaçons à des endroits diflférens, mais
nous avons soin de ne jamais le mettre de notre temps. Quand nous
sommes jeunes et pleins d'espérance, nous regardons devant nous;
l'âge d'or nous semble alors dans l'avenir. Après que nous avons
vieilli, et que, suivant la belle expression d'Aristote, la vie nous a
humiliés, nous nous retournons brusquement en arrière, et nous le
mettons dans le passé. Pour moi, je ne sais s'il faut espérer qu'on
le verra un jour; mais, après avoir lu les lettres de M"'" de Sévigné
et celles de Gicéron, je suis bien sûr qu'on ne l'a pas encore vu.
in.
Je n'ai pas encore parlé de ce qui frappe peut-être plus que tout
le reste, quand on compare les deux correspondances que j'étudie.
On esi très surpris de voir, même en les lisant rapidement, que les
préoccupations religieuses tiennent tant de place dans les lettres de
M'"« de Sévigné, et qu'on ne les retrouve nulle part dans celles de
Gicéron. Gette différence mérite de nous arrêter un moment.
Elle est trop radicale pour tenir uniquement au caractère des
deux écrivains, et je crois qu'on peut d'abord en conclure que, des
deux sociétés parmi lesquelles ils ont vécu, l'une avait le sentiment
religieux et l'autre ne l'avait pas. Il est bien entendu que par ce
mot je ne veux pas seulement parler de l'adhésion à un culte éta-
bli. On ne peut pas raisonnablement attendre de Gicéron, tout au-
gure qu'il était, beaucoup de respect pour les fables ridicules sur
lesquelles était fondée la religion de son pays. Je veux parler de ce
1002 REVUE DES DEUX MONDES.
besoin que nous éprouvons de sortir de nous et de chercher ailleurs
la raison de notre existence et la loi de notre destinée. Ainsi com-
pris, le sentiment religieux donne une élévation singulière à la vie,
et l'on peut dire qu'il manque un élément de grandeur à la société
qui ne l'a pas connu. Une des formes les plus générales, les plus
populaires par lesquelles il se révèle, c'est ce désir que nous avons
de savoir ce qui arrive de nous après la mort. Le problème de l'a-
venir n'est pas seulement un problème philosophique, c'est-à-dire
un de ceux que se pose une curiosité savante et qu'elle étudie froi-
dement avec les procédés ordinaires de l'esprit. Il trouble l'âme
autant qu'il occupe la raison. Ce qui le prouve, c'est l'inquiétude
où nous sommes tant qu'il n'est pas résolu, l'émotion et la plénitude
de joie qu'on éprouve quand on croit en tenir la solution, enfin ce
puissant attrait, cet élan passionné qui nous entraîne vers cet in-
fini, de quelque nature qu'il soit, de quelque nom qu'on l'appelle,
dans lequel nous pensons trouver le complément ou le terme de
notre existence. Ces sentimens n'ont point été étrangers à Cicéron,
et on les retrouve dans ses œuvres philosophiques. La grande doc-
trine du Phédori l'a séduit. Il s'est mis hautement du côté de ceux
qui espèrent que l'âme ne périra pas, et il a essayé de donner des
raisons plausibles de cette espérance. Les traités de la Vieillesse et
de 1(1 République contiennent les pages les plus émues et les plus
brillantes qu'on ait écrites sur l'immortalité depuis Platon; mais en
dehors de ses ouvrages de philosophie il ne semble plus aussi fer-
mement convaincu de cette vérité. Nous sommes très surpris de
voir qu'il l'abandonne plus d'une fois dans ses discours. Il y affirme
résolument que l'âme ne survit pas au corps, et que la vie future
n'est qu'une invention des sages politiques pour faire peur aux mé-
chans des supplices éternels. Il est vrai qu'il ne faut peut-être voir
dans ces affirmations que des artifices d'avocat. Il nous a dit lui-
même, nous nous en souvenons, que ses plaidoyers ne contiennent
pas l'expression de ses opinions personnelles, qu'il y parle le lan-
gage des circonstances et non celui de ses convictions; mais dans
ses lettres intimes rien ne le force à mentir. Là, il peut êti-e impu-
nément sincère. Il ne s'adresse qu'à un ami; il ne parle plus pour
les besoins d'une cause, il dit ce qui est au fond de son cœur. Com-
ment se fait-il donc que ces espérances d'immortalité, si éloquem-
ment exprimées dans le Songe de Sripion, ne se retrouvent nulle
part dans sa correspondance? Quand il parle en philosophe, nous
l'entendons dire que la vie ne doit être que la méditation de la
mort, vita mortis commentatio est, et quand nous descendons dans
sa vie par sa correspondance intime, nous voyons qu'infidèle à ses
préceptes il pense rarement à la mort et jamais à ce qui doit la
suivre. Ce ne sont pas cependant les circonstances qui ont manqué
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 1003
pour faire naître en lui ces pensées. On prétend que, s'il est ordi-
naire de les oublier dans la prospérité, le malheur inévitablement
les réveille. Or peu de personnes ont été plus malheureuses que
Gicéron. 11 a vu périr la république, il a perdu sa fille qu'il ado-
rait, et dans ces momens d'amère tristesse où l'on se sent décou-
ragé de vivre, où le dégoût des choses présentes nous précipite vers
les espérances de l'avenir, on ne voit pas que ces espérances aient
jamais ému son cœur. Au contraire, il nous déclare froidement à
deux reprises qu'il ne faut pas compter que la vie ait un lendemain.
« Heureux, dit-il, nous devons mépriser la mort; malheureux, il nous
faut la souhaiter, car il ne reste plus aucun sentiment après elle. »
Une contradiction si éclatante nous trouble. Elle nous met en
doute sur la sincérité de Gicéron dans ses œuvres philosophiques, et
nous nous demandons ce qu'il faut penser de ces nobles doctrines
qu'il expose avec tant d'éloquence et un air de conviction parfaite,
quand nous voyons qu'il en fait pour lui si peu d'usage et qu'il les
contredit si vite. Gette question, à mesure que nous y réfléchissons,
s'agrandit encore. De lui, notre doute s'étend aux autres. Nous
souhaiterions savoir jusqu'à quel point ces grands principes de la
philosophie antique, qui nous ravissent loi'sque nous les voyons
si admirablement exprimés, entraient alors dans la vie commune.
Étaient-ils seulement un thème brillant pour exercer l'intelligence
d'un grand écrivain et lui permettre de la montrer, ou une croyance
positive qu'on s'appliquait à soi-même, et sur laquelle on réglait sa
conduite? Sont-ils jamais descendus dans la pratique? Et, s'ils sont
sortis des écoles, jusqu'à quel rang de la société ont-ils pénétré?
G'est ce qu'il n'est pas aisé de savoir. Les moyens nous manquent
souvent d'interroger ces sociétés éteintes et de leur demander ce
qu'elles pensaient de ces problèmes délicats. On connaît l'opinion
de quelques écrivains, dont les ouvrages ont survécu; mais celle
de. la foule est souvent un secret qu'elle a emporté avec elle.
Ici au moins, et pour la question particulière qui nous occupe,
notre curiosité peut se satisfaire. Il nous est facile de connaître quelle
était à Rome l'opinion de tout le monde sur le problème de l'ave-
nir. Pour la savoir, nous n'avons qu'à parcourir, dans un recueil
d'inscriptions latines, la série des épitaphes. G'est comme une pro-
menade que nous faisons dans un cimetière antique. Dès les pre-
miers pas, nous y saisissons la pensée populaire de toute l'antiquité
sur la mort. Nous sommes dans l'asile du sommeil éternel, somno
œterno sacrum (1). Tous ces gens-là nous disent que le tombeau
est pour eux une maison, hœc est domus mea, et une maison qu'ils
(Ij La formule Dîs Manibus est bien évidemment le reste d'une ancienne croyance
qui admettait la persistance d'une sorte de vie dans le tombeau; mais elle n'est là que
pour mémoire, comme une tradition dont les mots sont restés et dont le sens est perdu.
iOO/i REVUE DES DEUX MONDES.
ne pensent pas quitter. C'est ce qui explique le soin minutieux qu'ils
prennent pour s'en assurer la possession exclusive. On commence
par se la préparer d'avance et de son vivant, les héritiers sont si
négligens! Pour être plus sûrs de la conserver, les riches construi-
sent de petites habitations autour d'elle et y logent des gardiens.
Ceux qui ne peuvent pas se permettre ce luxe posthume ont recours
à des menaces terribles pour effrayer les spoliateurs. « Que celui qui
aura violé cette sépulture, disent-ils, périsse le dernier des siens! »
Les pauvres gens sont plus humbles et se contentent de supplier.
(( Laboureur, dit un affranchi qui s'est fait enterrer au bord d'un
champ, prends bien garde, c'est ici que je repose.» Toutes ces
précautions prouvent bien qu'on regardait cette demeure comme
un séjour définitif; on n'aurait pas pris tant de peine, si on avait cru
qu'on en sortirait. Ce qui le montre encore mieux, c'est le peu de
gravité de la plupart de ces inscriptions. Quand on se sent en pré-
sence d'une éternité qui commence, il est naturel que les plus futiles
se recueillent; or il n'y a presque jamais de trace de ce recueille-
ment dans les épitaphes antiques. Plusieurs même ne contiennent
qu'un appel au plaisir. La seule morale qu'elles tirent de la fra-
gilité de la vie, c'est qu'il faut s'amuser vite, puisqu'on ne peut
pas s'amuser longtemps. «Amis, disent-elles, tandis que nous vi-
vons, vivons; amiciy dum vivànus, in'vmmis. » Mais on a beau faire.
La mort fait peur aux plus fanfarons. On ne se résigne pas sans un
frisson à ce silence et à cet isolement éternels. Aussi trouve-ton sur
quelques tombes la trace des efforts qu'on faisait presque malgré soi
pour se rattacher de quelque manière à la vie. On lit sur celle d'un
certain Lollius « qu'il l'avait fait mettre au bord d'une route pour
qu'on put lui dire en passant : adieu, Lollius! » c'est-à-dire pour
que quelque bruit de la vie arrivât encore jusqu'à lui. Voilà pour-
quoi les sépultures antiques étaient placées le plus souvent sur les
grands chemins. La voie Latine et la voie Appienne en sont bordées
à Rome, et c'est entre deux rangées de tombeaux que le voyageur
entre encore aujourd'hui dans Pompéi. Sur ces tombeaux , tantôt
c'est le mort qui parle et qui salue le passant en se recommandant
à son souvenir, tantôt au contraire c'est le passant qui est censé sa-
luer le mort de cette formule si connue : <( que la terre te soit lé-
gère! » Mais dans ce dialogue funèbre nulle part on ne voit poindre
l'idée d'une autre vie. Elle n'est ni dans les plaintes du mort, ni
dans les consolations du vivant, et pourtant il semble que dans les
deux cas l'occasion se présentait naturellement de l'exprimer. Elle
se retrouverait de quelque façon sur ces tombeaux, si elle avait ja-
mais été dans le cœur ou dans l'esprit de ceux qui les élevèrent. Or
il est très rare qu'on rencontre dans ces inscriptions la plus vague,
la plus incertaine allusion à la persistance de la vie. Beaucoup, au
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 1005
contraire, contiennent la certitude d'un entier anéantissement; elles
regardent le temps où nous avons vécu comme un éclair d'existence
entre deux infinis de néant. « Je n'étais pas, je ne suis plus, disent-
elles sans tristesse, non fiteram, non sum. » Et les plus résignés ou
les plus malheureux ajoutent : « Et je ne soulTre plus, non doleo. »
Nous saisissons là sur le vif l'opinion de l'antiquité à propos de
la vie future. 11 me semble que lorsqu'on la connaît, il devient plus
facile de comprendre les contradictions de Gicéron. Je ne crois pas
qu'il ait voulu abuser personne, ou qu'il se soit tout à fait abusé
lui-même. Gomme il avait l'imagination naturellement portée vers
les grandes choses, cette noble doctrine de Platon lui convenait. Son
esprit l'avait adoptée, mais elle n'était pas allée plus loin que son
esprit. Ge n'est pas la même chose d'être convaincu par la raison
de la vérité d'un principe, ou de s'en pénétrer profondément et de
le faire entrer dans sa vie. Que de gens se disent convertis à une
croyance et la défendent sincèrement, qui, en attendant qu'elle ait
pu jeter en eux ses racines, pensent et vivent comme s'ils en sui-
vaient une autre! C'est ce qui arrive à Gicéron. La doctrine de Pla-
ton et le sentiment religieux qui en est la suite sont restés chez lui
à la surface. En réalité, il n'a pas su se débarrasser de cette tyran-
nie de l'opinion commune qui règne encore sur nos habitudes après
que nous l'avons chassée de notre esprit, et à laquelle notre vie
continue d'être soumise, même quand nous en avons délivré notre
raison. Je me figure donc, en lisant ses letties, qu'il y avait dans
la société romaine de ce temps un fonds d'indifférence pour tout ce
qui touchait aux questions religieuses, peu d'empressement à s'oc-
cuper de l'existence ou de la nature de Dieu et une grande incrédu-
lité à l'endroit de l'autre vie. Quelques personnages d'élite avaient
l)ien essayé d'établir d'autres doctrines, mais ce n'était guère que
dans leurs écrits qu'ils affectaient de ne pas penser comme le vul-
gaire. Ils reprenaient les opinions de tout le monde quand ils étaient
rentrés dans la vie commune.
G'est précisément le contraire qui arrive au xv!!*" siècle. Il y avait
alors un grand courant religieux, et les esprits isolés qui essayaient
d'y résister par libertinage de conduite ou indépendance d'opinion
finissaient presque toujours par se laisser vaincre. Nous avons vu
que dans l'antiquité les plus croyans n'étaient point toujours d'ac-
cord avec eux-mêmes parce qu'ils subissaient à certains momens
l'incrédulité générale; ici ce sont les incrédules qui se contredi-
sent, parce qu'ils cèdent, sans le vouloir, à la foi commune. Gette
société, en apparence si riante et si futile, était tourmentée au fond
par les inquiétudes de l'avenir. Ge problème redoutable, si facile-
ment éludé par les Romains, se pose presque à chaque instant chez
elle. Quoique la vie présente l'attire et la retienne par ses agré-
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
mens, elle est bien souvent, par ses craintes, en présence de l'autre
vie. De là que de sentiinens nouveaux, que d'émotions, que de ter-
reurs et d'espérances, qui n'ont jamais été connus de l'antiquité!
Nous voyons bien, en comparant les lettres de M'"^ de Sévigné à
celles de Cicéron, que la vie intérieure, celle dont l'âme est le
théâtre, a tout à fait changé d'une époque à l'autre. Dans les dissi-
pations du monde, au plus fort des fêtes et des plaisirs, il arrivait
à M""' de Sévigné d'avoir de ces pensées qui cgratignent la Icle-,
mais c'est surtout quand elle vit. seule, à Livry ou aux Rochers,
qu'elle a comme des retours réglés de dévotion. Là, (( dans ce triste
et tranquille repos, rêver à Dieu, à sa providence, posséder son
âme, songer à l'avenir, » c'était sa vie entière. Elle pensait alors
à sa fille aJ^sente, aux amis qu'elle avait perdus, à la mort surtout
qu'elle craignait tant à cause de ce qui doit la suivre. « Je me
trouve dans un engagement qui m'embarrasse. Je suis embarquée
dans la vie sans mon consentement. 11 faut que j'en sorte.; cela
m'assomme. Et comment en sortii'ai-je? Par où? par quelle porte?
Quand sera-ce? En quelle disposition? comment serai-je avec
Dieu? qu'aurai-je à lui présenter? Quelle alternative! quel embar-
ras! J'aurais bien mieux aimé mourir entre les bras de ma nour-
rice ! » Et elle se promettait de mieux vivre désormais et de songer
davantage à ce terrible moment; mais bientôt « un souffle, un rayon
.de soleil emportaient toutes ces réflexions du soir. » Elle retournait
dans les salons, au milieu de ses amis, reprenait plaisir aux con-
versations médisantes, riait comme les autres, et plus que les au-
tres, de tous les malins récits, et ne résistait pas au plaisir de les
redire avec une verve qu'on admirait. Elle s'en voulait, se gron-
dait et ne se corrigeait pas. « Je ne suis ni à Dieu ni au diable,
disait-elle. Cet état m'ennuie, quoique, entre nous, je le li^ouve le
plus naturel du monde. » C'est dans ces alternatives que se passait
sa vie et celle de la plupart de ses contemporains. Ils hésitaient, ils
flottaient, comme elle, entre le diable et Dieu, jusqu'au jour, qui
ne manquait pas d'arriver, où Dieu l'emportait. Tantôt c'était une
grande émotion, par exemple la mort d'une personne aimée,
comme il arriva à Rancé et à Tréville, qui les arrachait au monde.
Le plus souvent c'était l'âge qui les ramenait aux pensées sérieuses.
Pendant qu'ils gravissaient tristement « le chemin laborieux de la
vieillesse, » les souvenirs d'une éducation chrétienne se réveillaient
naturellement en eux et les rejetaient vers la dévotion. Les lettres
de M""" de Sévigné sont pkines de ces fins pieuses. On n'échappait
pas à ces sentimens. Les personnes même en apparence les plus
rebelles par leur conduite ou leurs opinions, les hommes les plus
occupés de leurs affables, les plus sensibles à leui's intérêts, les
femmes les plus dissipées et les plus mondaines finissaient par céder
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 1007
comme les autres. Est-ce bien cette M'"" de Coulanges, si rieuse, si
légère, si enivrée des plaisirs du monde, si remplie de ses futilités,
et sur laquelle il semble que la morale chrétienne devait glisser, qui
écrit à son mari ces sérieuses paroles : « Je ne me soucie plus du
monde; j'ai vu tout ce qu'il y a à voir; je n'ai plus qu'une vieille
figure à lui présenter, plus rien de nouveau à lui montrer ni à dé-
couvrir? Et que veut-on faire de recommencer toujours des visites,
de se troubler des événemens qui ne nous regardent point? Mon
cher monsieur, il faudrait songer à quelque chose de plus solide. »
Il faut avouer que ces sentimens nous transportent dans un monde
dont les lettres de Cicéron ne nous donnaient pas l'idée.
Je n'achèverai pas ces réflexions sans faire remarquer combien la
dévotion de M"'" de Sévigné, assez tiède en pratique, avait, dans
la théorie, des excès et des témérités qui surprennent. On sait avec
quelle chaleur elle défendait les opinions de Port-Royal et la doc-
trine de la grâce. Tout ce qui était grand et même exagéré la sé-
duisait. Le magnifique exemple des mères de V église, M""'^ de Conti
et de Longueville, ces anciennes héroïnes de la fronde, qui s'étaient
jetées dans les austérités de la pénitence avec un entraînement ro-
manesque, la frappait d'une admiration aussi vive que « les di-
vines saillies de Corneille qui font frissonner; » mais ce qui l'en-
traînait encore plus que tout le reste dans le parti des jansénistes,
c'est qu'ils étaient poursuivis et persécutés, et que la doctrine de
Port-Royal était une doctrine d'opposition. Ceci mérite d'être re-
marqué. Cette femme si douce, si conciliante dans ses relations,
qui s'accommodait si facilement au caractère et à la façon de penser
des autres, avait pourtant son franc parler. Malgré sa dévotion sin-
cère, elle disait son sentiment sur les choses religieuses, et ce sen-
timent ne laissait pas que d'être quelquefois très hardi. Elle n'était
pas de ces chrétiens soumis qui regardent l'ignorance comme la
sauvegarde la plus sûre de leur foi, qui s'imaginent que la meilleure
manière de résoudre les objections, c'est de n'y penser jamais, et
qui croient devoir tenir leur esprit à jeun, pour le mortifier comme
le corps. Elle se permettait de réfléchir sur ses croyances; elle li-
sait beaucoup, et comme elle souhaitait sintèrement s'éclairer, elle
se gardait bien de ne lire que les gens qui étaient de son avis.
« Nous battons tous les chemins, » disait-elle, et en effet on la voit
mêler à Pascal et à Nicole les ouvrages de Claude, de Burnet, et
même un peu d'Alcoran. De toutes ces lectures il était résulté une
croyance fermement assise , mais précisément parce qu'elle était
&ûre d'elle-même, une croyance libre et hardie. Elle ne se cache
pas pour sourire de la châsse de sainte Geneviève et de saint Mar-
cel; elle parle légèrement de Rome et des conclaves, et ce n'est pas
saas ironie qu'elle nous raconte « qu'on a chargé le cardinal de Retz
1008 REVUE DES DEUX MONDES.
d'y ramener le Saint-Esprit. » Elle a des doutes qu'elle exprime
avec franchise. « Vous aurez peine, dit-elle, à nous faire entrer une
éternité de supplices dans la tête, à moins que d'un ordre du roi et
de la sainte Écriture. » Quand elle discute avec une huguenote,
elle l'étonné par les concessions qu'elle lui fait. « Je lui abandon-
nai les abus et les superstitions. Je ne la poussai point sur le saint-
sacrement. )) Je crains bien qu'un dévot difficile ne lui trouvât pas
assez de soumission et d'humilité.
De même, en politique, elle admire sincèrement le roi, — elle a
vu les plus belles années de son règne, — mais son admiration n'a
jamais un air de servilité. Quelque absolu que soit ce régime, on
voit bien que nous ne sommes pas dans une de ces royautés de
l'Orient qui imposent une obéissance aveugle et muette. Ce despo-
tisme, après tout, laisse sourire et causer, et il règne autour de lui
une liberté d'esprit qui le tempère. M'"^ de Sévigné a bien des mots
piquans et amers sur la cour; elle n'approuve pas toutes les mesures
qui s'y prennent. Elle ose rester l'amie de cœur de ceux que le maître
a disgraciés; elle continue à regarder comme innocens ceux qu'il
condamne. Rien ne lui déplaît comme la flatterie, et elle blâme sans
se gêner les excès du zèle monarchique. Par exemple, elle ne par-
donne pas aux minimes de Provence d'avoir comparé le roi à Dieu,
« mais d'une manière où l'on voit clairement que Dieu n'est que la
copie. ') — « Trop est trop, ajoute-t-elle; je n'eusse jamais soup-
çonné des minimes d'en venir à cette extrémité. » Et il faut bien
remarquer que ce ton de fine ironie et ce franc parler qui étonnent
ne devaient pas être particuliers à M""" de Sévigné. Elle est femme,
et, dans les choses politiques surtout, elle n'a pas d'initiative. Elle
pense et elle parle par réverbération, comme elle dit. Les senti-
mens qu'elle exprime sont donc ceux des personnes auprès des-
quelles elle vivait, c'est-à-dire des gens les plus importans du
royaume par la naissance et par l'esprit, de ceux qui devaient avoir
le plus d'influence sur l'opinion publique. Que faut-il en conclure?
C'est que sous cet air d'obéissance et de soumission il y avait alors,
plus qu'on ne croit, de petites résistances, une opposition timide
de railleries et de bons mots, et dans les matières religieuses comme
dans les questions politiques une certaine liberté de jugement. C'est
ce qu'on n'aperçoit guère quand on se contente d'étudier cette épo-
que par ses dehors. Il semble alors qu'il y ait un abîme entre elle
et le siècle qui la suit; mais cet abîme se comble lorsqu'on regarde
de plus près, par exemple lorsqu'on lit une correspondance intime,
comme celle de M'"" de Sévigné. On voit bien en la lisant que, mal-
gré les dilférences qui les séparent, un de ces siècles conduit à
l'autre sans secousse. On n'a pas besoin d'aller chercher pour le»
rapprocher quelques sceptiques isolés, comme Bayle ou Saint-Évre-
LES CORRESPONDANCES INTIMES. 1009
mond, qui n'eurent pas beaucoup de prise sur leur temps. Voltaire
a plus d'aïeux qu'on ne lui en donne d'ordinaire, et il convient de
faire entrer dans sa généalogie des gens qui ne se doutaient pas du
petit-fils que la Providence leur préparait. C'est peut-être l'intérêt
le plus piquant de la correspondance de ^1°"= de Sévigné qu'elle
montre comment le siècle le plus croyant et le plus monarchique
s'acheminait, sans le savoir, vers le siècle le plus révolutionnaire
et le plus incrédule. L'histoire de France est la plus logique de
toutes. Rien n'y arrive au hasard, et tous les effets y ont des causes
longuement préparées pour qui sait les voir. Je ne sais pas, en
vérité, pourquoi l'on nous accuse d'être inconséquens et mobiles.
Il n'y a pas de peuple qui ait été aussi opiniâtrement fidèle à son
caractère, et chez qui les événemens se développent avec tant de
suite et de régularité.
Après avoir reconnu que ces deux époques sortent l'une de l'au-
tre, il faut pourtant s'empresser d'ajouter qu'elles ne se ressem-
blaient guère. A le prendre dans son ensemble, le xvii' siècle est
assurément un siècle de foi. Ce travail intérieur qui devait finir
par ébranler les croyances n'était alors visible pour personne. Les
vérités religieuses n'avaient pas reçu d'atteinte sérieuse, et l'on ne
ne doutait pas de la solidité de l'établissement monarchique. On
ne se divisait que sur des points de détail, et il y avait une sorte de
communauté d'opinion au sujet des questions les plus gi-aves. Ce
sont là de grands avantages, et nous les apprécions d'autant plus que
nous sommes plus loin de les posséder. Des deux époques que nous
dépeignent les lettres de Cicéron et celles de M'"* de Sévigné, c'est
à la première surtout que nous ressemblons. Elle n'avait pas plus
que nous de croyance solide, et la triste expérience qu'elle avait
faite des révolutions l'avait dégoûtée de tout en l'habituant à tout.
Elle connaissait, comme nous, ces mécontentemens du présent et
ces incertitudes du len'lomain qui ne permettent pas de goûter un
repos tranquille. Nous nous retrouvons en elle; les tristesses des
hommes de ce temps sont en partie les nôtres, et nous avons souf-
fert des maux qu'ils enduraient. Nous sommes placés comme eux
dans une de ces époques intermédiaires, les plus douloureuses de
l'histoire, où, les traditions du passé ayant disparu et l'avenir ne
se dessinant pas encore, on ne sait plus à quoi s'attacher, et nous
comprenons bien qu'il leur soit arrivé souvent de dire avec le vieil
Hésiode : « Que je voudrais être mort plus tôt, ou être né plus tard! »
C'est ce qui nous fait prendre un intérêt si triste et si vif à la lec-
ture des lettres de Cicéron.
Gaston Boissier.
TOME LVI. — 1865. 64
LE MOUVEMENT ITALIEN
NAPLES DE 1830 A 1865
DANS LA LITTÉRATURE ET DANS L'ENSEIGNEMENT
Dans un pays divisé, le lendemain d'une révolution, voulez-vous
savoir à quel parti est l'avenir, demandez de quel côté est l'intel-
ligence, car c'est elle après tout qui cède le moins à l'éblouissement
des grandes fortunes ou à l'abattement des grands désastres. Dans
les jours de calme, elle prépare et conduit les événemens; dans les
jours d'orage, elle les combat, les repousse ou les ramène : tôt ou
tard elle les fait rentrer dans son chemin. Or l'intelligence à Naples
est pour l'unité italienne. Elle ne l'est pas d'hier, et ce n'est point
l'aventure miraculeuse de Garibaldi qui l'a subitement convertie;
ces hardis coups de main peuvent réussir, mais le succès ne dure
qu'une heure quand un sérieux mouvement d'opinion ne les a pas
précédés et commandés. Lorsque le héros populaire entra dans Na-
ples avec « ses jeunes vétérans, » il n'y trouva pas seulement une
foule aveugle, enthousiaste, tourbillonnant autour de lui comme la
poussière soulevée par les chars de triomphe; il y était attendu, ap-
pelé même par une patiente évolution d'esprits éclairés et convain-
cus, qui voulaient une patrie forte et un roi national.
Cette sorte d'avant-garde militante avait préparé depuis long-
temps l'œuvre décisive que venait d'accomplir une vaillante épée;
elle l'avait préparée par un puissant épanouissement de toutes les
forces intellectuelles qui conquièrent et gouvernent un pays, car
les aptitudes et les facultés les plus contraires se développent d'or-
dinaire ensemble dans l'esprit des Napolitains. Cette population est
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1011
loin de s'abandonner aux poétiques langueurs du far Jiicnte; elle a
un génie pratique et vivace. La métaphysique et la géométrie n'ont
jamais cessé de prospérer sur la terre féconde qui a produit Giordano
Bruno, Gampanella, Telesio, Vico, Galluppi, Padula. Cette expan-
sion naturelle du peuple napolitain vers les études sévères et posi-
tives, on voudrait essayer ici de la mettre en relief, on voudrait
exposer les origines des idées maintenant établies et triomphantes
dans le midi de la péninsule. On suivra jusqu'à nos jours ce mou-
vement à la fois politique et littéraire, en indiquant d'où il est sorti,
dans quel sens il a marché, comment il a produit deux révolutions,
pourquoi enfin la première, celle de 1848, fut une défaite, et la se-
conde, celle de 1860, une victoire.
I.
Sous l'ancien régime, malgré l'indifférence ou l'hostilité du pou-
voir, les Napolitains n'eurent besoin, pour maintenir leur ardeur
intellectuelle, que d'avoir un centre de réunion. Ce centre de réu-
nion, ils le trouvèrent, aux approches de 1830, dans la maison
du marquis Basilio Puoti. Homme de savoir et de bien, Puoti avait
d'abord occupé une place dans l'administration du royaume; il la
perdit et consacra sa vie à l'étude. En publiant les ouvrages des
autres, il devint un linguiste excellent, et ouvrit alors ce qu'on
appelle à Naples une école. Cinq jeunes gens de bonne volonté se
réunirent chez lui, non pas seulement pour assister à des leçons,
mais pour travailler en commun. Loin de payer le maître, les éco-
liers étaient soutenus par lui. On lisait un chant de la Divine Co-
médie, un chapitre de Passavanti (1), ou l'on traduisait quelque
lettre de Gicéron; chaque élève apportait sa version, et toutes ces
versions, comparées d'abord entre elles, étaient ensuite mises en
regard de celles des anciens traducteurs : curieuse et instructive
confrontation qui montrait toutes les diversités d'esprit et de goût
qui distinguent les intelligences et les siècles littéraires. Bientôt
l'école fit des recrues et admit même un assez grand nombre de
jeunes gens. La politique ne jouait aucun rôle dans ces réunions,
qui eussent été bientôt prohibées, si l'on y avait enseigné le droit
constitutionnel; mais, comme on l'a dit, une nation, c'est une lan-
gue : le mot est vrai en Italie plus que partout ailleurs. Or, après
la restauration bourbonnienne, Naples se trouvait, par la langue,
presque détachée de l'Italie. Le pays tout entier avait été en quel-
que sorte mis en tutelle par l'occupation française. La langue écrite
n'était autre chose que du français scandé à l'italienne. La langue
(1) Écrivain du xiv*" siècle, dont un ouvrage, le Specchio délia Penitenza, passe pour
un testo di lingua, c'est-à-dire un modèle de langue et de style.
1012 REVUE DES DEUX MONDES.
vulgaire était le patois napolitain, qu'on ne parlait pas seulement
dans la rue, mais dans le monde et môme à la cour. L'école de
Puoti tenta de rattacher Naples à l'Italie. Une poignée de jeunes
gens qu'une passion purement littéraire entraînait vers Dante, Boc-
cace, Pétrarque, l'Arioste, le Tasse, Machiavel, Guichardin, de-
vaient tôt ou tard arriver à cette conclusion, qu'un pareil ensem-
ble de grands esprits n'appartenait pas à telle province et à tel
clocher, mais à la patrie tout entière, et que cette patrie, existant
déjà depuis tant de siècles dans leur pensée et dans leur œuvre,
devait vivre un jour d'une vie réelle et prendre sa place au milieu
des nations. C'est ainsi qu'une classe de grammaire commença mo-
ralement la révolution italienne.
Puoti n'était pas le seul à rompre des lances en faveur de la buona
lingua contre les gallicismes et le jargon napolitain, il n'était même
pas le premier : déjà le marquis de Montrone, qui avait parcouru
l'Italie et séjourné à Bologne, s'était entouré de jeunes gens, entre
autres de Baldacchini et Ranieri , qui étudiaient sérieusement avec
lui le toscan des meilleurs siècles. Par malheur, les affaires de 1820
avaient arrêté ce premier effort. Baldacchini et Ranieri durent voya-
ger et rejoindre dans l'exil d'ardens amis de la cause vaincue, Ga-
briele Pepe, connu par son duel avec M. de Lamartine, l'historien
Pietro Colletta, les Poerio, etc. La plupart de ces émigrés se ren-
contrèrent à Florence, excellente école de langue et de pensée na-
tionale. Tous y prirent une façon de parler et de sentir qui n'était
pas celle de leur province. D'autres Italiens proscrits se trouvaient
alors en Toscane; Tommaseo y faisait ses premières armes, Leopardi,
le grand et malheureux poète, y chantait la patrie morte et Nérine,
« son éternel soupir. » L'un des premiers, sinon le premier prosateur
du temps, Pietro Giordani, y régnait sur la langue et sur le style.
Enfin les Florentins eux-mêmes, Gian-Battista Niccolini, Gino Cap-
poni, Cosimo Ridolfi, Lambruschini, se réunissaient avec les émi-
grés dans un cercle littéraire devenu bientôt une véritable acadé-
mie, celui de Jean-Pierre Vieusseux. Toute l'Italie future était là.
Quand après 1830 les Napolitains proscrits revinrent à Naples,
ils y trouvèrent l'école de Puoti toute fondée, c'est-à-dire leur pro-
pre ouvrage déjà entrepris, un noyau de jeunes gens déjà préparés
à recevoir l'idée italienne. Cette école transformée se fractionna
bientôt pour étendre son champ d'action : les principaux élèves,
professeurs à leur tour, développèrent, en le modifiant et en le cor-
rigeant, l'enseignement grammatical de leur maître : ce fut l'œuvre
de MM. Leopoldo Rodinù, Bruto Fabbricatore, Eramanuele Rocco.
Quelques autres, disciples ou amis de Puoti, tâchèrent de traiter en
bon style des sujets de critique, d'histoire, d'archéologie et de mo-
rale. On doit citer parmi ceux-ci les deux frères Dalbono et les trois
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1013
Volpicella (1). Enfin en dehors de cette école plusieurs groupes s'é-
taient formés; les travaux archéologiques, les études économiques
rapprochaient quelques hommes, parmi lesquels apparaissaient avec
un certain éclat Giovanni Manna et Antonio Scialoia, 11 y eut dès
lors un véritable mouvement littéraire, et par conséquent une lutte
incessante entre la pensée et le pouvoir.
Le pouvoir avait pris ses mesures et tenait sous sa main toute la
presse. Aucun livre ne pouvait paraître sans avoir passé deux fois sous
l'inspection des censeurs, qui devaient lire d'abord les manuscrits
avant d'en autoriser l'impression, puis les feuilles imprimées avant
d'en autoriser la publication. Plus tard, ces précautions parurent in-
suffisantes; outre la police, le pouvoir fit intervenir le clergé dans
l'examen des productions de l'esprit. Les rigueurs redoublaient :
défense aux journaux de traiter les questions sérieuses, défense de
nommer, fût-ce pour les flétrir, Calvin, Voltaire, Masaniello, la ré-
forme ou la révolution. Quant à la politique, une seule feuille avait
le droit de s'en occuper, la gazette officielle, et elle n'en abusait
point. Rédigée sous la direction de la police, elle donnait assez ré-
gulièrement les nouvelles de l'Australie et de la Chine; mais l'Europe
l'intéressait médiocrement. Le péril eût pu venir des publications
étrangères, si le roi François l"' n'avait eu l'heureuse idée de les
frapper de droits exorbitans pour les retenir aux frontières. De plus
une douane littéraire installée à l'entrée de la ville, du côté de la
mer, était chargée d'examiner les caisses de librairie. Quand un
voyageur débarquait sur le Môle, on prenait ses livres et on les por-
tait dans le cabinet du réviseur, qui retenait ce qu'il voulait. Ces
précautions prises, le pouvoir n'eut plus qu'à se prémunir contre
l'université. 11 la regardait comme inutile et dangereuse; il crai-
gnait surtout l'agglomération des étudians sur un même point : aussi
chercha-t-il à les disperser le plus possible, et à cet effet, chose
étrange, il favorisa la liberté de l'enseignement. Pas de brevets ni
de concours; le premier venu, pourvu qu'il n'attaquât ni le catholi-
(1) Tous les hommes qu'on vient de nommer, et qui surent dignement continuer
l'œuvre de Puoti, méritent qu'on donne ici quelques indications sur leurs travaux.
M. Fabbricatore a dirigé des publications estimables, notamment un recueil périodique,
la Rivista Sebezia. — M. Robinô est l'auteur d'une grammaire italienne souvent rééditée,
la meilleure qui existe, au dire des Napolitains. — Dans de nombreux écrits et surtout
dans un curieux vocabulaire complétant et corrigeant le dictionnaire officiel de la
Crusca, M, Emmanuele Rocco a fait preuve d'un esprit très cultivé. — Des deux frères
Dalbono, le premier, Cesare, est un critique attentif, dont les études ( une entre autres
sur Basilic Puoti) ont été justement remarquées; l'autre, Carlo Tito, a donné nombre
de nouvelles et de romans : c'est une plume alerte et féconde, c'est aussi un catholique
très ardent. — Les trois Volpicella sont tous connus par des travaux intéressans, Sci-
pione par une collection de monumens rares ou inédits sur l'histoire de Nanlcs, — Luigi
par d'utiles monographies sur plusieurs villes de l'ancien royaume (Amalfi, Trani, Bari)
et des ouvrages de droit, — Filippo par un curieux roman archéologique, Ceccarella.
lOih REVUE DES DEUX MONDES.
cisme ni la monarchie absolue, et qu'il sût par cœur son catéchisme,
était autorisé à créer des médecins ou des avocats. Il en résulta que
ces petites universités partielles, ces écoles privées, comme on les
appelait, se multipliant à l'infini, parvinrent à disséminer les étu-
dians et à rendre l'université déserte. C'est ce que voulait le gou-
vernement. Peut-être espérait-il ruiner l'instruction par la con-
currence. Ces milliers de maîtres, ignorans pour la plupart, ne
pouvaient former des élèves bien dangereux; le moins cher d'entre
eux, fût-il le plus mauvais, devait être le plus couru. Le pouvoir se
trompait en cela, comme dans tout le reste. La liberté de l'ensei-
gnement ne fit que du bien aux études : les ignorans prêchèrent
dans le désert, la foule se porta chez les hommes de science et d'es-
prit. La concurrence, en stimulant l'émulation, défricha en tous sens
un terrain bientôt fécondé, et certains professeurs réunirent autour
de leur chaire jusqu'à trois ou quatre cents élèves. « Lorenzo Fazzini,
dit l'auteur d'un intéressant écrit sur l'instruction publique à Na-
ples, M. Settembrini, enseignait alors les sciences naturelles et ma-
thématiques à plus de trois cents jeunes gens, et fit à ses frais un ca-
binet de physique qui est maintenant à l'université. Antonio Nanula
réunissait plus de deux cents auditeurs, et forma un cabinet très
rare d'anatomie pathologique, qui est également à l'université.
Domenico Furiate, Domenico Capitelli, Roberto Savarese gardèrent
plusieurs années jusqu'à quatre cents élèves qui écoutaient leurs
leçons de droit. Deux cents suivaient les cours de Costantino Dimi-
dri et de Pietro Ramaglia, professeurs de médecine. Plusieurs cen-
taines apprenaient les mathématiques aux cours privés des profes-
seurs De Angelis et Tucci... J'en passe beaucoup d'autres moins
renommés, mais non moins vaillans et utiles. »
On ne réussit pas mieux à empêcher l'entrée des livres étran-
gers. Le fruit défendu fut bientôt recherché; la douane engendre la
contrebande. Les libraires de Naples recevaient frauduleusement des
ouvrages prohibés qui se répandaient ainsi, par centaines d'exem-
plaires, non -seulement dans la ville, mais dans les provinces, car
le dénûment des bibliothèques publiques, où nul livre moderne ne
pouvait entrer, forçait le plus pauvre savant de posséder une bi-
bliothèque privée à l'abri des visites domiciliaires, c'est-à-dire en
grande partie cachée dans les cloisons et sous le plancher de son
cabinet. Et ces ouvrages si difficiles à obtenir, si dangereux à gar-
der, payés si cher, étaient lus, relus et retournés en tous sens:
chaque volume avait cent lecteurs, chaque lecteur s'en repaissait
des mois entiers, jour et nuit. Une forte génération de solitaires
enfouis dans les villages les plus inconnus se forma ainsi toute seule,
et sortit plus tard de terre, tout armée, au premier cri de la ré-
volution.
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1015
Le pouvoir fut-il plus heureux contre la presse? Sans doute la
presse souffrit des prohibitions dont elle fut frappée. Là où les ques-
tions sérieuses sont interdites, il ne manque jamais d'auteurs légers,
toujours prêts, spirituellement inutiles, contant fleurettes d'un air
gaillard et cavalier qui amuse les oisifs. Ces bagatelles ont leur
importance, elles détournent nombre d'esprits des sujets sévères
et dangereux pour le pouvoir, et tout pays où elles attirent l'atten-
tion du public n'est assurément pas un pays libre. La petite presse
eut une grande vogue à Naples de 1830 à 18/18 : elle agitait toutes
les questions permises, notamment celle du romantisme, où gaspilla
sa verve lyrique un échevelé nécessiteux qui aurait pu avoir du talent,
Cesare Malpica. Cette agitation à fleur d'eau n'empêcha point cepen-
dant les écrivains dignes de ce nom de continuer leur œuvre. Ils
avaient un recueil, le Progresso, fondé par M. Giuseppe Rirciardi,
poète et surtout conspirateur, dont la moitié de la vie s'écoula en
prison ou dans l'exil. Dans ce recueil, qui passa plus tard sous la
direction de M. Bianchini, l'économiste officiel, il était permis de
beaucoup sous-entendre et de laisser entrevoir ce qu'on ne disait
pas. Enfin quelques livres importans parurent en secret, car la
censure n'en eût jamais autorisé la publication. Antonio Ranieri fut
le premier qui osa se servir à Naples de la presse clandestine. Son
exemple fut bientôt suivi par un certain nombre d'audacieux, parmi
lesquels il faut distinguer M. Michèle Baldacchini, historien élé-
gant, prudent philosophe, qui publia sur Masaniello et sur Gampa-
nella des livres justement estimés. M. Baldacchini est le premier, à
ma connaissance, qui ait introduit les sciences naturelles dans la cri-
tique littéraire en essayant de marquer l'influence du sol sur la pen-
sée de l'homme. Ainsi furent déjouées à Naples toutes les mesures
du pouvoir. Les études marchaient malgré le néant de l'université
officielle, les ouvrages étrangers entraient malgré les douanes lit-
téraires, les livres napolitains paraissaient malgré la police et le
clergé. Nombre de lettrés et de savans se formèrent tout seuls en
ce pays de fécondité naturelle, où même les pierres des murs aban-
donnés produisent des touffes de fleurs, où des figuiers tordus et
chargés de fruits sortent des crevasses et des lézardes.
Les poètes principalement surgirent en foule, et l'on ne saurait
sans injustice passer devant les meilleurs sans indiquer au moins
leurs noms. La muse lyrique inspira de nobles vers aux deux frères
Arabia, à Gampagna, à Bolognese, à Niccola Sole, mort trop jeune,
à quelques femmes, Laura Mancini, Maria-Giuseppe Guacci, Gian-
nina Milli. La muse populaire fit bon visage à bien des poètes élé-
gans, parmi lesquels on a distingué Achille de Lauzières, Giulio
Genuino, Parzanese. Enfin la grande muse nationale commençait à
gronder sourdement : Paolo-Emilio Imbriani, dans ses vers em-
1016 REVUE DES DEUX MONDES.
preints d'une mâle tristesse, menait le deuil de la patrie; Ales-
sandro Poerio, qui devait mourir glorieusement en Vénétie, frappé
d'une balle autrichienne, poussait avant l'heure le cri de guerre
des Italiens. Saverio Baldacchini portait toujours avec lui, dans sa
pensée et dans ses chants, l'image de la terre natale. Il s'écriai;:
dans son beau poème de Climdio Vannini :
« Et je gravis les Alpes helvétiques. Ils me paraissaient beaux, les rochers
incrustés de glace, ©t le profond abîme qui se creusait sous mes pieds, et
les tonnerres souterrains des avalanches, et la pesante ténacité des neiges,
et l'air piquant et brumeux que je respirais ! — 0 Méditerranée ! — rives si
calmes et chères au soleil ! ô lagunes de Venise parcourues à toute heure
par les gondoles légères et par le chant des poètes ! ô collines boisées de
Sorrente et d'Amalfi, sur lesquelles couraient de fraîches brises qui aimaient
le parfum des citronniers et des orangers! ô silence des nuits! quand se
pose sur les tombeaux des martyrs et sur tes ruines antiques, ô Rome, le
rayon mystérieux des étoiles, il semble, en cette heure solennelle, que,
soulagé par une immense espérance, le soupir des siècles, plus pur que
l'encens, monte au ciel! — 0 souvenirs sacrés de la patrie!... »
Et ce n'était pas le sentiment national seulement, c'étaient les idées
les plus larges qui se faisaient jour dans la poésie napolitaine. Un
patricien abruzzais, Pasquale de' Yirgilii, poète et voyageur, écrivait
à son retour de l'Orient sur Masaniello et les vêpres siciliennes des
drames shakspeariens, où quelques exagérations romantiques lais-
saient voir une imagination puissante (1), et que suivait en 18/i3
une étrange trilogie, il Sccolo Derimonouo, dont le héros était un
fils de Manfred et un petit-fils de Faust. Il avait composé aussi des
poèmes fort admirés même dans l'Italie du nord, un entre autres,
il Condamialo a morte, qui précéda le Dernier Jour (Viui Condcumii'
de Victor Hugo. Si l'on aime les comparaisons, voici un morceau
de l'œuvre italienne :
« Cependant l'horloge sonna onze heures. Je compris alors que je venais
de faire un songe,... et je tâchai de me rappeler ce que j'avais entendu
dire sur le gibet et sur la mort. Je portai mes mains à mon cou, et je le
serrai fortement plusieurs fois, comme pour éprouver l'horrible sensation
du lacet infâme; puis je palpai mes deux bras là où la corde devait les lier,
et je la sentais passer et repasser jusqu'à ce qu'elle fût serrée et nouée
fortement. Et je sentais scier mes deux mains, et la coiffe blanche descen-
dre sur mon visage. Horrible chose, sans laquelle la mort n'eût rien été!...
« Je m'entendis appeler à voix basse. C'était le geôlier. « Il est temps,
me dit-il; prends courage, voici le prêtre.» — Et le prêtre m'exhorta it
(1) Bien plus tard, en 18G0, après avoir subi, comme tant d'autres, dix années de
persécution, Pasquale de' Virgilii retournait, comme préfet de Teramo, dans le^;
Abruzzes, et recevait officiellement sur les bords du Tronto le roi Victor-Emmanuel
entrant pour la première fois dans ses provinces du midi.
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1017
prier. Je restai un instant absorbé en moi-même, et je m'assis sur le bord
de mon lit. Mes dents claquaient, tout mon corps s'agitait convulsivement.
Je regardai vers la porte; l'aube n'apparaissait pas encore, mais l'air était
épais et sombre, une pluie lente et continue tombait. — « Il est déjà sept
heures, me dit le prêtre; n'as-tu rien, mon fils, qui te pèse sur la con-
science? » — Alors je rassemblai mes forces et je tâchai de parler, mais en
vain. Mes lèvres étaient pétrifiées. 0 Dieu! je n'avais plus qu'une heure à
vivre...
« L'horloge sonna. Je levai les yeux et je dis : Seigneur, aie pitié de moi l
— Trois quarts d'heure étaient passés; l'horloge battit trois coups, puis
ïe dernier quart, enfin huit heures! — Jusque-là, mon âme m'avait paru
vivante; mais je ne saurais dire tout ce qui m'arriva depuis... Je me sou-
viens pourtant que je fus conduit dans une grande salle, et qu'en voyant
près de moi des hommes noirs qui soutenaient mon corps, je tâchai de me
tenir debout, et que je n'en eus pas la force; je vis les visages des malheu-
reux qui devaient mourir avec moi, et je ne tremblai pas. Tous les deux,
les bras liés derrière le dos, étaient étendus sur la terre nue. Un vieillard
maigre, à cheveux blancs, lisait à l'un d'eux quelque chose. Dès qu'il m'a-
perçut, je ne sais ce qu'il me dit, mais je compris qu'il fallait s'embrasser.
En cet instant, j'ignore qui me soutint. J'aurais cru que la rage nous pre-
nait l'âme en ces moraens-là; ce n'est pas vrai, c'était autre chose, comme
si mon cœur s'en allait et que sous mes pieds s'effondrât la terre. Us me
lièrent les bras; quelqu'un dit au prêtre : Tout est prêt. Je sentis encore
une fois, je vis,... et ce fut la sensation dernière. Tout ce que je me rap-
pelle à présent me paraît un songe : des lumières éclairant les chaudes
ténèbres des souterrains de la prison, l'immense foule qui couvrait* la rue,
les fenêtres et les clochers peuplés d'une multitude étrange. Je vis de loin
l'église, j'entendis le glas de la cloche funèbre. Je me rappelle aussi la cou-
leur du ciel et plus vivement la croix noire, les roulemens interrompus da
tambour, et encore le gibet, la pluie, et cette foule accrochée aux toits»
ligures singulières et curieuses. Un murmure confus se répandit dès que
Japparus. Jamais, jamais je n'avais vu les objets si éclatans, jamais mon
regard n'avait en un éclair embrassé tant de choses; mais ce ne fut qu'un
éclair. Le prêtre, les moines blancs, la coiffe blanche, l'échafaud, la corde,
ne furent rien pour moi. Des ténèbres de mort m'enveloppèrent, et je ne
vis plus. »
Dans ce vif mouvement lyrique et parmi ces chanteurs si divers
passa indifférent, isolé, presque inaperçu, Giacomo Leopardi de
Recanati. « Philologue à seize ans, philosophe à vingt, poète à
vingt-cinq, vieillard à trente et mort illustre à l'âge où l'on com-
mence à vivre, Leopardi a laissé le plus magnifique monument de
beau langage et de poésie qui, depuis trois siècles, eût illustré la.
terre des morts (1). » C'est à Naples qu'il écrivit ses derniers chants.
Condamné par une de ses maladies (il en avait deux mortelles) à
passer l'été sur « la croupe désolée du Vésuve, » il y voyait fleurir
(1) Voyez l'étude sur Leopardi dans la Revue du lô septembre 184i.
1018 REVUE DES DEUX MONDES.
Tin jour un de ces genêts qu'il avait rencontrés autrefois dans les
ruines de Rome, et, saluant cette plante « amie des tristes solitudes
et compagne des fortunes affligées, » il s'écriait :
« Ces champs poudrés de cendres et recouverts d'une lave pétrifiée qui
résonne sous le pied du passant, ils furent autrefois des campagnes joyeuses,
dorées d'épis, retentissant du mugissement des troupeaux; ils furent des
jardins et des palais, des cités fameuses... Maintenant tout est ruine et deuil
autour de la fleur solitaire, et, comme si elle prenait pitié du malheur des
autres, elle exhale au ciel un parfum qui console le désert... Ah! qu'il
vienne donc ici, celui qui exalte le sort de l'homme, et qu'il voie com-
bien nous sommes chers à la nature aimante!...
« Mais il est un noble cœur, celui-là qui ose soulever les yeux mortels
contre la destinée commune, et dont le franc parler, sans rien cacher du
vrai, confesse le mal qui nous fut donné en partage, et la bassesse, la fra-
gilité de notre condition ; — celui-là qui se montre grand et fort dans la
souffrance, et qui n'ajoute pas à ses propres misères les haines et les co-
lères fraternelles, pires que toutes les autres disgrâces, en accusant
l'homme de son mal, mais qui en rejette la faute sur la vraie criminelle
(la nature), mère des hommes par l'enfantement, marâtre par la volonté...
«C'est elle qu'il appelle ennemie, c'est contre elle qu'à ses yeux la famille
humaine est assemblée, organisée, et que sont confédérés tous les hommes,
— et tous il les embrasse avec un véritable amour; il leur prête et il at-
tend d'eux un ferme et prompt secours dans les périls partagés et dans les
angoisses de la guerre commune. »
Leopardi prêchait donc une association de la race humaine contre
la nature, « la nature impie, » comme il l'appelait. Il avait le droit
de s'en plaindre. La phthisie et l'hydropisie le torturaient à la fois,
ses yeux étaient malades, son dos voûté; son corps malingre et dis-
gracié présentait la difformité de Triboulet : il fut l'Ésope de la
poésie. Aussi ne voulait-il pas se laisser voir; il dormait le jour et
ne sortait, ne vivait que la nuit; il s'asseyait alors sur les pentes
du volcan et prenait en pitié ou en dérision l'orgueil des hommes.
C'est là que le poète « élégamment désespéré, » comme l'appelait
Tommaseo, décrivit les éruptions du Vésuve dans une période ma-
gnifique et célèbre que nous essayons de traduire littéralement.
« Comme, en tombant de l'arbre, un petit fruit que, dans l'automne
avancé, abat la maturité sans autre effort écrase, dévaste et couvre en
un moment les demeures d'un peuple de fourmis creusées dans la terre
molle avec un grand travail , et les œuvres et les richesses que la famille
laborieuse avait prudemment amassées pendant l'été, — ainsi, tombant
tout à coup du ciel, où il avait été lancé des entrailles tonnantes, un amas
de cendres, de scories et de pierres, — écroulement ténébreux — traversé
de ruisseaux bouillans, — ou, sur les flancs de la montagne, descendant fu-
rieux dans les herbes, un immense torrent de masses liquéfiées, de métaux
et de sables enflammés, — atteignit les cités que la mer baignait là-bas,
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1019
sur l'extrême rivage, — et il ne lui fallut qu'un instant pour les confondre
et les démanteler et les recouvrir, — si bien que sur elles broute mainte-
nant la chèvre et que des cités neuves surgissent d'autre part, prenant
pour assises les cités ensevelies dont Tàpre montagne foule à ses pieds les
murs abattus. »
Le poète nous montre ensuite Pompéi en cendres et les ruines où
le volcan jette encore de loin des lueurs menaçantes, rôdant comme
un flambeau dans un palais désert... Et cependant, ajoute-t-il, « la
nature, ne s' inquiétant ni de l'homme, ni des temps qu'il appelle
antiques, ni des générations qui se succèdent, la nature est toujours
verte et suit son chemin, un chemin si lent qu'elle paraît immobile.
Et les royaumes tombent, et les langues, les nations changent, et
l'homme se vante d'être éternel!... »
Leopardi mourut à Naples le IZi juin 1837, dans la maison d'un
ami qui, depuis sept années, l'ayant accueilli infirme et pauvre,
l'avait gardé constamment auprès de lui, l'avait soutenu, consolé,
amené à Naples, promené continuellement de Gapodimonte au Vé-
suve, selon les exigences ou les caprices de son mal, qui l'avait
soigné malade, qui le veilla mourant, le sauva mort des jésuites
et de la fosse commune, qui enfin lui bâtit une tombe, et lui assura
l'immortalité en publiant ses œuvres. Cet ami, dont on n'a pas en-
core assez vanté le dévouement, s'appelait Antonio Ranieri.
Ranieri ne fut pas seulement l'ami de Leopardi, il fut lui-même.
Il se distingua comme écrivain en apportant un élément nouveau,
l'élément populaire, dans ce qui peut s'appeler la révolution gram-
maticale. Pendant son exil à Florence, il avait étudié le toscan,
non-seulement chez les maîtres du xu" siècle, mais chez les plé-
béiens des faubourgs, qui depuis cinq cents ans, malgré les inva-
sions étrangères, les variations de la mode, les innovations, les al-
térations de toute sorte apportées par le va-et-vient des choses et
des hommes, avaient merveilleusement gardé la vieille langue dans
toute sa richesse et dans toute sa pureté. Tout près de Florence,
hors de la porte alla Croce, on rencontre des contadines qui ont sur
les lèvres tout le vocabulaire des vieux auteurs, leurs façons de
parler, certains mots expressifs et pittoresques, ou certains dictons
du meilleur temps. Elles ont même dans'Jileur langage une élégance
de forme et une correction que depuis longtemps les lettrés et les
savans ne connaissaient plus (1). C'est là que Ranieri, pendant son
exil, avait étudié l'italien. Pour le puiser à la source, il allait pas-
ser plusieurs heures tous les jours à l'école de ces puristes sub-
urbains qui ne savaient pas lire. A force de les entendre, il avait
(1) Un jour un étranger demandait son chemin à l'une de ces paj sannes en lui disant
qu'il s'était perdu. Perdulo no, smarrito si (non pas perdu, mais égaré), lui répondit-
elle.
1020 REVUE DES DEUX MONDES.
fini par s'exprimer comme eux, et ce fut ainsi que le toscan de Boc-
cace ne resta pas pour lui, comme pour les autres, une langue
morte retrouvée par l'étude et le travail, mais devint une langue
maternelle, apprise naturellement, comme celle que l'enfant tient
de sa nourrice.
L'occasion d'employer l'italien simple et franc des faubourgs de
Florence s'offrit bientôt à Ranieri. Il lui vint la courageuse idée de
flétrir V Annunziata (hospice des enfans trouvés de Naples), ignoble
taudis où chaque année des milliers d'infanticides étaient commis,
sous le manteau de la charité, par l'avarice et la vénalité des ad-
ministrateurs, et il écrivit sa Ginevra, le premier roman à tendances
sociales (je ne dis pas socialistes) qui ait paru en Italie. Ginevra,
c'est une sœur aînée de Gosette et même de Fleur-de-Marie. Les
partisans de l'art pour l'art n'aiment pas ce genre de récits gou-
vernés par une idée impérieuse, souvent arbitraire, qui les mène
où elle veut. Peut-être, en suivant les malheurs de cette pauvre
fille, les brutalités qu'elle subit à l'hospice et hors de l'hospice,
trouvera-t-on dans son histoire un excès de violence et d'horreur;
mais l'auteur, malgré son talent d'écrivain, ne songeait guère à
faire une œuvre d'art : il disait la vérité, la réalité poignante, sans
atténuation, sans tempéramens. Son livre, imprimé clandestinement
à Naples, en 1839, avec la fausse date de Lugano, fit scandale. On
mit Ranieri en prison; il y resta plus d'un mois. On voulait l'exiler
ou le confiner quelque part; on parlait de l'envoyer aux îles. L'ad-
ministrateur de l' Annunziata, dont les concussions avaient été dé-
noncées par ce terrible livre, demanda au roi la permission d'en-
fermer l'audacieux romancier à l'hospice des aliénés, placé sous
sa direction. — Je ne te le conseille pas, répondit Ferdinand : il y
trouverait le sujet d'un second roman, — A peine libre, Ranieri atta-
qua résolument la question capitale de notre temps, celle de l'unité
italienne et du pouvoir temporel. Il osa la poser sous Ferdinand lî,
dans un livre signé de son nom. Grâce à lui, le mouvement gram-
matical et littéraire devint politique et religieux. Il faut ici re-
prendre les choses d'un peu plus haut.
Un historien florentin, Varchi, avait écrit dès le xvi® siècle cette
phrase nette et franche que Dante aurait signée dès le xiii" : « Et,
pour dire le vrai, jamais les fatigues et les infortunes de l'Italie ne
cesseront tant qu'un prince prudent et heureux n'en aura pas pris le
gouvernement, car il ne faut point espérer un pareil bienfait des
papes. » Tel a été de tout temps le point de vue italien. Florence
a constamment proclamé cette vérité par la bouche de ses grands
hommes. Cependant l'opinion florentine n'a pas toujours prévalu.
11 arriva souvent que, ballottée entre ses deux éternels ennemis, l'é-
glise et l'empire, qui se la disputaient dès le moyen âge, se l'arra-
LA LITTERATURE A NAPLES. 1021
chaient l'un à l'autre et se la partageaient en la déchirant, l'Italie
éperdue se jeta, pour échapper au césar, dans les bras du pontife.
Malgré d'anciens et cruels mécomptes, cet accès de folie ou cet acte
de désespoir s'est répété de notre temps en haine des Autrichiens.
Les premières cloches furent sonnées en Lombardie par un poète
encore vivant qui porte modestement un demi-siècle de gloire,
Alessandro Manzoni. Il voulut réveiller par le sentiment religieux
le sentiment national et soulever le catholicisme italien contre l'op-
pression étrangère. Ses disciples et ses émules, Silvio Pellico, Grossi,
Rosmini, vingt autres, se lancèrent dans le mouvement, qui entraîna
bientôt la Lombardie et le Piémont jusqu'au jour où Gesare Balbo,
Massimo d'Azeglio et Gioberti s'en emparèrent.
Ces idées se répandirent à Naples après I8Z1O; quelques écrivains
les accueillirent volontiers. Le papisme était la forme la plus accom-
modante et la moins dangereuse du libéralisme; on ne pouvait rai-
sonnablement mettre en prison les poètes qui chantaient la gloire
de Rome et l'empire universel du Vatican. Il y eut donc à Naples
un certain mouvement catholique; bien plus, ce mouvement y pro-
duisit des travaux assez considérables. Ln homme de l'autre siècle,
Carlo Troya, né en 1784, filleul de la reine Caroline, élevé au pa-
lais royal, instruit au collège des pères chinois, puis protégé par
Murât, ménagé par la restauration, mais compromis dans les trou-
bles de 1820 et doucement renvoyé de Naples, avait, pendant cet
exil, étudié la Divine Comédie, puis l'histoire, et s'était fait guelfe
en vivant à Rome entre les patriciennes et les cardinaux. Il entre-
prit alors d'écrire les annales de l'Italie depuis Gharlemagne jus-
qu'à Dante, et, s' étant mis à l'œuvre avec un prodigieux acharne-
ment, accumula d'abord treize cent trente-deux pages in-quarto
sur l'histoire des barbares avant leurs invasions, suivies d'une table
chronologique, amas énorme de textes, de documens cités de mé-
moire. Carlo Troya savait tout cela par cœur. Cet avant-propos pu-
blié, il se mit à écrire son livre, dont deux mille pages et plus paru-
rent avant sa mort. Je passe ses autres travaux (dissertations sur la
Divine Comédie, sur les Florentines contemporaines de Dante, etc.)
et son Code dijjlomatique lombard. L'ensemble de ces recherches
servit à prouver que le pape, « gardien des lois romaines, de la lan-
gue latine et de l'antique civilisation, avait représenté l'Italie contre
les barbares, » et conséquemment devait la représenter encore et
l'arracher de leurs mains. Une pareille conclusion n'était pas ex-
primée dans les volumineuses compilations de M. Carlo Troya, mais
elle en sortait toute poudreuse et pesamment armée. Balbo, d'Aze-
glio, Gioberti, en furent ravis ; la science venait à leur secours avec
des catapultes.
Cette idée, qui avait envahi l'Italie presque tout entière, ne fut
1022 REVUE DES DEUX MONDES.
combcattue que par un très petit nombre d'hommes qui connais-
saient le mot de Varchi, c'est-à-dire la pensée de Dante et de Ma-
chiavel, et parmi ces hommes deux surtout ont marqué dans le
mouvement littéraire contemporain, Gian-Battista Niccolini à Flo-
rence, Antonio Ranieri à Naples. Le premier devint fou de colère
et de douleur quand il vit ses amis (des Toscans!) se tourner vers
l'église. Le second osa soutenir publiquement contre les papes les
droits des Lombards, qui étaient à ses yeux les Italiens. Il voulut
(je cite à peu près ses paroles) éclairer les voies sombres par les-
quelles l'évêque de Rome en était devenu le souverain temporel ; il
voulut diminuer, sinon dissiper, les ténèbres où l'ignorance des
premiers temps du moyen âge et les rares documens qui nous en
sont parvenus avaient laissé les manœuvres du sacerdoce ; il voulut
montrer que de ces manœuvres et de ces usurpations étaient déri-
vés les malheurs de la religion même, les divisions des Italiens, les
invasions des étrangers pendant les onze siècles qui suivirent, — et
il écrivit à Naples, sous Ferdinand II, avant Carlo Troya, comme
pour prévenir la thèse de cet annaliste et la réfuter d'avance, la
Sloria d'Italia ciel quinto al nono secolo, c'est-à-dire de Théodose
à Gharlemagne , ouvrage précis, serré, rapide, où l'historien par-
court, d'un pas si prompt qu'on a peine à le suivre , la période la
plus obscure et la plus importante des temps passés, les migrations
des peuples, la résurrection de la théocratie, l'enfantement des
temps modernes. C'est ainsi que la question italienne , telle qu'elle
se débat aujourd'hui (non celle de 18/i8, mais celle de 1860), fut
nettement posée à Naples dès 1841 par Antonio Ranieri.
Ce ne furent point là les seules témérités napolitaines. Les com-
patriotes de Giordano Bruno, de Telesio, de Campanella, de Vico, se
sont lancés de tout temps dans les aventures de la pensée. Naples
eut ainsi, dans notre siècle comme dans les autres, non -seule-
ment des poètes et des historiens, mais des philosophes, et, chose
étrange, dès 1815, ces philosophes suivirent de loin, mais avec un
intérêt passionné, les derniers maîtres de l'Allemagne. Le domini-
cain Golecchia, moine défroqué qui sous Murât cultivait la philo-
sophie et enseignait les mathématiques sans voir plus loin que
Gondillac, fut forcé plus tard d'entrer comme instituteur dans une
famille qu'il suivit en Russie ; il en revint disciple de Kant. Persé-
cuté par les prêtres, il donna des leçons chez lui , et il écrivit dans
le Progresso; c'était un esprit exact et rigoureux, mathématicien
même en philosophie. Après lui vint Galluppi, penseur digne de sa
réputation, quoique difficile à lire. Son œuvre, qui fut une conti-
nuelle réfutation de Kant, atteste par conséquent une continuelle
préoccupation du criticisme germanique. Yers la même époque,
Pasquale Borrelli publiait sa Généalogie de la Pensée où ; quoique
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1023
disciple de Tracy et de Cabanis, il donnait une assez bonne exposi-
tion de la Critique delà Raison pure. Après 1830, malgré ses anté-
cédens libéraux de 1820, Galluppi obtint à Naples la chaire officielle
de philosophie. Il fit connaître à ses élèves les premiers Fragmens
de M. Cousin; il les publia même en italien, non sans les réfuter un
peu, dans une introduction contre le spinozisme. Il rendit par là au
philosophe français le même service qu'il avait rendu autrefois au
philosophe de Kœnigsberg : M. Cousin fut un moment l'écrivain le
plus populaire de Naples. La jeunesse se jeta avec avidité sur les
Fragmens, qui lui révélaient pour la première fois les lointaines
évolutions de la pensée allemande. Aussi demandait-elle à cor et à
cris les nouveaux ouvrages du révélateur; mais l'administration
faisait bonne garde, et grâce à ses précautions le cours à' Histoire
de la philosophie de 1827 ne parvint qu'en 1838 à Naples, où l'on
étudiait l'Allemagne à travers la France. Quand parurent les pre-
mières traductions françaises de Fichte et de Schelling, elles furent
dévorées ; bientôt pourtant ces versions ne suffirent pas à la curio-
sité des jeunes Napolitains, ils apprirent l'allemand, ils lurent Hegel
dans le texte original. Ainsi, avant 1848, Ferdinand II régnant, il
y eut dans son royaume une école hégélienne (1), et ces études n'é-
taient pas seulement le souci de quelques heures par semaine, c'é-
tait la vie de chaque jour. Après la séance levée, la leçon se conti-
nuait dans des promenades et des causeries familières entre le
maître et l'écolier, prolongées quelquefois bien bien avant dans la
nuit. L'ancien -^^a^f d'Italia, qui perdit plus tard ce nom dangereux
et devint le Caff'è délie Belle Arti, formait une succursale de l'univer-
sité, presque une académie. Les philosophes s'y entretenaient avec
une assiduité qui inquiéta le gouvernement. Le ministre de la po-
lice, M. del Garretto, envoya pour surveiller ces réunions un de ses
agens les plus habiles. Aussitôt reconnu, l'agent fut surveillé lui-
même et dérouté de mille façons . on ne parla devant lui que l'hé-
gélien, langue encore plus difficile que le basque. L'auditeur était
tout oreilles, il suait à grosses gouttes et ne comprenait pas. Il finit
par quitter la place , et peu de temps après les philosophes à leur
(1) C'est dans ce camp hégélien que parurent d'abord quelques hommes qui devaient
combattre plus tard sur un autre terrain, M. Silvio Spaventa par exemple. M. Ber-
trando Spaventa, son frère, arrivant des Abruzzes avec la passion réfléchie qui distingue
les habitans de ces provinces, donna ses premières leçons vers 1845. M. Tari entra des
premiers par ses travaux d'esthétique dans les idées nouvelles; M. Stefano Cusani, en-
levé en 1846 par une mort prématurée, les répandit dans ses leçons avec une singulière
originalité de vues; M. deMeis (aujourd'hui professeur à Bologne) les proclama hardi-
ment dans ses leçons de médecine, et M. Stanislao Gatti dans ses Pensées sur les arts-
Enfin Fun des plus regrettables représentans de cette jeunesse napolitaine, M. Gian-
battista Ajcllo, hégélien déclaré, eut le temps, dans sa courte vie, de dérouler publi-
quement toute renc3clopédie de son maître.
102Zl REVUE DES DEUX MONDES.
tour durent abandonner le café. Ils allèrent alors s'asseoir, pour dis-
cuter, en face du palais du roi, sur le perron de Saint-François de
Paule. « Qui peut redire la joie, les espérances, l'enthousiasme de
ce temps-là? écrit M. Bertrando Spaventa. Qui peut redire l'affection
dont s'aimaient les jeunes maîtres et les élèves, marchant ensemble
à la recherche de la vérité? C'était un besoin irrésistible, universel,
qui les poussait vers la splendeur et l'inconnu de l'avenir, vers l'u-
nité organique de toutes les connaissances humaines. Les étudians
en droit, en médecine, en littérature, en sciences naturelles, en ma-
thématiques, étaient entraînés dans le mouvement généra], et brû-
laient avant tout, comme les anciens Italiens, d'être philosophes.
C'était un culte, une religion idéale où ils se montraient les dignes
descendans de Giordano Bruno. »
L'agitation de ces esprits si fortement remués s'accrut encore
après le septième congrès des savans, qui, en 18/15, se réunit à
Naples. On sait quel était l'objet de ces congrès, dont le premier
s'était assemblé à Pise en 1839. Fêtes inoffensives en apparence, où
accouraient les hommes cultivés de toutes les parties de l'Italie,
convoqués tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, par des
princes bénévoles qui les traitaient magnifiquement, c'étaient en
réalité d'importans conciliabules où les Italiens révoltés venaient or-
ganiser une fusion morale, une conspiration de l'intelligence contre
le morcellement de l'Italie et le despotisme des souverains. Dans les
séances publiques (à Lucques par exemple en 18/13), les membres
du congrès dissertaient sur la fabrication du vin, la maladie de l'oli-
vier et les rizières. La séance levée, ils se retrouvaient dans des ré-
unions particulières où ils complotaient l'indépendance et la liberté
de leur pays. Comment se fit- il donc que Ferdinand II, homme
d'esprit et de précaution , toléra chez lui de pareilles assemblées
révolutionnaires? C'est l'aud ce heureuse du prince de Canino qui
enleva d'assaut le consentenjent royal. On trouvait ce naturaliste
révolutionnaire et conspirateur toujours sur pied, toujours en mar-
che, errant d'un bout de l'Italie à l'autre. Il voyait les plus petits
et les plus grands, déjeunait chez les rois, soupait chez les pa-
triotes, entrait à la cour et dans les sociétés secrètes; il avait la
foi, l'insouciance, la passion des aventures; il était prince, il osait
tout. En 1843, dans un moment où la police redoublait de rigueur,
il débarqua un jour à Naples sans passeport, endossa son uniforme
de général de la république de Saint- Marin (uniforme garni d'é-
normes boutons sur lesquels était inscrit le mot de libertas), et dans
ce costume alla se présenter devant Ferdinand pour lui demander la
permission de convoquer à Naples le prochain congrès scientifique.
Le roi n'eut pas le temps de se fâcher ni de réfléchir, il ne fît au-
cune objection, et le congrès décidé séance tenante se réunit deux
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1025
ans après, en 1845. Nombre d'hommes éminens, de libres penseurs,
accoururent à Naples; ce qu'ils y firent, on peut le deviner. Osten-
siblement on s'occupait d'archéologie ou d'histoire naturelle sous
la présidence du ministre Santangelo; mais le véritable congrès
s'assemblait le soir chez l'un ou chez l'autre, et oh conspirait. Rien
de politique dans les réunions officielles ; on y débattait des ques-
tions de science pure avec un sérieux qu'il n'est donné qu'aux Ita-
liens de savoir garder. Une seule fois l'un des membres du con-
grès, M. Orioli, osa dire dans une séance publique : « Espérons que
Jupiter retiendra ses foudres et les réservera pour le salut de l'Ita-
lie ! » Ce mot fut une double maladresse : il effi'aya le pouvoir, qui
se repentit de sa tolérance, et il indisposa les patriotes, qui ne vou-
laient rien attendre de Jupiter.
Le premier résultat du congrès de 1845 fut de jeter tous les
hommes éclairés dans la politique d'action. Aux conspirateurs ordi-
naires, déjà commandés par le baron Carlo Poerio, se joignirent
bientôt les esprits les plus cultivés et les plus distingués de jNaples.
La presse clandestine redoubla d'activité; des feuilles volantes, sor-
tant l'on ne sait d'où, bourdonnaient chaque jour dans la ville en-
tière. C'est alors que Luigi Settembrini, esprit très fin, caractère
antique, osa publier sa fameuse « protestation du peuple des Deux-
Siciles,» écrit mordant qui flétrissait toutes les iniquités du pouvoir.
Cependant les Napolitains, malgré le travail des grammairiens, des
poètes, des historiens, des philosophes, malgré le congrès italien,
qui était venu donner une direction commune à leurs aspirations
confuses, n'étaient pas mûrs encore pour la grande idée de 1860,
pour la liberté dans l'unité. Ils devaient passer d'abord par les
fautes de 1848, si cruellement expiées. En 1846, les conspirateurs
de Naples erraient au hasard, sans boussole et se fiant aux étoiles.
Ils savaient ce qu'ils ne voulaient pas, ils ne savaient pas ce qu'ils
voulaient. Ils espéraient une Italie forte et libre, mais ne s'enten-
daient ni sur les moyens de la conquérir, ni sur les moyens de la
constituer. Monarchistes, républicains, constitutionnels ou révolu-
tionnaires, ils discutaient le style de l'édifice avant d'avoir un ter-
rain où l'élever et des matériaux pour le bâtir; ils faisaient enfin de
la question italienne une question politique au lieu d'en faire une
question nationale, et loin de réunir toutes leurs forces pour aff"ran-
chir la patrie, ils les épuisaient en querelles inutiles sur la meil-
leure forme de gouvernement. L'avènement de Pie IX vint mettre
un terme à ces incertitudes. Dès qu'on vit un pape débuter par une
amnistie, on crut que le Vatican allait se changer en Capitole.
L'idée néo-guelfe triompha même à Naples; on se mit à rêver pour
l'Italie une confédération de trônes constitutionnels sous la prési-
TOME LVI. — 18G5. 65
1026 REVUE DES DEUX MONDES.
dence du saint-siége; on poussa Ferdinand II vers cet idéal, on
le rendit malgré lui roi -patriote et prince italien. La catastrophe
de 18A8 fut le résultat de cette aberration fatale. Naples donna
le court spectacle d'une monarchie constitutionnelle tempérée par
les illusions de quelques hommes de bien. Carlo Troya, Imbriani,
Scialoia, Poerio, devinrent ministres. Presque tous les autres, —
excepté Antonio Ranieri, qui ne voulut rien être, ne croyant pas
à une révolution qui avait éclaté sous la pression de l'idée guelfe
et au cri de vive Pie IX! — presque tous les autres, arrachés vio-
lemment de leurs cabinets, durent se jeter dans la vie politique.
Des lettrés et des savans, on fit des députés et des sénateurs. Ceux
qui chantaient la liberté furent chargés de la proclamer; ceux qui
écrivaient l'histoire furent chargés de la faire. On mit en un mot la
littérature au pouvoir; elle se crut un instant sur le trône : on sait
que l'illusion dura peu. Le 15 mai ramena la réaction triomphante.
On vit le parlement méprisé, bientôt fermé, le bon plaisir rétabli,
les trois couleurs effacées; puis vinrent les arrestations, les juge-
mens, les condamnations à mort et les peines capitales, commuées
enfin en galères perpétuelles : Poerio, Settembrini, furent envoyés
au bagne, Spaventa à Yei-gastolo, pire que le bagne, les autres
chassés pêle-mêle; l'idée italienne était en pleine déroute.
Ainsi fut brusquement arrêté à Naples en I8Z18 ce mouvement
intellectuel, ce mouvement italien dont nous avons tâché d'indiquer
les premières et principales manifestations. On a vu comment dès
1830 la grande langue unitaire s'était fait jour entre le français des
salons et le patois de la rue, comment les idées nationales, importées
par les proscrits de 1820 revenant de l'exil, s'étaient répandues dans
la jeunesse, comment le néant de l'enseignement officiel avait rendu
possibles et même florissans les cours privés, écoles de patriotisme
et de lil)re savoir. On sait aussi comment l'histoire même osa se dé-
clarer à Naples, dès I8Z1I, avant le Primato de Gioberti, contre l'uto-
pie de l'église révolutionnaire, comment la philosophie, éternelle
passion des Napolitains, vint hâter l'affranchissement de leurs con-
sciences, comment le congrès de 1845, en surexcitant les esprits,
les jeta peut-être hâtivement dans la politique active, comment enfin
d'un coup de vent ils furent soulevés en foule et presque aussitôt ba-
layés par la tempête de 1848. Cette dernière épreuve eut du moins
cela de bon, qu'elle ouvrit les yeux aux patriotes : ils ne songèrent
plus à confier les destinées de la patrie au libéralisme du saint-
siége ni à la loyauté du roi Ferdinand, et ils se tournèrent vers le
seul prince italien qui se fût battu pour l'Italie, qui eût tenu sa
parole. A dater de 1848, tous les esprits, dispersés d'abord, vont se
raUier autour de la croix de Savoie et marcher vers la grande cam-
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1027
pagne de 1860. C'est sur l'histoire et les conséquences de ce ral-
liement que notre attention doit maintenant se porter.
II.
Après 18/i8, la lutte entre la nation lettrée et le pouvoir ne fut
plus ce qu'elle avait été après 1830. Elle devint implacable. Les
hommes qui restèrent en petit nombre à Naples pour y défendre la
cause de la pensée ne furent pas les moins malheureux. Le gou-
vernement supprima les chaires, brûla les livres, exigea des étu-
dians des certificats de confession et de communion, puis finit par
les renvoyer dans leurs provinces. Tout ce qui avait du savoir ou
du talent fut entouré, surveillé, isolé, parqué çà et là : Tari sur
une montagne de la Terre de Labour, De' Virgilii dans un trou des
Abruzzes, Niccola Sole dans un coin de la Basilicate, entre un
ruisseau et des peupliers. L'astronome Ernesto Gapocci, directeur
de l'observatoire, perdit sa place et se réfugia dans un village éloi-
gné; le physicien Melloni, pour échapper à une surveillance vexa-
toire, dut également se réfugier à la campagne : il se cloîtra dans
une solitude où ne pénétrait aucun bruit du dehors, et y mourut de
tristesse. Antonio Ranieri, enfermé dans son cabinet d'avocat, passa
dix années de sa vie à se faire oublier. Chacun suivait son chemin
à l'écart, dans l'ombre, cachant ses opinions et ses livres, affectant
l'insouciance du lazzarone ou l'imbécillité de Brutus, et cela dura
jusqu'en 1860, et l'esprit n'est pas mort à Naples! Voilà pour-
quoi ceux qui connaissent les Napolitains les aiment. Il faut avoir
vécu longtemps parmi eux, avant leur délivrance, dans l'inti-
mité des hommes qui portaient le deuil de leur pays, il faut avoir
souffert soi-même, isolé dans ce désert, où les livres, les idées,
la vie moderne en un mot, n'entraient pas, il faut avoir subi l'in-
fluence de ce sirocco moral, qui vous enveloppait tout entier et
vous plongeait dans je ne sais quelle allanguissante inertie, pour
rendre justice aux hommes intelligens de Naples, si injustement ca-
lomniés en France et méconnus partout. Ils se tinrent debout jus-
qu'au dernier moment dans leur résistance courageuse, fidèles à la
cause de l'Italie et de la liberté; il y eut de très rares défaillances.
Bien plus, dans cet isolement forcé, les études continuèrent. Si l'on
resta longtemps sans écrire, c'est qu'il n'y avait plus de journaux
sérieux; si l'on resta longtemps sans enseigner, c'est que toute
science était interdite (1) ; heureusement chacun dans son cabinet
(1) A la fin du règne de Ferdinand, l'économiste Bianchini étant ministre, il y eut
pourtant un retour de tolérance , et les études de droit particulièrement purent re-
prendre avec une certaine activité. Quelques cours privés furent permis; ceux de M. do
Blasio, de M. Pepere, de M. Pessina, jeune professeur plein de savoir et de talent, au-
1028 REVUE DES DEUX MONDES.
avait une cachette pour les livres préférés, et le soir, quand toutes
les portes étaient fermées et qu'il n'y avait plus de visites à crain-
dre, l'homme studieux courait comme l'avare à son trésor. On ap-
prenait tel volume par cœur, afin de lui ménager un abri plus sûr.
C'est ainsi que les études continuèrent en dépit de toutes les op-
pressions et préparèrent des hommes pour l'Italie future.
Quant à l'Italie d'alors, au pape, à Ferdinand II, on n'en atten-
dait plus rien. Le roi boudait dans ses forteresses éloignées, l'élite
du pays ne le connaissait plus et ne lui demandait ni réformes ni
progrès, pas même des grâces. C'est des bagnes que venait l'exemple
de ce découragement volontaire, de cette implacable défiance. C'é-
tait un prisonnier, le baron Carlo Poerio, qui gouvernait morale-
ment les patriotes napolitains. Chef d'une famille continuellement
opprimée, fils d'un orateur illustre qui avait connu l'exil et le ca-
chot, frère d'un poète véhément qui venait de se faire tuer devant
Venise, Carlo Poerio avait été lui-même arrêté, détenu trois fois
avant ce soulèvement de 18Zi8, qui vint le chercher dans une pri-
son pour le porter au pouvoir et le jeter ensuite aux galères. On lui
mit les fers aux pieds et la veste des forçats, puis on lui offrit plu-
sieurs fois la liberté, s'il demandait grâce. Il refusa toujours, sim-
plement, gravement. En 1852, sa mère était malade, une mère
qu'il adorait, une Romaine; elle avait autrefois suivi son mari dans
l'exil; elle lui avait survécu pour souffrir encore; elle venait de
perdre coup sur coup ses deux fils, l'un tué par les Autrichiens,
l'autre enfermé vivant dans une tombe; il ne lui restait plus rien
à sacrifier à l'Italie, elle allait mourir. On promit à Poerio que, s'il
leur d'études importantes sur la morale des anciens, ranimèrent un instant la vieille-
école de Naples. M. Capuano put diriger un journal de droit {Annali di Dii'itto);
M. Manna publia des articles remarquables sur le crédit foncier et le crédit mobilier;
M. Torchiaralo, qui avait déjà traduit la Philosophie du droit de Hegel, publia en ita-
lien les livres de Gans; MM. de Gesare et Raccioppi se firent une place distinguée
parmi les économistes. Quelques journaux parurent, notamment la Musica, feuille hé-
gélienne, tolérée à cause de son titre inoffensif. Quelques recueils, \e Museo di Scienza
e letleratura de M. Stanislas Gatti, la Bivista Sebezia de M. Fabbricatore, laquelle de-
vint, après quelques numéros, VAntologia contemporanea, le Gianbattista Vico, rédigé
en grande partie, sous le patronage du prince de Syracuse, par les moines du Mont-
Cassin, inséraient des travaux sérieux d'une véritable valeur.' Ge n'était là qu'un mo-
ment de répit. La répression recommença bientôt, plus acharnée que jamais, exaspérée
par la guerre de Lombardie. La police devint si cauteleuse qu'elle ne permit plus même
aux écrivains de louer le pouvoir : l'éloge aurait pu passer pour une ironie ou pour un
jugement. M. Pierre Ulloa, maintenant à Rome avec François II, qui a fait de lui son
ministre d'état, publiait en 1859 deux gros volumes que nous avons nous-niême eu à
consulter pour cette étude : Pensées et souvenirs sur la littérature contemporaine du
royaume de Naples. Eh bien! ce livre instructif et ingénieux, bien qu'écrit à la gloire
des Bourbons, dut se soustraire, comme les écrits les plus séditieux, à l'inspection de
la censure et fut imprimé clandestinement avec cette fausse indication : Genève, Joél
Cherbulies.
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 10*2^)
implorait la laveur de Ferdinand, il pourrait voir sa mère mourante.
Il demeura inflexible, Dieu sait au prix de quelles tortures. Du fond
du bagne, il dirigeait l'opinion, contenait les impatiens, soutenait
les faibles; il ordonnait d'espérer et d'attendre, — et l'on atten-
dait, on espérait.
C'étaient donc les prisonniers qui gouvernaient Naples, mais c'é-
taient aussi les exilés. Après I8Z18, les Napolitains militans furent
dispersés un peu partout : Aurelio Saliceti s'enfuit à Paris, Ric-
ciardi à Genève, Roberto Savarese à Pise, Gasparrini à Pavie, les
mazziniens à Gènes. Cependant la plupart des émigrés purent se
réunir à Turin. Ce petit Piémont, qui paraissait avoir si peu de
ressources, se trouva pourtant assez riche et assez grand pour of-
frir une hospitalité généreuse à tous les proscrits qui venaient
lui demander accueil. Nombre de Napolitains s'y étaient réfugiés
et acclimatés depuis leur déroute. M. Mancini, l'avocat brillant
qui avait rédigé, le 15 mai 18Zi8, la protestation des députés de
Naples, était devenu professeur de droit à l'université de Turin. A
cette même université, avant ISZ18, M. Antonio Scialoia avait en-
seigné l'économie politique ; il était retourné depuis lors à Naples,
où il avait été ministre dès sa trentième année ; puis, arrêté, jugé,
condamné, proscrit comme tant d'autres, il était revenu à Turin,
son pays d'adoption, qu'il ne devait plus quitter. Là s'étaient réfu-
giés également le poète Imbriani, le philosophe Bertrando Spa-
venta, le colonel Mariano d'Ayala, écrivain militaire qui venait
d'être ministre en Toscane, les avocats Gonforti et Pisanelli, qui
devaient être plus tard ministres du royaume d'Italie, les médecins
Tommasi et de Meis, dont la science et le caractère honoraient dou-
blement l'émigration napolitaine, l'historien Piersilvestro Leopardi,
autrefois proscrit à Paris, puis rappelé à Naples et renvoyé deux fois
à Turin, la première fois en ambassade, la seconde en exil. Ses Nar-
razioni storiche, simple récit solidement appuyé sur de nombreux
documens, seront toujours consultées par ceux qui écriront l'his-
toire des dernières révolutions de Naples. Ces émigrés et beaucoup
d'autres s'attachèrent au Piémont par un sentiment de reconnais-
sance que l'habitude et la réflexion changèrent plus tard en un dé-
vouement raisonné. Quand on voyait ce petit pays si pauvre, aflaibli
par de récens désastres, marcher dans la liberté, dans le pro-
grès d'un pas si ferme et si prompt, se couvrir de chemins de fer
et d'écoles, envoyer des soldats en Crimée, entrer dans les congrès
des puissances, entreprendre un des travaux les plus étonnans du
siècle, la percée des Alpes, contenir enfin la révolution en se jetant
devant elle, et arriver à ces résultats par une harmonie admirable
entre la fidélité du peuple et la loyauté de son roi, n'était- il pas
tout naturel de confier à ce peuple et à ce roi la délivrance de l'Ita-
1030 REVUE DES DEUX MONDES.
lie? L'idée de la monarchie unitaire naquit ainsi d'elle-même; elle
sortit des faits, non du cerveau d'un utopiste; elle devint la seule
solution possible, non le rêve confus de ceux qui cherchaient l'idéal.
Une association d'hommes modérés se forma pour répandre cette
idée par des brochures et surtout par des feuilles volantes qui,
trompant toutes les surveillances, allèrent surprendre chez eux, à
Milan, à Florence, jusqu'à Naples, les patriotes italiens. Naples ce-
pendant hésita longtemps à se rendre ; tiraillée en tous sens par la
propagande muratiste et par la propagande mazzinienne, elle atten-
dait le mot d'ordre des prisonniers, et Poerio ne s'était pas encore
prononcé. Ce fut alors que Ferdinand II commit une suprême im-
prudence. Aux derniers jours de sa vie, dans un moment de fai-
blesse, de remords peut-être, ou sous la pression de la diplomatie,
il entr'ouvrit la porte des bagnes et en laissa sortir les hommes les
plus influens. On sait l'histoire de leur délivrance : embarqués sur
un vapeur napolitain, ils devaient être transbordés à Gibraltar sur
un brigantin étranger qui les aurait conduits en Amérique. Mal-
heureusement pour la dynastie de Ferdinand le brigantin fit fausse
route et débarqua en Irlande sa cargaison de déportés. Carlo Poe-
rio, Silvio Spaventa, Luigi Settembrini et beaucoup d'autres se ren-
dirent à Londres, où ils furent reçus avec des ovations, puis de
Londres à Turin, où ils devinrent les plus acharnés défenseurs de
l'unité italienne. Ferdinand mourut, François II monta sur le trône,
et, désespérant, comme il le dit alors, « d'atteindre aux sublimes
vertus de son auguste père, » il tâcha du moins de les imiter. II
envoya à Turin un nouveau convoi de proscrits, quelques gentils-
hommes, le magistrat Vacca (aujourd'hui garde des sceaux du
royaume d'Italie), et un jeune homme qui comptait déjà parmi les
meilleures têtes de Naples, M. Enrico Pessina : c'étaient autant de
renforts que le jeune prince offrait généreusement à l'armée ita-
lienne. Il les rappela au dernier moment, quand il octroya sa con-
stitution tardive : c'était ouvrir la porte à ses plus mortels enne-
mis. La révolution était déjà faite. L'Italie unitaire, préparée de
longue main dans les consciences, n'eut qu'à se présenter en tu-
nique rouge aux portes de Naples pour être acclamée d'un seul cri,
non-seulement par les enthousiastes de la rue, mais par tous ceux
qui avaient lu Dante et Machiavel.
Après le plébiscite et la réunion des Deux-Siciles au royaume
italien, la politique appela tous les esprits à concourir à l'œuvre
nationale. Les esprits répondirent sans hésitation à cet appel; de-
puis longtemps déjà ils consacraient toutes leurs facultés au service
de cette grande cause. A Naples comme dans l'Italie entière, avant
comme après 18Zi8, toute la littérature avait été militante. On con-
naît le mot de Guerrazzi: « J'ai écrit ce roman, parce que je ne pou-
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1031
vais livrer une bataille. » Ce mot pourrait servir d'épigraphe à l'his-
toire de la pensée italienne depuis 1815 jusqu'à nos jours. Au fond
des idées et des œuvres se cachait toujours la préoccupation natio-
nale; les philosophes, les poètes, les historiens, n'étaient que des
patriotes déguisés. Tel penseur s'était montré tour à tour, avec une
égale passion et une égale sincérité, papiste et anti-papiste, par
l'unique raison que la papauté lui avait paru d'abord le salut, puis
la ruine de l'Italie. Il ne fallut donc point user de violence pour
changer les hommes de lettres en hommes politiques. Ils sentaient
en outre qu'en de certains momens la science pour la science,
comme l'art pour l'art, est impossible et serait condamnable, que
l'Italie, pour accomplir son unité, convoquait toutes ses intelU-
gences, parce qu'elle avait besoin de toutes ses forces, qu'il existe
une conscription civile, volontaire il est vrai, mais d'autant plus
impérieuse, à laquelle tout citoyen doit se présenter, qu'en face du
devoir et du danger communs, on ne peut sans lâcheté refuser le
service, qu'enfin le premier des Italiens, fût-il Goethe, serait re-
gardé comme le dernier des hommes, si ses plaisirs, ses intérêts,
ses études, le souci de son repos ou de sa gloire l'empêchaient d'être
à son poste autour du drapeau national.
C'est ainsi que la politique absorba presque toute l'activité napo-
litaine. Les économistes qui avaient le plus doctement formulé leurs
théories furent appelés à les mettre en pratique. On vit M. Scialoia
réformer à Naples les tarifs de la douane et négocier à Paris avec
M. Nigra le traité de commerce avec la France; MM. de Sanctis,
Mancini, Conforti, Manna, Pisanelli , Vacca, furent ministres : l'un
d'eux, M. Pisanelli, vient d'attacher son nom à une grande œuvre
encore inédite, le code civil italien. Le sénat accueillit plusieurs Na-
politains appartenant à de grandes familles, ou représentant l'aris-
tocratie de l'intelligence et du travail; je citerai parmi ces derniers
le botaniste Tenore, mort récemment, le cristallographe Arcangelo
Scacchi, etc. La chambre des députés reçut dans son sein presque
tous les méridionaux qui avaient un nom, Carlo Poerio en tête, et
le nomma son vice-président. Silvio Spaventa fut appelé d'abord à
Naples, puis à Turin, à des fonctions élevées du ministère de l'in-
térieur : cet esprit pensif et indécis, qui avait commencé par flotter
confusément dans le mysticisme mazzinien et dans la spéculation
germanique, descendit tout à coup dans les détails minutieux et
compliqués de l'administration avec une capacité pratique et une
infatigable activité. Antonio Ranieri l'ardent écrivain, Saverio Bal-
dacchini le poète patriote, sont au parlement. Michèle Baldacchini,
laissant ses manuscrits dans son portefeuille, a consacré sa vie à
la fondation des asiles, à la première éducation des enfans du
pauvre, dont le nouveau régime, en les arrachant au vagabondage.
1032 REVUE DES DEUX MONDES.
veut faire des ouvriers et des citoyens. Le continuateur de Puotl,
îe grammairien Leopoldo Rodinô, s'est dévoué tout entier à l'ex-
tinction du paupérisme. Eu même temps quelques hommes supé-
rieurs se sont jetés par devoir dans les luttes quotidiennes de la
presse périodique. Un jeune Napolitain, M. Ruggiero Bonghi, hellé-
niste et philosophe, qui, dès sa vingtième année, avait traduit les
dialogues de Platon, est devenu, dans le Nazionale de Naples, puis
dans la Slampa de Turin, le polémiste le plus vif et le plus mor-
dant de la presse conservatrice. L'économiste Antonio Torchiarulo,
traducteur de Hegel et de Gans, dirige VAvrenire. C'est sur un
autre journal napolitain, l'ItaUa, que se concentre l'activité de l'an-
cien ministre de Sanctis et du patriote Settembrini. Arabia, l'au-
teur des tragédies de Riccarda et ^Anna Bolcna, dirige une divi-
sion au ministère de l'intérieur, et Pasquale de'Virgilii, que l'on
comparait à Byron, est conseiller à la cour des comptes.
C'est ainsi que les écrivains de Naples sont en grande partie em-
ployés aux affaires de l'état. On attribue volontiers à ces races mé-
ridionales une incorrigible versatilité d'humeur : la conduite des
Napolitains pendant ces dernières années a donné à cette opinion
un démenti fort inattendu. En 1860, quand l'expédition de Gari-
baldi passait partout pour une héroïque folie, ils ont pressenti qu'elle
réussirait, et se sont donné le mot pour repousser par une défiance
unanime les tardives concessions de François II, déjà moralement
détrôné; ils ont accueilli le dictateur avec un enthousiasme qui
n'excluait nullement la réflexion, et après l'avoir secondé de tout
leur pouvoir, ils l'ont combattu plus tard avec la même énergie,
dès qu'ils se sont aperçus que son entourage risquait de compro-
mettre le succès du mouvement national. Le gouvernement régu-
lier, dès son établissement, a trouvé en eux un appui solide. Le plus
grand nombre des Napolitains intelligens appartient au parti con-
servateur; toutes les feuilles napolitaines (celles du moins qui ont
quelque vitalité, le Pungolo, lîoina, l' Itali'a, V Avvenù^c^ etc.,) sont
pour l'Italie de Victor-Emmanuel. Bien plus, cette camaraderie
d'hommes fermes et dévoués qui se sont depuis quatre années tenus
constamment serrés autour du pouvoir, cette comortcria du parle-
ment de Turin, qui a fait son temps après avoir été si calomniée, et
qui va être dissoute ou renouvelée par les prochaines élections gé-
nérales, se composait en majeure partie de députés napolitains.
Cependant, malgré tant de forces absorbées par l'administration,
le parlement et la presse militante, les livres importans se multi-
plient à Naples et font leur chemin, car la révolution a pour le moins
triplé le public des livres. Tel volume qui autrefois ne passait pas
même le Liris trouve aujourd'hui des lecteurs jusqu'au-delà du Pô,
de l'Adige peut-être. Avant 1860, l'Italie du nord, ignorant l'Italie
Lh. LITTÉRATURE A NAPLES. 103 S
du midi, ne se doutait pas que celle-ci produisît des penseurs et
des poètes. iNous avons "pu constater plus d'une fois chez des Pié-
montais, des Lombards, même des Toscans, cette absence de no-
tions exactes sur les littérateurs napolitains. Les renseignemens que
nous leur donnions en réponse à leurs questions étaient reçus avec
une extrême surprise et quelque défiance, car ils venaient d'un
étranger, et on croyait les provinces méridionales frappées de la
stérilité du désert. Aujourd'hui que les barrières sont tombées, les
œuvres des Napolitains se répandent, se publient même dans les
villes du centre et du nord (1). Dès la révolution, nombre de vo-
lumes improvisés ou de manuscrits jusque-là prudemment cachés
virent le jour. Un moine du Mont-Cassin, qui s'était précédemment
distingué par d'intéressans travaux historiques, le père Tosti, a pro-
fité l'un des premiers des franchises nouvelles. Il a publié en J861
son livre capital, les Prolégomènes de r/u'stoii'e de rÉglise, œuvre
d'un patriote et d'un croyant, qui regrette le temps où Rome mar-
chait, et qui voudrait bien qu'elle marchât toujours. C'est aussi de-
puis la révolution que le professeur de Blasiis a écrit son intéressant
ouvrage sur Pietro délia Vigna, où est exactement résumé le mou-
vement politique et littéraire du xiti*^ siècle. M. Salvatore de Renzi,
déjà connu par son histoire de la médecine en Italie , donnait éga-
lement une étude importante sur Jean de Procida, il Secolo XTII
e Giovanni da Proridu , glorification du terrible conspirateur des
vêpres siciliennes, un peu effacé dans le livre célèbre de M. Michèle
Amari. Les poètes, comme les historiens, ont pris part au mouve-
ment nouveau, qui, en favorisant l'étude des littératures étrangères,
est venu élargir leur horizon. La liberté de la scène n'a pas encore
produit de Shakspeare , mais elle a permis aux Napolitains d'ad-
mirer les drames du tragique anglais : on joue maintenant Ilamlet,
Othello, Marhelh, même le Faust de Goethe, dans les théâtres où la
censure ne laissait représenter autrefois que des imitations expur-
gées des vaudevilles de M. Scribe; on y joue même des pièces
grecques et les ingénieuses restaurations de Ménandre {Fasma, il
Tesoro , etc.) si heureusement opérées par M. Dali' Ongaro ("2).
On sait qu'en 1855 Ferdinand II avait interdit aux artistes napoli-
(1) C'est ainsi qu'un livre très récent, qui a fait quelque bruit niOme en France, les
mémoires d'Enriclietta Caracciolo, religieuse bénédictine, tristes révélations sur les
mystères des couvens, a paru chez l'éditeur Barbera de Florence. Un imprimeur de la
mSme ville, M. Lemonnier, a donné les touchantes poésies d'une pauvre et noble fille,
Giannina Milli, l'improvisatrice abruzzaise. Les trois volumes de Ranieri (son roman
de Ginevra, son Histoire d'Italie et son Frate Rocco, remarquable étude morale) vien-
nent d'être imprimés à Milan.
(2) Les deux meilleures troupes de comédiens qui existent en Italie, celle de Salvini
et celle de Majeroni, se sont fixées à Nai les.
1034 REVUE DES DEUX MONDES.
tains d'envoyer leurs ouvrages à l'exposition universelle de Paris,
si bien qu'en ce temps-là les peintres de talent (M. Palizzi par
exemple) étaient forcés de s'exiler pour se faire connaître. Mainte-
nant toutes les prohibitions sont levées, et une association sérieuse
[la Protnotrice) s'est organisée pour offrir aux artistes un peu de
gloire ou tout au moins du travail. La sculpture est remise en hon-
neur après avoir été molestée par la pruderie des anciens maîtres.
Le nouveau pouvoir commande aux sculpteurs les statues d'illustres
Italiens dont les figures aussi bien que les œuvres étaient autrefois
à l'index. Le Gianbattista Vico qu'avait taillé en marbre un prince
de la maison de Bourbon, le comte de Syracuse, n'a pu décorer la
Villa-Reale, les Tuileries napolitaines, que depuis la dernière révo-
lution. La statue du premier des Italiens, le vieux Dante, ouvrage
de M. Tito Angelini, ne tardera pas à être inaugurée sur une place
publique de Naples. C'est ainsi qiie l'ancien royaume des Deux-
Siciles voit aujourd'hui se développer librement dans tous les sens
l'activité intellectuelle de ses habitans. Toutefois, il faut le confes-
ser, l'archéologie se plaint amèrement du nouveau régime. « Avant
la révolution, disent les antiquaires, la plupart des sciences étaient
prohibées, mais la nôtre du moins trouvait grâce auprès du gouverne-
ment. Quand l'archéologie ne paraissait pas trop raisonneuse ni trop
libre, on la tolérait, elle prenait ses coudées franches; nous pouvions
écrire impunément plusieurs volumes in-quarto sur les vingt-quatre
premières années d'Hercule et passer des années entières sur une
peinture effacée pour savoir si les jambes qu'on y apercevait encore
étaient celles d'un Apollon ou d'un Adonis. Maintenant les esprits
sont ailleurs, la question de Rome et de Venise passe avant les jam-
bes d'Apollon et d'Adonis. Il nous restait un dernier refuge, l'acadé-
mie d'Herculanum; on l'a supprimée. » Ceci n'est point tout à fait
une plaisanterie, ces plaintes ont été sérieusement formulées, por-
tées même en très haut lieu. On peut répondre néanmoins aux anti-
quaires que le nouveau régime ne les a pas laissés sans travail, que
les fouilles de Pompéi, la réorganisation du musée, sont des travaux
considérables, vivement poussés par l'intelligente activité de M. Fio-
relli, que si l'archéologie n'est plus l'unique science officiellement
cultivée, elle ne peut que gagner à l'intervention de la philosophie
et de l'histoire, qui lui rendent, contre ses précieux documens,
la pensée et la vie. Enfin l'académie d'Herculanum a été déjà rem-
placée par l'académie de Naples, institut complet où sont représen-
tées avec éclat les sciences naturelles, les sciences morales et poli-
tiques, et où les archéologues siègent encore, mais ne régnent plus
seuls. Cette académie publie dans ses bulletins des travaux fort
estimés; il en est d'autres, — \ Academia Pontaniana par exemple,
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1035
— qui sont pleines de vie; il en est même d'improvisées et tout à
fait libres (1), et qui naissent de cette ardente passion pour l'étude,
pour la discussion, devenue un des traits caractéristiques de la so-
ciété napolitaine. Aussi est-ce surtout par la science, par l'échange
des idées, que l'Italie agit sur Naples, et que Naples de son côté
réagit sur l'Italie. Ce qui montre le mieux la fécondité de cette union
intellectuelle, c'est le développement donné à l'instruction publique,
qui avait si longtemps sommeillé à Naples. L'université déchue
s'est relevée comme par enchantement; c'est elle qui remue le plus
d'idées, comme il arrive dans tous les pays où la pensée est libre
et où l'intelligence est au pouvoh*. En Italie comme en Suisse et en
Allemagne, les savans, les lettrés, les poètes même sont avant tout
des professeurs. Le livre n'est pour eux que le superflu, la récréation
des soirées et la fête des dimanches; ils regardent comme leur oeuvre
essentielle et capitale les simples leçons qu'ils donnent a.uxjeîtnes
{i giovani), c'est le mot consacré. Ils sont orateurs, ils sont prêtres,
pères spirituels d'une famille incessamment renouvelée qui perpé-
tuera leur pensée et leur science, d'une postérité qui aura grandi
de leur vivant.
C'est donc à l'université qu'il faut entrer, si l'on veut étudier le
mouvement des idées à Naples. Le dictateur Garibaldi, par deux
décrets signés à vingt-quatre heures de distance, avait dépeuplé
toutes les chaires et les avait repeuplées le lendemain. « Ceux-là
furent chassés de leurs postes (dit un rapport officiel) que la fa-
veur plus que la science avait placés en ce lieu et qui avaient
profané le lieu et la science, et l'on mit à leur place une pha-
lange de nobles esprits qui jusqu'alors étaient restés solitaires et
qui, dans le silence du foyer, dans les chaînes des prisons, ou
dans les tristesses de l'exil, avaient préparé ou attendu le jour de
la délivrance. » Cependant les deux signatures de Garibaldi n'a-
vaient pu suffire pour improviser en deux jours toute une univer-
sité. Les nouveaux maîtres étaient encore absens, les écoliers dis-
persés, quelques-uns se battaient devant Capoue; il fallut laisser
passer l'orage. Le calme rétabli, tout le monde se mit à la besogne.
L'état donna l'exemple en quadruplant l'allocation destinée à l'in-
(1) De ce nombre est celle qui se réunit tous les soirs à la librairie Decken, sur
la place du Plébiscite, et ce n'est guère qu'à Naples qu'on peut avoir de pareils spec-
tacles, Savans et lettrés, écoliers et maîtres viennent là en foule et prolongent d'in-
structives conversations sur les sujets les plus divers. Le philologue Lignana, si versé
dans les langues de l'Orient, raconte ses voyages en Perse; l'astronome del Grosso récite
ses poèmes lyriques sur les nébuleuses; le père Tosti, qui descend quelquefois du
Mont-Gassin, rappelle les gloires de son couvent. Quelquefois une conversation géné-
rale s'engage, et ce qui la provoque d'ordinaire, ce sont les volumes nouveaux arrivés
de Paris ou de Berlin, qui autrefois pénétraient si difficilement à Naples, et qui main-
tenant, peu de jours après la publication, sont dans toutes les mains.
1036 REVUE DES DEUX MONDES.
struction supérieure. L'ancien régime n'accordait que 25,887 fr. à
l'université de Naples; l'Italie, du premier jour, lui fit une rente de
93,600 fr. Aussitôt furent commencées les réparations urgentes.
L'herbe poussait dans les salles fétides, on leur donna de l'air et du
jour, on y plaça des tables et des chaises; on agrandit le palais des
études (l'ancien cloître du Gesù-Vecchio), qui envahit les édifices
voisins, et malgré cet envahissement se trouva trop étroit encore.
Les anciennes collections, les cliniques, les cabinets, furent enri-
chis, agrandis, multipliés; un magnifique amphithéâtre de chimie
sortit de terre. Le professeur Sebastiano de Luca, bien connu en
France, trouva enfin une salle et des laboratoires dignes d'un grand
pays. Le jardin botanique a cessé d'être un désert, et la biblio-
thèque de la ville, qui n'avait autrefois ni lecteurs ni livres, s'est
tellement développée qu'elle menace d'envahir toute l'université.
Six cents étudians, population flottante qui se renouvelle d'heure
en heure, y sont constamment réunis. Parmi ces améliorations,
la plus importante fut le renouvellement des professeurs. Malgré
l'isolement où l'on vivait sous l'ancien régime, il s'était formé dans
toutes les branches assez de savans pour que l'université pût en
fort peu de temps être repeuplée presque exclusivement avec des
Napolitains. L'un arrivait du haut d'une montagne, l'autre du fond
d'un cachot, quelques-uns avaient disparu depuis dix ans; on les
croyait morts. Ils vivaient pourtant, et ils vivent (1).
Ce n'est pas tout : l'enseignement supérieur a été discipliné, sou-
mis à un contrôle sévère. On se souvient qu'avant 18Zi8 le roi Fer-
dinand 11, pour empêcher l'agglomération des étudians à l'univer-
sité, leur avait permis de se disperser dans les écoles privées. On a
vu que ce système avait fait alors moins de tort aux lettres que ne
l'espéraient peut-être les conseillers du souverain, et l'on n'a pas
oublié les noms des hommes éminens qui réunirent en ce temps-là
(1) Dans la faculté des lettres (comprenant la philosophie) furent aussitôt installés le
compagnon de Poerio, M. Luigi Settembrini, la plume la plus alerte et la plus vive du
pays, M. Bertrando Spaventa, M. Tari, M. de Blasiis, M. Calvello, M. Abbignente, tous
iS'apolitains sortant du bagne, ou de l'exil, ou du désert. La faculté de droit compte
parmi ses professeurs des hommes tels que Enrico Pessina, Luigi Capuano, Francesco
Pepere, et deux ministres récens du royaume d'Italie, MM. Manna et Pisanclll. La faculté
de médecine est plus riche encore, et tous ceux qui étudient cette science connaissent les
noms de Francesco Prudente, Giuseppe Capuano, de P«cnzi , Castorano, Palasciano, de
JVîartini, de Sanctis. Les deux autres facultés, celle des mathématiques et celle des
sciences naturelles, sont les plus remarquables de toutes. Les mathématiciens de Na))les
sont justement célèbres en Allemagne : ils se nomment Fortunato Padula, Giuseppe Bat-
taglini, Raffaele Rubini, P.emigio del Grosso, de Gasparis (l'astronome qui a découvert
tant de planètes). Quant aux naturalistes, malgré la mort de Melloni et de Tenore, ils
sont encore nombreux et connus partout. Arcangclo Scacchi le cristallographe, Sebastiano
de Luca le chimiste, Gasparrini le botaniste, Costa l'entomologue, Luigi Palmieri le
savant du Vésuve, sont de Naples et professent à Naples.
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1037
autour d'eux, dans leurs maisons, des centaines d'auditeurs ; mais
après I8/18, ces maîtres étant proscrits, les hommes obscurs et illet-
trés pour la plupart qui restèrent chargés de l'enseignement privé
s'adonnèrent au métier le plus facile. N'étant soumis à aucune
épreuve (sauf à un examen sur le catéchisme), il leur était permis
d'ignorer ce qu'ils enseignaient et de maintenir leurs auditeurs
dans cette ignorance. De là cette foule de médecins sans diplômes,
moins nombreux à Naples cependant que les avocats subalternes
(les j^nglietti, comme on les a longtemps appelés), pauvres hères
affamés, brouillons, bavards, universellement moqués et méprisés.
Tel était le résultat de ce qui s'appelait la liberté de l'enseignement,
et qui n'était que la liberté de l'ignorance. Le nouveau régime est
venu mettre ordre à ces abus. Aujourd'hui l'instruction est obliga-
toire, et depuis l'instituteur primaire jusqu'au professeur d'univer-
sité, nul n'enseigne, s'il n'a subi ses examens. Les corporations re-
ligieuses elles-mêmes n'échappent pas à une inspection sévère; les
barnabites sont tenus de prouver qu'ils entendent le latin. YoiLà
pour les maîtres ; quant aux étudians, la durée de leurs études est
fixée, et d'une année à l'autre ils ont des interrogatoires à subir : il
faut qu'ils sachent le droit, s'ils veulent être avocats, — la médecine,
s'ils veulent être médecins. On a trouvé ces lois draconiennes, elles
le sont peut-être, mais elles n'ont fait de tort qu'à l'enseignement
privé. En revanche, l'université s'est repeuplée en un moment; les
maîtres savent, et les étudians apprennent.
Qu'apprennent-ils? Quel est l'esprit qui règne à l'université de
Naples? C'est en général l'esprit allemand. On ne s'en étonnera pas
après ce qu'on sait du mouvement philosophique provoqué par les
livres de M. Cousin. Une circonstance contribua beaucoup à cette
(( invasion de barbares, » comme disent les philosophes de clocher :
ce fut Je ministère de M. de Sanctis, l'un des hommes les mieux
doués des provinces méridionales. Il était arrivé de son village à
Naples entre 1830 et 18/iO, et il avait suivi les leçons du marquis
Basilio Puoti. Ses parens le rappelèrent à grands cris, voulant le
mettre à la charrue; mais Puoti, pressentant l'avenir du jeune
homme, lui fournit les moyens de désobéir. M. de Sanctis ou-
vrit une école, bientôt très peuplée et très prospère. 11 fut libé-
ral en 1848 et par conséquent emprisonné. On le mit au fort de
l'OEuf, où il fit amitié avec des officiers suisses qui lui apprirent
l'allemand. Il lut Hegel et devint hégélien dans cette captivité stu-
dieuse. Un jour on vint lui dire qu'il était libre et qu'il pouvait aller
à Malte. Il s'en affligea d'abord, regrettant le cachot où l'on pouvait
penser si librement. Enfin il partit et gagna Turin , où il donna des
leçons sur Dante. 11 devint ensuite professeur de littérature italienne
à l'école polytechnique de Zurich. Rappelé par la révolution, il ar-
1038 ' REVUE DES DEUX MONDES.
riva très vite au pouvoir : il fut en 1861 ministre de l'instruction
publique. Il voulut alors que la science allemande régnât dans l'u-
niversité de son pays. Elle y règne en effet, même dans l'école de
médecine et dans l'école de droit, mais surtout dans l'école de phi-
losophie, et, comme on l'a déjà remarqué, c'est un spectacle singu-
lier que cette revanche de l'Allemagne rentrant par la science dans
le pays d'où elle venait d'être chassée par les armes.
Hegel, un peu maltraité depuis sa mort, même dans son pays,
méconnu, tiraillé en tous sens, débordé ou diminué par ses disci-
ples, qui lui tournaient le dos ou le perdaient de vue en suivant
l'un ou l'autre des grands chemins qu'il avait ouverts, trouva donc
un refuge à l'université de Naples. Le dernier des hégéliens purs,
M. Vera, plus Français qu'Italien, traducteur obstiné de son maître,
et poursuivant sa tâche ardue avec une persistance de courage et
de volonté qui lui fait honneur, fut appelé à Naples, où il monta
dans une chaire privilégiée : il devint en quelque sorte le philo-
sophe officiel; mais il eut peu de succès. L'histoire de la philoso-
phie, comprise et traitée d'une façon un peu leste et hautaine,
dissertation plutôt qu'enseignement, élaguant tout ce qui n'en-
trait pas dans le courant de ses idées, déconcerta les étudians, qui
n'attendaient rien de pareil. D'ailleurs l'audace philosophique eut
moins d'attrait dès qu'elle fut sans danger. Hegel, n'étant plus le
fruit défendu, sembla quelque peu lourd et indigeste. De plus c'é-
tait une importation étrangère qui choquait Y italianisme de quel-
ques jeunes patriotes. Enfin les maîtres enseignans privés, qui,
n'ayant pu fournir leurs titres, avaient perdu leur gagne-pain,
provoquèrent des tumultes au nom de Gioberti destitué. Deux pe-
tites émeutes éclatèrent en 1861; la première fut un soulèvement
d' étudians qui sifflèrent leurs maîtres en criant à la fois : A bas de
Sanctis! à bas Hegel! à bas le jpape-roil Le ministre et le phi-
losophe étaient injuriés, comme on voit, en pieuse compagnie. La
seconde émeute fut plus grave, elle vint du dehors. Excitée par un
prêtre, la populace, armée de pierres et de couteaux, même de pis-
tolets, se rua sur l'université, dont elle envahit les salles. Il y eut
des vitres cassées, du sang versé. La garde nationale dut interve-
nir. On était encore en révolution, et l'on se permettait quelques
vivacités de polémique. Le prêtre fut mis en prison; on lui con-
seilla de ne plus faire de philosophie en chaire, et on l'acquitta.
Depuis lors, l'université est tranquille.
Au reste, les hégéliens de l'ancien régime étaient revenus eux-
mêmes de leur aveugle adoration. Ceux qui ont passé par ces idées
savent fort bien qu'elles ne restent pas toutes dans l'esprit enchaînées
indissolublement l'une à l'autre. On en garde la force, la souplesse
que donne une gymnastique laborieuse, l'admiration que laisse
LA LITTÉRATURE A NAPLES. 1039
toujours un édifice immense construit d'une main savante et hardie:
on en garde aussi une indépendance et une largeur de jugement
que ne révoltent plus les témérités de l'intelligence; mais l'enthou-
siasme tombe et s'éteint. Pendant les loisirs que leur fit leur sou-
verain après 18Zi8, les Napolitains eurent le temps d'étudier les
successeurs et les adversaires du maître. M. Tari par exemple, se
frayant un chemin entre Hegel et Herbart, acceptant du premier la
méthode dialectique sans le suivre dans la déification de la raison,
acceptant de l'autre l'originalité de la nature, mais en la subordon-
nant à la prédominance de l'esprit, se fit une esthétique mitoyenne,
à la fois hardie et prudente, qui, tout en affrontant les plus hauts
sommets, reconnaissait pourtant quelque chose de supérieur et d'in-
abordable. Quant à M. Bertrando Spaventa, ce qui fait l'originalité
de son enseignement, c'est sa préoccupation de la philosophie ita-
lienne. Il n'impose point à ses lecteurs le système de Hegel, il tâche
de les y amener patriotiquement, en leur prouvant que l'Italie y
marchait d'elle-même dès la renaissance, guidée par les penseurs
éminens qu'elle a produits. Il établit sans peine que la philosophie
italienne fut tout d'abord, et longtemps avant Campanella, la cri-
tique et la négation de la scolastique. Il constate que Campanella,
Giordano Bruno, Gianbattista Vico se frayaient à l'écart et dans
l'ombre un sentier parallèle à la grande route qu'ouvrait ailleurs
avec tant d'éclat le génie de Descartes, de Spinoza, de Kant; puis
il montre Galluppi, Rosmini, Gioberti, suivant de loin, à contre-
cœur, peut-être à leur insu, le mouvement contemporain de la
pensée germanique. « La science est la plénitude de l'acte créa-
teur, la réalité absolue de la pensée , » — voilà le dernier mot de
Gioberti et de la philosophie italienne : c'est à peu près aussi le der-
nier mot de la philosophie allemande avec Hegel ; mais entre l'une
et l'autre, M. Spaventa le reconnaît, la différence est grande, car
en Italie les philosophes ne se succèdent pas sans interruption, sans
interrègnes; l'un ne continue pas l'autre, il y a des écarts, des
bonds irréguliers de Campanella à Vico, de Yico à Gioberti. Aujour-
d'hui le grand mouvement se fait hors d'Italie. Les philosophes
contemporains, les Napolitains comme les Piémontais, ne font guère
pour le moment que le suivre : M. Spaventa l'a courageusement
reconnu dans ses leçons (1); mais il a concilié cet aveu avec une
vive démonstration de ce qui fait la valeur du génie italien.
•
« Galluppi (a-t-il dit), Rosmini, Gioberti, suivent un chemin déjà par-
couru, sinon aplani, par d'autres, et sont contraints, par la force même des
choses, à être des imitateurs et des répétiteui's, même quand ils disent
(1) Voir sa Filosofia di Gioberti, volume primo; Napoli 1803. — Prolusione e introdu-
zione aile Lezioni di Filosofia nella Università di Napoli; Napoli 1862, etc.
lOàO REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils font tout le contraire. Je sais bien que ce discours ne plaît pas et
qu'il est considéré comme une offense au génie italien. Messieurs, le génie
italien, si adulé, si mal servi le plus souvent par ses adulateurs, n'a point
affaire en ce débat, et l'on peut, sans discréditer l'originalité de personne,
affirmer que qui vient après est précédé par qui est venu avant. Nous
sommes arrivés tard après avoir été les premiers, voilà tout; mais à qui
la faute? A ceux-là d'abord qui nous ont lié pieds et poings et ne nous ont
pas laissé faire, puis en partie à ceux-là mêmes qui nous encensent. Rien
de pire que la fausse idée de l'originalité. On croit qu'être original signifie
rompre avec la réalité, avec l'histoire, et agir tout seul {far dci se solo),
sans temps ni espace, et créer un nouveau monde tout à son aise et à tout
moment. Je connais beaucoup de ces originaux-là... Messieurs, la marche
de la pensée allemande est naturelle, libre, sui-conscienle^ en un mot cri-
lique. La marche de la pensée italienne est saccadée, embarrassée, dogma-
tique. La grande différence est là. Maintenant l'Allemagne est entrée dans
une nouvelle période critique, plus vaste et plus féconde que la précédente,
et à laquelle succédera une nouvelle construction du réel. Nous autres
Italiens, avant de nous remettre en chemin et de donner cours à toute
l'originalité précoce que nos seins ne peuvent contenir, nous avons l'obli-
gation de rentrer encore en nous-mêmes, de nous orienter, de regarder
encore autour de nous, de voir et de savoir ce que les autres ont fait de-
puis soixante années et surtout ce qu'ils font en ce moment. C'est seule-
ment par là que nous ferons dans le monde de la pensée, comme nous
l'avons presque fait dans le monde politique, une Italie qui dure, non une
Italie imaginaire, pélasgique, pythagoricienne, scolastique, que sais-je en-
core? mais une Italie historique, une Italie qui ait une place digne d'elle
dans la vie commune des nations modernes. »
Ce passage mérite doublement d'être cité, d'abord parce qu'il
donne d'excellens conseils aux Italiens, puis parce qu'il montre
nettement la hardiesse philosophique et la sagesse pratique du
maître. Ainsi présentée, la pensée allemande a obtenu ses droits
de cité chez les plus récalcitrans des jeunes patriotes. J'ai assisté
à quelques-unes des leçons où l'habile professeur poussait devant
lui des couples abstraits d'affirmations et de négations courant les
uns sur les autres comme les vagues de la mer, et je voyais devant
moi plusieurs centaines de jeunes gens, les yeux ouverts, l'oreille
tendue, suspendus à cette parole forcément compliquée et difficile,
et l'écoutant comme les écoliers du Môle écoutaient autrefois les
aventures de Renaud.
Un grand nombre d'esprits libéraux, parmi lesquels il faut dis-
tinguer l'abbé Vito Fornari, se sont toutefois alarmés de cet ensei-
gnement, et s'efforcent de le combattre, mais sans se séparer du
mouvement italien. A l'école hégélienne, on oppose dans l'univer-
sité même, et surtout hors de l'université, les idées de Gioberli,
idées qui se sont propagées à Naples un peu tardivement, par es-
prit de contradiction, dans les dernières années de l'ancien ré-
LA littératurl: a naples. lOil
gime. Les catholiques ont profité de cette faveur après la révolution
pour se cramponner aux dernières planches de cette philosophie
naufragée et se rattacher à un giobertisme de seconde main, ac-
commodé aux idées courantes, et offrant à certains esprits à la
fois tolérans et timorés une sorte de radeau qu'on peut au besoin
pavoiser à l'italienne. X côté de ce groupe de philosophes, qu'on
pourrait nommer l'école de la transaction, il y a l'école de la réac-
tion , la philosophie bourbonnienne. Les penseurs de ce parti sont
thomistes; ils ne connaissent que saint Thomas d'Aquin. Tout sort
de lui, tout y mène; pas un mot dans Spinoza, ni dans Kant, ni
dans Hegel, qui n'ait été dit depuis six cents ans par l'ange de
l'école. Polémistes violens, les thomistes ont un journal, la Civillà
caUolica, qui s'imprime à Rome, où il est défendu de leur répli-
quer; ils y sont invincibles. On distingue pourtant parmi eux un
homme de talent, M. Sanseverino, qui a publié à Naples en 1862
une Philosophia christiana cum antiquâ et nova comparata. Citons
encore un esprit accommodant, le père Liberatore, à qui il faut sa-
voir gré d'avoir reconnu quelque mérite à Bacon, et de s'être mon-
tré poli envers Descartes.
Ces essais de transaction ou de réaction philosophique ont-ils de
l'avenir? On peut en douter, surtout depuis la convention du 15 sep-
tembre. C'est l'université qui est le centre du mouvement sérieux,
et il est permis d'espérer qu'il en sortira quelque chose. Les esprits
chagrins déplorent l'invasion de certaines sciences d'origine nou-
velle, — la philosophie du droit, de l'histoire, de la religion, de la
nature, la philologie comparée surtout, sans laquelle le monde tour-
nait si tranquillement sur lui-même depuis six mille ans. Ils crai-
gnent que cette influence germanique ne produise, comme eût dit
Rabelais, que des « abstracteurs de quintessence. » Cette crainte
est chimérique, il n'y a pas de connaissance inutile, ni d'idée qu'on
ne doive mettre au jour, ne fût-ce que pour l'éprouver, car en plein
soleil toute fausseté pâlit, toute vérité rayonne. Cette activité d'es-
prit est un exercice nécessaire qui peut fatiguer les faibles, mais
qui retrempe les forts. D'ailleurs les maîtres napolitains ne s'érigent
point en arbitres des consciences. En exposant telle doctrine avan-
cée, ils ne disent pas : Voici la vérité éternelle, immuable. Ils di-
sent seulement : La pensée humaine est allée jusque-là. Il faut voir
de bonne heure ces limites de la pensée, comme on voit les limites
de la science, non pour s'y arrêter, mais pour les franchir, pour
les reculer au besoin, et en tout cas pour les connaître. Enseigner,
éclairer, voilà le but de toute université, même officielle. Celle de
Naples est maintenant une des premières d'Italie, peut-être la plus
complète et la plus peuplée; les étudians s'y pressent en foule, sur-
TOME LVI. — 1865. 60
10A2 REVUE DES DEUX MONDES.
tout ceux des provinces : l'ancienne capitale n'en fournit qu'un sur
cent (1) ; mais des Fouilles, des Calabres, surtout des Âbruzzes, ac-
courent par milliers chaque automne, à l'université de Naples, des
populations studieuses, qui, une fois de retour dans leur pays pres-
que barbare, y rapporteront la civilisation. Dispersés naguère dans
les écoles privées, les écoliers s'enfermaient dans une étude spé-
ciale; les sages règlemens da ministre Matteucci les obligent main-
tenant à, suivre les cours, à passer un examen chaque année, et à
le passer, non plus, comme autrefois, sur la confession et la com-
munion, mais sur la science qu'ils apprennent, et qu'ils sont désor-
mais forcés de connaître. Outre cette science, toutes les autres leur
sont offertes, et ils se gardent bien de les refuser. M. Taine citait
dans la Revue un jeune Abruzzais, un étudiant en droit, qui parle
dix langues et n'a que vingt et un ans. Il n'est pas le seul de sa
trempe à l'université de Naples. Que de promesses pour l'Italie et
quelle sécurité pour son avenir! Toute cette ardente jeunesse ignore
l'ancien régime; elle n'y a pas vécu, n'en a point souffert, ne saurait
désormais le subir. Elle a pris dans l'air libre qu'elle respire des dé-
sirs et des besoins que le retour au passé ne saurait satisfaire, et
elle s'insurge déjà contre les résistances qui voudraient arrêter le
mouvement italien. Ce sont donc des intelligences nourries d'idées
modernes qui vont former Taristocratie provinciale de l'ancien
royaume sicilien. Ces étudians, continuellement relevés par d'autres,
seront les magistrats, les notables des préfectures, les autorités des
communes, les conseillers, les défenseurs, les instituteurs des villa-
geois et des paysans. Quelle révolution morale ils vont provoquer
dans des pays où le clergé seul, il y a quatre ans, gouvernait les es-
prits et les consciences! Certes, nous l'avons vu, les hommes d'éru-
dition et de talent ne manquaient pas sous l'ancien régime, mais ils
vivaient disséminés, se formaient seuls, se condamnaient volontiers
au silence et à l'isolement. Le premier souci de la révolution a été
de répandre ce savoir, autrefois accumulé chez quelques hommes,
et de commencer par l'enseignement son grand travail de rajeunis-
sement et de réparation. Et à ceux qui demanderont si l'unité ita-
lienne a produit quelque chose de vivant sur le terrain de l'intelli-
gence après quatre années d'épreuves et d'efforts, on peut répondre
hardiment qu'elle a produit l'université de Naples, immense labora-
toire de pensée et de science, où, autour de plus de soixante chaires,
se pressent plus de dix mille étudians.
Marc-Monnier.
{^) A caose des traditions de l'ancien régime. Les citadins destinaient leurs fils aux
JBOombrables places de l'administration, qui nourrissaient par milliers les ignorans et
les oisifg.
REVUE 3IUSICALE
LE THEATRE-ITALIEN. — LES CONCERTS.
Faut-il parler de la Duchessa di San-Giuliano ? Je le veux bien ; mais qu'en
dire? Il y a de ces œuvres avec lesquelles la discussion ne sait où se pren-
dre. Volontiers on applaudirait, quoique d'une main banale, car après tout
la conviction vous manque. D'autre part, trop blâmer, trop critiquer, se-
rait injuste. Pourquoi en vouloir à cette musique? Elle n'est point mé-
chante, c'est au contraire une honnête et sage personne élevée dans les
meilleurs principes. Donizetti et Verdi lui servirent de parrains, et si à ce
baptême les fées ont négligé d'accourir, ce n'est point là une raison pour
l'empêcher de faire son chemin. La carrière sera courte peut-être, mais
non sans agrément. Elle aura vécu, grandi dans l'estime d'un petit nombre,
fait quelque bruit avant de disparaître. Les Allemands ont un nom pour ces
sortes d'ouvrages; ils appellent cela de la musique de maître de chapelle. C'est
honnête, rempli de bonnes intentions, de mérite et de courtoisie. L'auteur,
en homme bien appris, y salue à tour de rôle toutes les formes et formules
plus ou moins en honneur dans le répertoire. Révérence par ci, révérence par
là, chaque morceau est un coup de chapeau tiré à quelqu'un ; puis, comme
si le manège ne suffisait point, voilà que le maestro vient encore saluer le
public, qui s'étonne à la fin de tant de politesses : Bravo, Verdi ! bravo, Do-
nizetti! bravi, Graffigna, Agnesi, Fraschini, lulti quanti! Je ne sais rien pour
ma part de plus ridicule que ce style poussé au noir de parti-pris. Quand
le tragique ne vient pas de l'âme, ne ressort pas des entrailles mêmes de
la situation, bien loin d'émouvoir la pitié, il produit l'effet d'une parodie.
Jamais on n'entendit fureurs semblables. Que de bruit, que de travaux
d'Hercule sans résultats! car à ce mélodrame grotesque le public naturel-
lement reste froid; seul, le compositeur a l'air de croire que c'est arrivé, et
1044 BEVUE DES DEUX MONDES.
quand sur le dernier accord le rideau tombe, vous seriez presque tenté de
lui dire comme cette maîtresse de maison à un poète qui venait de lire une
tragédie en cinq actes, quelque Veronica Cibô peut-être : « Vertuchoux !
monsieur, que vous devez être fatigué ! » L'auteur de la Duchessa di San-
GiitlianOj s'il n'est maître de chapelle, occupe au Théâtre-Italien l'emploi de
second chef d'orchestre. Il n'est point à supposer qu'aucun paragraphe de
son engagement porte qu'il aura du génie et composera des partitions.
Croyons plutôt que c'est l'occasion qui l'aura tenté. Étant de la maison, il
a profité du moment pour lâcher le rossignol qu'il tenait en poche. Qui
voudrait l'en blâmer? D'ailleurs, prise au particulier, cette musique n'est
point absolument sans mérite. Elle n'a ni l'originalité, ni la couleur, ni le
trait, mais la période italienne s'y développe avec une certaine aisance.
Pour les chanteurs comme pour l'orchestre, elle est avantageuse. J'enten-
dais naguère un honnête homme fort imbu des idées de M. Michelet louer
très sincèrement un ecclésiastique de ce qu'il n'apportait pas le trouble
dans les familles; il faut reconnaître à cette musique la même vertu néga-
tive : elle ne gêne point le virtuose, n'apporte pas le moindre trouble dans
ses habitudes. La superbe voix de Fraschini, son graod style s'y meuvent
très librement; Délie Sedie, dès son entrée, y rencontre une phrase du pa-
thétique le plus onctueux; M"^ Charton-Demeur, costumée comme un por-
trait du temps, y trouve des accens de tragédie, et la touchante romance
du troisième acte fournit à M°" Méric-Lablache un motif tout disposé d'a-
vance à se prêter à l'expression d'une belle voix. Si Donizetti et Verdi
n'existaient pas, M. GraflBgna les aurait inventés; mais comme le malheur
pour lui veut qu'ils existent, il s'est tout simplement proposé de tirer de
leurs ouvrages le meilleur parti possible et d'utiliser en compositeur, en
maestro, tout ce que le chef d'orchestre en avait appris et retenu.
Quel charmant spectacle de marionnettes, dans le meilleur sens du mot,
que ce Crispino e la Comare des deux Ricci ! La Patti seule y manque, la
jolie poupée! Si vous aimez l'ancien opéra bouffe italien, cette musique
abondante, joyeuse, triviale, mais dont la trivialité même a le tempéra-
ment d'un peuple artiste, allez entendre Zucchini dans ce rôle de savetier-
médecin, et vous rirez, vous vous délecterez comme à Molière. Le trio des
médecins qui se chante au deuxième acte dans la boutique du pharmacien
Mirobolino vaut tous les chefs-d'œuvre du genre. C'est plus gai, plus
franc du collier que Rossini, il faut pour trouver le vrai modèle, l'ancêtre,
remonter à Cimarosa. Et la cavatine de la fritola, quelle verve, quel entrain
de bon aloi ! Une cavatine pour chanter la friture, et dans la bouche d'une
jolie femme encore! il n'y a qu'un opéra écrit pour Venise où de tels
amalgames se rencontrent ; mais là cette galimafrée en plein air va si
bien à la musique bouffe, la Frezzaria est si près de San-Benedetto! II
semble parfois qu'on ait mis le feu aux quatre coins de la ville, vous vous
demandez : qu'y a-t-il? C'est tout simplement des oranges, des figues, des
REVUE MUSICALE. 10A5
crabes, des boudins et des allumettes chimiques qu'uu vendeur ambulant
débite avec des cris et des gestes comme s'il s'agissait de déraciner les
portes de l'enfer. Et n'allez pas croire qu'il s'en tienne au simple énoncé
de sa marchandise; pas le moins du monde, il prodigue à cette marchan-
dise les épithètes les plus flamboyantes; les épithètes, le génie de l'impro-
visation aidant, forment bientôt des périodes, lesquelles périodes finissent
par se changer en véritables monologues. Je me souviens d'un virtuose de
cette espèce qui vendait des saucisses et professait pour les merveilles de
son industrie une admiration si bien sentie que les larmes lui en venaient
aux yeux : Ma che salyigie! s'écriait-il en joignant les mains avec extase et
dans le sublime transport d'un enthousiasme fait pour attendrir. Quanto son
belle, buone, délicate! A Venise, tout se crie, depuis le poisson encore dans
l'eau jusqu'à l'orange encore sur l'arbre, depuis p"lcinella dans la boutique
jusqu'au saint fraîchement sorti de l'atelier d'enluminures. Tout se crie,
tout se braille, et il semble que ce naturel dans l'emphase, ce lyrisme gro-
tesque aient trouvé leur forme esthétique dans le vieil opéra boufl"e italien.
Ce succès de Crispino sera venu fort à propos pour égayer un peu la fin
d'une saison qui furieusement tournait au sombre. La campagne, disons-le
sans vouloir blesser personne, n'a pas été heureuse cette année. En dehors
de quelques soirées brillantes, rien à citer. Plus de public spécial, de con-
naisseurs empressés. Le monde qui figure là désormais vient pour la Patti,
et de la musique qu'on lui chante se soucie à peu près autant que les gens
qui vont voir une féerie se préoccupent de la pièce. L'administration s'é-
vertue de son mieux, donne tout ce qu'elle trouve, sème l'or sans y regar-
der; mais, hélas! contre la désuétude, nul effort ne peut. Je crains que le
dilettantisme n'ait fait son temps. Le Théâtre-Italien est une institution du
passé qui, comme beaucoup d'autres, va s'écroulant. Les raisons par les-
quelles nous cherchons généralement à nous expliquer cet état de choses
ne sont point les vraies, il y a ici plus qu'une question de chanteurs et d'ou-
vrages. Le Théâtre-Italien se meurt parce qu'il ne représente plus parmi
nous un genre qui lui soit particulier, parce que l'Italie ynusicalement a
cessé de produire, et qu'elle a, comme on dit au jeu, passé la main à la
France et à l'Allemagne.
Un jour Morlacchi, écrivant pour Milan un opéra sur un sujet français,
Imagina de donner à sa musique une légère teinte de couleur française.
Quelqu'un lui en fit un reproche, à quoi le compositeur répliqua pour
s'excuser que l'action se passait en France. « C'est possible, dit alors un
Italien; mais nous sommes à Milan.' d Ce mot exprime à merveille l'idée
que l'Italie avait à cette époque de sa suprématie musicale, prétention
d'ailleurs non moins légitime qu'imperturbable, et en faveur de laquelle
les faits parlaient assez haut. Les Italiens étaient en musique la première
nation du monde, avaient toutes les scènes pour tributaires. C'est dire
l'immense intérêt qui devait chez nous s'attacher à un théâtre spéciale-
1046 REYUE DES DEUX MONDES.
ment destiné à nous tenir au courant des pr.aductLons d'un pajys .possédant
enipropre et par excellence le don de mélodie, gui, avec ses .ouvrages âno-
prégnés des chaudes saveurs du terroir, nous envoyait d'admirables vir-
tuoses dont la voix, l'art, le magnétisme, en doublant l'attrait de la bonne
musigue, réussissaient à prêter du charme même à la mauvaise. Cela se
prolongea de la sorte un quart de siècle, et quand on cherche à-se rendKe
compte de ce mouvement, on .croirait avoir affaire moins à une histoire
de l'art musical qu'à l'histoire de la mode en musique. Un maître chasse
l'autre,; de saison à saison,, comme pour Jes vêtemens, l'étoffe varie, la
coupe change. La première importation du rossinisme, par exemple,, fait
événement; en vue de tant d'éclat, de fraîcheur, tout l'ancien fonds de ma-
gasin n'est que friperie. Gimarosa, Paisiello., Zingarelli, Paër^ marchan-
dises au rabais dont on ne veut plus! Ici l'œuvre n'a d'intérêt qu'autant
qu'elle est nouvelle. L'article nouveautés passe avant tout. Laissez faire :
Rossini, lui .aussi, n'aura qu'un temps; je parle du Rossini de la première
heure, de Tltalien italianisant. Comme il a chassé les vieux maîtres, d'au-
tres plus jeunes à son tour le chasseront. En attendant que ceux-là sur-
gissent, ses propres ouvrages se succèdent avec une rapidité telle que
littéralement l'un pousse l'autre. Qui connaît seulement aujourd'h.ui les
titres de ses trente opéras? Où sont-ils ces brillans péchés de jeunesse,
Aurélien à Pahnyre, Corradin, Elisabeth, Zelmire, Armide, Zora'ide ? Et si
tte Moïse, du Comte Ory et de Guillaume Tell on parle encore, on parlera
toujours, comment ne pas reconnaître que c'est à un déplacement d'in-
fluence que la chose est due? De cette évolution radicale, Rossini lui-même
fut l'auteur en modifiant sa manière lors.de sa venue à Paris, en rattachant
la tradition italienne au système français. Un Italien qui, arrivant chez
nous, consentît à apprendre notre langue musicale, à la parler, cela ne
s'était guère vu; il fallait donc que la franco possédât -quelque natijonalité
musicale pour soumettre ainsi du premier coup à son esprit, à ses mœurs
dramatiques, le représentant illustre d'une école jusque-là intraitable sur
les transactions, et qui, non contente d'avoir débauché Mozart, osait eu
1807 commander à Beethoven un opéra pour Milan. Quoi qu'il en soit, Auber
et Meyerbeer aidant, la nationalité française prit le dessus; le nord triom-
pha cette fois du midi, et si jadis il fut de mode que les Haendel, les Mozart
allassent à l'école chez les Italiens, si parmi nous. des musiciens français,
Haîévy, par .exemple, écrivant Clary, s'étaient pris à sacrifier aux grâces
ausoniennes, les temps étaient venus où les Italiens devaient commencer à
regarder du côté du nord. Rome décidément n'était plus dans JRome, mais
4. Paris. La base d'cjpération s'était déplacée.
Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi, il semble qu'.à chacun de ces noms l'é-
chelle descende d'un degré. Rossini crée et fait épojque,; avec moins de
.circonférence et plus de maniérisme, Bellini crée , encore., x'e&te ItalieA;
mais x\ Donizetti s'ouvre l'ère de la décadence éclectiflue. .Qn.sent ici qu'il
REVUE MTOSIGALE. 1057
île s?a^it plus ni d'un dieu ni d*lm demi-dieu. L'habileté remplace le génie,
le savoir-faire tient lieu des dons naturels. De création proprement dit»,
il n'en est plus question. Donizetti n'apporte rien de neuf, il vient simple-
ment continuer ce que d'autres ont commencé; amalgamer, combiner, fu-
sionner les diverses nationalités de style, avec du français et de l'allemand
faire du neuf italien : en un mot expérimenter. « Les Allemands préten-
draient me voir écrire comme Haydn et Mozart, s'écriait en 1822 Rossini;
fêtant ses premiers triomphes sur le sol germanique; mais quand je m'y
évertuerais de toutes- mes forces, je ne serais jamais qu'un pauvre Haydn
et qu'un piètre Mozart. Mieux vaut donc que je reste Rossini. Si petit que
je sois, je suis encore quelqu'un, et du moins ne peut-on dire que je sois
un mauvais Rossini! » C'était se bien connaître et en même temps com-
prendre son époque. Se faire Allemand, pourquoi, lorsque le vent soufflait
de toutes parts à l'italianisme, et que l'opéra italien était le vrai journal
des modes patronné de la haute aristocratie musicale? « Quel temps, re-
marque à ce propos en se voilant la face d'épouvante et d'horreur un mo-
raliste et théoricien du pays de Beethoven, l'ingénieux et savant M. Riehl,
quel temps que celui où une partition de Tancredi, écrite par un imberbe
adolescent, avait pour interprète un contralto à moustaches postiches!
Décidément Boerne a raison, le type d'un héros d'opéra, c'est un papillon
voletant sur un champ de bataille! » Si ridicule que cela, fûty c'était le
temps, et devant cette ivresse universelle produite par le rossinisme
triomphant, l'esthétique perdit ses droits. Elle eut beau protester en Alle-
magne par la bouche irritée de Weber, mettre au nombre des désastres
légués à l'Europe par le premier empire ce besoin de distractions frivoles',
d'énervantes sensations. « Le monde appartenait aux extrêmes, à la mort
et au plaisir; les circonstances le voulaient ainsi. Accablées,, abruties pa»»
les horreurs de la guerre, familiarisées avec tous les désespoirs, les géné-
rations se précipitèrent à corps perdu dans la jouissance. Le théâtre devint
une sorte de lanterne magique où le spectateur à bout d'émotions ne
chercha plus que des fantasmagories musicales ou littéraires? » Weber en
fut pour sa colère et ses satires. L'heure de l'Allemagne et de ses maîtres
nr' avait pas sonné. L'Italie, musicalement, asservissait le monde. En dépit
des blasphémateurs, de& mécontens, Rossini menait son char à grandes
guides, semant partout sur le chemin des bulletins de victoire qui, pour
les populations du moment, remplaçaient, non sans avantage, ceux du Mtfi-
mleur. On avait tant lutté, tant souffert; pourquoi se serait-on refusé pa-
reille aubaine? «Musique de bastringue! » s'écrie Weber. C'est un peu dUP",
mettons de contredanse : eh bien! après? L'épreuve à laquelle on venait
d'échapper n'avait^-elle pas été assez terrible? On se retrouvait, on fêtait la
vie; jusque dans' l»t»^gédi€r, on voulait des airs de danse. Aux marécttaujc
et feld-maréchaux avaient succédé les diplomates. Le musicien diplomatie
jptaar excellence fut^ Rossini. Il comprit som époque, très hal)ilement s'en
1048 REVUE DES DEUX MONDES.
rendit maître, et dans ces temps où l'Italie politique n'existait pas pro-
mena par toutes les capitales de l'Europe la domination italienne. Les
grandes villes se l'arrachaient; bientôt un seul Rossini ne suffit plus. On
vit se grouper autour de lui une légion d'imitateurs : Mercadante, Gene-
rali, Caraffa, tous gens adroits à s'approprier son style en ce qu'il pouvait
avoir de banal, de courant, tous également habiles à manœuvrer le cres-
cendo^ la strella, la cadence, à traiter ce fameux chœur dont la mélodie sau-
tille dans l'orchsstre et ce récitatif avec trombonnes obligés. A force de se
copier lui-même, le maître avait rendu d'ailleurs la besogne facile et pres-
que sans reproche aux autres, et la plupart de ces imitations furent si bien
réussies qu'on les prendrait, à la simple audition, pour du mauvais Ros-
sini, tout comme on prend pour des Rubens une foule de portraits et de
tableaux exécutés par les élèves du grand Flamand. Toutefois ces noms-là,
quoiqu'il s'en rencontre un parmi eux, Mercadante, qui dans sa seconde pé-
riode ait brillé d'un éclat particulier, ces divers noms disparaissent entiè-
rement dans le rayonnement de l'astre dont l'attraction les absorbe. Jus-
qu'à Bellini, Rossini n'a que des imitateurs plus ou moins intelligens, des
satellites. A Bellini commence une période nouvelle, période de décrois-
sance qui par Donizetti se précipite jusqu'à Verdi, sous le règne duquel
l'opéra italien n'a décidément plus de raison d'être.
Un blond et charmant jeune homme, musicien de génie, à l'âme tendre,
émue, un lyrique dont la plume incessamment distille quelque larme, et
qui, après avoir avec une fabuleuse rapidité conquis toutes les scènes, s'é-
vanouit subitement au plus beau de son triomphe, un tel jeune homme
sera toujours, quoi qu'on dise, une très intéressante apparition, pour les
femmes surtout, et l'on sait si, en fait de modes musicales, les femmes ont
du crédit. Parmi les physionomies se détachant de la foule des composi-
teurs italiens, il en est deux qui se ressemblent : Pergolèse et Bellini. Vous
croiriez voir deux frères, deux jumeaux : même nature indolente et douce,
même attrait romanesque. Les deux figures ne diffèrent que par des con-
ditions d'époque : Pergolèse est un Bellini du rude temps jadis, Bellini un
Pergolèse de la libre ère moderne. Chose fort caractéristique, Bellini n'a
jamais écrit d'opéra bouffe. Chez un Italien, le cas était sans exemple; mais
à cette âme sentimentale, la gaîté franche, la verve humoristique répu-
gnaient. Guère mieux ne lui convenaient la tragédie, l'élan sublime; ce
qu'il lui fallait, c'était le drame lyrique, ni plus ni moins. Émouvoir, amol-
lir, sa voix douce et languissante n'a d'autre objet. Verdi empruntera plus
tard à l'étranger, au Français, au Tudesque abominé, l'art puissant d'un
nouveau langage; mais lui, le dernier des Italiens, il module sa plainte en
enfant du pays, jette aux échos le chant du cygne de la patrie musicale qui
va mourir et faire place à la patrie politique. Si abondant, si riche, si fé-
cond, s'était épandu d'abord dans le Pirate ce grand flot mélodieux, qu'on
s'attendait toujours à des surprises. Les surprises ne vinrent pas. Le mal-
REVUE MUSICALE. I()!l9
heur des génies purement lyriques est de n'avoir qu'une corde. Quand ils
en ont bien joué, ils recommencent et forcément se répètent. Bellini subit
la loi commune. Norma, la So7ifmmbula, les Puritains, c'était toujours un
peu la même note; mais cette note allait merveilleusement aux chanteurs,
ce qui fit que cette musique , longtemps après que sa période fut passée,
resta au répertoire, s'y maintient encore aujourd'hui, et partage avec les
chefs-d'œuvre classiques et le bon vin le rare avantage de gagner en vieil-
lissant. Ici c'est la cantatrice qui fait la pièce. Lorsque la Patti chante la
Sonnambula, son interprétation crée des sens nouveaux dans ce texte dé-
modé, des sens qui au piano ne sont pas dans la partition, et qu'au théâtre
vous ne retrouverez plus demain, quand la Frezzolini prendra le rôle. La
Frezzolini jouant Amina, une villanelle de seize ans, et après la Patti, quel
spectacle! On n'imagine pas d'antithèse plus triste, plus navrante. Cette
voix qui tombe pour relever cette œuvre caduque, cette ardeur qui s'é-
teint pour raviver cette passion refroidie : ruine sur ruine! Plus une seule
de ces fleurs dont la petite fée a dans son tablier tout un printemps ! Il y a
au théâtre des ouvrages qui portent, d'autres qui au contraire veulent être
soutenus. Quand la Frezzolini, obéissant à cette inéluctable force d'attrac-
tion qui ramène éternellement toute cantatrice émérite sur la scène de ses
anciens succès, reparaissait dans Don Juan les années précédentes, son
grand style et cette grande musique se venant en aide, on ne demandait
en quelque sorte qu'à s'abandonner à l'illusion. Et puis cette figure tra-
gique de donna Anna, avec ses longs vêtemens noirs, son voile et son
masque, pouvait jusqu'à un certain point être abordée en dehors des con-
ditions d'âge ordinaires; mais Amina, une bergerette, un type de jeunesse
à peine échappé des mains d'Adelina Patti! en vérité, on a beau être aux
Italiens, de tels anachronismes ne se comprennent pas. Et d'honnêtes gens
vous annoncent que c'est la première fois que M""' Frezzolini joue ce rôle
en France! Il était en effet temps de s'y prendre. Hélas! à ce reste de
flamme convaincue, à ces généreux mouvemens de grande artiste que tout
trahit, hormis l'inspiration, un double regret vous saisit, et vous déplo-
rez que la Frezzolini n'ait point tenté de faire, il y a vingt ans, ce qu'elle
eût si bien dû s'abstenir de faire aujourd'hui.
Chez le féminin Bellini, le centre de gravité de l'opéra se trouve presque
toujours placé dans le rôle de la cantatrice, et ce rôle, vaguement dessiné,
d'un contour indécis, flottant, laisse d'ordinaire à la virtuose toutes ses
aises. Rossini, tout en donnant beaucoup à ses chanteurs, les force néan-
moins à chanter ce qu'il veut. Avec Bellini, les cantatrices chantent ce
qu'elles veulent, et cette variété d'inspirations, de performance, comme on
dit en Angleterre, après avoir fait au début la fortune de ses ouvrages, en
fait maintenant la durée. Il semble qu'à mesure que des talens nouveaux s'y
exercent, ces rôles gagnent en originalité, en contexture. Jamais musicien
ne s'entendit mieux oue Bellini à élever à la hauteur d'une faculté créatrice
1050 REVUE ©ES DEUiS (MONDES.
la virtuosité de l'interprète. Prenez la plus grande cantatrice du monde, et
donnez-lui à chanter Gluck ou Mozart, je défie bien qu'avec toutesou ûine
et toute sa voix elle parvienne à faire d'Ipliigénie ou de donna, Anna autre
chose que ce que Gluck et Mozart en ont fait. Essayez en revanche de re-
passer vos souvenirs de Norma, et voyez comment, entre les mains des di-
verses tragédiennes, s'est transformé ce type élastique, commode, auquel la
Pasta et la Grisi, Jenny Lind et M""' Viardot, ont pu à tour de rôle, et sans lui
rien ôter de son intérêt, attribuer le caractère de la plasticité grecque, de
rexaltatiojQ roman tiqueet deJa sauvagerie cimmérienne. On remarquera que
Je ne parle ici que des cantatrices éminentes qui ont étudié, creusé le per-
sonnage, car paur le menu peuple, — pour celles qui se complaisent à
n'envisager une partition qu'au point de vue purement concertant, qui
phantent Casta diua en italien tandis que le chœur répond en allemand :
Keusche GôUrn^ au, comme faisait à Lille l'auire jour la Patti^ gazouillent au
bon public le si Lindor niio sara du Barbier de Rossini tandis que Figaro,
en prose française ,de Beaumarchais, lui donne la réplique, — pour tout ce
joli monde, uniquement préoccupé de trilles, d'arpèges, de &lacoaJÂ, il va
sans dire qu'en deliors de la partie dramatique, la Norma et la Sonnambula
restent d'admirables répertoires d'airs de bravoure et de cavatines qui sont
de vraies sonates pour la voix.
Le règne de Bellini fut le déclin de l'influence musicale italienne au
théâtre. Pareil enthousiasme ne devait pas se revoir. Donizetti, qui lui suc-
cède, en travaillant davantage, perd en conséquence : plus d'étude et moins
de génie! 11 va d'un style à l'autre, se fait la main à tous les genres, re-
vient au bouffe rossinien avec l'Elisire d'amorcj passe à l'opéra-comique
français avec la Fille du régiment^ fusionne Bellini et Meyerbeer dans la
Lucia et la F&voriiej et par Lucrèce Borgia prépare Verdi. iNe demandant
rien à son art en dehors de certains effets et des effets certains., ne cher-
chant, ne voulant que ce qui peut être obtenu sans aucun risque, ce qui le
distingue, c'est une singulière intelligence de l'économie dramatique. II
compose des opéras de répertoire, des opéras qu'on peut donner partout, à
Paris et à Carpentras, à Vienne et à Bùckebourg, bien montés, mal montés,
complets ou mutilés, soigneusement distribués, étudiés, comme pièces à
recettes ou livrés aux doublures en manière de bouche-trous ; de grands
opéras à quatre personnages, à mise en scène modérée, ni trop longs ni
trop courts, ni trop aisés ni trop difficiles, que tout Je monde comprend
et par lesquels beaucoup se laissent charmer. Bellini écrivait pour ses
ckanteurs, Donizetti pour les directeurs de théâtre. Déjà ses ouvrages ne
font plus époque; ils ont beau se fourrer, se nicher partout, ils ne sont
pas des dates comme Tancrède ou Norma. Leur influence, leur action est
en surface, en étendue bien plus qu'en profondeur. Quand il vint à Paris,
il trouva Rossini installé à l'Opéra, où s'accomplissait par lui ce croisement
des deux styles italien et français qui devait finir, à nn jour donné, par
REVOE MUSICALE. 1051
ètev chez nous toute espèce de sfgnificatîon à Texistence d'un théâtre ita-
lien. A ce système, BelHni dans sa seconde pérfode, ,1e Bellini des Puri-
tains^ commençait à se rattacher lorsqu'il mourut. Donizetti, en praùV
cien habile, vit fa situation, l'exploita, et de Tancren rossinisme, dont en
Italie même on ne voul'ait plus, passa au nouveau plein d'avenir; plein
d'avenir, entendons-nous, pour la fortune du compositeur et de son con-
tiHua;teur Verdi, car il est certai'n qu'un pareil renouvellement ne pou-
vait avofrlieu qu'aux dépens du genre. L'opéra italien, du jour où il se
ferait à Paris avec de TAuber, du Meyerbeer, du Rossini et du Bellini, ces-
serait forcément d'être pour l'Italie un arti'cle d'exportation. Chose très
digne de remarque, en même temps que l'Italie nous empruntait le secours
de nos armes, elle abdiquait musicalement devant notre système drama-
tique, perdant ainsi par un côté cette existence nationale que de Fautre
nous lui apportions. Donizetti fut un éclectique; Verdi, comme Halévy,
commente Meyerbeer. Après Roberl te Diable ta Juive câpres la Juive ilTro-
mlore, et ainsi de suite. Que nous sommes loin désormais de cette Italie
des Italiens qui régna sur TEurope, Htalie des Cimarosa, des Paisiello, des
Rossini, des Bellini! Un pas de plus, vous touchez à Richard Wagner. On
n'imagine point combien, sur ce terrain, les idées ont voyagé. En 1817;
lorsque le Titus de Mozart fut représenté à Milan, dès le finale du premier
acte, plusieurs s'écrièrent : « Ce n'est pas de la musique cela, c'est de la
philosophie ! » Allez à Milan aujourd'hui, vous y trouverez tout un parti
pour la musica fîtosofica. C'est ce parti qui fait le succès de nos ouvrages,
proclame un chef-d'œuvre le Faust de M. Gounod , et prend plaisir à dis-
cuter Richard Wagner. En présence d'un semblable état de choses, il est
donc permis de se demander quelles ressources un théâtre italien â Pai'is
doit attendre désormais de la mère-patrie. Et, d'autre part, si ce théâtre
ne tient en réserve que des articles de confection française et allemande,
quelle raison a-t-il de subsister? Ce prétexte d'être une école de gai
savoir, une sorte de conservatoire où se perpétue la grande tradition de
l'art vocal, ne saurait même plus être invoqué en sa faveur. II n'y a plus là
ni tradition ni troupe, c'est un va-et-vient continuel de personnalités
plus ou moins fameuses qui se rencontrent en un caravansérail» et, toujours
prêtes à lever le pied, traitent la plupart du temps leur voix, leur style
et leur inspiration comme des objets d'un inutile déballage. Qu'on ne me
parle pas de l'exécution des chefs-d'œuvre classiques , car c'est à Venta-
dour qu'il faut aller maintenant pour les voir travestis. Je consens à me
taire sur Don Juan, mais prenez les Noces de Figaro, que le public a pu en-
tendre à tour de rôle aux Italiens et au Théâtre-Lyrique , on s'était mis en
frais cette fois, on avait soigné son attitude, et cependant qui fut battu?
de l'interprétation italienne ou française, laquelle l'emporta?
On dit : Il ne se fait plus de chanteurs. On se trompe : les chanteurs exis-
tent, mais dispersés. Jadis ils n'étaient que là, ils sont aujourd'iiui un peu
partout. Voyez M. Faure, M""- Carvalho, voyez surtout combien de talens, de
1052 REVUE DES DEUX MOINDES.
voix rares pendant cette foire musicale qui de mai en août se tient à Lon-
dres! La vie se prouve par la vie. Tant que l'opéra italien, qui n'est plus
désormais qu'un mort qu'on galvanise, répondit à une idée, à un besoin, les
ressources ne lui manquèrent pas. Ses chanteurs remplissaient l'Europe du
bruit de leurs exploits. Nous nous occupons de la Patti ; mais qu'est-ce que
ce feu d'artifice isolé quand on le compare aux enthousiasmes de Milan, de
Venise et de toutes les capitales de l'Italie à cette bienheureuse époque
des Capuletli e Montecchi, alors qu'il pleuvait des bouquets, neigeait des
colombes sur la scène, et qu'au milieu des trépignemens et des hourras,
mille bras agitaient dans l'air des mouchoirs estampillés du portrait des
deux Grisi? Et dès le lendemain c'étaient d'autres étoiles. Où nous en citons
une^ à cette heure, il y en avait des voies lactées. Ces bulletins du théâtre
italien passionnaient le monde, arrivaient à Paris, où les journaux poli-
tiques les enregistraient avec une importance dont l'idée seule, à distance,
fait sourire. Que s'était-il passé à Sinigaglia à propos de l'Esule di Roma
de Donizetti? Quel accueil les Normani de Mercadante avaient- ils reçu à
Jesi? Que pensait-on à Cagliari à' Anna Bolena, à Sassari de la Chiara de
Ricci? Voilà ce qu'avant toute chose un honnête homme devait apprendre,
et les mêmes feuilles que remplissent à présent les discours du baron Ricasoli
ou du général La'Marmora vous racontaient gravement les succès miri-
fiques, porteulosi, de la signera Adélaïde Fantuzzi à Mirandole, ou le fiasco
stiipendo de la Corri Paltoni à Bergame. Quant au bon public, en attendant
de passer à la question romaine et de se ménager plus tard une opinion sur
le pouvoir temporel des papes, il suivait avec un intérêt plein d'émotion la
lutte acharnée, implacable, que dans un coin encore plus ignoré les guelfes
de la signora Clorinde Corradi Pantanelli livraient aux gibelins de la si-
gnera Galzerani Battagia, tandis que la signora Gilda Minguzzi profitait de
l'occasion pour grouper tout doucement un petit tiers-parti qui n'était pas
à dédaigner. L'homme s'agite et Dieu le mène. Ces détails grotesques, bien
que n'ayant rien qui doive jeter du discrédit sur une époque, témoignent
du moins de l'influence exercée au dehors par l'Italie musicale en 1830.
L'opéra italien régnait en maître : désormais ce règne a vécu.
C'est du nord aujourd'hui que nous vient la lumière.
Le vol est à la musique allemande. L'œuvre d'enseignement fondée il y a
trente ans au Conservatoire sous la direction d'Habeneck, poursuivie à tra-
vers mille vicissitudes par les associations orphéoniques, les traductions,
les concerts populaires, cette œuvre a produit ses résultats; la propagande
fait son chemin, le goût se forni Nous sommes loin de l'époque où M. Bail-
lot, voulant donner à Paris des séances de quatuors, s'apercevait avec dou-
leur qu'il avait affaire à un public tellement exceptionnel, tellement res-
treint, qu'il fallait renoncer à l'entreprise, à moins d'en vouloir à soi tout
.seul supporter les frais. L'artiste, indigné, gémissait, lorsqu'un aimable ga-
lant homme, que possédait l'esprit des Haydn, des Mozart, des Beethoven,
REVUE MUSICALE. 1053
le comte Pillet-Will, vint offrir son hôtel pour asile à ces dieux errans de-
vant lesquels refusaient de s'ouvrir les salles de concert. Grâce à cet em-
pressement d'un amateur riche et bénévole, quarante personnes environ
purent se réunir deux fois par mois pour entendre en leur particulier des
chefs-d'œuvre de musique classique qu'il eût été impossible de produire
en d'autres conditions. Qui se serait alors imaginé qu'un temps viendrait
où ces quatuors, ces sonates, à peine appréciés de quelques connaisseurs,
trouveraient dans ce même Paris un public assez nombreux pour défrayer
plusieurs entreprises du genre de celle de M. Baillot? Et pourtant ce que
nous voyons aujourd'hui dépasse les rêves les plus dorés que jamais aient
pu faire autour de leur pupitre les adeptes de l'hôtel Pillet-Will. Partout
prospèrent et grandissent ces institutions privées qui, sous les diverses
directions de MM. Armingaud, Jacquard, Lamoureux, Lebouc, viennent
appuyer le mouvement progressif qui s'accomplit au théâtre et ailleurs.
Naguère encore c'était un public qui fréquentait ces succursales du Con-
servatoire ; maintenant c'est le public. Lessing a dit : « L'arbre de nos
plaisirs a-t-il donc tant de branches pour que de gaîté de cœur on en
supprime? » Notre époque ne supprime rien, conserve les genres, tient
compte de chacun, pourvu qu'il soit bon. En même temps que la ritournelle
italienne devait donc disparaître tout ce fatras de variations, de pots-
pourris, polonaises, fantaisies et transcriptions dont l'unique but était de
mettre en évidence la virtuosité de l'exécutant. Au théâtre comme au con-
cert, comme dans un salon, nous prétendons que la musique soit de la mu-
sique. Notre siècle, en vieillissant, s'il a perdu beaucoup d'illusions, a trop
pris d'expérience et de sens critique pour continuer à se laisser berner par
des grimaces.
Le style est aujourd'hui ce qui le charme. Si vous voulez qu'il s'amuse à
la bagatelle, faites que la bagatelle soit de Beethoven. Donnez-lui V Invilatioît
à la valse de Weber, la Marche à quatre mains de Schubert, les Lieder sans
paroles de Mendelssohn, les Scènes enfantines de Schumann. Quels noms
figurent sur tous les programmes? Où va le courant qui nous entraîne?
Interrogez les plus brillans élèves du Conservatoire : Planté, Diémer, Du-
vernoy. M"*" Marie Mongin : qui étudient-ils, recherchent-ils? Les maîtres,
toujours les maîtres. Et pendant ce temps que se passait-il au théâtre? Obe-
ron, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée. De toutes parts le mouvement
s'affirme, c'est complet, Leibnitz dirait sphérique! Tout se tient dans l'œu-
vre des maîtres, et ce n'est pas en vain qu'on dira d'un Shakspeare, d'un
Beethoven qu'ils ont créé. Vous avez vu ces puissantes images où le grand
Albert Dïirer, multipliant partout l'abondance, la vie, amoncelle autour
de la Vierge céleste des trésors de végétation et de fécondité. Tandis que
paisiblement elle sourit à son enfant, la Vierge naturanle, les soleils la
contemplent, les fleurs par milliers éclosent sous ses pieds, les oiseaux
vont à leurs nids, les abeilles à leurs ruches, les écureuils dans las
branches d'arbre se lutinent, les lapins gambadent dans le pré, dans le
|05à REVUE DES DEUX «ONDES.
clair ruisseau les trnites' se croisent. Lumière, épanouissement, promis-
enité! Dans ce coîn étroit, cette page, le génie d'un homme fait tenir Tu-
oiVers. Ainsi procède l'œuvre des maîtres : création véritable où tout a sa
foi d'être, son système. Ces immenses, ces incalculables symphonies de
Beethoven n'entraînent-elles pas dans leur orbite planétaire des mondes de
sonates, de cantates, d'ouvertures? Autour des soleils qui s'appellent Don
Juan, ies Noces de Figaro, la FhHe enchantée, ne voyons-nous pas graviter
toute sorte de constellations mélodiques? Cette loi de variété dans l'unité,
posée d'avance au créateur, quel qu'il soit, n'a pas manqué d'accomplir
chez nous son effet. Les maîtres, à l'heure qu'rl est, sont partout. « Il n'y
en a que pour eux! » s'écrie haineusement Timpuissance ajournée aux
calendes grecques. Tandis qu'au firmament leurs soleils brillent, leurs in-
spirations moindres, comme de précieuses découvertes, nous attirent, nous
émerveillent. J'ai dit où tendait la réaction, quelle grande place le goût du
publie faisait au style. C'est qu'en effet tout ce qui vient du procédé passe
avec la mode, tandis que le style au contraire, avec l'âge, gagne en puis-
sance. Eïernièrement, j'entendais au Conservatoire Pouverture de Guit-
laitme Tell; me croira-t-on? Entre Mozart et Beethoven, cette page, au
théâtre admirable, ne tient pas. Le même désappointement m'était arrivé
du reste à propos de l'ouverture de Zampa, qnr, bien que d'une valeur
moindre, exécutée à sa vraie place, est un beau morceau. 11 y a trop d'é-
clat, de couleurs noijantes; cette instrumentation, encore que magistrale,
produit l'effet d'un décor d'opéra à côté d'une tofl'e du Vinci. Ce qui man-
que, c'est la dignité. L'art suprême n'a pas de ces accens tranchés, de ces
velléités tapageuses. Gluck et Mozart s'étaient contentés d'introduire les
trompettes dans l'orchestre, Rossini sans scrupule y appela toute la bande
militaire, ophicléide, grosse caisse, petite flûte; comme César ouvrant le
sénat aux mille nationalités barbares, ce dictateur d'un jour ouvre For-
chestre aux janissaires. Et les violons, les instrumens à cordes, ces tradi-
tionnels interprètes de la beauté, de la noblesse du sentiment, frémissent
d'être obligés de céder le pas désormais aux parvenus de la musique tur-
que. Sérieusement, sans rien vouloir ôter de son mérite à la méthode ros-
sinienne et tout en reconnaissant le profond intérêt qu'offre à quiconque
s'entend à séparer ce qui est bon de ce qui ne l'est pas i'étude de cette
instrumentation, toujours en progrès jusqu'à (Jwillaiime Tell, il est permis
de constater combien ce gouvernement de l'orchestre au seul point de vue
de l'effet théâtral nuit à la distinction, â la noblesse de son élocution.
Ceux qui se défieraient de nos impressions n'ont qu'à aller entendre au
Conservatoire les deux meilleures symphonies qu'ait produites ce système,
fouverture de Guillaume Tell et l'ouverture de Zampa : là seulement on
jiugera, par une comparaison immédiate avec les grands maîtres, ce que
eette pompe a de banal, ce sublime de conventionnel, et quels services
peuvent rendre parfois des hommes comme Mendelssohn en venant réta-
blir l'ordre en toute chose, restituer aux violons et aux instrumens à vent
REVUE MUS1CÛ.LE.
1055
ce qui leur appartient, et renouer discrètement le fil des âges à la tradi-
tion des Haydn, des Mozart et des Beethoven.
Le fils de l'auteur du Freyschûlz et d'Euryanthe, M. le baron de Weber,
ingénieur au service du roi de Saxe, était, à ce qu'on raconte, dernière-
jnent à Paris. A propos de ce voyage, qui se rattachait, paraît-il, à des in-
térêts purement administratifs, divers journaux à l'étranger ont mis de
nouveau en avant la question d'un opéra inédit de Weber, et prétendu que
le fils, ayant apporté dans sa malle la partition du père, ne nous quitterait
qu'après en avoir assuré la prochaine représentation. Plusieurs se sont de-
mandé ce qu'il fallait penser de cette annonce. Nous ignorons le voyage de
M. de Weber, et quelles négociations il a pu entamer soit avec les direc-
teurs de lignes télégraphiques, soit avec les directeurs de théâtre; mais ce
que nous sommes en droit d'affirmer pertinemmeat, c'est que ce Peler
Schlemihl existe, bien qu'à l'état le plus embryonnaire, comme Vko-
mvnculiis de Faust dans sa bouteille. Longtemps Meyerbeer eut entre ses
mains cet ouvrage, qu'il avait pris à tâche de terminer. Parmi les papiers
laissés par Weber se trouvait un manuscrit que sa veuve confia à Meyer-
beer, le priant d'aviser à ce qu'on en pourrait faire. C'était de la musique
bouffe un peu à la manière d'Abou-Hussan. Meyerbeer conçut à la lecture
la meilleure idée de ces fragmens et forma tout aussitôt le projet d'achever
la partition. Cela devait, dans sa pensée, avoir deux actes, le premier de
Weber, le second de Meyerbeer. Restait à fabriquer un poème; ce fut toute
une histoire ;
Trois mois entiers ensemble nous passâmes,
Lûmes beaucoup et rien n'imaginâmes.
On ne se figure pas telle besogne : inventer une pièce originale ayant son
intérêt, sa couleur propre, et dans laquelle l'ordre même des morceaux de
Weber fût maintenu, à plus forte raison le sentiment et le caractère; —
de la pièce allemande, impossible d'en utiliser quoi que ce soit : ni ébauche,
ni scenarioj, rien de tracé que les vers sur lesquels le musicion avait écrit
ses fragmens! J'avoue que jamais je n'admirai tant l'art d'un Cuvier recon-
struisant un animal sur la simple découverte d'un os maxillaire. J'y perdis
mon latin et mon allemand, mais j'y gagnai bien des conversations char-
mantes, de longues heures de tête-à-tête où nous causions de tout, excepté
de la pièce. Les journaux, en attendant, l'annonçaient. « L'acte de Weber
existe, un acte d'opéra boufTe plein d'entrain, de verve, de génie! » Oui
certes l'acte existait; mais celui de Meyerbeer, quand viendrait-il? C'est
ce qu'à l'Opéra-Comique on ne cessait de se demander, et Meyerbeer de
promettre, de promettre toujours. Vous connaissez l'histoire de cet ama-
teur, le comte de V..., venant un jour demander à un célèbre professeur
du Conservatoire combien de temps à peu près il lui faudrait pour savoir
jouer de la flûte. — Mais, répondit le virtuose, c'est selon, un an, dix-huit
mois, plus ou moins. On s'entendit. Les études commencèrent. D'abord
1056 REVUE DES DEUX MONDES.
tout alla bien, puis le zèle de l'élève se ralentit, et bientôt, éludant toute
leçon de la meilleure grâce du monde, il se contenta, chaque fois que le
professeur venait, de lui remettre son cachet après un moment d'aimable
et spirituelle conversation. On finit même par ne plus se voir, et ce fut le
domestique qui respectueusement présenta le cachet. Au bout de dix-
huit mois de ce manège, l'élève, avisant son maître au foyer de l'Opéra,
l'aborde, et lui serrant gaîment la main : « Vous savez que c'est ce soir que
je dois savoir jouer de la flûte! » C'est ce que Meyerbeer ne manquait
jamais de me dire chaque fois que nous nous rencontrions: « Vous savez
que c'est demain que nous devons avoir trouvé la pièce. » Nous ne trou-
vâmes rien et ne cherchions même plus que nos séances avaient toujours
lieu, tantôt chez lui, tantôt chez moi. Nous parlions de Hoffmann et de
Novalis; des romantiques allemands nous passions à Victor Hugo, dont le
théâtre musicalement l'intéressait beaucoup. Il savait à fond les divers ré-
pertoires, aimait à vous citer telle situation dans laquelle il croyait entre-
voir de grands efTets pour son art, et quand vous lui répondiez « je la con-
nais, » presque toujours il ajoutait : « Eh bien! n'en parlez pas, » tant il se
plaisait à entasser les provisions dans le grenier d'abondance de son cerveau.
Je me souviens d'une série de troubles et d'angoisses que, sans le vou-
loir, je lui causai aux premiers temps où il commençait à s'occuper de
r Africaine. Ces rapports d'idées dans lesquels nous vivions m'avaient amené
à prendre note en mes lectures de tout ce que je pensais pouvoir l'inté-
resser. Alors déjà, comme aujourd'hui, j'aimais fort les écoles buisson-
nières à travers les champs de l'intelligence, et chaque fois qu'il m'arri-
vait de trouver sur mon chemin une plante plus ou moins rare capable de
fixer son attention, je la lui apportais pour son herbier en m'écriant :
«Tenez, et celle-ci, la connaissiez-vous? » Mettre Meyerbeer au défi, le
prendre sans vert, c'était mon triomphe. Il est vrai qu'il fallait pour cela
se lever matin, car le cher maître en savait long en fait de calendriers
dramatiques et autres. Un jour on m'apporta de Londres un drame très
singulier. La scène s'y passait à Java, et le fameux arbre dont le poison
tue à distance y figurait au dénoument.
— Lisez cela, dis-je à Meyerbeer, j'ai idée que musicalement on en
pourrait tirer parti.— Et, sans plus de façon, je me mis à lui raconter
l'aventure.
— Bah! s'écria-t-il après m'avoir écouté attentivement, mais ce n'est pas
possible! Comment, la situation existe?
— Oui, maître, et vous n'en saviez rien; pends-toi. Grillon.
— Je n'en savais rien, qui vous l'a dit? Peut-être est-ce au contraire que
j'en savais trop. — Puis, se ravisant : — N'allez pas croire au moins que ce
soit là le sujet de l'Africaine.
— Je n'ai point à faire de suppositions, mais si j'en voulais risquer une,
les quatre mots qui viennent de vous échapper me prouveraient que j'a-
vais deviné juste.
REVUE MUSICALE. 1057
— Et vous prétendez que la pièce s'appelle...
— La loi de Java, lisez vous-même : The law of Java!
— En avez-vous déjà parlé à quelqu'un?
— Non certes.
— Eh bien ! n'en soufflez mot, et laissez-la-moi. Cette situation en eflet
me paraît dramatique, et il faudra voir plus tard s'il n'y aurait point à la
mettre à profit.
— Oui, répondis-je en souriant, plus tard! quand vous aurez eu le temps
d'achever votre partition d'IIéro et Léandre, de composer VApprenli sor-
cier, et d'écrire ce fameux second acte de l'opéra de Weber, sans compter
la Vie et la mort de Charles-Quint dont je ne parle plus.
— Un magnifique cinquième acte à faire! reprit-il, tout heureux de saisir
au vol un moyen de détourner la conversation. Cet empereur dont on cé-
lèbre les funérailles, qui se dresse comme un spectre au milieu de l'épou-
vante générale et dont la mort vient enfin clore le drame tenu en suspens
un moment par sa résurrection : il y a là en effet le programme d'un finale
admirable.
— Et vous comptez bien utiliser ce programme, continuai-je en l'inter-
rompant, un jour ou l'autre, après l'Africaine et la Loi de Java ?
— Pourquoi plaisantez-vous? On croirait que vous vous imaginez que la
situation est ,1a même?
— Pas le moins du monde, puisque dans la pièce anglaise il s'agit d'un
upas, tandis que dans l'Africaine il s'agit...
— Eh bien! de quoi s'agit-il, s'il vous plaît?
— D'un mancenillier, ce qui certes est fort différent, en matière de silvi-
culture surtout , car pour l'effet dramatique vous conviendrez entre nous
que...
— Mais comment l'avez- vous su? Excepté Scribe, Duponchel et moi, nul
ne se doute de la pièce.
— Aussi est-ce vous qui venez de me l'apprendre, car je vous affirme
qu'en entrant j'ignorais tout et que sans votre émotion et vos réticences...
— Je vous répète que vous vous trompez, ajouta-t-il avec un sourire
U'intelligence. Quoi qu'il en soit, ne parlez à personne de ces suppositions,
et tâchez de garder pour vous votre pièce anglaise.
— La garder pour moi, cela vous plaît à dire. Vous oubliez que vous ve-
nez de l'enfermer dans votre tiroir.
— L'ai -je enfermée?
— Oui, par distraction, tout en causant.
— Eh bien alors! qu'elle y reste, dans mon tiroir! Au fait, qu'en avez-vous
besoin maintenant? qu'en feriez-vous?
J'arrivais à cette époque des universités d'Iéna et de Gœttingue et ne me
lassais pas de provoquer la discussion. Vous eussiez dit la scène de l'étu-
diant dans Faust. Goethe, qu'il admirait par ses grands côtés et aussi pour
TOMB ivi. — 1865. 67
1058 REVUE DIS DEUX MONDES.
la forme si merveilleusement musicale de ses poésies lyriques, Goethe re-
venait à chaque instant dans l'entretien. Meyerbeer évoquait dès ce mo-
ment certains types de l'œuvre du poète, Mignon par exemple, dont la
physionomie jusqu'à son dernier jour le devait préoccuper. A qui n'a-t-il
pas demandé un poème sur ce sujet? Il l'aimait trop pour jamais prendre
une résolution. « Je suis l'ami de vos succès et l'amant des miens, » écrivait
Beaumarchais à un confrère. Meyerbeer eut ainsi dans sa vie deux ou trois
sujets dont il resta l'amant très passionné, très fidèle, mais très platonique.
Il les adorait comme Pygmalion sa statue. Sans aucun doute, ce platonisme
n'eût pas demandé mieux que de devenir un tout autre sentiment; mais
où trouver quelqu'un pour donner la vie dramatique à cette idée qui le
charmait? Un jour nous étions allés voir ensemble Ary Schetfer qui tra-
vaillait à une copie de son Mignon révanl à sa patrie. — Quel dommage,
s'écria Meyerbeer admirant, qu'on ne puisse pas mettre en musique de
semblable peinture!
— Bah! répondit SchefiTer, ayez -en seulement la volonté, et vous réus-
sirez, car m'est avis que rien de pareil ne vous serait impossible.
— Vous croyez? Eh bien! je tâcherai.
Et en effet Meyerbeer a tâché. ILorsqu'il rendait en dernier lieu ce poème
de Mignon^ resté quelque temps entre ses mains, ce n'est point qu'il eût
renoncé le moins du monde au sujet de ses rêves, mais au contraire qu'il
avait tout simplement résolu de mettre en musique la peinture d'Ary
Schefifer d'après Goethe. On verra plus tard comment il y a réussi. En at-
tendant, le vaisseau de l'Africaine s'apprête à prendre la mer. Encore
quelques jours, et le lancement aura lieu. Que de travaux, d'efforts, de
difficultés au dernier moment surmontées 1 On avait beau redoubler d'acti-
vité, prolonger les répétitions jusqu'au milieu de la nuit : arriver à temps
dévouait impossible. Pour ne pas se voir entravé dès le début, il a fallu
racheter les congés des chanteurs, s'entendre avec le directeur de Covent-
Garden, M. Gye, lequel n'était pas homme à se laisser émouvoir par des
chansons. M. Faure, M. Naudin, M"'' Battu, sont à coup sûr des virtuoses
d'un très haut prix; mais des chanteurs qu'on se dispute valent double, et
de cette plus-value c'est à qui bénéficiera. Chacun s'étant donc maintenu
imperturbable dans les avantages de sa position, c'est, on le devine aisé-
ment, un surcroît de quelques centaines de doublons qu'il en a coûté à la
cassette de l'administration impériale. Quand on pense que cet incident de
la dernière heure a failli faire renvoyer l'ouvrage aux calendes d'octobre !
Après tant de vicissitudes, de délais, un tel atermoiement eût tout com-
promis. Nihil est his qui placere volant lam adversoriimi quam expeclalio;
cette vérité, qui déjà du temps de Cicéron n'était pas neuve, a été noble-
ment comprise de l'administration supérieure, assez riche, nous ne dirons
pas pour payer sa gloire, mais pour faire au génie une avance que le suc-
cès va se charger d'acquitter.
F. DE Lagejsbvais.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 avril Hm.
La dfecusdon de l'adresse finira au corps législatif avec la présente se-
maine. Ainsi que nous le faisions remarquer il y a quinze jours, il est dif-
ficile, sinon impossil)le, de mesurer au moment même le progrès qu'une
discussion aussi importante, aussi diverse et aussi prolongée peut faire ac-
complir à féducation politique du pays. Le droit d'initiative et d'interpel-
lation manquant au corps législatif, nous devons tenir grand compte assu-
rément du champ que le vote de Fadresse, dans sa forme actuelle, ouvre
aux débats parlementaires. La manifestation et la contradiction des opi-
nions n^ont point chez nous d'autre occasion de se produire. A un certain
point de vue, cette vaste délibération sur l'ensemble des affaires générales
du pays n'est point sans avoir un certain caractère de grandeur et d'éclat.
Cependant nous sommes de ceux qui souhaiteraient que le corps législatif
fût investi du droit d'initiative, et pût, grâce à cette attribution, res-
treindre considérablement, sans dommage pour le public, le débat de l'a-
dresse. On aura beau dire, une discussion de l'adresse qui dure trois vse-
raaines, et qui embrasse toutes les questions à la fois, sans avoir ég^rd
aux degrés divers d'intérêt qu'elles présentent, ni à l'opportunité, n'est
point une forme pratique du gouvernement parlementaire. Cet entassement
et cette promiscuité des questions politiques nuisent à la bonne délibéra-
tion et à la bonne solution des affaires. La discussion a le double défaut
d'être trop prolongée dans Tensemble et trop écourtée dans le détail. Les
sujets que parcourt le débat se nuisent réciproquement par le voisinage.
Eh l'absence du droit d'initiative, qui mettrait les choses à leur rang, les
prendrait au bon moment et permettrait de les traiter à fond, le débat de
l'adî-esse, dans sa forme actuelle, fait ressembler les corps politiques à ces
debaiing societies, à ces congrès scientifiques, qui font du dilettantisme et
non de la politique véritable et positive. Il y a là un contre-sens qu'il faut
bien signaler, si Ton veut expliquer comment il arrive que la discussion
1060 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'adresse, ordinairement attendue avec une vive impatience et une ar-
dente curiosité, finit presque toujours par laisser le public dans un visible
état de lassitude. La discussion de l'adresse est comme une session théo-
rique qui n'est point proportionnée à la session pratique.
Le débat de l'adresse a naturellement compris les questions intérieures
et les questions extérieures. Il suffit d'énumérer les sujets les plus graves
parcourus par le débat pour motiver le reproche de trop embrasser et de
mal étreindre qui est naturellement dirigé contre l'adresse. A propos de
l'intérieur, on a parlé (nous ne mentionnons que les graves sujets) de la
liberté de la presse, de la liberté électorale, de l'instruction primaire, des
rapports de l'église et de l'état; au dehors, on s'est surtout arrêté à l'aftaire
du Mexique et à la convention du 15 septembre, c'est-à-dire à la double
question que posent les situations respectives du pouvoir temporel et df»
l'Italie unifiée.
Nous croyons que la discussion des questions intérieures a été conduite
cette année de manière à porter plus de fruits que les années précédentes.
Les orateurs de l'opposition, depuis M. Pelletan jusqu'à M. Guéroult , en
passant surtout par M. Jules Favre, ont plus touché, ce nous semble, au
vif des choses qu'on ne l'avait fait précédemment. Tandis que M. Thiers
avait si bien établi le terrain de l'opposition réclamant les libertés néces-
saires, ces libertés sans lesquelles, suivant le mot très juste de M, Ollivier,
au xix" siècle en Europe, aucun gouvernement civilisé ne peut exister avec
dignité, les autres orateurs libéraux ont mis en évidence, avec plus de net-
teté qu'on ne l'avait tenté encore, la prétention du gouvernement à conser-
ver sur les manifestations les plus directes de la vie politique les attributions
du pouvoir discrétionnaire. La différence entre le gouvernement et l'oppo-
sition libérale est par là clairement et profondément marquée. C'est un
grand résultat que d'être arrivé ainsi à des positions nettement définies. On
est facilement convaincu de l'importance de ce résultat pour peu que l'on
ait médité sur l'histoire de la révolution française depuis son origine. Le
premier élan de la France de 1789, cette première unanimité impétueuse
qui a été la gloire honnête et pure de la révolution commençante, ont été
dirigés contre le pouvoir arbitraire : avant même de songer à l'égalité, la
première aspiration de la France révolutionnaire fut de substituer au ré-
gime arbitraire le règne de la liberté définie et réglée par la loi. Un grand
témoin de cette vérité qu'il faut restituer à l'histoire de la révolution fran-
çaise nous arrive à propos. On vient de publier des fragmens de M. de
Tocqueville, des notes, des ébauches qui devaient servir à l'achèvement de
l'œuvre qu'il avait entreprise sur l'ancien régime et la révolution. Dans ces
tàtonnemens de son travail intime qui nous sont révélés, ce profond, ce
sagace, ce loyal esprit se démontre à lui-même avec une autorité victo-
rieuse que le premier et unanime effort de là révolution, celui qui réunit
toutes les classes, noblesse, clergé et tiers-état, l'effort national par excel-
REVUE. — CHRONIQUE. 1061
lence, fut de remplacer le pouvoir arbitraire par l'autorité de la loi, que la
première inspiration en un mot de la révolution fut essentiellement libé-
rale. Quand donc nous demandons aujourd'hui au gouvernement d(? renon-
cer, à l'égard de la presse et dans l'application des droits de réunion et
d'association à la liberté électorale, à des prérogatives arbitraires qui sont
incompatibles avec la liberté régulière et permanente, nous ne faisons que
céder aux premières et plus pures impulsions de la révolution française;
nous avons avec nous la force quelquefois latente, mais à la fin toujours
irrésistible de cette révolution. Cette position est très forte, et le langage
des orateurs du gouvernement n'est point de nature à l'affaiblir. Ce langage
est parfois rude et impérieux dans la forme ; mais au fond il manque de
fierté. Ramené aux conclusions pratiques, il semble dire que la liberté de
la presse et la liberté électorale menaceraient le gouvernement dans la sé-
curité de son existence. Une telle argumentation n'est point l'expression
de la véritable force, et le gouvernement doit avoir assez bonne opinion
de lui-même pour qu'il ne lui répugne point de l'employer trop souvent
et trop longtemps. La question entre la liberté et le pouvoir a donc été
bien posée cette année; notre devoir est de la maintenir avec fermeté dans
les mêmes termes et d'attendre avec confiance que les progrès de la raison
publique et le reflux des événemens en décident la solution définitive en
notre faveur.
II y a peu de chose à dire des débats sur l'instruction primaire et sur
les rapports de l'église et de l'état. La question de l'instruction obligatoire
a pénétré depuis bien peu de temps dans l'enceinte législative, l'opinion
publique ne s'en est elle-même préoccupée que très récemment. Ce vaste
projet de l'instruction obligatoire n'est donc point mûri encore, ou du
moins les esprits n'y ont point été sulïisamment préparés. Les questions
d'instruction, on le sait d'ailleurs, sont liées étroitement aux questions
religieuses. L'incertitude qui règne parmi nous depuis la convention du
15 septembre et l'encyclique sur les questions religieuses nuit pour le mo-
ment à l'examen calme et impartial d'un système qui assurerait impérieu-
sement à tous les citoyens le bienfait de l'instruction primaire. Avant d'en
venir au surplus au régime de la coercition en matière d'instruction, ne
serait-il pas nécessaire d'avoir épuisé tous les efforts de la liberté, et ne se-
rait-ce point une marche naturelle que d'offrir l'instruction gratuite avant
de chercher à la rendre obligatoire? Quant à nous, qui n'avons point de
parti-pris contre un système qui nous arrive avec la sanction d'une expé-
rience heureusement accomplie en d'autres paj's, nous souhaitons cepen-
dant que ce système soit accepté avec conviction par l'opinion publique,
au lieu de lui être imposé comme une brusque surprise. Dans tous les cas,
nous applaudissons aux efforts généreux des partisans de l'instruction
obligatoire, à ceux surtout de M. Jules Simon, qui est plus capai)le que
personne de gagner l'opinion publique à cette cause.
r06'2 REVT5E DES DEUX MONDES.
C'est une calme controverse que celle de rihstruction prira-alre, si on la
compare aux luttes qu'excitent parmi nous depuis quelque temps les rap-
ports de réglise et de l'état. Il semblait, à la fin du discours de M. Guéroult,
que cette lutte dut vivement passionner le corps législatif; M. Guéroult
avait die propos délibéré touché aux points les plus irritables de la ques-
tion, aux points où se présentent les contradictions les plus choquantes du
système qui préside actuellement aux rapports de l'église et de l'état. Ce
système, il faut bien l'avouer, place un certain nombre d'intérêts catho-
liques sous le régime du bon plaisir, régime qui peut prendre vis-à-vis de
ces intérêts ou l'attitude de la faveur, ou r'attitud'e de la persécution. Cest
ce qui arrive notamment pour la masse des congrégations non autorisées,
qui ne sont point constituées sur un état légal, qui n'existent que par la
tolérance du gouvernement. En envisageant la question des congrégations
au point de vue catholique, il est incontestable que les associations reli-
gieuses sont une des formes naturelles et légitimes du catholicisme, et que
l'état ne peut s'arroger le droit d'interdire le développement de ces asso-
ciations sans porter atteinte à la liberté de l'église; mais, d'un autre côté,
les associations en France ne sont point placées sous le régime du droit
commun, leur existence dépend du pouvoir discrétionnaire du gouverne-
ment. Les congrégations catholiques ne jouissent donc en France que
d'une liberté de tolérance qui leur est accordée par le pouvoir, liberté
qui prend le caractère d'aune faveur et d'un privilège, si l'on considèi'e
combien l'état se montre chez nous ombrageux, restrictif et prohibitif en-
vers l'esprit d'association.
C'est cette contradiction qui émeut et révolte les politiques de l'école de
M. Guéroult : la liberté d'association n'est pas de droit commun en France;
ils ne veulent point qu'elle soit accordée par tolérance, par faveur, par
privilège, aux congrégations catholiques. Ce qui donne une apparence lo-
gique à cette protestation, c'est que les congrégations religieuses sont di-
rectement reliées par leur hiérarchie à la cour de Rome, et que cette
cour, par sa dernière encyclique, ayant condamné plusieurs des principes
essentiels de notre constitution politique, l'état en France gratifie d'une fa-
veur exceptionnelle des congrégations dirigées par un esprit hostile à nos
institutions. Se fondant sur ces contradictions choquantes, M. Guéroult et
ses amis somment le gouvernement de retirer aux congrégations illégales
une faveur dangereuse, ou bien d'exercer sur elles une surveillance sévère.
Il est évident que l'état commet une inconséquence, s'il refuse d'écouter
M. Guéroult, et que, s'il se rendait à ses conseils, il fournirait aux catholi-
ques de violons sujets de plainte. Dans les termes où M. Guéroult prend la
question, il n'y a pas de solution équitable et sûre, car les choses demeu-
rent soumises aux caprices et aux chances de l'arbitraire gouvernemental.
La portion, suivant nous, la plus avancée de l'opinion libérale, celle q.ue
M. Jules Favre aurait sans doute représentée, si ce débat n'eût été clos
REVUE. — CHRONIQUE. 1063
d'une façon brusque et inattendue, place la solution ailleurs, — dans la
liberté et le droit commun. Oue la liberté d'association soit fixée et déter-
minée par une loi générale, et alors l'église n'aura aucune faveur ou au-
cune restriction arbitraire à craindre du gouvernement; alors elle n'irri-
tera point ses adversaires par le spectacle d'une liberté d'exception qui
peut à tout moment se changer contre elle en une compression capricieuse-,
alors, en matière d'association, elle sera libre dans Tétat libre. Mais M. Gué-
roult, pas plus que l'orateur du gouvernement, M. Vuitry, qui lui a ré-
pondu, ne regarde comme praticable la séparation de l'église et de l'état
dans la région supérieure de la liberté pour tous. La parole conciliaûte de
M. Vuitry a répandu le baume sur les cuisantes blessures que M. €ué-
roult avait irritées. Il est clair que le pouvoir discrétionnaire que l'état
de choses actuel laisse au gouvernement dans les affaires religieuses
comme en tant d'autres n'effraie personne, lorsqu'il a pour organe un es-
prit aussi sensé et aussi modéré que celui de M. Vuitry; ce serait pourtant
le cas de répéter ici le mot heureux de M. Thiers : v le caractère d'un
homme n'est pas une institution. » Chose curieuse au surplus, les esprits
qui se croient pratiques écartent en ce moment avec une sorte de dédain
l'idée de la séparation de l'église et de l'état et la formule de l'église libre
dans l'état libre; ils renvoient cette idée et cette formule aux spéculatifs
et aux tliéoriciens. On dirait, à les entendre, -que c'est sans motif, gra-
tuitement, par amusement d'esprit, que l'on a introduit dans la polémique
contemporaine la pensée de la séparation de l'église et de l'état. Cependant
ce qui donne le caractère pratique à une idée, c'est qu'elle naisse du choc
des faits, qu'elle soit indiquée comme la résultante des événemens qui sont
en train de s'accomplir, qu'elle apparaisse avec le signe non-seulement de
la possibilité, mais d'une nécessité prochaine. Or n'est-ce point ce qui
arrive aujourd'hui pour l'idée de la séparation de l'église et de l'état?
N'a-t-elle pas jailli du cœur des événemens? Quoi! vous assistez à un pro-
fond changement dans les conditions du suprême pontificat catholique, le
spirituel et le temporel, l'église et l'état se détachent en Italie et menacent
de se séparer à Rome, et vous pouvez croire qu'une telle révolution s'ac-
complira sans que les rapports de l'église et de l'état soient modifiés par-
tout où le catholicisme est lié aux gouvernemens par des arrangemens par-
ticuliers et exceptionnels? Si la vitalité du sentiment religieux ne s'est
point éteinte au sein des nations catholiques et si la révolution française
n'a pas dit son dernier mot, nos hommes pratiques, ils peuvent y compter,
entendront parler plus d'une fois encore do l'église libre dans l'état libre.
Parmi les questions étrangères, la première qui ait ét^ sérieusement
abordée au corps législatif est celle du Mexique. Ce débat a offert un vif
intérêt. M. Ernest Picard a développé d'abord les objections et l«s aver-
tissemens de l'opposition dans un des meilleurs discours qu'il ait pronon-
cés. Un membre de la chambre, M. Corta, qui a rempli au Mexique une
1064 REVUE DES DEUX MONDES.
mission économique et financière, a présenté à l'opinion publique un ex-
posé très complet et très instructif de ses impressions personnelles. Enfin
M. Rouher a fait connaître les intentions du gouvernement à l'endroit de
cette entreprise mexicaine et sa confiance dans le succès final. Notre opi-
nion sur l'affaire du Mexique est connue, et nous n'avons pas besoin de la
reproduire encore une fois à propos de la dernière discussion. Ce qui est
certain, c'est d'abord que l'expédition du Mexique n'a point été pour nous,
comme d'autres guerres et d'autres entreprises, une conséquence néces-
saire, inévitable d'engagemens créés par nos intérêts ou par notre hon-
neur; c'est qu'en outre elle n'a point été le produit d'une inspiration et
d'une volonté de l'opinion publique. A propos des affaires de cette nature,
excentriques au mouvement naturel de la nation, il convient de prendre
garde à deux choses : à la façon dont on y entre et à la façon dont on en
pourra sortir. Nous n'avons point approuvé la façon dont nous sommes
entrés au Mexique; mais nous faisons les vœux les plus sincères, les plus
ardens pour que nous en puissions sortir pacifiquement et honorablement.
Nous allons plus loin, nous tournons nos espérances du côté de nos vœux,
persuadés que le moyen le plus sûr de conduire une affaire à bonne fin
est d'avoir confiance dans le succès. Nous écartons en conséquence les
mauvais présages; nous avons le ferme espoir que nous ne serons point dé-
rangés dans l'œuvre du Mexique par des diversions des États-Unis. Nous
ne prenons point au sérieux les tentations offertes du côté du Mexique à
M. Lincoln par les commissaires des états du sud; nous ne redoutons point
les rodomontades auxquelles se livre une partie de la presse de New-York;
nous croyons au bon sens, à la modération, à la fermeté des hommes qui
sont placés à la tète du gouvernement des États-Unis. Nous ne doutons
point que ces hommes, après la fin de la guerre civile, avec les ruines
qu'ils auront à réparer, les transformations qu'ils devront accomplir, ne se
consacrent à ce grand travail de réédification intérieure, et ne repoussent
la périlleuse perspective d'une guerre étrangère. Nous regrettons assuré-
ment que, tandis que nous contractions la tâche de régénérer le Mexique,
nous n'ayons point mis plus de soin à ménager l'amour-propre et la cause
morale du gouvernement des États-Unis. Il a été commis à cet égard des
indiscrétions et des maladresses dont nous voudrions pouvoir effacer le
souvenir. Il faut l'espérer, les dernières paroles que M. Rouher a pronon-
cées à l'adresse des États-Unis auront la vertu de faire oublier d'anciennes
fautes. Nous savons que les sympathies de M. Rouher dans le grand conflit
américain ont été pour le nord, et nous n'avons jamais confondu cet esprit
sagace et robuste avec les politiques superficiels et frivoles qui ont cru à
la rupture de l'Union américaine, qui se sont figuré que la catastrophe
de la grande république pourrait être un événement favorable à la France.
Si le Mexique pouvait devenir entre les États-Unis et nous un motif de
guerre, nous saurions assurément repousser une agression injuste; mais
REVUE. — CHRONIQUE. 1065
un tel événement serait une des calamités les plus lamentables de notre
histoire, et nous ne voulons pas croire qu'il soit possible. Nous chassons
donc de notre esprit ces préoccupations fâcheuses; le dernier discours de
M. Rouher nous y aide. Ce discours est empreint d'une grande confiance
dans le succès de l'entreprise mexicaine. « La France, a dit le ministre,
continuera de protéger le Mexique jusqu'à l'entière consolidation de son
œuvre. » Quelques personnes ont trouvé cette déclaration trop énergique;
elles y ont vu un engagement dangereux. Nous ne partageons point cet
avis : l'engagement réside dans les antécédens de la question et dans toute
la politique du gouvernement; le gouvernement fait bien de mettre dans
sou langage ce qui est dans ses actes : c'est la meilleure façon d'inspirer
au nouvel établissement mexicain la confiance qu'il a besoin, pour réussir,
d'avoir en lui-même, et d'abréger pour nous la période des difficultés et
des sacrifices, M. Rouher a aussi annoncé la conclusion d'un nouvel emprunt
mexicain. On dit que cet emprunt, souscrit par les premiers établissemens
ou maisons de banque de France , se présente aux souscripteurs avec un
grand luxe de conditions séduisantes. Il doit rapporter un gros intérêt; il
est accompagné de loteries énormes offrant deux fois par an des lots d'un
demi-million ; il jouira d'un double amortissement, le premier en espèces,
le second en rentes françaises. Nous savons que le public est de nos jours
très sensible à ces amorces, et que ce système des loteries et des amortis -
semens est un trait traditionnel de la politique financière de la maison de
Habsbourg. Nous eussions mieux aimé pour notre part une combinaison
financière plus sobre. Quand M. Rouher a dit que la France protégerait
l'empire mexicain jusqu'à l'entière consolidation de son œuvre, il a donné
au gouvernement de l'empereur Maximilien une garantie morale dont de-
vraient profiter les finances mexicaines. Étant dans une telle disposition,
le gouvernement eût donc pu garantir l'emprunt mexicain et fournir par
là au Mexique le moyen de réaliser une sérieuse économie.
L'Italie et la question romaine, abordées par M. Thiers dans un de ses
discours les plus amples et les plus élevés, auront fourni à la discussion de
l'adresse le plus large thème de politique étrangère qui ait été traité cette
année devant le corps législatif. Il serait bien téméraire à nous, qui avons
à peine eu le temps de lire le discours de M. Thiers, de juger dès aujour-
d'hui ce grand essai d'histoire contemporaine et de politique. Nous avons
le malheur de ne point partager l'opinion de M. Thiers sur les questions de
Rome et d'Italie. M. Thiers, comme tout artiste éminent, est créateur; réu-
nis et disposés par lui, les faits qui remplissent ses compositions s'imprè-
gnent de la lumière dont son imagination les colore, se teignent pour ainsi
dire des qualités de son esprit et de son âme, et présentent un ensemble
de vie même aux yeux de ceux qui n'y reconnaissent plus la réalité exacte
qu'ils ont pu étudier de près. Ce discours de M. Thiers est un miracle de
son art. Des événemens qui ont rempli plusieurs années à distribuer, des
10(36 REVUE DES DEUX MONDES.
intérêts qui touchent la France et le monde à classer suivant leur grada-
tion imposante, le passé interrogé sans cesse comme pour répandre une
lumière poétique sur le présent ^ l'esprit semé partout, l'émotion éclatant
avec d'autant plus de force qu'elle est moins prévue, tout cela fondu avec
ce naturel parfait où, comme dans le modelé des grands maîtres, on sa-
voure l'art le plus caché et le plus exquis, voilà ce discours. L'orateur y
a pu exercer d'autant plus librement ses facultés merveilleuses qu'il em-
brassait un sujet arrivé déjà à une certaine perspective, où il n'était plus
obligé de suivre les faits au jour le jour dans l'enchaînement qui les pro-
duit, où il pouvait trier en quelque sorte les événemens, mettre les uns en
relief et laisser les autres dans l'obscurité. Aussi ce discours ressemble-t-il
plus à une grande théorie politique qu'à une discussion pratique com-
mandée par l'action pour aboutir à. l'action. Chose curieuse, M. Thiers,
comme historien, montre une application scrupuleuse à suivre la liaison
des faits, à la comprendre et à en expliquer la nécessité. Cette attention
donnée à l'enchaînemeat nécessaire des faits a servi de prétexte au re-
proche de fatalisme qui lui était adressé autrefois par M. de Chateaubriand.
Dans son discours d'hier, la préoccupation du théoricien l'a emporté sur
l'habitude de l'historien. Au lieu de se placer devant les faits, il s'est adossé
à sa théorie et ne s'est inquiété que des résultats des événemens qu'il y
pouvait raccorder. De là de piquantes contradictions que nous n'avons pas
le temps de relever, celle-ci par exemple : M, Tliiers combat l'unification
de l'Italie et loue la paix de Villafranca. Or l'une a été l'effet immédiat et
nécessaire de l'autre. On ne songeait guère en Italie à l'unité avant la paix
de Villafranca; mais cette paix, qui affichait la prétention dé rétablir les
princes autrichiens renvoyés des duchés et de composer de princes autri-
chiens la majorité de la confédération projetée, tua toute idée de fédéra-
tion, et ne laissa aux premiers citoyens de l'Italie compromis dans les ré-
volutions locales d'autre refuge que l'unité. Il faut avoir vu le désespoir
des Piémontais, des Toscans, des Romagnols, à la nouvelle du traité de Vil-
lafranca, pour comprendre comment l'idée de l'unité jaillit de la nécessité
même. Ah ! si la promesse que l'Italie serait affrauchie jusqu'à l'Adriatique
avait été remplie, si l'on n'avait point fait cette paix de Villafranca que
M. Thiers vante, l'unité de l'Italie, que M. Thiers déplore, n'eût point été
tentée, et la fédération, que M. Thiers préfère, eût été établie dans la pé-
ninsule. Il n'y a point eu dans l'histoire de la révolution française ou dans
l'histoire de Napoléon d'événement empreint d'un caractère de nécessité
soudaine aussi manifeste que celui de l'unification italienne déterminé par
la paix de Villafranca. La grande difficulté de la question romaine est née
sans doute de l'unification italienne : c'est l'entraînement de l'unité qui a
produit le choc dont le pouvoir temporel est ébranlé; mais ici, lorsqu'il
réclame le maintien du pouvoir temporel comme un droit de la conscience
des catholiques, lorsqu'il fait une espèce de dogme «du principe/ de l'unité
REVUE. CHRONIQUE. 10Ô7
de la foi sous l'autorité d'un chef coniplétement sauverain dans la rési-
dence qu'il occupe, » M. Thiers ne s'aperçoit-il pas qu'il dépasse de beau-
coup le dogme religieux, que jamais la foi des catholiques n'a été liée à la
souveraineté du pape sur sa résidence, — que penser autrement, ce serait
exclure .du .catholicisme les premiers et les plus beaux siècles de son his-
toire, que par conséquent les catholiques ne puisent dans cette foi préten-
due aucun droit de conscience contre l'indépendance des Romains? Si l'on
y regardait de près, il est d'autres appréciations de M. Thiers qui ne sont
point faites pour j)araître orthodoxes aux catholiques. La crainte qu'é;prouve
l'illustre orateur de voir les papes, s'ils perdaient la souveraineté de Rome,
tomber au rang des patriarches de Constantinople ne sera point et ne sau-
rait être partagée par les catholiques. A leurs yeux, l'évèque de Rome a
rejju d'autres promesses jque lîfivêque de Constantinople; puis, chez les pa-
triarches bjzantins, le schisme, la séparation, avaient été précédés et mo-
tivés par l'hérésie. Nous croirions manquer au respect que nous devons à
M. Thiers, si nous tentions de marauder autour d'un discours auquel on
ne peut répondre que par une contradiction attentive et méditée. Cepen-
daat, en quittant ce merveilleux morceau d'éloquence, nous ne pouvons
nous empêcher de faire deux observations pour nous rassurantes : la pre-
mière, c'est que M. Thiers parle des Italiens en termes sympathiques; il
est pour eux bienveillant et juste, il reconnaît la sagesse et l'esprit poli-
tique qu'ils ont montrés depuis leur émancipation; la seconde, c'est qu'il
n'indique aucun plan de coaduite par lequel il soit possible de mettre fin à
la diffljculté romaine. La convention du 15 septembre est au moins un moyen
pjour nous de sortir de la question italienne, et peut-être aussi le meilleur
moyen de préparer une réconciliation entre le pape et l'Italie. M. Thiers
blâme les faits accomplis, mais ne suggère aucune combinaison qui les
puisse détruire ou corriger; il ne nous apprend point comment on peut
sortir des difficultés qu'il signale. « La seule façon d'en sortir était de n'y
point entrer, » semble dire son discours d'un air narquois. Ce silence de
M. Thiers sur les solutions nous console; s'il en connaissait de plus efficaces
que la convention du 15 septembre, il n'eût point manqué de nous en faire
part, et s'il en existait de semblables, il est certain qu'il les connaîtrait.
Attendons alors l'événement sans trop de trouble, en faisant des vœux pour
que l'Italie et la cour de Rome donnent au monde une meilleure idée de
leur sagesse que celle qu'eji ont en France leurs trop chaleureux amis.
Tandis que nous achevons le débat de l'adresse, le parlement anglais a
terminé la première partie de sa session et a pris depuis huit jours ses va-
cances de Pâques. La session anglaise a été jusqu'à présent assez terne et
fort peu accidentée. C'est à peine si on a pu relever depuis deux mois une
séance intéressante de la chambre des communes; il n'y a point eu de
lutte de parti; la seule discussion de quelque importance a été motivée par
une demande de crédit pour construire des fortifications au Canada. De
1068 REVUE DES DEUX MONDES.
très bons esprits, M. Lowe entre autres, qui a pris dans la chambre des
communes une position considérable depuis qu'il a quitté un poste secon-
daire qu'il occupait dans le cabinet, se sont élevés contre cette dépense.
Suivant eux, c'est perdre de l'argent que de l'employer à créer au Canada
un système de fortifications : leur opinion est que, si le Canada était ja-
mais attaqué par les États-Unis, il serait impossible à l'Angleterre de le
défendre. Avec les masses d'hommes dont les États-Unis pourraient dispo-
ser, l'Angleterre serait impuissante à repousser une invasion ; elle perdrait
dans ce conflit ses possessions continentales, et ne trouverait qu'une stérile
revanche dans le bombardement et l'incendie des ports américains par ses
vaisseaux cuirassés. Cette délibération sur les fortifications canadiennes a
fourni aux hommes d'état anglais l'occasion de revenir à des sentimens
plus équitables et plus politiques envers les États-Unis. Les derniers succès
des fédéraux semblent avoir averti les Anglais de la faute qu'ils ont com-
mise depuis l'explosion de la guerre civile en montrant une partialité si
injuste pour la cause du sud. Quelques-uns des principaux ministres,
M. Gladstone, lord Russell, ont commis de véritables étourderies au com-
mencement de la guerre civile. « Le nord, déclara un jour lord Russell,
combat pour l'empire, et le sud pour l'indépendance. » M. Gladstone, avec
sa vive imagination, s'était mis à professer pour les chefs du sud une ad-
miration enthousiaste, et saluait bruyamment dans M. Jefferson Davis le
fondateur d'une nouvelle nation. Deux hommes d'état s'étaient abstenus
de ce décevant enthousiasme : c'étaient sir George Cornewall Lewis de
regrettable mémoire, celui dans lequel on se plaisait à voir le futur chef
du parti libéral, le successeur désigné de lord Palmerston, et M. Disraeli.
Sir George Lewis, esprit impartial et sensé par excellence, contint tant
qu'il vécut ses impétueux collègues, et passe pour avoir empêché le cabi-
net anglais de prendre à l'égard des États-Unis des mesures inconsidérées.
Quant à M. Disraeli, son mérite a été de résister aux entraînemens de son
propre parti et de comprendre que la robuste démocratie américaine n'é-
tait point aussi près d'une dissolution que le supposaient les absolutistes
et les vaniteux aristocrates d'Europe. Cette séance de la chambre des com-
munes où fut présenté le projet des fortifications canadiennes fournit à
MM. Forster et Bright l'occasion de prononcer de mâles discours qui iront
effacer certainement en Amérique le fâcheux effet des manifestations hos-
tiles à la cause du nord qui ont été prodiguées en Angleterre depuis quatre
ans. M. Forster, esprit ouvert, orateur vigoureux, est l'un des chefs les
plus autorisés du parti radical; M. Bright, depuis que la guerre civile a
éclaté aux États-Unis, a consacré les plus beaux efforts de son éloquence à
redresser les erreurs et les préjugés de ses compatriotes contre la cause fé-
dérale. Le soir où l'on discuta les fortifications canadiennes, les nouvelles qui
annonçaient les succès décisifs de Sherman étaient arrivées, et M. Bright
put parler des affaires américaines avec un accent de triomphe. Sa ha-
REVUE. — CHRONIQUE. 1069
rangue fut magnifique. L'orateur fut touchant, surtout lorsqu'il parla de la
fermeté stoïque montrée par les ouvriers anglais pendant la crise coton-
niers et de la constante énergie avec laquelle ces ouvriers, ruinés par la
guerre civile américaine, ont résisté aux excitations des partisans du sud,
qui les poussaient à faire contre le nord des manifestations populaires. Les
classes ouvrières anglaises comprirent que c'était avec le nord qu'était la
véritable cause de la liberté démocratique, et ne se laissèrent point entraî-
ner par le désespoir de la misère contre le peuple qui représente le plus
glorieusement et le plus énergiquement dans le monde la démocratie or-
ganisée. Au reste, M. Bright, qui connaît bien l'esprit américain, a rassuré
ses compatriotes contre les craintes que leur inspirait la perspective de la
cessation prochaine des hostilités en Amérique. M. Bright ne croit point
que les États-Unis, une fois pacifiés, cherchent à se venger des injures
qu'ils ont eu à subir de la part de quelques gouvernemens européens. Lord
Russell a cru devoir répondre à la chambre des lords au véhément dis-
cours de M. Bright. Le secrétaire d'état a démontré que le gouvernement
anglais n'avait point fait acte d'hostilité envers les États-Unis en recon-
naissant aux confédérés les droits de belligérans, puisque ces droits leur
avaient été reconnus dès le début de la guerre par le gouvernement de
Washington lui-même. Il résulte cependant du discours de lord Russell que
le gouvernement américain se propose de demander à l'Angleterre des ré-
parations pour les dommages causés au gouvernement des États-Unis par
les corsaires confédérés construits, équipés, armés dans les ports anglais.
Ces réclamations sont ajournées jusqu'à la fin de la guerre; jusque-là,
l'Amérique et l'Angleterre tiennent note de leurs réclamations respectives.
Il y aura là ample matière à contestations et un compte difficile à régler
lorsque la paix intérieure sera rétablie aux États-Unis.
Un homme qui n'avait pas déserté, lui non plus, la démocratie améri-
caine dans sa détresse, M. Richard Cobden, est mort bien prématurément,
à la veille d'un triomphe dont il n'avait jamais douté. La mort a placé dans
tout son lustre, devant son pays et devant le monde, la grande et honnête
figure de Richard Cobden. On ne pouvait pas s'attendre à voir disparaître
de la scène politique un homme qui y avait rempli un si grand rôle, et qui
semblait y devoir tenir longtemps encore une si grande place. Parmi les
hommes illustres de notre époque, il n'en est point qui aient eu une car-
rière aussi digne d'envie que celle de M. Cobden, car sa gloire a été ex-
clusivement celle d'un bienfaiteur désintéressé de l'humanité. M. Cobden
a eu le bonheur de conquérir pour les classes pauvres de son pays le pain
à bon marché, la subsistance à son prix naturel, tel qu'il résulte des con-
ditions commerciales. Le mérite de M. Cobden a été grand sans doute,
mais il faut convenir que la situation particulière de l'Angleterre rendit
sa tâche d'émancipateur commercial plus facile qu'elle n'eût pu l'être dans
aucun autre pays. En effet, en Angleterre, la classe protectioniste par ex-
cellence, celle des propriétaires fonciers, qui profitaient du renchérisse-
1070 REVUE DES DEUX MONDES.
ment artificiel des céréales obtenu parle mécanisme de l'échelle mobile,
était une classe peu nombreuse, riche, séparée du reste de la nation.
M. Cobden, ce fut son grand avantage, eut à lutter contre une aristocratie
territoriale : il eut donc pour lui toutes les classes moyennes et popu-
laires, c'est-à-dire la masse de la nation et l'ensemble des intérêts poli-
tiques, naturellement tournés contre une aristocratie qui exploitait sa pré-
pondérance dans l'intérêt clairement visible de sa richesse particulière.
En France ou en Amérique, où il n'eût pas rencontré l'isolement et par
conséquent la faiblesse d'un intérêt aristocratique, où il eût trouvé liées à
l'intérêt apparent de la protection les classes moyennes et les existences
les plus modestes, il eût sans doute moins heureusement mené la cam-
pagne de la liberté du commerce. Après les services qu'il a rendus, ce qu'il
faut louer dans M. Cobden, c'est son caractère et son talent. Cet honnête
homme avait été admirablement doué. L'instruction littéraire, la culture
des universités lui avaient manqué; ses compatriotes proclament cependant
qu'il parlait et écrivait naturellement le plus correct et le plus savoureux
anglais. Son éloquence était naturelle et directe, ne courant point après
les ornemens, tendant au vrai par le bon sens. Elle était spirituelle, elle
était animée ; mais, chose curieuse, cet homme qui conduisit l'agitation la
plus ardente qu'on ait vue au sein d'un peuple libre ne s'est jamais laissé
aller à la violence contre les personnes, et n'a laissé dans l'âme de ses
adversaires aucun haineux ressentiment. M. Cobden a montré pendant sa
carrière le désintéressement le plus complet. Son succès a été en grande
partie celui des institutions de sa patrie. A quelle impuissance n'eût pas été
condamné le génie de cet apôtre de l'économie politique! que fût devenue
sa splendide et bienfaisante vocation , s'il eût vécu dans un pays privé des
libertés nécessaires, où il faut une autorisation du ministre pour créer une
association ou fonder un journal, et où l'on n'a guère l'espoir de devenir dé-
puté qu'à la condition d'être candidat du gouvernement? Lord Palmerston
a donc eu raison de reporter en grande partie aux institutions anglaises
le succès d'un parvenu de la démocratie tel qu'était Cobden. Peut-être cet
homme regrettable n'appréciait-il point assez cette féconde vertu des in-
stitutions libres, lorsqu'il considérait l'état politique des pays qui lui
étaient étrangers; mais il a donné, à un autre point de vue, un exemple
dont on peut faire partout son profit. Auteur d'une révolution économique,
membre populaire de la chambre des communes, M. Cobden, toutes les
traditions anglaises l'y portaient, pouvait aspirer au pouvoir; le minis-
tère lui fut proposé, il le refusa. A l'autorité qui est attachée à une place,
le génie libre et naturel de M. Cobden eut toujours la fierté de préférer
l'autorité qui émane de l'homme et qui est spontanément acceptée par te
public, l'autorité que n'entravent ni les affectations ni les servitudes offi-
cielles, et qui s'exerce par les libres manifestations de la vie. k. foucade.
Y. 0x Max».
TABLE DES MATIÈRES
CINQUANTE-SIXTEME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. — XXXV ANNÉB.
«fiiHS — ATRFL i865.
Livraison du 1" Mars.
Li Magne et les Maîpîotes, récits et scèives de mceurs de la. Morée, par
M. E. YÉMENIZ, consul de Grèce ; 5
CiCÉRON DANS LA VIE PUBLIQCE ET DANS LA VIE PRIVÉE A PROPOS DES DERNIERS TRA-
VAUX PUBLIÉS EN Allemagne et en Amgletebre. — II. — La Vie privée de
CicÉRON, par M. Gaston BOISSIEH ^
Une Mission britannique ai près d'ln roi nègre, par M. E.-D. FORGDES 74
Une Station navale au Japon en 1803-64. — La Diplomatie japonaise et
l'Expédition contre les princes de Nagato et de Satzocma, par M. Alfred
ROUSSIN 106
Le Prieuré, dernière partie, par M. Paul PERRET.. 157
La Guerre d'Amérique et le Marché du coton, par M. Louis REYBAUD, de
rinstîtnt *8^
Un Sceptique sous Louis XIV. — Saint -Évremond et sa Vie d'exil, par
M. Victor de LANGSDORFF '■^<W
Étude sur la Pittsiologie du coeur, par M. Claude BERNARD, de l'Académie
des Sdences 236
Chronique de la quinzaine. — Histoire- politique et littéraire 25.5
Le Théâtre. — La Belle au Bois dormant, de M. Octave Feuili-ct, par
M. EMILE MONTÉGUT '^^^
Essais et Notices "^1
LlTratBon «ta 15 Mars.
Flamen , première partie , par M. P. Albane 273
Un Préjugé sur l'art romain, par M. BEULÉ, de l'Académie des Beaux-Arts. 312
Philosophes contemporains. — Théodore Jootfroy et se« CBovrbs, par M. E.
CARO 333
1072 TABLE DES MATIÈRES.
DkCX ASCENStONS AL MONT-BlANC , ÉTUDES DE MÉTÉOROLOGIE ET d'HISTOIRE NATU-
RELLE , par M. Charles MARTINS 377
Mozart et la Flûte enchantée, souvenirs d'Allemagne, par M. Henri BLAZE
de BURY 412
La Papauté moderne d'après les cardinaux Chiaramonti , Pacca et Consalvi ,•
par M. L. BmAUT 44(>
Le Scepticisme moderne. — Pascal et Kant, par M. P. JANET, de l'Institut.. 469
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 498
Les Romans nouveaux, par M. F. de LAGENEVAIS 511
Essais et Notices. — Marie Leczinska , etc 518
Livraison du 1" Avril.
Flamen, dernière partie, par M. P. ALBANE 529
Les Kabyles du Djurdjura. — I. — La SociÉtÉ kabyle avant la conquête, par
M. LE prince Nicolas BIBESCO 562
L'Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814) d'après de
nouveaux documens. — l. — Le Conclave de Venise, par M. le comte 0.
d'HAUSSONVILLE 602
La Peinture contemporaine en Allemagne. — Kaulbach et l'École réaliste ,
par M. Léon DUMONT .- 628
Les Antiquités égyptiennes et les Fouilles de M. Mariette, souvenirs de mon
voyage en Egypte, par M. Ernest RENAN, de l'Institut 660
La Ville de Trêves , étude d'histoire et d'archéologie , par M. George
PERROT 690
Deux Négociations de la diplomatie européenne. — Pologne et Danemark,
1863-1864. — IV. — Les Duchés de l'Elbe et les Interventions anglaises,
par M. JuLiAN KLAGZKO 725
Revue scientifique. — Les Vulgarisateurs de la science , par M. Edgar
SAVENEY 767
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 784
Le Congrès sud-américain et le Pérou 795
Livraison du 15 Avril.
L'Italie et la Vie italienne , souvenirs de voyage. — VI. — Les Églises et la
Société romaine, par M. H. TAINE 801
Une Page de la Vie de Voltaire. — L'Aventure de Francfort d'après les
RÉCITS ALLEMANDS, par M. Saint-René TAILLANDIER 830
Les États-Unis pendant la guerre. — II. — De l'Atlantique au Mississipi. —
L'américain de l'ouest , par M, Auguste LAUGEL 874
L'Épreuve de Richard Feverel, roman de la vie anglaise de M. George Mere-
dith , première partie , par M. E.-D. FORGUES. 911
Les Kabyles du Djurdjura. — II. — La Société kabyle depuis la conquête
et la pacification de la Kabylie, par M. le prince Nicolas BIBESCO.... 951
Les Correspondances intimes. — Cicéron et madame de Sévigné, par M. Gaston
BOISSIER 977
La Littérature et la Politique a Naples de 1830 a 1865, par M. MARC-
MONNIER 1010
Revue musicale. — Le Théâtre - Italien et la Saison, par M. F. de LA-
GENEVAIS 1043
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 1059
Paris. — J. CLAYH, Imprimeur, T rue Saint-Benoît
yésm.
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